LE YOGA ET LES MYSTIQUES CHRÉTIENS SWAMI PARAMANANDA L’origine du mysticisme doit être trouvée dans le cœur humain, car c’est la tendance naturelle de toute créature vivante de tenter d’éclaircir ce qui lui est caché. Mus par cette tendance, certains, plus intrépides que d’autres ont su pénétré les profondeurs de l’Invisible, et on appelle ces gens des mystiques. Ils utilisent un langage qui n’est pas familier au monde, ils perçoivent des vérités qui pour eux sont plus réelles que ce que nous voyons dans l’univers extérieur, mais parce que celles-ci ne coïncident pas avec les expériences de la vie de tous les jours, l’esprit ordinaire ne peut pas comprendre leurs visions ni leurs paroles et par conséquent les considère comme mystérieuses. Tout ce qui se situe en dehors du cours normal des événements est toujours considéré ainsi et c’est pour cela qu’on croit que les choses qui relèvent du domaine spirituel sont pleines de mystère. Comme il est dit dans la Bhagavad Gita : "Ce qui est la nuit pour tous les êtres, c'est là que demeure éveillé celui qui se maîtrise ; et ce à quoi tous les êtres sont éveillés, c'est la nuit pour celui qui connaît la Vérité.’’ Ceci indique les deux pôles de l’existence. Le plan spirituel qui pour le matérialiste est obscur ressemble à la pleine lumière du jour pour le sage, tandis que le plan des sens où les mortels ordinaires sont bien éveillés et actifs ressemble aux ténèbres pour le sage qui a réalisé l’irréalité et le caractère éphémère du monde des sens. Si nous en prenons conscience et si nous tentons de comprendre le véritable sens de ce que ces êtres hautement évolués nous apportent, nous découvrirons alors qu’ils parlent d’une autre sphère de l’existence que nous n’avons pas encore explorée. Chacun de nous possède une certaine compréhension, mais qui est maintenant fortement limitée. Cependant, si nos connaissances augmentent, peut-être alors que ces choses mêmes que nous ne pouvons pas accepter maintenant, parce qu’elles paraissent irréelles et impossibles deviendront pour nous des réalités. En ce qui concerne la naissance du mysticisme, nous ne pouvons pas dire qu’il a commencé à une période particulière de l’histoire et nous ne pouvons pas non plus prétendre qu’il est la propriété exclusive de telle race ou de telle foi, puisqu’on le trouve partout, dans toutes les religions et dans toutes les nations, et si nous pouvions détruire l’entièreté des connaissances existantes et abandonner l’humanité sans l’aide d’aucune trace écrite du passé, très vite nous reverrions reprendre la quête de la Vision et l’homme redécouvrirait les mêmes vérités cachées. C’est la tendance innée du cœur humain de naturellement chercher à pénétrer et à révéler ce qui est obscur et nous trouvons des mystiques parmi les Grecs, les Egyptiens, les hindous, les soufis, les néo-platoniciens et les chrétiens. Partout il y a eu cette même faim de connaissance de la réalité ultime vers laquelle toute vie converge. Ainsi que le dit le Prof. Josiah Royce dans ‘’Studies of Good and Evil’’, ‘’si vous remontez dans le passé plus loin qu’Eckhart, plus loin que Denys, plus loin que Plotin, bien au-delà et avant l’ère chrétienne, vous trouverez, comme je l’ai déjà dit, dans l’aurore même de la pensée hindoue, dans les Upanishads, le même problème, avec les mêmes éléments…on conçoit déjà le monde comme le monde du Soi absolu.’’ Les sages védiques définissent l’Absolu comme ‘’le Dieu unique caché dans tous les êtres, omniprésent, le Soi absolu à l’intérieur de tous les êtres qui contemple toutes nos activités, le Témoin, Celui qui perçoit, l’Unique.’’ (Svetasvatara Upanishad) ‘’Il est sage de reconnaître que toutes les choses sont unes’’, déclare le Grec, Héraclite et Plotin, le néo-platonicien écrit : ‘’Le Bien n’est pas extérieur à qui que ce soit, mais Il est présent dans toutes choses, même si celles-ci l’ignorent’’ ; et un poète soufi chante : ‘’J’ai mis de côté la dualité. J’ai vu que les deux mondes ne font qu’un ; Je cherche l’Un, je connais l’Un, je vois l’Un, j’invoque l’Un ; Il est le premier, Il est le dernier, Il est l’extérieur, Il est l’intérieur.’’ L’effort pour percer le voile et pour se retrouver face à face avec l’Un a poussé les hommes de partout à concevoir des méthodes pratiques de développement spirituel. En Inde, on a systématisé ces méthodes en une science connue sous le nom de yoga, un terme sanskrit qui signifie littéralement ‘’union’’ – une union entre l’Absolu et l’individu, entre Dieu et l’adorateur, entre le Soi supérieur et le moi inférieur de l’homme ; ce que les mystiques chrétiens nomment ‘’Unio Mystica’’ ou union mystique. ‘’Quelle est donc cette union ?’’, lisons-nous dans la Theologia Germanica. ‘’Que l'on soit purement, humblement, véritablement et entièrement un avec la simple et éternelle volonté de Dieu ; que l'on soit sans volonté soi-même, que la volonté créée rejoigne la volonté éternelle, se confonde avec elle et s’y anéantisse, que la volonté éternelle demeure, désire et agisse toute seule.’’ Ou comme il est dit dans la Mundaka Upanishad : ‘’Le sage qui est parvenu jusqu’à Lui qui est omniprésent, dévoué à Lui, entre en Lui complètement… Qui connaît le plus haut Absolu devient semblable à Lui et s’unit à Lui.’’ Qu’il n’y ait aucune différence fondamentale entre les mystiques d’Occident et les mystiques d’Orient devient de plus en plus évident, lorsque nous étudions sans préjugés, car nous retrouvons cette même aspiration intense et partagée à rejoindre l’Ultime, à résoudre l’énigme de l’Invisible. Tous sont conduits similairement dans leurs efforts à la même pratique du discernement, du renoncement, de la concentration et de la contemplation qui constituent les principes de base du yoga. La première étape du voyage spirituel doit toujours être de discerner entre le réel et l’apparent ; la deuxième, de choisir le réel et de se détacher de l’irréel ; le résultat en sera la focalisation ou la concentration sur le Réel, ce qui conduit inévitablement à l’habitude de la contemplation. ‘’Lorsque l’homme, introverti et contemplatif a recherché sa propre image éternelle’’, écrit le prêtre flamand Jean de Ruisbroek, ‘’il est éclairé par la vérité divine et il renaît à chaque instant éternellement neuf et via cette lumière, il entre dans la contemplation divine. De là s’ensuit une tendre union dans laquelle réside par-dessus tout notre béatitude éternelle.’’ Et Maître Eckhart déclare : ‘’Lorsque toutes les facultés sont conjointement retirées de toutes leurs occupations et de leurs objets, alors cette parole sera prononcée. Ainsi dit-on : ‘’Au milieu du silence me fut dite la parole secrète.’’ Plus vous savez vous intérioriser complètement et oublier toutes les choses et toutes leurs formes que vous avez jamais accueillies en vous, plus donc vous oubliez la créature, plus vous êtes proche de cette parole et êtes prêt à la recevoir’’. Car ‘’l’ignorance est détruite par la pratique incessante du discernement’’, lit-on dans les Yoga Sutras de Patanjali. ‘’Le samadhi ou l’union avec Dieu vient par la concentration et le discernement du réel, tandis que par la méditation, la vision du yogi se dégage, de l’atome à l’infini.’’ Nous voyons donc que là où se manifeste le désir de vision spirituelle, il y a une motivation naturelle pour s’intérioriser et concentrer son esprit sur des choses qui ne sont pas perceptibles par les sens. Tandis que les yeux physiques se ferment aux objets extérieurs, l’œil spirituel intérieur s’ouvre – l’œil que tous les mystiques appellent le troisième œil – ‘’l’œil dont la vision est rendue claire par la grâce divine et par une vie sainte’’, apprend-on de Richard de Saint-Victor. ‘’Cet œil jouit du discernement immédiat de la Vérité invisible, tout comme l’œil du corps voit les objets sensibles.’’ Ou comme le dit le Seigneur Krishna à Arjuna dans la Bhagavad Gita : ‘’Mais avec tes yeux, tu ne peux pas Me voir et Je te donne donc une vision divine.’’ Ces idées de renoncement et de contemplation ne s’accordent guère avec notre vie actuelle hyper active et âpre au gain. Mais si nous estimons l’effet, avec les saints et les grands voyants, alors nous ne devrions pas rejeter la cause. En effet, comment pourrions-nous réellement honorer et admirer le résultat, si nous refusons d’accepter les méthodes que les yogis et les saints ont utilisées pour parvenir à la sainteté ? Il ne peut y avoir aucun doute sur le fait qu’ils ont tous pratiqué l’abnégation stricte et rigoureuse et la méditation constante pour dompter leur nature inférieure et purifier leur vision et partout, les méthodes employées sont d’une nature remarquablement semblable. L’idée du renoncement qui est si marquée dans la vie de Saint François n’est pas spécialement chrétienne. L’histoire indienne regorge d’exemples similaires de yogis ou d’hommes qui ont renoncé à la richesse, au confort et même au trône pour obtenir l’union divine. Pour moi, tous les saints, qu’ils soient chrétiens ou autres, sont identiques dans leur sainteté : il n’y a aucune différence, quand l’union avec l’Absolu est consommée. Un saint est comme une fleur : où qu’il soit, il y a cette même fragrance, cette même qualité de lumière et de beauté rayonnantes. Il est vrai qu’on a plus associé le mysticisme avec l’Orient, mais si par mysticisme, on entend la vision spirituelle qui transcende la limitation des sens, celle-ci ne se confine pas au monde oriental, mais se situe partout où se trouve l’illumination spirituelle. Cependant, que l’Orient (et particulièrement l’Inde) ait exercé une forte influence sur les premiers mystiques chrétiens ne peut pas être nié, puisqu’on admet généralement que le Pseudo Denys l’Aréopagite, un des premiers mystiques chrétiens les plus éminents et que saint Augustin ont imbibé leur passion de l’Absolu et assimilé leurs méthodes chez Plotin, le grand néoplatonicien qui était un étudiant déclaré de la pensée orientale. On rapporte même qu’il avait participé à une expédition en Perse pour étudier la philosophie de la Perse et de l’Inde. Après son retour, il s’établit à Rome où il prêcha l’ascétisme et la joie de la vie contemplative avec une telle éloquence que beaucoup parmi les centaines de citoyens romains de premier plan, hommes et femmes, qui se rassemblaient quotidiennement pour l’écouter, firent don de toute leur fortune aux pauvres, affranchirent leurs esclaves et adoptèrent une vie de renoncement, comme le firent plus tard les disciples de saint François. Ce n’est que par l’entremise d’une dévotion bien focalisée et en se fixant un objectif unique que l’on pourra pénétrer les mystères du monde invisible, et de nombreux saints et sages qui s’y efforcent transcendent totalement le plan des sens et deviennent si concentrés et unis à l’Esprit que les choses du monde matériel ne peuvent plus les déranger. ‘’Comme cela arriva à saint Paul’’, écrivit Maître Eckhart, ‘’puisqu'il dit : "Si j'étais dans mon corps ou hors de mon corps, je n'en sais rien, Dieu le sait !" Là l'Esprit avait si complètement tiré en Lui toutes les puissances de l'âme que le corps avait pour Lui disparu : là, ni la mémoire, ni la raison, ni les sens, ni les puissances auxquelles il incombe de conduire et de nourrir le corps, n'étaient plus actives ; le feu et la chaleur vitale étaient suspendus, et c'est pourquoi le corps ne dépérit pas, malgré que pendant ces trois jours il ne mangeât ni ne bût’’. Il est dit aussi du Frère Bernard dans ‘’Les Fioretti de Saint François d’Assise’’ qu’une fois, alors qu’il assistait à la messe ‘’avec tout son esprit élevé en Dieu, il fut tellement ravi et absorbé en Dieu que lorsqu’on présenta le Corps du Christ, il ne s’aperçut de rien, il ne s’agenouilla pas, il ne retira pas son capuchon, comme le firent les autres, mais sans aucun mouvement oculaire et le regard fixe, il resta là, de Matines jusqu’à None en ne prêtant attention à rien et après None, après être revenu à lui, il circula dans la maison en s’écriant d’une voix heureuse pleine de surprise…’’ Ceci montre que l’état de samadhi ou supraconscience qui est décrit dans les Ecritures védiques n’est pas spécifique aux Indo-Aryens, mais que là où l’intensité de l’aspiration spirituelle élève l’homme au-dessus des limitations des sens, il jouit de l’extase d’une Conscience neuve qui se situe ‘’au-delà du mental et du langage’’, comme le déclarent les Upanishads. La bienheureuse Angèle de Foligno s’étend sur les merveilles de cet état. La transformation de l’âme est triple, déclare-t-elle. La première, ‘’c’est quand l’âme s’évertue à imiter la vie du Christ ; la deuxième, c’est quand l’âme est unie à Dieu et aime Dieu, ce qu’elle est toutefois en mesure d’expliquer et d’exprimer par des mots. Et la troisième, c’est quand l’âme est si parfaitement unie à Dieu et Dieu à elle qu’elle connaît et jouit avec Dieu des choses les plus sublimes qui sont inexprimables par des mots ou imaginables, excepté par celui ou celle qui les ressent.’’ Toute la science du yoga s’oriente vers la réalisation de cet état supraconscient ou samadhi et propose diverses méthodes pour y parvenir. Reconnaissant la grande diversité de la nature humaine, elle formule diverses voies adaptées aux différentes constitutions parmi les hommes. Pour la personne active, elle proposera la voie du Karma Yoga ou de la réalisation par l’entremise de l’accomplissement du devoir de manière désintéressée. Le Raja Yoga montrera comment on peut parvenir au même but en domptant les passions du corps et par la pratique de la concentration et de la méditation. Ceux qui ont des tendances intellectuelles et philosophiques prépondérantes emprunteront la voie du Jnana Yoga ou la voie du bon discernement. Et le Bhakti Yoga, lui, enseigne comment on peut parvenir à l’union divine grâce à la dévotion sincère. Mais, quelle que soit la méthode que l’on choisit, il faut les pratiquer toutes, dans une certaine mesure, si l’on veut parvenir à cet état de béatitude dont jouissent les mystiques. Pourquoi ne devrions-nous pas nous contenter de notre état de conscience actuel, pourrions-nous nous demander ? Pourquoi devrions-nous nous soucier d’en atteindre un autre ? Les yogis répondront que tant qu’un homme n’a pas transcendé les trois états de conscience ordinaires – le sommeil profond, le rêve et l’état de veille – et tant qu’il n’aura pas atteint le ‘’quatrième état’’, il ne peut pas être affranchi de l’erreur et aussi longtemps qu’il commettra des erreurs, il devra souffrir. Dans la supraconscience, on a toute la force des trois autres états et quelque chose de plus, car on transcende les limites du corps, du mental et des sens et on trouve ce qui satisfait l’âme. Mais pour goûter à cette joie supraconsciente, on doit, comme le dit saint Paul ‘’ne pas regarder les choses visibles, mais les choses invisibles, car les choses visibles sont temporaires, alors que les choses invisibles sont éternelles’’. Et l’Invisible n’est perceptible que par le pouvoir de la méditation. ‘’Ce suprême bonheur qui appartient à l’esprit qui, par la méditation profonde, a été nettoyé de toute impureté et est entré dans sa nature divine est indescriptible par des mots et ne peut être éprouvé que par la puissance intérieure’’, dit la Maitrayana Brahmana Upanishad. Et dans cette même Upanishad, nous lisons : ‘’On ne peut distinguer l’eau dans l’eau, le feu dans le feu, l’éther dans l’éther ; de même, un homme dont l’esprit est parvenu à une telle union avec le Suprême qu’on ne peut plus le distinguer de Lui acquiert la liberté’’, des paroles qui trouveront un écho des siècles plus tard chez saint Bernard : ‘’Comme une goutte d’eau versée dans du vin se perd et prend la couleur et le goût du vin ou comme une barre de fer devenue incandescente devient semblable au feu en oubliant sa propre nature, similairement, chez les saints, toutes les affections humaines se fondent dans la volonté de Dieu par une transmutation indicible.’’ Il est donc clair que cet état de conscience supérieur est bien connu de toutes les époques. Les voyants védiques, les philosophes grecs, les saints musulmans et les mystiques chrétiens ont tous pareillement expérimenté ses joies béatifiques transcendantales et la réalité de cette Conscience fut le plus remarquablement illustrée à notre époque par le grand voyant et mystique, Sri Ramakrishna, qui vécut en Inde durant la dernière partie du 19ème siècle. On sait qu’il a atteint le plus haut degré de samadhi ou de Conscience divine où il oubliait complètement son existence physique et où il demeurait totalement uni à son idéal qu’il appelait la Mère Divine et en communiant avec la Mère dans ses moments d’illumination supraconsciente, il en arriva à réaliser que l’Esprit infini qu’il vénérait en tant que Mère de l’univers n’était nul autre que Celui que les chrétiens appellent le Père céleste, que les musulmans appellent Allah, que les juifs appellent Jéhovah et que les zoroastriens appellent Ahura-Mazda. Et il déclara : ‘’Nombreux sont les noms de Dieu et infinies les formes qui nous conduisent à Le connaître. L’homme ignorant ordinaire dit : ‘’Ma religion est l’unique, ma religion est la meilleure’’, mais si son cœur est éclairé par la vraie connaissance, il réalise qu’au-delà de toutes ces guerres de croyances et de sectes préside la déité éternelle, unique et invisible.’’ Bien qu’il n’était quasiment pas instruit et qu’il connaissait peu l’histoire ou la géographie, en découvrant en lui cette Vérité qui est le droit de naissance commun de l’humanité toute entière, il a gagné une compréhension et une vision universelles rarement égalées. Ayant lui-même réalisé l’union avec l’Esprit suprême, il réalisa son union avec chaque cœur humain et l’union de tous les cœurs humains dans l’Absolu. Quand la spiritualité devient vitale, alors le monde produit des saints et des sages qui font de Dieu une réalité pour nous. Mais si le progrès matériel est l’objectif de l’existence, les hommes sont emportés par le désir des choses de cette vie uniquement. Alors, les vies des saints deviennent plus mystérieuses et leurs paroles perdent toute leur influence. Espérons et prions pour que nous puissions revivre les visions de ces mystiques et expérimenter par nousmêmes les joies de la vie contemplative et de l’union divine. Partage-pdf.webnode.fr