loi, ni au regard de mœurs qui le prennent pour norme. Il faut punir quand bien même
la peine serait privée en ce cas, dit Arendt, de ses justifications habituelles, puisqu'il n'y
a pas à dissuader de récidive individuelle un criminel de masse, ni à éduquer quelqu'un
faisant de son crime l'objet de son zèle. La valeur rétributive de la peine, "seule raison
non utilitaire […] et donc quelque peu en désaccord avec la pensée juridique actuelle"
,
semble elle-même menacée quand l'ampleur du crime semble impossible à
contrebalancer. Pourtant "notre sens de la justice" ne tolère pas, dit Arendt, de laisser
impuni l'assassinat de milliers de gens, même si la peine n'entre dans aucun calcul
arithmétique pertinent ni aucun calcul d'utilité. Comme si le châtiment devenait alors
aussi catégorique que l'était l'impératif transgressé et levait toutes les conditions
("hypothèses" dirait Kant) sous lesquelles ce dernier prend ordinairement son sens.
De l'hypothétique au catégorique, du conditionnel à l'inconditionné, c'est la valeur
de la loi qui se joue dans la peine. Valeur empirique ou idéelle, utilitaire ou symbolique.
À ne pouvoir que rétribuer le crime (hors de toute proportion, qui plus est), la peine ne
prétend être un bien-fait ou un béné-fice pour personne, elle ne "fait de bien" qu'à la loi
elle-même, à la valeur qu'on lui reconnaît. La peine rappelle que la loi est la condition
inconditionnée du vivre ensemble. Non pas telle loi précise du droit positif que le délit
enfreint, mais la loi comme orbe des lois positives, ordre symbolique qui leur donne
sens, comme registre du sens lui-même. Que les lois puissent être dites "scélérates", que
le légitime puisse récuser le légal prouve seulement que la loi impose la visée d'un sens
échappant aux opportunités des circonstances. Le droit dit "naturel" n'est que cette visée
même, il n'est donné dans aucune "nature", il est la demande de l'impossible, qu'on ne
puisse pas ce qui ne doit pas se pouvoir et qui se fait pourtant si bien, "naturellement"
comme dirait Kertesz : jouer au jeu du "tout est possible", au jeu du sens à discrétion.
Qui n'est que le jeu de massacre du non-sens.