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« Dans ce monde d’apparences fugaces, illusoires, insaisissables, comment ne pas
chercher à déceler, au-delà des apparences, l’absolu ? Et par quel moyen, sinon l’expérience
intérieure ? »
. Quoi de mieux donc que l’expérience du paysage et sa traduction poétique pour
ancrer le moi dans une épaisseur ? Les poètes de cette fin de siècle, héritiers du Romantisme et
de la conception rousseauiste du paysage (qui abolie tout obstacle entre l’individu et la nature
en libérant l’expression des impressions, émotions et sensations) voient dans le paysage une
lunette privilégiée pour observer ce bouleversement généralisé.
Le paysage urbain
Le paysage le plus signifiant de l’air du désenchantement est définitivement le paysage
urbain et son esthétique de la défiguration. Federico García Lorca propose une écriture de ce
sentiment pénible du vertige de la modernité qui n’est pas sans rappeler le Spleen, aussi appelé,
mélancolie des villes. En témoigne, par exemple, sa dénonciation virulente de la défiguration
des villes de Castille, dans son premier recueil : « Villes ruinées par le progrès et mutilées par
la civilisation actuelle ! […] Villes mortes de Castille, au-dessus de tout plane le souffle d’ennui
et de peine immenses
». Il semble judicieux de rappeler un paradoxe très justement souligné
par le professeur et chercheur Ross Chambers dans son œuvre Mélancolie et Opposition
, le
modernisme poétique naît d’une forme de refus de la modernité historique. Aussi, Lorca semble
empreint de cette idée qui pullule dans la poésie de Charles Baudelaire : la figure du poète est
le symptôme d’une perte collective, un sujet dispersé qui se fait l’écho d’un décentrement
existentiel généralisé, reflet de ce fameux « mal du siècle ». Par conséquent, le lyrisme, dans ce
monde de bouleversement, ne peut être que défaillant. Dès lors, le paysage « état-d’âme » de la
seconde moitié du XIXe se fait le signe d’une vaporisation de l’être, d’un « je » lyrique et d’un
romantisme détraqués :
Les âmes romantiques que le siècle méprise, comme il vous méprise, vous si
romantiques et si démodées, vous [les villes] les consolez très doucement et elles
retrouvent leur tranquillité, et une lassitude bleue sous les lambris de vos maisons… les
âmes errent à travers vos ruelles […].
Décaudin, Michel. La Crise des valeurs symbolistes, Vingt ans de poésie française, 1895-1914,
(Champion Classiques, Série « Essais », Paris, 1960),19.
García Lorca, Federico, Impressions et paysages, (Gallimard, 1958), 23.
Chambers, Ross, Mélancolie et Opposition, Les débuts du modernisme en France, (José Corti, 1987),
114.
García Lorca, Federico, Impressions et paysages, (Gallimard, 1958), 23.