Jean Piaget : épistémologue et philosophe des sciences Rolando García* L’année prochaine marquera le centenaire de la naissance de Jean Piaget, l’un des grands penseurs qui occupe une place prépondérante dans l’histoire intellectuelle du XXème siècle. Peu connu dans de nombreux milieux universitaires, célèbre dans d’autres comme psychologue ou pédagogue, il est rarement reconnu comme l’épistémologue qui a introduit les concepts les plus révolutionnaires dans la théorie de la connaissance. Pour cette dernière raison, son nom devrait figurer dans la liste parmi les plus grands philosophes. Mais il a donné des raisons suffisantes aux philosophes pour qu’ils ne le comptent pas parmi les leurs : il a eu l’audace de détacher l’épistémologie du domaine de la philosophie spéculative et de lui appliquer les mêmes canons d’exigence (pour soutenir et valider ses affirmations) que ceux régissant les disciplines scientifiques dont il est originaire. En 1949, Piaget écrivait à ce propos : « Toute l’histoire de la pensée scientifique, des mathématiques, de l’astronomie et de la physique expérimentale à la psychologie moderne, est l’histoire d’un clivage progressif entre chaque science en particulier et la philosophie (...) Si la différenciation croissante des sciences particulières a eu pour la science les heureux résultats que nous connaissons tous, elle a également eu pour la philosophie la conséquence catastrophique de faire croire à un grand nombre d’éminents esprits, qui ne sont plus en mesure de suivre en détail les travaux spécialisés, que la réflexion philosophique constitue une spécialité comme les autres. Alors que dans les grands âges, ce sont les mêmes hommes qui ont travaillé à la recherche de leur science, et qui ont produit à intervalles réguliers les synthèses qui ont marqué les étapes essentielles de l’histoire de la philosophie (ici Piaget prend pour exemple Descartes, Leibniz et Kant), aujourd’hui on pense qu’on peut devenir philosophe dans des facultés universitaires dépourvues de laboratoire et d’enseignement des mathématiques (...) il est aujourd’hui toléré qu’une personne qui n’a pas contribué par elle-même au progrès de la science, pas plus qu’à travers les modestes découvertes qu’une thèse de doctorat peut exiger dans l’une des disciplines scientifiques, écrive des livres de philosophie »1. Cette attaque frontale contre la philosophie telle qu’elle est enseignée dans les facultés de philosophie auxquelles Piaget se réfère exige, pour son interprétation correcte, d’être placée dans le contexte de l’analyse plus large qu’il a proposée dans un livre écrit quinze ans plus tard, dans un autre des « intervalles » de ses travaux de recherche. Dans le livre intitulé Sagesse et Illusions de la Philosophie2 il commence par affirmer que « la philosophie a sa raison d’être et nous devons même accepter que tout homme qui n’est pas passé par là est incurablement incomplet » (sic !). Car, affirmet-il, « la recherche de la vérité scientifique, qui d’ailleurs n’intéresse qu’une minorité, n’épuise pas la nature de l’homme » (...) « l’homme vit, prend parti, croit en une multiplicité de valeurs, les hiérarchise et donne ainsi un sens à son existence par des choix qui dépassent sans cesse les frontières de sa connaissance effective ». L’« homme pensant » est toujours, selon Piaget, à la recherche d’une synthèse raisonnée entre ses croyances, les valeurs qu’il détient et ce qu’il sait. Piaget appelle cette synthèse « sagesse », dont il dit qu’elle est « une croyance raisonnée, mais pas la connaissance », et qui constitue pour lui ce qui a fait l’objet de la philosophie. Le problème est donc de savoir comment établir * García, R. (1996). Jean Piaget: epistemólogo y filósofo de la ciencia, Boletín de la Academia de la Investigación Científica, 28, 5-9. [Original en espagnol. Traduction : Ramiro T à chaque instant « la frontière, étonnamment mobile à travers le temps et les générations... qui sépare la vérification de la spéculation ». Cette frontière était une source de préoccupation pour le jeune Piaget quand il enseignait la philosophie. Biologiste de formation, et avec des travaux reconnus dans cette discipline, il acceptait la spéculation lorsqu’il s’agissait de valeurs, mais sa mentalité scientifique exigeait la vérifiabilité lorsqu’il s’agissait de parler de connaissances. Il s’est même demandé, comme il le reconnaîtra plus tard dans le même texte, s’il n’y avait pas « une certaine malhonnêteté intellectuelle à affirmer quelque chose dans un domaine qui relève de la compétence des faits, sans contrôle méthodologique vérifiable par d’autres, ou à faire des affirmations dans des domaines formels sans contrôle de la logique ». J’ose dire, en simplifiant un processus qui était long et très complexe, et en me basant plus sur certains dialogues que sur ses propres écrits, que c’était sa rupture avec la philosophie spéculative. Et ce fut une rupture forcée par la situation paradoxale qui lui fut présentée dans le sujet qui était au centre de ses préoccupations et qu’il formulera bien plus tard comme « le développement des connaissances, considéré comme la forme la plus avancée d’adaptation d’un être biologique à son environnement ». Si la science est, à son tour, la forme de connaissance la plus avancée, comment peut-on prétendre « spéculer » sur cette connaissance sans avoir eu un contact direct avec elle, sans savoir comment elle est produite dans la pratique quotidienne de la recherche scientifique ? Comment peut-on accepter une « théorie de la connaissance » sans que cette théorie ne puisse être corroborée par l’histoire même du développement de la science ? Que signifierait alors « savoir » quelque chose sur la « connaissance scientifique » ? On pourrait penser que ce questionnement manquait totalement d’originalité au début de ce siècle, alors que des courants empiriques émergent qui vont conduire à l’attaque la plus profonde de la métaphysique et prôner une philosophie scientifique. Logiciens, mathématiciens et physiciens participent à ces courants qui forment le Cercle de Vienne, le Cercle de Berlin, le Mouvement Scientifique Unifié, et produisent une œuvre véritablement monumentale qui constituera la base de ce qui sera considéré comme la philosophie de la science. N’était-ce pas ce que Piaget voulait : une philosophie faite par des scientifiques ? Oui, mais ils n’ont pas réussi à lui donner la réponse qu’il cherchait. De plus, ces mouvements, dont l’exposant maximal est l’empirisme logique, sont au centre des attaques constantes et incessantes de Piaget, qui les accuse de... manque de cohérence ! Une accusation scandaleuse, pour ceux qui ont considérablement fait avancer la logique et ont exploré en profondeur les fondements des concepts et des théories scientifiques, ce qui lui a permis d’affirmer à l’un de ses représentants les plus en vue ⎼Herbert Feigl⎼ que « les contributions constructives les plus significatives des empiristes logiques sont leurs analyses logiques et méthodologiques des procédures de la science et des théories scientifiques »3. Où était l’incohérence ? Qui a osé affronter ces groupes qui comptaient parmi leurs membres certains des plus importants logiciens du siècle ? Cependant, l’attaque a été précise, et bien qu’elle ait été principalement centrée sur l’empirisme logique, elle a atteint l’ensemble des empiristes. Exprimée sous sa forme la plus condensée, l’attaque de Piaget peut se traduire par un dictum (qui est en même temps un défi) : l’empirisme n’a jamais fourni de vérification empirique de ses propres principes. Et après de nombreuses années de recherche, il a pu ajouter : « J’ai montré, de manière empirique, que l’empirisme n’est pas viable ». Nous devons nous arrêter là, car c’est le point de départ et l’axe central de l’épistémologie constructiviste au développement de laquelle Piaget a consacré plus de soixante ans de recherche. Détacher l’épistémologie du domaine de la philosophie spéculative et lui donner un caractère scientifique signifiait pour Piaget l’exigence de « ne pas affirmer quelque chose concernant des faits sans un contrôle méthodologique vérifiable par d’autres ». L’empirisme soutenait que la première source de toute connaissance se trouve dans les données de l’expérience immédiate, plus précisément dans les sensations. Comment cette affirmation pourrait-elle être vérifiée ? L’épistémologie qui sera développée par Piaget s’appuiera sur deux disciplines qui lui donneront un support empirique : la psychologie et l’histoire des sciences. Mais cela nécessite quelques éclaircissements. Ce n’est pas dans la psychologie des cours universitaires, ni dans les textes des psychologues de son temps, que Piaget pouvait trouver des réponses à ses questions épistémologiques. L’histoire des sciences telle qu’elle était habituellement étudiée, réduite à une chronique savante, ne fournissait pas non plus les éléments de vérification d’une théorie épistémologique. Dans les deux domaines, il a fallu formuler de nouveaux types de questions et établir de nouvelles formes de recherche. En ce qui concerne la psychologie, avant même de terminer son diplôme de biologie et d’étudier en même temps la philosophie, Piaget se demandait « s’il n’était pas nécessaire de prendre quelques semestres de psychologie pour faire de l’épistémologie sérieuse » (2, p. 17). Après sa thèse de doctorat (sur la corrélation entre la distribution verticale des mollusques dans le canton du Valais et les indices de variation spécifiques), Piaget se lance dans des études de psychologie, mais il réduit les semestres prévus à quelques mois, après quoi il commence à étudier, selon ses propres méthodes, les sujets qui l’ont fasciné : la relation entre les processus biologiques et cognitifs, l’émergence des connaissances chez les enfants, la genèse des relations logiques et les idées de causalité. De ces recherches est née une nouvelle discipline : la psychologie génétique. Dans un de ses commentaires autobiographiques, Piaget dit que lorsqu’il a commencé ces recherches, il pensait qu’il ne serait poursuivi que pendant environ cinq ans. Trente ans plus tard, ils étaient toujours aussi vigoureux, et pas moins de 20 volumes avaient été réalisés. Cette production a donné à Piaget sa réputation de psychologue (plus précisément « psychologue de l’intelligence » ou « psychologue de la connaissance »), mais cette réputation s’est faite au détriment de la reconnaissance de l’énorme contribution à la théorie de la connaissance. Et je dis « la théorie de la connaissance », tout court, et non « de la connaissance dans l’enfant ». La relation entre les deux domaines a entraîné une grave confusion. Sans entrer dans une analyse qui ne pourrait entrer dans les limites de cet article, j’indiquerai les deux raisons fondamentales pour lesquelles un épistémologue et philosophe des sciences comme Piaget a consacré la plus grande partie de son temps à la psychologie des enfants. Tout d’abord, les études détaillées ⎼avec des techniques spécifiques à la psychologie génétique⎼ réalisées dans de nombreux pays sur différents continents, et dans des populations de cultures très diverses, constituent des preuves empiriques qui contredisent les principes qui soutiennent à la fois les théories aprioristes et empiristes de la connaissance. C’est Einstein qui a clairement vu cette capacité de vérification de la psychologie génétique. Dans un dialogue avec Piaget, Einstein lui a fait remarquer que dans sa théorie de la Relativité, les concepts premiers ne sont pas l’espace et le temps mais l’espace et la vitesse, et lui a proposé d’étudier si la même chose ne se produisait pas dans le développement de la pensée des enfants. Les enquêtes psychogénétiques ont corroboré l’hypothèse d’Einstein. En deuxième lieu, l’épistémologie piagétienne ⎼qui est l’épistémologie génétique⎼ constitue une alternative face à l’apriorisme et à l’empirisme : la connaissance n’est pas innée, ni produit d’un certain type d’intuitions ⎼comme le soutiennent les aprioristes⎼, mais elle n’est pas non plus produite d’abstractions et de généralisations à partir des impressions sensorielles ⎼comme le soutiennent les empiristes. La connaissance se construit : ce n’est pas un état, mais un processus. Nous ne pouvons pas prouver cette affirmation ici, et ce n’est pas non plus l’objet de cet article, mais je veux en tirer une conséquence immédiate. Si la connaissance d’un individu « commun » (c’est-à-dire non nonscientifique) et du scientifique est le résultat d’un processus constructif, il n’est pas possible de lui attribuer, sans tomber dans la contradiction, un « point de départ » arbitraire. L’étude de ce processus doit nécessairement remonter au tout début de la vie de l’individu. De là découle l’inévitabilité de la psychologie génétique, en tant qu’instrument d’exploration épistémologique, pour démêler le processus de construction de la connaissance depuis ses origines. Cela nous amène à la deuxième des disciplines que j’ai indiquées précédemment comme étant la base empirique de l’épistémologie génétique : l’histoire des sciences. Mutatis mutandis, nous présentons également ici les deux fonctions que la psychologie génétique a remplies : être un vérificateur des affirmations des diverses épistémologies, et fournir le matériel d’études pour élaborer une théorie de la construction de la connaissance. Dans ce deuxième sens, l’histoire a fonctionné comme un « laboratoire épistémologique de la science » selon la belle expression de l’historien néerlandais Dijksterhuis. Il ne s’agissait pas de continuer à approfondir les questions classiques (qui a fait quoi, quand, qui l’a précédé, qui l’a développé). D’autres questions devaient être posées, soulevant des problèmes tels que la persistance pendant des siècles de théories prouvées fausses (comme la théorie du mouvement d’Aristote) ; les obstacles épistémologiques qui ont ralenti ou rendu impossible les développements conceptuels ; la construction de structures logicomathématiques et leur rôle dans le développement des sciences physiques ; les racines sociogénétiques de certains problèmes qui ont généré de nouvelles disciplines (voir, par exemple, 4). Reconstruire l’histoire des sciences en concentrant l’analyse sur l’origine et le développement des idées, des conceptualisations et des théories est une tâche laborieuse à laquelle Piaget ne peut se consacrer avec une continuité suffisante. Je n’évoquerai que le dernier segment de la route. La question évidente qui ressort du très bref exposé ci-dessus est la suivante : quel est le rapport entre la façon dont l’enfant forme ses conceptions du monde qui l’entoure (sa conception de l’espace, du temps, du nombre, des relations de cause à effet...) et le développement de conceptualisations sophistiquées et de niveaux élevés d’abstraction des théories scientifiques ? C’est là que s’est déroulée la dernière étape des recherches piagétiennes (finale, car la mort y a mis fin). À ce moment, auquel j’ai eu l’immense chance de collaborer, il est apparu clairement que le développement des processus cognitifs, ceux de l’enfant jusqu’à ceux au sommet de la science, obéissent à des mécanismes constructifs communs, indépendamment de l’énorme disparité des contenus. Ce résultat, corroboré par de multiples recherches, a eu, avec une généralité surprenante, la plus erronée des interprétations, en supposant que Piaget essayait d’appliquer au développement de la connaissance la maxime de Haeckel selon laquelle « l’ontogenèse est une brève et rapide récapitulation de la phylogénie ». Les recherches effectuées ont montré une convergence inespérée entre la théorie du développement qui a été formulée au début de l’épistémologie génétique et les problèmes de soutiens qui se posent dans la science contemporaine, notamment en ce qui concerne les théories de l’évolution des systèmes ouverts. Mais c’est un sujet que nous ne pouvons pas développer ici. Le 100e anniversaire de la naissance de Piaget en 1996 sera célébré lors de plusieurs rencontres internationales, notamment celles organisées par la Jean Piaget Society à Philadelphie (juin) et par l’Université de Genève (septembre). Le CINVESTAV a promu une coordination latino-américaine pour la réalisation de trois événements, centrés sur les domaines les plus importants couverts par la production de Piaget : l’épistémologie, à Mexico (avril) ; l’éducation, à Sao Paulo (juillet) ; et la psychologie, à Buenos Aires (octobre). Nous pensons que la pensée latino-américaine sur ces sujets ne devrait pas être toujours présente comme un appendice ou comme un écho des centres dominants de la science universelle. NOTES 1 Piaget, J. (1950). Introduction à l’épistémologie génétique. Vol. 1. Paris : PUF. 2 Piaget, J. (1965). Sagesse et Illusions de la Philosophie. Paris: Presses Universitaires de France. 3 Feigl, H. (1956). Some Major Issues and Develop- ments in the Philosophy of Science of Logical Empiri- cism, Minnesota Studies in the Philosophy of Science, Vol. I. [University of Minnesota Press]. 4 Piaget, J., & García, R. (1982). Psychogenese et Histoire des Sciences. Paris: Flammarion.