François Menant Séminaire « Eléments d’économie médiévale » ENS, 2006-2009 Mise à jour janvier 2009. Révision janvier 2013. 2- Comment étudier l’économie médiévale : quelques notions sur la critique des documents 1- Une connaissance conditionnée par la présence inégale des documents Le médiéviste –comme toutes les sciences sociales au fond, mais c’est particulièrement net chez nous- ne peut parler que de phénomènes pour lesquels il existe des traces : traces écrites principalement. a) L’archéologie pourrait bouleverser nos notions …si elle nous apportait davantage de données, et de données confrontables aux nôtres : dialogue très difficile. Exemple classique des discordances entre les deux disciplines : le fer dans les polyptyques/à Paladru . la fouille de Paladru remet en cause des pans entiers de l'idée que nous nous faisions sur les conditions de vie au Moyen Âge central1. La source essentielle jusqu’ici : les poyptyques, qui recensent les objets en fer : quelques outils de fer seulement dans chaque domaine, pour des dizaines de travailleurs ; ex. classique le bref d’Annapes. Donc une impression de manque d’outillage efficace, bloqaunt le développement. L’essor agricole à partir du XIe s. est expliqué en partie, traditionnellement, par l’acroissement de la production de fer et donc l’amélioration des outils. La fouille réalisée depuis 1971 à Paladru a permis une extraordinaire moisson de plusieurs milliers d'objets de bois, de métal et de cuir conservés grâce à leur immersion, ainsi que de nombreux restes végétaux et animaux. Ce mobilier modifie sensiblement l'idée que l'on pouvait se faire de la vie quotidienne vers l'an mil : ce groupe de 60 à 100 personnes, menant une vie de pionniers dans un lieu isolé et plutôt rébarbatif, disposait de techniques et d'une abondance que nul historien n'avait jusqu'ici osé imaginer pour cette époque. Ces hommes fabriquaient en très grand nombre les outils de fer et d'acier, les chaussures et les harnachements de cuir, et utilisaient couramment la monnaie ; ils ont jeté un soubassement de centaines de troncs pour supporter un vaste bâtiment remarquablement charpenté, à foyer central bien aménagé. la culture matérielle de Colletières bouleverse l'idée Les habitats du lac de Paladru dans leur environnement. La formation d'un terroir au XIe siècle, sous la direction de M. Colardelle et E. Verdel, Paris, 1994 ("Dossiers de l'Archéologie Française", 40). Synthèse divulgative : M. Colardelle et E. Verdel, Chevaliers-paysans de l'an mil, Paris, 1994. 1 2 que nous nous faisions des conditions de vie vers l'an mil : avance d'au moins deux siècles sur ce que l'on croyait, d'après les textes ( fisc d'Annapes...) et d'autres fouilles (le fer y est relativement rare encore début XIe). Noter cependant qu'il s'agit d'un site de production métallurgique, ce qui contribue à expliquer l'abondance du fer (région ferrifère, tradition métallurgique jusqu'à nos jours). Il n'empêche : distorsion frappante entre la fouille et les texteson a retrouvé 34 fers, 2100 clous. Autre exemple : la crise alimentaire du début du XIVe s., évaluée bien différemment par les historiens des textes et les archéologues. On en reparlera en détail. b) La question des données dont nous disposons, et la manière de les traiter. Voir l’appendice documentaire, qui illustre succinctement l’évolution dans la présentation des documents, et dans le but même de leur confection. Un de nos problèmes, qu’illustre parfaitement l’étude pionnière réalisée par L. Feller, F. Weber et A. Gramain –historien, anthropologue, économiste- sur le dossier d’un petit propriétaire italien du IXe s.2 : à partir de combien de données peut-on s‘exprimer sur un phénomène ? la méthode des médiévistes est en fait souvent fondée soit -soit sur l’exemple, le cas exemplaire : par ex. C. Picard, Les musulmans d’Occident et la mer : le problème des sources musulmanes, c’est qu’on n’a pas conservé d’archives, mais des sources littéraires, juridiques, hagiographiques, des récits de voyages et des descriptions géographiques… : comment analyser la navigation et le commerce avec ces sources ? seule « méthode » : les assembler le mieux possible, en essayant de ne pas commettre trop d’anachronismes, de généralisations abusives… Méthode analogue pour un livre à succès et contesté : MCCormick, Origins of the european economy. -soit sur des comptages : idée dominante du médiéviste : moins on a de chiffres à compter, moins on est légitime. On est désormais revenu sur le simplisme de cette idée (exprimée en dernier lieu par ex. par R. Fossier, Sources de l’histoire économique et sociale, qui défend l’usage de la statistique sur les documents médiévaux, mais sur une base purement quantitative, de bon sens, d’approximations…). On se livre désormais, avant toute évaluation quantitative, à une analyse approfondie de la fabrication des documents, à une réflexion sur leur rôle : pourquoi les a -t-on écrits ? -Très souvent aussi on est amené à juxtaposer pour analyser une même situation quelques sources riches (parfois on en a une seule) éclairant bien une région ou un aspect du phénomène, et de vastes secteurs temporels ou géographiques pour lesquls la documentation est très maigre : ex. : *le commerce musulman des Xe-XIIe s. : on a les documents juifs de la Geniza du Caire (indirects puisque juifs), et presque rien d’autre ; *les prix du blé dans l’empire byzantin au XIIe s. : Cheynet et Morrisson, « Prix et salaires dans l’empire byzantin”, travaillent à partir d’un groupe de données pour la Crète, et un seul autre prix pour le reste de l’empire (l’idée de stabilité d’ensemble des prix qui en résulte est très étonnante par rapport à l’Occident) ; L. Feller, A. Gramain et F. Weber, La fortune de Karol. Marché de la terre et liens personnels dans les Abruzzes au haut Moyen Âge, Rome, 2005. 2 3 *l’étude de l’économie rurale du IXe siècle repose sur les polyptyques, fournissant des dizaines de milliers de données chiffrées sur un type d’exploitation, et presque aucune donnée par ailleurs ; mais les polyptyques ne concernent qu’un type d’exploitation, lui même sans doute créé volontairement par ceux qui ont ensuite fait rédiger les polyptyques, qu’une sorte de propriétaires, et presque exclusivement une même région. Très souvent d’ailleurs les situations inconnues, ou méconnues, n’apparaissent dans les documents que quand elles disparaissent en réalité, en se fondant dans celles qui sont bien connues : l’exemple-type est celui de la propriété laïque, paysanne en particulier, qui apparaît brièvement quand elle est acquise par une église, par don ou achat. 2- La signification des documents « économiques » médiévaux. Même lorsque la documentation devient abondante, la signification des documents n’est pas toujours évidente : A - premier degré de difficulté : le document n’est pas explicite, ne signifie rien, ou peut être interprété à contre-sens : ex. le bannissement pour dettes (cf. appendice) : on ne peut pas interpréter « bannissement » en se fondant sur le sens actuel du mot. A un degré un peu plus élevé de difficulté, l’auteur du document peut vouloir dissimuler une partie de l’opération : ex. classique du prêt à intérêt : explicite au XIe s. (prêt sur gage foncier ), il dissimule ensuite l’intérêt sous la pression des interdictions ecclésiastiques : prêt « bono amore » avec intérêt compris dans la somme prêtée, ou prêt gratuit avec indmnité de retard à partir d’une certaine date…. La défiance de l’historien envers ce qu’aurait voulu cacher l’auteur du document peut d’ailleurs l’entraîner à des interprétations erronées : les opérations financières, dans l’Italie du N. du XIe s., que le grand médiéviste Cinzio Violante a interprétées de façon abusive comme des « prêts dissimulés ». B - une démarche qui doit être familière aux anthropologues, mais que les historiens ont à apprendre : le document (ici, le document à contenu économique) ne peut pas être interprété comme s’il devait entrer, entièrement et naturellement, dans notre grille conceptuelle ; il répond à des conceptions propres des transactions, qui sont en partie extra-économiques : -la société du haut Moyen Âge (aristocratique, c’est la seule qu’on connaît au haut Moyen Âge) repose en grande partie sur le don et le contre-don et sur l’échange agonistique -échange de biens immatériels : en donnant des biens à Cluny on veut « être le voisin de saint Pierre » 3. Ou le texte „du plomb contre des prières“ dans le dossier documentaire. -suite des deux notions précédentes : les chaînes de dettes, de réciprocité, les cascades de droits superposés sur un même bien : par ex. souvent on ne paie pas ses dettes, on attend pour qu’il y ait compensation à une prochaine occasion. Les dots mettent des années, voire plusieurs générations à être payées. Les donateurs à Cluny : à chaque génération leurs descendants 3B. Rosenwein, To be the Neighbor of Saint Peter : the Social Meaning of Cluny’s Property, Ithaca-Londres, 1989. 4 renoncent solennellement à leurs droits sur le bien donné, c’est une façon de rappeler leur statut de bienfaiteurs et de resserrer le lien avec le monastère. La notion de propriété se dilue également dans la féodalité. C- Don, piété, memoria L’étude de la memoria est un champ de recherche récent de l’histoire médiévale. Il étudie l’ensemble des phénomènes sociaux, religieux et culturels qui contribuent à la mémoire (latin memoria, memoriale, commemoratio) des morts, au travers des documents (libri memoriales, rouleaux des morts, livres de fraternité, nécrologes…) et des pratiques sociales qui fondent ou entretiennent la cohésion. Ces recherches débouchent sur des questions importantes comme la conscience de soi, la mémoire collective, etc.. Les rois et les aristocrates échangent des biens terrestres contre les biens célestes (le salut), une sépulture et des prières pour leurs ancêtres et leurs proches4. Dans le Manuel que Dhuoda a composé pour son fils Guillaume, elle lui demande de prier pour tous ces ancêtres, tant du côté paternel que maternel. Après en avoir dressé la liste, elle ajoute : « Lorsqu’un membre de la race (stirps) viendra à mourir, ordonne d’ajouter son nom sur la liste des défunts pour lesquels il faut prier »5. Prier et surtout faire prier par les moines : de telles listes (libri memoriales) sont établies également dans les abbayes fondées par les groupements aristocratiques. Elles permettent de conserver le souvenir de leurs membres et de leur associer alliés ou vassaux.Pour les groupements familiaux aristocratiques qui les créent et les contrôlent, de telles abbayes apparaissent comme des lieux de mémoire et des espaces de pouvoir, qui se transmettent de génération en génération en échappant au morcellement. En étant une pépinière de saints, elles servent à manifester la vertu propre (le genus) du groupement familial, renforçant la légitimité, la cohésion et l’aura de l’aristocratie. La société féodale repose d’autre part sur des valeurs de libéralité (la générosité est un des signes distinctifs du noble), de gaspillage, voire de destruction, de type potlatch. Intégrées aux valeurs chevaleresques, et transmises jusqu’à nous. Ex. les adoubements de chevaliers. Donc tout un ensemble de comportements, de valeurs, qui obligent à replacer une partie des opérations „économiques“ dans un système de transactions qui n’est pas exclusivement „marchand“. L’économie est embedded dans le social (Karl Polanyi). Je peux conclure là-dessus ce bref détour par l‘anthropologie : „grande transformation“ des comportements économiques avec la révolution industrielle, avec le developpement de la rationalité économique (notion elle-même à discuter). Avant, prévalence du social sur l‘économique dans les comportements. 4 5 Passage emprunté à J.-P. Devroey, Puissants et misérables…. Manuel de Dhuoda, p. 238. 5 La construction et l’interprétation des documents. Quelques textes 1. Du plomb contre des prières (852) Soucieux de se procurer du plomb pour l’église de Ferrières (France, Loiret), l’abbé Loup (†862) écrit en 852 au roi Æthelwulf (†856) en le pressant de participer à cette œuvre, « eu égard non à notre mérite, mais à la récompense divine , parce que, nous qui intercédons en votre faveur sans attendre vos largesses, nous serons plus empressés si nous avons reçu un présent qui doit nous être utile (…) du seul point de vue du salut de l’âme (souligné par nous)». Les moines de Ferrières « donnent » leurs prières sans attendre de recevoir, mais promettent plus encore. Et si l’échange devait encore apparaître déséquilibré, Loup précise au chancelier d’ Æthelwulf que « nous sommes prêts tant à prier toujours pour lui qu’à exécuter rapidement tout ce qu’il nous enjoindra dans la mesure du possible (souligné par nous) » (Loup de Ferrières, Correspondance, 2, n° 84 et 85. ; éd. Devroey, Economie rurale…, I). 2. Prêts de très longue durée et incertitude sur les valeurs : une déclaration détaillée pour l’estimo de Pavie de 1228. Ed. E. Barbieri, « I più antichi estimi pavesi (1228-1235)», dans Bollettino della Società Pavese di Storia Patria, 80 (1980), p. 18-31, doc. 2 p. 25. Il s’agit d’une des toutes premières séries de déclarations détaillées des biens des contribuables, avant même celle plus complète de Bologne de 1235 ; de celle de Pavie, on n’a que quelques fragments. Celui-ci décrit la fortune d’un citadin, fondée sur quelques terres et surtout sur le prêt à intérêt. La présence de deux chevaux de selle indique qu’il s’agit d’un membre de la militia, l‘aristocratie communale. Extimum de Ricobaldus de Strata. Il a d’abord une terre à Candia (1) et Cocio, dont il ignore la surface, mais ce n’est pas une exploitation entière pour un attelage de deux bœufs, avec un sedimen (2) à Candia que tient un tenancier (massarius) mais d’où il ne tire rien, et qui peut valoir en tout 60 livres. Ensuite (3) il a à Caxola une terre dont il ignore la surface et les droits seigneuriaux sur le port (honor portus), il estime le tout à 20 livres. Ensuite il a une maison à Pavie, qu’il estime à 100 livres. Ensuite il a à Tromello une terre dont il tire un revenu, bon an mal an, de 12 livres, et qu’il estime à 50 livres. Ensuite il a les créances qui suivent : Guillaume de Strata fils de feu Girard lui doit 50 livres de capital, dont l’emprunt est attesté par plusieurs chartes, et l’intérêt de cinq ans, qu’il estime à 25 livres. La commune de Cocio, 20 livres et un intérêt qu’il ne connaît pas avec précision mais qu’il estime à 100 sous. L’église Saint Maurice, 45 livres. L’hôpital Saint Bubo, 7 livres de capital et 16 années d’intérêts, qu’il estime à 25 livres. Bertholdus Butigella, 38 livres, pour lesquelles il doit vendre son pré situé à Montebello. (la liste comprend en tout 27 créances en argent). L’hôpital de Carbonaria lui doit 10 mesures de vin, qu’il estime à 60 sous, et 4 muids de seigle, qu’il estime à 4 livres. La commune de Pavie lui doit 1000 livres. Il a deux chevaux, qu’il estime avec leurs selles à 20 livres. Dettes : il doit 13 livres à Arpinus de Strata, 10 à Opizo de Vigevano (et 6 autres dettes). Notes : 1-Les localités citées se trouvent dans le contado de Pavie. 2-Le centre d’une exploitation agricole : la maison, les dépendances, la cour, le jardin. 3-Item : c’est le mot qui sert à commencer chaque nouvel article d’une liste. 3. Sens des mots : le bannissement pour dette Bologne, 15 janvier 1250. Mise au ban d’un débiteur défaillant. Ed. : D. Méhu, « Les registres de bannis pour dettes… », dans « Le bannissement pour dettes à Bologne au Moyen Age », dir. J.-L. Gaulin, MEFRM, 109/2 (1997), p. 477-567, à la p. 550. De Porta Nova. Gerardinus neveu de Pierre de Plaisance, parce qu’il n’a pas versé au terme fixé à maître Bologninus notaire, fils de Geminianus, 40 sous bolonais qui restaient à rembourser sur les 50 sous [qu’il lui avait empruntés], comme c’est écrit dans un acte notarié de la main de Lambert de Caldarariis, a été convoqué et sommé selon la procédure ordonnée par les statuts, et a été déclaré mis au ban par Matiolus, employé au bannissement de la commune de Bologne, le 15 janvier.