PRÉSENCE ET PASSION CATHERINE INGRAM Titre anglais : Passionate Presence – Seven qualities of awakened awareness A mon frère, Glenn Ingram (1963-2002), Pour son amour 2 SOMMAIRE Remerciements Introduction Le silence Conclure la recherche Lâcher l’histoire Au-delà des mots La source du génie La solitude La paix La tendresse Le dalaï-lama et l’enfant chien Le chagrin et la perte : portes de l’empathie La rédemption de la souffrance Des remords salutaires Le pardon Tendresse et miséricorde L’incarnation Pas de transcendance Ecologie profonde, soi élargi Une sensorialité éveillée Une dignité tranquille Un lieu saint La générosité Le relationnel éveillé La mort organique L’authenticité Transformée en or par la flamme Le prix du compromis La simplicité d’intention La véritable humilité L’éthique naturelle L’amitié authentique Ne plus faire semblant ou se voiler la face Le discernement En l’état Au-delà de la biologie Zéro croyance Le changement L’attente du miracle La joie L’innocence La beauté ambiante La gratitude Une joie contagieuse La lune est toujours pleine Le contentement L’émerveillement 3 5 6 10 10 14 17 19 21 23 26 26 29 31 33 35 37 40 40 43 47 49 51 52 53 56 58 58 61 63 65 67 70 72 75 75 78 81 84 87 91 91 93 96 98 100 102 106 Qu’en est-il de tout ceci ? La fascination L’esprit d’aventure Le miroir de la création A propos de l’auteure 106 110 112 115 118 4 REMERCIEMENTS Ma vie et mon travail reposent sur un réseau de sympathisants, ce qui m'a permis d'écrire ce livre, tout en dirigeant une organisation au service d'une communauté internationale. À chacune de ces personnes, j'offre ma sincère gratitude. Je tiens toutefois à exprimer tout particulièrement ma reconnaissance à ceux qui ont eu une influence directe sur ce livre ou qui ont aidé à sa publication. Ainsi, j'offre ma sincère gratitude à mes amis et à mes collègues qui ont lu tout ou une partie du manuscrit original et qui ont offert des suggestions éditoriales ou des conseils : Ron Alexander, Martha Bardach, Brandon Bays, David Berman, Andrew Beath, Ann Buck (à Ann en particulier, pour m'avoir aménagé un espace d'écriture au bord de la mer), Bob Chartoff, Leonard Cohen, Richard Cohen (à Richard pour son œil au laser dans la révision), Julie Donovan, Jeff Gauthier, Hanuman Golden, Alexa Hatton, Jim Hurley, mon frère Bob Ingram, Arthur Jeon, Helena Kriel, Mick Marineau, Mignon McCarthy, Geneen Roth, Steven et Merlyn Ruddell, Bob Wisdom et Michael Worle. Je remercie infiniment les amis qui ont contribué à définir certains des concepts les plus importants du livre : les jeunes génies de ma vie, que sont Sam Harris, à Los Angeles, et Diarmuid O'Conghaile, à Dublin ; ma sage assistante de longue date, Maria Monroe, à Portland ; et ma merveilleuse muse pour l'allégorie, Mimi Buckley, à San Francisco. J'adresse mes remerciements les plus sincères à ces amis dont les conseils qui portent sur divers aspects de la publication ont été des plus utiles : Lama Surya Das, Mark Epstein, Tara Goleman, Mark Matousek et Sharon Salzberg. Pour les conseils en matière de présentation, je remercie mes amies Zeida Rothman et Patricia Ziegler ; et pour la réalisation de la présentation, John Morris-Reihl pour l'intérieur et Birgit Wick pour la couverture. Et en dernier lieu, je désire exprimer ma gratitude à tous ceux qui m'appellent ‘’maître’’ pour tout ce qu'ils m'ont appris. 5 INTRODUCTION Au cours des millénaires, la quête de sens et d'appartenance a été la quête la plus fervente de l'humanité, et à cette fin, les religions et les philosophies abondent. Pourtant, à notre époque, de nombreuses personnes se sentent étrangères à toute religion ou philosophie, estimant qu'elles sont fondées sur des superstitions, des dogmes ou des hiérarchies de pouvoir. Le besoin de sens et d'appartenance reste le même, mais les options traditionnelles pour répondre à ce besoin ont de moins en moins d'attrait. En désespoir de cause, nous nous sommes tournés vers le consumérisme, la technologie et le voyeurisme des célébrités, qui sont devenus nos nouvelles religions, et qui, eux aussi, se sont avérés insatisfaisants. Pour beaucoup, le monde moderne est devenu un endroit sans âme. D’une telle déception est né un intérêt important et croissant pour la recherche d'un sens qui ne soit pas fondé sur des croyances ou des traditions, mais qui repose sur l'expérience directe. Beaucoup de personnes ressentent le spirituel, le souffle mystérieux de l'existence, et cependant, bien qu'elles perçoivent le mystérieux, elles restent ancrées dans la raison. Je les appelle des mystiques rationnels. Il peut sembler à ces personnes qu'elles sont seules à partager leur point de vue, qu'elles ne sont faites ni pour la religion, ni pour le monde des affaires. Elles peuvent avoir l'impression qu'elles ne sont pas du tout faites pour ce monde. Je connais bien la solitude qui survient, quand on ne se sent plus appartenir à une tradition spirituelle et que l'on se défie d'une vision purement mécaniste ou biologique de la vie. Il y a quelques années, j'ai connu une dépression existentielle qui a duré plusieurs années et qui a entretenu une vision cynique de la réalité. Engagée dans un cheminement spirituel depuis le début des années soixante-dix, j'avais étudié avec des enseignants réputés en Asie et en Occident, et je m’étais intégrée dans une communauté mondiale de pratiquants de la méditation, principalement de traditions bouddhistes. Outre une pratique rigoureuse de la méditation, nous étudiions ce que l'on appelle en sanskrit le dharma, que l'on peut traduire librement par "vérité" ou "voie". Pendant plus d’une décennie, j'ai également travaillé comme journaliste spécialisée dans les domaines de la conscience et de l'activisme, ce qui m'a permis d'avoir accès à certains des grands leaders spirituels et penseurs de notre époque et, en quelque sorte, de suivre des cours particuliers avec eux. Ce furent là des années grisantes où j'ai eu le sentiment de faire partie d'un mouvement spirituel en pleine expansion. Mais il est arrivé un moment où tout cela n'avait plus aucun sens. Toutes les croyances religieuses ont commencé à s’écailler et à ne plus ressembler qu'à des contes de fées destinés à apaiser l'angoisse de l'absence de but de l'existence et la peur de la mort. Ce désintérêt par rapport aux croyances s'est produit tout seul et c'est la dernière chose que j'aurais souhaitée. Après tout, il est très réconfortant d'avoir une belle histoire cohérente sur le but de la vie et de croire en l'au-delà. Au lieu de cela, j'ai plongé dans une vision de la réalité qui était vaine et sans cœur. Ayant depuis longtemps constaté la futilité de trouver la paix dans la poursuite du pouvoir ou de l'argent, et maintenant que je m'étais éloignée de toute association avec le dharma, je me sentais étrangère à chaque monde. Je ne 6 parlais plus la langue de mes amis les plus anciens et les plus chers, et une froide désespérance m'engloutissait. L'aspect positif du nuage de la dépression, c'est qu'il nous ouvre parfois de nouvelles perspectives. Quand nos stratégies ont échoué et quand nous n'avons trouvé aucune consolation dans aucun domaine, nous pouvons ou sombrer dans la folie ou réaliser que ce que nous avons toujours voulu - une énergie passionnée, en paix avec elle-même - se trouve, étrangement, dans un simple changement de perception. Dans mon cas, la rencontre avec mon Maître indien, le regretté H.W.L. Poonjaji, a éveillé en moi une clarté qui a vu objectivement l'histoire de ma dépression et l'a traversée jusqu'à la paix sous-jacente, en dissolvant la dépression en cours de route. Poonjaji a montré qu'il était possible de vivre dans le centre tranquille de son être, tout en restant pleinement engagé dans une activité. La sienne était une expression passionnée de la vie, dévorant ses délices, tout en restant conscient de ses tragédies. Néanmoins, on sentait en lui un silence que le monde ne touchait pas. Malgré mes nombreuses années de pratique de la méditation, je n'avais jamais fait l'expérience du calme intérieur de manière continue. J'avais essayé de parvenir à ce calme intérieur par des techniques visant à apprivoiser l'esprit, et cela s’était avéré futile. Pourtant, à présent, tous les efforts pour apaiser l'esprit cessèrent, et mon attention put se reposer sans effort dans le silence au-delà de la pensée. Les pensées folles continuaient, mais l'intérêt pour elles diminuait. Les mouvements du mental, les émotions, la peur ou l'exaltation devinrent comme des vagues sur un océan de paix. Un processus d'acclimatation commença à se mettre en place naturellement. De même que des alpinistes, quand ils atteignent une altitude élevée, doivent passer du temps à camper dans des endroits tout au long du parcours sans d’autre tâche particulière que de laisser leur corps s'adapter à la nouvelle altitude, je pouvais sentir ma conscience s'adapter au silence sans rien faire pour l'aider. Le silence faisait tout le travail, tout comme le fait d'être à une altitude plus élevée fait le travail d'acclimatation pour les alpinistes. Dans ce silence, je commençai également à ressentir une Présence omniprésente en toute chose, et un sentiment d'amour me submergea. Je réalisai que j'avais toujours ressenti la Présence et l'amour intrinsèques à la périphérie de ma conscience ; c'était tout à fait familier. La Présence pure est notre expérience fondamentale, même lorsque nous semblons être perdus dans les histoires et les activités de la vie. Comme la respiration, elle est considérée comme allant de soi. Pourtant, c'est ce dont nous nous souvenons le plus clairement lorsque nous repensons aux premiers temps de notre existence. Les détails de notre passé peuvent être flous, mais l'Être lui-même est clair. Que nous ayons quatre, dix, vingt ou quatre-vingt-dix ans, ce qui a défini ou définira le plus systématiquement notre expérience est le simple fait d'être et, si nous allons plus profondément, un sentiment d'amour. Je me rappelai ce sentiment, depuis mes tout premiers jours avec ma grand-mère italienne, Caterina Versace, qui mourut lorsque j'avais sept ans et qui avait été 7 comme une mère pour moi. Nous nous promenions en silence parmi les hortensias bleus de son jardin, et tout, à l'intérieur comme à l'extérieur, semblait briller et scintiller. Tout cela semblait parfaitement normal à l'époque. Mais en vieillissant, j’en perdis quelque part la perception. Bien que la conscience de la simple Présence et de l'amour ait toujours été là, je la négligeai en cherchant un sens, un but et les promesses de la vie à venir. En rencontrant Poonjaji, la recherche cessa et à sa place, une appréciation du mystère et une Conscience éveillée émergèrent. La sensation de l'unité sous-jacente me submergea. Tout était à sa place, juste ainsi. Cette compréhension confère un sentiment d’appartenance. Je reconnus que nous ne sommes pas simplement interconnectés, nous sommes imprégnés de la même Essence que celle de toutes choses. Je commençai à partager ces connaissances en 1992, d'abord à l'invitation de Ram Dass, un enseignant spirituel et l’auteur du classique, Be Here Now. Depuis lors, j'ai beaucoup voyagé et animé des soirées publiques aux États-Unis, en Europe et en Australie. Ces rencontres, appelées "Dialogues du Dharma", sont des discussions interactives qui alternent avec des périodes de silence. Le but du dialogue est d'attirer l'attention sur la conscience du moment présent et de découvrir les manières habituelles de l'esprit d'essayer de s'y soustraire. Chaque soirée est différente, un genre d'entretien socratique improvisé qui aboutit, dans presque tous les cas, au silence. En plus des Dialogues du Dharma, j'ai aussi dirigé de nombreuses retraites silencieuses et résidentielles. C'est au cours de ces retraites, lorsque les gens sont juste tranquilles et libres de flotter dans les eaux profondes de leur Être, que j'ai remarqué l'émergence d'une intelligence étonnamment cohérente. Cette intelligence est interculturelle et elle transcende les capacités biologiques et le niveau d'éducation. Des personnes qui n'ont pas forcément été considérées comme intellectuellement douées font l'expérience de cette intelligence, tout comme des personnes qui ont reçu peu d'éducation. On pourrait la considérer comme une intelligence du cœur, puisqu’elle recherche l'harmonie et l'équilibre du bien. Je l'appelle la Conscience éveillée, puisqu’elle est innée et s'éveille soudainement. C'est à cette Conscience ou à cette Intelligence que nous faisons référence, lorsque nous disons être ‘’bien dans notre tête’’. On pourrait ajouter que la Conscience éveillée est aussi, quand on est ‘’bien dans son cœur’’. Quand on est bien dans sa tête et dans son cœur, on est instinctivement aimant, généreux et clairvoyant. Depuis des années, je réfléchissais à la nature universelle de cette Conscience. J'avais remarqué, surtout lors des retraites, que les participants aux sessions de groupe quotidiennes s'exprimaient avec une poésie presque mystique pour décrire les événements ordinaires de leur journée. Je réalisai que ce que nous appelons aujourd'hui des œuvres poétiques et mystiques d'époques antérieures étaient simplement des descriptions de la réalité de personnes de ces époques, comme Rumi ou Hafiz aux treizième et quatorzième siècles. Ils n'essayaient pas 8 d'être poétiques. Ils décrivaient les sentiments et la vie tels qu'ils les vivaient, littéralement. Ils témoignaient à partir du champ de la Conscience éveillée. En retraite, je commençai à remarquer des descriptions similaires faites par des personnes qui n'avaient jamais été exposées à ces idées, et souvent, je fus surprise d'entendre des impressions et des sentiments décrits dans un langage quasiment identique par, par exemple, une personne qui vit dans la campagne écossaise et une autre qui vit à Hawaï. Je réalisai que cette Intelligence traverse aussi le temps, que la Conscience éveillée du Bouddha, du Christ ou de Rumi n'est pas distinctement différente de la nôtre. Au fil des siècles, les gens ont découvert cette Intelligence inhérente d'innombrables façons et l'ont exprimée dans l'art, la poésie, la musique, la science et même la religion. Je me mis à réfléchir et à m'émerveiller devant les expressions similaires que j'observais chez les personnes qui témoignaient d’une Conscience éveillée. Remarquer de telles similitudes partout où je voyageais dans le monde devint l’un de mes passe-temps secrets. Une nuit, je me réveillai d'un rêve dans lequel j'avais identifié sept qualités principales qui émergent naturellement et constamment dans la Conscience éveillée. Je sortis du lit, les notai, puis je me rendormis. Le lendemain matin, je regardai ce que j'avais écrit et je vis la base de ce livre. Ces sept qualités - le silence, la tendresse, l'incarnation, l'authenticité, le discernement, la joie et l'émerveillement - sont familières à tout le monde, mais souvent, nous les négligeons dans notre recherche des choses matérielles ou de l'avancement spirituel. Dans la Conscience éveillée, cependant, ces qualités sont notre compagnie quotidienne, nos meilleurs amis. Elles émanent de notre propre sagesse innée et elles nous guident mieux que n'importe quelle philosophie. Ce livre n'est donc qu'un rappel de ce que vous savez déjà au fond de votre cœur, dans votre propre Conscience éveillée. Vous n'avez pas besoin de faire des efforts pour le trouver, ni de vous efforcer de vous y accrocher intellectuellement. La clairvoyance est meilleure, lorsqu’elle est fraîchement métabolisée. Il est inutile de se souvenir de quoi que ce soit pour plus tard. Si vous tentez de la capter, vous vous retrouvez avec des dogmes. Si vous vous détendez dans le centre tranquille de votre Être, votre propre Conscience célébrera chaque clin d'œil du mystère qui se présente à vous. 9 LE SILENCE Elle s'était embarquée dans cette quête depuis tellement longtemps que les raisons qui la motivaient n'étaient plus claires pour elle. Elle avançait simplement, pas à pas, trop éreintée pour réfléchir. Elle venait de dégringoler d'un talus glissant pour atterrir dans un fourré, et elle était couverte de bleus et d'égratignures, et ses mouvements téméraires précédents étaient maintenant trop pénibles à effectuer. Apercevant une rivière au loin, elle s'y rendit pour boire et pour laver ses blessures. Puis, elle s'allongea sous un arbre proche en pensant que si elle pouvait se reposer un peu, elle pourrait reprendre son chemin avec une détermination revigorée. Après tout, la quête était importante. La quête était tout ce qui comptait. Elle était sur le point de s'endormir, lorsqu’elle aperçut une vieille femme assise au bord de la rivière. La femme, qui contemplait l'eau, se retourna et lui fit signe silencieusement, en ouvrant les bras, les paumes tournées vers l'extérieur, comme pour indiquer : "Juste cela". Oui, juste cela, songea la femme en tombant dans un profond sommeil. Lorsqu'elle se réveilla plusieurs heures plus tard, le soir était tombé et la vieille femme était partie. Elle se leva en se rendant compte que quelque chose était très différent. Les étoiles étaient maintenant des points brillants dans son Être. Leur lumière ne se propageait plus depuis une certaine distance, mais elle était englobée par sa Conscience, comme des prismes lumineux dans les vastes régions d'elle-même. La rivière et son murmure, les arbres et leur odeur, tout existait maintenant dans un ensemble cohérent, une toile multidimensionnelle de couleurs, de formes et de sensations. Elle comprit en un éclair qu'il en avait toujours été ainsi. Ses pensées agitées, longtemps ses seules compagnes, disparaissaient dans le vide, aussitôt qu'elles surgissaient, comme aspirées par l'espace. C'était des chuchotements dans une cathédrale, des fantômes impertinents. Elle se rappela avoir été en recherche, mais maintenant cette idée lui paraissait étrange, et elle ne pouvait plus croire à son importance. Par contraste, le silence semblait presque assourdissant. Elle passa le reste de la nuit à se sentir comme un oiseau libéré d'une cage dans un palais de lumière étoilée, le silence étant de temps en temps ponctué par les mots, "simplement Cela", bien que même ces mots étaient revendiqués par lui. CONCLURE LA RECHERCHE "Si vous commencez à comprendre ce que vous êtes sans essayer de le changer, alors ce que vous êtes subit une transformation." - 10 J. Krishnamurti Ma vie de chercheuse était motivée par la combinaison de la souffrance et du désir de me sentir passionnément vivante. Avec de telles motivations, je courais après les expériences, en fuyant mon moi souffrant et en fonçant vers quelque excitation imaginaire. Je voulais voir l'éventail des possibilités où les secrets de la vie pouvaient se cacher, et cela se traduisit par une quête systématique. En tant que chercheuse spirituelle et journaliste, j’ai recherché celles que je considérais comme les personnes les plus sages de notre époque, et j'en ai interviewé un paquet pour des publications sur une période de deux décennies. J’ai contribué à organiser des retraites et des centres de méditation, des programmes d'éducation alternative, j’ai aidé une organisation qui représente les nations et les peuples dépossédés - et, d'une manière ou d'une autre, j’ai rencontré presque toutes les personnes dans ces domaines que j'avais admirées de loin ou dont je pensais qu'elles avaient quelque chose à m'apprendre. J'ai également exploré un large éventail de couches sociales, en me mêlant à l'élite aisée et à la frange pauvre de la société. Et je méditais. J’ai observé mes pensées, mes sensations, mes intentions, mes problèmes, mes émotions, ma douleur et ma respiration jusqu’à en arriver à connaître tellement bien le paysage de mon mental qu’aucune de ses folies ne pouvait plus me surprendre. Pendant près de vingt ans, j’ai pratiqué la méditation bouddhiste aux Etats-Unis, en Europe et en Asie, tout en étudiant les grands textes de philosophie de l’Asie. J'ai parcouru le monde à maintes reprises, parfois comme bourlingueuse, comme une journaliste bohème, et parfois en première classe. J’ai fait la route de l’Italie jusqu’à l’Inde avec mon sac à dos, traversé le désert marocain en auto-stop, nagé avec les dauphins, fait du kayak avec les orques, dormi à la belle étoile en Afghanistan et de la randonnée en montagne en Argentine, en Suisse et en Inde. J'ai conduit sur des routes truffées de mines à la frontière cambodgienne en faisant un reportage sur la guerre dans ce pays, et je me suis assise avec de nombreux grands maîtres spirituels contemporains dans certains des endroits les plus paisibles de la planète. Je suis allée au Ladakh, la première année où il a été ouvert aux visiteurs, j'ai passé de nombreuses nuits à regarder des corps brûler sur les ghats au bord des fleuves en Inde, j'ai chanté pour Siva jusqu'à l'aube à Bénarès, j'ai dansé sur du reggae jusqu'à l'aube en Jamaïque. J'ai observé des éclipses de lune depuis un voilier dans le Pacifique Sud, sous l'emprise de psychédéliques, et depuis les terres enneigées d'un monastère de Nouvelle-Angleterre, défoncée par le silence. J'avais une communauté internationale d'amis intéressants, drôles et au grand cœur, engagés dans des causes spirituelles, sociales et environnementales. J'ai assisté à des conférences et passé des vacances dans les endroits les plus exotiques du monde. J'ai lu d'importantes œuvres de littérature, non fictionnelles et des nouvelles sciences. En cours de route, j'ai aussi eu un certain nombre de relations amoureuses avec des hommes incroyables, et je suis tombée une fois si follement, passionnément et érotiquement amoureuse que je ne m'en remettrai peut-être jamais. 11 Mais il y avait toujours quelque chose qui manquait, et donc la recherche continuait. Le problème était que, peu importe à quel point je me sentais rassasiée et vivante dans les moments d'expérience profonde, cela ne durait pas. Comme la faim qui revient quelques heures seulement après un repas gastronomique, ou la soif qui ressurgit peu après avoir été étanchée, l'expérience de la plénitude était limitée dans le temps. J'aspirais à une satisfaction profonde de mon être, non limitée dans le temps, mais je n'ai trouvé qu'une collection d'expériences qui avaient toutes pris fin. La recherche avait été une tentative de faire plus de moi-même. Quelle que soit la noblesse de mes diverses entreprises, l'intention de m'améliorer restait une motivation première. Même dans la pratique de la méditation, il y avait l'espoir que j'atteigne un jour quelque chose, que quelque chose de plus s'ajoute. J'aurais l'intuition, la réalisation, le satori ou l'Illumination, et alors je pourrais enfin me détendre. J'étais toujours en train de me précipiter vers l'avant, à la recherche de la prochaine expérience, de la prochaine compensation. Pendant un moment électrisant et intense, j'étais également consciente de sa fin imminente et de la nécessité de recréer ce sentiment d'une manière ou d'une autre. Le désir de le savourer ultérieurement m'empêcherait d'en profiter pleinement. Je passerais à côté de l'expérience que je vivais dans le présent, comme les personnes qui partent à l'aventure et passent la plupart de leur temps à prendre des photos, en essayant de fixer ces moments pour en profiter plus tard et en ne voyant la réalité actuelle qu'à travers un petit objectif, focalisées sur un avenir qui ne viendra jamais. La rencontre avec mon Maître, Poonjaji, éveilla en moi une intelligence qui savait qu'il n'y avait rien à faire ou à acquérir et que la recherche elle-même était le problème. L'idée même d'une recherche doit commencer par la pensée que quelque chose manque. Elle suppose une privation dès le départ. Et si vous saviez que rien ne manque - en ce moment même - que rien n'est nécessaire à votre expérience de la vie, si ce n'est d'être vivant ? Quel besoin y aurait-il de chercher ? Que pourriez-vous espérer ? Imaginez-le, maintenant. Que voulez-vous dans le futur ? Que vous apporterait-il, si vous l'aviez ? Quoi que ce soit, n'est-ce pas disponible dès maintenant dans votre Être propre ? Poonjaji avait l'habitude de dire que lorsque vous réaliserez cela, vous éclaterez de rire, car ce que vous cherchiez était toujours avec vous, caché sous vos yeux. Il comparait cela à "chercher ses lunettes, tout en les portant". Dans les recoins les plus profonds de nous-mêmes se trouve une quiétude des plus familières. Elle demeure présente à travers toutes nos recherches et tous nos désirs et tous les autres événements de notre vie. Il s’agit d’un point de paix, d’une Conscience silencieuse et témoin qui est fondamentalement imperturbable, quoi qu'il arrive. En s'imprégnant de cette Conscience, on est à l'aise dans le présent, en accueillant pleinement ce qui vient et en relâchant complètement ce qui part - en se sentant vivant de bout en bout. Cette Conscience n'est pas quelque chose de lointain, ni d'un autre temps. Elle est déjà présente ici et maintenant. 12 Par exemple, en regardant un film, nous pouvons nous laisser emporter par une marée d'émotions – des émotions angoissantes, romantiques, comiques ou tragiques. Si l'histoire est particulièrement forte, nous pouvons ressentir toutes ces émotions dans un seul film. Pourtant, aussi emportés que nous puissions l’être par le film ou pris par les émotions de l'expérience, il y a en nous une Conscience témoin silencieuse qui sait parfaitement que nous sommes assis dans une salle de cinéma pendant tout ce temps. Si ce n'était pas le cas, nous fuirions sûrement la salle dès qu'une situation effrayante se produirait à l'écran. Nous prendrions nos jambes à notre cou à la vue de la première arme ou de la première tempête de feu qui se dirige vers nous, si une partie de notre conscience ne savait pas que les visions sur l'écran ne sont pas notre réalité la plus fondamentale. Pareillement, il existe un champ de conscience silencieuse contenant tous les événements de nos journées. Même si nous sommes parfois pris par l'émotion ou perdus dans une histoire particulière, il y a dans chacun de nos drames une réalité plus profonde de Présence silencieuse. C'est un Silence du cœur plutôt qu'une cessation imposée de la parole ou de l'activité. C'est un Silence qui est, pourrions-nous dire, l'arrière-plan de toute activité. Nous n’avons pas besoin de le trouver, puisqu’il n'est pas perdu. Si c'est le cas, pourquoi y a-t-il tant de recherche et de désir ? La recherche est fascinante, car elle permet au mental d'avoir un travail. Il semble que nous soyons presque génétiquement programmés pour une occupation mentale incessante par l'entremise du désir et de l'évitement, une tentative désespérée d'échapper au présent. Peut-être la nature a-t-elle exigé que nous restions en mouvement afin de rester en vie, mais cela devient préjudiciable à la vie. Au cours de l'évolution, nous avons dépassé l'utilité d'être dans un état dominant de peur et d'avidité afin de rivaliser et de survivre. Nous ne pouvons plus nous le permettre. Cela nous conduit au désastre. Il est pourtant étrange de constater à quel point nous résistons à la paix et au calme inhérents qui sont toujours possibles. Peut-être est-ce parce que le repos dans la simple Présence est tellement étranger à une habitude de complication mentale qui a duré toute une vie, et que nous avons confondu la complication avec un sentiment de vie intense. Nous pourrions supposer que le fait de ne pas avoir de projet mental particulier entraînerait l'ennui. Ou bien nous pouvons être submergés par la sensation d'immensité et de liberté qu’offre soudain la vie, lorsque notre esprit n'est pas en chasse. A l’image du prisonnier qui, après avoir été libéré, trouve rapidement le moyen de retourner en prison, ou de l'oiseau qui hésite à s’envoler, lorsqu'on ouvre la porte de sa cage, nous sommes parfois effrayés par la liberté, et nous nous retirons dans le placard étroit, mais familier d'un esprit occupé. Mais dans la Conscience éveillée, l'esprit s'acclimate à un épanouissement dans le Silence. Il s'habitue à laisser les pensées névrotiques dériver et se perdre dans le néant, et il se désintéresse progressivement d'elles, même si elles continuent de surgir. Le désintérêt pour les pensées névrotiques limite leur pouvoir. Ce qui devient plus intéressant, c'est la vaste étendue ouverte de la Conscience via laquelle toutes les pensées et tout le reste se manifestent et se résorbent. Et 13 comme c'est un processus continu, la perception de ce processus peut vous surprendre à chaque instant. En ce moment même, alors que vous lisez ces mots, vous pourriez ressentir le champ de la Présence sans faille dans lequel vous, les mots et toutes les choses qui vous entourent baignent. Cette Conscience témoin silencieuse recèle une qualité de clarté vigilante, mais détendue. Il ne s'agit pas de la clarté de la pensée mais de la clarté de la perception pure, d'une intelligence impersonnelle. Elle ne prête aucune attention particulière aux pensées qui pourraient la détourner de sa tranquillité, et ne se préoccupe pas du fait qu'elles apparaissent et disparaissent. Elle n'a pas le sentiment qu'il faut quelque chose de plus pour être satisfaite, et c'est donc un profond contentement qui prévaut. Et tout à coup, la recherche est terminée. Nous n'avons nulle part où aller, car tout est à sa place, tel quel, y compris nous-mêmes. Nous n'avons rien à faire pour être à notre place, puisque nous ne nous sentons pas séparés de l'existence. Nous apprécions toujours et plus que jamais la vie et nous nous y intéressons passionnément, mais sans être un mendiant à sa porte, qui cherche l'amour au lieu d'être l'amour. Nous réalisons que ce que nous voulions vraiment n'était pas quelque chose qui provient de la recherche mais d'une découverte. Nous ressemblons au fils prodigue de la parabole de Jésus. Après avoir longtemps erré, nous être perdus et dépravés et avoir cherché le bonheur dans tous les mauvais endroits, nous rentrons enfin chez nous. Et tout comme le père qui embrasse son fils prodigue et qui organise un festin en son honneur, nous sommes accueillis chez nous dans notre propre Présence radieuse, à chaque fois. LÂCHER L’HISTOIRE Même s'il y a eu une forte reconnaissance de la Présence, l'histoire habituelle qui nous concerne continue généralement à se répéter. Nos yeux s'ouvrent le matin et, d’abord, nous sommes simplement conscients de voir et de percevoir. Il n'y a aucune pensée ou référence à une entité ayant une expérience. Il n'y a que la pure Conscience, le simple fait d'être. Puis, lentement, les pensées commencent à proliférer et à se rassembler autour d'un vieux sujet bien connu, l'histoire du "moi’’. Cette histoire se décline en autant de versions qu'il y a de personnes pour la raconter. Et plus elle domine la conscience, et plus elle demande à être racontée. Nous connaissons tous cette expérience d’être coincé à l'occasion d'un événement social au cours duquel quelqu'un se lance dans une longue liste de ses accomplissements, ses enfants et leurs accomplissements, ses avoirs, ses opinions, ses voyages, ce qu'il aime, ce qu'il n'aime pas et ce qu'il prévoit d'acquérir plus tard. Nous pourrions avoir l'impression que cet homme est à peine conscient de notre existence, en-dehors de celle d'un animal à sang chaud doté de la faculté d'entendre. Et, en fait, nous pouvons être à peine conscients de lui aussi. Notre attention peut être limitée, car un monologue analogue à propos de nous-mêmes peut dominer notre propre conscience, bien que nous puissions être incapable de l'exprimer. 14 C'est ce qu'on appelle l'histoire, et c'est une manière de se considérer comme un personnage qui fonde sa valeur intrinsèque sur l'acquisition de choses ou d'expériences qui le rendent plus intéressant, plus brillant, plus puissant ou plus sexy. L'histoire peut également reposer sur un personnage qui se voit comme une victime et qui interprète les événements du monde de manière à confirmer son histoire de la dureté de la vie. Son histoire peut avoir plus à voir avec tout ce qu'il a souffert et appréhende maintenant. Dans les deux cas, qu'il s'agisse de l'histoire de la mise en valeur de soi ou de celle de l'autoflagellation, le personnage du "moi" est toujours la vedette du drame. Nous avons répété ces lignes et ces scénarios des milliers de fois et nous connaissons bien nos rôles. Nous avons imaginé cette entité pendant tellement longtemps et avec une telle intensité que l'illusion, à l’instar d’une amie imaginaire, semble avoir une vie propre. Ses aventures se déroulent généralement dans l'un de ces deux cadres temporels - le passé ou le futur. Et, bien sûr, la plupart de ses histoires futures sont simplement basées sur des images de son passé. Ces histoires peuvent nous angoisser, nous déprimer ou nous amuser pendant toute une vie. Quand nous nous promenons dans le paysage du monde, presque tout ce que nous voyons est interprété en fonction de son incidence sur ce personnage. Le personnage du " moi " est le point central de référence autour duquel tourne l'histoire du monde. Je compare parfois ce phénomène d'autoréférencement à un drame métaphorique appelé ‘’L'univers dont je suis la vedette’’. Quand j'étais plus jeune, je m'intéressais beaucoup à mes histoires. J'avais l'impression que les histoires relatives à qui j'étais et à ce que j'avais vécu devraient être fréquemment revisitées, à titre de protection et de catharsis : une protection, parce que je ne voulais plus reproduire les pires erreurs ; et une catharsis, parce que j'avais l'impression que le fait de raconter l'histoire régulièrement révélerait ce que tout cela signifiait. Je racontais mon histoire à qui voulait l'entendre, jusqu'à ennuyer tous mes amis et même moi-même, au bout du compte. Maintenant, il n'est pas totalement inapproprié d'avoir une histoire dont le personnage principal est le " moi ". Avoir une forte conscience de soi, tant sur les plans psychologique qu'interpersonnel, est une nécessité pour la croissance. L'histoire du " moi " commence très tôt dans notre vie, probablement vers l'âge de deux ans, où elle tourne principalement autour des notions " j'aime " et " je n'aime pas ". Cette forme primaire de référence au personnage principal évoluera avec le temps, puisque les histoires reflèteront des désirs et des peurs plus complexes. Bien que les divers événements et émotions de l'histoire évolueront considérablement tout au long de l'enfance et jusqu'à l'âge adulte (la plupart étant maintenant oubliés depuis longtemps), l'idée du personnage principal demeurera la même, comme la vedette d'un interminable feuilleton. Dans la Conscience éveillée, l'histoire elle-même n'est pas un problème. Elle est perçue comme une habitude qui a sa place et qui a sa fonction, mais elle ne domine plus la Conscience. La Conscience éveillée sait quand des aspects de 15 l'histoire du "moi" doivent être abordés, mais autrement, elle n'y prête guère attention. Elle s'intéresse avant tout au présent, alors que l'histoire concerne généralement le passé ou le futur et est donc laissée de côté dès qu'elle surgit, car la Conscience éveillée reconnaît le peu de pertinence de cette histoire. Avec désintérêt, les pensées relatives au personnage appelé " moi " surgissent et disparaissent comme des bulles au soleil. Il n'est pas important qu'elles continuent à surgir puisqu'elles disparaissent immédiatement. Le fait est que toute pensée s'évanouit dès qu'elle surgit. Parmi les millions de pensées que nous avons chacun expérimentées, il n'y en a pas une seule qui ait duré. Il y en a beaucoup qui se répètent sur un mode similaire, mais chacune est en réalité distincte des précédentes. Elles vont et viennent dans la Conscience pure à laquelle aucune d'elles n'adhère. Il n'est pas nécessaire de se défaire de la pensée, puisqu'il n'y a aucune possibilité de la faire rester. Être à son aise dans la conscience du moment présent, c'est ce que mon Maître appelait "demeurer tranquille". Par ce calme, il ne voulait pas dire "ne pas parler", "ne pas rire" ou même "ne pas crier". Il faisait plutôt référence au fait de remarquer le silence qui englobe toute activité, toute pensée et toute parole. Nous faisons simplement l'expérience d'être par le souffle, la sensation, la vision, le son, l'odeur ou le goût. Ces expériences directes ne nécessitent aucune référence à une entité, et n'ont pas besoin d'histoires pour les stimuler. Lorsque cette conscience devient plus habituelle, l'autoréférencement devient fastidieux, une charge de travail mental supplémentaire sans contrepartie. Notre conscience est alors plus intéressée par ce que nous vivons en temps réel que par l'invention d'une histoire à propos d’un moment imaginaire avec un rôle principal pour moi. Quand nous faisons l'expérience directe de la vie, nous ne la découpons pas en parts distinctives, et nous ne nous appuyons pas sur des images du passé pour lui donner un sens. Nous ne sommes même pas particulièrement intéressés à donner un sens aux choses. Nous vivons dans une innocence qui accepte la vie telle qu’elle vient, sans essayer de nous approprier chaque événement pour en faire une histoire ou un mythe. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de place pour les mythes ou les histoires. Nous communiquons en racontant des histoires de notre vie, et notre culture communique en racontant ses mythes. Si l'on devait s'asseoir à côté de quelqu'un dans un train, il serait malvenu de répondre — "Il n'y a que l'expérience de la réalité présente" — à sa question, "D'où venez-vous ?". Pareillement dans toute relation interpersonnelle, il y a une place appropriée pour les histoires vécues, mais nous réalisons que raconter nos histoires, au fond, c'est se connecter avec "ce Cœur commun dont toute conversation sincère est l'adoration", ainsi que le dit Emerson. "Ce Cœur commun" se trouve dans le Silence. De même que le silence est par essence la source de toute musique, le silence est aussi la source de toute histoire. De même que les notes d'une mélodie naissent et se dissolvent dans le silence, nos histoires naissent et se dissolvent également dans le silence. Dans la 16 confusion, nous prêtons surtout attention aux histoires. Dans la Conscience éveillée, nous prêtons plutôt attention au Silence. AU-DELÀ DES MOTS "Si vous êtes dans l'illusion et rempli de doutes, même toutes les Écritures ne suffisent pas, mais lorsque vous avez réalisé, même un seul mot est de trop." - Fen Yang Il y a quelques années, j'étais en Inde, lorsque le Shankaracharya, l'équivalent hindou d'un pape, est décédé. Le Times of India publia toute une série d'éloges funèbres sur ce maître prestigieux, dont l'un avait été rédigé par un journaliste bien connu et ami de l'ancien premier ministre indien, Indira Gandhi. Il semble que Mme Gandhi consultait occasionnellement le Shankaracharya au cours des périodes troublées de son administration en tant que premier ministre. Lors d'une visite au saint homme, elle invita son ami journaliste à l'accompagner. Ils prirent un avion privé et, à leur arrivée, Mme Gandhi se vit immédiatement conduire auprès du Shankaracharya, seule. Après quelques heures, elle regagna l'avion et elle et le journaliste retournèrent chez eux à New Delhi. Le journaliste remarqua qu'une profonde sérénité habitait le premier ministre et, après un certain temps, il ne put s'empêcher de lui demander : "Mme Gandhi, que s'est-il passé à l'intérieur ?". ‘’C’était merveilleux !’’, répondit le premier ministre. ‘’Je lui ai posé toutes mes questions et il y a complètement répondu, mais aucun de nous n’a prononcé un mot.’’ Le pouvoir de la Présence du Shankaracharya était si fort qu'il réveilla chez le premier ministre le souvenir de sa propre Présence. Elle se retrouva dans la compréhension sereine, où les questions trouvent une réponse ou se dissipent. "La petite voix intérieure’’ s'avère silencieuse. Elle perçoit avec une intelligence qui n'a pas été apprise, une intelligence qui est innée. Dans la conscience de l'état de veille, on utilise le langage pour communiquer, tout en sachant qu'une autre communication, plus puissante, opère dans la Conscience profonde. Pendant près de trente ans, j'ai participé à des retraites silencieuses, auxquelles ont pris part des milliers de personnes au cours de cette période. Une fois, je me suis retrouvée dans une région reculée du monde, où j'ai rencontré quelqu'un que j'avais connu dans le cadre de plusieurs retraites. En allant vers lui, le sourire aux lèvres, je me suis dite : "Oh, voilà mon bon ami...", et j'ai alors réalisé que, du fait que nous avions toujours été silencieux ensemble, je n'avais jamais su son nom. Je ne connaissais pas non plus sa nationalité ou sa profession. Je ne savais rien du tout de sa biographie. Mais je connaissais son essence. Je l'avais vu observer les oiseaux au coucher du soleil au même endroit chaque jour. J'avais remarqué le soin avec lequel il ôtait tranquillement ses chaussures avant d'entrer dans la salle de méditation. J'avais 17 pu bénéficier de sa gentillesse, lorsqu'il m'avait aidée à transporter certaines de mes affaires à l'abri de la pluie. Nous avions partagé une Présence silencieuse pendant des jours et des nuits et pourtant, nous n'avions jamais entendu l'histoire de l'autre. Notre unique communication s'était exprimée par ce que l'auteurcompositeur Van Morrison appelle "le discours inarticulé du Cœur". Dans la Conscience éveillée, il est inutile de prétendre que nous ne sommes qu'un amalgame d'histoires, un total d'accomplissements ou un survivant de malheurs. Nous sommes prêts à regarder dans les yeux d'un autre sans peur ni désir - sans histoires à propos de qui je suis ou de qui il est - et à y capter seulement la lumière de l'existence reflétée par une paire d'yeux particulière. Dans les retraites, nous remarquons aussi le pouvoir des mots à conditionner la perception. En nommant les choses, nous invoquons une image préconçue de l'objet ou de l'événement et nous avons donc une réponse conditionnée par rapport à celui-ci, ne serait-ce que momentanément. Maintenant, il est évident que le langage est un outil de communication formidable, nécessaire et utile, mais il est utile de connaître sa place dans notre Conscience et les limites de son utilité. Je dis souvent, pour paraphraser Shakespeare, "Une rose qui n'aurait pas de nom du tout sentirait aussi bon". Il existe une Conscience qui existe au-delà des mots et qui permet à notre expérience directe d'être complètement fraîche. Plus on est en phase avec cette Conscience, plus le langage et la pensée sont rapidement analysés pour leur utilité et abandonnés. Cela se produit par ce que j'appelle le "trempage/l’infusion dans le Silence", via lequel l'attention se repose dans la Conscience silencieuse et y reste de plus en plus constamment, en en renforçant l’habitude. J'apporte toujours un thermos de thé aux Dialogues du Dharma et je le sirote tout au long de la soirée. Parfois, j'oublie de rincer le thermos jusqu'au lendemain matin, et s'il reste du thé, il est devenu beaucoup plus fort qu'il ne l'était la veille. Il n'y avait pas de sachet de thé dans le thermos pendant la nuit. Seulement le thé. Il est devenu plus fort en infusant en lui-même. Pareillement, notre Conscience devient plus forte en infusant en elle-même dans la quiétude. Cette adaptation au silence permet aussi de supprimer les barrières entre nous. Quoique les mots soient principalement destinés à former des ponts de communication, ils ont souvent l'effet inverse. Beaucoup de personnes utilisent les mots simplement pour combler le silence. Elles ne sont pas à l'aise avec le silence et donc, elles bavardent. Elles espèrent se connecter aux autres, mais le bavardage empêche souvent toute véritable communication. Dans la Conscience éveillée, on reconnaît dans le bavardage une tentative de contact. Sous le bavardage se cache quelqu'un qui veut être accepté, compris ou aimé. Ce que la Conscience lucide voit dans ces cas-là, c'est la simplicité de l'Être, la chaleur humaine sous le torrent de mots. Ces mots ne deviennent alors rien de plus qu'un peu de brouillage dans une transmission autrement claire, mais si les deux esprits sont envahis par le brouillage, il n'y a guère de possibilité de se connaître dans le lieu où les deux ne font qu'un. En revanche, si deux esprits sont bien imprégnés de silence, il s’ensuit une communication fantastique. Thich Nhat Hanh a dit un 18 jour de son amitié avec Martin Luther King, Jr : "Vous pouviez lui dire très peu de choses, et il comprenait les choses que vous ne disiez pas." J'ai eu plusieurs fois le privilège de me trouver en compagnie de grands maîtres qui se rencontraient pour la première fois. Lorsque j'étais plus jeune, je me rappelle avoir espéré que j'aurais accès à des discussions ésotériques sur le dharma entre les grands ou qu'ils disséqueraient peut-être leurs différences philosophiques et provoqueraient un débat général parmi leurs étudiants. Mais ce qui se passait généralement, c'est qu'ils se contentaient de se regarder en souriant. Ils échangeaient poliment des plaisanteries ou discutaient du temps qu'il faisait, mais la plupart du temps ils restaient silencieux, se contentant de sourire. Un jour, quelqu'un a demandé au grand maître indien, Nisargadatta Maharaj (dont les dialogues dans le livre classique, Je Suis, sont parmi les mots les plus puissants sur la Présence sans limite) ce qu'il pensait qu'il pourrait se passer s'il rencontrait Ramana Maharshi, un autre grand saint de l'Inde. "Oh, nous serions probablement très heureux", répondit Nisargadatta Maharaj. "Nous pourrions même échanger quelques mots". LA SOURCE DU GÉNIE ‘’Le Silence est l’élément dans lequel se façonnent les grandes choses.’’ - Thomas Carlyle Imaginez un simple trait de calligraphie sur une toile blanche. Chaque trace d'encre laissée par le pinceau se détache en plein relief sur le fond blanc. Chaque nuance de la liberté du trait, tel qu'il a coulé et balayé la toile, est clairement visible. Imaginez maintenant que la toile soit remplie de gribouillis aléatoires et anarchiques, de sorte qu'il n'y ait pratiquement plus un centimètre carré qui ne soit pas marqué. Imaginez également que la même calligraphie se trouve parmi les gribouillis, mais que, bien sûr, elle est maintenant beaucoup plus difficile à voir ou même à trouver. Aussi belle qu'elle ait pu être, elle passe inaperçue au milieu de ce chaos. C'est comme les coups de génie dans nos esprits. Dans le silence, nos éclairs créatifs de génie ressortent clairement, dès qu'ils jaillissent. Dans un esprit chaotique, obsédé par la pensée et névrotique, les éclairs de génie passent souvent tout à fait inaperçus. Ils peuvent jaillir fréquemment, comme des bouffées d'inspiration provenant d'une source mystérieuse, mais si l'esprit est accaparé par son imbroglio de pensées, les éclairs de génie se perdent dans le vide. Maintenant, certaines personnes pensent qu'une grande créativité résulte d'une souffrance mentale. Elles estiment que la tranquillité de l'être n'est pas utile à la créativité, en citant la vie de nombreux grands artistes qui étaient apparemment dépressifs, voire suicidaires. Si vous examinez la vie de Vincent van Gogh, par exemple, vous pourriez conclure que la dépression fut propice à la production d'un grand art, mais je suggère une interprétation différente de la source de son art. Peut-être était-ce uniquement pendant l'acte de peindre qu'il ressentait la 19 paix profonde de simplement être. Dans l'acte de peindre, Van Gogh entretenait peut-être une connexion spéciale et exaltée avec un sentiment de pure Présence, et de ce profond Silence ont émané ses peintures fantastiques. La peinture était peut-être sa porte d'entrée vers le divin. La beauté qu'il voyait suggère une conscience sans nuage, quels que soient les démons qui le hantaient à d'autres moments. Les mystiques, les mathématiciens, les poètes, les écrivains et les rêveurs nous disent tous que leurs visions leur viennent apparemment spontanément, alors qu'ils ne cherchent pas à performer ou à impressionner. On peut être en train de se promener dans le jardin, de prendre une douche ou d'être assis tranquillement à regarder la pluie lorsque, soudain, l'intuition ou la vision jaillit comme une comète dans le ciel de la Conscience. D'où vient ce génie ? Il procède de l'Intelligence inhérente qui est disponible lorsque nous sommes tranquilles, lorsque notre mental ne dirige pas les opérations. Il est en amont de la pensée. C'est la Conscience éveillée. La créativité qui émane de ce type d'intelligence est différente de celle qui résulte de l'ambition. L'ambition est généralement motivée par des besoins axés sur l'ego, des pensées en relation avec le " moi ". Avec ce genre de motivation, le désir de créer est surtout le désir de se construire une légende, une légende appelée "moi". On peut ériger des tours en fonction de différents types de projets, consacrés publiquement, mais leur consécration est intérieurement au "moi". "J'ai fait ça, je dois être quelqu’un de grand/d’important." La créativité qui découle de l'ambition est souvent teintée d'ego, aussi majestueuse ou louable que soit la réalisation. Sa contribution sert le plus souvent l'élan général de la compétition dans le monde. Elle exacerbe les mouvements de l'ego et suscite souvent la jalousie et le ressentiment. Pour le créateur comme pour l'observateur, la créativité qui émane du silence ou d'un cœur tranquille, se distingue de celle qui résulte de l'ambition. Lorsque l'artiste ou l'artisan est en retrait, le créateur et l'observateur ressentent l'art comme un simple don, une expression de l'Intelligence impersonnelle partagée par tous. Le créateur n'a pas besoin de s'en attribuer le mérite, l'observateur n'a pas besoin de le posséder. Certaines des plus belles œuvres d'art de la planète ont été créées dans l'anonymat : la plupart des anciennes peintures chinoises de la dynastie Ming, qui ont influencé l'art asiatique pendant les mille années suivantes ; les grandes statues du Bouddha du Sri Lanka ; les pyramides, qui ont été construites en Égypte, alors qu'il n'y avait pas de mots pour désigner l'art ou les artistes ; et un grand nombre des quilts Amish aux motifs complexes de ces deux derniers siècles. Ces œuvres anonymes parlent au calme qui est en chacun de nous. À la fin des années 70, j’ai visité avec l’un de mes amis une exposition de paysages japonais peints sur des rouleaux par des maîtres zen du XVe siècle. Chaque rouleau représentait un petit monde paisible. Ils illustraient de jolies scènes de nature, des temples, des montagnes et des moines indiquant la lune, entourés par la prévalence du ciel représenté par un espace blanc. En parcourant l’exposition, nous devînmes de plus en plus silencieux. J'avais l'impression qu'une 20 brise fraîche balayait mon être, comme si je cheminais sur d'anciens chemins de paix. Nous avions reçu une transmission de silence de la part des maîtres zen sous la forme de leur art, tant était puissante la Conscience éveillée qui avait réalisé ces peintures quelque cinq cents ans plus tôt. En quittant cette exposition, nous traversâmes une section du musée où étaient exposées des peintures européennes datant de la même époque. Les images de décapitations et de scènes sanglantes abondaient, généralement associées à un symbolisme religieux. Les personnages de ces scènes étaient richement et lourdement vêtus. Entourés d'opulence, de nourriture et de boissons, leur conduite générale semblait affligeante. Chaque centimètre carré de la toile était recouvert, et l’ensemble était déprimant. Cela aussi, c'était une transmission. Je ressentis le poids de la vie à cette époque et dans ces lieux, où la perception éveillée était sans doute étouffée ou persécutée partout où elle se manifestait. Audelà de l'accomplissement technique des peintures, je trouvai que l'art de cette période était une transmission de désolation. Je ressentis de la compassion pour les gens de cette époque et de la gratitude pour vivre à l'époque et dans le lieu où je vis. L'expérience vécue ce jour-là au musée alimente depuis lors ma relation avec l'expression créative. Lorsqu'on admire une œuvre d'art avec une Conscience éveillée, on entre directement dans l’instantanéité de sa création et on ressent clairement le cœur de l'artiste. Cette transmission nous parvient par le biais de mots imprimés, de sculptures, de bâtiments, de danses, de films et de livres de coloriage pour enfants. Elle nous parvient partout où la vie s'exprime, et elle traverse le temps. L'expression créative qui jaillit de la Conscience éveillée pénètre celui qui est réceptif d'une manière inoubliable. Considérez les mots qui nous sont parvenus de Lao Tseu, de Tchouang Tseu, des patriarches chinois ou du Bouddha. Leurs paroles conservent leur pouvoir après des milliers d'années, parce que leurs vies mêmes étaient l'expression créative de l'Intelligence universelle, et parmi ses œuvres d'art les plus marquantes. Nous avons oublié les rois, les danseurs, les politiciens et les peintres de cette époque, mais nous nous souvenons des Eveillés. Leur présence nous rappelle la Présence en chacun de nous, la source du génie qui fait de nos vies temporelles un art intemporel. LA SOLITUDE ‘’C’est dans la Solitude que nous sommes les moins seuls.’’ - Lord Byron Il se murmure que certains de ses étudiants ont un jour demandé à Rumi de réconcilier son discours incessant sur le sujet du silence, et que Rumi a répondu : "Ce qui est le plus vrai en moi n'a jamais prononcé un mot". 21 Il existe en chacun de nous une profondeur qui n'a jamais prononcé un mot, un lieu de solitude totale, "un passage si étroit", disait mon Maître, "que deux personnes ne peuvent pas l'emprunter ensemble". Peu importe à quel point on se sent lié à la communauté, à la famille, aux amis, à la société ou à la nature, il règne en nous tous une profonde solitude silencieuse. Nous savons que les expériences vécues, que les moments secrets de joie, de beauté ou d'amour, ainsi que les nuances particulières de notre chagrin, ne peuvent être pleinement connus que de nous-mêmes. Il se peut que nous partagions certains épisodes avec d'autres, mais nous sommes tous engagés dans notre propre voyage intérieur, et chacun est absolument unique. Pour cette raison même – l’expression singulière que nous sommes tous - la solitude est inévitable. La force créatrice de l'univers ne fait pas de copies exactes, même avec des clones, et il est donc impossible d'éviter la solitude qui fait partie de l'originalité d'une œuvre d'art cosmique. Et pourtant, une grande partie de l'activité humaine vise à éviter ce fait même. Les gens sont souvent terrifiés par la solitude, parce qu'ils la ressentent comme de l'isolement. Ils s'affairent au travail, multiplient les déplacements ou s'entourent de gens presque tout le temps. Ils peuvent avoir recours à de l'alcool, à de la drogue, à la télévision, au sexe ou à la nourriture pour atténuer la conscience de leur profonde solitude, mais celle-ci se tapit dans la conscience et les surprend, glaçante et désespérante, à toute heure du jour ou de la nuit. Les efforts déployés pour éviter le sentiment de solitude peuvent en fait rendre ce sentiment plus intense, quand il finit par se déclarer. Nous faisons le maximum pour nous distraire de pareils sentiments, mais dans nos moments privés, ils surgissent avec une vengeance et avec un genre de folie. Cette folie peut entraîner des actes désespérés, destructeurs. Une grande partie des problèmes dans le monde peut simplement être le résultat de la résistance à notre solitude incontournable. Comme le relevait le philosophe français, Blaise Pascal, au XVIIe siècle, "Toutes les difficultés de l'homme viennent de son incapacité à s'asseoir tranquillement dans une pièce en sa seule compagnie.’’ Dans la Conscience éveillée, l'expérience de la solitude n'est pas une cause de peur ou de désespoir. C'est un sanctuaire de silence, une retraite privée, "un espace à soi", le seul endroit que le sentiment d’isolement ne peut pas toucher. En cela, la solitude n'est pas une épreuve d'isolement, mais un refuge contre les exigences d'une activité mentale et physique incessante. Si l’on connaît ce genre de solitude, on la ressent même au milieu de l'activité. On la ressent, quand on est avec d'autres personnes ou un être spécial. On la ressent, quand on est sur un podium et quand on s’adresse à des centaines de personnes ou dans le contexte d'une réunion familiale regroupant des dizaines de parents. Comme l'a écrit Albert Einstein : "Je suis effectivement un "voyageur solitaire", et je n'ai jamais appartenu pleinement à mon pays, à mes amis, ni même à ma famille proche ; face à tous ces liens, je n'ai jamais perdu le sens de la distance, ni le besoin de solitude, et ce sont des sentiments qui augmentent avec les années." Mon Maître, Poonjaji, était comme un lion dans sa solitude. Pendant de nombreuses années, il a parcouru les zones montagneuses de l'Inde, en transmettant parfois le dharma aux quelques personnes qui le rencontraient par hasard, en se déplaçant parfois avec quelqu'un d'autre, mais le plus souvent, il 22 marchait seul en laissant le destin l'emmener où il voulait. Il a rédigé un journal intime pendant une partie de cette période, et sa lecture procure un aperçu de l'esprit éveillé. Il marquait souvent la date et le lieu d'une inscription dans son journal, mais en dehors de cela, il n'y avait rien sur la région, les gens ou les sites qu'il avait vus. Il s'intéressait à un voyage qui se déroulait sur une autre échelle de temps et d'espace. Voici une inscription typique : "En moi, l'univers se meut çà et là, poussé par le vent de sa propre nature inhérente." J'ai rencontré Poonjaji beaucoup plus tard dans sa vie. Sa santé avait tellement décliné qu'il ne pouvait plus marcher sans aide, et par conséquent il était presque toujours entouré de gens. Néanmoins, je n'ai jamais remarqué quelqu'un d'aussi ‘’seul’’. Sa solitude était majestueuse, comme celle de l'océan ou du ciel. Pour moi, sa solitude est probablement son aspect le plus inspirant. Il vivait à une profondeur où l’on ne pouvait rien emmener, ni personne - ni amis, ni enfants, ni épouse, ni possessions. Dans les Dialogues du Dharma, je fais souvent allusion à cette solitude majestueuse comme à un sommet de liberté. C'est comme si l'on se reposait au sommet d'une montagne, en contemplant tranquillement l'immensité, en appréciant l'espace dans toutes les directions. Embrassant tout ce qui apparaît dans le ciel, on remarque que les pensées passent comme des nuages, que les sentiments s'estompent comme les couleurs de l'arc-en-ciel, que les sensations varient comme le gazouillis des oiseaux. Il n'y a que le lumineux présent, la dimension ouverte de I'Être, et tout ce qui passe dans le ciel au même instant. Le sentiment de plénitude prévaut. Aucune attention n'est accordée aux commentaires mentaux sur ce qui devrait ou ne devrait pas se passer. Il n'y a que la détente dans ce qui est - uniquement cela. Et au final, dans la Conscience éveillée, la solitude devient sans objet. Le sentiment de solitude s'estompe, puisqu’il n'y a personne pour se sentir seul, personne pour évoquer la majesté de la solitude. Toute activité mentale se fond sans effort dans le Silence dont elle est issue. Il n'y a plus le sentiment d’un moi, ni d'un autre que soi. Il n'y a que le vent soufflant dans la Conscience absolue, la lumière qui brille dans nos yeux et les échos de la vie qui se répercutent à travers nous. LA PAIX ‘’Bercée par les battements du temps, l’éternité dort en nous.’’ - Sri Aurobindo Une fable raconte l'histoire d'un jeune homme qui vivait il y a longtemps à Istanbul, en Turquie. Comme il était pauvre, il n'avait qu'une seule chambre, chichement meublée de quelques livres et d'un petit lit de camp en guise de lit. Une nuit, le jeune homme fit un rêve - il eut une vision, en réalité. Il se voyait marcher dans une rue de ce qu'il réalisa être la ville du Caire en Égypte, un endroit où il n'était jamais allé. Il pouvait clairement voir le nom de la rue et les 23 maisons qui la bordaient. Dans la vision, il se dirigea vers une maison particulière, en notant l'adresse. Il entra dans une cour carrelée, et puis dans le bâtiment principal. Une porte ouverte l'attira dans une pièce particulière de la maison, et dans cette pièce était assis un vieil homme, entouré de trésors dépassant tout ce que le jeune homme avait jamais imaginé. Des diamants, des émeraudes et des rubis se trouvaient empilés sous la forme de pyramides. Des lingots d'or et d'argent étaient alignés le long des murs. Des tapis précieux et des objets d'art du monde entier étaient disposés à ses pieds. Le jeune homme considéra les trésors et le vieil homme avec stupéfaction, car à ce moment-là, il sut soudainement que ces trésors lui appartenaient. Il ne savait pas comment il le savait (car après tout, c’était une vision), mais il était certain que tout cela lui appartenait de plein droit. Le jeune homme se réveilla en sursaut, et il était tellement convaincu de l'authenticité de son rêve qu'il entreprit le jour même le long voyage d'Istanbul au Caire pour revendiquer son trésor. À cette époque, les voyages étaient lents et le jeune homme, qui était pauvre, dut travailler en cours de route pour payer sa nourriture et son logement. Au bout de plusieurs mois, il finit par arriver au Caire. Après s'être renseigné, il retrouva la rue qu'il avait vue en rêve. En la parcourant, tout lui parut familier. Les maisons étaient exactement telles qu’il les avait vues dans son rêve/sa vision. Et bien entendu, la maison qui, dans le rêve, avait abrité le vieil homme et son trésor se trouvait précisément là où le jeune homme s'attendait à la trouver. Connaissant le chemin, il entra dans la cour carrelée, puis dans la salle des trésors, où il comptait bien faire valoir son droit. Le vieil homme était assis là, mais il n'y avait aucun joyau, ni or, ni argent, ni tapis, ni objets d'art. Sans se laisser décourager par l'absence des trésors, le jeune homme raconta sa vision au vieil homme, puis il conclut en disant : "Puisque tout le reste de ma vision s'est avéré exact, je suppose que les richesses sont cachées ici quelque part, et je vous prie donc de me les remettre". Le vieil homme demeura silencieux pendant un certain temps, tout en scrutant le jeune homme, le regard pétillant. Et au bout d'un moment, il dit. "Comme c'est étrange ! Moi aussi, j'ai fait un rêve. Et j'ai rêvé d'un jeune homme à Istanbul qui te ressemblait précisément." ‘’Continuez !’’, conjura le jeune homme, certain que cette information conduirait au trésor. Le vieil homme entreprit alors de décrire la rue où vivait le jeune homme à Istanbul. Il décrivit la mère et le père du jeune homme, ses frères et ses sœurs, ses collègues de travail, ainsi que les livres qui étaient rangés le long du mur de sa petite chambre. "Et dans ma vision", dit le vieil homme, "le plus grand trésor — plus précieux que tous les joyaux étincelants et que tous les métaux brillants du monde — était exposé là, sur un petit lit de camp dans cette chambre". Le jeune homme réalisa soudain ce que le vieil homme voulait dire. Il vit alors que son existence, que son Être même, était tout le trésor qu'il pouvait désirer ou dont 24 il pouvait avoir besoin. Une paix profonde l'envahit. Il s'inclina devant le sage et prenant congé, il retourna chez lui à Istanbul, où il vécut des jours paisibles. Si le cheminement du jeune homme vers lui-même domine cette histoire, je suis tout autant intéressée par le rôle du vieux sage. Sa présence et sa clarté étaient si fortes qu'avec simplement quelques mots de sa part, le jeune homme s’éveilla à la plus grande réalisation de sa vie. Cette histoire illustre comment la Paix qui est le fruit de la simple Essence est non seulement une récompense en soi, mais aussi une bénédiction pour tous ceux qui la rencontrent. Avec celle-ci, on devient comme un grand arbre ombrageux qui offre tranquillement un refuge ou un abri pour ceux qui traversent les nombreuses tempêtes de la vie. En devenant des havres de paix, nous avons probablement dû endurer nos propres parcours confus, tout comme le jeune homme de l'histoire. Ceci nous permet de comprendre ceux qui ne ressentent pas leur propre et simple Présence et qui la cherchent partout ailleurs, à l'image "du cerf musqué qui cherche dans le monde entier la source de son propre parfum", comme le disait Ramakrishna. Dans l'espoir de trouver quelque chose pour que tout aille bien ou pour nous sentir bien dans notre peau, nous essayons tout et nous finissons souvent par aggraver la situation. Notre soif de trouver des trésors ou toutes autres circonstances qui, pensons-nous, nous procureront la paix, nous empêche de nous reposer dans la Paix que nous sommes. Dans la Conscience éveillée, il n'est pas question de trouver la paix ailleurs que dans son propre Être. Le monde actuel est en grande partie en proie au chaos, et c'est le cas depuis belle lurette. Même en période de paix relative, les événements quotidiens de la vie peuvent dérailler à chaque instant, avec des problèmes avec le conjoint, les enfants ou les amis, des difficultés au travail, des accidents ou des maladies chez les proches, une santé précaire, des parents et des amis qui meurent. Lorsque nous lisons et que nous écoutons les nouvelles, ce monde peut vraiment ressembler à l'enfer. Nous entendons chaque jour, avec une régularité sans faille, des reportages sur la guerre, la dévastation de l'environnement, la famine de millions de personnes, la violence aveugle, le terrorisme, la torture, les enfants kidnappés et assassinés. Comment peut-on trouver la paix dans un tel monde ? La réponse est qu’on ne le peut pas. Il n'y a pas de paix durable à trouver dans les circonstances du monde. Si les humains ne vous ont pas, c’est la nature qui vous aura. Et pourtant, il existe un sanctuaire, qui ne se trouve pas dans les circonstances du monde mais dans la reconnaissance du Silence qui le contient. Ce Silence est notre propre nature profonde et véritable, et nous pouvons la visiter ou y vivre, chaque fois que nous nous en souvenons. Dans les dialogues du Dharma, les gens se demandent parfois ce qu'ils peuvent faire pour le monde. Je parle de la nécessité de connaître le trésor de l'Être lui-même et d'y trouver la Paix qui ne dépend de rien d'autre. Cette compréhension apporte le calme à tous ceux qui la découvrent. Elle diminue la violence et la peur dans le monde, et elle rappelle aux autres le don qui est plus précieux que toutes les richesses jamais connues. Dans le Silence, nous pouvons ressentir cette éternité qui dort en nous. 25 LA TENDRESSE L'aube apparut et elle se mit debout. La lumière du soleil et la brume s'entrelaçaient sur la rivière, alors qu'elle marchait le long de la rive sans but ni destination. Auparavant, elle se serait dirigée vers quelque chose — toujours partante, mais n'arrivant à rien. Maintenant, même en mouvement, elle n'allait nulle part. Elle était simplement présente à chaque pas, marchant le long d'une rivière. Au bout d'un certain temps, elle les vit : deux séries d'empreintes le long de la rive, dont l’une faite par des petits pieds. Plus loin, les empreintes avaient été effacées par les eaux, sans laisser de trace. Telle est la nature de toute chose, se dit-elle ; chaque empreinte, chaque créature, chaque plante, chaque rocher, chaque galaxie suit son processus de devenir, de désintégration et de cessation d'existence. Tout se désagrège avec le temps, tout est sujet à l’anéantissement, à tout moment. Elle songea au caractère poignant de l'existence, à l'inévitabilité de l'amour et de la perte. Son constat sans sentimentalisme, mais tendre, lui inspira des sentiments de compassion à l’égard de tout ce qui vit, qui a vécu, et qui vivra, à l’égard de tous les êtres vivants. A cet instant précis, l'un d'entre eux attira son attention. Un gros scarabée présent sur son chemin s'était renversé sur le dos, ses pattes gesticulantes manifestant sa volonté de vivre. Sans réfléchir, elle réagit rapidement. Elle ramassa deux grandes feuilles, puis en plaça une de chaque côté du scarabée, et elle le remit délicatement à l'endroit et le regarda courir vers la sécurité du feuillage voisin. LE DALAI LAMA ET L’ENFANT CHIEN Pendant que nous étions à Bodhgaya, en Inde, en 1982, mes amis et moi nous avons commencé à entendre des rumeurs à propos d'un garçon qui aurait été trouvé au milieu de chiens sauvages. D’après la rumeur qui circulait en ville, son comportement d'apparence canine, son mutisme, son incapacité à marcher debout ou à manger avec les mains indiquaient qu'il avait probablement été élevé parmi ces chiens. Nous étions intrigués. J'avais lu ‘’L’enfant sauvage du grand désert’’, l'histoire d'un enfant élevé au milieu des gazelles en Afrique, et j'avais également été fascinée par l'histoire de l'"enfant sauvage de l'Aveyron", trouvé en France aux alentours de 1800. C'est donc avec enthousiasme que j’acceptai une invitation à voir ce garçon au cours d'une réunion privée avec le dalaï-lama, qui avait manifesté son intérêt pour l'enfant. La réunion devait se tenir à l'ashram de Gandhi, où le garçon séjournait, entouré d'un groupe de travailleurs sociaux et de thérapeutes comportementaux, qui s'étaient mobilisés autour de lui. Avec un ami, j'assistai à cette réunion d'une vingtaine de personnes. 26 À en juger par sa taille, l'enfant semblait avoir cinq ou six ans. Se déplaçant à quatre pattes, le regard fuyant d'un côté à l'autre, il avait l'air d'un animal effrayé. Sa vue me mit mal à l'aise, tout comme quand j’avais été confrontée à des représentations de créatures mi-humaines, mi-animales. J’eus un mouvement de recul primaire face à quelque chose d'étranger, ce qui m’étonna, parce que je m'attendais à ce que la compassion soit ma première réaction face au garçon. Le dalaï-lama était assis au centre de la pièce, et l'enfant fut conduit devant lui. Pendant que les officiels indiens et que les thérapeutes entreprenaient de présenter le garçon au dalaï-lama, celui-ci se pencha et commença à caresser doucement la tête de l'enfant, comme on caresse un chien. Les membres de l'assemblée prétendirent ne pas le remarquer. Était-il approprié de traiter le garçon comme un chien, ou cela n'était-il pas bon pour sa "rééducation" ? Les responsables continuèrent d'expliquer leurs efforts pour apprendre à l'enfant à marcher, à former des mots, etc., et pendant ce temps, le dalaï-lama continuait de caresser la tête et les épaules du garçon, tout en souriant et en gazouillant chaleureusement, jusqu'à ce que l'enfant finisse par se blottir à ses pieds. Je ne pouvais qu'imaginer le réconfort de ce garçon en de tels instants. Quelle qu'ait été son histoire, j'étais certaine que les circonstances actuelles de sa nouvelle vie avec des créatures étranges et puissantes avaient dû être au moins difficiles, voire terrifiantes. Ici, ne serait-ce que pour un court instant, l'une de ces étranges créatures le rencontrait - d'essence à essence - et communiquait dans leur seul langage commun, le langage du cœur. Le langage du cœur présente une caractéristique commune dans le monde entier : celle d’une offre paisible de compréhension aux autres, sans exiger d'être soi-même compris. Certes, il est merveilleux d'être compris. Il est délicieux d'être rencontré dans les aspects les plus profonds de son être, et c'est un motif de célébration, quand cela se produit. Mais souhaiter être compris par les autres, être rencontré au plus profond de soi, conduit souvent à la déception. Comprendre les autres, les rencontrer là où se trouve leur cœur, nous procure la paix et offre le plus grand potentiel pour transformer des situations difficiles pour autrui. Aussi grand que puisse paraître le fossé de la communication, la plupart des créatures réagissent à une présence pleine d'amour. Nous pouvons presque tous sentir si quelqu'un a bien nos intérêts à cœur, écoute avec un esprit ouvert et offre du réconfort sans chercher à en profiter. Dans la Conscience éveillée, un canal de communication s'ouvre facilement, vu que nous n'avons pas besoin de quelque chose de particulier de la part de l'autre personne. Le véritable amour ne cherche pas à acquérir. Il se donne. Sa nature même est celle du don de soi, du service et de la générosité. Tout comme des galaxies s'attirent gravitationnellement pour exploser dans une union cosmique, la force de l'amour est telle que celui-ci se donne entièrement. Il sacrifie tout. Et il le fait pour une raison simple : il ne peut pas s'en empêcher. Il n'a pas le choix. 27 Beaucoup de gens ne ressentent ce genre d'amour désarmant que pour leurs proches. Ils ont quelques petits cercles concentriques d'êtres chers pour lesquels ils éprouvent divers degrés de considération, mais à la limite du cercle extérieur, la considération s'arrête brusquement. Tous ceux qui se trouvent en dehors de ce dernier cercle sont "les autres". Du point de vue de l'évolution, l'attention portée aux proches parents fait partie de l'impératif génétique, un trait partagé par la plupart des animaux. Mais si cela est naturel et beau en soi, il existe une compréhension plus large de l'amour et de la parenté qui transcende nos dictats biologiques. Dans la Conscience éveillée, l'amour n'est pas tribal, mais universel. Même si nous honorons profondément les liens familiaux et même si nous ressentons des connexions particulières avec notre communauté, nous rejetons la mentalité d'exclusion. Nous ne sommes plus esclaves des impulsions primitives et des injustices irrationnelles fondées sur la race, les affinités ancestrales ou même l'espèce, mais nous pouvons voir la situation globale. Après tout, à un niveau purement génétique, toutes les créatures jaillirent d’une rivière d'ADN commune. Il existe une compréhension encore plus vaste, qui sait que ce qui nous anime est la force vivifiante qui circule à travers tout et qui est l'expression la plus pure de l'Être. C'est notre véritable parenté, notre grand ancêtre - la Force universelle omniprésente. Si nous comprenons cela, tout le monde devient une famille et chaque lieu, un foyer. Aussi bizarre que puisse être une personne ou une créature particulière, nous la rencontrons dans la compréhension de nos points communs. Ainsi que l'a dit un jour le psychologue, Carl Gustav Jung : "Par moments, j’ai le sentiment d'être diffusé dans le paysage et à l'intérieur des choses et de vivre moi-même dans chaque arbre, dans le scintillement des vagues, dans les nuages et les animaux qui se déplacent, dans la procession des saisons." Certaines personnes peuvent ne pas vouloir prendre le risque de ressentir ce genre d'expansion et elles peuvent faire remarquer que le monde est trop dangereux pour baisser la garde, et qu'il est insensé d'être si ouvert. S'il est vrai que certaines personnes sont dangereuses pour les autres et qu'il vaut mieux les éviter si possible, il y a une compréhension dans la Conscience éveillée qui reste ouverte, même dans les moments de prudence. Elle voit l'ignorance plutôt que le mal chez les personnes qui souhaitent nuire aux autres et elle n'est donc pas aussi effrayée par celles-ci. Dans la Conscience éveillée, nous nous écartons toujours de leur chemin, mais nous le faisons, comme on évite un cyclone qui s'approche. Nous n'entretenons pas une croyance qui dit qu'une personne ou un être particulier est une force étrangère maléfique. Même s’il est perturbé, il est toujours l'un des nôtres. Ne ressentant rien comme étant étranger à nous-mêmes, nous embrassons le monde comme étant le nôtre. Certains de ses aspects sont merveilleux, et d'autres sont affreux, mais tout nous est familier, puisque son Essence fondamentale est la même. Le sans-abri au coin de la rue qui sent l'urine, l'homme d'affaires confiant à la réunion du comité, la femme en colère qui s’agite dans la file d'attente au cinéma, le chiot qui renifle chaque centimètre sur son passage. Dans la 28 Conscience éveillée, ils nous sont tous familiers, et nous les croisons dans la compréhension, sans avoir besoin d'être compris. LE CHAGRIN ET LA PERTE : PORTES DE L’EMPATHIE ‘’Nul n’arrive au Ciel, les yeux secs.’’ - Thomas Fuller L'année dernière, je passai un après-midi dans un centre anticancer de Los Angeles. J'attendais de voir un oncologue réputé à propos d'un problème médical qui, d’après plusieurs médecins que j'avais consultés auparavant, pouvait être de nature maligne et nécessiter une intervention chirurgicale. Finalement, l'oncologue me confirma que le problème était presque certainement bénin et il me renvoya chez moi, en ne suggérant aucun autre traitement que celui de "garder un œil dessus". Je ressentis naturellement l'exaltation particulière que l'on ressent à la suite d'une grâce - une joie découlant non pas de ce qui s’est produit, mais de ce qui n'est pas arrivé. Je pensai à mes amis et à ma famille qui attendaient de connaître les résultats de cette visite et j'avais hâte de partager la bonne nouvelle avec eux. En quittant le cabinet du médecin, je retraversai la salle d'attente, où j'avais passé une heure et demie à observer d'autres patients qui attendaient leur tour. Les foulards, les perruques et les visages émaciés indiquaient que beaucoup de ces personnes avaient un cancer. Ces personnes et leurs proches n'avaient pas eu de bonnes nouvelles à la suite de leurs précédentes visites chez le médecin. Un jour, elles vaquaient à leurs occupations habituelles, et le lendemain, elles se retrouvèrent à lutter pour leur existence même. Ceci me rappela encore la nature universelle de la perte. Cette fois-ci, je m'en étais tirée, mais je savais que ce répit était temporaire. À tout moment, tout pouvait changer. Je regardais les gens dans la salle d'attente, tout en ressentant le précieux point commun d'être humain — physiquement vulnérable, solidaire de tout ce que nous aimons et apprécions, et destiné/condamné à être privé jusqu’à la moindre miette de tout cela. Le cadeau de cette compréhension réside dans l'empathie qu'elle génère. Chacun d'entre nous connaîtra la perte. La plupart d'entre nous ont déjà connu beaucoup de pertes. Si nous permettons aux sentiments pénibles d'être expérimentés directement dans une Conscience ouverte, ces sentiments génèrent de la compassion pour tous ceux qui souffrent ou qui ont souffert d'une perte. Cette compréhension est non seulement une porte d'entrée vers l'empathie, mais également un antidote à l'envie. Nous pouvons voir d'autres personnes qui semblent tout avoir et avoir l'impression d'être comparativement moins bien lotis. Nous devrions nous rappeler que si ceux qui jouissent d'une grande opulence s'y accrochent fermement, ils auront d'autant plus à perdre. Certaines personnes peuvent souffrir énormément d'une perte qui paraît minime, alors que d'autres 29 supportent avec légèreté une perte qui semble importante. Mais au bout du compte, chacun sera séparé de tout ce qui lui est cher. Comme je le dis souvent dans les Dialogues du Dharma, "le samsara (la roue de l‘existence) n'est pas pour les pleutres". Les gens semblent parfois brisés par ce qu'ils ont perdu. Nous sentons une amertume qui prévaut et une dureté émotionnelle, comme s'ils tenaient le coup, mais avec un ressentiment à l’égard de la vie. Par peur de subir de nouvelles pertes, les gens se résignent à ne plus jamais aimer. Ce qu'ils ne voient pas, c'est que leur résolution devient leur prison et qu'en bloquant tout risque de peine, ils se coupent complètement de la beauté de la vie. Ainsi que l'a dit Rumi, "On doit tout miser sur l'amour ; la demi-mesure ne peut pas prétendre à la plénitude." Vivre en toute majesté, c'est vivre avec un cœur brisé. Si l'on n'est pas au moins partiellement triste en observant ce monde, c'est que l'on ne fait pas attention. Et si nous permettions à nos cœurs de se briser encore et encore ? Pourquoi ne pas s'habituer à vivre avec un cœur brisé ? En empathie avec les autres, nous faisons l'expérience d'une grande richesse de sentiments humains. Leur souffrance est notre souffrance ; leurs joies sont les nôtres. Le degré auquel nous autorisons l'empathie avec la tristesse est le degré exact auquel nous embrassons la joie. Comme le disait Khalil Gibran dans Le Prophète, "Ta joie est ta tristesse démasquée". Dans la Conscience éveillée, nous n'avons pas peur des sentiments intenses de joie ou de tristesse. Nous savons que ces sentiments font partie du fait d'être vivant et connecté à tout ce qui vit. Nous ne sommes pas capables de les nier. Nous manifestons notre tendresse, en accompagnant des personnes au cœur brisé, car elles sont celles qui vivent d’amour. Certaines des personnes les plus épanouies que j'aie jamais connues sont celles qui aident les autres à traverser une perte ou un deuil. Ce genre de travail, même s’il comporte sa part de tristesse, invite à une intimité que l'on ne trouve pas souvent dans un autre contexte. Les priorités deviennent claires. Qu'est-ce qui compte vraiment, après tout ? Face à une perte, les habituelles récriminations mentales à l’égard des choses de peu d'importance s'apaisent et la conscience est occupée par une vision plus large, par une appréciation du cadeau incommensurable qu'est la vie. Dans la Conscience éveillée, nous n'avons pas besoin d'attendre l'expérience de la perte pour savoir ce qui compte vraiment. La conscience de la perte et de la mort vit doucement dans notre Conscience, comme un rappel de vivre et d'aimer pleinement pendant que nous sommes ici. Elle offre également une porte d'empathie pour tous les autres êtres. Au minimum, nous partagerons tous cette expérience finale ; nous serons tous confrontés à la mort. Puisque nous savons combien la vie est chère à la plupart d'entre nous et que sa fin est inévitable, l'empathie vient naturellement. 30 LA RÉDEMPTION DE LA SOUFFRANCE "J'ai vu la tristesse se transmuter en clarté." Yoko Ono Dans son livre, Il n'y a pas d'avenir sans pardon, Desmond Tutu parle de Nelson Mandela comme d'un homme qui n'a pas été brisé, mais raffiné par ses vingt-sept années d'emprisonnement en Afrique du Sud : "Ces vingt-sept années et toutes les souffrances qu'elles comportèrent furent les feux d’un four qui trempèrent l’acier et éliminèrent les scories. Sans cette souffrance, il aurait peut-être été moins capable d'être aussi compatissant et magnanime qu'il ne l'a été. Et cette souffrance infligée par d'autres lui conféra une autorité et une crédibilité que rien d'autre ne peut procurer de la même manière." Nous nous sentons souvent accablés par ce que nous avons subi ou par notre perception de la cruauté des autres à notre égard. Nous pouvons avoir le sentiment que cette souffrance nous a brisés de manière irréparable. Nous pouvons également nous sentir tourmentés par nos propres transgressions, notre manque de gentillesse, nos échecs et nos regrets. Nous portons ces fardeaux lourdement dans nos cœurs, avec peut-être le sentiment que la douleur est si profonde que la blessure ne guérira jamais. Cette souffrance finit par nous définir. Nous racontons une histoire nous concernant en fonction de ce que nous avons souffert, l'histoire enregistrée étant l'histoire de la souffrance. Cela donne des contours à notre sentiment d'identité, et nous repassons les images de ce qui s'est passé dans notre esprit pour garder vivant ce sentiment d'identité. "Cela a été horrible, mais au moins, c'est moi." Un instant de lucidité nous libère de l'imagination. On raconte qu'Alexandre le Grand a relevé le défi de démêler le nœud gordien en utilisant simplement son épée et en tranchant la corde. De même, la lame de la clarté tranche, sans qu'il ne soit nécessaire de démêler le nœud. C'est un moment d'innocence - un moment où nous savons que rien dans ce que nous avons vécu ne peut finalement nous définir, rien ne peut nous réduire. L'expérience réelle de qui nous sommes en ce moment même est claire et immaculée, malgré la souffrance que nous avons endurée ou causée. Nous nous sentons soudain parfaitement éveillés. Même si les souvenirs sont intacts, nous avons le sentiment que le monde semble frais et neuf, et nous-mêmes avec lui. Nous sommes baptisés dans notre propre Conscience lumineuse. Dans les Dialogues du Dharma, il arrive souvent que les gens parlent d'une forme d'abus subi dans leur enfance ou par la suite. Je constate que leur regard s'assombrit, lorsqu'ils racontent l'histoire et que le souvenir douloureux envahit leur conscience. La personne devient dans son esprit celle qui a été blessée et qui est maintenant une victime. A ce stade, je demande souvent à la personne de découvrir, dans l'immédiateté de l'instant, la Conscience qui ne souffre pas, en dépit des souvenirs de l'histoire. Je lui demande de voir s'il y avait une Conscience 31 non impliquée dans la souffrance au moment de l'événement lui-même. Dans quasiment tous les cas, il y a une reconnaissance de la Présence témoin, qui ne réagit pas à ce qui se passe, aussi traumatisant que cela puisse être. Dans les moments de réalisation de ce qui était bien au-delà de chaque épreuve, le visage de la personne s'illumine. Malgré le souvenir douloureux, un havre de paix est toujours accessible. Par exemple, de nombreuses personnes ayant survécu à un accident de voiture racontent qu'elles ont vécu l'accident comme au ralenti, en se voyant curieusement ballottées dans l’auto ou notant des choses insolites, telles qu’un passant tenant un parapluie rouge. Ce n'est qu'après que la peur et le traumatisme furent ressentis. Ou, nous pourrions avoir reçu un appel dans la nuit nous annonçant la mort d'un être cher. Sur le plan émotionnel, une énorme vague de chagrin se forme et commence à déferler intérieurement. Cependant, sur un plan de conscience plus subtil, il n'y a eu que l'observation silencieuse de l'écoute des paroles au téléphone. Cette Conscience subtile est accessible tout au long de chaque épreuve. Cela ne veut pas dire que notre souffrance n'est pas réelle. Au moment où elle se produit, elle est suffisamment réelle. Il s'agit de remarquer qu'elle ne dure pas, sauf en imagination. Nous ne revivons l'histoire de la souffrance passée que dans notre esprit. Des événements nouveaux et douloureux peuvent se produire - et nous ne nions pas les émotions qui y sont liées - mais ils passent aussi dans la Conscience témoin. Les Tibétains parlent de l'oiseau mythique, Garuda, et de la trajectoire de son vol dans le ciel qui ne laisse aucune trace. Parallèlement, tous les fardeaux de notre cœur sont libérés dans la clairvoyance sans laisser aucune trace. Rien de ce qui se passe dans le ciel ne définit, ni ne réduit le ciel lui-même. Pareillement, nous ne sommes finalement pas définis, ni amoindris par une quelconque expérience. Si nous permettons à notre douleur d'être ressentie et évacuée, notre souffrance fait un grand travail pour adoucir nos cœurs. Comme le disait Trungpa Rinpoché, c'est du "fumier pour le champ de la sagesse". En fait, il est important de savoir que tout état d'esprit difficile est invité à se manifester à tout moment, à l’image du ciel qui accueille sans résistance tout ce qui le traverse. Notre souffrance, si nous la ressentons profondément et si nous admettons son passage naturel, nous rend plus forts et plus tendres à la fois. Nous sommes complets et intègres, non seulement en dépit de ce que nous avons souffert, mais souvent grâce à cela. Dans la Conscience éveillée, nous sommes également capables de voir les autres dans leur intégralité, en dépit de leurs fardeaux et de leurs difficultés. Le Bouddha a dit que l'ennemi le plus proche de la compassion, c’est la pitié. S'apitoyer sur les autres est les rabaisser dans son propre esprit. Ressentir de la compassion pour autrui dans sa lutte et ses problèmes, c’est reconnaître sa nature lumineuse intacte, tout en lui offrant de la sympathie et du réconfort. Aucun d'entre nous n'aime être pris en pitié, mais la majorité d'entre nous apprécient la compassion et d'être vus dans notre intégrité en dépit de nos problèmes. 32 Dans la gare de Bénarès, noire de monde, un soir, il y a longtemps, j'ai entendu un magnifique chant montant d’une foule de gens amassés sur le quai. Attirée par le son, je découvris alors un spectacle déboussolant. Un petit garçon avec un bout de corde dans une main et une sébile dans l'autre main, guidait un vieil aveugle portant sur son dos un lépreux infirme. Se frayant lentement un passage dans la cohue bouillonnante, ils formaient ce qui m'apparut d'abord être une créature unique des plus misérables, une calamité hydresque. Mais ils chantaient, chacun avec une harmonie qui lui était particulière, une mélodie tellement envoûtante que la vision de leurs fardeaux semblait en désaccord avec le son. Tandis que je me tenais là, hypnotisée par leur chant et par leur enthousiasme, la vision devint subitement toute aussi belle. Chantant de tout leur c(h)œur, je vis chacun d’entre eux comme étant parfaitement intègre et libre. DES REMORDS SALUTAIRES La tendresse provient parfois du remords. Nous pouvons nous pardonner plus facilement, si nous comprenons comment nous avons agi par ignorance et si nous permettons alors à des sentiments de remords salutaires de venir nous habiter. Nous pouvons gentiment remarquer que nous avons fait de notre mieux, compte tenu de notre niveau de sagesse ou de son absence, à l'époque. Il ne s'agit pas de justifier, ni de circonvenir spirituellement un acte répréhensible. Il s'agit simplement de reconnaître que nous ne pouvions pas agir autrement que comme nous l'avons fait alors, et de permettre aux conséquences douloureuses de nos actions répréhensibles de faire leur propre travail de déconditionnement pour que nous ne nous comportions plus de la même façon. Ce type de remords ne doit pas être confondu avec de la culpabilité. Le remords salutaire consiste à reconnaître sans sourciller les paroles ou les actions qui ont entraîné de la douleur et à prendre la résolution de veiller à ce qu'elles ne se reproduisent plus. La culpabilité s'accompagne généralement d'une forte identification - "Je suis coupable" - comme si nous nous réduisions entièrement à l'action préjudiciable, comme si nous étions la culpabilité elle-même. Croire que l'on est intrinsèquement coupable peut produire une résignation dans son for intérieur qui conduit à encore plus de confusion et d'actions préjudiciables. Une de mes leçons en matière de repentir est liée à de l'ingratitude provenant de la peur. Voyageant seule au Maroc en 1973, je m’étais retrouvée dans un autocar de nuit qui descendait des montagnes vers les plaines. Non seulement j'étais la seule touriste et la seule personne qui parlait anglais dans le car, mais j'étais aussi la seule femme. À mi-chemin du parcours, un violent orage éclata et l’autocar se mit à tanguer sur les routes sombres et sinueuses du col de montagne. La pluie battante rendait impossible de voir où la route se terminait et où débutaient les précipices abrupts. Nous continuâmes à rouler ainsi dans un silence tendu pendant un certain temps. Finalement, au beau milieu de la nuit, le chauffeur s'arrêta près d'un petit village. Ce qui était supposé être un point de chute pour les passagers paraissait maintenant être la destination finale pour la nuit. De toute évidence, le chauffeur avait décidé qu'il était trop dangereux de 33 poursuivre le voyage. Tout le monde entreprit de descendre du car, et le chauffeur signala que je devais en faire autant. Nous étions maintenant dans la tempête elle-même et très rapidement, les hommes disparurent dans l'obscurité en prenant la direction du village ; tous, à l'exception d'un seul qui resta en arrière et qui me fit signe de le suivre. En utilisant un français rudimentaire, je lui fis comprendre que mon intention était de trouver une pension où passer la nuit, mais j'avais le mauvais pressentiment que cet endroit n'avait rien de tel à proposer. Nous nous dirigeâmes vers le village, qui se composait principalement de cabanes en pierre. J’hurlai le mot "pension" à l'arrière de la tête de mon guide, alors que nous nous enfoncions dans la tempête, et il n'indiqua jamais qu'il m'avait entendue. Après avoir emprunté de nombreuses petites ruelles, l'homme ouvrit la porte de l'une des cabanes, une pièce unique et sans chauffage. Une femme et plusieurs jeunes enfants dormaient à l'intérieur. L'homme leur parla en arabe et la femme et les enfants descendirent par terre avec leurs couvertures. L'homme me fit signe de m'installer sur le lit. Je me tenais dans l'embrasure de la porte, irrationnellement furieuse qu'il ne m'ait pas conduite à une pension, comme si celle-ci aurait dû apparaître par magie. Scrutant la rue vide et sombre, je savais que mes options étaient limitées. J’avais entendu de nombreuses histoires horribles sur ce qui peut arriver aux jeunes femmes voyageant seules au Maroc, et j'étais terrifiée à l'idée d'entrer dans la cabane, mais rester dehors sous une pluie glaciale pendant des heures, sans être certaine d'y être en sécurité, semblait pire. Effrayée, frigorifiée et pressée d'échapper à la tempête, je me hasardai prudemment à l'intérieur de la pièce et, n'ôtant que mon manteau, je m'assis sur le lit maintenant libre. Je sortis alors mon couteau suisse de mon sac à dos avec ostentation, en m'assurant bien que tout le monde le voyait. Après quelques murmures, la famille s'endormit, mais moi, je restai bien éveillée. Quelques heures plus tard, aux premières lueurs de l'aube, je me ruai sous la pluie pour regagner le car, sans un seul mot de remerciement. La jeune femme effrayée, recueillie par des étrangers, fut incapable de reconnaître et de manifester sa gratitude pour la gentillesse qui lui avait été offerte. En outre, j'avais même été grossière. Au cours des jours et des semaines qui suivirent, je repensai à mon comportement de cette nuit-là avec un puissant sentiment de remords, et je souhaitai de tout mon cœur avoir remercié ces personnes. Tout au long de ma vie, les leçons liées au repentir se sont multipliées. Le remords ne vient parfois de rien d'autre que du fait de parler à quelqu'un et de remarquer une petite lueur d'embarras ou de peine dans ses yeux. De telles expériences de ce que j'appelle des remords salutaires servent à éprouver notre arrogance et nous rendent disposés à présenter nos excuses ou à faire amende honorable, si nécessaire. Elles nous permettent aussi de comprendre les actions de ceux qui se comportent de manière blessante, de même que, si je suis confrontée à une personne ingrate ou grossière, je peux maintenant reconnaître 34 la jeune femme effrayée du Maroc, d’il y a toutes ces années, qui avait fait de son mieux, à l'époque. LE PARDON ‘’Si tu veux voir des braves, regarde ceux qui savent pardonner. Si tu veux voir des héros, regarde ceux qui savent aimer en échange de la haine.’’ - Bhagavad Gita On raconte que lorsqu'une femme d'une certaine tribu d'Afrique tombe enceinte, elle se rend dans la nature, accompagnée d'autres femmes de sa tribu pour prier et méditer jusqu'à ce qu'elles entendent le chant de l'enfant à naître. Elles retournent alors dans leur tribu pour apprendre le chant aux autres membres. A la naissance de l'enfant, la tribu se réunit autour du nouveau-né, et chante ce chant. Elle le chante à nouveau, lorsque l'enfant passe de l'adolescence à l'âge adulte, au moment du mariage, et au moment de mourir. Mais il y a un autre moment où le chant honorant cette personne est chanté par la tribu. Si un membre de la tribu a causé de la souffrance à un autre, il est placé au centre d'un cercle autour duquel la tribu se rassemble et chante le chant honorant sa naissance afin de lui rappeler sa bonté propre. La tribu reconnaît que l'amour, et non la punition, est le remède à l'égarement. Comment pouvons-nous oublier notre bonté et nous engager dans des actes qui engendrent de la souffrance ? Avec un peu d’introspection, nous remarquons comment des pensées conditionnées ou habituelles fondées sur des expériences passées déterminent nos impulsions actuelles. Lorsque ces pensées se basent sur de la souffrance et de la confusion, les actions qui en résultent gâchent notre vie, généralement. Obnubilés par ces pensées, nous errons en endurant ou en provoquant toutes sortes de souffrances supplémentaires. Plus les pensées conditionnées sont intenses, et plus nos actions actuelles sont confuses. Dans ces moments-là, nous avons oublié notre vrai Soi. Par exemple, nous sommes de mauvaise humeur (des pensées négatives conditionnées ayant envahi notre conscience), et nous disons des paroles blessantes à un proche. Cette personne se retire ou réplique avec colère, ce qui nous rend furieux. Nous prenons alors la voiture et nous fonçons à toute allure sur l'autoroute, à peine conscient de conduire, tellement perdu dans les remous de notre histoire que nous mettons en danger la vie de tout notre entourage. L'agitation initiale des pensées conditionnées s'est maintenant transformée en fureur, qui entraînera ses propres pensées conditionnées. Dans la Conscience éveillée, nous nous mettons en résonance avec un Silence qui se situe au-delà de ce conditionnement. Nous réalisons aussi que les pensées conditionnées viennent sans être invitées et parfois nous dépassent. Plus nous l'admettons dans notre propre cas, plus nous commençons à réaliser que c'est vrai pour tout le monde. Si les gens se comportent mal, c'est parce qu'ils ont été rattrapés par des pensées négatives. 35 Tout comme notre réponse aux caprices et aux actes irréfléchis de nos enfants est une réponse bienveillante, nous commençons à faire preuve de magnanimité et de compréhension à l'égard de nos proches, de nos collègues de travail et même à l’égard des étrangers, dont nous entendons parler aux informations – toute personne égarée dans son conditionnement mental. Savoir qu'aucun acte ne nous définit nous permet de voir qu'aucun acte ne peut définir quelqu'un, finalement. Nous pouvons regarder dans les yeux des personnes avec lesquelles nous avons eu des difficultés et pressentir la Présence pure au-delà de leurs paroles et de leurs actions. J'ai récemment vu un graffiti sur un trottoir qui disait : "Le lieu le plus saint de la Terre est celui où une haine ancienne est devenue un amour présent." Néanmoins, le pardon ne signifie pas que nous fermions les yeux sur les actions malveillantes. Nous pouvons reconnaître qu'une personne qui nous a fait du mal est à même de recommencer, et nous prenons toutes les précautions nécessaires pour éviter que cela ne se reproduise. Dans le même temps, nous le faisons en comprenant que la confusion, l'ignorance et la cruauté existent en tant que manifestations de la Conscience ; en effet, nous connaissons bien ces grains de folie en nous-mêmes. Imaginons que ces grains aient constitué de petits brulots de rage depuis aussi longtemps que nous puissions nous en souvenir. Nous pourrions nous sentir poussés à exprimer cette fureur, sentant que nous sommes sur le point d'exploser. Quand je vois un enragé, j'ai parfois le sentiment que la pression interne – qui s’est mise lentement à bouillir- s'est accrue au fil du temps et qu'elle explose maintenant. Nous pouvons songer à de nombreux despotes dans l'histoire qui ont institué la torture ou commis un génocide. Nous vivons actuellement une flambée mondiale de terreur propagée par des personnes qui veulent infliger autant de douleur et de souffrance que possible. Nous pouvons savoir que le programme mental conditionné dans de tels cas était un programme malheureux. Il n’y a qu’un état infernal, un esprit tourmenté, qui puisse provoquer un tel malheur. La cruauté ne résulte que de la douleur et de la confusion. Elle n’émane pas d'un bonheur et d'un amour authentiques. Comme l'a remarqué Longfellow, "Si nous pouvions lire l'histoire secrète de nos ennemis, nous trouverions dans la vie de chacun d'eux une peine et une souffrance suffisantes pour désarmer toute hostilité." Nous pouvons comprendre comment la cruauté se manifeste, parce que nous connaissons la difficulté que nous éprouvons parfois à résister aux impulsions qui nous poussent à dire un mot ou à commettre un acte peu aimable. En dépit de tous nos efforts, nous échouons parfois. Combien plus difficile est-ce pour ceux dont les pensées conditionnées sont encore plus négatives ou dont les circonstances ont été implacablement difficiles ? Quand la tendresse se manifeste dans de tels cas aussi difficiles, elle est exceptionnellement belle. Il y a environ sept ans, un homme est venu aux Dialogues du Dharma, alors qu'il venait juste d'être libéré de prison. Cet artiste, pratiquant d'aïkido et père de famille, avait fait pousser quelques plants de marijuana dans le champ de sa résidence rurale. Un matin, à l'aube, trente agents fédéraux firent irruption chez lui, affolant sa femme et ses deux jeunes enfants pendant qu'ils fouillaient toutes 36 les pièces. L'homme fut conduit en prison et il y passa deux ans et demi. Sa maison et ses biens furent saisis, et sa femme, qui fut contrainte de racheter leur maison, dut faire face à d'énormes difficultés financières, avec la moitié de leurs revenus habituels. Quand l'homme fut libéré de prison, il ressentait de la honte pour avoir causé tant de souffrance à sa famille et de l'amertume envers le système judiciaire pour avoir imposé un prix aussi élevé pour son erreur. Six mois après avoir commencé à assister aux Dialogues du Dharma, il participa à l'une de nos retraites silencieuses d'une semaine sur la côte de l'Oregon. "Au cours de cette retraite", a-t-il dit plus tard, "le pardon a pu jaillir généralement et spécifiquement à la fois. Le silence et les séances de groupe ont joué leur rôle en m’attendrissant, et un matin, je me suis mis à pleurer. Cela a duré quatre heures. Pendant ce temps, mon esprit s'est libéré de la souffrance que j'avais vécue, de celle à laquelle j'avais été étroitement lié et de celle que j'avais provoquée, en particulier les sentiments que mes enfants éprouvaient à cause de mes actions. Tous les événements, de l'enfance à l'âge adulte, impliquant de la souffrance - tout a été intégré dans le pardon. L'ardoise a été nettoyée. J'ai ressenti une humilité profonde en tant qu'être humain ayant commis des erreurs, et cette compréhension m'a permis de pardonner à toutes les personnes impliquées dans mon incarcération - les juges, les gardiens de prison, les agents de probation. Oui, j'ai commis des erreurs, et tout le monde en commet, alors comment peut-on en vouloir à quiconque ?" On dit qu'il est difficile de pardonner, mais il est bien plus difficile de garder de l'amertume. C'est un peu comme être mordu par un serpent. La morsure initiale le grief, disons - est très douloureuse, mais le véritable problème vient du venin qui se diffuse dans l'organisme. Le venin de la haine ou du ressentiment est généralement bien pire que la morsure initiale. Il semble envahir chaque cellule de notre corps. Le pardon est l’antidote le plus puissant dans ce cas. C’est, pour reprendre les paroles de quelqu'un, "le parfum laissé par la violette autour du pied qui vient de l'écraser." TENDRESSE ET MISÉRICORDE " Allez mes amis, soyez sans crainte. On est ici si subtilement. Dans l'amour, on est créé. Dans l'amour, on disparaît." - Leonard Cohen, ‘’Boogie Street’’, sur Ten New Songs Peu après avoir rencontré Poonjaji en Inde, j'ai été le témoin d'un incident inoubliable. Au cours de la séance du matin, une femme qui semblait en proie à l'hystérie est montée sur l'estrade auprès de lui. Ses questions et ses commentaires ne semblaient avoir aucun rapport avec ce qu'il enseignait, et pire encore, elle gesticulait, elle riait hystériquement et elle risquait même de faire 37 basculer le Maître de son siège. Bien qu'il semblait être aussi fort qu'une montagne, Poonjaji avait alors près de quatre-vingts ans, et il était affecté par quelques problèmes de santé. C'était limite insupportable pour ceux d'entre nous qui étaient assis près de lui, et à un moment donné, quelqu'un a tenté de retenir la femme, craignant qu'elle ne puisse blesser accidentellement le Maître à tout moment. Pendant tout ce temps, Poonjaji essayait, tant bien que mal, de la convaincre : "Vous et moi, nous sommes pareils !", dit-il. "Nul besoin d'être une mendiante attendant d'être sauvée, vous occupez déjà le trône de la Liberté !" En réponse, la femme se mit à glousser et elle l'entoura de ses bras en l'attirant vers elle. Au bout de ce qui sembla être une éternité, elle se leva pour partir, mais non sans avoir demandé son mouchoir, le seul qu'il avait sur lui pour s'éponger le front. Bien sûr, il le lui donna et, les poings sur les hanches, riant et se frayant un passage à travers le groupe en brandissant fièrement le précieux mouchoir, la femme retourna à sa place. Les spectateurs des premiers rangs poussèrent ensemble un soupir de soulagement. "Quel gaspillage de sa précieuse énergie !", pensai-je. "Il devrait être protégé de ce genre de personnes. De telles personnes ont besoin d'un thérapeute, et pas d'un Bouddha." Pendant que je grommelais intérieurement, une transformation silencieuse s'opéra sur l'estrade. Poonjaji était devenu totalement silencieux et il fermait les yeux, alors que nous étions dans la partie consacrée au dialogue de la réunion du matin. Ceux d'entre nous qui étaient assis près de lui virent alors trois ou quatre larmes couler sur ses joues. Il m'est apparu que Poonjaji n'était pas en train de juger, de se demander si telle ou telle personne était digne de lui ou si elle drainait sa force vitale. Il ne voyait que la souffrance, les blessures profondes qui s'étaient transformées en névroses, l'enfant qui ne pouvait plus retrouver le chemin de son foyer, même en étant dans son propre jardin. Comparativement, il n'observait probablement que peu de différences entre chacun de nous. Prenant sur lui les forces aveugles de l'ignorance qui génèrent de la souffrance, il a peut-être été submergé par l'immensité de celle-ci. Peut-être qu'alors, il ne put rien faire d'autre que de verser quelques larmes. Honteuse de la dureté que j'avais intérieurement projetée sur une femme dont j’ignorais les facultés mentales et les épreuves qu'elle avait traversées dans la vie, je sentis se dissoudre mon propre jugement. Et je sus, pendant que j'étais assise là, que je ne verrais plus jamais rien d'aussi précieux que les larmes de Poonjaji. En abandonnant nos jugements et nos préjugés sur les autres, nous trouvons de la compassion dans les circonstances les plus dures. La compassion vient facilement, lorsque nous voyons un enfant malade ou lorsque quelqu'un que nous aimons souffre ou a des ennuis. Mais dans la Conscience éveillée, la compassion déborde pour ceux qui sont apparemment les moins susceptibles de la recevoir — "Jésus dans ses déguisements troublants", comme le disait Mère Teresa. 38 Il y a quelques années, je me trouvais avec une amie dans une épicerie en Californie. Tandis que nous déambulions dans les allées, nous avons constaté qu'une mère et son petit garçon se déplaçaient dans la direction opposée et nous croisaient dans chaque allée. La femme nous remarqua à peine, tant elle était furieuse contre son petit garçon, qui paraissait bien résolu à faire main basse sur les articles des rayons du bas. La mère, qui était de plus en plus exaspérée, se mit à crier sur l'enfant et, quelques allées plus loin, elle en était arrivée à le secouer par le bras. C'est alors que mon amie intervint. Cette mère admirable de trois enfants et fondatrice d'une école progressiste n'avait probablement jamais traité un enfant aussi rudement dans sa vie. Je m'attendais à ce que mon amie adresse à cette dame un solide sermon sur le contrôle de soi et sur les incidences de son comportement sur un enfant. Prête à la confrontation, je ressentis un pic d'adrénaline. Mais mon amie dit plutôt : "Quel beau petit bonhomme ! Quel âge a-t-il ?" ''Il a trois ans'', répondit prudemment la femme. Mon amie poursuivit en disant à quel point il avait l’air curieux et que ses trois propres enfants étaient pareils à lui à l'épicerie, et qu’ils s’emparaient des articles dans les rayons, tant ils étaient intéressés par toutes les merveilleuses couleurs et par les emballages. "Il a l'air si vif et intelligent", dit mon amie. La femme avait pris le garçon dans ses bras et un timide sourire illumina son visage. Ecartant délicatement ses cheveux de ses yeux, elle dit : "Oui, il est très intelligent et curieux, mais parfois il m'épuise". Mon amie le confirma avec sympathie : "Oui, cela peut arriver ! Ils débordent d'énergie !" Alors que nous nous éloignions, j'entendis la mère parler plus gentiment au garçon de rentrer à la maison pour préparer le dîner. "Nous ferons ton plat préféré, des macaronis au fromage !", lui dit-elle. Sans avoir besoin de prouver que nous avons raison ou que le comportement de quelqu'un d'autre doit être souligné et puni, nous savons souvent instinctivement ce qui sera le plus propice à l'harmonie dans une situation donnée, ce qui sera le plus utile à toutes les personnes concernées. Réprimander la mère aurait pu l'inciter à encore plus de colère - une colère qui aurait pu être dirigée contre l'enfant plus tard. Bien qu'il y ait des moments où l'action appropriée consiste à empêcher physiquement quelqu'un de maltraiter une autre personne, il est souvent utile de montrer simplement de l'amour et de la compréhension en guise de rappel à ceux que la colère égare. Il y a place pour de la tendresse et de la miséricorde pour chacun d'entre nous tout au long de la journée. Ces petites marques de gentillesse à l'égard des amis, des membres de la famille ou des étrangers peuvent passer inaperçues dans le monde. Nous ne remporterons sans doute pas la médaille de l'héroïsme et nous ne serons pas mis à l'honneur dans la presse pour nos actes altruistes, mais nous existerons dans un champ sacré que nous générons nous-mêmes en permettant à l'amour de circuler à travers nous. Ceci constitue sa propre récompense. 39 L’INCARNATION Du cresson. Elle en vit qui poussait près du bord de la rivière, comme de petits lys verts en grappes serrées, flottant dans les remous. Son exaltation de la nuit et du matin précédents l'avait soutenue jusqu'à présent, mais maintenant, elle avait faim. Elle se dirigea vers la plante, animal à la pure instinctualité. En goûtant et en avalant le cresson, elle sentit son corps l'incorporer à sa propre essence. Sa corporalité, sa nature charnelle, dominait sa conscience en mâchonnant. C’était une créature tributaire du monde naturel pour sa subsistance. Elle avait été façonnée par la nature pour ressentir, et sa survie dépendait de la fidélité de ses sens et des messages émanant d'un flux continu de plaisir et de douleur. Ses sensations corporelles s'intensifièrent. Elle avait l'impression d'être caressée par l'existence. La brise sur son visage, le soleil sur sa peau, le goût dans sa bouche, voilà une cascade de sensations qui proclamaient sa vitalité. Elle réfléchit à sa sensualité, des réflexions ne relevant pas de la pensée, mais de la réception d'informations issues d'un aspect vivifié de sa propre conscience. Elle était à sa place ici, à la surface de la Terre. Après avoir eu l'idée que l'incarnation était un obstacle à la compréhension, elle avait entretenu des croyances en une réalité transcendante qui n'avait que faire du monde manifesté. Elle avait même tenté des pratiques destinées à la libérer des préoccupations physiques et à faire taire ses désirs naturels. Désormais, c'était tellement clair : l'incarnation n'est pas en contradiction avec la divinité. Elle est l'expression explicite de la divinité. Quel que soit le sens du sacré, l'amour, la dignité ou le plaisir qu'elle puisse connaître, elle en fait l'expérience par l'entremise de son corps et de cette Terre. PAS DE TRANSCENDANCE "Que votre perspective soit aussi vaste que le ciel et que vos actions soient aussi fines que de la farine." - Padmasambhava Pour vivre une humanité pleinement incarnée dans une Présence passionnante, il est important d'examiner les croyances qui pourraient inhiber cette pleine expression et de voir comment nous les utilisons pour éviter de ressentir profondément. Un domaine de croyance qui peut nous abrutir, c’est l'idéologie spirituelle. De nombreuses traditions spirituelles encouragent une transcendance désincarnée ou un détachement sublime par rapport aux choses mêmes qui constituent une vie passionnément engagée. Elles mettent l’accent sur la nature éphémère de tous les phénomènes, ce qui est souvent interprété, à tort, comme signifiant que rien de tout cela n'a beaucoup d'importance. Estimant que ce monde n'est pas réel, les adeptes s’évertuent à transcender tout attachement à 40 celui-ci et se concentrent plutôt sur le monde désincarné du pur Esprit comme unique véritable réalité. Ils aspirent à échapper à ce qui est considéré comme une vie illusoire de souffrances sur la Terre pour arriver à la terre promise de la Félicité éternelle – une ascension spirituelle vers la vie de l'au-delà. Il n'y a aucune raison rationnelle de croire à de telles promesses et toutes les raisons de les remettre en question, au vu de l'évidence flagrante que la vie que nous vivons est la seule que nous connaissons. Lorsque nous pensons qu'un autre royaume nous attend, un monde meilleur ailleurs ou dans un autre temps - le Paradis, l'Absolu ou le Nirvana - nous vivons avec un sentiment d'ajournement, comme s'il s'agissait ici d'une répétition générale de notre "Vie éternelle". Nous ne voyons pas que, dans le fond, nous sommes les expressions incarnées de la force animatrice, et non des esprits désincarnés piégés dans la chair, attendant la Libération finale. Les croyances religieuses en la transcendance ont été transmises au cours du temps par des sociétés superstitieuses, lorsque la plupart des gens menaient des vies courtes et brutales et comptaient sur l'espoir d'une vie meilleure dans l'audelà pour tenir le coup. Mais l'idée d'un monde désincarné n'est pas seulement anachronique, elle est aussi potentiellement dangereuse. Elle peut conduire à l'apathie en inhibant notre passion pour la vie et notre souci d'autrui. L'étouffement de notre plaisir naturel d'être humain peut entraîner une dépression - le sentiment de stagner dans ce qui est considéré comme la prison de l'illusion. Les croyances religieuses relatives à un au-delà glorieux peuvent également inciter des personnes influençables à commettre des atrocités pour le compte de ceux qui les manipulent dans cette optique. En plus de l'idée d'un monde désincarné ou transcendant, il existe des écoles spirituelles qui déclarent allègrement que "tout est parfait". Ces traditions croient que tout ce qui arrive est la volonté de Dieu et exactement comme cela doit être. Certaines de ces écoles affirment que toute manifestation est prédéterminée, que l'histoire future est déjà écrite, que chaque battement de paupière et chaque chute de feuille sont prédéterminés et donc parfaitement ordonnés. Que la manifestation soit prédéterminée ou non, nous pouvons reconnaître que dans le grand tourbillon cosmique dans lequel les galaxies se meuvent, il y a une forme d'ordre, des lois qui régissent la nature. Dans ce vaste panorama, nous ne voyons que la perfection. Ici sur terre, je préfère le commentaire d'un maître zen à ce sujet : "Même si tout est parfait, il y a toujours de la place pour l’amélioration." Un autre système de croyance populaire est celui de la loi du karma. Variante du thème "Tout est parfait", la croyance au karma affirme que tout ce qui arrive à une personne est dû à des causes antérieures dans cette vie ou dans une vie passée. Elle indique que chacun de nous traîne à sa suite un nombre infini d'actions provenant de naissances antérieures et qu'à tout moment, l'une de ces actions peut être la cause, par exemple, d'un accident de voiture, d'un gain à la loterie ou d'un faux numéro de téléphone. Chaque moment de la vie est considéré comme le résultat du karma passé. 41 De telles visions du monde - tout est illusoire, tout est parfait, tout est karmique peuvent masquer une lâcheté de cœur. Elles peuvent être utilisées pour moduler nos sentiments à l'égard de ceux qui qui souffrent ou qui sont moins chanceux. Ceux qui souscrivent à la croyance que le monde est une illusion disent souvent aux personnes qui souffrent que cela ne se produit pas vraiment, que cela n'est qu'un rêve. Ceux qui affirment que tout est parfait ou prédestiné estiment que tout se passe exactement comme il se doit, selon la volonté de Dieu. Et ceux qui disent que c'est dû au karma peuvent avoir l'impression que la peine est juste, que ceux qui souffrent l'ont méritée, d'une certaine manière, et qu'ils remboursent une dette karmique. De telles croyances peuvent également justifier que l'on prenne plus que sa part et que l'on dilapide les ressources de la Terre qui s'épuisent. Si cela n'est pas réel, qu'est-ce que cela peut bien faire si nous détruisons la planète ? Si tout est parfait, nous sommes apparemment censés détruire la planète, puisque c'est ce qui arrive. Et s'il ne s'agit que du karma, nous profitons de notre consommation sans culpabilité, avec le sentiment d'y avoir droit en récompense de nos bonnes actions passées. Si beaucoup de personnes qui adhèrent à ces systèmes de croyances en ont une compréhension plus subtile et se soucient profondément des autres et de la Terre, les systèmes de croyances eux-mêmes sont souvent utilisés par ceux dont la compréhension est moins mature pour rationaliser un comportement égocentrique. Nous avons tous entendu les platitudes des personnes qui défendent de telles visions du monde. Peut-être nous sommes-nous même parfois hérissés en remarquant que ceux qui les revendiquent le plus sont souvent dans des situations privilégiées ou bien n'ont pas été testés dans l'incandescence de la perte. Dans les Dialogues du Dharma, une femme évoqua un soir un événement qui lui avait souvent causé des sentiments de regret. Elle raconta qu'il y a de nombreuses années, alors qu'elle était novice en matière de spiritualité, elle habitait à côté d'une femme enceinte avec laquelle elle espérait nouer une amitié. Après l'accouchement, la femme téléphona à sa voisine pour lui rendre visite. La voisine fut très sensible à cet appel, car elle pleurait la perte de son bébé. Elle expliqua avec peine que son bébé était mort-né. La dame réagit à la nouvelle par un petit discours spirituel qui soulignait que tout est censé être. Soudain, la mère endeuillée devint complètement silencieuse au téléphone. Rapidement, elles raccrochèrent et ne se sont plus jamais reparlé. Même si l'interlocutrice était bien intentionnée en offrant une perspective spirituelle, sa compréhension limitée a provoqué la séparation. De par ses racines latines, le mot "compassion" signifie "souffrir avec". La compassion authentique ressent réellement la souffrance d’autrui. Dans la Conscience éveillée, il n'y a aucune histoire rassurante qui permet de se distancier de cette souffrance. L'intelligence est suffisamment claire et vaste pour la contenir, mais assez circonscrite et tendre pour être avec les nuances de la douleur. Elle ne détourne pas le regard et elle ne s'appuie pas sur des croyances 42 pour éviter les sentiments. Après tout, quelle sorte de liberté réclame une fuite de la souffrance ? La vraie liberté ne comprendrait-elle pas la souffrance ? Dans le même temps, il n'est pas nécessaire que la conscience sombre dans une détresse abjecte. Même si notre cœur peut s'associer à ceux qui souffrent, nous pouvons leur offrir, ainsi qu'à nous-mêmes, la Conscience spacieuse qui sait que la souffrance fait partie intégrante de la vie. Plutôt que de nous crisper dans la résistance, nous ressentons simplement la souffrance qui se présente et nous permettons qu'elle s'évacue au fur et à mesure qu'elle survient, moment après moment, sans demander qu'elle s'arrête. Elle se déploie dans l'espace clair et ouvert de la Conscience et disparaît d'elle-même. J'ai été une fois témoin d'un véritable exemple de compassion libre. Une femme en larmes se présenta devant Poonjaji et, à travers ses larmes, elle lui dit qu'elle venait d'apprendre une nouvelle tragique. La veille, son meilleur ami travaillait tard dans son bureau de Katmandou, au Népal, et des hommes étaient entrés par effraction et l'avaient poignardé à plusieurs reprises dans l'estomac. Il était dans un état critique dans un hôpital népalais, et la femme partait le retrouver par le prochain train. Elle dit que depuis qu'elle avait appris cette nouvelle, elle avait l'impression de recevoir des coups de poignard dans son propre estomac. En prenant ses mains dans les siennes, Poonjaji la regarda en silence, pendant qu'elle continuait à pleurer, et puis posant son front contre le sien, il lui dit simplement : "Je partage votre peine". Ils restèrent ainsi assis ensemble pendant un certain temps et, quand les sanglots de la femme s'apaisèrent, Poonjaji dit alors : "Mais c'est le samsara." (En sanskrit, samsara signifie "le cycle de la vie et de la mort"). La simplicité de cette rencontre m'a toujours servi de rappel depuis lors. Une volonté de ressentir profondément la souffrance - je partage votre peine - et également de reconnaître que c'est ainsi que les choses se passent ici ; c'est la vie dans toute sa tragédie et sa beauté. En comprenant notre situation d'un point de vue global, tout en la ressentant dans ses manifestations spécifiques et personnelles, notre motivation devient celle de rendre service, inspiré par une Conscience éveillée - notre perspective étant aussi vaste que le ciel, et nos actions aussi fines que de la farine. ÉCOLOGIE PROFONDE, SOI ÉLARGI ‘’Si vous voulez faire une tarte au pomme en partant de zéro, il vous faudra d’abord inventer l’univers.’’ - Carl Sagan Bien que nombre d'entre nous, dans les régions les plus riches du monde, bénéficient actuellement d'une durée de vie plus longue et d'un accès à l'information, au confort et à une richesse sans précédent, des signes inquiétants apparaissent partout où nous nous tournons. 43 Nous sommes confrontés à des défis inconnus jusqu'alors dans l'histoire : le changement climatique, l'agonie des océans, l'extinction des espèces, la diminution de la couche d'ozone, le manque d'eau douce, l'explosion de la population mondiale qui entraîne une concurrence pour des ressources rares, et le potentiel de violence dû à ces pressions. Ce qui rend notre époque unique, c'est la nature globale des problèmes. Il n'y a plus d'endroit où fuir. Il existe maintenant de grands mouvements écologiques qui professent des philosophies de protection de l’environnement, qui soutiennent des politiques de durabilité, voire d'absence de croissance économique, et qui contestent l'uniformisation et la tyrannie de l'économie mondiale. Mais sans un changement dans nos cœurs, ni un véritable éveil de l'empathie, toutes les meilleures idées du monde ne feront guère de différence. Signaler les problèmes à ceux qui semblent n’en n’avoir aucune conscience ou demander des sacrifices à ceux qui sont informés n'inspire pas le changement. Malgré nos stratégies et nos philosophies nobles, les humains sont encore largement guidés par des instincts primitifs d'agression et de cupidité. Notre ancien programme biologique déclenche des réactions de combat ou de fuite excessivement protectrices dans les situations les plus insignifiantes, comme si le fait d'être coupé sur l'autoroute équivalait à être poursuivi par un mastodonte. Et bien que cela semble être une bonne idée de vivre plus simplement et de partager équitablement, notre programme de survie préfère que nous prenions davantage pour nous-mêmes. Même si ces impulsions ont historiquement permis à la race humaine de se multiplier, lorsque les ressources étaient abondantes et lorsque la population était peu nombreuse, la dynamique d'auto-préservation et d'auto-gratification à tout prix devient contre-indiquée pour la santé de la vie planétaire en général. Tout comme nous veillons à ne pas utiliser l'idéologie spirituelle pour nous éloigner de la souffrance de notre monde, nous devons également nous pencher sur les limites de la philosophie environnementale ou écologique, lorsqu'elle est dépourvue de perspective spirituelle. Les philosophies spirituelles ont tendance à faire flotter notre conscience dans des nuages de déni. Les philosophies environnementales nous embourbent parfois dans une fixation sur une réalité purement biologique. Nous pouvons négliger la vue d'ensemble, les dimensions de compréhension et d'amour, en étant trop attachés à nos propres objectifs environnementaux. Ne pas tenir compte de la complexité de la réalisation de ces objectifs, ni des sentiments de ceux qui seront touchés par ces objectifs dans la réalité actuelle, provoque souvent des réactions d’opposition dans les communautés, en empêchant les résultats mêmes que nous espérons atteindre. Notre première étape pour effectuer un changement est de trouver l'amour dans nos cœurs et d'offrir cet amour dans toutes les négociations. Nous devons également modeler nos valeurs par l'exemple de nos vies. Ainsi que le disait Gandhi, soyons le changement que nous voulons voir. Un ami m’a dit un jour : 44 "N'importe quel crétin peut voir que nous traversons une crise écologique mondiale. La question est de savoir comment faire en sorte qu'un sot s'en préoccupe". Nous faisons en sorte qu'un sot s'en préoccupe en encourageant le sage qui vit au plus profond de lui-même à se manifester. Celui-ci s'en préoccupe déjà. Tout ce qu’il faut, c'est honorer et vivre selon cette sagesse qui, malgré notre folie, existe passionnément en nous. La plupart d'entre nous savent quand ils se comportent de manière égoïste. Nous ne nous sentons pas bien et nous pouvons avoir des remords, mais la force du conditionnement nous pousse souvent à persister dans un tel comportement, à prendre plus que notre part, à ignorer les coûts pour les autres ou pour notre environnement. De même, nous savons quand nous vivons dans l'hypocrisie, en proclamant des valeurs que nous n'incarnons pas. Celle qui ressent l'inconfort de ces situations, c’est la Conscience éveillée elle-même. En permettant doucement à ces sentiments de devenir pleinement conscients, l'intelligence de notre propre cœur surmonte la tendance à compromettre notre intégrité et elle réclame de nous un alignement entre ce que nous disons et la manière dont nous vivons. Un jour, une femme vint voir Gandhi et elle lui demanda de bien vouloir dire à son fils d'arrêter de manger du sucre. Gandhi demanda à la femme de ramener le garçon au bout d’une semaine. Exactement une semaine plus tard, la femme revint et Gandhi dit au garçon : "S'il te plaît, cesse de manger du sucre". La femme remercia le Mahatma et, au moment de partir, elle lui demanda pourquoi il n'avait pas dit cela, alors qu’elle était venue le voir, la semaine précédente, et Gandhi répondit : "Parce qu'il y a une semaine, je n'avais pas renoncé à manger du sucre." Beaucoup d'entre nous ont conscience des coûts élevés que nos vies représentent pour l'écosystème, en particulier dans les pays riches où nous consommons la plus grande partie des ressources de la planète. Pourtant, si nous ne nous soucions pas profondément de ceux qui sont touchés par notre consommation disproportionnée, il est difficile de renoncer à notre riche mode de vie, ce qui nous empêche de prêcher aux autres de réduire leur consommation. Lorsque les gens arrivent pour la première fois à nos retraites, on leur demande de s'inscrire pour un petit travail bénévole. Il pourrait s'agir d'aider à faire la vaisselle ou de sonner la cloche pour les réunions – n’importe laquelle des multiples tâches simples qui sont nécessaires au bon déroulement d'une grande retraite. Souvent, le premier jour, de nombreux postes bénévoles restent vacants, mais au fil des jours, non seulement toutes les places bénévoles sont occupées, mais l'aide commence à affluer de toutes les manières possibles. Une personne répare une porte qui grince, une autre aide une personne âgée à se rendre à pied à tous les événements, plusieurs personnes se relaient pour nourrir une femme qui a un bras cassé, une autre ramasse du bois tombé dans la forêt pour économiser la réserve de bois du centre de retraite, et des milliers d'autres gentillesses se produisent anonymement et passent inaperçues. Même si nous sommes en silence, il y a un sentiment palpable d'interconnexion qui est rarement égalé dans les conversations sur l'interconnexion. Ce sentiment inspire naturellement la joie, et la générosité découle de la joie. 45 Quelle est la perspective qui nous permet d'incarner une véritable conscience écologique, de vivre avec légèreté sur cette Terre, d'aligner nos actions sur nos valeurs, de considérer le plus grand bien ? Dans la présence silencieuse du témoin, nous pouvons en fait sentir notre propre incarnation inextricablement liée à l'atmosphère : notre souffle qui entre et ressort, en échangeant des atomes ; la lumière du soleil dans les aliments que nous mangeons pour nous sustenter ; les multiples systèmes de pluie et d'évaporation qui se mêlent à notre propre hydratation. Nous regardons dans les yeux d'une autre créature, humaine ou non, et y voyons la qualité intemporelle de l'Être. Nous remarquons la plante qui sort du trottoir et ressentons immédiatement la même force de vie que celle que nous incarnons. Même le ciment à travers lequel la plante a poussé reflète une danse de molécules, de même que nous reflétons une danse de molécules qui circulent dans nos corps. Les personnes qui meurent de faim dans des déserts empoisonnés, les oiseaux de mer mourants, recouverts de pétrole provenant d'une marée noire, et les bûcherons qui coupent les derniers arbres anciens par crainte pour leur propre survie économique ne sont pas des créatures quelconques ; elles sont nous. Lorsque nous nous accordons avec les rythmes de vie plus profonds, nous ne dépendons plus de la philosophie pour nous dire que nous sommes interdépendants. Nous faisons l'expérience viscérale d’être inséparables de notre environnement. Dans cette reconnaissance, tout ce qu’il y a dans notre conscience prend une teinte de familiarité - de famille. Notre sens du moi s'élargit. Notre égoïsme peut demeurer une prédisposition génétique, mais ce que nous définissons comme le soi peut devenir aussi vaste que l'univers. De même que nous voulons joyeusement et sans réfléchir partager avec nos enfants ou notre famille élargie, nous nous soucions de la famille des êtres et nous sommes généreux à leur égard. Nos actions naissent de notre volonté de faire le plus grand bien à tous, et nous traitons nos différends avec la tendresse et le respect que l'on témoigne à des proches parents. Les frontières entre qui fait partie de la famille et qui n'en fait pas partie commencent à s'estomper, et l’on se sent soudain intimement lié à l'existence elle-même. Dans ce sentiment d'appartenance, nous réalisons que nous n'avons pas besoin d'autant de choses pour être heureux que nous le pensions et qu'il est bien plus agréable de partager que d'entasser. Poonjaji, par exemple, faisait preuve d'une sensibilité innée à l'environnement sans, à ma connaissance, avoir étudié la philosophie environnementale. Il vivait dans une petite maison louée avec quelques autres personnes. Il écrivait souvent une lettre de réponse au dos de la lettre originale qui lui avait été envoyée et il réutilisait aussi souvent l'enveloppe. Toutes les ordures de la maison étaient jetées aux cochons dans la rue, et il n'y avait pratiquement aucun autre déchet qui nécessitait une mise en décharge. Jusqu'à ce que ses jambes lâchent dans les dernières années de sa vie, il marchait presque partout où il allait. Une fois, un ami et moi, nous lui avons offert un grand panier de jolis cadeaux colorés pour sa maison, contenant des articles de toilette, des serviettes, des draps et des ustensiles de cuisine. En les laissant sur le pas de la porte, je savais qu’ils ne semblaient pas à leur place dans l'austérité simple de sa maison. Le lendemain, il avait fait don de tous ces objets. 46 Poonjaji disait souvent : ‘’La Totalité est votre propre Soi.’’ Cette réalisation est notre meilleur espoir de survie. Sachant cela, nous prenons soin de notre monde et de ses habitants, non pas par idéologie mais par amour. UNE SENSORIALITÉ ÉVEILLÉE ‘’C’est comme si un éclair parcourait mes veines…’’ - David Gray, ‘’Please forgive me’’, de ‘’White Ladder’’ En état d'éveil, nous existons dans une relation divine avec les sens. L'odorat, le goût, le toucher, le son et les sentiments s'intensifient, parce que notre conscience n'est pas absorbée par des pensées obsessionnelles et est donc libre d'expérimenter toute la gamme des sensations corporelles et émotionnelles. Bien que les pensées continuent de jaillir, elles ne nous subjuguent pas, et notre attention est disponible pour le riche éventail de sensations que la vie nous offre. Notre appréciation sensorielle s'intensifie dans l'état d'éveil et se raffine de plus en plus. Une telle sensorialité diffère d'un attachement glouton ou affamé au monde des plaisirs des sens, comme on l'associe parfois à certaines représentations de la sensualité. Ce que l'on recherche souvent au nom du plaisir des sens, c'est le moyen de noyer le tumulte d'un esprit troublé, les gens s’efforçant parfois de manière téméraire et désespérée de détourner leur attention de leurs projections mentales et de leurs histoires déprimantes. Un jour, dans un train reliant la campagne à Londres, j'étais assise en face d'un jeune homme qui portait des écouteurs stéréo. Le bruit provenant de son casque, destiné à ses seules oreilles, était suffisamment fort pour que tout le monde dans le wagon puisse l'entendre, un bruit crissant comme une foreuse dentaire juste à côté de ses oreilles. Je me demandais si le jeune homme n'était pas partiellement sourd. Quand il a parlé via son téléphone portable, j'ai réalisé qu'il n'était pas sourd, mais je me suis dit qu'il le serait bientôt. Je me suis ensuite demandée ce que le pauvre garçon essayait de submerger dans son esprit en utilisant un niveau de décibels aussi extrême. Lorsque nous sommes très bruyants à l'intérieur, nous avons besoin d'une amplification externe pour nous distraire du tumulte intérieur, et nous recherchons souvent cette amplification au moyen des sens. Au fur et à mesure que la cacophonie intérieure et extérieure augmente, nous devenons encore plus insensibles, et il nous faut un déluge de sensations encore plus fortes pour nous oublier. Nous pouvons constater les effets de la désensibilisation dans notre culture, qui est marquée par sa complaisance à l’égard des films violents, de la musique stridente, de la télévision choc, des rapports sexuels dangereux et de la dépendance à la vitesse et aux substances toxiques. Nous voyons nos jeunes femmes qui ont troqué leur sensibilité pure contre l'obsession de la popularité, les régimes, les médocs et le sexe superficiel, et nos jeunes hommes qui raffolent de 47 la violence dans les jeux vidéo, les sports et les médias. Tout cela signifie un émoussement de la sensibilité, une dissociation de la vie même. La Conscience éveillée, en revanche, célèbre les subtilités des sens et rend plus délicate notre appréciation de toutes choses. Lorsque nous sommes à l'aise et tranquilles, notre capacité à ressentir le plaisir des sens s'accroît, tandis que la quantité de stimulation nécessaire à ce plaisir diminue corrélativement. En d'autres termes, un minimum suffit pour faire un bon bout de chemin. Ce phénomène est particulièrement perceptible pendant les retraites silencieuses. Quand les gens se détendent dans la simple Présence - en se contentant d'être, sans avoir besoin d'être ceci ou cela - ils s'éveillent, comme s'ils revenaient d'entre les morts, dans un monde riche en sensations. Les gens décrivent souvent la nourriture comme n'ayant jamais eu aussi bon goût. Ils peuvent remarquer que le renforcement de leur odorat évoque des sentiments et des souvenirs d'enfance, ou que les couleurs sont remarquablement vives. Se pourrait-il qu'une feuille ait jamais été aussi verte ? Les plaisirs les plus simples comblent nos cœurs d'une grande joie. Une fois, j'étais assise en silence sur un porche en compagnie d'un groupe d'étudiants au cours d'une retraite, et nous observions deux femmes d'âge moyen qui se trouvaient sur la pelouse, des retraitantes. Celles-ci se relayèrent et se poussèrent mutuellement sur une balançoire pendant près d'une heure. Penchées en arrière, les doigts de pied en éventail vers le ciel et le soleil dans les yeux, elles montaient de plus en plus haut, en pouffant de rire de temps en temps. À l'insu des femmes, les observateurs du porche partageaient tous leur plaisir, en souriant et en se faisant des clins d'œil complices. Nous n'avons pas besoin de nous trouver en retraite silencieuse pour ressentir des sensations plus intenses. Nous pouvons permettre à notre conscience de demeurer dans l'aisance et dans la tranquillité, peu importe ce qui se passe autour de nous. La conscience sera alors naturellement éveillée et sensible à l'environnement. À tout moment, nous pouvons faire l'expérience directe d'être touché par le monde – qu’il s’agisse du contact de l'air avec notre peau, de la lumière avec nos yeux, ou du son avec nos oreilles. Au milieu d'une foule, un ami ou un amant nous prend la main, et des milliers de signaux se répercutent dans notre système nerveux. Au sein de la Présence éveillée, nous ressentons l'intensité de ces signaux "comme un éclair qui parcourt nos veines". Quand nous sommes perdus dans nos pensées, nous les percevons à peine. La Conscience éveillée imprègne également notre sexualité d'un sentiment de totalité, et c’est alors un véritable échantillon gratuit d'une expérience mystique — "le goût de Dieu du travailleur", ainsi que l'a dit un jour l'auteur, Georg Feuerstein. Le mot "sensibilité" vient du latin et signifie "sentir". Nous habitons notre corps et nous comptons sur notre instinct, en nous déplaçant dans le monde comme des animaux "éclairés", avec toutes les portes des sens grandes ouvertes, mais également avec la compréhension de notre place dans ce monde. Nous faisons alors l'expérience d'un sentiment de connexion palpitant tel que nous pourrions songer : "Voilà enfin la vie !" 48 En même temps que nos sens gagnent en acuité, nos réponses aux autres êtres s'affinent. Dans le cadre de l'une de nos retraites, il y a quelques années, un homme appelé Mick décrivit une expérience de sensorialité éveillée qu'il avait un jour partagée avec un colibri. Tandis qu'il travaillait dans son studio dans les bois, il remarqua qu'un colibri avait pénétré à l'intérieur par la porte ouverte, et s'étant retrouvé piégé, celui-ci cherchait le moyen de sortir et se heurtait à la verrière. Mick ouvrit les fenêtres de son studio, mais sans que le volatile ne parvienne à les trouver, et au bout d'un certain temps, l'oiseau sembla fort désemparé. Mick se tenait immobile et regardait l'oiseau, ne voulant pas l'effrayer davantage, lorsque soudain, le colibri s'approcha à quelques centimètres de son visage et resta là en vol stationnaire pendant quelques secondes - les deux créatures, l'homme et l'oiseau, se contemplant mutuellement. Lentement, Mick leva son index et l'oiseau s'y posa, une délicate brise de sensations. Il traversa ensuite la pièce avec précaution et sortit par la porte, en symbiose avec le petit être perché sur son doigt. Une fois dehors, le colibri caressa plusieurs fois son doigt avec son bec avant de s'envoler. UNE DIGNITÉ TRANQUILLE Quelle que soit la situation dans laquelle nous nous trouvons, la dignité est l’unique trésor qui ne peut pas nous être enlevé. Avec elle, nous pouvons bien être dépouillé de tout, mais nous sentir comme une montagne. Sans elle, nous pouvons tout avoir, mais nous sentir comme un vulgaire caillou. On peut s’imaginer la dignité du philosophe romain, Boèce, lors de son incarcération comme prisonnier politique en l'an 524. Au cours de la dernière année de sa vie, en attendant d'être torturé et exécuté pour trahison, il écrivit l'une des grandes œuvres philosophiques de l'histoire, La Consolation de la philosophie. Il y dit : "La seule façon dont un homme peut exercer un pouvoir sur un autre, c’est sur son corps et sur ce qui lui est inférieur, ses possessions. Vous ne pouvez rien imposer à un esprit libre, et vous ne pouvez pas soustraire à son état de tranquillité intérieure un esprit qui est en paix avec lui-même." On pourrait également imaginer Gandhi, quelque 1400 ans plus tard, vêtu d'un simple pagne et assis dans sa cellule de prison indienne austère, incarnant la vraie noblesse. La sienne n'était pas la dignité que l'on confond parfois avec de l'orgueil, mais la volonté d'incarner à la fois l'équité et la bonté sans aucun compromis. Par son exemple, nous voyons également que la volonté de voir la dignité chez les autres peut parfois inspirer un comportement plus digne de leur part. Au bout d’un séjour de trois mois en Angleterre pour discuter de l'indépendance de l'Inde (qui ne se produira que seize ans plus tard), Gandhi déclara : "J'ai été convaincu plus que jamais que la nature humaine est à peu près la même, quel que soit le climat dans lequel elle se développe, et que si vous approchez les gens avec de la confiance et de l'affection, on vous rendra dix fois plus de confiance et mille fois plus d'affection". La dignité vient du respect de soi-même et de l'habitude d'accorder du respect aux autres. Le plus souvent, elle demeure anonyme, car elle n'a pas besoin 49 d'attirer l'attention sur elle. Il y a de nombreuses années, je nouai une amitié avec Tom Conlan, le père d'un de nos amis irlandais des Dialogues du Dharma. Comme c'était un homme taciturne, il fallut un certain temps avant que je ne commence à apprécier ses idées admirables concernant à peu près tous les sujets que nous abordions. Je remarquai également l’attention avec laquelle il écoutait celui qui parlait, qu’il s’agisse d’un enfant ou d’un adulte. Quand je l'ai connu, il était âgé d'environ 95 ans et il vivait là où il avait vécu toute sa vie durant, à un ou deux kilomètres de la rivière Shannon, dans la campagne irlandaise. Durant les presque cent ans de sa vie, il quitta rarement la région, mais il connut une vie riche de tout ce que la vie peut offrir de bon - la famille, la communauté et une relation étroite avec la terre qu'il cultiva pendant sept décennies. Jusqu'à ce qu'il soit presque centenaire, il allait encore danser le samedi soir à la salle des fêtes du village, et il lui arrivait de ne rentrer qu'après minuit. Chaque fois que Tom se trouvait dans la salle, je ressentais quelque chose que j'associe aux valeurs de l'ancien monde, lorsque les gens n'étaient pas jugés par la quantité de leurs biens, mais par la bonté et par la dignité de leur vie au sein de la communauté. L'exemple de Tom me rappelle un poème du philosophe chinois, Tchouang Tseu, "Quand la vie est comblée, il n'y a pas d'histoire". Il paraît probable que la plupart des êtres à la grandeur réelle, qui ont vécu sur cette Terre, n'ont guère fait d'histoire. Leurs vies paisibles n'ont pas été documentées. La dignité se manifeste également dans des circonstances qui, à première vue, pourraient être considérées comme humiliantes. Nous voyons parfois une dignité inhabituelle incarnée, par exemple, par une personne très âgée ou malade qui, ayant perdu toute indépendance de mouvement, dépend de l'aide d'autrui, de la même manière qu'un nourrisson, mais qui fait preuve d'une force de caractère qui transcende l'infirmité du corps. Nous voyons même de la dignité dans des circonstances qui pourraient, à première vue, sembler vraiment pitoyables. Il y a de nombreuses années, deux amis et moi, nous passâmes une après-midi à visiter une communauté de lépreux en Inde, qui se consacrait à de l'artisanat. Ce qui me frappa le plus, c'est à quel point la communauté semblait normale. Les gens vaquaient simplement à leurs occupations, travaillaient sur différents projets dans plusieurs endroits du site, et les conversations et les rires étaient omniprésents. Je fus intriguée par une jeune femme d'une vingtaine d'années - belle comme une star de cinéma - et qui, même privée de tous ses doigts, rayonnait d'une présence joyeuse. À la fin de la journée, nous demandâmes à la communauté, si nous pouvions la prendre en photo. Le groupe se mobilisa avec beaucoup d'enthousiasme, chacun se pressant et troquant ses vêtements de travail pour des tenues plus raffinées. Je gardais un œil sur la belle fille, qui passait habilement une brosse dans ses longs cheveux noirs, en utilisant les deux paumes de ses mains. Au moment de prendre la photo, elle plaça ses mains derrière son dos avec circonspection, et elle rayonnait d’un sourire qui illuminait le ciel. 50 UN LIEU SAINT "Cette terre où nous nous tenons est la terre du pur lotus, et ce corps même est le corps du Bouddha." - ‘’Zazen Wasan (le Chant du Zazen)’’, d’Hakuin Les gens parlent souvent de lieux saints ou de lieux sacrés. Certains sont des montagnes, comme le mont Kailash au Tibet, ou comme Arunachala dans le sud de l'Inde. Certains sont les sites de sanctuaires ou de temples, et d'autres sont des déserts. Mais qu'est-ce qui rend réellement un lieu saint ? Est-ce parce que des personnes d'une autre ère l'ont déclaré, et que des fidèles y pratiquent un culte depuis des lustres, parce que la lumière du soleil joue sur une colline d'une manière inhabituelle, ou encore parce que quelqu'un y a jadis été guéri ? Ou bien est-ce notre propre Présence pure et notre volonté de voir cette Présence rayonner partout qui rend tout endroit sacré ? En 1977, je me rendis à Calcutta pour rendre visite à Dipa Ma, ma première enseignante. J'étudiais le bouddhisme à l’époque et j'avais entendu de nombreuses histoires sur Dipa Ma et sur les difficultés qu'elle avait connues et surmontées dans la vie. Plusieurs années auparavant, elle avait perdu deux de ses trois enfants ainsi que son mari bien-aimé dans un court laps de temps. Elle encourut une grave maladie cardiaque et, craignant qu'elle ne meure "d'un cœur brisé", son médecin lui suggéra d'apprendre à méditer dans l'un des nombreux centres bouddhistes de Birmanie. En proie au chagrin, elle se rendit au monastère et, après avoir pratiqué la méditation pendant tout un temps, elle en sortit, radieuse. Ses pertes s'étaient alchimisées en compassion, et elle comprit que sa conscience pouvait reposer dans la pure Présence, le seul vrai sanctuaire. Elle retourna à Calcutta, sa ville natale, où elle vécut jusqu'à sa mort, en passant du temps auprès de sa fille et de ses petits-enfants, et en voyant occasionnellement des étudiants de passage. L'appartement de Dipa Ma situé au deuxième étage se trouvait dans une ruelle étroite sujette aux inondations. Pour s'y rendre, il fallait parfois marcher dans la ruelle avec de l'eau jusqu'aux chevilles, tout en faisant attention aux gros rats qui font la réputation de Calcutta. Le bâtiment lui-même fait de béton brut, dans sa décrépitude délabrée, n'avait que l'apparence de l'ancien, sans le charme. En montant les escaliers, des odeurs de toutes sortes assaillaient les narines, et le bruit qui provenait du complexe d'appartements et de la rue en contrebas conférait à l’atmosphère un sentiment de chaos aux allures de carnaval. L'appartement de Dipa Ma ne comptait qu'une seule pièce, peinte en blanc, de la taille d'une grande salle de bain occidentale. Il comprenait un bureau, quelques chaises, un lit et une petite table de cuisine. Dipa Ma portait toujours un sari blanc uni, et elle faisait plus que son âge. C'était une femme très calme, dont la présence aimante laissait peu de choses à dire. Nous plongions souvent dans le Silence, ensemble, dans son modeste logement. Dans ces moments-là, le vacarme extérieur semblait le plus plaisant et un sentiment de bien-être m'envahissait. Au 51 bout d'un moment, elle offrait du thé et des sucreries, et nous discutions de points du dharma. Voilà maintenant plus de trente ans que je me suis assise en compagnie de Dipa Ma à Calcutta. Le souvenir de nos conversations s'est estompé depuis longtemps, mais ce qui s'est renforcé dans ma mémoire avec le passage du temps, c'est la qualité de lumière de sa compagnie, bien qu'il ne s'agisse pas d'une expérience visuelle. C'est la luminosité de l'Être. Son incarnation de la pure Présence et la compassion qui émanait d'elle produisaient un sentiment de sacralité inégalé par n'importe quelle cathédrale, selon mon expérience. En quittant Dipa Ma alors, je retournais à mon hôtel en marchant dans les ruelles de Calcutta, chaque pas étant effectué en terre sainte. LA GÉNÉROSITÉ Je me rendis en Birmanie pour la première fois au milieu des années 70, quand on pouvait obtenir un visa pour sept jours seulement. À cette époque, la Birmanie était un pays mystérieux et isolé, comme il l'est encore aujourd'hui. Cependant, contrairement à aujourd'hui, elle était très paisible, alors, un pays de conte de fées avec d'anciens temples blancs dans une campagne verdoyante. La ville de Rangoon était un mélange entre antiquité et délabrement contemporain. Des pagodes dorées, vieilles de milliers d'années, étincelaient au milieu de rues paisibles, avec des échoppes, des chars à bœufs et des véhicules des années 50. Le seul hôtel décent pour les Occidentaux était le Strand, un bâtiment délabré de style colonial, qui datait de l'époque de l'empire britannique. Notre groupe de douze amis s'était rendu à Rangoon pour rencontrer Mahasi Sayadaw, le chef de la tradition sattipathana vipassana du bouddhisme, au sein de laquelle nous étudiions. Cependant, nous découvrîmes à notre arrivée que Mahasi était parti dans son monastère forestier, dans les hautes terres sauvages de Birmanie. Déterminé à le rencontrer, notre groupe prit l'avion, le lendemain, pour Mandalay et loua un camion pour nous conduire jusqu'au village éloigné où nous avions entendu dire qu'il se trouvait. Le voyage prit environ vingt heures à l'aller et au retour, un temps précieux par rapport au visa d'une semaine. Le monastère de campagne de Mahasi Sayadaw était un endroit pratiquement vierge de toute trace du vingtième siècle. Pendant les deux jours passés là-bas, nous logeâmes dans des huttes au toit de chaume d'une extrême simplicité, les moustiquaires étant la seule concession au confort moderne. Nous participâmes à plusieurs séances d'enseignement avec Mahasi Sayadaw et nous savourâmes par ailleurs la tranquillité du centre de retraite. Toutefois, je fus davantage charmée par les jeunes filles qui se pressaient tout autour de nous dans le quartier des femmes du monastère. Elles n'avaient jamais vu d'Occidentales auparavant et elles étaient fascinées par notre peau blanche et par les cheveux blonds de certaines membres du groupe. Partout où nous allions dans l'enceinte du monastère, des petites mains effleuraient notre peau et nos cheveux. 52 Même si j'avais parcouru cette longue distance pour suivre les enseignements d'un maître de méditation réputé, le véritable enseignement de ce voyage devait venir d'une source inattendue, car c'est de ces jeunes filles que je reçus une leçon que je n'ai jamais oubliée. Alors que nous nous entassions dans le camion au moment du départ, certaines des filles qui étaient aux petits soins pour nous dans les quartiers des femmes accoururent avec un petit paquet pour chacune des femmes du groupe. Ces paquets contenaient des boules de coton imbibées d'un parfum occidental coûteux. À cette époque, il était difficile et onéreux de se procurer du parfum, même à Rangoon, un lieu qu'aucune de ces filles n'avait jamais visité. Je ne pouvais qu'imaginer à quel point il était rare ici, dans ce petit village reculé. Le parfum pouvait tout aussi bien être une substance extraterrestre. Ces jeunes filles birmanes nous avaient offert ce qui était très probablement ce qu’elles possédaient de plus cher. Le camion démarra et elles souriaient, tandis que nous leur faisions signe en humant nos boules de coton parfumées. Et dans leurs yeux brillants, je perçus une sorte de sainteté. Jamais dans ma vie un cadeau n'avait eu une telle valeur. Car la valeur intrinsèque de tout cadeau ne réside pas dans le cadeau lui-même mais dans le cœur du donneur. Le Bouddha a mentionné trois types de dons : les dons misérables, les dons amicaux et les dons royaux. Le don misérable, c'est quand nous donnons le moins possible de ce que nous possédons. Nous donnons ce dont nous n'avons pas réellement besoin, ce qui ne nous manquera jamais, ce que nous aurions pu jeter autrement. Le don amical consiste à donner ce que nous utilisons et que nous aimons - pas ce que nous avons de mieux - mais ce que nous pouvons nous permettre et ce que nous pourrions nous-mêmes apprécier comme cadeau. Le don royal est d'un tout autre ordre. C'est lorsque nous donnons le meilleur de ce que nous avons, lorsque nous donnons plus que ce que nous gardons pour nous, lorsque nous donnons plus que ce que nous semblons pouvoir nous permettre, lorsque nous donnons sans attente de réciprocité. Dans la Conscience éveillée, nous donnons, parce que la joie de la générosité dépasse de loin la satisfaction dérisoire de la thésaurisation ou de l'étalage des richesses. Nous donnons parce que cette vie est elle-même un cadeau et qu'elle veut être pleinement utilisée, qu'elle veut répandre son parfum autour de tous ceux qu'elle rencontre. LE RELATIONNEL ÉVEILLÉ "L'unité et l'altérité. Il est impossible de parler ou de penser sans les embrasser toutes les deux." - Ralph Waldo Emerson Un mythe puissant dans notre culture raconte que le bonheur réside dans l'amour romantique. Nous grandissons en écoutant des chansons à la radio, en regardant 53 des films et en lisant des romans qui parlent de trouver l'amour, de le préserver, puis de le perdre. Nous rêvons qu'il existe quelque part une personne - notre âme sœur - qui nous comblera et qui nous apportera un bonheur durable. Pendant de nombreuses années, le domaine de l'amour romantique occupa continuellement mon esprit. Depuis mes dix ans, je faisais une fixation sur les pensées d'amour et de sexe dans un royaume imaginaire et secret, ce que je reconnais maintenant comme une quête d'appartenance. J'essayais de satisfaire ce désir dans des relations le plus souvent tragiques, qui se rapprochaient très fort de la souffrance de mon enfance. J'étais toujours attirée par ceux qui reconstituaient le type d'abus émotionnel que j'avais subi durant mon enfance. Peut-être s'agissait-il d'une tentative pour surmonter toute cette peine, la rejouer pour enfin y voir plus clair. Ou peut-être était-ce la force qui nous pousse vers le familier dans nos relations, même si elles sont malsaines. Bien que beaucoup de ces relations aient été intensément passionnées, je finis par apprendre que le "magnétisme animal" n'était pas tout à fait ce à quoi on aspirait. Si l'espoir d'apaiser les peines de l'enfance peut nous propulser dans une relation, il arrive aussi que nous recherchions un partenaire parce que nous ne nous sentons pas entiers en nous-mêmes. Nous ressentons un vide à l'intérieur que nous voulons désespérément combler. Il nous manque quelque chose, et ce doit être notre autre moitié. Par conséquent, de nombreuses relations sont fondées sur l'idée que deux moitiés constituent un tout. Les partenaires deviennent tellement mutuellement dépendants qu'il est très fréquent qu'un conjoint en deuil meure dans les six mois qui suit le décès de son "autre moitié". On pourrait dire qu'il y a une beauté dans ce type de lien. Au fil des ans, j'ai été profondément touchée par de nombreuses histoires de conjoints en deuil "qui mouraient d'un cœur brisé", non seulement chez les humains, mais également chez les baleines, les chiens et d'autres créatures. Si nous pouvons apprécier ce type de lien, nous pouvons aussi en voir les limites. Il s'apparente à deux arbres effondrés l'un sur l'autre dans une forêt, chacun soutenant l'autre, aucun d'eux ne tenant debout tout seul. Quand l'un des deux tombe, les deux tombent. Mikhaïl Naimy, qui était un ami et le biographe de Kahlil Gibran, a écrit : "L'amour qui privilégie une partie du tout se condamne lui-même au chagrin". Ce genre de dépendance peut également favoriser l’étroitesse de l'esprit et du cœur. La jalousie, le ressentiment et la manipulation prolifèrent dans les relations de dépendance. C'est comme un contrat d'affaires qui stipule : "Je t'aimerai si j'y trouve mon compte", ou "Je t'aimerai, si nous pouvons organiser nos vies ensemble d'une manière qui me convient". Plus insidieux pour de nombreux couples est l'ennui quotidien de vivre avec leurs conjoints comme des étrangers polis, une condition qui n’est rendue possible que par la peur de la solitude et par le fait de ne pas réaliser combien un tel mode de vie est effectivement très solitaire. Ces personnes vivent comme étant l’ombre d'elles-mêmes, en s'accommodant du plus petit dénominateur commun de détente avec leur partenaire, ni l'un ni l'autre n'étant capable de s'exprimer de manière créative ou de ressentir une quelconque passion pour la vie. 54 Les relations inspirées par la Conscience éveillée sont tout à fait différentes, car elles ne résultent pas de la douleur, de la dépendance ou de la peur de la solitude, mais de la célébration. Dans la Conscience éveillée, il est entendu que nous sommes tous parfaitement seuls, tout en étant des expressions uniques d'une Source unique. C'est le paradoxe de l'existence : il n'y a pas deux personnes identiques, même si elles ne sont pas deux du tout. Ce que nous avons pu ressentir auparavant comme un vide qui demandait à être comblé, nous l'expérimentons maintenant comme une ouverture qui accueille tout ce qui vient, mais qui jouit par ailleurs d'un vaste sentiment d'espace. Parvenir à cette compréhension signifie vivre dans la pleine autonomie de la plénitude. Nos relations sont alors principalement imprégnées d'appréciation. Nous nous sentons en phase avec un partenaire ou avec un ami particulier, et nous avons l'impression d'être deux courants qui se rejoignent et se séparent. Parfois, les courants se mêlent, parfois ils se séparent et partent dans des directions différentes. Aucun des deux courants n'a besoin de l'existence de l'autre pour être un courant en soi, mais lorsque les deux courants se rejoignent, il y a une heureuse effervescence de bulles qui peut durer un moment ou toute une vie. La sexualité au sein d'un partenariat authentique et confiant est un moyen d'accéder au primaire, un lieu où la nature sauvage peut se manifester et s'exprimer. C'est aussi un havre de paix pour nos moments les plus tendres et les plus délicats. Dans une sexualité éveillée, les partenaires jouent avec les forces archétypales de l'univers - les principes masculins et féminins. De même que le symbole du yin et du yang contient un zeste de yin dans le yang et un zeste de yang dans le yin, les partenaires peuvent évoluer dans les rôles classiques de l'homme et de la femme et les intervertir, occasionnellement. C'est une façon de comprendre "l'altérité", une compréhension qui dépasse le cadre de la chambre à coucher en nous offrant un aperçu de la masculinité ou de la féminité qui imprègne la vie quotidienne. Nous remarquons souvent comment deux personnes qui ont vécu ensemble pendant longtemps peuvent être adoucies ou renforcées l'une par l'autre d’une manière merveilleuse. Dans un partenariat éveillé, cette influence est accueillie et n'est pas une cause de bataille dans la relation. Femme, elle incorpore en elle une partie de sa masculinité ; homme, il assimile et il est influencé par sa féminité. Les principes du yin et du yang peuvent également s'appliquer à l'amour homosexuel. Néanmoins, même si l'intimité atteint son comble entre deux personnes, il reste toujours le mystère de l'autre. Au final, cependant, nous devons reconnaître que ce que nous qualifions d'autre existe en tant que partie du tout. Globalement, nous sommes capables de considérer ce qui est le mieux pour ceux que nous aimons sans nous inquiéter de la question "Comment cela va-t-il m'affecter, moi ? Comme nous apprécions ce qui vient et comme nous sommes capables de laisser partir ce qui s'en va, notre besoin que les choses se passent d'une manière particulière diminue considérablement. Nous nous réjouissons du bonheur de l'autre et nous défendons son droit de suivre son propre chemin où qu'il mène, avec ou sans moi. De même qu'un parent affectueux voit, les larmes aux yeux, son fils partir pour l'université, lorsqu'il quitte le nid, il célèbre également son vol en solo, et son cœur déborde de rêves et de possibilités pour lui. Pareillement, nous pouvons 55 nous épanouir dans nos relations, et peu importe comment elles se déroulent, quand nous aimons en toute liberté. LA MORT ORGANIQUE "De la terre à la terre, des cendres aux cendres, de la poussière à la poussière... " - Le Livre de la Prière Commune Je suis allée en Inde pour la première fois en 1976, en voyageant par voie terrestre depuis l'Europe avec deux amis, un voyage de plusieurs mois qui a impliqué des séjours dans des endroits comme la Turquie, l'Iran, l'Afghanistan et le Pakistan. Ce fut un voyage ardu. Quand nous sommes arrivés en Inde, nous étions prêts pour la douceur relative de la culture majoritairement hindoue et désireux d'en apprendre davantage sur ses coutumes. Nous nous rendîmes à Bénarès, la ville sainte hindoue, célèbre pour ses ghats brûlants. Depuis cinq mille ans, les hindous considèrent Bénarès comme l'endroit le plus propice pour faire incinérer son corps et jeter ses cendres dans le Gange. Le premier soir, nous nous frayâmes un chemin jusqu'au ghat principal, tout en écoutant les chants mélodieux et lancinants des porteurs de cercueils qui transportaient les corps jusqu’aux bûchers funéraires. À notre arrivée, huit corps brûlaient sur le ghat principal. Plusieurs autres étaient étendus sur des planches à proximité, certains enveloppés dans de beaux saris, d'autres dans un simple tissu de coton. Tous les spectateurs étaient silencieux, et on n'entendait que les chants, le crépitement des feux et le bruit du fleuve. En regardant la scène qui se déroulait sous mes yeux, je savais que quelque chose en moi était en train de se modifier de manière irréversible pour s'adapter à cette vision, mais ma contemplation fut interrompue, lorsqu'un Indien vêtu d'un costume miteux me tapa sur le bras et me demanda : "Êtes-vous venue ici pour regarder les corps brûler ?" Comme c'était précisément ce que j'étais en train de faire quand il est intervenu, la question me sembla inepte et je regrettai cette intrusion. J'avais aussi commencé à perdre patience avec tous ces divers stratagèmes pour engager la conversation que j'avais expérimentés en tant que femme occidentale, après plusieurs mois sur la route de l'Inde. "Oui’’, répondis-je sèchement. L'homme hocha poliment la tête et se tût. Au moment où je me retournai vers les bûchers funéraires, je sentis la pique de mon impolitesse me transpercer. Ici, en présence même de la mort, les petites irritations semblaient particulièrement absurdes. Je me retournai vers l'homme au costume miteux dans un souci de réconciliation, et incapable de trouver quelque chose de plus original à lui dire, je lui posai la même question : "Êtes-vous venu ici pour regarder les corps brûler ?" 56 "Eh bien, celui-là, au milieu, c'est ma mère", dit-il sur un ton amical et factuel. Elle est décédée ce matin dans notre village et ses derniers mots, murmurés à mon oreille, furent : "Transporte mon corps à Bénarès". J'ai emprunté une voiture à mon cousin et j'ai conduit toute la journée pour l'amener ici." Je fus abasourdie par la nouvelle et réussis à échanger quelques mots de plus, consciente que notre conversation ne devrait pas durer trop longtemps vu les circonstances, mais voulant aussi offrir à l'homme le réconfort d'un peu de compagnie, ne serait-ce que de la part d'une étrangère. Au bout d’un court moment, nous nous retournâmes tous les deux vers le feu, et mon attention fut maintenant attirée par le corps du milieu, la mère de l'homme. Les grandes réflexions que j'avais pu entretenir sur la mort, l'impermanence de tous les phénomènes et la préciosité de la vie prirent un caractère plus personnel. La femme, dont le corps brûlait devant moi avait été une épouse, une mère et une fille. Ses rêves et ses histoires auraient peut-être pu remplir une bibliothèque, aussi simple que sa vie ait pu sembler. Mais au bout du compte, la terre et le vent la réclameraient - des cendres aux cendres, de la poussière à la poussière. Et avant longtemps, personne ne se souviendrait plus de son nom. En quittant les ghats, ce soir-là, je ressentis, pour la première fois de ma vie, un sentiment organique de la mort. Je réalisai que la nature avait besoin que la vie passe par la naissance, le devenir et la mort pour laisser la place à d'autres vies, qui parcourraient également le cycle de l'existence. La naissance et la mort ne sont que des ponctuations momentanées de ce cycle, deux extrémités d'un spectre d'existence, qui se déroule au sein d’un ensemble plus vaste. Et pourtant, comme l'expression de chaque vie est singulièrement unique, une histoire cosmique chuchotée une seule fois. Tout ce qui nous reste à faire, c'est de la vivre pleinement. 57 L’AUTHENTICITÉ Le soleil était directement à la verticale. Elle aperçut un bassin en amont de la rivière, un endroit où l'eau était calme. Ayant à nouveau soif, elle s'en approcha pour boire et se rafraîchir le visage. En se penchant, les mains en coupe, elle remarqua la clarté de l'eau. Elle pouvait voir des fougères, qui poussaient dans le lit de la rivière en contrebas et des petits poissons qui nageaient autour. L'eau magnifiait leurs formes et leurs couleurs et les sublimait. À la surface, elle vit le reflet de son visage. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas réellement vu son propre visage. Elle avait vu des miroirs et des surfaces réfléchissantes d'innombrables fois, mais il y avait toujours une histoire accompagnant la vision de son visage. Issue entièrement de l’imagination, l'histoire avait peu à voir avec la réalité actuelle. Néanmoins, son attention s'était surtout portée sur le côté dramatique de l'histoire, son visage servant de reflet mobile dans le miroir devant elle, prodiguant une dimension à l'histoire et reflétant ses différents aspects : tristesse, regret et nostalgie. Elle comprenait maintenant comment son histoire intérieure avait créé un masque, un visage qu'elle avait présenté au monde, comme si elle était le personnage principal d'une pièce de théâtre. Le monde, pour sa part, lui avait fourni continuellement des situations dans lesquelles elle pouvait jouer son rôle. Mais le personnage s'assumait solitairement et il était compliqué de l'aimer. Et voilà qu'après un long périple, elle aperçoit dans l'eau un visage qui lui rappelle une époque antérieure à la quête, un visage semblable à celui d'un enfant. Sans masque, ni histoire envoûtante. Pas de regard lointain, déterminé ou hanté dans les yeux de ce visage. Elle réalisa qu'il serait bien de vivre pratiquement sans aucun scénario et sans l'idée d'un personnage principal. Étrangement, elle se sentait plus que jamais elle-même. Elle sourit au reflet dans l'eau. TRANSFORMÉE EN OR PAR LA FLAMME ‘’Ce qui doit produire de la lumière doit supporter d’être consumé.’’ - Viktor Frankl Si nous sommes authentiques, nos succès sont perçus comme des cadeaux de l'existence et nous laissent un sentiment d'humilité. Nous savons que nous ne pouvons pas nous approprier le mérite des dons dont nous avons été dotés, même si d’autres aimeraient nous en attribuer le mérite. L'un sera peut-être un grand chanteur, un autre un grand surfeur, et un autre un grand bijoutier. Vu de l'extérieur, il peut sembler que nous avons choisi et cultivé nos talents, mais nous savons tous au fond de nous-mêmes que nous semblons doués simplement parce que nous sommes les bénéficiaires d'un don. Un don qui vient d'une source inconnue. Le fait de savoir que nos talents sont simplement des dons que nous 58 avons reçus confère de l'authenticité et de l'humilité dans nos expressions. Cela nous permet aussi d'apprécier les talents de ceux qui nous entourent, comme des expressions de la même source universelle, et nous ne pouvons que nous émerveiller de sa créativité infinie. Nous voyons les nombreuses expressions du talent qui affluent par l'entremise de chacun, et nous partageons le plaisir de ces expressions. Par le biais de nos propres talents et l'expérience réjouissante de l'appréciation des talents et des dons des autres, nous sommes continuellement rappelés à notre nature authentique, via laquelle circule la force créatrice universelle. Plus la créativité est grande, plus nous pouvons ressentir l'authenticité tranquille de la simplicité d'être, la sérénité dans le courant artistique. Nous voyons parfois chez les personnes talentueuses une humilité profonde et tranquille. Leur conscience est à l'aise et elle vit dans la gratitude pour les dons dont elles bénéficient. Elles constituent des voies d’accès charmantes et heureuses qui ouvrent sur une authenticité qui découle de la générosité, de la reconnaissance et de l'appréciation de son talent et de ses dons. Or, les feux de la souffrance et de la perte sont particulièrement efficaces pour faire ressortir ce qu'il y a de plus authentique en nous. Lorsque nos stratégies ne fonctionnent pas et que nos pertes s'accumulent, nous pouvons être forcés de nous réfugier au plus profond de nous-mêmes, là où il n'y a que le silence de l'Être. Dans la Conscience éveillée, cette profondeur intérieure devient l'ultime refuge. C'est un peu comme le processus de fonte du minerai d'or. Toutes les impuretés sont brûlées jusqu'à ce qu'il ne reste que de l'or pur. De même, la Conscience éveillée permet à la souffrance de brûler tout ce qui s'accroche, tout ce qui n'est pas authentique et vrai, jusqu'à ce qu'il ne reste que notre Essence pure et radieuse. Il y a quelques années, je subis la fin douloureuse et la perte d'une relation, ce qui déclencha une cascade d'autres pertes dans ma vie, si bien que je me retrouvai presque sans abri, sans emploi et pratiquement sans le sou. En outre, cette phase de perte raviva des souvenirs de toutes les autres grandes peines que j'avais encourues depuis ma petite enfance. Chaque pensée du passé était teintée de regret et s'accompagnait de visions d'occasions manquées, d'un sentiment de temps perdu et mal utilisé et de l'impression d'avoir été malchanceuse dans la vie. Même les pensées des moments heureux du passé n'apportaient que de la tristesse, car ils avaient été éphémères, et je ne les avais pas appréciés à leur juste valeur. D'autre part, les pensées concernant l'avenir suscitaient de la peur et un sentiment de pesanteur, comme si j'avançais à marche forcée à la guerre. Il devint évident qu'aucune progression ou démarche mentale dans les pensées du passé ou du futur ne serait sûre. Dans tous les cas, il y avait des histoires angoissantes autour de ce qui m'était arrivé dans le passé ou sur ce que je pourrais devenir dans le futur. En raison de son extrême désagrément et non d'un quelconque effort héroïque de ma part, l'habitude de penser à moi en référence au passé et à l’avenir a lentement commencé à diminuer. Je ne pouvais trouver du soulagement que dans la conscience du présent, où tout allait fondamentalement bien. La souffrance liée à ces images mentales se consuma d'elle-même via le processus même de la souffrance. Celle-ci devint comme un charbon ardent que l'on ne pouvait plus 59 tenir dans sa main. La conscience avait fait tout le travail. Elle avait vu à travers la peur, les lamentations et les regrets, puisqu’elle était tombée amoureuse de la paix à la place, elle ne pouvait plus entretenir la folie. Dans les Dialogues du Dharma, je compare ceci à se baigner dans un lac de glacier limpide. La température est parfaite, le lac est clair, bleu, la visibilité est bonne jusqu'au fond, et l'odeur de l'eau est fraîche et oxygénée. Les arbres qui entourent le lac bruissent et oscillent et ils parfument l'air d'une fraîcheur végétale. Supposons maintenant que vous ayez grandi en vous baignant dans un marais du voisinage et que vous ne sachiez rien du lac glaciaire. Le marais est pollué et sombre, rempli de bestioles suspectes et de détritus, et il dégage une odeur désagréable. Cependant, la plupart des habitants du voisinage s'y baignent et vous vous y êtes habitué. Un jour, quelqu'un vous montre le lac glaciaire. Vous êtes stupéfait qu'une telle beauté existe et qu'elle ait été là pendant tout ce temps. Vous vous y baignez pendant des heures et vous en ressortez tout revigoré et grisé. Maintenant, quand vous retournez au marais, il vous semble particulièrement horrible. Il n'a pas changé, mais vous oui. Vous avez trouvé un plus bel amour : le lac glaciaire. Le marais ne vous semble pire qu'en comparaison avec le magnifique lac. Et le lac commence à vous hanter. Vous ne pouvez plus le chasser de votre esprit, et vous ne pouvez plus supporter le marais. Plus vous passez du temps au lac glaciaire, moins il est possible de fréquenter le marais. De même, lorsque nous sommes habitués à vivre dans notre Soi authentique, le lac glaciaire de l'Être, il devient impossible de passer beaucoup de temps dans le marais des habitudes morbides du mental. J'ai toujours apprécié le fait que les personnes âgées paraissent, dans l'ensemble, plus détendues, plus à l'aise avec elles-mêmes. Elles ne s'embarrassent généralement pas de stratégies, ni de faux-semblants (sauf si leurs tendances égoïstes ont été particulièrement fortes). Elles ne semblent plus être en compétition avec qui que ce soit et elles ne ressentent plus la nécessité de faire leurs preuves. Par conséquent, elles sont souvent plus gentilles et plus compréhensives avec les autres. Les plus jeunes peuvent considérer cet état comme quelque chose à éviter, comme un genre de monde funèbre pour demimorts. Mais dans l'expérience vécue d'un Soi détendu et authentique, le contentement est tel que les montagnes russes du faux moi, avec ses peurs, ses ambitions et ses luttes, ne sont plus qu'un lointain souvenir d'une période difficile. Il est inutile d'attendre la vieillesse pour parvenir à ce sentiment authentique de soi. Nous pouvons tomber amoureux de ce sentiment dès maintenant et en profiter jusqu'à la fin de nos jours. Nous pouvons sauter la partie où nous passons plusieurs décennies à courir partout au service des exigences interminables de pensées obsessionnelles jusqu'à ce que nous soyons trop épuisés pour continuer. La vie est trop riche pour la passer, égaré dans de telles pensées. Certes, nous pouvons bien connaître les dix mille joies et les dix mille peines, comme disent les Chinois. À un moment, nous sommes à genoux et à un autre, nous grimpons au septième ciel, mais dans la Conscience éveillée, tout cela ne fera que mettre 60 davantage en lumière la Présence permanente, notre Soi authentique, qui éclaire tout cela. LE PRIX DU COMPROMIS ‘’Quel est l’intérêt pour un homme de gagner le monde et de perdre son âme ?’’ - Jésus Un soir, dans le cadre d'une retraite résidentielle dans la nature sauvage de l'Oregon, je parlais de l'importance de l'honnêteté dans les relations, lorsqu'une femme leva la main au premier rang. Je ne connaissais cette femme que depuis peu de temps et, même si je sentais qu'elle aimait profondément le dharma, je sentais aussi qu'elle était tourmentée par des démons privés. Son visage avait l'air troublé et elle marchait comme si un poids invisible pesait sur elle. Je ne fus donc pas surprise, lorsqu’elle dit : "Depuis deux ans, je trompe quelqu'un que j'aime beaucoup." Je devinai alors ce qui semblait être le scénario le plus probable et je lui demandai : "Avez-vous une liaison ?" "Oui", murmura-t-elle, la tête basse. "Et je crains de perdre tout ce que j'aime, si mon mari le découvre." La foule de près d’une centaine de participants observait un silence total, semblant même ne pas exister, tandis que la femme et moi, nous continuâmes la conversation. "Eh bien’’, lui dis-je en regardant son visage anxieux, ‘’que possédez-vous, maintenant ? Qu'est-ce que le mensonge vous coûte ? Comme vous le savez sans doute, le stress ne réside pas seulement dans le gros mensonge de la liaison ellemême, car le gros mensonge nécessite aussi mille petits mensonges, chaque jour. Et chacun de ces petits mensonges ronge votre âme. Quoi que vous retiriez de cette situation, le coût est supérieur au bénéfice." La femme acquiesça positivement. ‘’Que dois-je faire ?’’, demanda-t-elle. Même si je donne rarement des conseils précis aux gens sur les changements à apporter dans leur vie et si je ne réagirais pas nécessairement de cette manière dans toutes les circonstances, les mots fusèrent dans son cas particulier. "La première chose que vous devez faire, c'est dire la vérité." La femme demeura silencieuse pendant un moment interminable, puis dit simplement : "Oui, c'est ce que je dois faire." Et alors, une chose merveilleuse se produisit. La tension due à son compromis disparut de son visage pour être remplacée par la paix de l'intégrité. Je sus alors qu'elle était redevenue ellemême. Versant des larmes de soulagement, elle demanda si elle pouvait quitter la salle immédiatement pour aller voir son mari et lui dire la vérité. Quand bien 61 même cela signifiait qu'elle devrait quitter une région sauvage en voiture tard dans la nuit, cela paraissait être la chose parfaite à faire pour elle. Tandis qu'elle m'embrassait pour me dire au revoir devant la foule médusée, je lui soufflai à l'oreille : "Quoi qu'il advienne, vous avancerez dans la liberté." Et elle sortit de la salle pratiquement en bondissant comme un cabri. Deux jours plus tard, elle était de retour à la retraite, tout sourire. Au cours de notre réunion du soir, je lui demandai de nous raconter ce qui s'était passé, car nous mourions tous d'envie de le savoir, bien sûr. Après nous avoir quittés quelques jours auparavant, elle était rentrée chez elle à la surprise de son mari pour lui raconter toute l'histoire de sa liaison. Il était tellement blessé et en colère qu'ils repoussèrent toute conversation sur le sujet jusqu'au lendemain matin. Mais le lendemain, son mari se leva et partit en moto pendant plusieurs heures. Et pendant tout ce temps-là, la femme crut que le monde qu'elle avait connu, avec son mari affectueux, ses enfants, ses beaux-parents et sa famille, allait disparaître. Bien qu’elle ressentait un immense chagrin à cette perspective, elle ressentait aussi un calme profond. Mais lorsque son mari rentra, il lui dit qu'il voulait que leur mariage reste uni et qu'il l'aimait beaucoup. Il ajouta qu'il faudrait du temps pour que cette blessure guérisse, mais qu'ils surmonteraient cette épreuve. À son tour, elle lui promit de mettre un terme à la liaison. Au bout d'une journée environ, son mari lui proposa de revenir pour terminer la retraite. Le fait que le mari et que la femme soient restés ensemble constitue une fin heureuse pour cette histoire. Mais pour moi, la fin heureuse, ce fut l’instant où la femme sut qu'elle allait dire la vérité. À ce moment-là, elle était délivrée. Même si son mari l'avait jetée à la rue, elle aurait été mieux lotie qu'en continuant à vivre une vie où elle trompait les gens qu'elle aimait. Pour quiconque doté d’un minimum d'empathie ou de bonté, il est souvent plus pénible de mentir que d'être la victime d'un mensonge. Même quand vous pensez vous en tirer avec un mensonge, c'est vous qui vivez avec cette tromperie. Comme dans le jeu de cartes pour enfants, c'est le fameux valet qui pue avec lequel vous êtes coincé. Et même si c'est là votre petit secret, chaque fois que vous regardez vos cartes, la tête du valet qui pue semble éclipser toutes les autres. Voilà comment toute malhonnêteté dans notre cœur commence à se faire sentir à notre conscience. Tout projet qui implique de manipuler, mentir ou déformer la vérité, même de manière subtile, perturbe l'essence même de notre Être. Si nous sommes fidèles à nous-mêmes, nous vivons dans la paix, dans un état de grâce qui ne dépend pas des circonstances. Dans la Conscience éveillée, nous savons qu'il n'y a rien qui puisse nous inciter à faire des compromis, car il n'y a rien qui vaille plus que la paix. Je continue à être surprise par ce que les gens sont prêts à échanger contre la paix de l'esprit. Les gens trahissent leurs proches, trompent leurs amis ou leurs relations d'affaires, s'ingénient à détruire la réputation d'autrui ou enjolivent leur histoire personnelle pour impressionner les autres - tout cela pour essayer de combler un vide en eux, mais peu importe la magnitude apparente des richesses ou des expériences qu'ils tirent de ces violations de l'intégrité, elles doivent passer pour des bagatelles sans intérêt et 62 des souvenirs dérisoires dans les moments de calme où l'on ne peut plus nier le prix du compromis. Certains d'entre nous doivent faire ce constat bien des fois, quand la cupidité, la concupiscence, l'ambition ou la peur prennent le dessus et que nous tentons une fois encore de "nous en tirer". Nous mentons, nous dissimulons, nous induisons en erreur. Mais l'intelligence lucide grésille et se tortille à l'arrière-plan jusqu'à ce que nous rectifiions ce qui n'est pas conforme à la vérité. Nous repensons fréquemment aux dommages provoqués par nos mensonges et nous nous demandons ce qui nous a pris. Après coup, nous pouvons voir que ce que nous avons obtenu en mentant - la liaison, le crédit pour le travail de quelqu'un d'autre, l'argent supplémentaire…- n'en valait pas la peine. Nous l'avons nous-mêmes découvert. Il y a ceux qui, de tous temps et encore aujourd'hui, sont prêts à tout sacrifier pour la vérité et pour la liberté. Prenons l'exemple de Rembrandt. Alors qu’il était âgé d’une bonne vingtaine d’années, il était l'un des portraitistes les plus réputés de Hollande, mais il mit fin à son travail lucratif, ne pouvant plus supporter de peindre des portraits doux et flatteurs des riches. Il vécut dans la pauvreté et l'obscurité d’un ghetto d'Amsterdam, en y peignant ses plus grands chefsd'œuvre. Ou considérez Martin Luther King, Jr. Bien qu'habitué à recevoir des menaces de mort pendant des années en tant que grand défenseur des droits civiques, il savait que ses jours étaient véritablement comptés, quand il commença à s'exprimer contre l'engagement des États-Unis au Vietnam. Malgré les avertissements de tous ses proches, il continua d'exprimer son opinion sur le Vietnam, et il semblait savoir qu'il devrait mourir pour cela. Au cours des derniers mois de sa vie, il fit de nombreuses fois allusion à la possibilité de sa mort imminente. La veille même de son assassinat, il prononça un sermon passionné devant une congrégation de Memphis dans le Tennessee, dans lequel il déclarait avoir été au sommet de la montagne et avoir vu la terre promise. "Je n'y parviendrai peut-être pas avec vous", annonça-t-il de manière prophétique, ‘’mais je veux que vous sachiez ce soir, que nous, en tant que peuple, nous atteindrons la terre promise." Vivre dans l'intégrité — dans une plénitude intègre — risque de vous coûter vos amitiés, vos biens matériels, votre situation ou votre nom. Cela peut même vous coûter votre vie. Mais il s’agit là de sacrifices moindres que de perdre son âme. LA SIMPLICITÉ D’INTENTION ‘’Dans la complication réside la fausseté.’’ - 63 H. W. L. Poonjaji Un autre aspect de l'authenticité, c’est qu'elle n'a pas d'agenda compliqué. L'authenticité de la Conscience éveillée procède d'une motivation pure et simple, celle-ci étant de donner plutôt que d'obtenir. Elle permet de parler et d'agir dans la sérénité du cœur plutôt que dans le brouhaha interne qui accompagne généralement les motivations égoïstes. A vrai dire, c’est un bon test de noter le niveau de bruit dans l'esprit, quand on s’engage dans une activité quelconque. Plus on rumine la situation (avec souvent comme sous-entendu : "Comment cela va-t-il m'affecter, moi ?" ou "Que va-t-on penser de moi ?"), plus on s'éloigne de l'intention pure. Prenons l'exemple d'une mère, lorsque son bébé pleure. Sans trop de remous mentaux, la mère nourrit son bébé. Son intention de servir n'est pas compliquée. De même, nous pouvons poser nos actes dans le monde et dans nos relations sans manipulation. Ne pas avoir d'agenda met les autres à l'aise en notre présence. À l'inverse, lorsque nous voulons secrètement obtenir quelque chose d'un autre, il existe une tension sous-jacente. Ce désir vient du fait que nous pensons que quelque chose nous manque et que soutirer à l'autre cette chose manquante peut apaiser ce sentiment. Cela implique d'objectiver les autres, comme si c’était des machines à sous qui distribueront le pactole, si on actionne le bon levier. En voyant les autres ainsi, nos cœurs sont inévitablement fermés, puisque nous ne pouvons pas ressentir de l'empathie pour autrui tout en cherchant simultanément à l’exploiter. Avoir un agenda comporte également une fixation sur l'avenir. Cela interdit d'être présent avec l’autre et de laisser les choses se dérouler de façon naturelle, car quelqu'un qui a un agenda cherche à influencer le déroulement des événements vers son objectif futur. Dans la simple présence à l'autre, il n'y a ni but, ni avenir. Il n'y a que ce parcours toujours surprenant dans le présent, qui vous emmène, vous et votre compagnon, là où il veut. C'est un peu comme écouter de la musique. Apprécier un morceau de musique ne dépend pas du fait d'arriver au bout de la chanson. Une intention pure et simple découle de la sincérité du cœur. Au fur et à mesure que nous nous harmonisons avec le sentiment de pure Présence, nous rencontrons une joie qui se satisfait de la simplicité sous toutes ses formes. Nous devenons plus réfractaires aux motivations compliquées, puisqu'elles perturbent notre paix essentielle. Cela ne signifie pas nécessairement que nous devons partir vivre dans une grotte ou vendre tous nos biens pour nous simplifier la vie. D'autres personnes conservent une attitude paisible, alors qu'elles sont en mouvement et qu’elles s'occupent de moult détails. Il peut y avoir un calme ou une tranquillité au cœur de l'Être, même lorsqu'on est occupé par de nombreuses activités et de nombreux détails. Leurs motivations peuvent être simples et leurs actions complexes. La tranquillité du cœur et une intention pure favorisent aussi les éclairs d'inspiration. Quand nous sommes sincères et vrais dans nos motivations, l'intuition est aiguisée et nous sommes plus réceptifs aux impulsions géniales et fulgurantes. Prenez par exemple le Mahatma Gandhi. Sa motivation déclarée, tout au long de sa vie, était de servir Dieu, et à cette fin, il mit en œuvre des stratégies brillamment simples. 64 L'idée du Satyagraha du sel, ou marche du sel, vint à Gandhi dans un rêve. C'était à un moment de l'histoire du mouvement d'indépendance indien où les tensions avec les Britanniques étaient à leur paroxysme. Parmi leurs nombreuses restrictions, les Britanniques avaient interdit aux Indiens de produire leur propre sel. Au lieu de cela, les Indiens devaient acheter ce produit de base et abondant aux Britanniques qui en détenaient le monopole. Contestant cette injustice, Gandhi organisa une marche de quelque 350 km jusqu'à la ville côtière de Dandi, où des tas de sel s'accumulaient librement sur la plage. Il entreprit sa marche avec soixante-dix-huit membres de son ashram, et quand ils atteignirent la côte, plusieurs milliers d'autres personnes les avaient rejoints. Lorsqu’ils arrivèrent sur le littoral, Gandhi se dirigea directement vers les tas de sel et en ramassa une pincée qu'il tint au-dessus de sa tête. Par ce simple geste, le colonialisme de plusieurs centaines d'années commença à se dissoudre. Malgré les représailles exercées au cours des mois suivants, les habitants de toute l'Inde se mirent à acheter du sel de contrebande à un prix supérieur à celui vendu par les Britanniques. Dans la Conscience éveillée, notre motivation à servir devient simple. Il n'y a pas grand-chose à faire ici, à part s'aimer les uns les autres et être utile. Les gens savent généralement lorsqu'ils sont en présence d'une personne qui est simplement motivée par l'amour, et ils répondent avec de la confiance et du soutien. On raconte que Gandhi faisait ressortir le meilleur des gens qui travaillaient avec lui. Peut-être que sa propre simplicité de cœur lui permettait de voir ce qui était simple et vrai chez les autres. Si nous vivons dans ce genre de simplicité franche, notre perception de ceux qui nous entourent s'en trouve transformée. Nous sommes capables de voir leur bonté foncière, même si euxmêmes s’égarent dans des névroses ou des drames compliqués. Et notre volonté de simplement voir cette bonté peut également transformer ce qu'ils voient d'euxmêmes. LA VÉRITABLE HUMILITÉ ‘’Mon obligation est celle-ci : c’est d’être transparent.’’ - Pablo Neruda Presque tous ceux qui connaissent ma nièce Alicia la considèrent comme une sorte d'ange. C'est ainsi qu'elle est venue au monde. Sans prétention, gentille, elle a, tout au long de sa vie, semblé ignorer l'effet qu'elle produit sur les gens. Un soir, lors d'un dîner, alors qu'Alicia avait environ huit ans, sa sœur aînée Bridget raconta à notre famille qu'au cours de la journée, une dispute avait éclaté dans la cantine de l'école pour savoir à qui revenait le tour de s'asseoir à côté d'Alicia. Un peu embarrassée, Alicia, qui était assise à côté de moi à la table du dîner, se pencha vers moi et murmura : "J'ignore pourquoi. Je ne suis personne [sic]." Bien sûr, et c'est exactement pour cela. Elle dégage l'humilité naturelle associée à l'authenticité, et le fait de la côtoyer donne aux autres la permission d'être authentiques eux aussi. Elle offre ce cadeau rare qu'est l'absence de peur, le 65 sentiment qu'en compagnie de cette personne, vous ne devez pas avoir peur d'être vous-même. En fait, la pure Conscience sait que nous ne devons jamais craindre d'être nous-mêmes. C'est l'inauthenticité qui crée des problèmes. Tout le monde connaît la gêne d'être avec une personne prétentieuse. Une histoire raconte qu'un fameux général voulut rendre visite à un maître zen réputé. Il arriva au temple du maître et présenta sa carte, en s'annonçant au secrétaire comme étant Anzai-san, commandant suprême et général de l'armée impériale. Après avoir consulté le maître zen, le secrétaire revint, puis dit avec une certaine appréhension : "Le maître a dit qu'il n'avait rien à faire avec vous." Le général acquiesça silencieusement et, en homme averti qu’il était, raya tous les titres de sa carte, pour ne laisser que son prénom, Anzai-san. "Veuillez rapporter cette carte au maître", demanda le général. "Ah, Anzai-san", s'exclama le maître zen en voyant la carte amendée. "J'aimerais rencontrer cet homme !" La prétention se décline sous toutes sortes de formes. Un domaine dangereux, par exemple, est celui des enseignants spirituels ou des gourous qui dégagent ce qu'on appelle dans le zen "les relents de l’Illumination". Il s'agit de personnes qui prétendent à une sorte de perfection (ou qui prétendent à une Illumination qui rationalise leurs imperfections apparentes), et elles sont souvent vénérées et gâtées, à ce titre. Elles profitent généralement de grandes richesses et elles disposent de serviteurs pour répondre à tous leurs besoins. Il semble que plus leurs prétentions sont élevées, et plus elles sont suivies, car beaucoup de gens veulent croire en quelque chose de plus grand qu'eux-mêmes. Néanmoins, pour beaucoup d'entre nous, il y a quelque chose de révoltant dans toute forme de religiosité, et on pourrait préférer le ''fou''. N'aimions-nous pas le clown de la classe, le bouffon ? Ne disait-il pas la vérité plus que n'importe quel prêcheur, à sa façon ? Lorsque nous nous examinons attentivement par la voie d'une thérapie, de pratiques contemplatives ou de l'auto-investigation, nous trouvons généralement toute prétention de religiosité particulièrement absurde. Comme l’a dit Trungpa Rinpoché, "la méditation, c'est une insulte après l'autre". Cependant, l'authenticité ne signifie pas qu'il faille céder aux désirs, aux peurs et à la colère les plus basiques sous prétexte d'être vrai. Le comportement égoïste repose sur les fixations de l'ego, l'histoire du moi, et il est parfois rationalisé comme de l’authenticité. On doit avoir le cœur bien accroché pour être vraiment authentique, accepter d'être parfois incompris ou rejeté, ou de paraître insensé. En fait, le mot "courage" vient du français, "cœur". Mais, même s'il y a des moments où notre authenticité nue peut nous faire sentir vulnérables, nous connaissons le plus souvent des moments où nous avons dit la pénible vérité ou exposé notre âme et où nous nous sommes sentis plus forts pour cela. Notre intelligence naturelle sait que nous ne devons pas craindre d'être nousmêmes et que les problèmes viennent plus souvent de l'inauthenticité. Mais comment revenir à l'authenticité ? Nous perdons notre sens de l'authenticité à cause de la peur et de la souffrance. En réponse à de la souffrance passée, nous nous forgeons un faux moi comme une armure ou comme un masque pour tenter 66 de protéger notre vrai et tendre moi qui a été blessé. Pourtant, entretenir ce faux moi est en fait plus difficile et plus douloureux à long terme que de vivre dans la vulnérabilité du Soi authentique. Et on se sent très isolé. Quand l'intelligence s'éveille, elle voit clairement la difficulté et la solitude associées à la prétention et à l'affectation. Se présenter au monde comme étant ''quelqu'un'' est éprouvant et, ironiquement, une marque d'insécurité. Nous ne pouvons jamais être à l'aise s'il faut entretenir une façade. On doit se démarquer par rapport aux autres ; d'abord, parce que le présomptueux veut paraître plus grand qu'il n'est et, à l’instar d’un bon illusionniste, il a besoin de quelques artifices ; ensuite, parce que si les gens s'approchent trop, ils verront le manque d'assurance et d’estime de soi qui est à l'origine du simulacre. S'il est découvert, le présomptueux, qui espère sincèrement être admiré, sera plutôt pris en pitié. Lorsque nous nous sentons pleinement nous-mêmes, il n'y a nul besoin ou désir de nous présenter comme autre chose que le seul Soi. Pas ceci ou cela. Juste le Soi. Pour avoir interviewé le dalaï-lama à plusieurs reprises, on m'a souvent demandé si je me sentais parfois nerveuse en sa compagnie. Je souris toujours à cette question, car être en présence du dalaï-lama est l'une des expériences les plus relaxantes qui soient. On pourrait la comparer au fait d'être assise avec sa grandmère au coin du feu. Le dalaï-lama met à l'aise tous ceux qui le rencontrent, parce qu’il est parfaitement à l'aise avec lui-même. Il n'a pas l'air hypocritement saint, il n'y a aucune formalité tendue, aucune humilité affectée ou pieuse. On fait l'expérience d'un homme digne et d'une personnalité énergique, mais pleine de gentillesse et d'enjouement, quelqu'un que l'on aimerait ramener chez soi pour le présenter à sa famille. La personne vraiment grande n'est pas celle avec laquelle les autres se sentent petits. La personne vraiment grande est celle avec qui l'autre se sent grandir. La véritable humilité ne signifie pas par ailleurs que l'on se déplace les yeux baissés, en portant un cilice et en ne parlant qu'en chuchotant. L'humilité est simplement l'expression naturelle de l'authenticité. En étant authentiques, nous savons que nous luttons tous, à des degrés divers, contre certaines habitudes conditionnées de colère, de jalousie et de confusion. En étant authentiques, nous avons de la compassion pour nous-mêmes dans nos manquements, et nous trouvons donc plus facilement de la compassion pour les autres également. Nous savons que ces lacunes n'annulent pas notre bonté essentielle. Nous nous acceptons donc et nous nous présentons intégralement, dans notre beauté et avec nos défauts, comme les divins coquins que nous sommes. L’ÉTHIQUE NATURELLE ‘’La moralité s’enracine dans la pureté de nos cœurs.’’ - Mohandas K. Gandhi L’amour qui accompagne la Conscience éveillée réclame une plus grande sensibilité en matière de comportement que n’importe quel code d’éthique qui 67 existe. Si nos actions émanent de l’amour, nous n’avons besoin d’aucun code moral, parce que nous savons naturellement ce qui blesse et ce qui aide. L’amour est attentif à ne pas causer de peine, et il ne se réjouit pas de celle de quelqu’un. Au contraire, l'amour souffre avec quelqu'un qui souffre, et il n'augmenterait donc pas cette douleur de quelque manière que ce soit, puisque cela augmenterait sa propre souffrance. L'amour n'a pas besoin d'un livre de règles, de récompenses, ou de menaces de punition pour le savoir. Il le sait sans effort, dans le tréfond du cœur. Pour être authentique, il faut y vivre - et être prêt à endurer la sensibilité aiguë de cette demeure. Dans la Conscience éveillée, notre sens de la communauté s'élargit naturellement, car nous ressentons une familiarité accrue avec tous les êtres vivants. En regardant dans les yeux d'un serpent, par exemple, quelque chose, dans notre propre cerveau reptilien, pourrait se souvenir, même si des parties plus récentes de notre cerveau se révulsent ! Toutefois, dans cet instant de légère reconnaissance, nous devenons plus réticents à tuer le serpent. De même, en faisant l'expérience de la familiarité avec tout être vivant - et ce sentiment se manifeste plus systématiquement dans la Conscience éveillée - nous répugnons à toute action qui pourrait lui nuire. Dans notre authenticité, nous sommes disposés à être honnêtes par rapport à l'impact de notre comportement sur les autres dans la trame / sur la toile 1 de la vie. Il devient impossible d'être exclusivement préoccupé par une récompense ou une perte pour soi-même ou de justifier son égocentrisme, en pensant qu'il est socialement acceptable de viser à être le numéro un et à se distinguer à tout prix. Au lieu de cela, dans la Conscience éveillée, nous sommes en phase avec les coûts les plus subtils de notre existence dans le monde, et nous cherchons à réduire ces dépenses partout où c’est possible. Nous sommes très consciencieux dans notre comportement envers les autres, non pas en fonction de ce que l'on nous a enseigné, mais en honorant notre propre bonté authentique, qui demande ce genre de considération. Nous ne pouvons pas tromper les gens dans l’optique d'obtenir ce que nous voulons, puisque l'inconfort de vivre avec la tromperie est plus grand que le plaisir obtenu. Nous ne pouvons pas nous contenter de dire techniquement la vérité, tout en présentant les situations d'une manière qui induit en erreur... Il devient également impossible d'ignorer le manque de produits de première nécessité chez les autres, tout en prenant davantage pour nous-mêmes. De même qu’il ne nous viendrait pas à l'idée de faire main basse sur tant de mets pour nousmêmes à une tablée comptant tous nos amis proches et nos parents, de sorte qu'il ne reste plus rien à manger pour eux, nous partageons avec les autres, parce que nous nous préoccupons d'eux. Notre sens du fair-play n'est pas seulement une coutume sociétale, c'est une impulsion née d’une empathie universelle. Pourtant, dans la Conscience éveillée, nous réalisons également que la vie se nourrit de la vie. Nos vies humaines, par exemple, réclament fréquemment une stimulation physique, émotionnelle, intellectuelle et spirituelle. Nous sommes des 1 Les deux traductions sont possibles et se complètent admirablement, surtout si on songe à tout ce qu’on ‘’partage’’ sur les réseaux sociaux…, NDT. 68 animaux affamés à de nombreux niveaux - affamés d'expériences et affamés de choses. Mais nous devenons plus attentifs à cet appétit, quand nous réalisons à quel point il peut nuire aux autres êtres vivants. Le maître bouddhiste Thich Nhat Hanh souligne, par exemple, qu'en lisant simplement le journal, nous participons à une industrie qui utilise une forêt pour chaque grand quotidien dans le monde. Quand nous pensons aux milliers de journaux quotidiens, nous pouvons être estomaqués par la quantité d'arbres que cette seule industrie représente. Le livre que vous tenez actuellement représente aussi un coût énorme en bois. Il est donc important que l'écrivain et que l'éditeur gardent à l'esprit ce coût écologique et honorent au mieux les arbres utilisés dans la production du livre. Un membre de notre communauté de Los Angeles a travaillé jadis comme directeur artistique dans la publicité, et ses plus gros contrats provenaient de l'industrie du tabac. Parce qu'il gagnait beaucoup d'argent et parce qu'il utilisait son propre argent pour des activités et des causes saines, il trouva légitime de rester dans ce secteur pendant un certain temps, mais avec sa propre conscience qui s'approfondissait, ou son intelligence innée qui s’éveillait, il lui est devenu impossible de continuer à travailler dans ce secteur. Il a commencé à faire intérieurement la grimace, en entendant parler de décès dus au cancer du poumon aux informations ou en voyant des connaissances qui fumaient être atteintes d'emphysème. Il ne pouvait plus séparer sa participation à la publicité du résultat final, à savoir l'incitation à fumer. Il ne pouvait plus se détacher de la souffrance et de la mort qu'engendre le tabagisme. Cette souffrance ne concernait plus des inconnus, mais elle nous concernait, nous. En renonçant à ce secteur, il a dû s'adapter à des revenus moindres, mais il est maintenant en paix. L'authenticité de son cœur réclamait un alignement entre ce qu'il ressentait et ce qu'il faisait. Parfois, notre éthique naturelle réclame que nous allions à l'encontre des règles de la société ou de la religion. J'ai toujours aimé l'histoire de ces deux moines zen qui s'apprêtaient à traverser un ruisseau, lorsqu'ils remarquèrent une jolie jeune fille qui ne pouvait pas traverser sans mouiller son kimono. Le plus âgé des deux moines la prit dans ses bras, traversa le ruisseau et la déposa sur l’autre rive. Les deux moines poursuivirent leur chemin, mais le plus jeune était visiblement perturbé. Après avoir marché en silence pendant un certain temps, le jeune moine dit au plus âgé : "Nous, les moines, nous ne sommes pas censés toucher des femmes, et surtout pas les jeunes et jolies !" Le moine plus âgé répondit : "J'ai déposé la fille là-bas. Et toi, tu la portes toujours ?" Si nos motivations sont pures, il y a peu de remous dans l'esprit, même si nous avons enfreint les règles. En fait, dans la Conscience éveillée, l'absence de remous dans l'esprit est un bon baromètre indicateur de l’harmonie entre les paroles et les actes. Si notre esprit est agité et plein de regrets, c'est généralement parce que nous avons dit ou fait quelque chose de blessant pour une autre personne, quelque chose de contraire aux principes de notre bonté fondamentale ou qui est venu d'un moment de confusion. Dans la Conscience éveillée, du regret n'apparaît pas nécessairement, quand on enfreint les règles de moralité de la société. Le regret apparaît, lorsqu’il y a eu un manque de bonté. En 69 fait, nous n'avons pas besoin de la moralité, si nous avons de la compassion à la place. Les sociétés auront toujours leurs règles et, pour la plupart, elles sont nécessaires au bon fonctionnement de grandes populations de personnes. Il est nécessaire que les règles soient étudiées et respectées par ceux qui n'ont pas encore une grande ouverture du cœur. Autrement, ce monde serait dans un désordre encore plus grand qu'il ne l'est actuellement. Mais pour ceux dont l'intelligence est éveillée, il est possible de se reposer uniquement sur l'éthique naturelle. Il ne s'agit pas d'une étude que l'on trouve dans des livres ou que l'on récite dans des églises. L'éthique naturelle s’inscrit dans le cœur authentique de chacun, qui sait, en toute simplicité, comment aimer. L’AMITIÉ AUTHENTIQUE ‘’L’un pleure et l’autre goûte la salinité.’’ - Source inconnue Il y a quelques années, je discutais avec une chanteuse de renommée internationale qui approchait alors de la cinquantaine. Assises à la table de sa cuisine, nous parlions de l'importance de l'amitié. Elle me dit que, parce qu'elle était devenue célèbre à l'âge de dix-neuf ans, elle n'avait appris à être une amie que plus tard dans sa vie. Elle me dit que même si elle se comportait de manière inconsidérée au cours des premières années de sa célébrité fulgurante, il y avait toujours une file d'attente pour devenir sa nouvelle meilleure amie. Elle s'habitua à cette succession d'amis jusqu'au moment où sa carrière commença à piquer du nez et où elle ne fut plus considérée comme une star. Elle regarda autour d'elle et se rendit compte qu'en cours de route, elle s'était aliénée tous ceux qui l'avaient aimée, ceux sur lesquels elle aurait pu compter, lorsque les choses commencèrent à se gâter. Ce fut un tournant dans sa vie. N'ayant jamais accordé de valeur à une amitié durable auparavant, elle se rendit compte du trésor qu'elle représentait et à quel point cela lui manquait. Parce qu'elle avait été une idole et le centre des projections de tant de gens, elle s'était crue spéciale et au-dessus de toutes les attentes normales en matière d'amitié. Mais cela se transforma en une existence solitaire remplie uniquement de flagorneurs, jusqu'à ce que même eux s'en aillent. Elle entama alors un lent et long voyage, comprenant des années de thérapie et de méditation pour apprendre à être simplement une véritable amie. Libérée de sa propre importance, elle apprit à écouter les problèmes des autres et à partager leurs joies et leurs pertes. Elle s'ouvrit à la générosité nécessaire, lorsque nous laissons les autres s'installer dans notre cœur. Bien écouter et être présent pour l'autre constitue le fondement d'une véritable amitié. Cela nourrit une loyauté qui naît quand on a traversé des moments heureux et difficiles avec un autre être humain, quand on s'est réjoui et quand on a souffert avec lui en cours de route. Une loyauté profonde nous donne aussi la 70 permission d'être honnête avec nos amis et d'accepter leur honnêteté, même quand des choses difficiles doivent être dites. C’est d'autant plus facile que dans une amitié authentique, née d'une Conscience éveillée, nous avons à cœur les meilleurs intérêts de chacun. L'honnêteté, si délicat que soit le sujet, s'exprime avec gentillesse. En étant authentiques, nous sommes prêts à être vulnérables avec nos amis – quitte à être fous, parfois - et nous comptons sur leur authenticité pour nous accepter, tels que nous sommes. Nous comptons également sur la confiance, la base la plus importante de toute relation, qu'il faut du temps pour construire et un instant pour détruire. Conscients de son importance, nous veillons à ne pas révéler les secrets de nos amis, à ne pas échanger des informations sur eux pour alimenter des commérages, à ne pas les abandonner en cas de besoin. Parfois, il peut y avoir un fond de jalousie entre amis. Tout en ne souhaitant pas de tort à l'autre, il arrive qu'un ami ne célèbre pas les succès de l'autre, particulièrement dans les domaines où son propre talent ou son propre succès paraît moindre. Mais dans la Conscience éveillée, nous nous réjouissons des succès de nos amis. Nous devenons celui vers qui ils se ruent pour annoncer de bonnes nouvelles. Les succès de nos amis nous rendent simplement fiers de les connaître et reconnaissants de pouvoir bénéficier de leurs talents dans nos vies. Nous ressentons à leur égard ce que des parents pourraient ressentir face à la réussite de leurs enfants. Leurs réussites augmentent notre propre sentiment d'abondance. Une amitié sincère peut également faire tomber les barrières des préjugés. L’un de mes amis me raconta l'histoire de sa mère et de son amitié avec l'écrivain, James Baldwin, lorsque celui-ci était un jeune garçon. La mère de mon ami, dont le nom de jeune fille était Orilla Miller, travaillait dans le cadre d'un programme éducatif du gouvernement pendant la dépression. Baldwin était un élève du programme, et Mlle Miller réalisa rapidement à quel point il était doué. Elle se sentit obligée de passer du temps avec lui, non seulement pour améliorer son éducation par tous les moyens possibles, mais aussi parce qu'elle appréciait sincèrement sa compagnie et son esprit brillant. Malgré les protestations du père du jeune Baldwin, qui entretenait une profonde méfiance à l'égard des Blancs, Mlle Miller commença à emmener le garçon à des concerts, des films, des musées et des rassemblements politiques. Une amitié si merveilleuse se forgea entre eux deux que les préjugés de Baldwin sur les Blancs hérités de son père disparurent pour de bon. Il écrira plus tard que c'est "certainement grâce à elle, qui est arrivée si tôt dans ma vie angoissante, que je n'ai jamais vraiment réussi à détester les Blancs". La mère de mon ami, une jeune femme blanche du Midwest, avait réagi en appréciant sincèrement une âme sœur sous la forme d'un jeune garçon noir, et cette appréciation désamorça des préjugés qui auraient pu autrement se durcir en haine. Être un ami de cette manière découle du sentiment d'être à l'aise dans notre propre nature véritable, qui reconnaît naturellement le caractère commun de l'expérience humaine. Pendant nos retraites, nous nous prêtons parfois à un exercice que j'appelle "voir Dieu, avec les yeux de Dieu". L'exercice est simple. 71 Les participants choisissent un(e) partenaire dans la salle, de préférence quelqu'un qu'ils ne connaissent pas encore personnellement. La cloche sonne, chaque personne salue son partenaire, et ils s’assoient en silence et se regardent dans les yeux pendant trois minutes. Au bout de trois minutes, la cloche sonne, les partenaires se saluent, puis cherchent un(e) autre partenaire. Ils font cela avec trois partenaires différents. Aucune parole n'est échangée, aucun contact physique n'a lieu. On se contente de se regarder en silence, les yeux dans les yeux. Dans le silence de cette perception, on peut contempler un visage, souvent y voir la souffrance que la personne a endurée, ressentir ses réalisations, les attachements à ses enfants et à ses parents, ses regrets. Ce degré de conscience éveillée peut même parfois être émotionnellement bouleversant, tant le pouvoir de l'empathie est grand. J'ai souvent observé deux partenaires qui, bien que ne s’étant jamais rencontrés auparavant, avaient les larmes aux yeux au bout d’une transmission silencieuse de sentiments. Pourtant, ce que les gens mentionnent le plus souvent à la suite de cet exercice, c'est une communion indicible rayonnant à travers chaque être. Elle est parfois décrite comme une lumière qui se reflète sur tous les visages, quelque chose de comparable au rayonnement de l'existence. Dans la Conscience éveillée, nous sommes connectés à cette lumière en nous-mêmes, à cette radiance de l'existence, et nous la ressentons en toutes choses. C'est ce qu'il y a de plus authentique en nous, après tout, et sa reconnaissance favorise la rencontre la plus authentique avec l'autre. Récemment, j'ai rendu visite à un ami à l'hôpital, qui est en fin de vie. Même en étant émacié par le cancer qui a envahi son corps, ses yeux sont plus beaux que jamais. Tout ce qui reste de lui, c'est l'amour. Nous nous asseyons ensemble dans la chaleur d'une amitié de vingt ans et nous parlons à peine. Avec lui, j'ai le sentiment que ces corps que nous confondons avec nous-mêmes ne font que naître et se dissoudre dans la Présence, la Lumière, la Radiance. Ressentir la Présence elle-même comme le goût le plus authentique de cette existence semble être le plus grand de tous les privilèges. En étant avec mon ami mourant, j'assiste au processus de désintégration d'un autre corps en des particules élémentaires qui flotteront dans cette éternelle Présence. Néanmoins, je suis aussi consciente de quelque chose d'intangible qui demeure, de l'amour qui reste lorsque nos corps auront disparu. NE PLUS FAIRE SEMBLANT OU SE VOILER LA FACE Un jour, le soleil reconnut : ‘’Je ne suis qu’une ombre. Comme je voudrais vous montrer la Lumière infinie !’’ - Hafiz, poète persan du 14ème siècle 72 Il y a quelques années, un de mes jeunes amis, âgé de six ans à l'époque, s'approcha de moi et me dit : "Suppose que tu sois cernée par un millier de tigres affamés. Que ferais-tu ?" Je me livrai à cette réflexion, en me représentant ce scénario effrayant et en me sentant de plus en plus crispée. Prierais-je ? Probablement pas. M’encourrais-je ? On ne peut pas battre des tigres à la course. L'angoisse commença à me gagner, alors que je voyais dans mon esprit les tigres qui se rapprocheraient, et je dis à mon jeune ami : " Hou là là, je ne sais pas ce que je ferais. Et toi, que ferais-tu ?" Il répondit : "Moi, j’arrêterais de jouer à faire semblant." Parfois, les histoires que nous racontons sur nos vies et nos problèmes ressemblent à l'image d'être entouré de tigres affamés. Nous nous représentons des images en imagination, et puis elles nous effraient. Nous prétendons que quelque chose ne va pas, et nous justifions notre malheur par des images qui existent en priorité dans notre esprit. Parfois, il arrive qu'une menace réelle vienne nous sortir de notre malheur imaginaire, et on nous envoie passer des tests médicaux. Au bout d'une attente éprouvante, pendant laquelle l'éventualité d'un grave problème de santé éclipse tous nos soucis mineurs, nous obtenons les résultats. Ils sont favorables, nous jubilons et nous jurons de "ne plus nous faire de la bile pour rien". Nous sortons de la clinique d'un pas allègre en remarquant le ciel bleu et l'air frais, et nous nous surprenons à fredonner "What a Wonderful World". Mais au fil des jours et des semaines, nous prenons pour acquis notre bonne santé et nous nous mettons à penser combien la vie serait meilleure si nous avions cette personne, cette expérience ou cette chose qui nous manque. Quand bien même il semble que nos images de l'avenir soient heureuses, il y a un revers de la médaille aux fantasmes heureux. Chaque fois que nous visualisons un avenir rose, il y a généralement quelque part dans notre esprit une image de son contraire. C'est cette image, l'image déprimante, qui exige une imagination intense de l'image heureuse. Les deux images dépendent l'une de l'autre pour être soutenues dans l'imagination. La plupart des choses terribles qui nous inquiètent ne se produisent jamais et, même si elles se produisent, elles ne sont en général pas aidées par notre inquiétude. Nous inquiéter et nous raconter des histoires sur ce qui manque est une manière de nier notre véritable bien-être dans le présent. Outre le conditionnement mental habituel qui nous éloigne de la conscience du présent, nous pouvons également ressentir une certaine timidité à vivre dans une Présence vivante, comme si, si nous nous abandonnions vraiment à elle, l'existence serait trop belle pour être supportée. L'histoire raconte qu'un jeune homme passait un examen de sciences religieuses à Oxford, il y a près de deux siècles. Lui et ses camarades de classe devaient décrire la signification spirituelle du miracle de Jésus changeant l'eau en vin. Pendant deux heures, tous les autres étudiants remplirent page après page de 73 leurs pensées. Le jeune homme, lui, préféra regarder par la fenêtre de la classe pendant la majeure partie du temps imparti. Vers la fin de la session, le surveillant se dirigea vers lui et insista pour qu'il commence à écrire, ou il échouerait à l'examen. Le jeune homme, qui se trouvait être Lord Byron, prit son stylo et ne rédigea qu'une seule ligne : "L'eau rencontra son maître et rougit." Nous rougissons parfois de notre propre beauté et de notre propre bonté. Nous faisons semblant d'être moins que ce que nous sommes et d'être troublés par des choses qui ne se produisent pas maintenant, mais qui pourraient survenir dans le futur ou qui sont arrivées dans le passé. Il se peut que nous ne nous sentions pas tout à fait à l'aise dans la peau de quelqu'un qui va très bien. Ce malaise peut provenir de nos propres habitudes internes d'insatisfaction ou encore être dû à nos fréquentations. Bien des fois, dans les Dialogues du Dharma, des personnes évoquèrent des situations concernant de vieux amis avec lesquels elles ne souhaitaient plus passer du temps. Leur amitié s'était fondée sur la confrontation de leurs problèmes, et elles s'étaient réunies dans le passé pour se lamenter sur leurs misères. Si l'une d'elles ne se focalise plus sur des problèmes imaginaires, il devient compliqué pour celle qui se plaint de perpétuer l'histoire et fastidieux pour l'autre de l'entendre. J'ai connu des personnes qui, s’étant éveillées à la claire Présence, se sont surprises à ne plus faire partie de leur ancien entourage et parfois à ne plus fréquenter leurs anciens meilleurs amis. Bien que nous puissions ressentir de l'amour pour tous ceux avec qui nous avons partagé notre périple, il est inutile de continuer à passer du temps avec ceux qui veulent à tout prix s'imaginer des scénarios alarmants. Comme l’a dit le regretté Ken Keyes, il y a de nombreuses années, "l'amour n'est pas nécessairement une base d'engagement". Nous pouvons toujours être disponibles pour aider nos amis, mais dans la Conscience éveillée, il n'est plus possible de nous complaire dans les lamentations au nom de la camaraderie. Dans l'authenticité, nous arrêtons de prétendre que nous sommes malheureux. Ce n'est pas que nous soyons toujours extatiques (bien que certains d'entre nous puissent l'être), mais nous ressentons un bien-être fondamental dans le simple fait d'exister. Avec l'oubli, nous prétendons que la vie est dure et que vivre est un test d'endurance. Nous oublions notre radiance intérieure, combien nous aimons et nous sommes aimés. En dépit de cela, beaucoup d'entre nous feraient n'importe quoi pour prolonger la vie. La vérité est que nous aimons exister. Lorsque nous sommes menacés de ne plus exister, il devient très clair à quel point nous aimons exister. Dans la Conscience éveillée, nous nous souvenons chaque jour de cet amour de simplement être. Même si nous réalisons qu'il y a des problèmes dans la vie et que le monde peut être un endroit dangereux, nous savons également combien il nous ravit, combien il est fantastique de partager ses merveilles avec tous ceux qui le célèbrent. Nous pouvons nous sentir timides face à tant de beauté, mais nous ne la boudons pas. Nous ne prétendons pas ne pas la voir. Nous ne faisons plus semblant de ne pas être cette beauté. 74 LE DISCERNEMENT Plus tard dans l'après-midi, elle se reposa sous un grand arbre ombrageux, consciente de la myriade d'ombres que les branches et les feuilles créaient sur le sol autour d'elle, de leurs silhouettes oscillant platement sous l'effet du vent soufflant dans les cimes. Fascinée, elle contemplait ce jeu d'ombre et de lumière, tout en réfléchissant aux polarités des opposés. Elle n'ignorait pas que les opposés ne sont que des points différents d'un spectre global. Elle savait que les opposés sont le produit de l'unité. Néanmoins, en contemplant les formes distinctes créées par la lumière et l'ombre, elle remarqua également que sa propre aptitude à apprécier leur polarité avait augmenté. Toutes les distinctions entre ceci et cela lui apparaissaient en grand relief, même si leur essence était unique. Son discernement lui permettait désormais de distinguer clairement les différences, tout en comprenant l'unité fondamentale. Par le passé, cette forme de discernement avait été compromise par sa fascination pour la pensée. Elle était tellement préoccupée par ses pensées qu'elle ne pouvait pas voir ce qui se trouvait sous ses yeux, et elle interprétait tout ce qui arrivait en relation avec sa quête. Les événements de sa vie - ses voyages, ses amitiés, son travail et ses études - avaient été dans son esprit des décors / arrière-plans pour le seul événement de première importance - sa quête. Voir le monde à travers sa relation avec sa quête avait parfois affaibli son discernement. Maintenant, sa quête s'était achevée et sa perception était radieusement claire. Elle n'interprétait plus tout ce qu'elle voyait ou ressentait dans l'espoir de quelque chose qui pourrait arriver dans le futur ou dans la crainte que cela n'arrive pas. Parce qu'elle se sentait maintenant unifiée, elle n'avait plus besoin que la réalité soit différente de ce qu'elle était et, par conséquent, elle était capable de voir plus clairement. Le vent se renforça subitement et les ombres se mirent à danser et à trembler, leurs formes allongées signalant les dernières heures de la lumière du jour. Elle se leva pour sentir le soleil et le vent sur son visage. Alors qu’elle se dirigeait vers la rivière, le croassement d'un corbeau se mêla au bruit du vent tout en demeurant sa propre musique perçante. EN L’ÉTAT "Si vous acceptez totalement cet instant, si vous ne discutez plus ce qui est, la compulsion à penser diminue et elle est remplacée par un calme alerte." - Eckhart Tolle, L’art du calme intérieur Un de mes amis, qui est cadre supérieur dans l'industrie cinématographique et qui est habitué à une semaine de travail de soixante heures, me raconta qu'il y a quelques années, il se trouvait avec sa famille dans une station balnéaire tropicale pour un repos bien nécessaire. Loin des téléphones, des ordinateurs, des fax et des e-mails, mon ami entreprit de se détendre au rythme de l'île. Le cinquième 75 jour, environ, il poussait son fils endormi dans un landau sur un chemin ombragé, lorsqu’il remarqua le chant des oiseaux dans les arbres. Il stoppa, et tranquillement avec son petit garçon devant lui, il écouta attentivement, percevant pour la première fois le chant des oiseaux au cours de sa visite. Il se demanda brièvement si les oiseaux avaient chanté ainsi pendant les cinq jours précédents, mais il reconnut vite que naturellement, ils étaient là depuis le début. Ils n'étaient évidemment pas arrivés sur l'île, ce jour-là. Quand nous sommes obsédés par nos pensées, nous sommes souvent incapables de voir ou d'entendre clairement ce qui se trouve sous notre nez. Nous sommes aveuglés par des images, étourdis par des voix dans notre esprit qui, bien qu'elles ne correspondent pas à la réalité, nous semblent tout à fait réelles. Nous agissons alors sur la base de notre seule imagination. En vertu de sa qualité de discernement, la Conscience éveillée perçoit le contenu réel de notre expérience. Le fait de pouvoir distinguer les types de pensées et d'émotions qui surviennent nous permet de déterminer l'intérêt que nous leur porterons. Le discernement nous permet en définitive de choisir entre la souffrance et la paix. Une telle clarté est le résultat naturel d'un cœur et d'un esprit tranquilles. Nous n'avons pas besoin d'ajouter quoi que ce soit, intellectuellement, pour acquérir du discernement. Nous n'avons pas besoin de nous efforcer de voir la réalité ; celle-ci rayonne à travers nous. Ainsi que l'a dit le maître zen, Suzuki Roshi, "Si votre esprit est clair, la connaissance véritable vous appartient déjà." Le jeu de go comporte une grille sur laquelle des pierres noires et blanches sont placées aux intersections, une pierre à la fois, pour contrôler un territoire. Le claquement de chaque pierre sur le plateau constitue une contrepartie auditive parfaite et nette à l'aspect visuel du plateau lui-même. Les pierres noires et les pierres blanches se délimitent sans aucune ambiguïté et en toute transparence. Cependant, un joueur de go non aguerri ne voit souvent que ce qu'il veut voir, à savoir qu'il cerne son adversaire, alors qu'en fait, c'est son adversaire qui le cerne. Tout est là, littéralement noir sur blanc, mais le désir obscurcit souvent la réalité. Ainsi que le disait le philosophe chinois, Tchouang Tseu, au sujet d'un archer trop attaché à sa cible, "Le besoin de gagner le saigne de sa puissance". Un grand maître de go examine le tableau de manière réaliste et il sait exactement qui encercle qui. Bien qu'il ait un objectif en tête, il ne fait pas une fixation sur le résultat ; il est totalement présent à ce qui se passe dans l’instant présent. La Conscience éveillée voit clairement, parce qu'elle privilégie la vérité pardessus tout, même quand voir la vérité signifie affronter des difficultés. Nous pouvons bien rencontrer des difficultés, et cela peut faire mal, mais il n'est pas question de nier la vérité de la situation. On peut songer à des personnes qui, répugnant à abandonner leurs terres ou leurs biens, ont refusé de quitter une zone dangereuse, en considérant que la 76 situation n'était pas aussi mauvaise qu'elle le semblait ou en espérant qu'elle s'améliorerait. De telles décisions ont souvent coûté la vie à des gens. Mais avec un discernement clair, on ne craint pas de voir la vérité. Nous devrons peut-être abandonner notre foyer. Nous devrons peut-être renoncer à tout. Mais nous voyons clairement les causes et les événements tout au long du processus. Nous pouvons nous abandonner à la vérité de la situation, car la paix qui accompagne l'abandon à ce qui se passe en réalité adoucit la douleur de la perte. Le discernement est affaibli, lorsque nous percevons les choses en nourrissant l'espoir d'un tout autre tableau ou en résistant au scénario actuel. En d'autres termes, nous entretenons une histoire d'espoir ou de crainte que nous superposons à la réalité, et nous interprétons tout en fonction de cette histoire. Dans la confusion, nous ne pouvons pas nous permettre de voir la vérité, si elle interfère avec notre histoire. La Conscience éveillée, par contre, observe la réalité sans sourciller et ne raconte aucune histoire à son sujet. Elle compose simplement avec la situation existante, telle qu'elle est. Les soufis disent que si on peut perdre quelque chose dans un naufrage, c'est que cela ne nous appartient pas. Puisque nous pouvons perdre à peu près tout dans un naufrage, y compris notre corps, il semble qu'il n'y ait rien qui nous appartienne. Pourtant, il y a bien une Présence dont nous faisons partie. Pas une présence personnelle, mais la Présence de l'existence elle-même. Celle-ci ne peut se perdre dans le naufrage et constitue notre seule véritable richesse. Si nous la connaissons, nous ressentons les manifestations de la Totalité comme des myriades d'expressions de nous-mêmes, et nous nous sentons privilégiés de regarder toutes les évolutions de ce spectacle grandiose. La clarté du discernement vient, lorsque nous nous sentons entiers de cette manière, lorsque nous n'avons plus besoin que la réalité se conforme à nos fantasmes pour être heureux. La réalité est suffisamment fantastique sans notre aide. Et s'il est tout à fait humain et raisonnable d'avoir des préférences, la conscience lucide sait que nous sommes parfois gagnants et parfois perdants, et que notre paix inhérente ne doit pas pour autant en être perturbée. Nous pouvons avoir une relation légère avec nos préférences, et plus celle-ci est légère, mieux c'est, cela favorise la clarté dans l'évaluation de toute situation. Cela favorise également la confiance. La confiance repose sur la certitude que, quelle que soit la tournure des événements, tout ira bien ; nous serons en paix dans toutes les tempêtes de la vie. Entretenir une relation légère avec les préférences nous permet de suivre le cours des choses. Parfois, elles se déroulent de manière inattendue, plus belle que ce que nous avions imaginé, plus belle que ce que nous avions voulu. Parfois, sans crier gare, la difficulté se présente. Dans les deux cas, nous pouvons faire confiance à la paix profonde de notre Être pour nous guider. On raconte l'histoire d'un maître zen qui vivait seul aux abords d'une ville. Une jeune femme célibataire de la ville était tombée enceinte et, ne voulant pas nommer le vrai père par crainte de représailles, elle avait prétendu à tort que le maître zen était le père de l'enfant. Scandalisés, les habitants de la ville décidèrent d'amener le bébé au maître pour qu'il prenne la responsabilité d'élever l'enfant. Le maître zen s'inclina, accepta le bébé, et il éduqua l'enfant avec tout 77 l'amour qu'il avait. Dix ans plus tard, la femme se rétracta et vint réclamer l'enfant. Le maître zen s'inclina silencieusement et remit l'enfant à sa mère. Dans le ravissement de la beauté, dans la tristesse de la perte, il y a un abandon continuel à la paix qui n'a jamais été touchée par quoi que ce soit, à la quiétude, qui est toujours là au sein de toutes les circonstances sauvages de nos vies. Notre expérience de la vie devient celle de l'acceptation de tout ce qui survient, plutôt que de courir après les choses ou de rejeter ce qui se présente. En d'autres termes, notre expérience de la vie devient celle d’un abandon à ce qui est. Dans cet abandon, il n'y a pas d'opportunités perdues. L’acceptation de ce qui est déjà ne signifie pas de la passivité, ni une incapacité à s'engager dans la vie. Quand il est nécessaire d’agir, on agit. On peut envisager de sauver une forêt tropicale, de se marier et d'avoir des enfants, ou de se retirer dans un monastère. Tout ce qui arrive est perçu comme le déroulement des événements, pendant que l'attention repose dans le calme qui n'est pas dépendant d'un événement particulier pour le bonheur de la personne. Lorsque nous nous abandonnons de cette manière, nous nous surprenons à nous laisser porter par les circonstances de la vie. Le sentiment même de s'abandonner est doux en soi, comme si l’on flottait au gré du courant. Que ce soit pour prendre soin d'un nouveau bébé ou d'un parent mourant, notre expérience intérieure peut être celle d'une force qui nous anime et qui gère tout avec une clarté cristalline. Nos propres désirs se fondent alors dans ce flux et nous nous surprenons à dire oui. Oui à tout ce qui est. AU-DELÀ DE LA BIOLOGIE Il y a quelques années, je survolais l'île de Molokai, une des îles hawaïennes les moins peuplées, dans un avion de huit places. Dix minutes avant l’atterrissage, nous essuyâmes une formidable tempête aux allures d'ouragan. Les jeunes pilotes de la petite compagnie charter semblaient nerveux et à peine en mesure de garantir la stabilité de l'avion en direction de notre destination. De temps en temps, nous pouvions entrevoir Molokai sous une éclaircie. Des montagnes encadraient la piste, ce qui ne permettait qu'une seule approche. Il n'y aura guère de marge d'erreur, pensais-je, alors que les vents catapultaient l'avion au milieu des éclairs et des coups de tonnerre. Nous loupâmes nos deux premières tentatives d'atterrissage, en décrivant à chaque fois des cercles dans une visibilité nulle, tout près de flèches rocheuses pointant vers le ciel. À tout moment, j'avais l'impression que l'avion pouvait se fracasser sur l'une d'elles. L'adrénaline gicla dans mon organisme, à tel point que j'en eus la nausée. Prévue pour la lutte ou la fuite, cette hormone n'était pas du tout désirable dans une situation où l'on était attaché à un siège. Je demeurai donc là, à ressentir l'inconfort des molécules chimiques de la peur qui envahissaient mon corps, avec la pensée brûlante : "Je ne veux pas mourir ainsi !" 78 Cependant, il y avait aussi un calme étrange, une Présence spectatrice tout au long de cette épreuve. C'était comme si l'événement se déroulait sur deux niveaux : le niveau biologique, où la peur et le désir de survivre dominaient toutes les autres préoccupations, et un second niveau où une Conscience plus profonde contemplait paisiblement tout le spectacle. C'est ce second niveau de la Conscience témoin qui peut nous soutenir dans nos épreuves. Elle est toujours présente. Il suffit de la remarquer. Le niveau biologique de la conscience réagit comme bon lui semble, mais la Conscience éveillée veille à la lucidité par rapport à la situation, et elle exerce une influence sereine sur l'intense réaction physique. Redescendue sur terre et dans l'attente de mes bagages, je me sentais vidée et aussi flasque qu'une poupée de chiffon. Mon corps émotionnel, lui aussi, se sentait exténué par le flot des pensées sur la mort que nous venions de frôler. Ces sentiments paraissaient normaux, voire sains. L'organisme avait réagi de manière appropriée à une situation menaçante. Je n'entretenais aucune histoire "spirituelle" prétendant qu'il n'était pas normal d'avoir éprouvé une peur intense et une solide préférence pour la vie. La peur face à un danger physique est un réflexe inné qui nous aide à rester en vie, et préférer vivre est naturel pour toute créature. Parallèlement, il y avait une Conscience simultanée qui demeura parfaitement en paix, en ne faisant qu'observer les réactions physiques et émotionnelles relatives au vol. La conscience éclairée reconnaît l'influence puissante de la biologie sur le comportement humain. Dès la naissance, nous manifestons des réponses et des réactions caractéristiques des gens du monde entier. Le nouveau domaine fascinant de la psychologie évolutionniste, ou l'étude du conditionnement génétique sur le comportement, relève nos impulsions instinctives les plus profondément ancrées et les relie quasiment toutes à notre capacité à survivre et à propager nos gènes. En fait, la propagation des gènes semble être la force motrice qui sous-tend la plus grande partie de ce que nous disons, faisons et pensons, d’après la psychologie évolutionniste. Elle considère le cerveau comme un "ordinateur humide", dont les circuits sont conçus pour répondre aux informations de l'environnement, l'objectif premier étant de rester en vie et de transmettre ses gènes. En d'autres termes, la psychologie évolutionniste nous considère comme un système complexe de transmission de gènes. Aussi convaincant que soit ce point de vue (dont l'étude permet de combler presque toutes les failles que l'on puisse imaginer), il reste encore beaucoup de place et de latitude pour le mystère. Comme l'a déclaré Francis Collins, responsable du projet du génome humain, "nous ne comprendrons pas des choses importantes comme l'amour en connaissant la séquence d'ADN de l'homo sapiens". On pourrait se demander, par exemple, quelle est l'intelligence qui anime l'ADN ? Et existe-t-il une conscience qui ne soit pas basée strictement sur des impératifs biologiques ? On pourrait dire que la Conscience éveillée est une intelligence qui coexiste avec le programme de l'ADN. Elle est donc en mesure de constater les comportements induits par la biologie, mais elle n'en est pas l'esclave. 79 On reconnaît néanmoins que le programme biologique a une énorme influence sur le comportement, et il est insensé de le sous-estimer. Nos pulsions de base, à savoir la compétition, l'attirance pour la beauté ou pour le pouvoir, l'instinct de conservation, la colère et la jalousie, sont d'origine génétique et se retrouvent de manière étonnamment similaire chez d'autres primates avec lesquels nous partageons un patrimoine génétique presque identique. (Par exemple, dans le cas des chimpanzés, nous partageons plus de 98 % de nos gènes). J'ai pu souvent observer des singes sauvages dans les rues de l'Inde qui exhibaient des comportements humains familiers speedés, une minute, se chamaillant pour de la nourriture ou pour une broutille, la minute suivante, copulant, et la minute d'après, sautant sur une touriste choquée pour lui chiper une banane. Observer des singes peut être troublant, car il est si facile de s'identifier à leurs pulsions primaires égoïstes. Nous, les humains, nous avons des règles sociales et des conséquences pénalisantes qui nous dissuadent d'agir sur la base de ces mêmes pulsions primaires, mais comme nous le savons tous, ces moyens de dissuasion ne fonctionnent pas toujours. Il nous arrive de prendre plus que notre part, de mentir lorsque nous le jugeons nécessaire, de coucher avec le conjoint de notre meilleur ami. Nous voyons des hommes qui réussissent, des mâles alpha (un terme utilisé à l'origine pour décrire les gorilles mâles dominants), conquérir le monde en prenant tout ce qu'ils veulent, et nous pouvons secrètement les admirer pour leur capacité à le faire. Nous pouvons au moins reconnaître ces pulsions, qui font également partie de notre propre conditionnement de survie et de procréation. Il serait hypocrite de les nier. Faire semblant d'être pieux, alors que nous savons que nos pulsions biologiques sont fondamentalement égoïstes et, pendant une grande partie de notre vie, motivées par la luxure, est hypocrite. Les motivations frénétiques et égoïstes du mental de singe sont assez familières à chacun d'entre nous, et l'humilité, et non la piété, semble être la seule réponse raisonnable face à elles. Un discernement clair permet de reconnaître aisément les pulsions primaires basées sur la biologie. Beaucoup de ces pulsions sont nécessaires à la survie de l'organisme. Lorsque nous avons faim, nous mangeons ; lorsque nous avons soif, nous buvons ; lorsque nous sommes fatigués, nous dormons, et ainsi de suite. Rien de plus compliqué que cela. La Conscience éveillée laisse le programme biologique s'occuper de ces besoins de survie sans trop d'interférence. Il n'y a pas besoin de réfléchir beaucoup. En fait, elle nous laisse tout à fait être les animaux que nous sommes dans nos besoins corporels et elle n'a aucun besoin d'embellir ces besoins animaux avec des histoires ou avec de la philosophie. Elle laisse au corps instinctif tout le loisir de prendre soin de lui-même, car les instincts sont les plus aptes à agir en ce sens. La conscience discriminante est également attentive au conditionnement génétique qui peut transformer les tendances à l'autopréservation en pur égoïsme. Elle est capable de voir au-delà des besoins de la biologie personnelle tout en l'incluant pleinement dans un contexte plus large. Si le discernement sait qu'il est important de prendre soin de l'organisme que l'on appelle moi, il se soucie aussi profondément des autres créatures et de l'environnement dans lequel nous vivons tous. Cette attention tend à servir le plus grand bien. Donc, si le 80 sacrifice personnel offre quelque chose de plus grand pour l'ensemble, la conscience clairvoyante le choisira. En fait, avec un discernement clair, cela ne ressemble pas à un sacrifice. De même qu’une mère qui, en cas de pénurie de nourriture, voudrait nourrir son enfant avant elle-même, la conscience éclairée préfère naturellement servir le plus grand bien. Parfois, la conscience peut se perdre, quand on prend trop peu soin de soi-même. Il y a des exemples de maîtres spirituels qui faisaient tellement peu attention à leur corps qu'ils ne se rendaient même pas compte qu'ils s’étaient coupés et qu’ils saignaient. Il y a des personnes qui donnent et qui donnent jusqu'à ce qu'elles s'effondrent. Dans ces cas-là, il faut souvent que d'autres leur viennent en aide. Négliger de prendre soin de soi-même est tout autant un déséquilibre que la vision purement égocentrique du "moi d'abord". Dans beaucoup d’enseignements, ignorer les besoins corporels est considéré comme un état exalté et comme un signe d'avancement spirituel, mais cette perspective semble archaïque / antique. Elle provient principalement de cultures qui avaient une vision fortement biaisée de la transcendance. Elles voulaient échapper à ce monde en faveur de ce qu'elles imaginaient être des royaumes supérieurs. En considérant toute la vie matérielle comme illusoire, elles se désolidarisaient de leur propre corps. Dans d'autres traditions visant la transcendance, les gens causaient du tort à leur corps dans un souci de "mortifier la chair afin de libérer l'âme". Eux aussi espéraient se détacher du corps et de ses désirs. Dans la Conscience éveillée, nous honorons les besoins du corps et nous apprécions ses plaisirs. En même temps, il existe une vision plus large en vertu de laquelle nos motivations incluent le bien-être des autres. Ce discernement permet un équilibre naturel entre le soin de soi et le soin des autres, et il sait quand un déséquilibre se produit. Quand le moment est venu pour la personne aidante de se reposer, elle se repose. Quand elle est rechargée, elle donne à nouveau tout. ZÉRO CROYANCE "Le grand ennemi de la vérité n'est très souvent pas le mensonge délibéré, calculé et malhonnête, mais le mythe tenace, omniprésent et irréaliste." - John F. Kennedy En 1983, je rencontrai J. Krishnamurti à New York pour le compte du East/West Journal. Alors que je commençais une question via les mots "Monsieur, croyezvous... ?", il m'arrêta au beau milieu de la phrase, la main levée, et il dit : "Je ne crois en rien". En entendant ça, je fus momentanément décontenancée. Comment était-ce possible ? La plupart de nos visions du monde se basent sur des croyances. Mais la possibilité s'imposa immédiatement. Non seulement nous pourrions vivre sans croyances, mais nous pourrions vivre avec beaucoup plus de clarté, si nous nous appuyions uniquement sur l'expérience directe. Nous n'interpréterions pas la réalité à travers la lumière blafarde des dogmes. Nous 81 connaissons notre propre expérience pour l'avoir vécue. Connaître l'expérience pure, sans croyances ni interprétations, est tout ce dont nous avons besoin pour parvenir à la clarté. Nous apprécions également ceux qui sont prêts à parler à partir de leur expérience directe plutôt qu'à partir d'un système de croyances. Quelle différence cela fait d'écouter quelqu'un décrire ce qu'il a vécu et ressenti plutôt que d'entendre quelqu'un sermonner à partir de textes ! Une autorité palpable émane de celui qui parle du parcours de sa vie. Comme le dirait Poonjaji, "Un véritable Maître ne vous donne que son expérience ; tous les autres sont des prêcheurs". La conscience discriminante nous aide à distinguer le vrai du faux. Nous grandissons à une certaine époque, dans une certaine culture, nous héritons des mythes de cette culture, et nous les acceptons souvent sans les remettre en question. Mais un moyen simple pour tester notre adhésion à ces mythes est de nous demander sincèrement : en ai-je fait l'expérience directe, ou l'ai-je simplement entendu maintes fois ? L'expression "relativisme culturel", actuellement à la mode, est souvent comprise comme signifiant que la vérité est relative au conditionnement culturel de chacun. Si votre culture pense que la Terre a été créée il y a dix mille ans par le dieu Soleil, alors c’est aussi vrai que n'importe quel autre mythe, d’après les relativistes culturels. Les personnes appartenant à ces systèmes de croyance pensent que les découvertes de la science ne sont rien d'autre que les mythes de certaines cultures. Même quand on leur présente des preuves ou des données provenant de nombreuses sources diversifiées, elles ne peuvent ou elles ne veulent pas se défaire de leurs croyances. Le relativisme moral est une pente encore plus glissante. La coutume de la circoncision masculine, encore pratiquée par des millions de personnes, est souvent défendue sous le couvert du relativisme moral, tout comme de nombreux actes de brutalité autorisés à l'encontre d'êtres humains et d'autres créatures. Dans le cas de la circoncision féminine, cet acte barbare perpétré sur des jeunes filles, principalement, exige que les victimes hurlantes soient maintenues de force au sol, alors qu'elles luttent pour éviter la mutilation. Au pire, une infection grave ou la mort peut en résulter, au moins une incapacité à vie d'éprouver du plaisir sexuel. Si nous ne nions pas le droit d'une culture à pratiquer ses croyances, il est toujours important d'examiner si ses pratiques font du mal à quelqu'un. Le bandage des pieds des Chinoises finit par être considéré comme la coutume cruelle qu'elle était ; le sati, pratique culturelle séculaire consistant pour les veuves indiennes à s'immoler sur le bûcher funéraire de leur mari, finit par être interdit ; et l'esclavage dans le monde civilisé est désormais impensable. Ces exemples et des centaines d'autres du même ordre montrent que la remise en question des croyances qui génèrent de la misère, aussi coutumières soient-elles, est le premier pas qui mène au changement. 82 A ceux qui disent que le bien et le mal sont des valeurs arbitraires, je rappelle les paroles de Seung Sahn, un maître zen coréen : "Il n'y a ni bien ni mal, mais le bien est bien et le mal est mal." Nous connaissons le bien et le mal dans notre propre cœur. Une action conduit-elle à l'amour et à la bonté ou provoque-t-elle douleur et souffrance ? Alors que certaines croyances apparaissent clairement comme étant conditionnées par la culture, d'autres sont plus subtiles. Dans la Conscience éveillée, notre propre discernement sépare soigneusement ce qui est vrai de ce que l'on croit être vrai. Sans aucun besoin de soutenir une idée préconçue, le discernement applique volontiers des méthodes de test scientifiques à toute hypothèse de travail. Les résultats sont-ils cohérents, lorsqu'ils sont testés par différents expérimentateurs, en différents lieux et à différents moments, sans préjuger du résultat ? Ou bien l'hypothèse repose-t-elle principalement sur des interprétations d'expériences subjectives, comme, par exemple, une personne qui affirme se souvenir avoir été Cléopâtre au cours d’une vie antérieure ? L'expérience proprement dite pourrait avoir consisté en de vives pensées et une identification à Cléopâtre. Il peut y avoir eu dans son imagination une scène visuelle de pièces carrelées, d'urnes ou de statues. Mais interpréter cette imagerie comme signifiant que l'on était réellement Cléopâtre relève de l'imagination. Les gens s'accrochent à des croyances pour se réconforter. Pour apaiser leur peur de l'inconnu et tenter d'avoir un certain contrôle sur leur vie, ils font appel à des médiums et à des tarologues, recourent à toutes sortes de pratiques douteuses touchant au développement personnel et à la santé, courent après des gourous ou se rendent à des conférences sur les ovnis pour entendre les récits de gens qui communiquent avec des extraterrestres. Dans la Conscience éveillée, il n'y a aucun désir de modifier les lois de la nature (ni aucune croyance qu'il est possible de le faire). La vie, telle qu'elle est, est suffisamment miraculeuse. Si nous sommes attentifs, les miracles se produisent sous nos yeux. Le bébé fait ses premiers pas, en montrant que les instructions de l'ADN copiées sur plusieurs centaines ou milliers de générations opèrent parfaitement. Quelle merveilleuse intelligence est à l'œuvre dans ce prodige ? Si nous nous arrêtions un instant pour considérer les merveilles de l'existence, notre propre vie, un univers mystérieux même pour nous-mêmes, nous n'aurions pas besoin d'être divertis par des tours de magie. Nous comprendrions ce que Walt Whitman voulait dire, lorsqu’il disait : "Pour moi, chaque moment du jour et de la nuit constitue un miracle indiciblement parfait." Parmi toutes les croyances, celles dispensées par les religions sont peut-être les plus irrésistibles en raison de leurs promesses de vie après la mort. En fait, la promesse d'une vie après la mort semble être la préoccupation principale de la plupart des religions, et nombre d'entre elles exigent d'énormes sacrifices et répressions dans cette vie pour la récompense d'une vie agréable dans la suivante. Toutefois, je me demande souvent pourquoi de nombreuses personnes qui prétendent croire en un au-delà glorieux ne sont pas plus impatientes d'y arriver. On pourrait penser qu'elles s'exileraient en masse pour échapper aux 83 vicissitudes de ce monde, si elles étaient certaines de rencontrer leur créateur, de retrouver leurs chers disparus et de vivre dans un bonheur céleste. Peut-être, comme c'était le cas pour moi, lorsque j'entretenais de telles pensées pleines d'espoir, existe-t-il un doute insidieux. Ce doute est une graine de discernement. Il sait qu'il ne sait tout simplement pas ce qui se passe après la mort. Nous avons hérité de systèmes de croyances spéculatifs sur les origines et les desseins du cosmos de sociétés primitives de personnes qui ne savaient pas que la terre était ronde, ni que les microbes existaient. Leur vie était généralement courte, elles n'étaient guère instruites et elles voyageaient très peu. Elles croyaient aux fantômes, aux sortilèges et à des centaines d'autres superstitions. Penser que de telles personnes auraient eu des connaissances spéciales concernant ce qui se passe après la mort, des connaissances qui nous sont aujourd'hui inaccessibles à l'époque moderne, défie la raison. Qu'un mythe soit ancien ne le rend pas vrai. L'espoir d’une existence après la mort du corps obscurcit notre conscience discriminante. Pour beaucoup, il est plus réconfortant de s'accrocher à des croyances concernant une vie après la mort au Paradis ou une meilleure renaissance sur la Terre que d'accepter la vie et la mort comme un mystère. La conscience éclairée, cependant, ne s'inquiète pas de la perte de confort associée à la croyance ou au mythe. Le confort qui repose sur des conjectures sur l'avenir est imaginaire. Nous n'avons pas besoin d'un système de croyances pour ressentir la vitalité ou la passion de l'existence en ce moment. Et cette existence devient d'autant plus précieuse que nous n'entretenons aucune hypothèse quant à sa continuation. Nous ne dilapidons plus la richesse du temps que nous avons réellement pour la promesse d'une vie dans un autre temps. Nous préférons nous plonger dans le merveilleux présent. Notre intelligence devient particulièrement vive dans sa capacité à remettre en question toutes nos propres croyances qui pourraient continuer à se manifester, et par conséquent, nous vivons dans un état d'innocence perpétuelle. LE CHANGEMENT ‘’Seul le changement est immuable.’’ - Héraclite Vous retournez dans votre bonne vieille ville natale et vous ne parvenez plus à vous y retrouver parce que les rues ont changé. Vous allez sur le terrain où, enfant, vous jouiez à la balle, et il y a là maintenant un Wal-Mart. Vous consultez votre carnet d'adresses et vous voyez les noms de plusieurs amis qui sont morts. Vous vous entre-apercevez dans la vitrine d'un magasin et vous vous demandez qui est ce vieux ou cette vieille qui vous ressemble tant. 84 On retrouve parfois des fossiles de coquillages et d'animaux marins en altitude dans les roches de l'Himalaya, un indice qu'elles étaient autrefois le fond de la mer. Simplement contempler le ciel nocturne rappelle l'impermanence. Certaines des étoiles que l’on pense voir n'existent plus, en réalité. Tout ce qu'il en reste, c'est la lumière qui a jailli d'elles et qui voyage maintenant dans l'espace. D'une certaine manière, on pourrait penser qu’on ne laisse pas beaucoup plus derrière soi que la lumière qui jaillit de nous. Parfois, si nous sommes très sereins, nous pourrions sentir qu'elle éclaire tout. "Le temps est un avion à réaction, qui va trop vite ; quel dommage que tout ce que nous avons partagé ne puisse pas durer." Ces paroles de Bob Dylan résument le caractère poignant inhérent à la condition humaine. Nous serons séparés de tout ce que nous aimons, de tout ce qui nous est cher. Cependant, même dans la tristesse de la perte, la Conscience éveillée ne s'accroche pas trop fermement à ce qu'elle aime, car elle sait qu'il est inutile de le faire. Bien que nous honorions et ressentions profondément la tristesse, nous ne devons pas l'aggraver en résistant à l'une des vérités les plus fondamentales : tout passe. Mon maître déclara un jour : "Les sages sont attirés par l'éternel, et les insensés poursuivent l'éphémère avant d’être aplatis par le temps." Récemment, j'ai vu un magnat des affaires milliardaire interviewé à la télévision. Au moment de l'entretien, l'homme était au milieu de la septantaine et décrivait avec exubérance à l'intervieweur ses réalisations et ses plans à long terme pour des projets qui s'étendaient sur le prochain quart de siècle. Avec pas mal d’aplomb, l'intervieweur lui demanda s'il ne pensait pas rater la réalisation de certains de ses rêves, compte tenu de son âge. L'homme le toisa avec incrédulité, et avec dédain, il répondit qu'il comptait bien superviser ces projets et qu'il n'avait pas l'intention de mourir de sitôt. Je n’arrivais pas à imaginer comment une personne dotée d'une certaine intelligence pouvait avoir son âge et ne pas avoir remarqué la trajectoire toute tracée de la désintégration physique, de la fameuse "flèche du temps". Cela témoigne du pouvoir du déni. Un tel déni avait peut-être contribué à aider le milliardaire à construire son empire. Peut-être n'avait-il jamais été distrait de ses entreprises de bâtisseur par des introspections sur la mortalité ou des questions comme "Qui suis-je, qu'est-ce que cette chose que l'on appelle la vie ?’’ Peut-être que l'envie de bâtir un empire est en elle-même une tentative de défier la loi de l'impermanence. L'espoir de laisser quelque chose de "permanent" derrière soi est une manière de sentir un prolongement de soi dans le temps, ne serait-ce que par le nom. Mais avoir son nom, à titre posthume, sur quelques bâtiments, places, musées, plaques de rue ou livres n'est pas une expérience d'immortalité. Et le monde est de plus en plus jonché par les artefacts de ceux et celles qui veulent y laisser leurs marques. "L'activité parfaite ne laisse pas de traces." Ces paroles taoïstes me reviennent à l'esprit, quand je pense à mon amie, Helen Nearing, dont le mari Scott venait tout juste de mourir, lorsque je la rencontrai en 1983. Helen et Scott comptèrent parmi les premiers pionniers du retour à la terre aux États-Unis, en s’installant d'abord dans le Vermont, en 1932, et lorsque le Vermont devint trop développé 85 pour eux, dans le Maine, en 1952. En vivant entièrement à l'écart du réseau électrique, en construisant leur maison à la main à partir de pierres trouvées sur leur terrain et en cultivant leur propre nourriture, ils étaient des modèles de ce que signifie ménager la planète. À partir des années cinquante, les Nearing écrivirent un certain nombre de livres, dont leur classique, Living the Good Life. Ils y décrivent leur engagement envers l'autosuffisance, le travail assidu, la simplicité et l'amour d'apprendre. Ils défendirent également pendant toute leur vie les causes sociales et environnementales. Quand à l'âge de cent ans, Scott tomba malade et ne put plus travailler, il décida de jeûner jusqu'à la fin. Helen me confia que Scott mourut comme il avait vécu, en pleine conscience et dans le respect de la terre, en souhaitant une crémation des plus simples et en demandant que ses cendres soient dispersées sur leur terre. Au bout de cinquante années de vie commune, Helen me confia qu'être présente pour assister à sa mort était aussi doux que de regarder une feuille tomber d'un arbre. Le changement fait partie du rythme naturel de la vie, mais notre culture a commencé à confondre le changement avec la vitesse. Nous ignorons les changements plus profonds de la vie et nous nous adaptons continuellement à des vitesses toujours plus élevées dans presque toutes les activités. En nous adaptant à de nouvelles vitesses, nous augmentons nos attentes pour la vitesse actuelle ou pour l’accélération. Si vous êtes assez âgé, vous vous rappellerez avoir composé des numéros sur des téléphones à cadran ou vous être levé pour changer de chaîne à la télévision, ce qui ne semblait pas être une difficulté, à l'époque. Dans le monde d'aujourd'hui, rares sont ceux qui auraient la patience d’exécuter ces simples tâches. Même ceux d'entre nous qui ont grandi avec ces technologies les trouveraient presque insupportablement lentes et fastidieuses, car nos cerveaux s'attendent désormais à ce que ces fonctions soient beaucoup plus rapides. De nombreux programmes télévisés des années 50 et 60 diffusaient des scènes qui duraient jusqu'à quinze minutes sans changement de caméra. Aujourd’hui, nous sommes habitués à des images qui changent toutes les quelques secondes, parfois si rapidement qu'elles ne s’enregistrent que subliminalement dans notre esprit. L'accès instantané à l'information, la communication instantanée, la commande instantanée de produits, le transfert de fonds instantané : nous apprécions et nous exigeons la vitesse, et nous mesurons le temps en nanosecondes. Nous avons connu des changements importants au cours du siècle passé, plus qu'à toute autre époque de l'histoire. Mais une grande partie de ce que nous expérimentons comme changement dans nos vies fut, en fait, une adaptation à la vitesse. Nous avons perdu le contact avec les rythmes naturels et plus lents de la vie et, partant de là, nous résistons davantage aux changements réels de la vie. Cette résistance n'est nulle part plus prononcée que dans notre rapport au vieillissement. Il est apparemment devenu indécent de paraître ou d'être vieux. L'une des raisons pour lesquelles nous résistons désespérément au vieillissement est peut-être que notre culture ne valorise plus la sagesse qui vient avec l'âge. 86 Nous vivons dans une société obsédée par la jeunesse, en partie parce que nous apprécions la vitesse, et parce que les jeunes sont plus rapides. Nous avons des publicités qui montrent des enfants qui aident leurs grands-parents à apprendre à utiliser des programmes informatiques, avec des commentaires qui disent : "C'est tellement facile que même une personne âgée peut l'apprendre". Bien sûr, que le grand-père peut apprendre, mais cela prendra plus de temps. Le grand-père peut aussi avoir une chose ou l’autre à enseigner - certaines leçons durement acquises qui ne viennent qu'avec le temps. Il n'est peut-être plus très rapide, mais il est susceptible d'en savoir beaucoup sur le changement. Malheureusement, les personnes âgées ont souvent l'impression que personne ne s'intéresse vraiment à elles, parce qu'elles sont vieilles. Il y a donc une pression sociétale pour paraître ne pas vieillir, de peur d'être considéré comme inutile. Nos tentatives pour paraître plus jeune ne sont pas nécessairement motivées par le plaisir de se regarder dans le miroir ou d'éblouir de nouveaux prétendants, mais bien par le souci de continuer à être pris en considération dans la vie. Même si cela a du sens de prendre le plus grand soin possible de soi-même, d'essayer de rester physiquement fort et mentalement alerte, il existe dans la Conscience éveillée une reconnaissance gracieuse du processus de vieillissement. C'est ainsi que j'ai aimé voir Helen Nearing, octogénaire la dernière fois que je l'ai vue, environ sept ans avant sa mort. Avec son visage buriné et ridé, ses yeux intelligents et son corps sec et robuste, elle était une source d'inspiration pour vieillir avec dignité. Dans la Conscience éclairée, il y a un grand respect pour les aînés de notre société et pour la sagesse qui vient avec l'âge. (J'ai toujours secrètement pensé que ce sont des grands-mères, et non des hommes d'âge moyen, qui devraient diriger le monde). La Conscience éveillée n'oublie jamais le fait omniprésent de l'impermanence, et elle savoure donc les tendres beautés de la vie. Que nous observions une pluie d'étoiles filantes au cours d'une nuit d'été ou encore les veines des mains de nos parents, nous sommes conscients du passage inéluctable de tous les phénomènes. Il y a près de trente ans, au terme d'une retraite bouddhiste silencieuse, un jeune homme déposa sur mon coussin de méditation un petit billet qui disait : "Voulezvous vous joindre à moi pour assister à un coucher de soleil absolument original ?" Je réalisai en un éclair que sa question contenait une vérité douceamère. Un coucher de soleil est un événement unique, une première et une dernière fois, tout comme chaque étincelle passagère de nos vies… L’ATTENTE DU MIRACLE ‘’Chérie, J’ai attendu jour et nuit, Sans voir le temps passer, Pendant la moitié de ma vie, J’ai attendu. Certes, Il y a eu pas mal d’invitations, Et je n’ignore pas que tu m’en as envoyé quelques-unes, 87 Mais j’attendais un miracle, J’attendais qu’un miracle survienne.’’ - Leonard Cohen, ‘’Waiting for a miracle’’, de l’album ‘’The future’’ Nous attendons et nous attendons. Nous attendons avec impatience le moment où nous commencerons à vivre la vraie vie. Nous imaginons toutes sortes d'événements prometteurs en ignorant le goût intense de l'instant présent au profit de l'expérience édulcorée du fantasme. Nous pensons pouvoir être enfin heureux, lorsque • nous trouverons le conjoint ou l'amant idéal, • nous nous débarrasserons enfin de celui que nous avons, • nous entreprendrons une nouvelle carrière, • nous gagnerons plus d'argent, • nous aurons des enfants, • les enfants quitteront enfin la maison, • nous trouverons un maître spirituel, • nous ferons ce voyage autour du monde… Nous rêvons de ce qui pourrait être ou de ce qui aurait pu être, mais comme le disait la vieille chanson des Everly Brothers, "Le seul problème est que je dilapide ma vie à rêvasser". De mille façons, nous remettons à plus tard la vie véritablement miraculeuse de l'ici et maintenant. "C'est la réalité qui rend le présent aussi vital et différent du passé et du futur, qui ne sont que mentaux", a déclaré le grand maître, Nisargadatta Maharaj. La réalité, ici et maintenant, possède une vitalité avec laquelle aucun fantasme ne peut rivaliser. L'intelligence lucide sait que le bonheur conceptualisé se rapporte à l'avenir. Pareillement, le malheur est une idée. Pour le vérifier, faites cette simple expérience. Quand vous éprouvez de la souffrance - une souffrance mentale remarquez que votre attention se focalise sur une image ou sur une série de pensées, sur une histoire. Remarquez comment les pensées et les images dépendent d'une idée principale, celle de quelqu'un - c'est-à-dire moi et mon problème. La souffrance existe dans l'histoire, pas dans la réalité. Qu'est-ce que la souffrance, sans l'idée d'un moi et de son problème ? Lorsque nous nous détachons de l'image du personnage principal dont dépendent les problèmes, ils disparaissent naturellement. On raconte que le Bouddha aurait fait cette remarque, lors de son Eveil : "Ô, architecte, je t'ai vu ! Ta poutre faîtière est brisée." Voir à travers l'illusion du personnage principal brise la poutre faîtière de toute la maison de la souffrance. La Conscience éveillée voit simplement le déploiement de la totalité comme le processus de la vie, plutôt que comme une dichotomie sujet/objet de moi et de l'objet de mon désir ou de ma peur. Il est possible d'apprécier et d'aimer toute beauté qui se manifeste dans ce processus sans espérer qu'elle continue de se reproduire dans le futur. Il est très fréquent que nous nous empêchions de profiter de la beauté présente, parce que nous avons peur qu'elle disparaisse. 88 Nous résistons à l'envie de nous donner à elle, parce que nous ne voulons pas souffrir, lorsqu’elle disparaîtra. Nous préférons nous contenter de fantasmer sur des expériences heureuses. Même si c’est moins fun, nous pouvons au moins contrôler nos fantasmes. Pour sa part, la conscience éclairée n'utilise pas la vie fantasmatique comme un substitut à la réalité. La vie réelle fournit tout l’émerveillement nécessaire. Même s'il ne se passe pas grand-chose, il y a un courant de joie et d'appréciation qui pétille. Pendant nos retraites, les gens deviennent tellement heureux et sensibles aux sentiments tendres qui accompagnent ce bonheur que c'en est presque insupportable. Des larmes peuvent jaillir à la simple vue d'une sauterelle, d'un coucher de soleil ou d'une personne qui se penche pour nouer ses lacets. Comment expliquer de tels changements de perception, alors que tout ce qui s'est passé, c'est que les gens sont devenus silencieux et en phase avec leur propre Présence ? Qu'est-ce qui fait que des circonstances qui pourraient sembler ennuyeuses pour beaucoup sont tellement riches en bonheur pour certains ? Fritz Perls, le fondateur de la Gestalt-thérapie, souligna un jour que "l'ennui était un manque d'attention". Tel un parent éloigné capricieux qui n'est jamais satisfait, l'ennui peut prétendre que la paix ne suffit pas, que nous serons plus heureux, lorsqu'il y aura plus d'excitation. Alors, nous attendons dans un état de "si seulement..." que le miracle se produise, et nous passons à côté du miracle de la vie qui se produit en ce moment même. Dans la Conscience éveillée, chaque instant que nous vivons est riche, même s'il est dépourvu d'activité ou de divertissement. Par exemple, il peut y avoir des périodes dans notre vie qui peuvent sembler en jachère. Apparemment, il peut sembler que rien ne se passe. Mais si nous restons à l'écoute des profondeurs de notre existence, ces périodes pourraient se vivre métaphoriquement comme un hiver. Bien qu'il semble que la vie soit en sommeil en surface, une puissante force, une puissante énergie opère en dessous. Nous pouvons ressentir cette Présence puissante de la vie - créatrice, destructrice et merveilleuse - car nous en sommes sa propre expression. Il se peut que nous émergions d'une telle période d'hiver de l'âme comme l'arrivée du printemps, avec toutes sortes d'idées créatrices et d'intuitions. Même si cela ne devait pas être le cas, nous pouvons baigner dans la paix profonde de l'expression de la vie dans la quiétude. Tout moment où nous sommes conscients du don d'être, tout simplement, avec ou sans activité, est bien vécu. Ludwig Wittgenstein a dit : "Si l'on entend par éternité, non pas une durée temporelle infinie, mais l'intemporalité, alors la vie éternelle appartient à ceux qui vivent dans le présent." En réalité, nous vivons tous uniquement dans le présent. Il s'agit simplement de reconnaître ce fait. C'est toujours maintenant. Il n'y a pas d'expérience du temps autre que maintenant – jamais. Le futur ne vient jamais. Au moment où j'écris ces mots, c'est maintenant. Au moment où vous les lisez, c'est maintenant. Toutes les pensées concernant le passé et le futur ne se produisent que dans le présent. Vous ne pouvez pas en sortir, quelles que soient vos pensées les plus ferventes à propos de tout autre moment. Quand nous vivons dans cette connaissance, dans la conscience du présent, nous nous acclimatons à un courant de vie qui est de loin préférable aux fantasmes sur 89 le futur ou aux souvenirs du passé. Nous cessons de penser au temps et notre vie s'écoule dans une Présence éveillée. Mon maître avait l’habitude de dire que "la mort est simplement le moment où le prochain souffle ne vient pas". Jusque-là, nous vivons dans l'éternel présent. Toujours maintenant. 90 LA JOIE Elle suivait un sentier au bord de la rivière, lorsqu'elle entendit un "plouf". Se tournant vers le bruit, qui provenait de la proximité de ses pieds, elle aperçut à quelques centimètres d'elle une grenouille qui bondissait dans sa direction. Elles firent alors quelques pas de concert, puis elle ralentit délibérément son allure. La grenouille ralentit elle aussi. Elle accéléra et la grenouille bondit à son tour plus vite. Elle se mit à rire si fort qu'elle dut bientôt s'asseoir. La grenouille s'assit elle aussi. Aussi amusante que soit la grenouille, elle savait que sa joie émanait d'une source plus profonde, qu'il s'agissait d'une joie innée qui n'était pas associée à une expérience particulière. C'était comme si elle avait toujours été là, comme un courant de joie qui la parcourait et qui n’attendait qu’une excuse pour jaillir. Des sentiments et des souvenirs d'enfance illuminèrent sa conscience, telle une multitude de lucioles, tandis qu'elle s'amusait avec la grenouille, sa joie étant spécialement forte. Elle ressentait à nouveau l'inexplicable excitation d'être en vie, et les choses simples étaient étonnamment intéressantes, agréables et drôles. Elle réfléchit également à la tristesse de l'existence pour voir si le courant de joie pourrait la supporter. Mais il était là, un bonheur intérieur tranquille, malgré tout. Elle était amoureuse de la vie, du fait même, de l'événement incompréhensible qu'est l'existence. Elle avait l'impression de célébrer tranquillement ce jour, sa joie étant la réponse naturelle au don de la vie. Elle savait que rien n'était nécessaire pour cette célébration, pas même la grenouille. En attendant, cette dernière s'était peut-être impatientée avec ses réflexions. Comme elle restait assise, la grenouille se dirigea à son aise vers la rivière en bondissant. L’INNOCENCE ‘’Si vous ne devenez pas comme de petits enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux.’’ - Jésus Le dernier jour de l'une de nos retraites silencieuses, un homme évoqua les paroles d'au revoir qu'il avait entendues de la part de sa petite amie avant de la quitter la semaine précédente. Cette dernière lui avait dit : "Maintenant, ne va pas tomber amoureux de quelqu'un là-bas !" L'homme contempla le groupe d'une soixantaine de personnes, puis dit : "Comment vais-je pouvoir expliquer que je suis tombé amoureux de tout le monde ?" Je lui garantis que sa petite amie n'y verrait probablement pas beaucoup d'inconvénients. L'un des grands cadeaux de ma vie, c’est d'avoir été témoin de ce qui se passe dans ces retraites silencieuses. Les participants, qui pour beaucoup ne se connaissent pas, se réunissent et, à l'exception de deux séances de groupe d'une heure par jour, ils gardent le silence pendant une semaine. Ils ne reçoivent 91 aucune pratique ni aucune instruction spirituelle, mais ils sont plutôt encouragés à se reposer autant que nécessaire et à remarquer, tout au long de la journée, la Conscience claire à laquelle aucune pensée n'adhère jamais. Au fil des jours, un sentiment de joie et d'étonnantes vagues d'énergie envahissent les participants, qui ressentent le caractère naturel de l'éveil et du partage, sans les histoires et les présentations égotiques qui caractérisent généralement la société. Les participants décrivent souvent des sentiments qui leur sont familiers depuis l'enfance, comme le fait de se réveiller dans la journée et de se sentir excité sans aucune raison particulière. C'est ce qu'on appelle la joie acausale ou la joie pure de l'existence. On la ressent parfois comme un courant qui circule intérieurement, comme des bulles de champagne de bien-être. Ce sentiment de bien-être émane de notre état naturel d'innocence. Dans la Conscience éveillée, la perception claire grâce à laquelle nous contemplons le monde se renouvelle à chaque instant. Nous ne traînons plus mentalement la couche rigide de notre histoire et nous ne portons plus l'armure pesante de la suffisance. A l'occasion d'un passage de quelques jours sur l'île de Lanai, à Hawaï, je séjournais dans un centre de villégiature très huppé, qui attire souvent des titans de l'industrie. Un jour, en marchant sur un chemin conduisant à l'océan, un homme d'un certain âge me dépassa. Je sentis immédiatement une attitude impérieuse dans sa démarche décidée, dans son visage déterminé et sans gaieté qui paraissait taillé dans le roc. Nous nous regardâmes dans les yeux et un vent glacial balaya mon âme. Je me vis rappeler une fois de plus le fardeau que représente le fait de se considérer comme quelqu'un dans le monde, quelqu'un qui a du pouvoir sur les autres. Je ressentis de la compassion pour cet homme car, en dépit de toutes les richesses qu'il avait pu accumuler, je ne sentais que son indigence face à l’absence de ce que je considère comme le meilleur de la vie. Si l'on n'est pas en contact avec son innocence, il n'y a pas de paradis à trouver, même dans les plus beaux endroits de la Terre. La caractéristique la plus constante des maîtres et des éveillés que j'ai rencontrés, c'est une nature enfantine. Ils rient, pleurent, pétillent, plaisantent, le tout avec une spontanéité qui est inspirée par la liberté. Leurs visages sont fluides et ils reflètent une douceur intemporelle, même à un âge avancé. Poonjaji, qui était un modèle de dignité, octogénaire, pouvait être parfois drôlement dingo - et nous adorions. Il exprimait également toute une gamme d'émotions. Lors de ma première visite, je remarquai que, presque tous les jours, il riait et il pleurait souvent au cours des réunions avec ses étudiants. Parfois, ses larmes provenaient du bonheur de voir une personne s’affranchir d'un fardeau qu'elle portait ; parfois, il pleurait avec quelqu'un qui avait subi une perte. Comme chez un enfant, les sentiments le traversaient, puis disparaissaient aussi vite qu'ils étaient venus, sans laisser d'état d'âme résiduel. Nous aimons l'innocence que nous voyons chez les enfants. Nous prenons plaisir à les voir apprendre de nouvelles choses et s'amuser dans l'abandon le plus total. Nous aimons entendre leurs questions et leurs réflexions sur le monde, car elles 92 jaillissent de la Conscience originelle avec éclat. Nostalgiquement, nous regardons les enfants dormir et nous nous souvenons de ce sentiment de paix parfaite. Nous nous réjouissons de leur compagnie, car ils nous rappellent notre propre innocence. Mais dans la Conscience éveillée, l'innocence n'est plus l'apanage des enfants. Nous aussi, nous nous délectons d'apprendre de nouvelles choses et de nous amuser sans retenue ; notre Conscience originelle s'enquiert et réfléchit avec brio ; et nous aussi, nous dormons dans une paix profonde. L'innocence est un état qui ne dépend pas de l'âge, mais de l'attitude. Elle vit dans la surprise permanente en ne sachant pas comment les choses sont censées se dérouler, en n'ayant pas besoin qu'elles se déroulent d'une certaine façon. Lorsque j'étais enfant et que je vivais en Virginie, mes parents nous disaient régulièrement, à mon frère Bob et à moi, de monter dans la voiture. On nous disait rarement où nous allions. Nous pouvions nous retrouver à l'épicerie ou en Floride. Chaque tour en voiture était une merveilleuse aventure, car nous pouvions nous retrouver à peu près n'importe où. Non seulement nous n'avions aucune idée de l'endroit où nous allions, mais nous n'avions aucune idée que notre destination était quelque chose dont nous devrions être informés. Nous nous contentions de suivre le mouvement. Dans la Conscience éveillée, nous retrouvons notre innocence. L'intelligence voit que, malgré les souvenirs de nombreuses années, il y a toujours une Présence qui ne s'inscrit jamais dans la mémoire et qui existe uniquement et toujours maintenant. On se laisse à nouveau conduire, et la vie elle-même devient une merveilleuse aventure, si nous lui permettons de nous emmener plutôt que de la pourchasser. Cela ne veut pas dire que nous restons passifs jusqu'à ce que quelqu'un nous dise : "Monte dans la voiture !" Cela signifie simplement que nous apprécions le monde et que nous nous y déplaçons avec un cœur innocent. Où que le destin nous mène - dans la passion ou dans le calme - un cœur innocent rend le voyage sublime. La destination ou ce que nous voyons en cours de route n'a que peu d'importance. LA BEAUTÉ AMBIANTE ‘’Puissiez-vous cheminer dans la beauté.’’ - Bénédiction navajo Dans la Conscience éveillée, la beauté résulte de la perception de l'individu, et pas nécessairement de la chose perçue. Ce que nous décrivons souvent comme beau n'est qu'une interprétation conditionnée, qui nous pousse à voir une chose comme étant belle et une autre comme étant inesthétique. La Conscience éveillée, cependant, dépasse ce conditionnement et elle est capable de voir la beauté dans les endroits les plus improbables, parce qu'elle voit l'essence universelle des choses. 93 Il y a quelques années, je me trouvais en Inde pour rendre visite à Poonjaji, lorsqu'un changement radical de ma perception se produisit. J'étais devenue de plus en plus allergique à l'Inde, au fil des nombreux voyages effectués au cours des vingt années précédentes. J'entends par là que j'avais développé un tel dégoût vis-à-vis des scènes, des odeurs et des sons qui assaillaient mes sens quotidiennement que je me déplaçais avec une légère sensation de nausée. Néanmoins, l'Inde continuait de m'attirer en raison de son riche héritage spirituel et des grands maîtres qui y vivaient. J'appréciais aussi me déconnecter occasionnellement du rythme effréné de la vie occidentale et, du moins à cette époque, l'Inde me donnait l'impression de plonger dans le passé colonial, dès que je débarquais de l'avion sur le sous-continent. Mais il y a longtemps que j'avais perdu toute notion romantique envers une bonne part de l'Inde et que je remarquais plutôt la maladie, la pollution, la pauvreté et la superstition qui y régnaient. Au bout d’un moment, il me semblait que mon regard tombait sur de la laideur à tous les coins de rue. La fréquentation de Poonjaji changea tout cela. Je commençai à sentir la présence de la force vitale en moi-même et, bientôt, dans tout ce qui m'entourait. Un jour, en prenant ma douche, le carrelage de la salle de bain prit vie : j'imagine que je sentais presque les particules subatomiques qui tourbillonnaient à l'intérieur. Lorsque je marchais, je ne me percevais plus comme un corps séparé, mais comme un mouvement au sein d'un paysage englobant tout. A son tour, cette perception engendrait des sentiments de chaleur et d'appréciation à l'égard de chaque chose étrange, merveilleuse ou ordinaire sur laquelle je tombais par hasard. Désormais, quel que soit l'endroit où mon regard se posait, mon cœur était illuminé par la Présence inhérente qu'il reconnaissait là. Les porcs verruqueux qui mangeaient les ordures sur le bord de la route me parurent beaux, parce que je pouvais sentir ma propre Essence et percevoir cette même Essence en eux. Eux et moi, sous des formes différentes, nous n'étions que des composantes du panorama illimité de l'existence. Le zen dit : "Quand vous vous éveillez, le monde entier s'éveille." La Conscience éveillée reconnaît sa propre nature en toute chose, sa source étant la source de tout. On perçoit alors dans l'amour et dans la plénitude en expérimentant la beauté non seulement dans certains objets, certaines personnes ou certains lieux, mais aussi comme une intelligence du cœur éveillé qui ne fait qu'un avec le monde qui l'entoure. Bien souvent, notre définition et notre appréciation de la beauté relèvent d'une conscience limitée. Bien sûr, nous pouvons voir la beauté dans les joues rose bonbon et les yeux brillants d'un enfant, dans les lueurs pourpre et rouge du lever du soleil sur un champ enneigé, ou dans la grâce langoureuse d'une femme éblouissante. Identifier ces éléments comme beaux ne requiert aucune intelligence particulière. Nos gènes et notre conditionnement culturel font ce travail à notre place. Nous réagissons facilement aux déclencheurs typiques de l'instinct et à ce que l'on nous a appris à définir comme étant la beauté. Mais dans la Conscience éveillée, l'expérience de la beauté n'est pas liée à l'apparence d'une personne, d'un lieu ou d'une chose ; elle est liée à ce que 94 ressent celui qui regarde. Nous sommes capables de voir la beauté même dans ce que notre instinct ou notre conditionnement culturel qualifie d'horrible. Cette approche n'a rien à voir avec un sentiment d'optimisme béat qui consisterait à entrevoir une lueur d'espoir derrière chaque nuage noir, ni à raconter des histoires qui nieraient l'horreur. L'horreur est également vue et constatée dans la Conscience éveillée, mais elle est acceptée comme faisant partie de la totalité. En tant qu'animal humain, nous pouvons nous éloigner d'une odeur désagréable, mais nous n'avons pas besoin d'expérimenter l'odeur comme un facteur étranger, séparé de la totalité. Rumi disait : "Imaginez l’enchantement de déambuler dans une rue bruyante en étant le bruit." Dans la Conscience éveillée, nous ne découpons pas mentalement le monde en fonction de ce qu’il devrait inclure ou non. Nous percevons le monde comme une vaste extension de nous-mêmes. Nous lui appartenons et il nous appartient. Imaginez l'enchantement. La beauté dont nous faisons l'expérience dans la manifestation extérieure est un reflet direct de la beauté de notre réalité intérieure. Avez-vous jamais remarqué qu'une personne que vous aimez ou qui a simplement été gentille avec vous peut soudain vous sembler belle, alors que vous considériez auparavant ce même visage comme ordinaire ? Qu'est-ce qui a changé ? Dans la Conscience éveillée, nous ne dépendons pas uniquement de la stimulation visuelle pour faire l'expérience de la beauté, parce que nous reconnaissons que le plus grand canal de l'expérience de la beauté, c'est l'amour. Si nous aimons, nous voyons la beauté, nous nous exprimons en beauté, nous évoluons en beauté. Dans l'amour, nous sommes la beauté même. Le potier japonais, Hiroshi Eguchi, aujourd'hui décédé, rapporta qu'en 1948, Helen Keller et sa professeure, Anne Sullivan, étaient venues visiter son magasin de poterie à Nagasaki. Aveugle et sourde de naissance, Helen Keller avait alors passé plus de soixante ans à apprendre sans relâche et découvrir la beauté. Le potier Eguchi avait vu sa ville anéantie par la bombe atomique, trois ans auparavant, et il se sentait aigri à l'égard des Américains. Il consentit toutefois à faire visiter son magasin aux deux femmes et il fut intrigué, lorsque Keller saisit un ancien pot Imari absolument unique. En l'examinant de ses mains, elle s'exclama : "Oh, il est magnifique !’’ Eguchi se dit alors avec un soupçon d’indignation : "Comment cette vieille Américaine aveugle pourrait-elle bien comprendre la beauté et la valeur de ce pot !" Sept ans plus tard, Helen Keller et Anne Sullivan firent un second voyage à Nagasaki et elles visitèrent à nouveau le magasin de poterie. Imaginez la surprise d'Eguchi, lorsqu’Helen Keller lui demanda de lui montrer le pot Imari qu'elle avait "vu" des années auparavant. En entendant cela, Eguchi réalisa qu'il avait mal jugé la capacité d'appréciation d'Helen Keller. Il écrira plus tard à propos de cet épisode : "Ce n'est pas avec nos yeux que nous apprécions la poterie, mais c’est notre cœur qui reconnaît la beauté de la poterie." Peut-être Eguchi vécut-il assez longtemps pour comprendre que c’est notre cœur qui reconnaît la beauté de toute chose. 95 LA GRATITUDE ‘’ Si la seule prière que vous dites tout au long de votre vie est merci, cela suffirait.’’ - Maître Eckhart La gratitude est un prélude à la joie. Être vraiment heureux, c'est vivre dans la gratitude. Dans la Conscience éveillée, nous nous sentons simplement reconnaissants pour la vie elle-même. Le fait que nous existions, témoins des merveilles de la vie pendant toute la durée de notre existence, est un cadeau incommensurable et une raison suffisante pour vivre totalement dans la gratitude. Plus notre conscience s'approfondit et s'élargit, plus nous éprouvons de la gratitude pour toutes sortes de choses, grandes et petites, heureuses et tristes, au sein de cette existence. Dans les Dialogues du Dharma, on me demande fréquemment ce que signifie la grâce. Je réponds que la grâce est la gratitude. En fait, les mots "grâce" et "gratitude" partagent la même racine latine. Vivre dans la grâce, cela signifie accepter tout ce qui se présente à nous avec gratitude. La grâce n'est pas, comme on le croit souvent à tort, une situation où tout se passe comme on le souhaite. Les gens pensent erronément avoir bénéficié d'une sorte de grâce, parce qu'ils ont pu monter en première classe ou qu'ils ont eu la chance de rencontrer la bonne personne au bon moment, ou tout autre événement chanceux de cet acabit. Mais la vraie grâce, c’est une attitude d'acceptation et d'appréciation vis-à-vis de tout ce qui se présente à nous, les difficultés comme les joies. La grâce, c'est l'ouverture du cœur qui murmure "d'accord", alors même que tout s'écroule. On raconte l'histoire d'une vieille femme sage nommée Suko qui vivait au Japon et qui était connue pour sa grande joie de vivre. Un jour, un homme lui rendit visite et lui dit : "Je suis très renfermé sur moi-même et malheureux, la plupart du temps. S'il vous plaît, indiquez-moi comment devenir joyeux". Suko lui répondit : "Quoi qu'il advienne, dites simplement à l'univers : "Merci, merci pour tout. Je ne suis absolument pas à plaindre". Elle lui dit de revenir au bout d’un an et de lui faire part de ses progrès. L'homme prit congé et revint trouver Suko un an plus tard. Il déclara avoir fait tout ce qu'elle lui avait dit. Il avait remercié pour tout. Mais, hélas, il était toujours renfermé sur lui-même et malheureux. "Et maintenant ?’’, demanda-t-il. Suko réitéra : "Continuez simplement à remercier. Merci pour tout. Je ne suis absolument pas à plaindre". On raconte que l'homme réalisa à ce moment-là le véritable pouvoir de la gratitude, qu'il n'y avait aucune exception en matière de gratitude, et que même son malheur pouvait être envisagé positivement. Celle-ci avait vaincu sa résistance, l'avait rendu humble et conduit auprès de cette femme sage. Il accéda alors à un courant de joie éternelle, comme le raconte l'histoire. Il y a quelques années, alors que je vivais à Portland, dans l'Oregon, l'écrivain Andrew Harvey vint me rendre visite à l'occasion d'un atelier qu'il animait en 96 ville. Après son arrivée, en cette journée d'été exceptionnellement chaude, nous allâmes visiter les célèbres jardins japonais de Portland, avant d'aller faire quelques courses en ville. Une fois les courses terminées, nous retournâmes à l'endroit où je croyais avoir garé la voiture, mais elle était introuvable. En parcourant les rues, l'idée me vint que la voiture avait peut-être été volée, car je savais que ce quartier de la ville connaissait un taux élevé de vols de voitures. Nous continuâmes à arpenter les rues dans la chaleur de la mi-journée. Au bout d'une heure, je me rendis compte qu'Andrew, qui souffrait du dos, commençait à se déplacer beaucoup plus lentement. Timidement, je lui demandai ce qu'il y avait dans ses bagages laissés dans la voiture. "Eh bien... mon passeport, les notes de mon nouveau manuscrit et sept cents dollars en liquide", dit-il. "Mais vous avez perdu votre voiture et tout son contenu", ajouta-t-il avec sympathie. En chemin, Andrew remarqua la beauté de l'architecture des bâtiments devant lesquels nous passions. Il observa que, comme il pleut souvent à Portland, nous avions de la chance d'être au sec dans cette aventure. Il s'arrêta pour admirer un petit jardin potager dans une cour d'entrée. Chaque fois qu'il parlait, c'était pour apprécier quelque chose de beau. Je ne tardai pas à voir s'estomper ma propre résistance à l’égard de la perte de la voiture. Si celle-ci avait été volée, elle avait déjà disparu. Nous remplirions les déclarations à la police et nous trouverions un moyen pour rentrer chez moi. Il n'y avait aucune raison de ne pas admirer la magnifique architecture et les jardins qui se trouvaient sur notre chemin. Au bout d'un moment, je commençai moi aussi à remarquer quelques aspects de la douceur de vivre qui m'apparaissaient en ce jour d'été : les fumets de la restauration, une vieille dame qui souriait dans son fauteuil roulant, le visage tourné vers le soleil, un garçon qui déballait un cerf-volant tout neuf. Nous cheminions dans un état de grâce et de gratitude. Nous finîmes par retrouver la voiture, où je l'avais manifestement garée et laissée sans faire attention, quelques heures auparavant. Bien qu'avoir retrouvé la voiture ait été un grand soulagement, le temps passé à sa recherche avait été plutôt agréable. Là où l'appréciation est réelle, la joie n'est pas loin. Une attitude reconnaissante est en soi l'une des composantes les plus précieuses de la joie. Cette attitude ne dépend pas des objets pour lesquels nous sommes reconnaissants ; elle est totalement subjective, c'est une façon de percevoir, une optique à travers laquelle on voit le monde. L'optique de la gratitude. En 1995, mon frère Glenn tomba gravement malade et découvrit qu'il était atteint du sida. Comme il avait passé sa vie à chercher le bonheur à l'extérieur de luimême et dans l'avenir, il avait été malheureux durant les trente-deux années précédentes. Le diagnostic du sida et la perspective d'une vie écourtée le poussèrent à apprécier profondément le temps et l'expérience qui lui restaient. Mon frère mourut en 2002. Ses dernières années, et même ses derniers mois, furent les plus heureux de sa vie. Il n'aurait pas dit qu'il était reconnaissant d'avoir le sida, mais le fait d'avoir le sida le rendit reconnaissant pour sa vie. Si nous pouvions connaître le jour et l'heure de notre mort, peut-être pourrionsnous apprécier chaque respiration, chaque vision, chaque son ou chaque contact, 97 et même si la plupart d'entre nous ne connaissent pas l'heure exacte de leur mort, nous pouvons être sûrs que celle-ci arrivera bien assez tôt. Peut-être qu'à la limite entre l'existence et sa fin, nous apprécierons le don de la vie, mais pourquoi attendre la fin pour le faire ? Le don n'est pas moins précieux maintenant. Pourquoi ne pas permettre à notre intelligence de s'éveiller à la gratitude et de se réjouir ainsi de chaque jour de cette existence inestimable ? UNE JOIE CONTAGIEUSE ‘’Laissez la joie être sans limites.’’ - Lord Byron Pendant près d'un an, alors que je vivais dans la région de la baie de San Francisco, je me rendis depuis ma maison située dans le comté de Marin jusqu'à la ville de San Francisco en traversant le Golden Gate Bridge en fin d'après-midi. Il y avait un péager à l’époque, un homme de couleur et d'un certain âge à la joie contagieuse, qui me semblait être une personnification de la Conscience éveillée. Pendant les quelques secondes qu'il fallait pour lui remettre le montant à payer ou pour qu'il rende la monnaie, il avait toujours un mot gentil et un sourire. Je veillais à me placer dans sa file, lorsque j'approchais du péage et, au bout d'un temps, j'eus l'impression de rendre visite à un vieil ami. Quel que soit le temps ou l’importance du trafic sur le pont, il était imperméable à la morosité. "Quelle belle journée !", lançait-il. "Quel plaisir de vous voir !" Je remarquai à plusieurs reprises que si la voiture qui me précédait contenait des enfants, le péager leur donnait quelque chose à chacun. Un jour, alors que personne n'attendait derrière moi, je lui demandai ce qu'il donnait aux enfants. "Oh, ça vient de ma réserve de Tootsie Rolls", répondit-il en indiquant un gros sac de bonbons. "J'aime faire plaisir aux tout petits, car certains d'entre eux font de longs trajets en voiture". Une fois, pendant que je patientais dans les embouteillages sur le pont, j'essayai de calculer mentalement le nombre de personnes avec lesquelles le péager pouvait entrer en contact au cours d'un service de huit heures. J'entrepris d'imaginer le nombre de personnes que son amabilité pouvait toucher, si seulement une petite fraction d'entre elles y était sensible. Je ne me souviens plus du chiffre de mon estimation, mais il me parut très élevé. Je sais qu'en ce qui me concerne, les quelques instants où je le rencontrais chaque jour étaient une source de joie, et je m'émerveillais de voir à quel point ce seul homme, qui occupait un poste peu enviable, pouvait potentiellement répandre de la joie autour de lui. "Ce type devrait travailler aux Nations unies", pensai-je. Notre bonheur est non seulement un cadeau pour nous-mêmes, mais aussi pour tout notre entourage. Que nous soyons exubérants dans nos manifestations ou que nous nous contentions de rayonner en silence, la joie peut être contagieuse et toucher tous ceux qui nous entourent. La plupart d'entre nous connaissent 98 l'expérience du fou rire qui éclate dans un contexte inapproprié et qu'il est impossible de contenir. Bien vite, on ne se souvient plus ou on ne se soucie plus de ce qui l'a déclenché, mais la situation devient souvent trop hilarante pour qu’on s'arrête. Similairement, un courant de joie peut se propager à partir d'une personne en particulier et, au bout d'un temps, les personnes qui l'entourent ne se souviennent plus de son origine, mais seulement du fait qu'elles se sentent irrésistiblement joyeuses. Notre bonheur confère aussi à nos proches le privilège de ne pas s'inquiéter à notre sujet. Ils peuvent nous barrer de leur liste de préoccupations. En fait, quand nos proches pensent à nous dans leurs propres moments de difficulté, cela les réconforte, cela évoque pour eux un sentiment de bien-être, comme un havre de paix. C’est un rayon de lumière pénétrant dans une caverne plongée dans l'obscurité. Il y a de nombreuses années, en fondant une organisation de services qui s'occupait de nombreuses tragédies internationales, j'étais en proie à l'agitation et à la déprime. La vérité, c’était qu'aussi louable que fut l'organisation, je n'aimais pas ce travail et que je n'y apportais que peu de joie. J'étais là, parce que je pensais que je devais l'être, et au moins une partie de ma motivation concernait la façon dont mon implication dans un projet aussi important était perçue par les autres. Un jour, mon ami, Howie Cohn, vint déjeuner avec moi. Il revenait d'un voyage en Inde au cours duquel il avait rencontré celui qui allait devenir mon propre maître, Poonjaji. Sur le chemin du restaurant, je sentais la pesanteur de chacun de mes pas par rapport à la légèreté dans la démarche et dans le cœur d'Howie. Il parla très peu du temps qu'il avait passé avec Poonjaji, mais une joie chaleureuse émanait de chacun de ses gestes et de chacune de ses paroles. Son esprit était clair, rafraîchissant et enjoué, et je me surpris à rire à gorge déployée pour la première fois depuis des semaines. De retour au bureau, je sus que je devais quitter ce poste (ce que je fis peu de temps après). Si on ne met aucune joie dans ce qui nous occupe, notre service est problématique. Nous marchons peut-être comme de bons soldats, mais ce n'est guère enthousiasmant. Si nous sommes éveillés et dans la joie, notre seule présence est encourageante. Le simple fait de penser à nous peut aider une personne en difficulté. Dans les moments pénibles, je visualise souvent le visage du dalaï-lama et je me rappelle immédiatement que la joie est possible dans les situations les plus éprouvantes. Le dalaï-lama rayonne constamment de bonheur, tout en étant quotidiennement conscient de l'énorme souffrance qui règne au Tibet et ailleurs. Il ne s'agit pas, bien sûr, de nier la tristesse. Il s'agit simplement de connaître la source de joie qui prévaut dans la Conscience éveillée ; elle prévaut aussi par rapport à la tristesse. Il y a quelques années, un homme dont la petite amie venait d'être assassinée participa à l'une de nos retraites. On comprendra aisément que cet homme était plongé dans une immense tristesse et qu'il était globalement indifférent à ce qui se passait autour de lui. Nous soutenions sa souffrance dans nos cœurs en partageant délicatement cette perte horrible, en atténuant le poids de son fardeau. Cependant, le pouvoir de la retraite en compagnie d'autres personnes 99 était tellement fort qu'au bout de quelques jours, il put se sentir lui-même, pleurer et commencer à apprécier la beauté qui l'entourait. Il en arriva même à se réjouir ; plusieurs fois au cours des séances de groupe, je le vis rire de bon cœur, alors que, jour après jour, il s'illuminait dans la contagion de l'amour et de la joie qui I'entouraient. Et même s’il est possible qu'il ait replongé dans le chagrin après avoir quitté le réconfort de cette communauté de retraite empathique, on lui avait au moins rappelé que le bonheur était toujours possible, en dépit de la terrible perte qu'il avait subie. La joie est l'antidote naturel du malheur. Dans la Conscience éveillée, on laisse sa joie rayonner davantage en compagnie d'autres personnes, au cas où la lanterne de joie de l'une d'entre elles se serait éteinte. Et comme quand on allume une lanterne à partir d'une autre, il n'y a qu'un éclat de lumière dans l'illumination combinée sans aucune diminution de lumière pour la lanterne d'origine — un don qui se renouvelle et qui s’intensifie par le simple partage. LA LUNE EST TOUJOURS PLEINE ‘’Soyez amoureux de votre vie.’’ - Jack Kerouac (Liste des essentiels) Tout au long du mois, nous faisons allusion aux différents stades de la lune, en fonction de notre vision de celle-ci. Nous parlons d'un croissant de lune, d'un quartier de lune, d'une demi-lune ou d'une pleine lune. Dans sa plénitude, la lune pourrait être surprise par le nombre de milliards de personnes qui l'ont perçue différemment, puisque la lune, en elle-même, est toujours pleine. Pareillement, dans la Conscience éveillée, nous connaissons notre plénitude, quelle que soit la perception que les autres ont de nous. Nos vies et nos expériences sont uniquement les nôtres, des tapisseries dont chaque fil est à sa place, alors même qu'elles continuent à se tramer. Personne d'autre ne peut vraiment connaître les élans d'inspiration ou les observations délicates et silencieuses qui composent notre paysage mental. Nous nous en délectons la plupart du temps sans rien dire et sans avoir besoin d'être reconnus. C'est un ravissement secret. Durant une grande partie de ma vie d'adulte, j'ai cru qu'en m'entourant de personnes intéressantes et qu'en vivant des aventures exotiques aux quatre coins du monde, je me valoriserais. Il me semblait aussi qu'avoir ce style d'expériences et de personnes dans ma vie susciterait l'admiration d’autrui. Je serais une créature fascinante à ses yeux et, sans avoir pris de décision consciente à ce sujet, je pensais que je deviendrais quelqu’un de plus profond, de plus heureux en moi-même. La soif d'aventures et le désir de vivre des expériences qui me semblaient audacieuses, radicales, voire même dangereuses, me poussaient à rester en mouvement, à accrocher toujours de nouveaux lieux, de nouveaux concepts, des personnages étonnants et toutes sortes d'expériences psychiques à 100 mon tableau de chasse. De fait, je devins, à mes yeux, comme une collection de récits d'aventures palpitantes et une plaque tournante menant à des personnalités remarquables. Dans cette quête, j'avais également l’impression que la vie des gens qui menaient des existences plus simples, où ils restaient à la maison, était étriquée et étouffante. Il y avait bien sûr des exceptions. Emily Dickinson restait chez elle, dans le Massachusetts, et elle écrivit de grands poèmes. Shakespeare ne voyageait sans doute pas beaucoup, mais il bouleversa intellectuellement le monde. Ces personnes et d'autres personnes douées réussirent à mener une vie intérieure extraordinaire sans beaucoup voyager, ni la compagnie d'une société trépidante. Mais secrètement, je pensais que la plupart des gens qui menaient une vie simple et tranquille, peut-être en élevant une famille, en travaillant jusqu'à la retraite ou en cultivant la terre, étaient généralement ennuyeux et sans doute étroits d'esprit. Cependant, le temps a le don de nous rendre humbles et de nous forcer à reconsidérer nos opinions de longue date. Il devint clair que, malgré mon engouement pour la vie de bohème glamour, le cumul d'expériences n'induisait pas nécessairement un approfondissement de la qualité, du discernement ou du bonheur. Il devint par ailleurs évident que la vie dite ordinaire de la plupart des gens n'était pas nécessairement limitée en termes de qualité, de perspective ou de bonheur par le fait qu'ils ne voyageaient pas beaucoup ou qu'ils n'avaient pas d'amis sophistiqués. En d'autres termes, les délices et la profondeur de toute vie dépendent de la relation intérieure que nous entretenons avec notre propre plénitude, et non de l'accumulation et de la multiplication extérieure d'expériences et de personnes. Léon Tolstoï a raconté l'histoire de trois ermites chrétiens qui vivaient depuis des décennies sur une île au nord de la Russie. Ayant appris leur réputation de sainteté et d'ascétisme, un évêque décida de leur rendre visite et de leur enseigner ce qu'il pouvait. Arrivé sur l'île, l'évêque leur dit : "Dites-moi, comment priez-vous Dieu ?" "Nous prions comme ça", répondirent les ermites. "Tu es trois, nous sommes trois, aie pitié de nous !" Tout sourire, l'évêque reconnut leur tentative malencontreuse d'honorer la Sainte Trinité, mais il expliqua patiemment aux ermites qu'ils ne priaient pas correctement. Pendant plusieurs heures, il leur expliqua la foi et il enseigna aux ermites les prières traditionnelles en leur faisant répéter des phrases une centaine de fois. Ayant pris congé d'eux, l'évêque remercia Dieu de l'avoir envoyé pour aider des hommes aussi dignes, mais confus. Cette nuit-là, de retour sur le bateau, l'évêque n'arrivait pas à dormir, tant il était excité par ce qu'il avait accompli avec les ermites. Toutefois, après plusieurs heures, il remarqua quelque chose de vif et fulgurant qui se déplaçait sur la mer éclairée par la lune. Au fur et à mesure que la vision se précisait, il vit clairement qu'il s'agissait des trois ermites qui couraient sur la surface de l'eau à une vitesse fantastique. 101 "Nous avons oublié votre enseignement, serviteur de Dieu !", dirent les ermites en s'approchant du bateau. "Tant que nous le répétions, nous nous en souvenions, mais lorsque nous nous sommes interrompus un moment, tout a été perdu. Veuillez nous instruire encore une fois." Sidéré par ce qu'il venait de voir, l'évêque s'inclina profondément devant eux et il leur dit : "Votre propre prière parviendra au Seigneur, hommes de Dieu. Il ne m'appartient pas de vous instruire." Vivre dans la plénitude confère à chacune de nos vies force et dignité, peu importent les limites apparentes de nos situations, de nos connaissances ou de nos expériences de vie. Accepter la vie sans se demander comment elle aurait dû être ou pourrait être nous permet d'apprécier véritablement la vie, telle qu'elle est. Récemment, j’ai vu un documentaire sur des enfants hispaniques issus du ghetto, dans une école de Los Angeles. Le film se focalisait en particulier sur une petite fille en léger surpoids, Mayra, qui paraissait avoir neuf ou dix ans. Très intelligente et parlant couramment l'anglais, Mayra dévoilait son intimité d'une manière rarement vue chez les jeunes, et chaque mot qu'elle prononçait la rendait plus attachante. J'ai été particulièrement frappée par la joie de Mayra, alors qu'elle montrait fièrement à la réalisatrice le logement d'une seule pièce, à East Los Angeles, qu'elle partageait avec ses frères et sœurs, sa mère et son oncle. Tout étant parfaitement à sa place, elle précisa où chaque membre de la famille dormait dans les différentes couchettes, et elle passa méticuleusement en revue les différents compartiments de la seule et unique armoire dont ils disposaient, en indiquant quel ensemble de vêtements appartenait à tel ou tel membre de la famille. Mayra passait la plupart de ses journées seule dans cette pièce après l'école, pendant que sa mère et son oncle occupaient des emplois subalternes pour subvenir aux besoins de la famille, et pourtant, en la voyant chausser les talons hauts de sa mère et danser quelques pas devant la caméra, j'eus le sentiment qu'elle aurait pu se trouver sur scène devant des milliers de personnes, tant le plaisir qu'elle semblait y prendre était grand. Dans la Conscience éveillée, nous ne réclamons plus que le contexte de notre vie nous procure le bonheur, et nous n’espérons plus voir notre plénitude à travers les yeux d’un(e) autre. Mayra n'avait pas encore appris à dévaloriser son expérience, en se disant que les circonstances de sa vie laissaient fortement à désirer ou que les autres pourraient la plaindre. Sa joie était celle de quelqu'un qui se sentait tout simplement bien dans sa peau, et la pleine lune dansait dans son HLM. LE CONTENTEMENT "Celui qui se lie à une joie Détruit la vie ailée ; Celui qui embrasse la joie au vol Vit dans l’aurore d’un soleil éternel." 102 - William Blake Le contentement est peut-être l'aspect le plus sous-estimé du bonheur dans notre culture. La publicité et la société nous conditionnent habituellement à assimiler le contentement à l'ennui. Dès notre plus jeune âge, on nous inocule le message selon lequel le bonheur est synonyme de désir et d'obtention de choses. Environ une semaine après la destruction du World Trade Center et la perte de près de trois mille vies, notre gouvernement et nos médias sollicitaient l'aide de nos concitoyens. La suggestion n'était pas de compter nos bénédictions, de prendre conscience de l'incertitude de la vie, d'être plus bienveillants les uns envers les autres, ou de réduire notre dépendance à l'égard des ressources étrangères. Non, selon le gouvernement et les médias publicitaires, l'acte le plus important et le plus patriotique que nous devions accomplir face à cette tragédie nationale consistait à acheter plus de biens. Dépenser de l'argent. Se remettre à consommer. Tels des sujets psychopathes programmés pour faire des achats, nous sommes censés nous garder dans une transe d'achat quasi robotique, que même une catastrophe de grande ampleur ne devrait guère contrarier. Je ne vois pas de conspiration malveillante de la part du gouvernement et des entreprises. Ces organisations sont simplement constituées de personnes, de gens ordinaires. Mais beaucoup de personnes qui travaillent dans ces institutions sont les victimes d'un certain nombre d'erreurs. Elles considèrent qu'en vouloir toujours davantage et être toujours en quête de la prochaine affaire est un état désirable. Elles s'engagent dans cette voie, non pas pour tromper un public qui ne se doute de rien, mais parce qu'elles aussi veulent plus de choses et s'efforcent de les obtenir. Il se trouve qu'elles occupent des positions de pouvoir qui leur permettent d'y parvenir facilement en convainquant des tas de gens de faire de même. Il s'agit d'un système pyramidal à grande échelle. Malheureusement, les acteurs tardent à s'apercevoir que cela ne mène pas au bonheur et que l'emballement de la consommation est en train de tuer une grande partie de la vie sur Terre. Si nous étions tous plus satisfaits, nous consommerions moins. Le contentement devient par conséquent l'un des actes les plus révolutionnaires pour un Occidental. Mais le contentement va à l'encontre de toutes les normes et de tous les conditionnements culturels, et c'est pourquoi il est si rare. Mais dans la Conscience éveillée, le contentement s'infiltre dans l'être comme l'odeur de l'océan dans une brise tropicale. N’étant plus distrait par des histoires sur ce qui manquerait, l'appréciation de ce qui est ici présent devient plus subtile. Un ancien avocat du monde du spectacle et scénariste pour la télévision qui assiste aux Dialogues du Dharma me disait récemment qu'il avait du mal à croire qu'il pouvait observer les oiseaux depuis la fenêtre de son appartement, tout en se sentant pleinement satisfait. Il n’a plus le besoin d'être bombardé de stimuli médiatiques pour se divertir. En fait, il a commencé à vivre ce bombardement comme une agression sensorielle. Ses goûts ont évolué. Satisfait de la simplicité et moins intéressé par une dramatisation complexe, il connaît aujourd'hui une paix qu'il n'avait jamais connue durant de nombreuses années de recherche et d'acquisitions. 103 Peut-être que le plus bel exemple de contentement que je connaisse est la vie de Ramana Maharshi. L'un des sages indiens contemporains les plus vénérés, Ramana connut un Eveil extraordinaire en 1896, alors qu'il n'avait que seize ans. Un jour, après l'école, la pensée de la mort envahit le jeune Ramana. Pourquoi tout le monde était-il destiné à mourir ? Mais surtout, pourquoi allait-il mourir, lui aussi ? Tétanisé par la peur, il s'allongea et il laissa sa conscience examiner ce qui exactement allait mourir et ce qui pourrait subsister. En l'espace de vingt minutes, il réalisa ce qu'il appelait le Soi, le substrat de l'existence, qui imprègne tout. Ayant reconnu sa nature fondamentale comme étant ce substrat, la peur de la mort le quitta et ne revint plus jamais. Bien plus, il était rempli d'amour, d'une appréciation du Soi sous toutes ses formes. Cette nouvelle joie l’absorbait tellement qu'il ne pouvait plus supporter les activités banales de sa vie d'écolier. Les études ordinaires lui apparaissaient comme une distraction par rapport à son immersion dans le Soi. Six semaines après sa réalisation, il quitta sa maison pour se rendre directement sur la montagne d'Arunachala, un lieu de pèlerinage sacré qui avait toujours exercé sur lui un attrait mystérieux. C'est là, sur et autour de la montagne, que Ramana passa le restant de sa vie. Si grand était son contentement que, jusqu'à sa mort en 1950, il ne quitta jamais Arunachala, ne serait-ce que pour une journée. Pendant plusieurs années de sa vie là-bas, il vécut dans le silence le plus complet, en se retirant dans des grottes, vêtu seulement d'un pagne. Au bout d'un certain temps, des fidèles commencèrent à se rassembler autour de lui, attirés par l'amour silencieux qui émanait de lui. Finalement, un ashram fut aménagé pour accueillir les fidèles et les visiteurs. Des universitaires, des écrivains, des chefs d'État, des enseignants spirituels et des chercheurs du monde entier vinrent également s'asseoir en sa présence. Au fil des ans, Ramana répondit occasionnellement à des questions, mais la plupart du temps, il demeurait silencieux en aidant aux tâches de l'ashram, en s'occupant des animaux ou en se reposant sur son estrade. N'ayant jamais recherché le monde, c'est le monde qui vint à lui. J'étais une jeune femme, lorsque je vis pour la première fois une photo de Ramana Maharshi, prise dans les dernières années de sa vie. Je me rappelle avoir regardé la photo et m'être dit : "C'est à cela que je voudrais ressembler à son âge". Son visage rayonnait de contentement ; son regard contemplait l'éternité. C'était peutêtre le plus beau visage que j'avais jamais vu. J'entrepris de lire quelques-uns de ses enseignements, mais ceux-ci étaient trop simples et trop directs au vu de mes besoins spirituels compliqués et de mes croyances de l'époque. La route fut longue avant de revenir à eux. Qui aurait pu savoir qu'en rencontrant Poonjaji près de vingt ans plus tard, je me retrouverais avec un Maître dont le propre Maître vivant avait été Ramana Maharshi ? Le contentement le plus profond découle de la reconnaissance de la force vitale imprégnant toute chose. C'est l'expérience d'être témoin d'une intelligence infiniment créative qui se manifeste infiniment. On qualifie de vie et de mort ses allées et venues, mais d'un autre point de vue, tout n'est que la Conscience, qui ne cesse de se réorganiser en formes et en absence de formes. Il n’est pas nécessaire de réclamer que des créatures dotées d'une forme se prolongent audelà de la mort d'une façon ou d'une autre, alors que la réalité sous-jacente d’où 104 elles jaillissent est infinie. Sachant cela, nous sommes des témoins de l'éternité, même si ce n’est que pour un très court instant. 105 L’ÉMERVEILLEMENT Le soleil se couchait, alors que la lune se levait. Le soleil doré et la lune nacrée se trouvaient réunis dans le ciel. Elle savait que tous deux rayonnaient de la même lumière, et elle se demandait d'où provenait cette lumière. Qu'était au fond la lumière ? Elle ne réfléchit que brièvement à la question de la lumière, puis son esprit plongea dans le silence. Ensuite vinrent des réflexions sur l'existence elle-même. Pourquoi y avait-il quoi que ce soit ? Cette question fondit elle aussi dans l'espace. Des pensées similaires sur l'origine et sur la destination des choses continuèrent à surgir et à disparaître sans résultat, en la laissant dans un agréable sentiment d'émerveillement. Elle savourait le peu qu'elle savait, toute la charge du désir de savoir ayant cédé avec la fin de la quête. Il était étrange qu'elle ait cru un jour qu'il était possible de percer les mystères de la vie. Elle avait étudié plusieurs traditions de sagesse et de philosophie et s'était ralliée à celles qui l'attiraient le plus. Elles représentaient de vastes et anciens systèmes formateurs et dévotionnels, dont les textes remplissaient des milliers de bibliothèques. Elle avait supposé qu'au moins l'une de ces traditions devait être la bonne. Mais c'était à l'époque de la quête. Aujourd'hui, elle n'entretenait plus aucune supposition de ce genre. Elle était passée de la conjecture du savoir à la certitude de l'inconnaissance. Elle se souvint de sentiments similaires durant son enfance. À l'époque, elle avait vécu dans un grand mystère. Quoique enthousiasmée par les possibilités infinies de l'existence, elle avait passé peu de temps à y réfléchir. Ses journées d'enfant étaient trop riches et merveilleuses pour qu'elle les passe à réfléchir à des choses qu'elle ne pouvait pas savoir. Désormais, elle avait retrouvé le sens de l'émerveillement, et elle évoluait de nouveau dans un univers mystérieux, comme une enfant. Elle ignorait les origines de son existence et ce qui l'attendait. Elle n'avait plus de livres auxquels se référer pour trouver des réponses, plus de traditions pour l'accompagner, plus de croyances pour lui promettre autre chose que l'instant présent. Or, elle n'avait jamais été aussi satisfaite. Elle adorait le mystère, après tout, et le mystère l'enveloppait. Le soleil s'était couché. Les couleurs du crépuscule et du clair de lune embellissaient le ciel et touchaient la rivière sous la forme de grands rubans pourpres et argentés. Elle observait en silence le jeu chatoyant des couleurs sur l'eau, et ses yeux reflétaient leur mystérieuse lumière. QU’EN EST-IL DE TOUT CECI ? "Notre situation sur cette Terre paraît étrange, chacun d'entre nous apparaissant ici involontairement et sans y être invité pour un court séjour, sans savoir pourquoi. Pour moi, c'est suffisant pour s'émerveiller du secret". 106 - Albert Einstein L'un de mes amis fit l’achat d’un télescope pour sa fille de huit ans et, par une nuit de pleine lune, ils l'installèrent dans l'arrière-cour. Il régla l'objectif sur la lune de façon à ce qu'elle occupe tout le champ de vision, puis il demanda à sa fille d'y jeter un coup d'œil. Subjuguée par le spectacle, sa fille lui dit : "Regarde, papa, la Lune bouge". Son père lui expliqua que la Lune se déplaçait effectivement autour de la Terre, de même que la Terre se déplaçait autour du Soleil. Sous le coup de cette révélation, la fillette s'exclama alors, les yeux écarquillés : "Dieu du ciel, nous sommes dans l'espace !'' Quasiment tout le monde a connu, à un moment ou à un autre, ces moments merveilleux où, soudain, plus aucune frontière ne vient limiter le sentiment d'exister. Dans la Conscience éveillée, un tel sentiment se normalise. C'est simplement la vérité toute nue. Comme l'a dit un jour mon Maître : "Peut-on mesurer la largeur, la hauteur et la profondeur de cet instant même ?" La question plonge l'esprit dans l'immensité. La Conscience éveillée est émerveillée par le mystère de la vie. Nous pouvons bien nous réjouir de nouvelles révélations sur notre monde, mais nous sommes également heureux de savoir humblement que nous ne savons pas grand-chose. Il faut un cœur et un esprit honnêtes pour reconnaître que nous ne connaissons pas vraiment le but de l'existence, ou s'il y a un but tout court. Le concept de finalité n'est peut-être que de la prétention humaine. Se contenter du mystère est assez rare, semble-t-il, car la plupart des gens veulent des réponses et se consolent avec des systèmes de croyance sur les origines du cosmos. Ils veulent du connu, aussi irrationnel soit-il. Mais quiconque est resté sans voix devant la beauté, le génie, l'amour, la naissance ou la mort, quiconque observe simplement les aspects les plus banals de cette fantastique existence et s'émerveille de l'intelligence stupéfiante qui l'anime, vit dans un sentiment de plénitude qu'aucune religion ou croyance ne peut lui procurer. Dans nos retraites, le sentiment d'émerveillement devient plus fort, de jour en jour. C’est dû au pouvoir d'observation qui opère, lorsque nous sommes tranquilles et que le libre flux de l'intelligence naturelle est autorisé à prévaloir. Nous remettons en question ce que nous étions sûrs de savoir, et nous percevons alors avec de la clairvoyance, comme si c'était la première fois. Un de nos retraitants plaisanta un jour au cours d'une séance matinale : "Je me suis regardé dans le miroir sans reconnaître le visage, mais je l'ai tout de même rasé !" Il ne reconnut pas son propre visage, parce que les histoires associées à son visage, les habitudes en rapport avec "qui je suis", étaient tout simplement absentes. Depuis l'enfance, j'ai vécu des expériences similaires avec le visage du miroir. Petite fille, je me rappelle être passée devant un miroir et m'être arrêtée, soudainement interloquée et curieuse de découvrir la créature dont j'apercevais le reflet. Je regardais mon image avec un intérêt intense, mais impersonnel, comme si j'avais tourné au coin d’une rue pour tomber nez à nez avec mon clone. De ces souvenirs, je me rappelle non seulement du sentiment de ce qu'il en était 107 par rapport à cela, mais également, du sentiment plus large de ce qu'il en était par rapport à la totalité, la conscience sortant de son cadre habituel. Compte tenu du caractère précieux de l'existence et de la brièveté de notre séjour ici, comment notre conscience perd-elle son sentiment naturel de l'émerveillement ? Comment nous abrutissons-nous avec une vie métronomique, où nous nous bornons à aller de l'avant, à vérifier les listes des choses à faire, à rivaliser suivant les besoins, et à consommer à tout va? Qu'est-ce qui empêche notre intelligence naturelle d'apprécier pleinement la vie dans son grand mystère ? Les deux principaux coupables sont la peur et le cynisme. Bien entendu, la peur peut s'apprendre et être entretenue. Certains enfants endoctrinés au sein de diverses croyances religieuses dès leur plus jeune âge grandissent avec des images terrifiantes de ce qui se passera, s'ils ne croient pas à la version de la réalité qui est défendue par leur religion particulière. Par exemple, on leur dit qu'ils brûleront en enfer pour toujours. Non seulement est-il cruellement facile d'endoctriner un enfant, mais avec en plus la menace d'une damnation éternelle en cas de remise en question de la doctrine, il est surprenant que quelqu'un ose un jour le faire. Les enfants qui n'osent pas poser de questions grandissent dans l'acceptation de cette peur et s’efforcent de se conformer à la version du bon comportement de leur religion, une tentative qui sera vouée à l'échec pour beaucoup d'entre eux. L'un de mes amis, qui a grandi dans la religion catholique, me raconta qu'il avait embrassé une fille pour la première fois à l'âge de quatorze ans. Il dit qu'au moment où leurs lèvres se sont touchées, il sut qu'il devrait se résigner à l'enfer puisqu'il ne pourrait pas résister à l'envie d'embrasser à nouveau à chaque fois qu'il en aurait l'occasion. Il vécut dans la culpabilité durant des années, mais il finit par remettre en question tout le dogme sur lequel reposaient sa peur et la répression de ses instincts naturels. Il faisait partie des plus courageux qui ont brisé leurs chaînes, et il n'a cessé de s'élever depuis. Beaucoup n'ont pas cette chance, et leur âme sombre dans l'apathie et dans la résignation. Cela me rappelle les animaux dans les zoos, dont la nature voudrait qu'ils parcourent le Serengeti, mais que les circonstances confinent dans une cage de deux mètres sur trois. De la même manière, la nature de celui qui est confiné dans la peur au sein d'un système de croyances, qui a perdu tout sentiment d’émerveillement, s'assombrit et entraîne un repli sur soi. Il s’agit là d’un terreau fertile pour le malheur et les actions déplorables, comme nous pouvons le constater avec les règnes de la terreur récurrents des fondamentalistes religieux refoulés. La peur peut également se développer sans le conditionnement de croyances imposées par d'autres. De nombreuses personnes grandissent dans des foyers libéraux et laïques et finissent malgré tout par souscrire ou se conformer à des systèmes de croyance qui ne s'appuient sur aucune preuve. Cette attitude est due à la puissante résistance humaine à l'inconnu. Cette résistance peut même être génétiquement prédisposée, un aspect de l'évolution qui favorise la planification. Les êtres humains veulent naturellement savoir ce qui les attend et craignent de perdre le contrôle, s'ils ne le savent pas. Mais là encore, la dépendance à l'égard 108 de croyances par peur de l'inconnu limite le sentiment d'émerveillement et diminue la qualité de notre vie. Le cynisme repose également sur des croyances, bien qu'elles prennent une forme différente de celles de la peur. Il a néanmoins le même effet d'obscurcir la lumière de la vie. On dit parfois que l'ennui propre au cynisme n'est que la déception liée à un ancien idéalisme. Après avoir embrassé des croyances traditionnelles ou exotiques et les avoir trouvées insuffisantes, l'idéaliste d'autrefois devient cynique, en passant malheureusement à côté du domaine de l'émerveillement. Le point de vue cynique affirme que les lois régissant la vie sont totalement mécaniques et indifférentes dans le meilleur des cas, et aléatoirement cruelles dans le pire des cas. Il s'agit de conclusions fondées sur des preuves partielles qui ne tiennent pas compte des nombreuses manifestations d'amour, de miséricorde, de beauté, d'intelligence et de bonté qui caractérisent également la vie. Les conclusions cyniques supposent également des faits qui ne sont pas prouvés, et laissent entendre que l'existence se limite à des éléments émergeant du gaz et de la poussière et tournoyant maintenant absurdement dans l'espace. Certes, nous sommes issus de gaz et de poussière, mais la conclusion cynique néglige de prendre pleinement en compte l'intelligence qui informe l'existence, et dont notre propre intelligence ne doit être qu'un minuscule microcosme. Nous n'avons même pas compris cette intelligence ou conscience terrestre qui nous est si proche. Il semble donc prématuré de présumer quoi que ce soit sur le but ou sur l'absence de but de l'intelligence universelle. Les religieux et les adeptes du New Age, forts de leurs convictions et de leurs fantasmes, ne connaissent pas vraiment les secrets de l'existence, mais il en va de même pour les cyniques, forts de leurs idées mécanistes d'absence de but. Les deux groupes gagneraient à se défaire de leurs certitudes imaginaires et à ouvrir alors les canaux de l'émerveillement. Dans la Conscience éveillée, il y a une vigilance naturelle par rapport à l'espoir et au cynisme, une intelligence qui reconnaît l'inconfort de s'appuyer sur une croyance qui ne peut être vérifiée ou, dans un accès de malheur, de conclure que l'existence ne signifie rien du tout. L'expérience que l’on préférera - et la plus pure - est celle du mystère. Qu'en est-il de tout ceci ? Dans la Conscience éveillée, il n'est pas nécessaire d'apporter des réponses aux questions de l'existence. Nous sommes satisfaits de vivre avec ces questions, et nous constatons parfois qu'elles tombent aussi. Tout ce qui reste, c'est l'émerveillement. C'est un retour à l'innocence et en même temps une maturité d'esprit. Un regard complètement ouvert et sage. On est chez soi, sans avoir à se fixer nulle part. Cette qualité conserve une fraîcheur à l'intelligence que l'on ne trouve pas dans les sourcils froncés de celui qui pose des questions et qui a besoin de savoir, mais dans le visage de l'enfant qui contemple le ciel étoilé. 109 LA FASCINATION Il y a quelques années, dans le cadre d'une soirée de Dialogues du Dharma, un ingénieur aborda un sujet qui le préoccupait. Il disait qu'il passait son temps à réfléchir à trop de choses, en particulier à la façon dont les choses fonctionnaient. Il pensait que cette curiosité intense dénotait un esprit qui ne pouvait pas être tranquille, un esprit qui cherchait à être distrait. À titre d'exemple, il décrivit son intérêt par rapport à la manière dont les luminaires étaient suspendus dans la pièce où nous nous trouvions, et ses yeux brillaient d'excitation. Pour autant, il se sentait gêné d'être aussi fasciné par le monde matériel. Il pensait que sa fascination pour le fonctionnement des choses signifiait qu'il n'était pas quelqu'un de spirituel. Les hypothèses de l'ingénieur concernant la curiosité ne sont pas aussi infondées qu'il n’y paraît. De nombreuses écoles et traditions spirituelles rejettent l'intérêt pour le monde. Elles voudraient nous faire croire que notre monde n'est qu'un piège illusoire et que la fascination pour tout ce qui s'y rapporte est le signe d'un esprit qui se fourvoie. Comme je l'ai mentionné dans un chapitre précédent, de telles notions abondent dans les traditions de pure transcendance, qui imaginent un royaume supérieur et qui considèrent les attraits de ce monde comme des pièges à éviter. Mais c'est se méprendre que de penser que la vie spirituelle exige un recul de la curiosité à l'égard de notre monde. Bien qu'il y ait des exemples, comme celui de Ramana Maharshi, où l'intérêt pour le monde manifeste diminue au profit d'une absorption intense dans le silence, il n'en va pas nécessairement ainsi pour tous ceux qui vivent dans la pleine conscience. Notre émerveillement et ce qui nous fascine sont bel et bien uniques pour chacun d'entre nous, comme tout ce qui nous concerne. Et nos fascinations sont vraiment étranges. Avant de publier L'origine des espèces, Charles Darwin passa près d'une décennie à étudier les bernacles. Sa propriété se transforma en un vaste entrepôt de bernacles, car des collectionneurs du monde entier lui en envoyaient des spécimens. La fascination de Darwin faisait manifestement partie intégrante de sa vie familiale, à tel point que son jeune fils demanda innocemment, après avoir visité la maison d'un voisin : "Mais où s'occupe-t-il de ses bernacles ?" Ce fut peut-être là une révélation pour l'enfant de découvrir que tous les hommes ne sont pas fascinés par les bernacles. Nous pouvons tout autant être fascinés par ce que nous pouvons connaître dans la forme que par ce que nous pouvons appréhender dans l'absence de forme. Bien qu'il se soit consacré toute sa vie à l'étude de la méditation et du dharma, le dalaïlama a toujours aimé connaître le fonctionnement des choses mécaniques. Bien qu'il ait été reconnu comme le chef politique et spirituel du Tibet à l'âge de quatre ans et qu'il ait donc été le jeune homme le plus privilégié de son pays, il n'aimait rien de mieux que de réparer les choses. Au palais de Norbulingka, où le dalaïlama passait ses étés lorsqu'il était enfant, il y avait un vieux générateur peu fiable qui servait à l'éclairage électrique. Cela donnait au jeune chef spirituel une 110 bonne raison de le démonter et d'apprendre ainsi le fonctionnement des moteurs à combustion interne. Plus tard, il travaillera sur un projecteur de cinéma, puis sur plusieurs automobiles, qui avaient été transportées en pièces détachées à travers l'Himalaya jusqu'à son pays reculé. Sa fascination pour le fonctionnement des choses dure depuis des décennies. Dans un documentaire intitulé Compassion in Exile, on le voit démonter une montre pour la remonter en expliquant joyeusement que c'est sa façon de se détendre. Pour Einstein, la fascination tournait autour de quelque chose que nous tenons pour acquis mais que nous ne comprenons pas vraiment. "Pendant le restant de ma vie’’, dit-il, ‘’je veux réfléchir à ce qu'est la lumière.’’ Qui sait ce qui nous branchera ? Quoi qu'il en soit, lorsque nous nous émerveillons, nous sommes connectés au divin. Dans la Conscience éveillée, nous considérons notre fascination comme un aspect de l'existence qui veut se connaître à travers un autre aspect de l'existence, comme les facettes d'un joyau, chacune étant intriguée par la teinte de l'autre. Si notre attention n'est pas minée par la névrose, elle est libre de s'attarder sur ce qui l'intéresse, qu'il s'agisse de bernacles ou d'une immersion silencieuse au sein de l'Être. La conscience se mêle à l'objet de son intérêt, et on a ce merveilleux sentiment de s'oublier, qui est en réalité une vitalité restaurée. C'est ce que nous entendons, quand nous disons nous perdre dans quelque chose que nous aimons. "Elle s'est perdue dans la peinture, des heures durant." "Il s’est perdu dans la réalisation de son projet." "Ils se sont perdus chacun dans les yeux de l’autre." L'expérience directe est en fait que nous sommes entiers et complètement présents, non pas perdus, mais retrouvés. Nous ne sommes plus obnubilés par notre petit moi, et donc, c'est seulement le sentiment étriqué du "moi" qui est "perdu". Ce que l'on retrouve, c'est un plus vaste sentiment d'être. Un esprit débarrassé de l'obsession du moi et des croyances limitatives est libéré pour la fascination, l'émerveillement, l'amour. En fait, dans la Conscience éveillée, la fascination est une forme d'amour, un désir de s'expérimenter plus pleinement dans l'exploration illimitée de "l'autre". Notre conscience est amenée à s'élargir pour accueillir la nouveauté, et cet élargissement de la conscience est jubilatoire, comme ôter un costume étroit pour se glisser dans son pyjama ou dans les bras de son amant(e). Je me suis souvent demandé pourquoi les gens du monde entier aimaient le cinéma. Le cinéma et la télévision sont devenus les médias de divertissement les plus attirants au monde. Le désir de films et de spectacles touche toutes les cultures. Bien sûr, le théâtre et les mises en scène sous des formes variées remontent à très loin dans l'histoire de l'humanité. Pourquoi sommes-nous si captivés par la mise en scène d'histoires ? Pour ma part, c'est pour l'expérience d'une vie condensée. Après avoir été emportée par un film, je sors de la salle en ayant l'impression d'avoir vécu plusieurs vies complètement différentes de la mienne. Ma conscience est entrée dans leur réalité et l'a assimilée. Regarder des films et faire l'expérience de la vie condensée dans de courtes histoires visuelles se mue en fusion progressive avec la manifestation, une éducation qui révèle l'Un dans le multiple, et le multiple dans l'Un. Nous ressentons ce que c'est que d'être 111 l'un des autres, de se soucier de ses problèmes ou de célébrer ses joies. Nous encourageons les bons à gagner (pour la plupart), mais dans les drames, nous applaudissons également le méchant, surtout lorsqu'il est convaincant dans son rôle. Lui aussi est inclus dans le champ élargi de ce que nous sommes, et il nous force à ressentir ses tourments. Finalement, c'est cet amour du sentiment qui est à l'origine de la fascination - se sentir neuf, grandi par la compréhension et l'empathie, mu par la curiosité. Dans la Conscience éveillée, on n'élude pas la fascination. Il s’agit d’un aspect bienvenu de la passion, une façon de savoir que nous sommes pleinement vivants. L’ESPRIT D’AVENTURE "Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à voir avec de nouveaux yeux." - Marcel Proust On compare parfois l’éveil de la conscience au fait d'être emporté par une vague d'intelligence universelle. On se tient sur la rive du mental conditionné et des croyances, cramponné à la branche d'un dogme, en espérant se maintenir en place, et brusquement, un torrent d'eau vive se précipite et vous emporte. Il n'y a rien d'autre à faire que s'abandonner, puis profiter des rapides. C'est ainsi que le mental conditionné est évincé et que l'intelligence de la force créatrice de l'existence jaillit. Subitement, le processus devient intéressant. Passer du dogme à l'inconnu, c'est encore passer de la monotonie au dynamisme, et la vie devient une exploration, une célébration. L'aventure est une impulsion qui jaillit de l'émerveillement. Bien que la plupart des gens aient tendance à assimiler l'aventure au voyage, l'aventure peut en fait survenir dans le mouvement, comme dans l'immobilité. Le corps d'une personne peut être immobile et néanmoins, il peut y avoir tout un cheminement incroyable dans une succession d'intuitions. Il n'est pas nécessaire de couvrir beaucoup de terrain. Certaines de mes plus grandes aventures se sont déroulées dans un petit espace, soit dans le silence, soit dans l'intimité avec quelqu'un d'autre. Ce qui nous pousse à l'aventure, c'est en grande partie l'envie de faire de nouvelles expériences. Nous voulons ressentir cette merveilleuse expansion qui se produit, lorsque nous fusionnons avec quelque chose de nouveau et de différent. Ce n'est pas la chose en soi - une nouvelle ville, un musée, une plage déserte, un temple, une promenade en gondole, une montagne - mais bien ce que nous sommes dans cette nouvelle expérience qui nous appelle au voyage. L'aventure principale se déroule à l'intérieur de nous-mêmes : nous ne cessons de nous surprendre, de découvrir à nouveau le mystère de ce que nous sommes au contact de circonstances entièrement nouvelles. En 1977, je visitai la région du Ladakh, en Inde, en compagnie de mon plus vieil ami, Alan Clements. Nous fûmes bringuebalés deux jours durant au cours d'un 112 voyage en car depuis Srinagar, au Cachemire, tout au long de la route la plus effrayante du monde dans le haut désert de l'Himalaya, les roues du car frôlant souvent le bord de précipices sans protection, sur des kilomètres de descente. Parfois, tous les passagers devaient descendre du car pour déblayer la route des rochers tombés lors d'une récente avalanche. Et de temps à autre, nous apercevions les pierres d'un mémorial érigé pour les passagers d'un car qui avait plongé dans le vide. Le Ladakh, perché à l'extrémité du plateau tibétain, ressemblait alors probablement plus à l'ancien Tibet qu'au Tibet contemporain, qui était (et qui est encore aujourd'hui) sous l'emprise de la Chine. Le plateau du Ladakh évoque un paysage lunaire composé essentiellement de désert et de rochers. À une altitude moyenne de plus de 3 500 mètres, l'air se raréfie et les couleurs du ciel et des montagnes sont particulièrement vives. Pratiquement aucun touriste ne venait au Ladakh à cette époque et, par conséquent, il y avait peu d'hébergements pour les visiteurs. Nous réussîmes à dégoter une chambre à l'étage de la maison d'une famille ladakhi à Leh, la capitale, et on nous attribua un seau contenant une quantité d'eau extrêmement réduite par jour, juste assez pour nous brosser les dents et pour nous laver la figure. Nous devions trouver de l'eau potable et de l'eau pour le bain au marché et la payer très cher. Vêtus de vêtements traditionnels colorés et portant des bijoux de turquoise et de corail, ces montagnards déambulaient sur le marché en se consacrant à leurs activités quotidiennes et à leurs prières, souriant presque tous, s'il arrivait que l'on croise leur regard. À l'exception de quelques jeunes garçons, chacun se proposant d'être notre "guide", presque personne ne parlait anglais. Il n'y avait ni voiture, ni radio, ni télévision. De temps en temps, des sons lointains de cors étranges et de flûtes en bois ponctuaient un calme relatif. Visiter le Ladakh était pour nous un pèlerinage, une façon de rendre hommage à une ancienne culture bouddhiste. Bouddhistes pratiquants à l'époque, nous espérions visiter quelques temples et nous immerger dans la vie quotidienne des habitants. Pendant plusieurs mois, nous avions planifié ce voyage, alors que nous nous trouvions dans les plaines de l'Inde avant d'entreprendre le long voyage vers le nord en rêvant de ce que pourrait être le Ladakh, à la manière d'un Kipling. Bien que nous ayons tous les deux voyagé dans d'autres pays exotiques, nous réalisâmes que nous n'avions probablement jamais rien vu de comparable au Ladakh. On nous avait prévenus que les seuls autres "étrangers" dans la région étaient l'armée indienne et ses officiers, qui maintenaient une forte démonstration de force au Ladakh de par sa proximité avec la frontière pakistanaise. Je me souviens avoir pensé qu'il était dommage que cet endroit magnifique et préservé soit souillé par une importante présence militaire. Un jour, nous étions au marché, lorsqu'un officier de l'armée indienne impeccablement vêtu et coiffé d'un turban sikh bleu foncé nous salua. Nous 113 répondîmes poliment et continuâmes notre chemin. Le lendemain, nous croisâmes de nouveau le même officier. Cette fois-ci, nous échangeâmes quelques mots, et j'eus le sentiment que l'officier avait un peu besoin d'une compagnie autre que celle de ses collègues de l'armée. Il nous confia qu'aucune de leurs familles n'était avec eux pour cette mission. La troisième fois que nous le rencontrâmes, l'officier nous invita à dîner ce soir-là au quartier général. N'ayant rien d'autre à faire le soir (et je dis bien rien !) et considérant qu'il y avait là une bonne opportunité de pouvoir manger décemment, nous acceptâmes. Ce fut le début d'un chapitre étrange de notre voyage. Pendant les deux semaines suivantes, nous passâmes nos soirées avec l'élite de l'armée indienne au Ladakh, et nous sympathisâmes avec le général et avec les officiers supérieurs. Nous dégustâmes des mets importés, bûmes du vin, jouâmes aux cartes, pour ne pas rentrer avant minuit, raccompagnés chez nous par des chauffeurs de l'armée. En fait, quand il fut temps de repartir, le général nous fit ramener au Cachemire dans sa jeep. Plus nous en apprenions sur nos hôtes, plus ils nous semblaient fascinants. Le Ladakh était considéré comme une région potentiellement dangereuse, et l'armée indienne avait sélectionné quelques-uns de ses officiers les plus doués pour y être détachés. La majorité d'entre eux avaient fait leurs études dans les meilleures universités anglaises, parlaient couramment plusieurs langues et possédaient un sens aigu des relations internationales. Nos soirées (dé)filèrent au rythme de conversations géopolitiques stimulantes, mais également de discussions sur la spiritualité, l'art et la science. Au cours de nos premières visites aux militaires, je ressentis un profond sentiment de culpabilité. Nous avions fait tout ce chemin pour découvrir la culture fascinante du Ladakh. Que faisions-nous à nous complaire dans un certain confort à l'occidentale (qui paraissait un peu obscène dans ce contexte) et à fréquenter des soldats, pour l'amour du ciel ? Nous étions de sérieux pratiquants du dharma, des chercheurs qui vivaient en dehors des normes conventionnelles et qui s'opposaient par principe aux organisations militaires. Pourquoi perdions-nous notre temps dans des conditions qui n'avaient manifestement rien à voir avec notre voie véritable ? Chaque soir, en quittant les installations, je doutais que nous reviendrions le lendemain soir, mais le lendemain soir, nous étions là. J'avais l'impression de ne plus savoir qui j'étais et ce que je représentais, comme si je basculais dans un autre monde. Après quelques jours, ma conscience s'adapta et s'élargit pour intégrer les nouvelles circonstances. Je dus me fier purement à l'instinct et à l'amour. Nous nous étions liés d'amitié avec ces gens. Ils étaient gentils et généreux avec nous et ils ne semblaient pas avoir une soif de sang particulière pour la guerre. C'était des hommes qui faisaient leur travail dans un avant-poste lointain, qui s'accommodaient au mieux de leur éloignement avec leurs familles, et qui se consacraient à la protection de leur pays, un effort que j'ai appris à apprécier avec le temps. En raison de notre langue commune, il s’agit des seules personnes de la région avec lesquelles nous avions tissé des liens. Mon cœur s'est ouvert pour les laisser entrer, et c'est là qu'ils vivent encore aujourd'hui. Si je repense à 114 mon séjour au Ladakh, ce sont les visages de ces officiers de l'armée que je revois. Oui, nous nous sommes rendus dans un pays éloigné presque arriéré, à la fois dans l'espace et dans le temps, et nous avons vécu de nombreuses aventures en cours de route, mais cette expérience m'a appris, une fois de plus, que la véritable aventure prend place dans le cœur. LE MIROIR DE LA CRÉATION ‘’C’est seulement l’Immaculé qui se contemple naturellement Lui-même.’’ - Nyoshul Khenpo Rinpoché D’après l'astronomie moderne, notre système solaire se serait formé, il y a environ quatre milliards et demi d'années, lorsqu'un nuage de gaz et de poussières interstellaires se condensa pour former un immense disque plutôt plat. En son centre dense le soleil se forma, boule flamboyante de feu thermonucléaire autour de laquelle tourbillonnaient des millions de fragments rocheux, dont certains allaient fusionner pour constituer des planètes. Ce processus se répète apparemment dans tout l'univers. En 1994, le télescope spatial Hubble transmit des images éblouissantes de nouvelles étoiles se formant similairement dans la constellation d'Orion. Rien que dans l'univers observable, on estime qu'une centaine de systèmes solaires analogues se forment à chaque seconde. Aujourd'hui, des planètes, comme d'autres matériaux spatiaux de grande taille, tournent autour du centre flamboyant de notre système solaire sur le même plan qu'à l'époque de leur formation. Ce qui a changé spectaculairement, toutefois, c'est la variété phénoménale de la vie qui s'est développée sur la troisième planète à partir du soleil, la Terre. Apparemment riche en conditions propices à la vie, la Terre se situe stratégiquement, ni trop loin ni trop près du soleil. Elle est en grande partie protégée de collisions dévastatrices avec des débris spatiaux intergalactiques par notre énorme voisine, Jupiter, qui jusqu'à présent a pris les plus gros coups. Au départ, de la matière organique fut engendrée par la lumière du soleil sur la Terre ou tomba sur la Terre depuis l'espace, pour devenir les éléments constitutifs de la vie primitive, il y a près de quatre milliards d'années. Les premières formes de vie connues sont des stromatolites, de grands amas de bactéries en couches, datant d'il y a trois milliards et demi d'années. On suppose néanmoins que les stromatolites avaient des ancêtres beaucoup plus primitifs, des organismes unicellulaires ou de petits systèmes moléculaires, mais les traces fossiles ne remontent pas aussi loin, l'ancienne croûte terrestre ayant été profondément enfouie dans le noyau. À partir de ces débuts modestes, la vie se développa dans un fantastique élan de créativité. Au cours des quelques milliards d'années qui suivirent, et en dépit de plusieurs extinctions catastrophiques, des êtres vivants subsistèrent dans les océans et, finalement, sur la terre ferme. Des adaptations d'une variété époustouflante apparurent et remplacèrent les espèces précédentes. Les formes 115 de vie se succédaient. L'estimation actuelle de trente millions d'espèces sur la Terre ne représente probablement qu'un pour cent de toutes les espèces qui y ont jamais vécu. Parmi les espèces vivantes, un nouveau venu relatif, l'Homo sapiens, fit son apparition, il y a environ cent mille ans pour évoluer jusqu'à devenir la forme de vie la plus dominante, capable de réflexion sur elle-même. À partir de gaz et de poussières et au cours d’une évolution remarquable dans la mer et sur terre, la vie déboucha finalement sur une créature qui put se demander : "Qui suis-je, quelle est mon origine ?" Pour Carl Sagan, astronome aujourd'hui décédé, un tel processus était le moyen pour une étoile de se contempler elle-même. Cette réflexion sur soi, malgré tous ses avantages, a un coût élevé. En tant qu'êtres humains, nous sommes toujours conscients de notre mortalité et de notre vulnérabilité, d'une manière générale, pendant notre vie. Nous sommes des créatures délicates, parmi les mammifères, et nous avons pu compenser par une intelligence et une capacité extraordinaire à nous adapter à notre environnement ou à le modifier. Néanmoins, l'ombre de la mort plane sur chacune de nos activités et sur chacun de nos moments de tendresse. Les dessins et les artéfacts des cavernes indiquent que lorsque la réflexion sur soi et la conscience de la mortalité apparurent au cours de l'évolution, des hommes du monde entier développèrent des mythes et des récits sur la vie après la mort. Il est compréhensible que les mythes et les espoirs d'une vie après la mort aient été nécessaires pour apaiser la peur et les angoisses de l'homme primitif. Il s’agissait peut-être même d’une nécessité évolutive pour l'homme de nourrir de telles croyances pour faire face à une vie courte et dangereuse qui comportait la possibilité d'être dévoré vivant. Les mythes doivent avoir contribué à tempérer la peur, à définir un but et un sentiment d'appartenance, à faire connaître la place de chacun dans le monde. Cela fonctionna plutôt bien lorsque les hommes étaient peu nombreux sur terre et qu'il était rare de rencontrer quelqu'un qui avait une idée totalement différente à propos du sens de la vie ou de ce qui se passait après la mort. Mais ensuite, les hommes commencèrent à se multiplier et devinrent suffisamment mobiles pour se heurter à d'autres communautés. Les gens commencèrent alors à s'entretuer en raison de leurs croyances, et ils n'ont jamais cessé de le faire depuis. Est-il possible que le processus de l'évolution nous conduise maintenant à un état d'émerveillement qui remplacerait le mythe ? Notre acceptation de la mort pourrait-elle se baser sur l'immédiateté de notre connexion avec la vie ? Dans la Conscience éveillée, on fait l'expérience directe du souffle de l'existence, sans en connaître l'origine ni la destination. Cela suffit à créer un sentiment d'appartenance, car on sent qu'il infuse tout le reste. Cela permet également de comprendre la continuité impersonnelle, non pas une continuation du moi personnel, mais de l'essence fondamentale dont je suis issu et qui imprègne chacune de mes cellules. Beaucoup d'idées de la science moderne correspondent à ces sentiments, ce qui explique pourquoi tant de scientifiques ont un penchant mystique. Paradoxalement, plus on comprend la nature, plus le mystère de l'intelligence qui la façonne est grand. La science ne s'éloigne donc pas de la mystique, mais 116 l'embrasse, finalement. La science constitue une menace pour la religion, pas pour le mysticisme. Les découvertes scientifiques réfutent régulièrement de nombreuses croyances religieuses, tout en révélant l'existence d'une intelligence qui imprègne toute chose et dont la reconnaissance coïncide exactement avec l'expérience mystique. Lorsque des scientifiques ou des mystiques examinent en profondeur ce qui semble être du vide ou de l'espace, ils trouvent une sorte de Présence. La physique quantique nous dit maintenant que les particules émergent d’un soidisant vide, de l'espace pur. On peut éliminer toutes les particules d'un espace donné, si bien que cet espace est apparemment dépourvu de quoi que ce soit, et soudain, des particules élémentaires en surgiront. Elles surgiront simplement du vide. Elles sont en quelque sorte déjà là, potentiellement. Quel pourrait être le système d'exploitation qui alimente cette émergence féconde ? Je demandai un jour à Poonjaji s'il pensait que l'amour était le moteur de la création, et il me répondit : "Je n'appelle même pas cela de l'amour. C'est une sorte de plénitude, comme la plénitude de l'océan, lorsqu'il n'y a pas de vagues". Une plénitude éclatante qui se fond en elle-même. Et au sein de cette totalité, de la poussière d'étoile se contemple et se demande : "Qui suis-je ?" Une nouvelle aube. De la brume enveloppait la rivière, tandis qu'un héron bleu planait au-dessus de l'eau, pianotant avec ses pattes pour se poser. Les couleurs de l'oiseau étaient pratiquement indiscernables des teintes bleuâtres de la brume matinale, comme si le héron ne faisait qu'un mouvement de camouflage. Elle scruta les premiers rayons de lumière qui apparaissaient à l'horizon à travers la brume grise et le brouillard, promettant la chaleur du soleil. Elle s'était habituée en très peu de temps à une intelligence en harmonie avec son monde. Tout ce qui se présentait à elle était accueilli, puis libéré. Elle était alerte, mais détendue. Éveillée, mais innocente. Elle se déplaçait dans l'espace, et l'espace se déplaçait avec elle. Tout était à sa place. Tout à coup, elle remarqua quelqu'un debout près de la rivière, le contour d'un châle de femme devenant plus clair dans la lumière matinale. C'était la vieille femme qui contemplait l'onde. Elle s'approcha d'elle et elles restèrent ensemble en silence, tandis que le héron s'envolait dans une gerbe d'eau, d'abord au-dessus de la rivière, puis de la forêt. Lorsqu'elles ne virent plus l'oiseau, elles se tournèrent l'une vers l'autre puis, se saluant avant de prendre congé, elles s'en allèrent, chacune de leur côté. 117 À PROPOS DE L’AUTEURE Catherine Ingram enseigne le dharma dans le monde entier et elle compte des communautés aux États-Unis, en Europe et en Australie. Depuis 1992, elle dirige les Dialogues du Dharma, qui sont des événements publics d'investigation sur la nature de la Conscience éveillée et son application dans la vie. Elle dirige également de nombreuses retraites silencieuses chaque année, et elle est la fondatrice et la présidente de Living Dharma, une organisation éducative à but non lucratif consacrée à la réflexion et au service. Ancienne journaliste spécialisée dans les questions de conscience et d'activisme, Catherine est l'auteure de, In the Footsteps of Gandhi (Parallax Press, 1990) et A Crack in Everything (Diamond Books, 2006). Pour plus d'informations sur Catherine et son programme, veuillez consulter son site web à l'adresse suivante : www.DharmaDialogues.org. Partage-pdf.webnode.fr 118