DE L’ÉTUDE ARCHÉOLOGIQUE APPLIQUEE L’EXEMPLE DES EPAVES DE LA HOUGUE AUX SITES D’ÉPOQUE MODERNE: 1. L’archéologie française et les épaves d’époque moderne. Réflexions Née en 1966 de la volonté novatrice d’archéologues spécialistes de l’histoire de l’Antiquité, l’archéologie sous-marine française a tout naturellement montré à ses origines une prédilection fortepour les épaves antiques. Ce fut même jusqu’à la fin des années 70 une mono-passion qui n’a guère laissé de place à l’étude des épaves plus récentes. Le rapprochement qu’on peut faire entre les destinées bien différentes réservées à deux passionnants gisements découverts dans les années 60, l’un du Ier s. av. J.C., l’épave dite de la Madrague de Giens, l’autre du XVIe s., l’épave Chrétienne E, offre une illustration certes schématique mais significative de cette première phase de la discipline. Alors que la fouille de l’épave de Giens, menée entre 1968 et 1982 par une équipe du CNRS et de l’Université d’Aix-en-Provence s’imposait comme l’archétype d’une fouille archéologique sous-marine et étayait dans le monde entier la réputation de la France dans ce secteur nouveau de la recherche, l’épave Chrétienne E retombait, après deux brèves opérations de sondage en 1962 et 1963, dans un oubli trentenaire d’où seuls des archéologues bénévoles ont tenté en 1992 de la sortir. On ne s’étonnera donc pas qu’au moment où les problématiques de recherche attachées aux gisements d’époque moderne se développaient et s’affinaient dans le monde anglo-saxon, la France soit restée, comme l’Italie, très en retrait de ce secteur de la recherche. Conséquence évidente et grave de ce désintérêt des spécialistes français pour les épaves modernes, la formation même des jeunes archéologues français aux problématiques de recherche attachées à ces épaves a le plus généralement été délaissée. C’est donc le plus souvent sur le terrain et dans l’indifférence générale de leurs ainés que de jeunes chercheurs, souvent eux-mêmes de formation antiquisante, se sont lentement initiés, au début des années 80, aux arcanes de la recherche appliquée aux épaves d’époque moderne. Parallèlement à cette timide évolution de la recherche professionnelle, on a vu se développer à cette époque l’intérêt des archéologues amateurs pour les épaves modernes. Souvent venus aux épaves post-antiques par le 381 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale biais de la recherche en archive, ces derniers ont ainsi accompagné et même souvent précédé la recherche officielle. Si leurs travaux ont quelquefois contribué à des publications majeures, on ne peut en revanche pas dissimuler la faiblesse, pour ne pas dire l’inanité, des données scientifiques livrées par beaucoup d’autres opérations conduites pendant de nombreuses années sur ces gisements. Menées par des équipes de faible niveau scientifique qui éprouvaient les plus grandes difficultés à établir un véritable distinguo entre la justification scientifique d’une fouille archéologique et le simple attrait de la découverte d’un mobilier, les activités d’une multitude d’associations, dites d’archéologie sous-marine, se sont ainsi longtemps résumées à un ramassage plus ou moins ordonné de mobilier archéologique sur des épaves considérées encore avec indifférence par beaucoup d’archéologues professionnels. Il reste que ces projets de fouilles ont eu le grand mérite d’alerter les responsables de l’archéologie française sur l’intérêt scientifique des sites d’époque moderne et la nécessité d’assurer au même titre que les épaves antiques leur protection et leur mise en valeur. La passion hégémonique des chercheurs français pour les épaves antiques s’est ainsi infléchie peu à peu et de nombreux projets de recherches ambitieux se sont développés sur les épaves post-antiques jusqu’alors négligées. La fouille de l’épave Arles 1 (1714), celle de la Lomellina (1516), puis l’étude du navire de la Compagnie des Indes hollandaises Mauritius (1609), et enfin celle de l’épave Aber Wrac’h 1 (1ère moitié du XVe s.) ont ainsi jalonné les années 80 et marqué l’irruption de l’archéologie française dans des thématiques de recherche jusqu’alors désertées par ses spécialistes. Au terme de cette évolution, la reconnaissance par la communauté scientifique de l’intérêt de ces opérations a finalement abouti au début des années 90 à un équilibre plus harmonieux de la recherche française entre les épaves antiques et post-antiques. La meilleure preuve en est que les deux grands chantiers professionnels qui ont marqué en France les années 90 à 95 ont eu pour objet, l’un les épaves antiques de la Pointe Lequin, à l’est de Toulon, l’autre les épaves de cinq vaisseaux de ligne français perdus en 1692 à SaintVaast-La-Hougue, en Normandie. C’est précisément ce dernier exemple que nous souhaitons évoquer ici pour illustrer l’importance et l’intérêt des recherches menées depuis 15 ans en France sur les épaves post-antiques. 2. Les épaves de la Hougue : de l’Histoire à la fouille 2.1 LE CONTEXTE HISTORIQUE Il y a déjà quatre ans que l’Europe se consume dans la guerre dite de la Ligue d’Augsbourg lorsque, le 29 mai 1692, une flotte française de 44 bâti382 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale ments rencontre dans la Manche, à quelques milles de Cherbourg, une armée navale anglo-hollandaise forte d’une centaine de vaisseaux de ligne. Réunie sur la côte nord du Cotentin à l’initiative de Louis XIV et du roi d’Angleterre Jacques II pour y embarquer des troupes d’invasions destinées à chasser de Londres l’usurpateur protestant Guillaume III d’Orange, la flotte française de l’Amiral Tourville livra à la flotte coalisée d’Edward Russell, Lord Amiral de Guillaume III, un combat acharné mais trop inégal pour que la victoire lui sourit. Au soir du 29 mai, les vaisseaux français furent en conséquence contraints à battre en retraite. Si nombre d’entre eux purent rejoindre les côtes bretonnes, quinze des plus grands bâtiments de Tourville, repoussés par les courants de marée, furent en revanche amenés à chercher refuge près du lieu du combat. C’est ainsi que douze vaisseaux se présentèrent devant SaintVaast La Hougue. Pénalisés par leur très fort tirant d’eau, les cinq plus gros bâtiments de cette escadre s’échouèrent à proximité immédiate de l’île Tatihou, qui jouxte le continent (Fig. 1), cependant que les autres, à l’exception d’un seul qui se perdit sur une barre rocheuse, entraient dans une baie proche dite du Cul de Loup. Cernés par la flotte anglaise et abandonnés par leurs équipages trop épuisés pour les défendre, tous ces vaisseaux de ligne furent finalement détruits les jours suivants par des incendies allumés par des brûlots anglais. On déplora ainsi la perte à Tatihou de l’Ambitieux, du Merveilleux, du Saint-Philippe, du Foudroyant et du Magnifique, cependant que disparaissaient dans la baie du Cul de Loup les deux vaisseaux de 76 canons, le Fier et le Tonnant, ainsi que le Gaillard (68 canons), le Bourbon (64 canons), le Saint-Louis et le Fort (60 canons). La très faible profondeur de la baie conjuguée à l’importance des vaisseaux incendiés expliquent que les années suivantes furent marquées par de très actives campagnes de récupération directement organisées par l’administration royale. Ce qui pouvait encore être sauvé fut à cette occasion récupéré puis les épaves sombrèrent pour près de trois siècles dans un quasioubli. 2.2 ELABORATION D’UN PROJET DE FOUILLE Il fallut en fait attendre 1985 pour qu’un plongeur normand, Christian Cardin, fasciné par l’histoire de la Hougue recherche et découvre les épaves des vaisseaux incendiés auprès de l’île Tatihou. Or, c’est à cette même époque que le Conseil Général du département de la Manche décida la réhabilitation de cette île dont il souhaitait faire un pôle touristique et culturel et un lieu muséographique consacré au monde maritime. Dans le cadre de ce projet global, il proposa donc fin 1989 de financer un premier diagnostic archéologique des épaves proches de l’île. Conduit par Michel L’Hour, un sondage réalisé dès 1990 conclut à l’intérêt archéologique des épaves. Avec l’ap383 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 1 – Localisation des épaves devant l’île Tatihou. pui du Conseil Général de la Manche fut donc développé en 1991 un vaste programme d’étude pluri-annuel qui s’est poursuivi jusqu’en 1995. Preuve de l’intérêt que les chercheurs accordent désormais aux épaves d’époque moderne, le chantier de la Hougue, qui avait été initialement envisagé comme un simple diagnostic, a finalement réuni en six campagnes près de cent trente fouilleurs venus de 15 pays différents et totalisé en six ans plus 384 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale de 30000 heures de travail, dont 5000 heures de travail sous-marin et 2000 heures de restauration. Par l’étendue et la diversité de son recrutement et le nombre d’heures de travail salariées auquelles il a donné lieu, ce chantier archéologique est donc devenu au fil des années le plus important sans doute des chantiers de fouille sous-marins européens de la décennie. 2.3 REPRÉSENTATIVITÉ DU SITE ET PROBLÉMATIQUE DE L’ÉTUDE Les archives nous enseignent que les cinq épaves de Tatihou présentent un faciès homogène puisqu’il s’agit dans tous les cas de vaisseaux de premier rang, en fait les plus puissants de la flotte française de l’époque (1). Du SaintPhilippe, construit à Toulon en 1664, à l’Ambitieux, lancé à Rochefort en 1691, en passant par le Magnifique, mis en chantier à Toulon en 1683 ou le Merveilleux et le Foudroyant, armés à Brest en 1691, les épaves de SaintVaast La Hougue constituent ainsi une source matérielle unique, un témoin fiable et irremplaçable de l’évolution de la construction des vaisseaux en France au cours du dernier tiers du XVIIème siècle. LES EPAVES DE TATIHOU d’après l’Estat abrégé de la marine du Roy de janvier 1692 (An, Marine, Grobis) Bâtiment Port de tonneaux Artillerie Le Saint-Philippe Le Magnifique L’Ambitieux Le Foudroyant Le Merveilleux 1500Tx 1800 Tx 1529 Tx 1600 Tx ———— 84 84 96 82 94 Lieu de construction Charpentiers Mise Achevé en chantier en Toulon Gédéon Rodolphe Toulon François Chapelle Rochefort Honoré Malet Brest Blaise Pangalo Brest Blaise Pangalo 1661 1683 1691 1690 1691 1665 1685 1692 1691 1692 Matérialisation architecturale du savoir-faire technique de quatre charpentiers différents, dont Gédéon Rodolphe, Honoré Malet ou Blaise Pangalo qui ont littéralement marqué de leur empreinte la période, les vaisseaux de Tatihou n’illustrent cependant pas seulement plus d’un quart de siècle de construction navale dans les trois plus grands arsenaux du royaume, l’un au Levant, Toulon, les deux autres au Ponant, Rochefort et Brest, mais ils présentent aussi la singularité d’avoir été lançés au cours d’une phase primor- (1) Inspiré par l’exemple anglais, le classement des vaisseaux de ligne s’est imposé en France après 1670. Fondé sur la puissance de feu des bâtiments, ce regroupement des navires en 5 rangs de puissance décroissante est une conséquence directe de l’apparition de la ligne de file dans le combat naval. Cette pratique imposait en effet de ne conserver dans la ligne de bataille que des navires suffisamment puissants pour soutenir l’échange. 385 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 2 – Planche extraite de l’Album de Colbert. (SHM, Vincennes, SH 141) diale, une période-clé, de l’évolution de la construction navale en France. La mainmise de Colbert sur le Ministère de la Marine marque en effet, après 1660, le début d’une restructuration de la Marine Royale. Celle-ci se signale notamment par une volonté de rationaliser la construction des vaisseaux et l’approvisionnement des arsenaux. Les efforts de Colbert, poursuivis à sa mort en 1683 par son fils Seignelay, transparaissent en particulier dans un certain nombre d’ordonnances qui s’efforcent d’harmoniser les dimensions et les caractéristiques des navires et la recommandation faite aux arsenaux de posséder des modèles de construction leur permettant de produire des bâtiments de qualités nautiques identiques. Ce souci d’aboutir à une forme de standardisation des constructions se manifeste également dans la réalisation, vers 1670, d’un recueil de planches très détaillées décrivant la construction, depuis la pose de la quille jusqu’à la mise sous voile, d’un vaisseau de premier rang (Fig. 2). Dessiné à l’arsenal de Toulon et sans doute réalisé à l’intention de Colbert dont sa reliure porte le chiffre et les armes personnelles, cet Album de Colbert, dont on connait trois exemplaires, ne constitue pas la seule tentative de la période pour susciter une nouvelle codification des constructions, voire élaborer une sorte de cours élémentaire à l’usage des futurs constructeurs. Dans la lignée des auteurs ibériques de la fin 386 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale du XVIe siècle, comme Fernando de Oliveira ou Diego Garcia de Palacio, et à l’imitation du charpentier portugais Manoel Fernandes, plusieurs auteurs de la période, dont l’Ecuier Lieutenant de galère Henri Sbonki de Passebon ou, en 1685, le charpentier toulonnais François Coulomb, ont également livré des traités de construction ou des mémoires voués à l’instruction des contemporains sur la meilleure façon de construire les vaisseaux. Signe de cette mutation de la construction navale française, la période est d’ailleurs marquée par l’abandon de l’usage de l’assemblage latéral de la membrure pour les vaisseaux. Celle-ci est progressivement remplacée par une membrure double dont la pratique se généralisera sur les grands bâtiments du siècle suivant. Cette évolution structurelle correspond en fait à une profonde modification de la conception des carènes des vaisseaux, la réalisation d’un bâtiment par le seul biais de recettes de charpentier et de l’usage de la tablette et du trébuchet laissant bientôt la place à une méthode de conception graphique des carènes basée sur l’emploi de plans. Il demeure que la notion même de conception graphique, fut-ce un plan sommaire, est restée massivement étrangère aux charpentiers du XVIIe siècle et que seule l’étude des épaves est aujourd’hui à même de renseigner sur la construction de ces bâtiments ainsi que sur l’étendue et l’évolution des savoirs techniques des charpentiers du temps. Ce constat est au fondement même de l’argumention scientifique qui a justifié à l’origine l’ensemble du projet de fouille sur les épaves de Tatihou. Le programme archéologique entrepris devant Tatihou a par conséquent été prioritairement axé sur l’observation des caractères architecturaux des épaves et l’étude de leur apport à la connaissance des méthodes de construction et de conception architecturale des carènes. 2.4 LES DONNÉES ET LE CADRE DE LA RECHERCHE Les épaves de Tatihou sont situées par 4 à 8 mètres de fond, sur la frange sud-est de l’île Tatihou, à moins d’un mille de l’entrée actuelle du port de Saint-Vaast-la-Hougue. Si ce sont bien cinq grands vaisseaux de ligne qui ont été détruits à Tatihou en 1692 ce sont en revanche six grands ensembles d’architecture navale qui ont été en 1990 individualisés (Fig. 3). Deux grandes structures contiguës, au nord-nord/ouest de l’aire archéologique, ne pouvaient en effet être d’emblée considérées comme participant d’un même ensemble et ont donc été désignées comme les gisements A et B. D’ouest en est les autres épaves ont ensuite été successivement caractérisées par les initiales C, D, E et F. Au cours des travaux, le premier sondage ayant permis de conclure à la présence d’une seule et même structure perturbée mais homogène sur l’emplacement des sites A et B, il a été décidé de préserver, en la contractant sous la forme A/B, la désignation antérieure. 387 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 3 – Orientation et hypothéses d’identification des vestiges localisés devant l’île Tatihou. Synthèse d’un environnement technique conjugué à des exigences fonctionnelles autant que regroupement d’objets utilitaires, une épave doit toujours être envisagée en fonction d’une double approche. La première conduit à envisager le bateau comme un système technique. A ce titre, il convient d’étudier autant les techniques et méthodes de construction qui ont conduit à l’élaboration de son enveloppe architecturale que les recettes mises en pratique par le charpentier, son choix des bois de construction et les problèmes d’approvisionnement en bois d’œuvre qu’il révèle. Révélés par l’étude des objets du gréement, leur fabrication et leur approvisionnement, les modes de propulsion du bâtiment, sa navigation et sa manœuvre peuvent également et doivent être abordés. La seconde approche conduit à appréhender le bateau comme un espace de vie. La fonctionnalité du bâtiment, l’organisation spatiale de ses aménagements ne doivent ainsi pas être négligées de même qu’il faut décoder par l’étude ce que nous enseignent des hommes qui vivaient à bord les traces de culture matérielle qui nous en sont parvenues. Equipements, outillages, objets personnels, habillement et reliefs d’alimentation révèlent en effet plus sûrement que les archives leurs conditions de vie et partant l’organisation sociale régissant les relations du bord. C’est donc sous ces mutiples aspects que les épaves de la Hougue ont été étudiées et qu’elles seront ici évoquées. 388 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale 3. Analyse structurale des vestiges Si les cinq gisements ont fait l’objet de sondages dès 1990, l’importance de l’étude archéologique appliquée à chaque site a varié selon les paramètres suivants : état de conservation et accessibilité des vestiges et de l’information, valeur informative et complémentarité par rapport aux autres épaves, potentiel muséographique enfin. De ce fait, le concrétionnement des fonds de l’épave D et sa similitude structurelle avec le site E ont conduit à exclure la première de l’étude archéologique cependant que le travail d’observation mené sur les épaves C et F, essentiellement centré sur la compréhension de leur structure architecturale, a été réalisé par sondages partiels, et que les sites A/B et E, qui fournissaient à la fois des ensembles mobiliers importants et matière à des études architecturales exhaustives ont donné lieu à une fouille plus extensive. Pour satisfaire aux besoins de l’étude, les fouilleurs ont été amenés à réaliser les relevés planimétriques complets ou partiels des quatre épaves, ainsi qu’un très grand nombre de coupes longitudinales ou transversales sur l’ensemble des sites (Fig. 4). Bien que paradoxal au regard des conditions de leur destruction, l’excellent état de conservation des carènes et, partant, la difficulté, voire l’impossibilité, de réaliser le démontage de certaines structures, a parfois exigé le creusement le long de la quille ou transversalement aux épaves de véritables tunnels destinés à favoriser les observations sous la quille ou le bordé. Quelquefois néanmoins, les contraintes techniques se sont avérées telles qu’il a bien fallu renoncer à obtenir certaines informations. C’est incontestablement l’une des limites de l’étude et les fouilleurs ont été dans l’obligation de s’en accommoder. Une attention toute particulière a été réservée à l’observation des marques de charpentiers et sutout aux indications de montage gravées dans le bois (Fig. 5). De même, on s’est attaché à identifier la prédilection des charpentiers pour telle ou telle essence en fonction des pièces de charpente à façonner. Les modes de débitage des pièces, leur utilisation, la présence ou pas d’aubier (Fig. 6) et les traces révélant l’outillage utilisé ont également été à cette occasion étudiés. Un codex très important d’informations relatives au travail quotidien des charpentiers a ainsi été édifié tout au long des six campagnes de fouille. 3.1 PRÉSENTATION SOMMAIRE DES ÉLÉMENTS ARCHITECTURAUX 3.1.1 Epave A/B L’ensemble A, distingué dans un premier temps de la structure B, est long de 22,50 m sur près de 8 mètres de large. Orienté au 20, il tangente à 389 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 4 – Relevés planimétriques: l’exemple des épaves A/B et E. son extrémité nord l’ensemble B, qui se présente quant à lui comme une longue structure de 45 mètres sur 9 de large, orientée au 15. La fouille méthodique du site a révélé que la section A était constituée d’un fond de carène, dont seul un court fragment de la quille a pu être mis en évidence, alors que B constitue le flanc de cette même carène, brisé en deux mais conservé depuis la structure axiale jusqu’au premier pont. L’ensemble architectural conservé est massif et l’échantillonnage des pièces important. L’épave A/B se singularise par une membrure assemblée latéralement et une utilisation tout à fait particulière des bois. Sur A, la disparition du vaigrage laisse clairement apparaitre les varangues et le système d’assemblage latéral des genoux. Il faut signaler l’absence apparente de fixation entre les différents composants de la membrure. Le maître-couple est formé d’une varangue complétée de part et d’autre, en arrière et en avant, par deux paires de genou. Cette organisation rythme de fait l’ensemble de la construction. Les couples varangue/genoux sont en effet tous implantés de telle sorte que les varangues “regardent” vers 390 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 5 – Marques de charpentiers observées sur l’épave E. le maître couple cependant que les genoux font face aux extrémités. Les couples relevés témoignent d’une section moyenne de 25x25 cm et sont séparés par une maille variant de 17 à 25 cm dans les fonds, pour pratiquement disparaître sur les flancs par suite de l’assemblage latéral des éléments de la membrure. Les virures du bordé sont épaisses de 9 à 10 cm, pour une largeur moyenne de 35 à 38 cm. Les vaigres sont de dimensions équivalentes. A l’intérieur du vaigrage, des porques sont disposées à intervalle régulier. Entre elles on observe encore les branches verticales des courbes de support du premier pont. La présence de celui-ci, aujourd’hui détruit, est signalée sur B par deux dalots en plomb d’évacuation des eaux de pont. Le flanc de carène est conservé pratiquement sur toute sa longueur comme l’atteste, à l’arrière et à l’avant des vestiges, la préservation des abouts de virure. 391 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 6 – Exemple d’utilisation d’un tronc d’arbre dont l’aubier a été conservé. Allonge M 163, épave E. 3.1.2 Epave C Conservé sur 35 mètres de longueur pour une largeur n’excédant pas huit mètres, l’épave C se présente comme un ensemble homogène orienté au 295. Elle était, au jour de sa découverte, surmontée de plusieurs canons en fonte de fer, alignés dans la zone centrale. Ces pièces d’artillerie étaient très certainement embarquées comme lest avart le naufrage. Ce gisement recèle les vestiges d’un fond de carène préservé depuis l’axe de la quille jusqu’au bouchain tribord. Conservée sur toute la longueur des vestiges, la quille se présente comme un massif de bois quadrangulaire de 50 à 55 cm de section. 392 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Elle dépasse de 31 cm sous la carène et repose sur une fausse quille de 17 cm d’épaisseur. Les bords de la face supérieure de la quille sont légèrement chanfreinés. Au prix du creusement d’un profond tunnel tout le long de la quille puis du démontage du galbord, il a été possible d’étudier l’ensemble du massif de quille depuis l’étrave jusqu’à la hauteur du massif d’emplanture. Bien que la découverte, lors du diagnostic de 1990, de deux doublescouples avait semblé indiquer une construction sur membrure double, la poursuite du dégagement des vestiges en 1993 et 1994 a montré que la charpente avait en réalité été construite selon l’ancien principe d’un assemblage latéral de la membrure. Les deux varangues contiguës placées en avant de l’emplanture du grand mât forment en fait le maître-couple alors que le double couple localisé sous l’emplanture constitue un renforcement ponctuel de la coque en un lieu soumis au poinçonnement du mât. De part et d’autre du maître-couple, un système de numérotation croissant, gravé sur les faces latérales des varangues, en chiffres arabes vers l’arrière, en chiffres romains vers l’avant, a pu être mis en évidence. Des traces de fixation temporaire des varangues sur la quille, ainsi que les indices d’un chevillage latéral varangue/ genou ont également été reconnus. Les vestiges du massif d’emplanture du grand-mât, le puits à boulets situé en avant de celui-ci et la base, de part et d’autre de l’emplanture, de trois corps de pompe, de section et d’essence de bois différentes ont également été révélés par la fouille (Fig. 7). 3.1.3 Epave D Conservée sur une quarantaine de mètres, l’épave D est constituée d’un fond de carène dont la quille est encore en place. Il aurait sans doute été intéressant d’entreprendre une investigation poussée de la structure axiale de ce bâtiment. D’autant que ses caractères généraux, notamment l’échantillonnage des porques et des couples et l’utilisation d’une membrure double, témoignent d’une construction très similaire à celle de l’épave E où précisément la quille n’a pas été retrouvée. Malheureusement, l’ensemble des vestiges est très fortement concrétionné car enseveli sous un agglomérat de pierres de lest et de matériaux ferreux. Il a donc fallu renoncer à toute intervention d’envergure sur cette épave. 3.1.4 Epave E L’épave E est la seule à avoir fait l’objet d’une exploration systématique. 310 m2 de la carène de cette épave ont ainsi été dégagés au cours des campagnes de fouille 1991 et 1992. La fouille a montré que l’aire étudiée correspond à un flanc de carène babord, conservé, transversalement, depuis le talon des varangues jusqu’au premier pont, et sur l’axe longitudinal, sur plus de 48 mètres de long, depuis l’étrave jusqu’à l’estain. En revanche, aucun 393 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 7 – Epave C. Photomosaïque du massif d’emplanture. élément de la quille ou de la carlingue de l’épave E n’a été conservé. Le principe de base de la construction fait appel à une membrure double formant couple, principe qui semble morphologiqement très proche du système qui se généralisera au XVIIIe siècle. Sur toute la longueur du site on peut globalement restituer 52 membrures doubles, soit 104 couples de section 30x30 cm. Au tiers avant du site, on remarque la présence d’une juxtaposition de trois couples formant maître-couple. A partir de ce triple couple un rythme régulier de membrures doubles se déploit vers l’étrave et vers l’étambot. On a pu observer l’existence d’un doublage extérieur en résineux cou394 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 8 – Epave E. Localisation du soufflage. vrant sur une hauteur de près d’1,25 m la zone des préceintes. Ce doublage, qui est en fait un soufflage, était destiné à donner plus de volume à la carène et, ce faisant, à mieux asseoir le bâtiment dans ses lignes (Fig. 8). Douze doubles porques, de section moyenne 30x30 cm, viennent renforcer intérieurement la carène. Elles sont fixées au vaigrage et à la membrure par des gournables de chêne et des chevilles métalliques. Le vaigrage est constitué de bordages massifs dont l’épaisseur moyenne est de 10 cm pour une largeur de 25 à 30 cm. Dans les zones où les découvertes de mobilier ont permis d’identifier les soutes à vivres et une aire de stockage et de travail du bois, on a observé la présence d’un “lambris” de protection en sapin, de moins de 2 cm d’épaisseur. Ce lambris est cloué sur le vaigrage. La réalisation d’une planimétrie complète du site ainsi que des observations de détails et des démontages ponctuels de la charpente ont finalement permis de tirer un grand nombre d’enseignements sur le rythme et les séquences d’insertion de la membrure, le profil du pied des varangues, les aménagements intérieurs du fauxpont, les modes de fixation des pièces architecturales entre elles, l’aménagement des préceintes et les caractéristiques du soufflage. 3.1.5 Epave F Conservée sur 38 mètres de long et 4 à 6 mètres de large, l’épave F est constituée d’un fond de carène dont la quille est préservée. Haute de 45 à 50 cm pour une largeur équivalente, celle-ci est façonnée dans un tronc d’arbre grossièrement équarri. Elle est doublée à l’intérieur de la carène par une carlingue formée de deux demi-carlingues juxtaposées longitudinalement. Toutes deux constituent ainsi un massif axial de 80 cm de large sur 40 cm d’épaisseur, qui vient bloquer les varangues. L’analyse des modes de cons395 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale truction de cette épave a donné lieu, d’une part au démontage du vaigrage et de la carlingue dans la zone du maître-couple, d’autre part au creusement d’une tranchée de près de 30 mètres le long de la quille. Ce dégagement latéral de la structure axiale depuis la zone centrale du bâtiment jusqu’à son extrémité avant a permis d’observer le système d’assemblage quille/varangue/carlingue et quille/contre-quille/fourcat. La construction est rythmée au niveau du maître-couple et du massif d’emplanture par sept membrures doubles dont le double couple placé le plus en avant vers l’étrave a été identifié comme le maître-couple. De part et d’autre de cette structure centrale, la charpente fait appel à une membrure allégée, formée de doubles membrures sans demi-varangue. Une série de clés quadrangulaires massives, insérées dans la maille sur l’axe de la quille, vient en revanche pallier l’absence des demivarangues. La largeur de la maille entre les membrures observées, la disposition des éléments constitutifs de la membrure et l’existence de sept doublescouples dans la partie centrale de l’épave témoignent en fait d’un principe de construction sur double membrure. La zone d’emplanture du grand-mât, flanquée sur tribord de deux corps de pompe, a été localisée en arrière du maître-couple. 3.2 IDENTIFICATION DES ÉPAVES ET PROBLÉMATIQUE INDUITE L’étude des épaves de Tatihou a révélé des caractéristiques de construction qui montrent tout à la fois l’homogénéité de cet ensemble archéologique et la grande diversité des spécificités de construction dont chacun de ces bâtiments matérialise l’existence. Le site s’est ainsi révélé d’emblée d’un intérêt extrême en permettant pour la première fois de caractériser les principes de construction mis en œuvre dans les chantiers royaux à la fin du XVIIème siècle. Il reste qu’au-delà de la simple connaissance globale des chantiers d’origine et des dates de construction des bâtiments perdus à la Hougue, il paraissait, dès 1990, souhaitable, sinon indispensable, que soit identifiée avec précision chacune des structures architecturales étudiées. La complémentarité apparente de certaines épaves réclamait en effet d’être confirmée ou infirmée pour garantir la validité de l’analyse des principes et procédés de construction mis en évidence et imposer ces épaves comme des témoins archéologiques pertinents de l’art de bâtir les vaisseaux dans les arsenaux français à la fin du XVIIè siècle. Notre souci initial de mieux personnaliser chacune des épaves de la Hougue reposait cependant sur un pari à l’évidence difficile. Aucun document d’archive ne permet en effet d’identifier précisément chacune des épaves. L’analyse des vestiges restait en conséquence notre seul recours. A cet effet la présence d’un soufflage sur la carène de l’épave E avait conduit en 1992 à rapprocher cet indice de la remarque faite par le vice-amiral Philippe 396 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale de Villette-Mursay (2), commandant de l’Ambitieux, sur la nécessité dans laquelle il s’était trouvé en gagnant la Hougue de s’arrêter à Brest pour y faire souffler l’Ambitieux. Il nous avait alors semblé logique d’identifier l’épave E comme celle de l’Ambitieux. Un doute subsistait cependant car, si les documents d’archives consultés permettent de supposer que ni le Saint-Philippe ni le Magnifique n’ont été soufflés, il était en revanche impossible d’écarter l’hypothèse que l’un au moins des deux bâtiments construits concomittament à Brest par Blaise Pangalo et sur lesquels on manque d’information ait également bénéficié d’un soufflage. Une confrontation attentive des données architecturales des épaves D, E et F était donc indispensable. De fait, la campagne 1994 a permis de vérifier l’existence de très grandes similitudes entre les épaves D et E alors même qu’on observait sur l’épave F des traits de construction totalement singuliers et totalement uniques à la Hougue. En conséquence, à moins d’imaginer que Blaise Pangalo n’ait construit dans le même temps au sein du même arsenal deux vaisseaux aussi différents l’un de l’autre que le sont E ou D d’une part et F d’autre part, il semble aujourd’hui plus conforme à la logique d’identifier l’épave F comme celle de l’Ambitieux et les épaves D et E comme celles du Merveilleux et du Foudroyant. Les épaves D, E et F ayant été identifiées, il restait à distinguer la personnalité des épaves A/B et C. On a noté au cours de l’étude que les principales distinctions entre ces deux gisements résident dans l’usage massif de gournables en bois et l’absence relative de cloutage sur l’épave A/B (Fig. 9) et le recours massif au cloutage dans la construction du bâtiment C ainsi qu’un mode d’assemblage qu’on caractériserait très schématiquement de hollandais sur l’épave A/B par opposition au modèle d’assemblage plus français représenté par l’épave C. Or, on doit se rappeler que le Saint-Philippe est l’œuvre du charpentier hollandais Gédéon Rodolphe alors qu’on doit le Magnifique au charpentier français François Chapelle. Correlé avec de très nombreuses autres observations – en particulier le fait que l’épave A/B est celle d’un bâtiment déjà très ancien construit à une période ou l’approvisionnement en bois était difficile, alors que C est à l’évidence un bâtiment plus récent et que sa construction n’a pas posé de problèmes d’approvisionnement en bois – ce constat nous a conduit à identifier A/B comme l’épave du Saint-Philippe, C comme celle du Magnifique. Déduite de l’étude, l’individualisation des épaves nous a ainsi offert une opportunité tout à fait exceptionnelle et sans doute unique de fonder (2) Cité par le vice-amiral de Villette-Mursay: «J’armai à Rochefort l’Ambitieux, et comme c’était un vaisseau neuf, qui ne portait point du tout la voile, je me trouvai dans la nécessité de le faire souffler. J’en avertis M. de Pontchartrain, par un courrier exprès, et j’entrai à la petite rade de Brest. Je fis le soufflage en trois jours …». Philippe de VilletteMursay 1991: Mes campagnes de mer sous Louis XIV, édition critique par Michel VergerFranceschi, Paris, Tallandier, 1991, p. 217. 397 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 9 – Epave A/B. La “forêt” des gournables, après le démontage de certains éléments de membrure. une étude comparative cohérente entre les diverses méthodes de conception et de construction des carènes dans les arsenaux français de la seconde moitié du XVIIème siècle. A ce titre, elles ont d’ailleurs révélé de profondes divergences de conception architecturale, non seulement entre la Méditerranée et l'Atlantique, mais aussi sur une même façade maritime entre le vaisseau de Rochefort et ceux de Brest construits la même année (Fig. 10). La fouille a ainsi permis de constituer une base de données d’une fiabilité sans précédent sur la construction de ces grands vaisseaux de ligne. Certains aspects de la construction navale d’époque moderne apparaissent désormais sous un jour nouveau. L’étude des épaves a révélé en particulier que l’évolution de la construction des vaisseaux s’était faite essentiellement au rythme des tâtonnements et des innovations progressives de chaque maître-charpentier travaillant isolément dans les grands arsenaux du littoral. Au coeur même de la réorganisation colbertienne, l’évolution constatée est en effet beaucoup plus le fruit de leur inventivité technique, elle-même largement tributaire de traditions de construction quasi-familiales, que le résultat d’une application scrupuleuse des directives de l’Etat. On le voit en particulier dans l’étude de la membrure dont la réalisation, significative d’une évolution des modes de 398 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 10 – Schéma d’implantation des maître-couples des épaves A/B, C, E et F. 399 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale conception d’une carène, montre que sa lente transition depuis l’assemblage latéral vers la membrure double a donné lieu à des conceptions hybrides, comme en témoignent les innovations d’Honoré Malet sur l’épave F. 4. Les vestiges mobiliers On sait que les épaves de la Hougue furent dès le lendemain de la bataille et pendant plus de dix ans l’objet de récupérations massives et systématiques, directement orchestrées par le pouvoir royal. On sait en outre qu’après avoir été négligées par les administrateurs de la Couronne, elles ont continué à constituer un réservoir providentiel en bois, métaux et matériaux divers pour les populations riveraines. Conjuguée aux conditions de leur destruction par incendie et par faible fond, cette sur-exploitation des épaves semblait en conséquence contredire en 1990 l’idée que le mobilier à découvrir sur les épaves puissent encore receler qualitativement ou quantitativement un quelconque intérêt. Or, l’étude a rapidement prouvé que les prélèvements officiels ou clandestins réalisés depuis trois siècles sur les épaves n’avaient pas épuisé le potentiel muséographique et scientifique de cet immense gisement (Fig. 11). La richesse des découvertes a même conduit en 1992 à créer sur l’île Tatihou un musée afin d’accueillir les collections archéologiques mises au jour au cours des fouilles. En quelque cinq ans d’activité, ce nouveau Musée Maritime a accueilli près de 300000 visiteurs et permis de sensibiliser le grand public non seulement à l’histoire maritime européenne du XVIIe siècle mais aussi au travail des archéologues sous-marins contemporains. Ce chiffre de fréquentation prouve aussi que l’activité des chercheurs en archéologie sous-marine, trop souvent vécue par les décideurs nationaux comme un luxe un peu inutile, peut également contribuer à générer une activité économique en suscitant l’apparition de nouveaux pôles culturels. C’est là un fait qui doit, selon nous, être inlassablement rappelé par les responsables d’opération archéologique car il offre à leur activité une seconde justification, sinon une nouvelle légitimité. 4.1 PRÉSENTATION SOMMAIRE 4.1.1 Les objets du gréement La famille d’objets la plus attestée sur les épaves de la Hougue est sans conteste celle des objets du gréement. Ils constituent près du quart de la totalité des objets ramenés au jour. Il est vrai que poulies, pommes de racage et taquets étaient indispensables à la manœuvre de ces gigantesques cathédrales de voile que constituaient les grands vaisseaux de ligne du XVIIe siè400 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 11 – Grand taquet à corne abandonné près du massif d’emplanture de l’épave C. cle. Depuis les grandes et complexes poulies de bout de vergue jusqu’aux caps de mouton les plus modestes, c’est véritablement tout l’univers des ouvrages de poulierie que la fouille du site a révélé (Fig.12). Outre leur intérêt muséographique évident, tous ces éléments ont fourni l’opportunité à une étude féconde sur les techniques de façonnage, la sélection des formes ou le choix des bois qui ont préludé à leur fabrication. On a pu ainsi reconnaître une prédilection des poulieurs pour l’orme et le frêne, la première essence s’assurant la prédominance de la construction des caisses de poulie ou des pommes de racage, le frêne celle du façonnage des réas de poulie. L’analyse systématique de ces réas a d’ailleurs révélé une réalité encore plus complexe 401 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 12 – Exemple de pièces de gréement découvertes sur les épaves. puisqu’il est apparu que le frêne était supplanté par le noyer et le gaiac pour la fabrication des réas dont le diamètre était supérieur à 15 cm. La découverte de nombreux cordages en chanvre de toute taille sur l’ensemble des épaves a également permis d’esquisser une étude globale des manœuvres utilisées à bord, depuis les grands cables d’ancre jusqu’aux plus modestes merlins et lusins (Fig. 13). Leur étude technique a ainsi conduit à mieux appréhender les nœuds, surliures et estropes en usage au XVIIe siècle. 4.1.2 L’artillerie Les récupérations systématiques du XVIIe siècle ont naturellement visé en priorité les pièces d’artillerie des vaisseaux détruits. De leur armement, qui constituait pourtant la principale, sinon la seule raison d’être de ces bâtiments, les fouilles n’ont donc guère révélé qu’un échantillonnage des objets utilisés pour le service du canon, tels qu’écouvillon, refouloir, boutefeu ou coins de mire ainsi que plusieurs éléments d’affûts. 4.1.3 Relations sociales et vie à bord Entre 500 et 1000 personnes travaillaient, combattaient et s’alimentaient à bord d’un grand vaisseau de ligne. Structuré par un cadre social fortement hiérarchisé, voué au seul fonctionnement d’une machine de guerre devenue par nécessité espace de vie (Fig. 14), le séjour de chaque être à bord était ainsi rythmé par des codes sociaux, explicites ou implicites, dont les objets d’usage courants symbolisaient sans doute plus que de longs discours la matérialité. L’étude du mobilier alimentaire révélé par la fouille a ainsi permis de mieux appréhender la diversité sociale des individus, marins, sol402 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 13 – Enroulement de cables d’ancre découvert près de l’étrave de l’épave C. dats et officiers, dont les vaisseaux constituaient le cadre de vie (Fig. 15). Ecuelles et cuillères en bois des premiers s’opposent ainsi à la vaisselle d’étain, aux faïences et aux verres à jambe décorée des seconds cependant que les pipes en terre rudimentaires des marins contrastent tout aussi nettement avec les objets en os finement travaillés qui participaient du nécessaire de toilette des officiers de haut rang. Si on peut aisément imaginer que l’on déambulait pieds nus dans les ponts et entreponts, la découverte d’une trentaine de chaussures en cuir prouve que le rang ou la fonction en imposaient parfois le port. Au même titre que la vaisselle, les chaussures inventoriées reflètent la hiérarchie sociale ou l’emploi de ceux qui en furent les propriétaires. Un modèle de chaussure haute et fine, à boucle et talon de bois recouvert de cuir s’oppose ainsi à un grand nombre de chaussures basses fermées. Différenciées par leur type de talon, en cuir ou en bois, et la présence ou non d’ouvertures latérales, les trois modèles de chaussures découvertes sur les cinq épaves ont révélé des singularités qui les distinguent des modèles observés dans l’iconographie de l’époque. Elles donnent ainsi à penser que les arsenaux bénéficiaient peut-être d’approvisionnements particuliers répondant à des commandes spécifiques. 403 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 14 – Faïence (n° 287), céramique de saintonge (n° 335) et poids de mesure de 1/4 de lure (n° 331) et 4 livres (n° 330). 404 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Fig. 15 – Petit bidon en chêne. 405 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale Dans un registre aussi spécifique que l’alimentation à bord des vaisseaux, on note également une certaine absence de lien entre les constats opérés lors de la fouille et ce que l’examen des documents d’époque laissait supposer. Prélevés lors du tamisage systématique des remplissages sédimentaires de plusieurs zones archéologiques, les restes fauniques découverts sur les épaves ont révélé ainsi, parmi les pièces de boucherie, un fort pourcentage d’os craniens ou d’extrémités de membres alors que la grande ordonnance de 1689 recommande un avitaillement de viandes sans pieds ni testes. Egalement mis au jour lors de ses tamisages, les reliefs de quartiers de bœuf, de morues étêtées et de fruits secs, stockés en vanneries ou en tonneaux ont permis de préciser notre connaissance de l’alimentation à bord. Enfin, intimement liés à la vie quotidienne du bâtiment, dont ils remplissaient les cales, la multiplicité des ouvrages de tonnellerie, dont la fouille a révélé la diversité des dimensions et des essences, a permis de mieux appréhender les problèmes de stockage liés à l’approvisionnement de plusieurs centaines d’hommes pendant de nombreuses semaines. 4.2 L’ANALYSE DES TÉMOIGNAGES MATÉRIELS Très schématiquement réparti en deux familles principales, les vestiges organiques et les productions manufacturées, le mobilier découvert au cours des six campagnes de prospection puis de fouille a permis, par sa diversité, de compléter ou de préciser les autres sources documentaires disponibles. Bien que délicate d’acquisition, toute information sur la répartition spatiale du mobilier dans l’épave a également été précisément enregistrée car, en dépit des bouleversements consécutifs à l’échouage et à l’incendie puis aux récupérations anarchiques, la localisation de certain mobilier a permis de préciser la fonctionnalité de quelque zone des bâtiments. La concentration, par exemple, des restes alimentaires a permis d’identifier sur l’épave E les vestiges des soutes à vivres, cependant que la mise en parallèle des données archéologiques et de la documentation d’archives a conduit à reconnaître les soutes à pains dans les espaces où le vaigrage était recouvert par du lambris ou des nattes. Pareillement, le périmètre de l’atelier du charpentier a pu se déduire sur les épaves A/B et E du regroupement en un même lieu de pièces de gréement cassées ou en cours de fabrication, d’outils de charpentier et de billots de bois à peine équarris. 4.3 CONSERVATION ET RESTAURATION DES MOBILIERS ARCHÉOLOGIQUES L’extrême diversité des mobiliers et partant des matériaux – bois, céramique, métal, verre, cuir, fibres végétales ou ivoire – mis au jour imposait que des mesures particulières de conservation et de restauration soient dès 406 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale l’amorce du projet envisagées. On ne peut plus en effet programmer aujourd’hui l’étude d’un gisement d’époque moderne sans avoir au préalable envisagé cet aspect. Plusieurs laboratoires spécialisés ont par conséquent été dès 1990 impliqués dans le projet scientifique élaboré par les responsables de la fouille. Le traitement par électrolyse de cinq canons en fonte de fer a ainsi été confié au laboratoire Arc’Antique de Nantes cependant que le traitement de certains petits objets métalliques était assuré par le laboratoire IRRAP de Compiègne. La conservation des matières organiques, notamment tous les ouvrages de poulierie, a par ailleurs été prise en charge par le laboratoire ARC-Nucléart de Grenoble et pour certaines pièces par l’association ACS et le laboratoire Utica de Saint-Denis. Naturellement facilitée et hâtée par la création du Musée Maritime de Tatihou, cette prise en compte systématique du mobilier archéologique par des laboratoires de restauration et de conservation a sans doute constitué l’un des points forts du projet élaboré à SaintVaast La Hougue. Deux ans seulement après la clôture de la dernière campagne de fouille sur les épaves, les responsables de l’opération peuvent ainsi se prévaloir d’avoir assuré le traitement de la totalité des objets pris en inventaire. Sans attendre d’ailleurs leur présentation en collection permanente après 1998 au sein du Musée, les premiers mobiliers traités ont fait dès 1992 puis à nouveau en 1993, 1994 et 1995 l’objet de plusieurs expositions temporaires. Ces expositions ont contribué à renforcer les liens entre le grand public et les archéologues et permis ce faisant aux seconds de rendre mieux compte au premier qui, ne l’oubliont pas, in fine les finance, de l’évolution de leurs travaux sur les épaves. 5. De l’étude des épaves de la Hougue à l’archéologie des épaves modernes Les recherches menées à Tatihou ont révélé des caractéristiques de construction qui montrent tout à la fois l’homogénéité de l’ensemble archéologique étudié et la grande diversité des spécificités de construction dont chacun de ces bâtiments matérialise l’existence. En autorisant une vision globale des vestiges puis en garantissant l’individualisation des épaves, la fouille a notamment permis de réaliser une étude comparative cohérente entre les diverses méthodes de conception et de construction des carènes dans les principaux arsenaux français de la seconde moitié du XVIIème siècle. Elle s’est ainsi révélée d’un extrême intérêt pour notre compréhension de l’évolution de la construction navale dans ces chantiers royaux. Au delà de cette accumulation d’informations sur l’art de la charpente navale, les travaux menés pendant six ans sur ces épaves ont également contribué à édifier une véritable base de données pour tout ce qui relève de la vie à bord et de l’équipement des vais407 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale seaux du XVIIe siècle. L’utilité de celle-ci s’est rapidement vérifiée, notamment lors des travaux menés par des archéologues texans sur l’épave de La Belle, barque longue perdue en Baie de Matagorda au Texas par l’expédition française de Cavelier de la Salle en 1687. Enfin, l’un des mérites, et non des moindres à nos yeux, des fouilles de la Hougue est sans doute d’avoir su, pendant plus de six ans, réaliser d’une part la fusion indispensable entre des chercheurs venus d’horizons parfois très éloignés les uns des autres, d’autre part d’avoir assuré l’initiation puis la formation d’une quinzaine de jeunes archéologues européens à l’archéologie des épaves modernes. Plus sans doute que le seul bilan scientifique, qui reste au demeurant à publier, de nos travaux, ce constat nous parait porteur d’avenir. MICHEL L’HOUR, ELISABETH VEYRAT (*) (*) Le thème de cette lecture, donnée le 11 décembre 1996 à la Certosa di Pontignano autant que les démarches analytiques qu’elle révèle ou dont elle s’inspire sont le fruit d’une recherche conduite depuis plus de 7 ans par une équipe pluridisciplinaire européenne. Depuis 1991, la direction de cette équipe a été conjointement assurée par Michel L’Hour et Elisabeth Veyrat. A ce titre et bien que la présentation de ce projet n’ait été assurée à Sienne que par Michel L’Hour, il nous a semblé conforme à la légitimité, sinon à la morale scientifique que le compte-rendu écrit de son cours associe les deux responsables de cette étude globale. 408 © 1998 Edizioni all’Insegna del Giglio s.a.s., vietata la riproduzione e qualsiasi utilizzo a scopo commerciale