à chaque instant « la frontière, étonnamment
mobile à travers le temps et les générations...
qui sépare la vérification de la spéculation ».
Cette frontière était une source de préoc-
cupation pour le jeune Piaget quand il ensei-
gnait la philosophie. Biologiste de formation,
et avec des travaux reconnus dans cette disci-
pline, il acceptait la spéculation lorsqu’il s’agis-
sait de valeurs, mais sa mentalité scientifique
exigeait la vérifiabilité lorsqu’il s’agissait de
parler de connaissances. Il s’est même de-
mandé, comme il le reconnaîtra plus tard dans
le même texte, s’il n’y avait pas « une certaine
malhonnêteté intellectuelle à affirmer quelque
chose dans un domaine qui relève de la com-
pétence des faits, sans contrôle méthodolo-
gique vérifiable par d’autres, ou à faire des af-
firmations dans des domaines formels sans
contrôle de la logique ».
J’ose dire, en simplifiant un processus qui
était long et très complexe, et en me basant
plus sur certains dialogues que sur ses propres
écrits, que c’était sa rupture avec la philoso-
phie spéculative. Et ce fut une rupture forcée
par la situation paradoxale qui lui fut présen-
tée dans le sujet qui était au centre de ses pré-
occupations et qu’il formulera bien plus tard
comme « le développement des connaissances,
considéré comme la forme la plus avancée
d’adaptation d’un être biologique à son envi-
ronnement ». Si la science est, à son tour, la
forme de connaissance la plus avancée, com-
ment peut-on prétendre « spéculer » sur cette
connaissance sans avoir eu un contact direct
avec elle, sans savoir comment elle est pro-
duite dans la pratique quotidienne de la re-
cherche scientifique ? Comment peut-on ac-
cepter une « théorie de la connaissance » sans
que cette théorie ne puisse être corroborée par
l’histoire même du développement de la
science ? Que signifierait alors « savoir »
quelque chose sur la « connaissance scienti-
fique » ?
On pourrait penser que ce questionne-
ment manquait totalement d’originalité au
début de ce siècle, alors que des courants em-
piriques émergent qui vont conduire à l’at-
taque la plus profonde de la métaphysique et
prôner une philosophie scientifique. Logi-
ciens, mathématiciens et physiciens partici-
pent à ces courants qui forment le Cercle de
Vienne, le Cercle de Berlin, le Mouvement
Scientifique Unifié, et produisent une œuvre
véritablement monumentale qui constituera
la base de ce qui sera considéré comme la phi-
losophie de la science.
N’était-ce pas ce que Piaget voulait : une
philosophie faite par des scientifiques ? Oui,
mais ils n’ont pas réussi à lui donner la ré-
ponse qu’il cherchait. De plus, ces mouve-
ments, dont l’exposant maximal est l’empi-
risme logique, sont au centre des attaques
constantes et incessantes de Piaget, qui les ac-
cuse de... manque de cohérence ! Une accusa-
tion scandaleuse, pour ceux qui ont considéra-
blement fait avancer la logique et ont exploré
en profondeur les fondements des concepts et
des théories scientifiques, ce qui lui a permis
d’affirmer à l’un de ses représentants les plus
en vue ⎼Herbert Feigl⎼ que « les contributions
constructives les plus significatives des empi-
ristes logiques sont leurs analyses logiques et
méthodologiques des procédures de la science
et des théories scientifiques »3.
Où était l’incohérence ? Qui a osé affronter
ces groupes qui comptaient parmi leurs
membres certains des plus importants logi-
ciens du siècle ?
Cependant, l’attaque a été précise, et bien
qu’elle ait été principalement centrée sur
l’empirisme logique, elle a atteint l’ensemble
des empiristes.
Exprimée sous sa forme la plus conden-
sée, l’attaque de Piaget peut se traduire par un
dictum (qui est en même temps un défi) : l’em-
pirisme n’a jamais fourni de vérification empi-
rique de ses propres principes. Et après de
nombreuses années de recherche, il a pu ajou-
ter : « J’ai montré, de manière empirique, que
l’empirisme n’est pas viable ».
Nous devons nous arrêter là, car c’est le
point de départ et l’axe central de l’épistémo-
logie constructiviste au développement de la-
quelle Piaget a consacré plus de soixante ans
de recherche.
Détacher l’épistémologie du domaine de
la philosophie spéculative et lui donner un ca-
ractère scientifique signifiait pour Piaget l’exi-
gence de « ne pas affirmer quelque chose con-
cernant des faits sans un contrôle méthodolo-
gique vérifiable par d’autres ». L’empirisme
soutenait que la première source de toute con-
naissance se trouve dans les données de l’ex-
périence immédiate, plus précisément dans
les sensations. Comment cette affirmation
pourrait-elle être vérifiée ? L’épistémologie
qui sera développée par Piaget s’appuiera sur