Critique de 'Dieu sans l'être' de Jean-Luc Marion

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Étude&critique&de&«&Dieu&sans&l’être&»&de&Jean-Luc&Marion
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Introduction&
Dieu. Est-il « mort » (Nietzsche), est-il une projection de l’esprit humain (Feuerbach), y a-
t-il même un sens à prononcer ce mot (positivisme logique)? Son destin est-il lié à celui de la
métaphysique occidentale, qui est celui d’un déclin irrémédiable dans un monde « scientifique »
(Comte)? Ou bien la voie ne serait-elle pas de dissocier le destin de la métaphysique de celui de la
pensée de Dieu, pour enfin écouter celle-ci sans parler à sa place? C’est cette voie que nous propose
d’emprunter le philosophe français Jean-Luc Marion, membre de l’Académie française, dans son
maître ouvrage Dieu sans l’être
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. Nous nous concentrerons particulièrement sur le chapitre 2
intitulé « La double idolâtrie », qui met de l’avant la thèse que toute métaphysique constitue une
« idolâtrie conceptuelle » et que même une pensée voulant dépasser la métaphysique comme celle
de Martin Heidegger demeure idolâtre.
1. La&métaphysique&comme&«&idolâtrie&conceptuelle&»&
La conception de l’idolâtrie conceptuelle que Marion adopte au chapitre 2 dépend de la
phénoménologie de l’idole et de l’icône qu’il élabore au premier chapitre (intitulé « L’idole et
l’icône »). Nous allons donc voir brièvement ce que Marion signifie par le terme « idole ».
1
Travail effectdans le cadre du séminaire Ontologie et herméneutique dirigé par le professeur Jean Grondin à
l’automne 2012 à l’Université de Montréal.
2
Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être, 3e édition, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2010 [1982].
Nous mettrons entre parenthèses dans le corps du texte nos références subséquentes à ce livre.
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1.1&&Ce&qu’est&l’idolâtrie&conceptuelle&
Mentionnons d’abord que Marion comprend l’idole en relation avec l’icône. Les deux sont des
« signa concernant le divin » (16) et ils constituent « deux modes du divin dans la visibilité » (18).
Mais Marion souligne cette ressemblance pour ensuite distinguer clairement l’icône de l’idole.
L’idole se caractérise par un objet visible (ou un concept, nous y reviendrons) qui captive
le regard et vient le combler, ce que Marion nomme un « premier visible » (18). Celui-ci n’admet
aucun invisible, aucun invisable au-delà de lui; il ne fait que renvoyer au regard sa propre image,
c’est un miroir mais qui n’est pas vu comme tel, c’est donc un « miroir invisible » (20). Dès lors,
l’idole matérielle ne fait que « ressemble[r] à ce que le regard humain a éprouvé du divin » (24), à
la différence de l’icône c’est plutôt nous qui sommes regardés par un Visage et l’icône visible
renvoie à l’invisible qui n’est pas l’objet d’une visée intentionnelle du regard humain (31).
Plus important pour notre propos est la forme que prend l’idolâtrie quand elle ne concerne
pas un objet visible mais un concept, ce que Marion nomme l’ « idolâtrie conceptuelle ». Mais
d’abord, qu’est-ce qu’un concept? Voici la finition concise que Marion nous donne :
Le concept consigne dans un signe ce que d’abord l’esprit avec lui saisit
(concipere, capere); mais pareille saisie ne se mesure pas tant à l’ampleur du
divin qu’à la portée d’une capacitas, qui ne fixe le divin en un concept, tel ou
tel, qu’au moment où une conception du divin la comble, donc l’apaise, l’arrête,
la fige (26).
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On y reconnaît aisément ce qui caractérise toute idole, qui fige le divin dans un regard pour l’idole
matérielle, dans une « vue de l’esprit » pour l’idole conceptuelle – et écarte l’invisible, c’est-dire
tout ce qui ne peut être l’objet d’une visée du regard ou de l’esprit humain.
Marion définit précisément ce qu’il entend par « idole conceptuelle » : « l’idole
conceptuelle a un site, la métaphysique, une fonction, la théo-logie dans lonto-théo-logie, et une
définition, causa sui » (56). Voyons plus précisément ce que Marion identifie comme le « site » de
l’idolâtrie conceptuelle : la métaphysique.
1.2&&L’essence&de&la&métaphysique&est&d’être&une&idolâtrie&conceptuelle&
Dans la lignée ici de Heidegger, Marion affirme que l’essence de la métaphysique est d’être
une onto-théo-logie, c’est-à-dire que, premièrement, « Dieu » est déterminé comme un Étant
(suprême, mais ceci importe peu, car il demeure un étant); qu’il est, deuxièmement, la « fondation
causale (Begründung) de tous les étants communs dont il rend raison » et qu’il est, troisièmement,
nommé et joue la fonction de causa sui, « c’est-à-dire de l’étant suprêmement fondateur parce que
suprêmement fondé par lui-même » (287).
Pourquoi est-ce que la métaphysique est idolâtre? Parce que « Dieu » a une fonction qui lui
est assignée par la métaphysique, qui est d’être un fondement. « Dieu » doit jouer le rôle que la
métaphysique lui assigne, c’est elle qui fixe les gles d’apparition de « Dieu » dans la pensée
(comme on fixe une idole matérielle par le regard). Ainsi, « cette instance antérieure – qui
détermine l’expérience du divin à partir d’une condition supposée incontournable marque un
premier caractère de l’idolâtrie » (53). Selon Marion, contrairement à la métaphysique, « la religion
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chrétienne ne pense pas Dieu à partir de la causa sui, parce qu’elle ne le pense pas à partir de la
cause, ni à l’intérieur de l’espace théorique défini par la métaphysique, ni même à partir du concept,
mais à partir de Dieu seul […] » (57).
Marion fait donc une distinction nette entre Dieu et tout concept de « Dieu ». C’est pourquoi
il met dos à dos théisme et athéisme, l’un affirmant et l’autre niant ce qui n’est en fait qu’une idole
conceptuelle de « Dieu » qui, de Platon et Aristote, en passant par les scolastiques, culmine dans
le Dieu « causa sui » de Descartes et de ses descendants jusqu’à Hegel; cette idole conceptuelle,
métaphysique, de « Dieu » subit un inévitable « crépuscule » avec le nihilisme, qui est finalement
peut-être plus près du véritable « Dieu divin » que tout théisme, suggère Marion. Par cette
thématique du « Dieu divin » et de la causa sui, Marion est dans la lignée de Heidegger, dont il cite
ce passage célèbre :
Ce Dieu, l’homme ne peut ni le prier, ni lui sacrifier, il ne peut, devant la causa
sui, ni tomber à genoux plein de crainte, ni jouer des instruments, chanter et
danser. Ainsi la pensée sans-dieu, qui se sent contrainte d’abandonner le Dieu
des philosophes, le Dieu comme causa sui, est-elle peut-être plus proche du Dieu
divin (54-55)
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Mais si Marion reçoit la critique heideggérienne de la métaphysique et son ouverture à un « Dieu
divin », il sen sépare parce que Heidegger demeurerait malgré tout dans l’empire de l’idolâtrie
conceptuelle. En effet, comme nous le verrons, Marion se distingue d’Heidegger en affirmant qu’il
n’est pas suffisant de « rétrocéder de la métaphysique » pour « libérer Dieu de l’idolâtrie » (58).
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Marion cite ici Martin Heidegger, « Identité et différence » dans Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 306.
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2. La& pensée& de& l’être& de& Martin& Heidegger& comme& idolâtrie&
conceptuelle&
Marion affirme l’idolâtrie de la pensée de l’être heideggérienne parce qu’elle postule
« l’antériorité, indiscutable et essentielle, de la question ontologique sur la question ontique de
« Dieu ». Cette antériorité suffit à établir l’idolâtrie » (61). Marion s’appuie particulièrement sur
La lettre sur l’humanisme de Heidegger pour soutenir son interprétation, entre autres sur le texte
suivant, qui établirait clairement qu’on ne peut penser Dieu selon Heidegger qu’à la lumière de
l’Être :
Ce n’est qu’à partir de la vérité de l’Être que se laisse penser l’essence du sacré.
Ce n’est qu’à partir de l’essence du sacré qu’est à penser l’essence de la divinité.
Ce n’est que dans la lumière de l’essence de la divinité que peut être pensé et dit
ce que doit nommer le mot « Dieu »
4
.
Il semble clair, en lisant ce texte, qu’il y a une gradation dans laquelle la vérité de l’Être est ce qui
est le plus fondamental et que ce n’est qu’à partir de celle-ci que le sacré, puis la divinité, puis
« Dieu » peuvent être pensés. C’est en tout cas ainsi que Marion comprend ce que Heidegger
proclame ici.
Marion propose ensuite un autre argument pour établir sa thèse d’un primat chez Heidegger
de l’Être sur toute pensée de Dieu. Il s’appuie sur les textes du penseur de Fribourg-en-Brisgau
concernant le « Quadriparti » (la terre, le ciel, les mortels et les divins). Heidegger affirmerait que
c’est l’Être qui convoque le Quadriparti, et que, de plus, Dieu n’est ni maître, ni soustrait au
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Martin Heidegger, Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p.133-134.
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