Reprise du cours sur la csce : est-ce par la conscience qu'on doit définir l'homme ? La question de savoir comment définir l'homme semble se poser aussi bien dans un contexte théorique que pratique. En effet, si l'on cherche à déterminer ce qui fait la spécificité du vivant humain par rapport à d'autres espèces vivantes, ou ce qui constitue le point commun entre tous les hommes indépendamment de leurs particularités physiques, raciales, culturelles, intellectuelles, que ce soit dans un objectif juridique ou moral, on aura besoin, dans tous ces cas de figure, d'une définition de l'essence ou de la nature humaine. Une telle définition aura pour exigence première d'être à la fois universelle (c'est-à-dire s'appliquer à tous les hommes possibles) et spécifique (ne s'appliquer qu'à des humains, et pas aux autres espèces vivantes). Or on trouve, dans la philosophie comme dans l'anthropologie, une telle définition, qui met en avant, aux côtés d'autres caractéristiques telles que l'usage de la raison, du langage et de la technique, le rôle primordial de la conscience, et plus précisément de la conscience réflexive, ou conscience de soi. Si nul ne songe à nier la capacité des animaux à percevoir -et souvent de manière plus assurée et plus riche que chez l'homme- le monde qui les entoure, en revanche, la capacité de la conscience à se prendre elle-même pour objet, semble être proprement humaine, même s'il est vrai que, faute de pouvoir parler avec eux, nous sommes dans l'incapacité de pouvoir connaître de manière directe la façon dont les animaux se perçoivent eux-mêmes. Malgré tout, nous pouvons affirmer qu'être conscient de soi, ce n'est pas seulement être capable de se sentir soi-même, mais aussi comprendre que nous existons en tant que Sujets de nos pensées et de nos actes (ce que nous désignons par les catégories logiques du langage telles que « Moi » ou « Je »), et que nous sommes la même personne à travers le changement temporel et la succession de nos états de conscience (ce qu'on appelle l'identité personnelle). Pour autant, ne surestime-t-on pas trop le rôle de la conscience dans l'existence humaine en en faisant le fondement de l'essence de l'homme, mais aussi de sa capacité à être libre et affranchi de l'instinct naturel ? La conscience n'est-elle pas, comme le suggère par exemple la psychanalyse, qu'une réalité superficielle et secondaire, par rapport à l'inconscient et à l'activité corporelle ? Par ailleurs, qu'est-ce qui nous autorise à écarter de manière aussi catégorique le rôle de la conscience, et même de la conscience de soi, dans le monde animal ? Mais avant d'examiner ces deux objections, nous commencerons d'abord par développer plus en détail la thèse qui fait de la conscience, et plus précisément de la conscience de soi, l'attribut spécifique de l'humain, source à la fois de sa dignité morale et de son pouvoir sur luimême et la nature. _______________________________ I). La conscience, attribut spécifique de tout être humain : Préambule illustratif : comment distinguer l'homme de l'animal du point de vue de la conscience et de la place que celle-ci occupe dans l'existence humaine ? (A partir du visionnage de la vidéo sur le test du miroir.) L'Homme L'animal Conscience (perception du oui monde et de ses sensations internes) oui Reconnaissance de son oui propre reflet dans le miroir (1ère étape de la csce de soi) Seulement chez certaines espèces (singes, dauphins, éléphants, pies, corneilles, corbeaux...). Csce de soi psychologique oui (identité personnelle = csce d'être le même à travers le temps, et connaissance de soi, de son caractère, de ses goûts, de son histoire personnelle,...). ● Difficile à dire a priori, mais l'idée du Moi semble incompatible avec les capacités intellectuelles et logiques de l'animal. ● Non, selon Descartes Csce d'appartenir à une espèce dont chaque individu possède la caractéristique commune d'être csct de soi. ● Comment cela pourrait-il être possible ? Il faudrait qu'il ait l'idée d'universalité et celle d'essence. ● Non, selon Feuerbach. oui Comme on le voit, la différence entre homme et animal concernant la csce et la csce de soi se caractérise par une part d'incertitude, en raison des limites de communication langagière entre les espèces vivantes ; mais on tend néanmoins à considérer ordinairement (en anthropologie notamment) que l'animal ne dispose pas d'un langage et d'une intelligence suffisamment évolués pour concevoir une notion telle que celle du Sujet (qu'on désigne couramment en français par les mots « Moi » ou « Je »). Celle-ci nous sert à désigner notre personne individuelle, qui a pour caractéristiques de perdurer dans le temps, de faire l'unité de notre expérience du monde, et de servir de support à nos caractéristiques psychologiques et morales. Mais quel est le rôle de la csce dans l'existence et humaine et l'Histoire de l'humanité ? En quoi celle-ci joue-t-elle un rôle déterminant pour expliquer les voie divergentes prises par l'homme et l'animal, et donc pourquoi peut-on dire que l'homme n'est pas un animal comme un autre ? A). Nature et fonction de la csce de soi : Il faut insister sur le rôle de la réflexivité pour comprendre la spécificité humaine de la conscience : la csce de soi manifeste une ambiguïté constitutive (que je perçois par la réflexion psychologique, laquelle peut être pensée sur le modèle de la réflexion du miroir). Si la csce a la capacité de se dédoubler elle-même, puis-je dire que c'est bien elle-même qu'elle perçoit en tant que « soi », ou bien est-ce un autre qu'elle-même, qui serait son reflet plus ou moins fidèle ? Cette distanciation à l'égard de soi-même est déterminante dans l'arrachement de l'homme à son animalité originelle, et dans l'apparition et l'essor de la culture. On peut partir de l'analogie de la perception de notre reflet dans le miroir et la reconnaissance de nous-même dans ce reflet, pour tenter de comprendre le phénomène de la csce réflexive, qui se perçoit elle-même sans pour autant s'identifier strictement à son image psychique : le « soi » de la cse de soi n'est pas la csce ellemême mais son « reflet », qui peut être plus ou moins fidèle, ou plus ou moins altéré par la partialité et la subjectivité. On trouvera de nombreux exemples illustratifs de cette infidélité possible de la csce à son reflet psychique, par exemple dans la psychanalyse ou l'analyse psychologique des Moralistes (cf La Rochefoucault : « L'amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs »1). Mais on en trouve aussi dans l'expérience ordinaire de la surestimation de soi, lorsqu'on se donne le beau rôle, ou qu'on ne se souvient que des expériences qui nous sont favorables. La mémoire n'est pas toujours fidèle et sélectionne plus volontiers ce qui lui paraît avantageux, à moins qu'il ne s'agisse d'une sélection imposée par l'amour-propre à la mémoire. C'est ce que nous suggère l'aphorisme suivant de Nietzsche2 : « ''Je l'ai fait'', dit la mémoire. ''Je ne puis l'avoir fait,'', dit mon amour-propre, et il n'en démord pas. En fin de compte, c'est la mémoire qui cède. » On peut d'ailleurs voir là l'une des caractéristiques paradoxales de la csce de soi, puisque celle-ci a la propriété d'être à la fois synonyme d'identité et de distance, et même d'altérité. 1. Tout d'abord, par la csce de soi, je me perçois moi-même comme une unité qui perdure à travers le changement de mes états divers. On retrouve ici l'idée d'identité personnelle, que la réflexion nous permet de saisir et comprendre. Elle est au centre de l'expérience du Cogito de Descartes, dans laquelle je me reconnais comme une « substance pensante », c'est-à-dire une chose immatérielle, qui perdure et subsiste à travers le temps. Pour Descartes (voir les Méditations Métaphysiques, mais aussi le Discours de la méthode), la « substance pensante » (le terme de pensée désignant ce que nous appellerions la csce psychologique, et celui de substance une réalité capable de subsister par elle-même sans l'aide d'aucune autre, et notamment sans l'aide du corps et des organes corporels) ne désigne pas seulement une entité psychique, comme nous l'entendons ordinairement. Il s'agit plutôt d'une entité métaphysique, ou plus précisément d'une « âme », qui s'unit à un corps pendant l'existence terrestre, 1 « L'amour-propre est l'amour de soi-même, et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens. » Maximes 2 Par-delà Bien et Mal, § 68 mais qui n'a pas besoin du corps pour exister. Sur le plan de ses caractéristiques, l'âme est un principe d'unité et de simplicité, qui constitue le socle invariant de nos états de csce changeants, et sans lequel il n'y aurait pas d'unité de mon être et de ma personne. C'est, pour reprendre une métaphore aquatique, comme le lit du fleuve dans lequel passe une infinité de « flux » de csce, de sensations, de volontés, d'images, de raisonnement et pensées, mais qui demeure le seul et même individu (ou cours d'eau). Le philosophe présocratique Héraclite disait d'ailleurs (c'est l'un de ses aphorismes les plus célèbres) que l' « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », même si nous parlons pourtant d'un seul et même cours d'eau, comme s'il était doté d'une individualité et d'une identité propres. Quelle serait alors la cause de cette unité ? N'est-ce qu'une manière de parler commode mais fausse, ou bien y a-t-il un réel principe d'unité inhérent à cette chose qu'est le fleuve, et qui expliquerait qu'il perdure comme un seul et même être, à travers le temps et ses changements ? La question se pose de la même manière pour les êtres vivants et conscients : pour Descartes, cette unité qui fait notre individualité est à chercher dans un principe métaphysique qui est la substance, dont la nature ou l'attribut propre est de « penser », c'est-à-dire d'être csct. J'existe comme un être cst, avant même de savoir si j'ai ou non un corps, car le corps, par lui seul, ne saurait constituer un principe d'unité suffisante de mon être et de mon expérience personnelle des choses, laquelle repose sur une entité ou principe de type immatériel. Le fait d'être un sujet ou substance pensante (le caractère de substance renvoie à une chose immatérielle et pas seulement à un point focal sans densité – comme dans la géométrie – qui fait l'unité de mon expérience du monde : c'est ce qu'on entend ordinairement par « Sujet »), me permet aussi de me définir d'un point de vue plus universel comme foncièrement distinct des animaux, lesquels ne sont tout au plus, pour Descartes, que des machines ou des automates animés. Pour ce dernier, les animaux ne sont que corporels, ensembles ingénieux de mécanismes qui ne nous donnent qu'une vision très dégradée et approximative de la vie spirituelle et intelligente : ils sont programmés à l'avance comme des automates ou des logiciels modernes, mais sont dépourvus de réelle intelligence, et plus encore de csce, ou de pensée. La substance spirituelle s'oppose ici en tout point à la substance matérielle : l'homme est une union (à la fois complexe et mystérieuse) de l'âme et du corps, quand l'animal n'est que corps, mouvement des parties matérielles (théorie physiologique et biologique mécaniste). 2. Mais outre cette capacité à s'identifier elle-même, la csce de soi, comme nous l'avons évoqué plus haut, désigne également une forme de non-cohérence à soi, de distance vis-à-vis de soi-même, comme si le Moi était l'autre de la csce (le Soi de la csce de soi n'est pas la csce elle-même mais son reflet dégradé ou décalé). Mais c'est peut-être précisément parce que nous sommes capables de nous voir nous-mêmes de « l'extérieur » en quelque sorte (ce dont témoignent des expressions courantes telles que « faire retour sur soi », « revenir à soi », « se perdre soi-même », « ne plus se reconnaître soi-même », etc...), que nous pouvons opérer un dédoublement et une distanciation de soi à soi-même (cf Rimbaud : « Je est un autre », formule célèbre présente dans la « Lettre du Voyant », envoyée à son professeur de français G. Izambard le 13 mai 18713). Par la csce de soi ordinaire, je m'identifie moi-même comme une (et une seule) entité psychologique dotée de caractéristiques que je désigne comme miennes, mais vis-à-vis desquelles je puis opérer malgré tout une distanciation réflexive. Lorsque je m'étonne de ce que je suis, ou bien lorsque je veux comprendre ou changer quelque chose en moi (comprendre le monde que je perçois à travers mes perceptions sensibles, ou changer quelque chose de mon comportement qui me déplaît), la réflexion me conduit à une distanciation bien plus grande, puisqu'elle semble me faire « changer de Moi », même si je dois, en toute rigueur, nécessairement présupposer une unité de la csce ou du Sujet (on pourrait dire, d'une manière toute cartésienne, que c'est le Moi empirique qui change, mais pas le Moi métaphysique, en vertu duquel c'est toujours le même sujet qui perdure, même s'il y a, en Moi, une succession de « personnalités » ou de personnes – persona désigne le masque en latin). Mais cette distanciation semble avoir aussi un rôle très positif, et même déterminant, pour définir l'homme par rapport à l'animal. Pour s'arracher à l'instinct animal et se « perfectionner » (voir la notion de perfectibilité chez Rousseau, qu'on retrouvera ds le chapitre sur la culture), il semble nécessaire de postuler un rôle déterminant pour la csce réflexive, qui nous permet de ne pas adhérer totalement à notre conduite, de l'observer de l'extérieur, de nous détacher d'elle afin de pouvoir la changer, la corriger, et l'améliorer. Cela vaut d'ailleurs aussi pour l'observation du monde qui nous entoure : il faut savoir s'étonner de ce que les choses sont ce qu'elles sont, pour pouvoir tenter de les comprendre et de les expliquer, ce qui permet d'accroître ensuite notre pouvoir sur elles, notamment par la créativité technique. Aristote voit d'ailleurs dans l'étonnement (thaumazein) le point de départ de la démarche philosophique et scientifique, qu'il oppose à la routine et à l'éternelle répétition du même qui caractérise la vie animale, déterminée par l'instinct et ce que nous appelons de nos jours « l'hérédité ». C'est ainsi que la csce acquiert une valeur principielle et décisive, puisqu'elle est au fondement de la « perfectibilité humaine », c'est-à-dire de la capacité humaine à comprendre et à changer le monde qui nous entoure, mais aussi, par voie de conséquence, de la liberté. Cette simple csce semble donc avoir un pouvoir bien grand au regard de ce qu'elle a permis à l'humanité de réaliser depuis son apparition sur Terre ! Mais on peut ajouter à cette idée celle que la csce de soi nous permet de nous apercevoir non pas seulement comme individu mais également comme genre ou espèce, entendue du point de vue le plus universel qui est celui du point commun et de l'essence propre à tous les individus du même genre humain. B). Seul l'homme est csct de sa propre essence (Feuerbach) : 3 « C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. − Pardon du jeu de mots. − Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait ! »