Telechargé par Ramiro Tau

García Jean Piaget épistémologue et philosophe des sciences 1996

publicité
Jean Piaget : épistémologue et philosophe des sciences
Rolando García*
L’année prochaine marquera le centenaire de la naissance de Jean Piaget, l’un des
grands penseurs qui occupe une place prépondérante dans l’histoire intellectuelle du
XXème siècle. Peu connu dans de nombreux
milieux universitaires, célèbre dans d’autres
comme psychologue ou pédagogue, il est rarement reconnu comme l’épistémologue qui a
introduit les concepts les plus révolutionnaires dans la théorie de la connaissance.
Pour cette dernière raison, son nom devrait figurer dans la liste parmi les plus
grands philosophes. Mais il a donné des raisons suffisantes aux philosophes pour qu’ils
ne le comptent pas parmi les leurs : il a eu l’audace de détacher l’épistémologie du domaine
de la philosophie spéculative et de lui appliquer les mêmes canons d’exigence (pour soutenir et valider ses affirmations) que ceux régissant les disciplines scientifiques dont il est
originaire.
En 1949, Piaget écrivait à ce propos :
« Toute l’histoire de la pensée scientifique,
des mathématiques, de l’astronomie et de la
physique expérimentale à la psychologie moderne, est l’histoire d’un clivage progressif
entre chaque science en particulier et la philosophie (...) Si la différenciation croissante
des sciences particulières a eu pour la science
les heureux résultats que nous connaissons
tous, elle a également eu pour la philosophie
la conséquence catastrophique de faire croire
à un grand nombre d’éminents esprits, qui ne
sont plus en mesure de suivre en détail les travaux spécialisés, que la réflexion philosophique constitue une spécialité comme les
autres.
Alors que dans les grands âges, ce sont les
mêmes hommes qui ont travaillé à la recherche de leur science, et qui ont produit à
intervalles réguliers les synthèses qui ont
marqué les étapes essentielles de l’histoire de
la philosophie (ici Piaget prend pour exemple
Descartes, Leibniz et Kant), aujourd’hui on
pense qu’on peut devenir philosophe dans des
facultés universitaires dépourvues de laboratoire et d’enseignement des mathématiques
(...) il est aujourd’hui toléré qu’une personne
qui n’a pas contribué par elle-même au progrès de la science, pas plus qu’à travers les modestes découvertes qu’une thèse de doctorat
peut exiger dans l’une des disciplines scientifiques, écrive des livres de philosophie »1.
Cette attaque frontale contre la philosophie
telle qu’elle est enseignée dans les facultés de
philosophie auxquelles Piaget se réfère exige,
pour son interprétation correcte, d’être placée
dans le contexte de l’analyse plus large qu’il a
proposée dans un livre écrit quinze ans plus
tard, dans un autre des « intervalles » de ses
travaux de recherche. Dans le livre intitulé Sagesse et Illusions de la Philosophie2 il commence par affirmer que « la philosophie a sa
raison d’être et nous devons même accepter
que tout homme qui n’est pas passé par là est
incurablement incomplet » (sic !). Car, affirmet-il, « la recherche de la vérité scientifique, qui
d’ailleurs n’intéresse qu’une minorité,
n’épuise pas la nature de l’homme » (...)
« l’homme vit, prend parti, croit en une multiplicité de valeurs, les hiérarchise et donne
ainsi un sens à son existence par des choix qui
dépassent sans cesse les frontières de sa connaissance effective ». L’« homme pensant » est
toujours, selon Piaget, à la recherche d’une
synthèse raisonnée entre ses croyances, les valeurs qu’il détient et ce qu’il sait. Piaget appelle
cette synthèse « sagesse », dont il dit qu’elle
est « une croyance raisonnée, mais pas la connaissance », et qui constitue pour lui ce qui a
fait l’objet de la philosophie. Le problème est
donc de savoir comment établir
* García, R. (1996). Jean Piaget: epistemólogo y filósofo de la ciencia, Boletín de la Academia de la Investigación Científica, 28, 5-9.
[Original en espagnol. Traduction : Ramiro T
à chaque instant « la frontière, étonnamment
mobile à travers le temps et les générations...
qui sépare la vérification de la spéculation ».
Cette frontière était une source de préoccupation pour le jeune Piaget quand il enseignait la philosophie. Biologiste de formation,
et avec des travaux reconnus dans cette discipline, il acceptait la spéculation lorsqu’il s’agissait de valeurs, mais sa mentalité scientifique
exigeait la vérifiabilité lorsqu’il s’agissait de
parler de connaissances. Il s’est même demandé, comme il le reconnaîtra plus tard dans
le même texte, s’il n’y avait pas « une certaine
malhonnêteté intellectuelle à affirmer quelque
chose dans un domaine qui relève de la compétence des faits, sans contrôle méthodologique vérifiable par d’autres, ou à faire des affirmations dans des domaines formels sans
contrôle de la logique ».
J’ose dire, en simplifiant un processus qui
était long et très complexe, et en me basant
plus sur certains dialogues que sur ses propres
écrits, que c’était sa rupture avec la philosophie spéculative. Et ce fut une rupture forcée
par la situation paradoxale qui lui fut présentée dans le sujet qui était au centre de ses préoccupations et qu’il formulera bien plus tard
comme « le développement des connaissances,
considéré comme la forme la plus avancée
d’adaptation d’un être biologique à son environnement ». Si la science est, à son tour, la
forme de connaissance la plus avancée, comment peut-on prétendre « spéculer » sur cette
connaissance sans avoir eu un contact direct
avec elle, sans savoir comment elle est produite dans la pratique quotidienne de la recherche scientifique ? Comment peut-on accepter une « théorie de la connaissance » sans
que cette théorie ne puisse être corroborée par
l’histoire même du développement de la
science ? Que signifierait alors « savoir »
quelque chose sur la « connaissance scientifique » ?
On pourrait penser que ce questionnement manquait totalement d’originalité au
début de ce siècle, alors que des courants empiriques émergent qui vont conduire à l’attaque la plus profonde de la métaphysique et
prôner une philosophie scientifique. Logiciens, mathématiciens et physiciens participent à ces courants qui forment le Cercle de
Vienne, le Cercle de Berlin, le Mouvement
Scientifique Unifié, et produisent une œuvre
véritablement monumentale qui constituera
la base de ce qui sera considéré comme la philosophie de la science.
N’était-ce pas ce que Piaget voulait : une
philosophie faite par des scientifiques ? Oui,
mais ils n’ont pas réussi à lui donner la réponse qu’il cherchait. De plus, ces mouvements, dont l’exposant maximal est l’empirisme logique, sont au centre des attaques
constantes et incessantes de Piaget, qui les accuse de... manque de cohérence ! Une accusation scandaleuse, pour ceux qui ont considérablement fait avancer la logique et ont exploré
en profondeur les fondements des concepts et
des théories scientifiques, ce qui lui a permis
d’affirmer à l’un de ses représentants les plus
en vue ⎼Herbert Feigl⎼ que « les contributions
constructives les plus significatives des empiristes logiques sont leurs analyses logiques et
méthodologiques des procédures de la science
et des théories scientifiques »3.
Où était l’incohérence ? Qui a osé affronter
ces groupes qui comptaient parmi leurs
membres certains des plus importants logiciens du siècle ?
Cependant, l’attaque a été précise, et bien
qu’elle ait été principalement centrée sur
l’empirisme logique, elle a atteint l’ensemble
des empiristes.
Exprimée sous sa forme la plus condensée, l’attaque de Piaget peut se traduire par un
dictum (qui est en même temps un défi) : l’empirisme n’a jamais fourni de vérification empirique de ses propres principes. Et après de
nombreuses années de recherche, il a pu ajouter : « J’ai montré, de manière empirique, que
l’empirisme n’est pas viable ».
Nous devons nous arrêter là, car c’est le
point de départ et l’axe central de l’épistémologie constructiviste au développement de laquelle Piaget a consacré plus de soixante ans
de recherche.
Détacher l’épistémologie du domaine de
la philosophie spéculative et lui donner un caractère scientifique signifiait pour Piaget l’exigence de « ne pas affirmer quelque chose concernant des faits sans un contrôle méthodologique vérifiable par d’autres ». L’empirisme
soutenait que la première source de toute connaissance se trouve dans les données de l’expérience immédiate, plus précisément dans
les sensations. Comment cette affirmation
pourrait-elle être vérifiée ? L’épistémologie
qui sera développée par Piaget s’appuiera sur
deux disciplines qui lui donneront un support
empirique : la psychologie et l’histoire des
sciences. Mais cela nécessite quelques éclaircissements.
Ce n’est pas dans la psychologie des cours
universitaires, ni dans les textes des psychologues de son temps, que Piaget pouvait trouver des réponses à ses questions épistémologiques. L’histoire des sciences telle qu’elle
était habituellement étudiée, réduite à une
chronique savante, ne fournissait pas non
plus les éléments de vérification d’une théorie
épistémologique. Dans les deux domaines, il a
fallu formuler de nouveaux types de questions
et établir de nouvelles formes de recherche.
En ce qui concerne la psychologie, avant
même de terminer son diplôme de biologie et
d’étudier en même temps la philosophie, Piaget se demandait « s’il n’était pas nécessaire de
prendre quelques semestres de psychologie
pour faire de l’épistémologie sérieuse » (2, p.
17). Après sa thèse de doctorat (sur la corrélation entre la distribution verticale des mollusques dans le canton du Valais et les indices
de variation spécifiques), Piaget se lance dans
des études de psychologie, mais il réduit les semestres prévus à quelques mois, après quoi il
commence à étudier, selon ses propres méthodes, les sujets qui l’ont fasciné : la relation
entre les processus biologiques et cognitifs,
l’émergence des connaissances chez les enfants, la genèse des relations logiques et les
idées de causalité. De ces recherches est née
une nouvelle discipline : la psychologie génétique.
Dans un de ses commentaires autobiographiques, Piaget dit que lorsqu’il a commencé
ces recherches, il pensait qu’il ne serait poursuivi que pendant environ cinq ans. Trente ans
plus tard, ils étaient toujours aussi vigoureux,
et pas moins de 20 volumes avaient été réalisés.
Cette production a donné à Piaget sa réputation de psychologue (plus précisément
« psychologue de l’intelligence » ou « psychologue de la connaissance »), mais cette réputation s’est faite au détriment de la reconnaissance de l’énorme contribution à la théorie de
la connaissance. Et je dis « la théorie de la connaissance », tout court, et non « de la connaissance dans l’enfant ». La relation entre les deux
domaines a entraîné une grave confusion.
Sans entrer dans une analyse qui ne pourrait entrer dans les limites de cet article, j’indiquerai les deux raisons fondamentales pour
lesquelles un épistémologue et philosophe des
sciences comme Piaget a consacré la plus
grande partie de son temps à la psychologie
des enfants.
Tout d’abord, les études détaillées ⎼avec
des techniques spécifiques à la psychologie
génétique⎼ réalisées dans de nombreux pays
sur différents continents, et dans des populations de cultures très diverses, constituent des
preuves empiriques qui contredisent les principes qui soutiennent à la fois les théories
aprioristes et empiristes de la connaissance.
C’est Einstein qui a clairement vu cette capacité de vérification de la psychologie génétique. Dans un dialogue avec Piaget, Einstein
lui a fait remarquer que dans sa théorie de la
Relativité, les concepts premiers ne sont pas
l’espace et le temps mais l’espace et la vitesse,
et lui a proposé d’étudier si la même chose ne
se produisait pas dans le développement de la
pensée des enfants. Les enquêtes psychogénétiques ont corroboré l’hypothèse d’Einstein.
En deuxième lieu, l’épistémologie piagétienne ⎼qui est l’épistémologie génétique⎼
constitue une alternative face à l’apriorisme et
à l’empirisme : la connaissance n’est pas innée,
ni produit d’un certain type d’intuitions
⎼comme le soutiennent les aprioristes⎼, mais
elle n’est pas non plus produite d’abstractions
et de généralisations à partir des impressions
sensorielles ⎼comme le soutiennent les empiristes. La connaissance se construit : ce n’est
pas un état, mais un processus.
Nous ne pouvons pas prouver cette affirmation ici, et ce n’est pas non plus l’objet de
cet article, mais je veux en tirer une conséquence immédiate. Si la connaissance d’un individu « commun » (c’est-à-dire non nonscientifique) et du scientifique est le résultat
d’un processus constructif, il n’est pas possible de lui attribuer, sans tomber dans la contradiction, un « point de
départ » arbitraire. L’étude de ce processus
doit nécessairement remonter au tout début de
la vie de l’individu. De là découle l’inévitabilité
de la psychologie génétique, en tant qu’instrument d’exploration épistémologique, pour démêler le processus de construction de la connaissance depuis ses origines.
Cela nous amène à la deuxième des disciplines que j’ai indiquées précédemment
comme étant la base empirique de l’épistémologie génétique : l’histoire des sciences. Mutatis mutandis, nous présentons également ici les
deux fonctions que la psychologie génétique a
remplies : être un vérificateur des affirmations
des diverses épistémologies, et fournir le matériel d’études pour élaborer une théorie de la
construction de la connaissance. Dans ce deuxième sens, l’histoire a fonctionné comme un
« laboratoire épistémologique de la science »
selon la belle expression de l’historien néerlandais Dijksterhuis.
Il ne s’agissait pas de continuer à approfondir les questions classiques (qui a fait quoi,
quand, qui l’a précédé, qui l’a développé).
D’autres questions devaient être posées, soulevant des problèmes tels que la persistance pendant des siècles de théories prouvées fausses
(comme la théorie du mouvement d’Aristote) ;
les obstacles épistémologiques qui ont ralenti
ou rendu impossible les développements conceptuels ; la construction de structures logicomathématiques et leur rôle dans le développement des sciences physiques ; les racines sociogénétiques de certains problèmes qui ont généré de nouvelles disciplines (voir, par
exemple, 4).
Reconstruire l’histoire des sciences en
concentrant l’analyse sur l’origine et le développement des idées, des conceptualisations et des
théories est une tâche laborieuse à laquelle Piaget ne peut se consacrer avec une continuité
suffisante. Je n’évoquerai que le dernier segment de la route.
La question évidente qui ressort du très
bref exposé ci-dessus est la suivante : quel est le
rapport entre la façon dont l’enfant forme ses
conceptions du monde qui l’entoure (sa conception de l’espace, du temps, du nombre, des relations de cause à effet...) et le développement de
conceptualisations sophistiquées et de niveaux
élevés d’abstraction des théories scientifiques ?
C’est là que s’est déroulée la dernière étape des
recherches piagétiennes (finale, car la mort y a
mis fin). À ce moment, auquel j’ai eu l’immense
chance de collaborer, il est apparu clairement
que le développement des processus cognitifs,
ceux de l’enfant jusqu’à ceux au sommet de la
science, obéissent à des mécanismes constructifs communs, indépendamment de l’énorme
disparité des contenus. Ce résultat, corroboré
par de multiples recherches, a eu, avec une généralité surprenante, la plus erronée des interprétations, en supposant que Piaget essayait
d’appliquer au développement de la connaissance la maxime de Haeckel selon laquelle
« l’ontogenèse est une brève et rapide récapitulation de la phylogénie ».
Les recherches effectuées ont montré une
convergence inespérée entre la théorie du développement qui a été formulée au début de l’épistémologie génétique et les problèmes de soutiens qui se posent dans la science contemporaine, notamment en ce qui concerne les théories de l’évolution des systèmes ouverts. Mais
c’est un sujet que nous ne pouvons pas développer ici.
Le 100e anniversaire de la naissance de
Piaget en 1996 sera célébré lors de plusieurs
rencontres internationales, notamment celles
organisées par la Jean Piaget Society à Philadelphie (juin) et par l’Université de Genève (septembre). Le CINVESTAV a promu une coordination latino-américaine pour la réalisation de
trois événements, centrés sur les domaines les
plus importants couverts par la production de
Piaget : l’épistémologie, à Mexico (avril) ; l’éducation, à Sao Paulo (juillet) ; et la psychologie, à
Buenos Aires (octobre). Nous pensons que la
pensée latino-américaine sur ces sujets ne devrait pas être toujours présente comme un appendice ou comme un écho des centres dominants de la science universelle.
NOTES
1 Piaget, J. (1950). Introduction à l’épistémologie génétique. Vol. 1.
Paris : PUF.
2 Piaget, J. (1965). Sagesse et Illusions de la Philosophie. Paris:
Presses Universitaires de France.
3 Feigl, H. (1956). Some Major Issues and Develop- ments in the
Philosophy of Science of Logical Empiri- cism, Minnesota Studies in
the Philosophy of Science, Vol. I. [University of Minnesota Press].
4 Piaget, J., & García, R. (1982). Psychogenese et Histoire des
Sciences. Paris: Flammarion.
Téléchargement