
Pour la justice rétributive, la loi vaut – et c'est bien ce qu'on lui reproche – du seul
fait qu'elle est la loi. "Le crime est à lui seul, écrit Ricoeur, sa raison d'être puni" – ce que
veut dire "rétribution" –, à lui seul aussi la raison de faire souffrir, ce que veut dire
"peine". C'est le franchissement du punissable au pénible, de la loi comme forme de la
raison à l'individu comme être de chair qui fait pour Ricoeur
"l'inhumanité de la peine",
son "scandale". "Souffrance infligée légalement", la peine serait "le point aveugle de tout
le système judiciaire". "Scandale intellectuel", pierre d'achoppement sur laquelle la
raison trébuche, dit-il, parce que la rationalité du droit se paye d'un formalisme qui,
découplant droit et moralité, à l'exemple de Kant, lie inexorablement le droit à la
contrainte. Droit de contraindre et de faire souffrir, de "mesurer" la souffrance dans un
calcul arithmétique où le corps sensible est oublié. En dialectisant la conception
kantienne de la peine pour en faire un obstacle à l'obstacle qu'est le délit, un mal
surmontant le mal, Hegel en aurait exalté "la fine fleur empoisonnée". Si l'on veut en
finir, dit Ricoeur, avec cette légalité "pauvre" et inhumaine incitant l'individu à
transgresser la loi plus qu'à s'intégrer dans la communauté, on ne peut qu'admirer la
justice nouvelle dont la Commission Vérité et Réconciliation
aurait, mieux que toutes
les inflexions du droit pénal, ouvert la voie : justice sans violence qui s'exerce par la
seule parole, par l'échange de l'amnistie du coupable contre son aveu.
Que la procédure de "réconciliation" civile en Afrique du Sud ait été le fruit d'un
compromis politique entre l'exigence d'amnistie du Parti national et le refus par l'ANC
"Avant la justice non-violente, la justice violente", in "Vérité, réconciliation, réparation" [noté VRR], sous
la direction de B.Cassin, O.Cayla, et Ph.-J.Salazar, Le Genre humain, Seuil, novembre 2004, pp.159-171.
L'Assemblée constituante d'Afrique du Sud (composée de deux chambres élues en 1994) adopte en 1995
la loi n°34 relative à la promotion de l'unité nationale et de la réconciliation, qui institue la Commission
Vérité et Réconciliation [notée CVR]. Celle-ci a mission d'entendre les dépositions des perpetrators (auteurs
de graves violations des droits de l'homme commises pendant la période de l'apartheid) et d'apprécier en
retour s'il convient ou non (sous des conditions prédéfinies) de les amnistier. Le numéro du Genre humain,
cité dans la note précédente, est entièrement consacré aux enjeux de cette procédure.