Un auteur - Le capes de lettres modernes en clair

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Camilo
José
Cela
Romancier espagnol (Padrón, La Corogne, 1916).
Trulock
Celui qui s'est battu dans les rangs nationalistes pendant la guerre civile est un
provocateur dans ses écrits, à contre-courant de l'idéologie dominante: les rêves
d'une nouvelle grandeur espagnole s'accommodent mal de sa description réaliste de
la misère, dans une langue affranchie de toutes les censures.
Parfois controversé, en partie à cause de liens non tranchés avec le pouvoir
franquiste, ce touche-à-tout littéraire a su enrichir sa prose de trouvailles verbales
puisées dans la langue dite vulgaire. En lui décernant le prix Nobel, en 1989,
l'Académie suédoise a voulu honorer la figure la plus éminente de la rénovation
littéraire dans l'Espagne de l'après-guerre.
Fier de ne pas être un pur-sang
La famille paternelle de Camilo José Cela est galicienne. Sa mère, Camila
Emmanuella Trulock y Bertorini – un nom d'héroïne de Byron, dira-t-il –, est
d'origine anglaise et italienne: la petite-fille d'un Bertorini de Pise ayant fui l'Italie
pour des raisons politiques épousera John Trulock, lequel viendra en Galice pour
diriger une pittoresque ligne de chemin de fer; de ce mariage naîtra Camila
Emmanuella. «Je suis né de ces trois sangs anglais-italien-espagnol, se sentir lié à de
nombreuses géographies ne me semble pas, du moins pour un écrivain, présenter un
inconvénient», pourra déclarer Cela.
La famille s'installe à Madrid lorsque Camilo a neuf ans. Bachelier, il y commencera
des études de médecine, abandonnées dès la première année. Quand, en 1936, éclate
la guerre civile, il a vingt ans. Il reste encore quatorze mois à Madrid, pour un temps
capitale de la République, puis passe en zone nationaliste, où il se bat avec les
troupes de Franco. Il reviendra à Madrid après la guerre et y commencera des études
de droit, qu'il abandonnera elles aussi.
Les années décisives
En 1942, la guerre civile est finie depuis trois ans et les plus grands écrivains sont
morts, en exil ou silencieux. L'idéologie qui a triomphé a imposé au pays ses
normes, sa morale bien-pensante: les déviations de tout ordre sont effacées, châtiées,
étouffées.
La Famille de Pascual Duarte
C'est dans ce contexte que Cela publie la Famille de Pascual Duarte, livre
dérangeant – le monde rural qu'il y dépeint est livré à la misère et à l'absence de loi
– mais épargné par la censure, qui préfère sans doute voir une fatalité là où les
structures archaïques de la société espagnole pourraient être tenues pour
responsables de la violence, du crime gratuit. Dans sa cellule de condamné à mort, le
héros du roman, Duarte, raconte sa vie, parsemée d'assassinats: celui de sa chienne,
celui de la jument qui a provoqué l'avortement de sa femme, et pour finir celui de sa
mère. Dès sa publication, ce tourbillon de sang s'impose comme une œuvre
novatrice et emblématique de l'après-guerre: la confession d'un être, certes fruste,
dont la conscience malheureuse est prisonnière de la fatalité, ne peut qu'émouvoir
dans un pays où presque tout le monde se débat pour survivre. Cette première œuvre
annonce le renouveau du roman espagnol: écrivant à partir de la réalité
contemporaine, Cela ouvre la voie à ce qui pourra être le roman social, même si, en
dépit des apparences, il ne dénonce rien, figeant ses personnages dans un monde
absurde, hors de l'histoire.
L'après-guerre
Au sortir de la guerre, Cela contracte la tuberculose; le sanatorium sera la matière de
Pavillon de repos, publié en 1943. A-t-il lu la Montagne magique de Thomas Mann?
Après ce livre, qui est d'abord l'expérience de l'auteur, Cela publie Nouvelles
Tribulations et Mésaventures de Lazarillo de Tormes, pastiche du picaresque
Lazarillo de Tormes.
L'immédiat après-guerre est le temps de l'élaboration de l'œuvre maîtresse de Cela,
la Ruche, qui lui vaut à la fois controverses et consécration. Interdite par la censure
en 1946 – et son auteur, qui lui-même fit partie un temps de la censure franquiste,
expulsé de l'association de presse de Madrid –, elle ne sera publiée qu'en 1951, à
Buenos Aires, tandis que l'édition espagnole se fera attendre jusqu'en 1963, quand
s'ébauchera la sortie du pays de son autarcie.
Éthique et esthétique des voyages
En 1948 paraît Voyage en Alcarria, qui sera suivi d'autres livres de voyages, de Du
Miño à la Bidassoa (1952) et Juifs, Maures et Chrétiens (1956) à Voyage andalou
(1959) et Voyage dans les Pyrénées de Lérida (1965). Renouant avec la tradition des
écrivains du début du siècle – Miguel de Unamuno y Jugo, Antonio Machado – qui,
en période de crise de l'Espagne, essayaient de retrouver leur pays dans le paysage
géographique et humain, Cela redécouvre l'Espagne profonde, dénonce, tout en
gardant son humour, les plaies et misères de la campagne, stigmatise ses injustices
humaines et structurelles, dans un style incisif à la limite de la caricature, qui atteint
sa perfection dans Histoires d'Espagne: les aveugles, les sots (1958).
Un autre voyage lui fera découvrir l'Amérique, autre terre d'hispanité. Reçu
officiellement au Venezuela, il y écrira la Catira (1955). Mais son activité littéraire
ne se limite pas à l'écriture: de Majorque il dirige et édite une revue littéraire,
Papeles de Son Armadans. Élu membre de l'Académie royale espagnole en 1957,
Cela reçoit les plus grandes récompenses littéraires de son pays, et, finalement, le
prix Nobel de littérature, en 1989.
L'inlassable défricheur du langage
Plus de cent titres rassemblent poèmes, romans, livres de voyages, articles de presse,
mémoires, pièces de théâtre. Dans ses romans, la rénovation formelle se poursuit à
un rythme tel que Cela a pu être considéré comme novateur ou pionnier du roman
réaliste de l'après-guerre, du récit néopicaresque, du récit de voyage avec un arrièrefond sociologique. Il se fixe de véritables paris: après Pascual Duarte, où les faits et
méfaits du personnage se succèdent sans pause, il décide d'écrire un roman statique,
une poésie de l'attente de la mort, Pavillon de repos. Après la Ruche, les romans
qu'il écrit sont tous des incursions dans des voies nouvelles. La Catira, roman des
llanos vénézuéliens à l'instar de ceux des grands romanciers autochtones, est une
sorte d'exaltation jubilatoire, où l'auteur montre qu'il peut écrire dans le langage d'un
autre continent. San Camilo 1936 (1969) est un roman dont l'action se situe à la
veille de la guerre civile. Office des ténèbres 5 (1973) offre une vision de l'humanité
digne des œuvres les plus tourmentées de Jérôme Bosch: sous le regard désabusé
d'un moribond, toutes les croyances sont tournées en une monstrueuse dérision. Les
derniers romans, Mazurka pour deux morts (1983) et Cristo versus Arizona (1988),
ont suscité un enthousiasme inégal: ils ne parviennent guère à renouveler les
bonheurs d'écriture des premières œuvres. De cette profusion se dégagent des
constantes qui traversent toute l'œuvre: la passion de la langue, l'humour, la
présence de la tradition picaresque.
La langue populaire
La grande originalité de Cela est d'avoir dès son premier grand roman fait entrer la
langue populaire dans la littérature: alors que la pudibonderie règne encore sur le
langage, il introduit dans ses livres la langue des gueux et des va-nu-pieds et, en
ethnologue du langage, traque les parlers enracinés dans les régions qu'il traverse.
Son Dictionnaire secret (1968) témoigne de cette volonté de déterrer les mots
oubliés, les mots tabous, posant ainsi le problème de la langue et de ses limites: ce
livre connaîtra un succès lié à l'interdit dans un pays où la littérature érotique a
toujours été censurée. Pour Cela, les mots sont des «outils de travail qui ne doivent
pas être disqualifiés en raison de leur sens».
L'humour
L'humour, d'abord satirique, tend à ridiculiser par le verbe une société qui cherche
avant tout l'effet et l'apparence. Il passe par des définitions absurdes, des parodies de
la grandiloquence. En choisissant les mots qui font rougir, les expressions
dialectales, Cela donne à la langue dans son entier ses lettres de noblesse. Ce qui a
été appelé «déformation grotesque de la réalité» n'est peut-être que ce parti pris de
dévoiler dans l'art l'horrible et le laid; tradition qui remonte à Quevedo et à la
pratique du miroir déformant des dessins de Goya, et que Cela a voulue présente
dans son œuvre: «En Espagne, l'humour frôle souvent l'hérésie», déclare celui qui,
écrivain reconnu, revendique sa marginalité.
La veine picaresque
Elle est représentée par les Nouvelles Tribulations et Mésaventures de Lazarillo de
Tormes, qui est un pastiche délibéré, mais aussi, dans une certaine mesure, par la
Famille de Pascual Duarte: dans ce roman, Pascual revient sur son passé, tout
comme Lazarillo; antihéros, à l'opposé de toute valeur d'exemplarité, il constitue,
tout comme les innombrables personnages de la Ruche, un emprunt de plus à la
littérature picaresque.
Les livres de voyages sont également à rapprocher de cette littérature: tel le picaro
du XVIe siècle, le narrateur traverse les terres espagnoles en vagabond, et les êtres
qu'il rencontre au hasard des routes ne sont guère différents des gueux et des
misérables qui peuplaient les romans picaresques.
Un auteur «hispaniste»
Alors que l'Espagne franquiste redécouvre les idéaux de l'Espagne impériale et
catholique des Habsbourgs, en littérature, ce besoin d'enracinement se manifeste
chez les intellectuels franquistes par un retour à la prose raffinée du Siècle d'or. En
prenant le Lazarillo, littérature de l'anti-honneur, comme modèle de sa prose, Cela
se soumet à l'air du temps tout en affirmant encore une fois la marginalité de sa
volonté créatrice: paradoxe d'un auteur qui suit la tradition par des voies de traverse.
En porte à faux dès le début de sa carrière littéraire, dans le sillage officiel mais
malmené par la censure, académicien à la langue verte, il affirmera: «Je ressens
l'Espagne plus comme hispaniste que comme Espagnol.» Aveu qui éclaire l'art d'être
là sans être là, le regard ému et tendre mais aussi distant de celui qui, lorsqu'on lui
remettra le prix Nobel, soufflera cette épitaphe aux journalistes: «Ci-gît un homme
qui est passé dans cette vallée de larmes en essayant d'enquiquiner le moins possible
son prochain.»
GARCIA
LORCA
Poète et auteur dramatique espagnol (Fuente Vaqueros, 1898 — Viznar, 1936).
Parmi la cohorte de jeunes artistes que l'on désigne sous le nom de «génération
de 1927», Federico García Lorca brille d'un éclat particulier: poète, dramaturge,
dessinateur, musicien, il fait œuvre de novateur dans tous les domaines qu'il aborde.
Son assassinat à l'âge de 36 ans en fait, en outre, un symbole de l'intelligence
persécutée par la force aveugle des fanatismes.
L'Espagne, longtemps repliée sur elle-même, produit, à partir de la fin du
XIXe siècle, des musiciens comme Albéniz, Granados et de Falla, des peintres
comme Juan Gris et Picasso, auxquels se joindront, dans les années 1920, des
écrivains comme García Lorca, qui contribueront à un nouvel âge d'or de la création
en Espagne, brutalement interrompu par la guerre civile.
Le rossignol d'Andalousie
Ainsi sera surnommé Federico García Lorca par ses amis. Né à Fuente Vaqueros
en 1898, il grandit dans la province de Grenade, où son père exploite plusieurs
domaines. Auprès de ce père, doué pour la musique, et de sa mère, institutrice,
Federico acquiert une bonne formation élémentaire et manifeste très tôt des talents
littéraires et musicaux. Ses études secondaires seront, en revanche, à peine
passables. Bachelier en 1915, il suit sans grande assiduité trois années de cours de
droit à l'université de Grenade et se lance avec passion dans la littérature. En 1916
et 1917, il visite la Castille, ce qui fournit la matière de son premier livre, publié à
compte d'auteur en 1918, Impressions et paysages.
En 1919, il découvre la résidence universitaire de Madrid, dans laquelle il effectuera
de nombreux séjours jusqu'en 1929, et où il se liera avec Salvador Dalí, Luis
Buñuel, Jorge Guillén. À cette époque, il ne publie guère, même s'il écrit beaucoup
de poésie et de théâtre, textes qui font l'objet de lectures publiques.
En 1921, après l'échec complet d'une première pièce jouée à Madrid, le Maléfice de
la phalène, Lorca publie le Livre de poèmes et compose le Poème du cante jondo.
L'année suivante, il participe, avec Manuel de Falla, à l'organisation à Grenade d'un
concours de cante jondo.
Reconnaissance littéraire
L'année 1927 constitue une date décisive pour Lorca: il publie son recueil de
Chansons et crée à Grenade, puis à Madrid, Mariana Pineda, avec, dans le rôle-titre,
l'actrice catalane Margarita Xirgu. L'année suivante paraît un recueil de poèmes,
tous écrits entre 1924 et 1927, le Romancero gitan. Désormais, Lorca est un auteur
reconnu et apprécié dans toute l'Espagne.
De juin 1929 à janvier 1930, il effectue un séjour à l'université Columbia, à
New York, avant de donner un cycle de conférences à Cuba, séjour qui lui fournira
la matière d'un recueil, le Poète à New York, et pendant lequel, probablement, il écrit
son œuvre théâtrale la plus ambitieuse, le Public.
La Barraca
De retour en Espagne, Lorca, désormais conférencier très recherché, se consacre à
l'écriture poétique et théâtrale. En décembre 1930, Margarita Xirgu crée la Savetière
prodigieuse, quelques mois avant la proclamation de la République (14 avril 1931).
Lorca publie un texte déjà ancien, Poème du cante jondo, et lance le projet de la
Barraca, théâtre universitaire itinérant financé par le ministère de l'Instruction
publique, qui a pour mission de représenter des œuvres classiques espagnoles. La
première tournée a lieu pendant l'été de 1932, dans la province de Soria, et la troupe
restera sous la direction de Lorca jusqu'à l'été de 1935. Le public populaire, souvent
illettré, fait meilleur accueil à ces représentations que la critique et le public
bourgeois. L'écrivain achève Lorsque cinq ans seront passés, pièce inédite de son
vivant, alors que le succès de sa carrière théâtrale déborde les frontières de
l'Espagne. En 1933, il s'embarque pour Buenos Aires, où Noces de sang vient d'être
créé avec succès. Accueilli triomphalement en Argentine, il y fait la connaissance du
poète chilien Pablo Neruda.
Une trilogie théâtrale
De 1933 à 1936, alors que l'Espagne est gouvernée par une coalition de droite, la
tension politique ne cesse de croître. Lorca achève Yerma – qui, après Noces de
sang, constitue le deuxième volet d'une trilogie théâtrale – ainsi que son recueil
poétique le Divan du Tamarit. La mort dans les arènes d'un ami torero inspire au
poète son Chant funèbre pour Ignacio Sánchez Mejías (publié en 1938). Créée le
29 décembre 1934, Yerma fait l'objet d'une cabale de l'extrême droite. Mais Lorca
déploie une activité inlassable: représentations de la Barraca, conférences, mises en
scène de ses propres œuvres, ce pour quoi il séjourne à Barcelone de septembre à la
fin de l'année.
En février 1936, une coalition des partis de gauche, le Front populaire, remporte les
élections. Lorca, qui affiche sa sympathie à l'égard du nouveau gouvernement,
achève sa trilogie avec la Maison de Bernarda Alba. Il s'apprête à accompagner
Margarita Xirgu au Mexique, mais décide de passer auparavant quelques jours à
Grenade. C'est là que le surprend la rébellion du 18 juillet. Arrêté, il sera fusillé sans
jugement, le 19 août, près du village de Víznar.
Le poète
Les premiers recueils poétiques de García Lorca sont placés sous le signe de la
tradition populaire, même si la facture révèle l'influence d'une certaine modernité.
Le Livre de poèmes contient des pièces qui rappellent le style d'Antonio Machado. Y
percent des tonalités romantiques et une sensualité diffuse, qui annoncent la poésie
ultérieure. Le Poème du cante jondo est un hommage à un art du chant
spécifiquement andalou, où le poète puise modèles strophiques et thèmes
d'inspiration. C'est, à ses yeux, l'art le mieux fait pour chanter l'amour et la mort,
dans une vision panthéiste du monde. Il poursuit dans cette veine avec son
Romancero gitan, hommage à toute l'Andalousie, remettant à l'honneur une forme
poétique créée à la fin du Moyen Âge, composée d'octosyllabes assonancés aux vers
pairs. Le monde qu'il présente est sombre, rempli de violence et de cruauté, la
Guardia civil étant présentée comme une force de répression aveugle. Ce recueil a
donné lieu à des interprétations folkloristes, que les amis surréalistes du poète lui
reprocheront violemment et dont il se défendra lui-même. La réponse à ces
accusations doit être trouvée dans le Poète à New York, où l'auteur, s'inspirant d'une
réalité totalement exotique pour lui – l'Amérique anglo-saxonne ou Cuba l'Africaine
–, cisèle un langage métaphorique d'une très grande rigueur, souvent même d'un
volontaire hermétisme, et où une «Ode à Walt Whitman» est l'occasion pour l'auteur
de laisser paraître clairement son homosexualité. Avec le Chant funèbre à Ignacio
Sánchez Mejías, il compose une déploration aux accents antiques, dans laquelle il
narre, avec une profonde émotion, la mort de son ami torero. Enfin, dans le Divan du
Tamarit, il cherche à retrouver l'inspiration propre à la poésie arabo-andalouse, qui
fleurit dans le sud de l'Espagne jusqu'au XIIIe siècle.
Le dramaturge
Avec le théâtre, Lorca associe plusieurs registres de son talent: l'écriture, le dessin et
la musique. Il n'a jamais cessé de pratiquer le théâtre de marionnettes. Sa première
œuvre publiée, Mariana Pineda, drame héroïque en vers, constitue une exception
dans sa production. Il préférera traiter des sujets poétiques ou des drames inspirés de
la réalité sociale de son temps. Enfin, l'écriture théâtrale lui donne l'occasion de
repenser les normes du genre, qu'il estime dévoyé par ses contemporains.
L'écriture théâtrale
Aucune des pièces de Lorca ne doit être sous-estimée, même lorsqu'elle se présente
sous des apparences modestes ou futiles. La Savetière prodigieuse est une fable sur
le thème de la jeune épouse qui rend la vie impossible à son vieux mari, qu'elle aime
pourtant. On y retrouve une veine populaire du meilleur aloi. Le même thème est
repris dans les Amours de don Perlimplín avec Bélise en son jardin, mais dans une
tonalité plus tragique, puisque le vieux mari, rendu impuissant par l'âge, s'invente un
jeune rival, qu'il feint de tuer, avant de se tuer lui-même, alors que Bélise l'aime,
mais trop tard. Le Public et Lorsque cinq ans seront passés constituent les tentatives
les plus poussées de Lorca pour approfondir l'essence de l'écriture théâtrale. Dans la
première pièce, il défend le principe d'un théâtre de la vérité, celui qui montre les
choses qui sont «sous le sable», par opposition au théâtre à l'air libre que défend l'un
des personnages, le Directeur. La seconde pièce se déroule dans une atmosphère
onirique qui rappelle l'expérience surréaliste. Elle présente une structure plus
facilement représentable que celle du Public. L'auteur y exprime son angoisse du
temps qui passe et son incapacité à aimer les femmes. Doña Rosita, la vieille fille,
pourrait être considérée comme une illustration du thème de Lorsque cinq ans seront
passés appliqué à la femme: délaissée par son fiancé, elle se fane à la manière d'une
rose. Commencée sous le signe du rire, la pièce se termine dans une atmosphère de
tristesse profonde sans pour autant atteindre à la dimension tragique de la
précédente.
Un cycle réaliste
Noces de sang et Yerma appartiennent à un même cycle. Avec elles, Lorca renoue
avec le réalisme. Yerma illustre la tragédie de la paysanne qui, n'ayant pas d'enfant,
ne voit pas de sens à sa vie. Elle est stérile parce qu'elle et Juan, son mari, ne
s'aiment pas vraiment. Mais son honneur lui interdit d'avoir des relations avec le seul
homme qu'elle aime. L'épilogue – l'assassinat de Juan par la femme stérile – rejoint
le paradoxal soulagement que ressent la mère du marié de Noces de sang, que la
mort de son dernier fils libère de toute angoisse à venir. Dans la Maison de
Bernarda Alba, le dramaturge trace un tableau de la vie dans un village andalou, à
travers les conflits qui éclatent dans une maison peuplée uniquement de femmes, sur
lesquelles règne une mère tyrannique. Adèle, qui tente d'échapper à cette prison,
finira par se suicider.
Federico García Lorca aborde tous les genres avec le même désir d'innover, sans
tomber dans le piège de la mode. Le caractère parfois mondain de son existence
cache un grand sens du devoir à l'égard de ses contemporains, qui le pousse à
promouvoir l'authenticité dans la création, ce qu'aurait sans nul doute confirmé la
maturité d'une œuvre trop tôt interrompue.
ARRABAL
Auteur dramatique, romancier, poète et cinéaste espagnol de langues française et
espagnole (Melilla, Maroc, 1932).
Le théâtre de Fernando Arrabal est celui du paroxysme. Né en Espagne mais vivant
à Paris depuis 1955, Arrabal réunit dans ses œuvres la dérision de Jarry, l'onirisme
de Buñuel et la violence d'Artaud. Pour lui, «le théâtre est une cérémonie, une fête
qui tient du sacrilège et du sacré, de l'érotisme et du mysticisme, de la mise à mort et
de l'exaltation de la vie». Jouée dans le monde entier, son abondante production
théâtrale, mystique et provocatrice, est un mélange baroque de cruauté et de
tendresse.
Esthétique du paradoxe, de la contradiction – voire de la confusion –, ce qu'il
nomme «la panique» est pour Arrabal le moyen de provoquer un monde dont il
regarde ironiquement la fébrilité burlesque. Délires baroques d'amour et de cruauté
(le Cimetière de voitures, 1966; Fando et Lis, 1955; le Grand Cérémonial, 1962;
Bestiaire érotique, 1968), accouplements monstrueux et hallucinés (le Jardin des
délices, 1967), broyage des identités dans les mécaniques du pouvoir (le
Labyrinthe, 1967; l'Architecte et l'empereur d'Assyrie, 1966), la tragédie côtoie sans
arrêt dans ces œuvres le guignol.
Mais sous l'exubérance des fantasmes apparaissent parfois la rigueur froide du
constat ou la véhémence du témoignage engagé: le roman Baal Babylone, dont
Arrabal a tiré en 1971 le film Viva la muerte, raconte les horreurs franquistes
pendant la guerre civile. Rouge et noir, cruel et strident, totalement indifférent au
bon ou au mauvais goût, le théâtre d'Arrabal dit avec démesure, jusqu'à la
vocifération, l'angoisse des fraternités introuvables. Parmi ses derniers films, on peut
citer : J'irai comme un cheval fou, 1973; l'Arbre de Guernica, 1975; le Cimetière des
voitures, 1983. Il a également publié un recueil de poésies, Liberté couleur de
femme(1993), et des textes en prose, le Fou rire des lilliputiens (1996), et la Tueuse
du jardin d'hiver (1994). Passionné par les échecs, il a publié sur ce jeu un essai,
Fischer (1973), de nombreuses chroniques, Échecs féériques et libertaires (1980),
Échecs et mythe (1984), et un roman, Échec au diable (1983).
Luis
de
Góngora
y
Argote
Poète et ecclésiastique espagnol (Cordoue, 1561 — id., 1627).
Fils de don Francisco de Argote, consulteur du Saint-Office, et de doña Leonor de
Góngora, Luis de Góngora y Argote entre en 1576 à l'université de Salamanque, où
il suit les cours de droit canon. Grâce à la protection de son oncle, chapelain du roi,
il est doté d'importants bénéfices ecclésiastiques sans pourtant être ordonné prêtre.
Revenu à Cordoue, il écrit ses premiers Sonnets et il tente de renouveler l'inspiration
des genres traditionnels espagnols: Letrillas et Romances, qui commencent à
circuler, en manuscrits, dans les cercles littéraires qu'il fréquente assidûment.
En 1585, il est nommé trésorier de la cathédrale, mais en 1589 son évêque lui
reproche de «s'adonner de jour et de nuit à des choses légères». À la suite d'une
grave maladie (1593), il est déchargé de toutes ses obligations à l'égard du chapitre
et de la cathédrale de Cordoue.
Le gongorisme
Il peut enfin se consacrer entièrement à la poésie. En 1610, il écrit une ode sur la
prise de Larache, dont le caractère ésotérique contraste étrangement avec la
transparence de ses Romances de jeunesse. Cette évolution poétique se poursuit avec
la Fable de Polyphème et de Galatée et les célèbres Solitudes (1613). L'argument de
Polyphème, poème mythologique éblouissant, est tiré des Métamorphoses d'Ovide.
Au contraire, les Solitudes délaissent l'argument fabuleux et narratif, et déroulent
une suite de scènes champêtres, entrecoupées de discours sur la mer et l'homme, que
transfigure une saisissante alchimie du mot. Ces œuvres, en dépit d'une syntaxe
modelée sur la syntaxe latine, de réminiscences mythologiques ou d'allusions
héraldiques, font de Góngora un des plus grands poètes espagnols. Elles ont donné
naissance au «gongorisme», appelé également «cultisme», genre littéraire caractérisé
par l'affectation du style et l'emploi de mots énigmatiques et métaphoriques.
Première expérience de poésie pure
Les favoris de Philippe III font obtenir au poète le titre de chapelain du roi, charge
qui l'oblige à se faire ordonner prêtre à l'âge de cinquante-six ans. Cependant, les
difficultés succèdent à la vie fastueuse. Le souvenir des années de jeunesse et
d'amour, le thème de l'instabilité, de la brièveté de la vie trament ses derniers et ses
plus beaux Sonnets. En 1627 paraît la première édition des œuvres du poète:
Œuvres en vers de l'Homère espagnol. Déjà, le «cultisme» s'impose, fait fureur à la
cour et s'introduit dans l'architecture et dans les lettres.
Par la recherche d'un langage élaboré, audacieux, riche de suggestions, de
métaphores hyperboliques, l'esthétique gongoriste, qui appartient à une époque de
grande culture, devait s'imposer au cours des siècles et apparaître comme la
première expérience de «poésie pure», avant celles de Mallarmé, Cavafy, Valéry.
Manuel
Vázquez
Montalbán
Journaliste et écrivain espagnol (Barcelone, 1939).
Les articles de Manuel Vázquez Montalbán dans Siglo XX, Triunfo notamment, ainsi
que son livre Informe sobre la información (1968) lui ont conféré une place à part
dans le journalisme espagnol. En 1967, il publie un recueil de poèmes, Une
éducation sentimentale, qui témoigne d'un humour démystificateur et d'un habile
maniement du collage. À celui-ci font suite, entre autres, Mouvement sans succès
(1969) et À l'ombre des jeunes filles en fleurs (1973). Il publie aussi des essais
(Manifeste subnormal, 1970; Comment liquider le franquisme en seize mois et un
jour, 1977; Chroniques sentimentales d'Espagne, 1980 et Histoire de la
communauté sociale, 1980), des récits (Recordando a Dardé, 1969; J'ai tué
Kennedy, 1972; Happy End, 1974; la Joyeuse Bande d'Atzavara, 1987;
Quartet, 1988).
Il s'essaie aussi et avec succès au roman policier avec une série prolifique dont le
héros est Pepe Carvalho et qui fonctionne comme un commentaire marginal des
principaux événements de l'actualité sociopolitique espagnole; de cette série de
romans, il convient de retenir Tatouage (1976) et les Mers du Sud (1979), qui en
constituent les exemples majeurs.
Son œuvre comprend également des romans, le Pianiste (1985), Galindez (1990) et
El Estrangulador (1994), qui proposent une réflexion éthique que l'on retrouve aussi
dans son roman-document Autobiographie du général Franco en 1992. Au registre
du journalisme politique, il faut inscrire un recueil d'interviews: Un polaco en la
corte del rey Juan Carlos (1996). Il a également publié une autobiographie, intitulée
le Scribe assis, en 1997, dans laquelle ses propres lectures constituent le fil
conducteur du récit.
Octavio
Paz
Poète et essayiste mexicain (Mexico, 1914 — id., 1998).
Prix Nobel de littérature en 1990, Octavio Paz a construit une œuvre riche qui
conjuguait les influences des traditions mexicaines, du surréalisme et de la poésie
orientale. Se revendiquant de culture aztèque autant qu'hispanique, il était fasciné
par la poésie de l'ancien Mexique. En 1937, il s'expatria en Espagne, sympathisa
avec Buñuel, Alberti, Hernández et participa, en pleine guerre civile, au Congrès des
auteurs antifascistes. Cherchant sans cesse à établir des communications entre les
hommes, les cultures et les sensibilités, il fonda ou anima diverses revues, parmi
lesquelles Barandal (1931), Cuadernos del Valle de Mexico (1933), Taller (1939),
El Hijo-Prodigo (1943), Plural (1971), Vuelta (1976). Sa carrière fut également
ponctuée de nombreux voyages : il séjourna ainsi aux États-Unis (1944-1945), en
France (1946-1951 et 1959-1962), au Japon (1952) et en Inde, où il fut ambassadeur
du Mexique à New Delhi de 1962 à 1968.
Après avoir étudié la poésie aux États-Unis, il publia Liberté sur parole (1949), une
analyse historique de l'esprit mexicain : le Labyrinthe de la solitude ; Critique de la
pyramide (1951), puis un traité d'art poétique (l'Arc et la Lyre, 1956). À travers ses
recueils poétiques (Pierre de soleil, 1957 ; Versant est, 1969 ; Mise au net, 1975 ; le
Feu de chaque jour, 1979 ; D'un mot à l'autre, 1980), il poursuivit une vaste
méditation sur les rapports de la poésie et sur le pouvoir de la parole. Il consacra des
essais au structuralisme et à l'art moderne (Deux Transparents : Marcel Duchamp et
Claude Lévi-Strauss, 1971), à l'érotisme (la Flamme double, 1994), aux rapports
existant entre la philosophie orientale et européenne (Conjonctions et
Disjonctions, 1972), à une anthologie de la poésie moderne depuis le romantisme
(Los hijos del limo, 1974), à la société espagnole du XVIIe siècle (Sor Juana Inés de
la Cruz ou les Pièges de la foi, 1982), et à une réflexion sur l'histoire contemporaine
(Une planète et quatre ou cinq mondes : réflexion sur l'histoire
contemporaine, 1985). Itinéraire, publié en 1996, est un essai autobiographique sur
son parcours politique et intellectuel, où la poésie s'affirme comme «parole de l'être»
et acte de connaissance.
Pablo
Neftalí
Ricardo
Poète chilien (Parral, 1904 — Santiago du Chili, 1973).
Neruda
Reyes
L'enfance de Pablo Neruda, passée à Temuco, est marquée par la présence de la
forêt, de la tempête et de la pluie, «la grande pluie australe qui tombe du pôle
comme une cataracte».
Politique et poésie
Dès 1917, Neruda écrit ses premiers poèmes. En 1921, il s'installe à Santiago du
Chili et suit les cours de français à l'Institut pédagogique. Il participe alors aux
manifestations révolutionnaires opposant les ouvriers et la police: «Depuis cette
époque et par intermittence, la politique s'est mêlée à la poésie et à ma vie. Il n'était
pas possible, dans mes poèmes, de fermer la porte à la rue, de même qu'il n'était pas
possible, dans mon cœur de jeune poète, de fermer la porte à l'amour, à la vie, à la
joie ou à la tristesse.» Après la publication, en 1924, de Vingt Poèmes d'amour et
une chanson désespérée, livre qui chante les rues de Santiago, il abandonne ses
études de français et se consacre à la littérature.
À partir de 1927, il entre dans la carrière diplomatique. Il est successivement consul
à Rangoon – il y écrira Résidence sur la terre (1933-1935) –, Colombo, Batavia,
Singapour, à Buenos Aires enfin, où il rencontre Federico García Lorca. Nommé à
Barcelone, puis à Madrid, il se lie d'amitié avec Rafael Alberti.
Le chant général
En 1936, Lorca est fusillé près de Grenade, et Neruda écrit ses premiers grands
poèmes politiques: Espagne au cœur (1938). Le poète est relevé de ses fonctions
consulaires. La mort de son père, le 7 mai 1938, lui inspire son Chant au Chili,
première étape du Chant général (1950), gigantesque épopée de tout un continent.
C'est que l'angoisse cède à l'indignation et à la révolte. Le chant exprime la solidarité
humaine et l'héroïsme des combats du peuple chilien contre ses oppresseurs. La
même année, il achète, à quelques kilomètres de Valparaiso, face à l'Océan, son
domaine de l'île Noire. En mars 1945, il est élu sénateur, puis, en juillet, adhère au
parti communiste. Déchu de son mandat par un gouvernement réactionnaire, il
s'exile en Europe, où il poursuit sa lutte politique. Loin de toute métaphysique et de
tout esthétisme, Neruda s'efforce de traduire la grandeur d'une nature âpre et
splendide, les souffrances et les espoirs de l'homme écrasé par l'oppression. Parmi
ses œuvres principales il faut retenir: les Hauteurs de Macchu Pichu (1945); la
Vigne et le Vent (1954); Odes élémentaires (1954); Vaguedivague (1958), la
Centaine d'amour (1959), les Pierres du Chili (1961), Chants cérémoniels (1961),
Splendeur et mort de Joaquín Murrieta (1967), la Rose détachée (1973) et Mémorial
de l'île Noire (1964), autobiographie poétique et méditation lyrique sur une vie
inquiète, consacrée à l'action et à la poésie. On lui doit aussi des Mémoires
posthumes: J'avoue que j'ai vécu (1974). Pablo Neruda a obtenu en 1971 le prix
Nobel de littérature.
YERMA
Pièce de théâtre de Federico García Lorca (1934).
Mariée à Juan depuis deux ans, Yerma (prénom espagnol tristement prémonitoire,
puisqu'il signifie «stérile») souhaite ardemment avoir des enfants. Lui s'occupe plus
volontiers de ses terres que de sa femme, qu'il considère avant tout comme une
maîtresse. La jeune femme souffre terriblement de cette situation. Pour elle, enfanter
est le seul but de l'existence d'une femme, et cette idée l'obsède. Bien qu'il sache
Yerma incapable de le trahir, Juan finit pourtant par la soupçonner de vouloir se
tourner vers un autre pour assouvir son désir. Il fait venir à la ferme deux de ses
sœurs, fort bigotes, dans le but de la surveiller. Tandis que le climat ne cesse de
s'alourdir, Yerma décide de se rendre sur un lieu de pèlerinage pour les femmes
stériles; effarée, elle n'y trouve que débauche. Mais surgit son mari, qui,
soupçonneux, l'a suivie. Tout heureux de ces retrouvailles, il veut à nouveau jouir
d'elle. Yerma, incapable de supporter une étreinte qui la révulse, l'étrangle de ses
propres mains.
Lorca a choisi de situer l'action de cette pièce en trois actes et six tableaux dans le
cadre rude de son Andalousie natale. Véritable drame de la stérilité, rédigée dans un
style sans artifice où se mêlent prose et vers, l'œuvre n'est pas sans évoquer la
tragédie grecque antique.
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