La pratique de la décurarisation

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La pratique de la décurarisation
Professeur Benoît Plaud
Service universitaire d’anesthésie, réanimation chirurgicale, Samu94 – Smur
Groupe hospitalier universitaire Albert Chenevier – Henri Mondor et université Paris XII
51 avenue du Maréchal de Lattre de Tassigny 94010 Créteil cedex.
Correspondance : [email protected]
Position du problème
La curarisation résiduelle avec ses risques potentiels de complications respiratoires
postopératoires est un événement fréquemment observé à la phase de réveil de l’anesthésie
générale. Il y a 20 ans, la première enquête INSERM sur la mortalité anesthésique en France,
menée de 1978 à 1982, avait montré que 50% des arrêts cardiaques liés à l’anesthésie
survenaient pendant cette phase de réveil.
Dans 20% des cas, une obstruction ou une
dépression respiratoire était à l’origine de l’arrêt cardiaque (1). Bien que la responsabilité
directe des curares n’ait pas été démontrée dans cette enquête (pas de données sur le degré de
curarisation en postopératoire immédiat), elle était fortement suspectée. Mais des travaux
plus récents ont depuis démontré le lien fort existant entre la curarisation résiduelle
(événement attendu) et le risque d’accident hypoxémique (accident) au réveil d’une anesthésie
(2, 3), pouvant dans certaines conditions conduire à l’arrêt cardiaque puis au décès (4). Ainsi,
l’évènement fréquent, habituel et attendu de l’utilisation des curares est la curarisation
résiduelle. Tous les travaux épidémiologiques conduits depuis 30 ans sur ce sujet l’ont
clairement montré (5, 6). Mais si l’effet rémanent de certains médicaments de l’anesthésie est
parfois souhaitable (pour les morphiniques par exemple), la curarisation résiduelle par contre
n’est jamais bénéfique au patient et peut être responsable d’une obstruction des voies
aériennes supérieures, de complications respiratoires postopératoires (7). La curarisation
résiduelle est donc une complication spécifique de la pratique anesthésique et la connaissance
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des mécanismes physiopathologiques favorisant la persistance d’un bloc neuromusculaire au
moment du réveil doit permettre d’en réduire la fréquence et surtout les conséquences. Ceci
passe notamment par l’emploi systématique du monitorage instrumental de la curarisation qui
permet le diagnostic de cette « maladie » , détermine le moment le plus opportun pour
accélérer la levée du bloc neuromusculaire (c’est la décurarisation pharmacologique avec la
néostigmine, improprement appelée antagonisation) pour in fine affirmer si le patient est
totalement décurarisé.
La néostigmine est le seul représentant de cette classe
pharmacologique disponible en France. Le développement d’une nouvelle classe
pharmacologique (les γ -cyclodextrines) capable de lever la curarisation des dérivés
stéroïdiens (rocuronium et vécuronium) va sans aucun doute induire une, voire des
modifications importantes dans la conduite la curarisation (8)
Efficacité de la décurarisation pharmacologique par les inhibiteurs de l’acétylcholinestérase
A ce jour, aucune étude bien conduite sur le plan méthodologique (prospective, contrôlée) n’a
comparé l’incidence du bloc résiduel entre deux groupes de patients décurarisés ou non. Une
preuve indirecte de l’efficacité attendue de la décurarisation pharmacologique peut être
approchée en comparant les résultats de deux études. Dans celle de Bevan et coll. (9), 58 %
des 103 patients curarisés par de l’atracurium ou du vécuronium avaient reçu de la
néostigmine ou de l’édrophonium. Dans l’étude de Baillard et coll. (10.), 568 patients ayant
reçu du vécuronium n’ont pas été décurarisés. Fort logiquement, la fréquence de la
curarisation résiduelle était plus faible dans l’étude de Bevan (7 %) par rapport aux résultats
obtenus par Baillard (42 %).
Par contre, une décurarisation pharmacologique par la
néostigmine n’est pas synonyme de l’absence de curarisation résiduelle à l’entrée en SSPI.
Selon que la néostigmine est administrée 10 ou 20 minutes avant la mesure du Td4 le
pourcentage de patient présentant une valeur inférieure à 90% varie (11). Ainsi la notion de
délai entre administration de la néostigmine et absence de curarisation résiduelle est
importante à connaître.
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La décurarisation par les inhibiteurs de l’acétylcholinestérase :
modalités pratiques d’utilisation
La prévention de la curarisation résiduelle repose notamment sur l’administration
d’inhibiteurs de l’acétylcholinestérase, dès que la curarisation n’est plus utile au patient et dès
que les critères de sécurité sont réunis. Le mode d’action particulier des inhibiteurs de
l’acétylcholinestérase expliquent en partie les limites de leur utilisation. La néostigmine est le
seul représentant disponible en France de la classe des inhibiteurs réversibles de
l’acétylcholinestérase, enzyme présente dans la fente synaptique mais également dans
l’ensemble du système nerveux parasympathique. L’action de cet enzyme est de dégrader
l’acétylcholine, neuromédiateur physiologique de la transmission neuromusculaire, en choline
et en acétate. Ainsi par l’inhibition transitoire de l’acétylcholinestérase, la néostigmine va
entraîner une augmentation de la concentration de l’acétylcholine dans la fente synaptique par
l’intermédiaire d’une augmentation de sa durée de vie biologique mais également dans toutes
les synapses du système nerveux parasympathique. Les curares non dépolarisants étant des
antagonistes compétitifs de l’acétylcholine pour les récepteurs pré et post-synaptiques, un
excès d’acétylcholine (la molécule agoniste) dans la fente synaptique pourra, selon la loi
d’action de masse, libérer ces récepteurs des curares non dépolarisants qui y sont fixés à la
condition que le rapport des concentrations entre l’agoniste et l’antagoniste soit en faveur de
l’agoniste. Cette loi d’action de masse suppose donc que la concentration du curare non
dépolarisant soit faible, donc que la décurarisation spontanée soit déjà significativement
amorcée (intérêt essentiel du monitorage avant administration de la néostigmine) et que la
concentration de l’agoniste puisse augmenter suffisamment. Au total, la néostigmine n’est
pas un antagoniste de la curarisation au sens pharmacologique mais un agent accélérant une
décurarisation spontanée déjà bien amorcée. Cette décurarisation débutée étant estimée grâce
au monitorage de la curarisation.
Le niveau de bloc neuromusculaire au moment de
l’administration de la néostigmine est ainsi déterminant pour jugée de l’efficacité clinique.
Celle-ci peut être nulle en cas de bloc profond (0 ou 1 réponse visuelle à l’adducteur du
pouce) ou inutile pour des valeurs mesurées de Td4 à l’adducteur du pouce au-delà de 0,75.
Ces notions essentielles expliquent la variabilité incontournable du pic d’action de la
néostigmine. Après administration de la néostigmine elles doivent être prises en compte
notamment pour déterminer le moment de réaliser le retrait de la sonde d’intubation du patient
avec une probabilité très élevée d’absence de curarisation résiduelle. En pratique ce délai est
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au moins supérieur à 10-15 minutes. Les conséquences cliniques de ce mécanisme d’action
sont doubles : d’une part le délai d’action de la néostigmine est d’autant plus lent (entre 5 à
plus de 20 minutes) que le degré du bloc au moment de la décurarisation est important (11), et
d’autre part la néostigmine est inefficace pour décurariser un bloc profond car la
concentration du curare non dépolarisant est encore trop importante par rapport à celle de
l’acétylcholine. Une autre conséquence clinique du mode d’action de la néostigmine est une
augmentation du tonus parasympathique responsable en autres d’une bradycardie voire d’une
asystolie en cas de traitement concomitant par des bétabloquants notamment, d’une
augmentation du tonus bronchique à l’origine d’un bronchospasme potentiel et enfin d’une
augmentation du volume des sécrétions bronchiques et salivaires. C’est la raison pour laquelle
l’administration de la néostigmine doit être obligatoirement associée à un agent
parasympatholytique comme l’atropine, elle-même source d’effets secondaires bien connus.
De plus la néostigmine a été suspectée d’augmenter la fréquence des nausées et vomissements
postopératoires bien que ceci n’a pas été formellement démontré (12). La vitesse avec
laquelle la néostigmine accélère la décurarisation du bloc neuromusculaire non dépolarisant
est ralentie par l’hypothermie modérée (34,5 °C) (13) et également par la présence d’agent
halogéné (14).
Quelles sont les limites d’utilisation de la néostigmine ?
Compte tenu de son mode d’action, l’administration de la néostigmine ne peut être envisagée
qu’à partir du moment où la décurarisation a spontanément débuté. En effet, la profondeur du
bloc au moment de la décurarisation pharmacologique influence de manière très importante
l’efficacité de la néostigmine. Le délai pour obtenir, après décurarisation pharmacologique, un
Td4 supérieur à 0,7 ou 0,9 est d’autant plus long que le degré du bloc lors de la décurarisation
pharmacologique est profond, c'est-à-dire qu’il existe moins deux réponses au Td4 (11).
L’efficacité de la néostigmine a été évaluée au décours d’une anesthésie totale intraveineuse
lorsque la curarisation était réalisée par du cisatracurium. Après tirage au sort, la néostigmine
était administrée lorsqu’une, deux, trois ou quatre contractions musculaires de l’adducteur du
pouce étaient obtenues après une stimulation en Td4. Le délai entre l’administration de la
néostigmine et l’obtention d’un Td4 > 0,9 n’était pas significativement différent entre les 4
groupes (11). Cependant, 10 minutes après la décurarisation pharmacologique, un Td4 ≥ 0,7
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était obtenu chez 50, 75, 88 et 93 % des patients chez qui la néostigmine avait été administrée
à 1, 2, 3 et 4 réponses respectivement. Ainsi, pour obtenir rapidement en moins de 10 minutes
une décurarisation acceptable, la néostigmine ne doit être injectée qu’après avoir obtenu au
moins 3 réponses au Td4 après l’administration d’un curare non dépolarisant de durée
d’action intermédiaire. Cependant, il est important de noter que 30 minutes après
l’administration de la néostigmine un Td4 > 0,9 n’a pas été obtenu chez tous les patients. Ce
résultat illustre une nouvelle fois que la néostigmine ne peut garantir une décurarisation
complète en 30 minutes chez tous les patients. Donc la réalité de la décurarisation complète
doit être confirmée par un monitorage adapté.
La décurarisation par le sugammadex : modalités pratiques
d’utilisation
Le sugammadex appartient à la famille des gamma-cyclodextrines. Les charges négatives
présentes en surface interagissent avec les charges positives liées à la présence d’ammonium
quaternaire uniquement pour les curares stéroïdiens.
Rocuronium et vécuronium sont
capturés au centre de la molécule de cyclodextrine. La fixation au centre de la molécule de
cyclodextrine est particulièrement forte, prolongée. Le sugammadex est commercialisé en
France depuis mars 2009 sous le nom commercial de Bridion®. Comment nos pratiques
anesthésiques pourraient en être modifiées ? Rappelons que pour utiliser le sugammadex il
faut obligatoirement utiliser des curares stéroïdiens, en particulier le rocuronium et le
vécuronium. Les anesthésistes ne devraient plus craindre de pratiquer des réinjections de
curares non dépolarisants stéroïdiens en cas de curarisation insuffisante même en étant proche
de la fin de l’intervention, ce qui pourrait faciliter la réalisation du geste chirurgical en
particulier la fermeture d’une paroi abdominale ou la fin d’une cœlioscopie. La curarisation
devenant facile et rapide à être levée à la fin de l’anesthésie, il ne devrait plus y avoir de
patient porteur d’une curarisation résiduelle en SSPI avec toutes les conséquences que cela
entraîne en termes de prolongation de la durée de passage en SSPI, de morbidité ou de
mortalité postopératoire. De plus le sugammadex permet d’éviter les effets secondaires
classiques de l’association néostigmine - atropine et n’est pas contre indiqué dans les
situations suivantes : angor instable, asthme mal équilibré. La posologie recommandée chez
l’adulte, en cas de curarisation induite par le rocuronium ou le vécuronium est de 2 mg pour
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décurariser un bloc modéré (2 réponses au Td4 à l’adducteur du pouce) et 4 mg/kg pour un
bloc profond (PTC 4 à l’adducteur du pouce entre 1 et 2). A ces doses, un Td4 supérieur à 0,9
à l’adducteur du pouce est obtenu en moins de 2-3 minutes et ce quel que soit le protocole
anesthésique employé. Du fait de la spécificité pour les curares stéroïdiens, en cas de
nécessité de recurarisation en post opératoire immédiat (reprise chirurgicale par exemple)
quelques heures après l’administration de sugammadex, l’atracurium ou le cisatracurium
pourraient alors être employés sans problème. Le sugammadex a été aussi proposé au décours
immédiat de l’administration de rocuronium en cas d’intubation impossible du patient
(décurarisation dite de secours). Dans cette indication la dose recommandée est de 16 mg.kg-1
permettant une décurarisation complète (Td4 > 0,9) en 2 minutes environ.
Conclusion
La curarisation résiduelle si elle est un effet attendu des curares reste fréquente. Elle est aussi
inutile que potentiellement dangereuse pour le patient car source de complications
respiratoires. Sa détection repose sur l’utilisation et l’interprétation correcte de tests cliniques
et instrumentaux du monitorage de la curarisation. L’utilisation systématique du monitorage
de la curarisation et son interprétation correctes doivent désormais faire partie des standards
de soins. Les données du monitorage visuel ou tactile à l’adducteur du pouce permettent
notamment de savoir si l’utilisation de la néostigmine est possible. Malgré ses limites elle
reste un médicament qui gardera sa place notamment dans la situation où le médecin utilisera
des curares non dépolarisants de la classe des benzylisoquinolines : atracurium et
cisatracurium. En effet, le sugammadex, nouvel agent décurarisant sera uniquement utilisable
avec les curares non dépolarisants stéroïdiens, rocuronium et vécuronium.
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Références
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