SUR LES NOMBRES TRANSFINIS

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SUR LES NOMBRES TRANSFINIS
Par L. GUSTAVE DU PASQUIER
(XEUCHATEL, SUISSE).
[1] En voyant quelles opinions divergentes la théorie des nombres transfinis a
fait surgir, on peut espérer élucider la nature de ces êtres mathématiques en les
subsumant, avec les nombres réels, sous un même concept plus général, celui
de nombres hypercomplexes. Envisageons, en premier lieu, un nombre complexe
général
a = (a d ,a â ,a 3 ,
, att)
où je suppose les n coordonnées ai rationnelles. Les deux parenthèses symbolisent
l'acte psychique qui, reliant les coordonnées entre elles, fait qu'elles constituent un
seul et même être mathématique. Pour faire de ces complexes à n coordonnées des
nombres, il faut et il suffit qu'on les soumette au calcul. On le fait en posant trois
définitions primordiales, celle de l'égalité de deux complexes et celles de deux
opérations ou procédés indiquant comment, de deux complexes donnés a et ß, ou
déduit un troisième complexe y. Les divers systèmes possibles de nombres complexes à n coordonnées rationnelles ne diffèrent que par l'une ou l'autre de ces
trois définitions primordiales.
Faisons un pas de plus et supposons illimité le nombre des coordonnées. On
obtient
a = (alt a^,az,
, an,
),
objet que j'appellerai un nombre hypercomplexe, ou plus brièvement un hypercomplexe.
Si nous supposons que les a>. forment une suite de nombres entiers positifs à
croissance monotone, du moins à partir d'un certain indice, nous avons affaire à
un nombre transfini ordinal. Les transfinis ordinaux apparaissent bien ainsi comme
des nombres hypercomplexes soumis au calcul.
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Envisageons, en second lieu, une suite illimitée de nombres rationnels d'ailleurs
quelconques :
ï\}rt,r3,
, ru,
ad infinitum.
Concevons de nouveau que, dans cet ordre, ils forment un seul et même être
mathématique, un hypercomplexe que j'écris à l'aide des parenthèses symboliques
r = (/\,r a ,r 3 ,
rtl,
).
Si nous supposons la suite des i\ convergente, elle aura une limite u. Méray,
Cantor, Weierstrass, disent que cette suite convergente définit un nombre réel qui
est précisément la limite u. Je dirai, ici, que ce nombre réel u est constitué par
la suite illimitée elle-même, que les termes de la suite sont les coordonnées de u.
D'après cette conception, tout nombre réel a donc une infinité de coordonnées, c'est
un nombre hypercomplexe soumis au calcul. C'est de ce point de vue qu'on peut
essayer de comparer les nombres réels (hypercomplexes réels) et les nombres transfinis ordinaux (hypercomplexes transfinis).
[2] Examinons la définition de l'égalité. Si
( u = (u 4 ,tt t ,
, ult, . . . . . ) ,
(v = (vg,v
, vn,
)
désignent deux nombres hypercomplexes réels, on les dit égaux, si le nombre hypercomplexe réel
( « . — «\> « . — v*
> »* — vw
)
a des coordonnées qui deviennent infiniment petites. Peu importe que u et v aient
les mêmes coordonnées ou non, pourvu qu'à partir d'un indice fini n, et quelque
petit que l'on choisisse e > o, on ait toujours
quelle que soit la loi de variation relative imposée aux indices u et p > o . Si l'on
fait rentrer dans une même classe tous les hypercomplexes réels égaux entre eux,
l'ensemble ainsi constitué n'est plus dénombrable et a par conséquent la puissance t
du continu.
Deux nombres hypercomplexes transfinis, a et ß, sont dits égaux, s'ils présen-
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tent le même type ordinal, d'après la terminologie de George Cantor ('). En adoptant cette définition de l'égalité, on constate que toutes les suites fondamentales
qui sont équivalentes représentent le même hypercomplexe transfini. En les faisant
rentrer dans une même classe, on voit que l'ensemble de tous les nombres hypercomplexes transfinis « égaux entre eux » a la puissance du continu. On le vérifie
déjà sur w, le plus petit des nombres transfinis. Toute suite illimitée de nombres
entiers atl qui, à partir d'un indice fini, choisi d'ailleurs aussi grand que l'on voudra, vont en augmentant constamment, et parmi lesquels aucun n'est le dernier,
est équivalente à la suite des nombres naturels et constitue par conséquent un
hypercomplexe transfini « égal » à w. On pourrait aussi définir o> à l'aide de toute
série à termes constants positifs simplement divergente, en formant la suite
S
i
ì
S
ii
S
3'
»
,ç
«'
où sH représente la somme des n premiers termes de la série.
[3] Quant à l'addition, dans le cas des hypercomplexes réels où elle se définit
simplement par l'addition des coordonnées correspondantes, elle est commutative,
associative, et admet une seule opération inverse, la soustraction, toujours possible
et univoque. L'addition est dans ce cas purement numérique et n'éveille aucune
idée de situation spatiale; la somme u + v dépend uniquement de la valeur numérique des coordonnées de u et de v.
L'inverse a lieu dans l'addition des hypercomplexes transfinis. On définit la
somme a + ß par l'hypercomplexe que l'on obtient en écrivant les coordonnées
de ß à la suite des coordonnées de a. Vu la définition de l'égalité, cette somme
est donc totalement indépendante de la valeur numérique des coordonnées de x et
de ß, leur type ordinal entre seul en ligne de compte. La notion de situation
spatiale est mise en œuvre. Il suit de là que l'addition des hypercomplexes transfinis n'est pas commutative. Si n représente un nombre naturel quelconque, on a
n -h w = w, tandis que w + n > w. Si Ton veut introduire la soustraction comme
opération inverse de l'addition, il faut donc distinguer entre une « soustraction à
droite » et une « soustraction à gauche. » Remarques analogues à propos de la multiplication, puisque n.iû = <*>, tandis que ca.n > w. Seules, les lois associatives
restent valables, ainsi que la loi distributive pour le cas où le facteur à droite est
une somme.
Malgré cette.différence fondamentale, les hypercomplexes transfinis ont ceci de
(l)' G. Cantor, Grundlagen einer allgemeinen Mannigfalligkeitslehre. Leipzig, i883. Voir
aussi Mathematische Annalen, t. 49 (1897), p. 207; ibid., t. 21 (i883), p. 545.
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commun avec les hypercomplexes réels qu'il est impossible de leur donner une
forme canonique
au moyen d'unités relatives, c'est-à-dire de complexes spéciaux 74l /4, Z3, . . . formant
une base, tandis que cette possibilité existe pour les systèmes ordinaires de nombres
complexes généraux.
[4] Dans les deux exemples traités de nombres hypercomplexes, l'ensemble de
tous les nombres « égaux entre eux » a la même puissance. Comme les nombres
réels, par le postulat de Méray-Cantor, peuvent servir à représenter, et même à définir, le continu linéaire, il s'ensuit que si l'on réussissait à établir une correspondance univoque entre les deux catégories d'hypercomplexefs en question, en utilisant
judicieusement le nombre infini des coordonnées, on en déduirait une solution du
problème célèbre : le continu peut-il être bien ordonné? La difficulté d'arriver au
but par cette voie ne gît pas seulement dans le fait que les coordonnées sont dans
le premier cas des nombres entiers, dans le second des nombres rationnels. Elle
provient en plus grande partie de ce que, dans les hypercomplexes réels, on se
borne aux suites qui ont le type ordinal <*>. La définition classique de la convergence implique même ce fait. Par exemple, le nombre hypercomplexe
n'-i
3 8 i5
76'
••
' '
ns
9
1 1 1
v
1
1
"
a 3 4
1
6'3'
5
211 — 3
•'
12
Sn
,...)
dont les coordonnées forment un ensemble dénombrable du type w.3 et admettent
2
les points de condensation 1, p et - , ne peut pas être utilisé tel quel pour définir
o
un nombre réel. Si on voulait opérer sur lui conformément aux règles, il faudrait
préalablement lui substituer un hypercomplexe du type ordinal <a, par exemple
/
V
!î
;
1 1
5
2n — 3
° 6' 3' Tïï'
' ~~3h~'
\
)'
en ne prenant en considération que la terminaison de l'hypercomplexe, ou bien
/ 3 8 i5
V4V Ï6'
n*—i
~^TÌ
Ì
•••'
en ne faisant entrer en ligne de compte que la limite supérieure. Il en sera toujours
ainsi quaud une ou plusieurs coordonnées seront séparées de la première par une
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infinité d'autres. C'est en cela que gît la principale difficulté, quand on essaie de
réaliser une correspondance entre hypercomplexes transfinis et réels.
Pour la surmonter, il faut définir autrement l'égalité des hypercomplexes. Par
exemple, deux hypercomplexes seront dits égaux si, à partir d'un indice déterminé n, d'ailleurs aussi grand que l'on voudra, ils ont les mêmes coordonnées. Ils
seront réputés inégaux, si cette identité des coordonnées correspondantes ne finit
pas par être réalisée à partir d'un indice assignable. Quant à la question : Peut-on,
en modifiant convenablement la définition de l'égalité, établir une correspondance
univoque avec les hypercomplexes transfinis et arriver par cette voie à faire du
continu un ensemble bien ordonné? elle est encore ouverte pour le moment.
Il faudra scruter le domaine presque inexploré des divers systèmes possibles de
nombres hypercomplexes. En particulier, on est amené à étudier les systèmes avec
une transfinite de coordonnées, en définissant convenablement l'égalité de ces objets
et en adoptant pour l'addition une définition analogue à celle des hypercomplexes
réels. Ces systèmes-là, en effet, formeront en quelque sorte un pont entre nombres
réels et nombres ordinaux transfinis.
[5] Les considérations précédentes mettent en lumière quelques points souvent
discutés. Le premier concerne la nature essentiellement symbolique des nombres
réels. En les envisageant comme nombres hypercomplexes, ce qui n'est qu'une autre
formulation du point de vue de Méray-Cantor, on voit que rien, dans la définition
d'un nombre réel, ne permet de se le représenter comme correspondant parfaitement
à une grandeur mesurable. Les hypercomplexes réels forment un vaste système de
symboles construit à priori, et les calculs effectués sur eux n'ont pour objet que ces
symboles eux-mêmes. Il faut donc un postulat pour les relier aux vecteurs, ou aux
points d'une droite.
Le point de vue ici adopté permet de jeter encore un petit rayon de lumière dans
le domaine du transfini. La notion de nombre implique deux espèces de relations
très différentes et qui trouvent leur expression verbale dans les termes de nombre
cardinal et nombre ordinal. Pour les ensembles finis, on peut ignorer cette différence, pourtant fondamentale des points de vue philosophique et psychologique.
Cela tient à ce que, du point de vue mathématique, nombres ordinaux finis et nombres cardinaux finis obéissent aux mêmes lois de calcul. Mais ce n'est plus le cas
pour les ensembles infinis. La différence psychologique et philosophique se manifeste aussi mathématiquement; nombres ordinaux et cardinaux transfinis demandent
à être traités séparément. Cela s'explique par le fait que les nombres ordinaux ont,
du point de vue philosophique, un degré de généralité de moins que les cardinaux.
Ces derniers sont basés sur les trois notions de : i) élément; 2) ensemble; 3) correspondance univoque, ou équivalence ou puissance, alors que les ordinaux impliquent
en outre 4) une loi de succession. Cette spécification plus avancée est sans doute
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aussi la raison pourquoi l'élude des ordinaux transfinis est plus féconde que celle
des nombres cardinaux. Le point de vue ici adopté fait ressortir avec force la différence de nature entre ces deux catégories d'êtres transfinis. Tandis que les nombres
transfinis ordinaux peuvent, comme les nombres réels, être envisagés et traités
comme des hypercomplexes, il est impossible de subsumer sous ce même point de
vue les nombres transfinis cardinaux. Ceux-ci constituent une nouvelle espèce d'êtres
mathématiques, ct les symboles qui les représentent obéissent à des lois de calcul
entièrement diiïérentes. Certains philosophes n'ont pas suffisamment tenu compte
de cette différence. Leurs raisonnements sont parfois obscurs et leurs conclusions
souvent confuses, parce qu'il y manque une séparation franche ct nette entre transfinis ordinaux et transfinis cardinaux.
[6] On peut établir une différence de principe entre les nombres transfinis ordinaux de la seconde classe el ceux des classes supérieures. Cela lient à ce que l'on
peut arriver aux nombres transfinis de la seconde classe en ne faisant appel qu'à la
suite illimitée des nombres naturels; il suffit d'avoir la notion nette de l'infini enumerable et d'appliquer le second principe de Cantor. Mais pour définir les ordinaux
transfinis des classes supérieures à la seconde on est obligé : i) d'amalgamer les
deux notions si radicalement différentes de nombre ordinal et de nombre cardinal;
2) de faire intervenir des ensembles d'une puissance supérieure à la première. Or,
notre esprit ne conçoit pas nettement de telles puissances. Tant qu'il s'agit de l'infini
enumerable, notre pensée est aidée par l'imagination qui se figure nettement la suite
illimitée des nombres naturels par des points équidistanls alignés sur une droite
indéfinie. Grâce à celte image, tout le monde se figure la même chose lorsqu'il
entend ou lit les mots : « Et ainsi de suite, indéfiniment ». Mais dès qu'on arrive au
transfini d'une puissance supérieure à la première, l'intuition spatiale nette et univoque fait défaut, l'imagination ne peut plus seconder la pensée et celle-ci est obligée
de s'en tenir exclusivement à des mots ou à des symboles qui ne sont pas toujours
très clairs. Cette raison psychologique profonde, jointe à celle d'ordre philosophique
sus-mentionnée, fait que les nombres ordinaux transfinis des classes supérieures sont
des êtres problématiques sur qui nous avons encore de la peine à raisonner, entités
que de nombreux mathématiciens refusent d'admettre comme objets de la pensée
mathématique, les reléguant dans le domaine de la philosophie, ou de la métaphysique, ou les réservant pour des générations futures qui seront capables de concevoir
le transfini aussi nettement que nous concevons la suite illimitée des nombres naturels.
Quoiqu'il en soit, nous n'avons pas le droit de les exclure a priori du domaine
mathématique. La mathématique doit rester une science où règne la liberté des
conceptions. Le seul critère que l'on doive invoquer pour exclure du domaine mathématique des notions nouvelles est le principe de la contradiction.
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Si l'on n'admet pas le théorème de Zermelo qui dit que tout ensemble peut être
bien ordonné, et ce théorème n'est pas universellement admis aujourd'hui, l'arithmétique des nombres cardinaux transfinis se réduit à peu de chose. En fait de résultats définitivement acquis, il faudrait s'en tenir à deux nombres cardinaux transfinis :,
a,, puissance de l'infini enumerable, et r, puissance de l'infini non dénombrable,
reliés entre eux el avec les nombres cardinaux naturels par un nombre fini de relations. C'est seulement en admettant le théorème de Zermelo qu'on peut démontrer
que la puissance de tout ensemble est équivalente à un aleph et qu'on arrive à la
suite illimitée et bien ordonnée des alephs, avec leurs curieuses règles de calcul, sur
lesquels on a essayé d'ériger une arithmétique.
Dans le champ des nombres transfinis cardinaux, il me semble que les progrès
ultérieurs doivent être attendus d'une dissection de là notion classique exprimée par
les mots « de même puissance », notion qui s'est trouvée bien moins féconde qu'on
pouvait s'y attendre à première vue. Je pense que nous verrons un phénomène analogue à celui qui s'est produit après l'introduction des séries infinies convergentes
comme généralisation des progressions géométriques infinies décroissantes. La notion
générale de série convergente ayant amené des contradictions (comme l'ont fait les
ensembles « de même puissance »), le progrès fut réalisé par des distinctions plus
fines et par des subdivisions. On découvrit qu'il faut distinguer suivant qu'une série
convergente est absolument convergente ou non, uniformément convergente ou non,
convergente pour toute valeur finie de la variable, ou non; si bien qu'actuellement,
l'analyse mathématique distingue huit catégories de séries convergentes et une infinité de catégories de séries divergentes, suivant qu'elles sont « sommables du premier ordre », ou « sommables du deuxième ordre », etc. Dans la théorie de&nombres
transfinis cardinaux, les progrès ne seront peut-être pas définitifs avant qu'on ne
soit arrivé à scinder, ou à subdiviser en plusieurs catégories, la« notion générale
d'éqaipuissance.
[7] Je termine en résumant quelques conclusions auxquelles on arrive quand on
envisage les nombres transfinis comme des hypercomplexes. Ce point de vue me
semble mettre en lumière ce qui suit :
1) La séparation très nette entre nombres transfinis ordinaux et nombres transfinis cardinaux; les premiers sont susceptibles d'être envisagés et traités comme des
nombres hypercomplexes, les seconds ne le sont pas.
2) L'existence de nombres hypercomplexes à une transfinite de coordonnées,
c'est-à-dire dont les coordonnées forment un ensemble d'un type ordinal différent de w.
3) L'importance qu'il y aurait à étudier, du point de vue mathématique, les différents systèmes possibles de nombres hypercomplexes, à une infinité ou à une trans-
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finite de coordonnées. Peut-être arriverait-on, par là, à se rapprocher de la solution
du problème de bien ordonner le continu.
4) Les nombres ordinaux transfinis de la deuxième classe doivent être considérés
comme définitivement acquis au domaine mathématique. Il n'en est pas de même
des nombres ordinaux transfinis des classes supérieures.
5) Pour les nombres transfinis cardinaux, les progrès ultérieurs doivent être
attendus d'une dissection de la notion classique d'équipuissance, c'est-à-dire d'une
distinction plus fine à établir entre les ensembles ayant la même puissance.
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