changement de la structure trophique des communautes de

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10.
CHANGEMENT
DE
LA
STRUCTURE
TROPHIQUE
DES
COMMUNAUT S DE POISSONS DEMERSAUX
Le chapitre 7 met en avant l’impact de la pêche pour expliquer la situation inquiétante de certains
stocks d’espèces démersales. Il serait sans doute exagéré de dire que l’exploitation explique à elle
seule l’état de la ressource. En effet, nous avons vu au travers du chapitre 8, que les conditions
environnementales jouent très certainement un rôle non négligeable sur l’évolution de la biomasse.
Pour le moment, il est difficile de quantifier cet impact et d’en tenir compte pour la gestion. Au chapitre
précédent, nous avons tenté de comparer l’évolution de l’abondance d’une communauté à celle de
certaines espèces structurant cette dernière. Il ressort que la communauté joue un rôle tampon et que
les variations d’abondance sont plus atténuées à ce niveau. Au travers de ces deux analyses, on s’est
intéressé à des interactions que l’on peut qualifier de simples et directes.
Dans ce chapitre, nous essayons d’observer ce qui se passe à une plus grande échelle en intégrant
les informations disponibles sur l’écosystème. On analyse les évolutions d’abondance qui s’y
s’opèrent en considérant l’ensemble des espèces démersales regroupées par classe trophique et les
évolutions du niveau trophique moyen. L’objectif de cette approche est de révéler des mécanismes
expliquant les dynamiques observées au sein de l’écosystème. Ce travail a donné lieu à la rédaction
1
d’une publication dans le journal Aquating Living Ressources . Nous reprenons ici la structure et les
résultats de cette publication.
10.1. Introduction
De nombreux travaux montrent que la première conséquence de l’exploitation d’espèces ciblées par la
pêche est la diminution de leurs biomasses (Millner et Whiting, 1996 ; Pope et Macer, 1996 ; Haedrich
et Barnes, 1997). Les évaluations de stocks conduites en Afrique de l’Ouest mènent à la même
conclusion (Longhurst 1969 ; Domain, 1980). Actuellement, les principales espèces démersales
recherchées par les pêcheries en Afrique de l’ouest sont surexploitées (chapitre 7), et il semblerait
que les espèces de haut niveau trophique soient plus particulièrement concernées (Laurans et al.
2002). Il se pourrait que les traits d’histoire de vie de ces espèces les rendent plus sensibles à
l’exploitation (Jennings et al., 1999).
L’exploitation au Sénégal et en Guinée a commencé au début des années 1950, mais elle s’est
réellement développée au cours des trois dernières décennies. Les captures d’espèces démersales
ont augmenté de 10 à 62 000 tonnes en Guinée entre 1985 et 2000 (Figure 4.10) et de 20 à 130 000
tonnes au Sénégal entre 1971 et 1999 (Figure 4.7). Les écosystèmes marins de ces deux pays, au vu
de l’exploitation qu’ils subissent, paraissent
1
être de bonnes zones tests pour rechercher des
Laurans, M., Gascuel, D., Chassot, E., Thiam, D., 2004. Changes in the trophic structure of fish demersal communities in West
Africa in the three last decades. Aquat. Living Resour. 17, 163-173.
216
modifications dans la structure trophique que l’on pourrait associer à l’augmentation de la pression de
pêche. L’objectif de ce travail est d’estimer l’impact de la pression de pêche sur la communauté de
poissons démersaux en Guinée et au Sénégal. Deux aspects sont abordés. En premier lieu, les
possibles changements de la structure trophique de la communauté des poissons démersaux sont
considérés en comparant la dynamique du spectre trophique de la biomasse et des captures à
différentes périodes. En second lieu, la tendance du niveau trophique moyen des captures et de
l’abondance est calculée et comparée dans chaque écosystème. Afin de replacer de ce travail dans
un contexte plus large, nous comparons ces résultats avec ceux obtenus dans des écosystèmes plus
connus dans l’Atlantique Nord.
10.2. Matériels et Méthodes
Les spectres trophiques et le niveau trophique moyen sont estimés à partir de deux sources de
données au Sénégal et en Guinée, à savoir les campagnes scientifiques sur les poissons démersaux
et les données commerciales de captures.
10.2.1. Données des campagnes scientifiques
•
Sénégal
Les données de campagnes scientifiques sont les mêmes que celle du chapitre 9. Pour le présent
travail on utilise en plus les données de campagnes effectuées en décembre 1971 et celles de 1972
et 1974 (Tableau 3.2). On ne considère que les traits de chalut effectués entre 5 et 100 mètres de
fond sur le plateau continental (Figure 9.1), au-delà ils sont rares. Au total, dix huit campagnes sont
utilisées. Des campagnes ont été réalisées entre 1974 et 1986, mais les données ne sont pas
disponibles à l’heure actuelle.
•
Guinée
Les objectifs des campagnes conduites en Guinée sont les mêmes qu’au Sénégal et l’on utilise
l’ensemble des campagnes conduites en Guinée (Tableau 3.2). La zone couverte par ces campagnes
est principalement la partie du plateau d’une profondeur inférieure à 30 mètres entre 9 et 11°N, sauf
pour trois campagnes que l’on a exclues de l’analyse.
Comme dans la chapitre précédent, les captures sont considérées comme un indice d’abondance de
la biomasse des communautés de poissons démersaux présents dans l’écosystème.
10.2.2. Captures commerciales de poissons démersaux.
Pour les deux pays, les données de captures proviennent des centres de recherches nationaux, soit le
CRODT au Sénégal et le CNSHB en Guinée. On reprend ici les donnée telles qu’elles sont
présentées dans le chapitre 4. Il s’agit donc des captures de l’ensemble des espèces démersales sur
la période comprise entre 1981 et 1999 au Sénégal et sur la période 1995 et 1998 en Guinée.
217
10.2.3. Le niveau trophique et le spectre trophique
Le niveau trophique moyen de chaque espèce provient de la base de données FishBase version 2000
(Froese et Pauly, 2000). Ces niveaux trophiques sont estimés à partir de contenus stomacaux. Tous
les niveaux trophiques considérés dans ce travail sont donnés en annexe 11. Dans une version plus
récente de Fishbase (2004), certains niveaux trophiques sont revus. Une analyse exploratoire partielle
montre que les résultats présentés ci-après ne sont pas modifiés.
La construction d’un spectre trophique est proposée par Gascuel (sous presse). A partir des
campagnes scientifiques, le spectre trophique de biomasse (STB) décrit la distribution de la biomasse
de la communauté démersale en fonction de classes trophiques. La biomasse est mesurée par un
indice d’abondance correspondant à la capture du chalut en 30 minutes. De la même manière, le
spectre trophique des captures (STC), établi à partir des captures commerciales, précise à quel
niveau de la chaîne trophique elles sont faites. Toutes les espèces, pour lesquelles un niveau
trophique est connu, sont prises en compte dans la construction d’un spectre trophique. Elles
représentent entre 80 et 90% de la biomasse ou des captures totales. A partir des campagnes, pas
moins de 177 espèces sont prises en compte en Guinée et 153 au Sénégal. Pour les captures
commerciales, 58 et 129 espèces sont considérées en Guinée et au Sénégal. Un STB est construit
pour un trait de chalut ou pour une agrégation de traits.
Les variables retenues permettent de caractériser un STB, à savoir la date (année, mois, saison), la
bathymétrie et la position géographique. Les STC sont construits à partir des données de captures
annuelles. Pour un STB ou un STC, on somme les biomasses ou les captures des espèces
appartenant à la même classe trophique. Chaque classe trophique est définie par un pas de 0,1 entre
les niveaux trophiques 2 et 4.5. La valeur du niveau trophique de chaque espèce permet son
positionnement dans une classe trophique précise. Un spectre trophique lissé est calculé ; pour
chaque classe trophique, une valeur est estimée comme étant la moyenne mobile de trois classes
trophiques (celle considérée, la précédente et la suivante). Ce lissage est une manière de tenir
compte de la variabilité du niveau trophique inhérente à la variation de l’alimentation (Davenport et
Bax, 2002) et à l’incertitude de son estimation (Pinnegar et al., 2002).
10.2.4. Comparaison des spectres trophiques
Les modèles linéaires généralisés (chapitre 5.1) sont utilisés pour analyser les changements de
structure des STB. Les biomasses par classe trophique dans chaque groupe de trait de chalut
représentent les individus statistiques. Les classes trophiques, l’année, la saison, les classes de
latitude et de bathymétrie sont les variables descriptives. Les STB sont obtenus à partir de
l’agrégation de traits par strate car cette approche permet de lisser la variabilité entre les traits
caractérisés par la même combinaison de facteurs. Des classes d’année sont créées afin de prendre
en compte le fait que les données n’existent pas pour certaines années et que l’on recherche les
possibles variations temporelles des STB (Tableau 10.1).
218
L’analyse exploratoire des jeux de données nous a poussés à choisir un modèle linéaire généralisé
avec un lien identité, soit le cas particulier où le GLM est un modèle linéaire (LM). Le modèle linéaire
suivant a été testé :
=µ+
+ + +
+ +ε
(1)
Où B est le logarithme de la biomasse par classe trophique, µ est l’intercept, TC est la classe
trophique (entre 2.1 et 4.5), Y est la classe année, L est la classe de latitude, Ba est la classe de
Bathymétrie, S est la saison et ε est le résidu (Tableau 10.2).
Les effets croisés sont testés entre les variables, en particulier entre TC et Y et TC et L. Ces effets
d’interaction sont recherchés afin de voir si la distribution de la biomasse par classe trophique évolue
au cours du temps ou en fonction de la position géographique. L’analyse de déviance permet de
sélectionner les variables et les effets croisés ayant un rôle significatif dans l’explication de la réponse.
Le test de déviance et l’analyse des résidus permettent de juger de l’adéquation du modèle.
Les variations des STC sont explorées de la même manière, seulement deux variables explicatives
sont prises en compte, la classe trophique et la classe année, car aucune autre information n’est ici
disponible.
Tableau 10.1 : Classe d’année utilisée dans le modèle linéaire (LM).
Tableau 10.2 : Classe des variables utilisées dans le modèle linéaire (LM). long=longitude; lat=latitude
! "
"! "
#!
!
"!
#
! $ %
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! $ %
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+
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#!, #()*
%
%
!'
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-
,
." (
+
."#(
#
219
10.2.5. Le niveau trophique moyen
Le niveau trophique moyen des poissons démersaux est calculé chaque année à partir des
campagnes de la manière suivante :
=
(2)
/
=
=
Où Yik est la capture de l’espèce i pour l’année ou la campagne k et TLi le niveau trophique de cette
espèce. Le niveau trophique moyen des captures commerciales de poissons démersaux est estimé en
appliquant la même formule. Afin de vérifier que les tendances sur le long terme du niveau trophique
moyen de la biomasse et des captures sont significatives, on applique le test non paramétrique de
Mann-Kendall (Scherrer, 1984), qui a l’avantage de n’exiger aucune distribution particulière des
données. Une tendance est jugée significative lorsque p<0,05. Lorsque la tendance est significative, la
pente est estimée selon la procédure développée par Sen (1968). De plus, à partir des données de
capture on calcule un FIB (Fishing in Balance) (Pauly et al., 2000). Le FIB pose comme postulat
qu’une diminution du niveau trophique moyen des captures de 1 doit entraîner une multiplication des
captures par 10. Un écosystème à l’équilibre doit avoir un FIB constant.
=
×
−
×
−
(3)
10.3. Résultats
10.3.1. Les spectres trophiques
Sénégal
Le modèle linéaire développé à partir des campagnes explique 84.5 % de la déviance de la biomasse
par classe trophique (Tableau 10.3a, Annexe 12). L’interaction significative entre les variables classe
trophique et classe d’années indique que la structure du spectre trophique de biomasse a évolué
depuis les années 1970 (Figure 10.1a). Sur la période considérée, la biomasse dans les classes d’un
haut niveau trophique (4.1-4.5) a diminué, tandis qu’elle a augmenté dans les classes intermédiaires
(3.4-3.6). Au niveau spécifique ce changement correspond une abondance plus élevée d’espèces de
niveau trophique intermédiaire comme Pomadasys incisus et plus faible pour des espèces de niveau
trophique élevé comme Epinephelus aeneus.
220
7
70
80
90
40
30
Indice d'
Abondance (kg/30min)
Indice d'abondance (kg/30')
50
20
10
0
2.0
3.0
4.0
Classe Trophique
Epinephelus aeneus
5
4
3
2
1
0
1965
5.0
Pomadasys incisus
6
a
1970
1975
1980
1985
1990
1995
2000
b
Figure 10.1 : a, Spectre trophique de biomasse pour la communauté de poissons démersaux au Sénégal pour trois décennies
différentes ; b, Evolution d’abondance d’Epinephelus aeneus et de Pomadasys incisus de niveau trophique 4.17 et 3.5.
Tableau 10.3 : Modèles linéaires retenus, (a) pour les spectres trophiques de biomasse au Sénégal, (b) pour les spectres
trophiques de captures au Sénégal, (c) pour les spectres trophiques de biomasse en Guinée. ddl=degrés de liberté ;
p=probabilité ; S=saison ; CT= classe trophique ; Y=classe d’année ; L= classe de latitude ; Ba= classe de bathymétrie.
(a)
Variable
Source
B
Null
ddl
p
Variance résiduelle
% Expliqué
82.2
S
1
CT
15
<0.00
20.1
75
Y
2
<0.00
18.4
2.1
CT*Y
30
<0.00
12.8
6.8
Variable
Source
ddl
p
Variance résiduelle
% Expliqué
B
Null
Y
2
<0.00
3120.7
1
CT
25
<0.00
352.1
87
CT*Y
50
<0.00
60.7
9
Variable
Source
ddl
p
Variance résiduelle
% Expliqué
B
Null
0.003
81.7
0.6
(b)
3151.6
(c)
2443.5
L
2
<0.00
2432.6
0.4
CT*Y*Ba
107
<0.00
663.6
72.3
La structure trophique des captures a changé depuis 1981 (Figure 10.2). Le poids des petits
pélagiques (niveau trophique entre 2.5 et 3.1) devient de plus en plus prédominant dans les captures
(Figure 10.2a). Afin d’analyser uniquement les variations de la structure trophique de la communauté
des poissons démersaux, on retire de l’analyse les petits pélagiques (Ethmalosa fimbriata, Sardinella
maderensis et Sardinella aurita). Les changements de structures, en ne tenant pas compte des petits
pélagiques, s’avèrent significatifs au vu du modèle linéaire retenu (Tableau 10.3b). On observe une
diminution régulière des captures pour les classes de haut niveau trophique (4.1-4.5) durant toute la
période (Figure 10.2b). Concernant celles de niveau trophique compris entre 3.4 et 3.9, une
diminution est seulement notée pour la dernière période.
221
70
18
81-84
85-89
14
90-94
50
81-84
16
85-89
Capture (1000 tonnes)
Capture (1000 tonnes)
60
95-99
40
30
20
10
90-94
12
95-99
10
8
6
4
2
0
0
2
2.5
3
3.5
4
Classe trophique
4.5
5
2
2.5
3
3.5
4
Classe trophique
a
4.5
5
b
Figure 10.2 : Spectre trophique des captures au Sénégal pour différentes périodes ; (a) toutes les captures sénégalaises sont
prises en compte ; (b) la capture des petits pélagiques n’est pas comptabilisée.
Guinée
Le modèle linéaire retenu explique 72.3% de la déviance de la biomasse par classe trophique
(Tableau 10.3c). Le fait qu’un effet d’interaction à trois dimensions soit retenu, montre que les
changements temporels de la structure trophique diffèrent selon la classe bathymétrique considérée.
Pour la classe bathymétrique 1 correspondant à la zone la plus côtière, la biomasse diminue entre les
deux premières périodes pour les classes trophiques comprises entre 3.2 et 4.3 (Figure 10.3a). Entre
les deux dernières périodes (90-95 et 97-98), la diminution continue pour les classes trophiques de
3.8 à 4.2 et se stabilise pour les classes trophiques comprises entre 3.2 et 3.7. Une évolution
différente est observée pour la classe bathymétrique 2 (Figure 10.3b) : des variations de biomasses
sont notées entre les différentes périodes, mais la structure du spectre est inchangée.
30
85-89
85-89
Indice d'abondance (kg/30')
Indice d'abondance (kg/30')
30
90-95
20
97-98
10
0
90-95
97-98
20
10
0
2.0
3.0
4.0
Classe Trophique
5.0
0-15 m
2.0
3.0
4.0
Classe Trophique
5.0
15-30 m
a
b
Figure 10.3 : Spectre trophique de biomasse (STB) en Guinée pour différentes périodes en fonction de classes bathymétriques ;
(a) STB dans la classe bathymétrique 1 (0-15 m) ; (b) STB dans la classe bathymétrique 2 (15-30m).
222
Aucun changement significatif n’est visible pour la structure trophique des captures sur la courte
période couverte par les données (Figure 10.4). La proportion des petits pélagiques dans les captures
totales est aussi importante qu’au Sénégal et semble augmenter durant la période (Figure 10.4a).
30
15
1995
1996
1997
1998
Capture (1000 tonnes)
Capture (1000 tonnes)
1995
1996
20
1997
1998
10
10
5
0
0
2.0
3.0
4.0
Classe Trophique
2.0
5.0
5.0
3.0
4.0
Classe Trophique
a
b
Figure 10.4 : Spectre trophique des captures en Guinée ; (a) captures totales ; (b) captures sans les petits pélagiques.
10.3.2. Tendance du niveau trophique moyen
Sénégal
Un déclin significatif est noté pour le niveau trophique moyen de la biomasse entre 1971 et 1995
(Mann-Kendall Z=-2.05, p=0.02 ; Figure 10.5a). La pente estimée à partir de la méthode non
-1
paramétrique de Sen est de 0.003 NT.an (Niveau Trophique par an). Cette diminution résulte à la fois
de la diminution de la biomasse des classes trophiques élevées et de l’augmentation de la biomasse
dans les classes trophiques basses (Figure 10.1). Par ailleurs, la biomasse totale de la communauté
des poissons démersaux au Sénégal ne montre aucune tendance sur la période (Figure 10.5b).
500
Indice d'abondance (kg/30')
Niveau Trophique Moyen
3.8
3.7
3.6
3.5
1970
1980
1990
400
300
200
100
1970
2000
Année
a
1975
1980
1985
Année
1990
1995
b
Figure 10.5 : (a) tendance du niveau trophique moyen de la biomasse pour la communauté des poissons démersaux au
Sénégal estimé à partir des données de campagnes ; (b) tendance de la biomasse totale de la communauté des poissons
démersaux au Sénégal. Les modèles de régression linéaire sont utilisés pour visualiser les tendances.
223
La tendance du niveau trophique moyen des captures avec ou sans les petits pélagiques est
comparée. La tendance à la diminution est accentuée lorsque les petits pélagiques sont pris en
compte (Figure 10.6a, Tableau 10.4). Ce même NT moyen pour les captures totales diminue
significativement lorsque ces dernières augmentent (Mann-Kendall Z=-2.53, p=0.006 ; Figure 10.6b).
Une augmentation significative du FIB est observée (Mann-Kendall Z=2.68, p=0.003; Figure 10.6c), en
se basant sur les captures totales et le NT moyen.
Tableau 10.4 : Tendance du niveau trophique moyen (NTM) des captures commerciales au Sénégal en tenant compte ou pas
des petits pélagiques. NT= niveau trophique
Mann-Kendall
pente de Sen
sans les petits pélagiques
Z=-1.6945, P=0.049
0.006 NT.an-1
avec les petits pélagiques
Z=-2.7143, P=0.003
0.009 NT.an-1
3.6
3.9
Niveau Trophique Moyen
Niveau Trophique Moyen
3.8
3.7
3.6
1
3.5
2
3.4
3.3
3.2
1980
1985
1990
Année
1995
2000
3.5
1981
3.4
3.3
1999
3.2
3.1
150
250
350
Capture (1000 tonnes)
a
b
0.5
Indice FIB
0.4
0.3
0.2
0.1
0
-0.1
1980
1985
1990
1995
2000
c
Figure 10.6 : (a) tendance du niveau trophique moyen estimé pour les captures au Sénégal (1 :ne tient pas compte des petits
pélagiques ; 2 : toutes les espèces sont considérées) ; (b) relation entre le niveau trophique moyen (estimé à partir des captures
totales) et les captures totales au Sénégal ;c, Indice FIB calculé à partir des données de capture au Sénégal.
224
Guinée
Aucune tendance significative du NTM de la biomasse n’est notée (Figure 10.7a). Cependant, lorsque
l’on considère les données par classe bathymétrique on note des changements. Le NTM de la
biomasse dans la bande côtière de 0 à 15 mètres diminue significativement (Mann-Kendall, Z=-1.73,
p=0.04 ; Figure 10.8a). La pente estimée par la méthode non paramétrique de Sen est de 0.006
-1
NT.an . Pour la partie plus profonde (15-30 mètres), aucune tendance ne se dégage (Mann-Kendall,
Z=-0.28, p=0.39 ; Figure 10.8b). Par contre, lorsque l’on s’intéresse à la biomasse totale de la
communauté des poissons démersaux, une diminution très nette est notée au cours de la période
(Mann-Kendall, Z=-3.194, p=0.001 ; Figure 10.7b).
350
Indice d'abondance (kg/30')
Niveau Trophique Moyen
3.7
3.6
3.5
1984
1989
1994
300
250
200
150
100
1980
1999
Année
1985
a
1990
Année
1995
2000
b
Figure 10.7 : (a) tendance du niveau trophique moyen de la biomasse en Guinée ; (b) tendance de la biomasse totale de la
communauté des poissons démersaux en Guinée. Les modèles de régression linéaire sont utilisés pour visualiser les
tendances.
3.8
3.75
Niveau Trophique Moyen
Niveau Trophique Moyen
3.8
3.7
3.6
3.5
1984
1989
1994
1999
Année
3.7
3.65
3.6
3.55
3.5
3.45
1984
1989
Année
1994
1999
Figure 10.8 : (a) tendance du niveau trophique moyen de la biomasse de la communauté de poissons du large (profondeur
<15m) ; (b) tendance du niveau trophique moyen de la biomasse de la communauté de poissons du large (15< profondeur
<30m). Les modèles de régression linéaire sont utilisés pour visualiser les tendances.
225
10.4. Discussion-Conclusion
10.4.1. Spectre trophique et changements dans la structure trophique
Le niveau trophique de chaque espèce pris en compte dans notre étude est évalué à partir de
l’analyse du contenu stomacal. Cette méthode d’estimation est considérée comme incomplète
(Pinnegar et al., 2002), car elle est basée sur le comportement alimentaire du moment et les variations
temporelles de l’alimentation ne sont pas prises en compte (Vander Zanden et Vadeboncoeur, 2002).
De plus, le plancton, les détritus ou les espèces polychètes peuvent être importants dans
l’alimentation de certaines espèces, sans que l’on puisse en tenir compte car cette alimentation est
rapidement digérée ou son identification s’avère difficile. Beaucoup d’études utilisent les isotopes
stables d’azote pour déterminer le niveau trophique des organismes aquatiques (Vander Zanden et
al., 1997 ; Jennings et al., 2001 ; Post, 2002). Cette méthode a l’avantage d’intégrer l’ensemble des
apports nutritifs d’une espèce (Hesslein et al., 1993 ; Vander Zanden et Vadeboncoeur, 2002). Cette
technique aurait amélioré nos résultats, en particulier lorsque la pente du niveau trophique moyen est
proche du degré de précision du niveau trophique des espèces. Néanmoins, les comparaisons de
niveaux trophiques estimés à partir des deux approches montrent de fortes corrélations (Vander
Zanden et al., 1997 ; Kline et Pauly, 1998 ; Davenport et Bax, 2002). Même si la méthode des
isotopes stables d’azote est plus précise, son utilisation ne changerait vraisemblablement pas la
tendance générale de nos résultats. Une hypothèse forte est le fait de considérer le niveau trophique
des espèces comme constant. La même hypothèse est faite par Pinnegar et al. (2002) et Pauly et al.
(1998a, 1998b, 2001), même s’il est démontré que le niveau trophique des espèces peut changer au
cours du temps (Adlerstein et al. , 2002 ; Bode et al., 2003). Nous considérons cependant que les
résultats restent valides malgré cette hypothèse nécessaire.
Le spectre trophique de biomasse (STB) peut être considérée comme une caractérisation de
la structure trophique d’un écosystème. Une approche similaire est proposée par Froese et al. (2001),
en définissant la signature trophique par un graphe du nombre d’espèces par niveau trophique. Bozec
et al. (2004) appliquent le STB à un écosystème corallien afin de décrire les perturbations humaines
telles que la pollution ou les activités de pêche. Les STB sénégalais et guinéens montrent de larges
modifications dans la structure trophique des communautés de poissons démersaux. Au Sénégal, la
biomasse des hauts niveaux trophiques (4-4.5) diminue tandis que celle des bas niveaux trophiques
(3.2-3.6) augmente. Ce type d’évolution pourrait caractériser un effet « top-down » consécutif à la
pression de pêche qui induit un relâchement de prédation de la part des espèces de hauts niveaux
trophiques sur celles de bas niveaux trophiques. De tels effets, imputables à la pêche, sont observés
à de nombreuses échelles (Pinnegar et al., 2000) et pour quelques espèces dans un écosystème
(Cury et al., 2000 ; Gucu, 2002). Parallèlement, la biomasse de la communauté des poissons
démersaux de l’écosystème ne semble pas diminuer (Figure 10.5b), ce qui suggère une capacité de
réaction importante de l’écosystème face à la pression de pêche. Après 1995, au vu de l’évolution du
STC (Figure 10.2b), on peut se demander si la biomasse de l’écosystème n’a pas fini par diminuer
face à une pression de pêche trop forte. Malheureusement, aucune donnée de campagne scientifique
n’est disponible pour les années récentes. En Guinée, dans une moindre proportion, un effet top-down
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est également observé dans la partie de l’écosystème comprise entre 0 et 15 mètres. Il est intéressant
de noter que la plupart des stocks dans cette zone étaient encore vierges ou inexploités en 1985
tandis que la zone plus au large l’était déjà fortement exploitée (Sidibé et al., 1999). Contrairement au
Sénégal, on observe une diminution importante de la biomasse de la communauté de poissons
démersaux (Figure 10.7b) qui est peut être liée à une capacité de réaction moindre de l’écosystème et
notamment à un plus faible effet top-down. Par ailleurs, en Guinée comme au Sénégal, aucun
changement n’est observé quand l’exploitation est déjà intense, soit au large de la Guinée (Figure
10.4b) et soit sur l’ensemble du plateau sénégalais entre la période 80 et 90 (Figure 10.2 ).
Cependant, l’activité de pêche dans sa globalité n’est pas le seul facteur qui puisse influencer
la biomasse totale ou la structure d’un écosystème. Le climat (Planque et Taylor, 1998 ; Faure , 2000),
les modifications de schémas de migration, des maladies ou la pollution peuvent potentiellement
affecter le recrutement ou la distribution spatiale des espèces et par là même modifier le spectre
trophique de biomasse. Mais dans notre cas, le développement rapide depuis une activité de pêche
faible jusqu’à une exploitation intense permet d’identifier la pression de pêche comme le facteur
principal ayant affecté la structure d’une partie de l’écosystème.
Le spectre trophique des captures (STC) précise la position des espèces exploitées et
l’importance de leurs captures dans la chaîne trophique (Gascuel, 2004). L’estimation de STC à
différentes périodes permet d’analyser l’évolution de l’exploitation. Une approche similaire est utilisée
par Pauly et al. (2001). De nombreux éléments peuvent expliquer le changement de la structure d’un
STC : changements d’espèces cibles ou de l’effort de pêche, évolution environnementale, variations
spatiales ou temporelles de la biomasse. Au Sénégal, l’augmentation de biomasse observée dans les
bas niveaux trophiques ne se retrouve pas dans les captures. Cette biomasse disponible est en partie
composée par des espèces non ciblées par les pêcheries pour des raisons d’intérêts commerciaux. La
diminution de la biomasse des hauts niveaux trophiques au Sénégal est en partie expliquée par la
surexploitation d’espèces telle que le thiof ou le thiekem. Par ailleurs, l’abondance de plusieurs
espèces appartenant à des familles regroupant les requins et les raies diminue dans de larges
proportions. Ces espèces se caractérisent par des hauts niveaux trophiques et sont très sensibles à la
pression de pêche (Rogers et Ellis, 2000).
Associer les STB et STC dans une analyse semble intéressant pour décrire une communauté
dans son ensemble ou la structure d’un écosystème. Les graphes résument une large somme
d’informations et permettent de visualiser facilement les changements qui se produisent dans la
chaîne trophique. Cependant de nombreux facteurs peuvent contribuer aux changements potentiels
observés et une bonne connaissance de l’évolution de la pêcherie, tout comme l’actualisation de l’état
des stocks, est nécessaire pour expliquer les phénomènes rencontrés.
10.4.2. Evolution du niveau trophique moyen
Plusieurs études utilisant le niveau trophique des espèces se sont développées afin d’approfondir les
connaissances sur le fonctionnement des écosystèmes (Pauly et al., 2002 ; Post, 2002 ; Bode et al.,
2003). Le niveau trophique moyen de communautés de poissons dans des écosystèmes donnés tend
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à diminuer quand les activités de pêche sont intenses (Christensen 1998 ; Pinnegar et al., 2002).
Dans des circonstances semblables d’évolution de l’activité de pêche, la même tendance est visible
pour le niveau trophique moyen des captures (Pauly et al., 1998a,b ; Pauly et al., 2001 ; Pinnegar et
al., 2002). Les résultats pour la communauté de poissons démersaux en Guinée et au Sénégal
montrent une diminution du niveau trophique moyen de la biomasse corrélée dans le même temps
avec une augmentation de l’effort de pêche. A notre connaissance, c’est la première fois qu’une telle
observation est faite en Afrique de l’Ouest où l’exploitation est relativement récente.
Le déclin du NT moyen observé à partir des données de captures et des campagnes
scientifiques au Sénégal est plus faible que celui observé en mer Celtique (Pinnegar et al., 2002).
Dans le cas du Sénégal, le déclin est plus accentué pour le niveau trophique moyen des captures. Le
résultat est inverse dans les études menées en mer Celtique et dans le golfe de Guinée (Christensen,
1998 ; Pinnegar et al., 2002), où les changements s’opèreraient plus rapidement dans l’écosystème
que dans les captures.
-1
La diminution de 0.009 NT.an du niveau trophique moyen pour les captures totales au Sénégal est
similaire à la tendance de 0.1 à 0.03 NT par décennie pour les captures au Canada (Pauly et al.,
2001). Afin d’analyser cette diminution, les changements intervenus dans la pêcherie au cours de la
même période sont à considérer (Caddy et al., 1998 ; Christensen 1998). Kébé (1994) montre que
l’augmentation du ciblage des petits pélagiques par la pêche artisanale fait suite au développement
des sennes, l’augmentation du nombre de pirogues senne tournante en atteste (Figure 4.2b). Le
développement de cette activité de pêche influence le niveau trophique moyen des captures (Laë et
al., 2004). Il est donc très important de s’interroger sur la cause d’une diminution du niveau trophique
moyen. Est-elle associée à la diminution du niveau trophique moyen de l’écosystème ou à des
évolutions de la pêcherie ? Au Sénégal, il est net que la diminution du NT moyen des captures totales
(Figure 10.6a) est favorisée par un ciblage des petits pélagiques rendu possible par de nouveaux
engins. Cet effort de pêche est venu s’ajouter, il ne s’agit pas d’un transfert. Ainsi, on est confronté à
un écosystème qui est de plus en plus exploité mais pas surexploité, l’augmentation du FIB le
confirme (Figure 10.6c).
228
CONCLUSION PARTIE III
Les approches mono-spécifiques développées en science halieutique sont critiquées car elles
négligent de nombreux processus écologiques que l’on devrait tenter d’intégrer dans la gestion des
pêcheries (Caddy et Cochrane, 2001 ; Link, 2002 ; Garcia, 2004). Dans cette partie, au travers de
différentes approches, l’objectif était de comprendre ou de rechercher les éléments qui jouent un rôle
dans les dynamiques ou dans les mécanismes régulant les ressources d’un écosystème. Ainsi, le
travail développé dans le chapitre 8 traduit l’influence forte de facteurs de l’environnement sur
l’abondance de certaines espèces. A l’échelle des communautés, les évolutions internes semblent à la
fois dépendre des caractéristiques des espèces et de l’exploitation que ces dernières subissent. Il
ressort que la communauté est une entité moins sensible à la pêche que les espèces qui la
composent. Au travers de ces deux chapitres, où le travail est mené à une petite échelle, on observe
que des régulations semblent intervenir. Néanmoins, il est difficile de faire ressortir les mécanismes
qui en sont la cause. A une échelle supérieure, plus globalisante, des éléments plus pertinents
semblent se dégager ; c’est le cas au chapitre 10, où l’analyse s’appuie sur les données de captures
et de campagnes en intégrant 153 et 177 espèces au Sénégal et Guinée. A notre connaissance, très
peu d’études comparatives sur les structures trophiques ont été menées avec autant d’espèces.
L’approche multi-spécifique combinée avec la position trophique des espèces met à jour d’importantes
modifications dans la communauté des poissons démersaux. La diminution du NT moyen de la
biomasse et l’évolution des spectres trophiques présupposent des modifications de la structure
trophique qui devrait avoir un impact sur les flux d’énergie. Ces modifications semblent être fortement
liées à l’augmentation rapide de l’effort de pêche en Afrique de l’Ouest. Néanmoins, ces modifications
sont différentes entre les écosystèmes guinéens et sénégalais. En effet, au Sénégal, on observe une
stabilité de la biomasse couplée à un effet top-down prononcé et une diminution du niveau trophique
moyen, tandis qu’en Guinée, on observe une diminution de la biomasse couplée à un niveau
trophique moyen stable. Un effet top-down faible est seulement avéré dans la zone côtière. Ces deux
évolutions pourraient traduire deux types de mécanisme. D’une part les écosystèmes peuvent
répondre différemment face à la pression de pêche compte tenu de leurs caractéristiques propres :
composition spécifique et mode d’enrichissement du milieu. D’autre part, ils subissent des pressions
de pêche différentes, notamment en terme de ciblage d’espèces.
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