Les professionnels de la sante ont ils un devoir d'advocacy ?

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Ethica Volume 18, No 2 (2014) 33-63
Les professionnels de la santé
ont-ils un devoir d’advocacy?
Marie-Josée Drolet et Anne Hudon*
Résumé:De nos jours, plusieurs associations et ordres professionnels
de la santé intègrent des compétences reliées à l’advocacy dans les
référentiels de compétences qu’ils développent. Ce faisant, ils exigent
de leurs membres qu’ils revendiquent pour leurs patients et en leur
nom, qu’ils fassent la promotion de la santé et qu’ils défendent leur
profession auprès de diverses instances. Bien que ces organismes
tiennent des discours plutôt unanimes sur ledit rôle d’advocate des
professionnels de la santé, les chercheurs de divers domaines de la
santé expriment, pour leur part, des positions divergentes sur ce rôle,
voire sur ce devoir. Notamment, ceux-ci ne s’entendent pas sur la
nature de cette obligation, son étendue, sa justification et son
application. Mais qu’en est-il exactement? Les professionnels de la
santé ont-ils un devoir d’advocacy envers leurs patients, la population
ou leur profession? Le but de cet article est d’apporter des éléments de
réponses à cette interrogation et à plusieurs autres questions qui en
découlent, par l’examen critique des arguments pour et contre ce rôle
tels que présentés dans divers ouvrages, articles ou autres écrits, suivi
de la prise de position des auteures dans ce débat.
Problématique
De nos jours, maints référentiels de compétences élaborés
par les associations et les ordres professionnels ainsi que par
*Marie-Josée Drolet est professeure d’éthique au Département d’ergothérapie de
l’UQTR. Elle a œuvré pendant plusieurs années dans le réseau de la santé
comme ergothérapeute et a obtenu en 2010 un doctorat en philosophie de
l’UdeM. Anne Hudon est physiothérapeute et étudiante au doctorat en sciences
de la réadaptation à l’École de réadaptation de l’UdeM. Elle est aussi membre
étudiante du Centre de recherche interdisciplinaire en réadaptation du
Montréal métropolitain (CRIR).
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divers organismes réglementaires exigent de leurs membres
qu’ils revendiquent pour les patients1 et en leur nom, qu’ils
fassent la promotion de la santé2 et qu’ils défendent leur
profession auprès de différentes instances. Ils imposent, ce
faisant, une obligation professionnelle à des groupes
professionnels au nom d’une certaine vision de la compétence
professionnelle, voire d’un ethos professionnel. Par exemple,
d’après l’Association canadienne des ergothérapeutes (ACE),
le rôle d’agent de changement de l’ergothérapeute nécessite
l’acquisition de compétences clés reliées à l’advocacy3 (ACE,
2012). En outre, l’ergothérapeute doit « revendiquer
adéquatement au nom des clients vulnérables ou marginalisés
afin de favoriser leur participation à travers l’occupation »
(ACE, 2012, p. 10). Le domaine de l’ergothérapie ne fait en
cette matière nullement exception. Le même genre de credo
est formulé en médecine (CanMEDS, 2005), en orthophonie
(CAPUC-ASLP, 2011), en physiothérapie (APC, 2006;
CCPUP, 2009; GCNP, 2009) et en soins infirmiers (Leprohon
et al., 2009; UKCC, 1989) pour ne nommer que ces exemples.
Bien entendu, les associations et les ordres professionnels ont
des raisons politiques, voire corporatistes d’inciter leurs
membres à promouvoir leur profession et à défendre les
droits4 des patients, notamment leurs droits à la santé.
Si, de manière générale, les associations et les ordres
professionnels ainsi que les organismes réglementaires
1 Le mot patient est ici utilisé pour désigner la personne qui reçoit des soins de
santé et des services sociaux. D’autres termes auraient pu être employés comme
les mots « bénéficiaire », « client » ou « usager ». Nous avons préféré le mot
patient à ces termes, car celui-ci est utilisé dans les écrits examinés sur
l’advocacy en santé. Aussi, celui-ci est grandement emplodans les diverses
institutions contemporaines de san. Enfin, le mot patient na pas une connotation
consumériste comme le terme client.
2 La notion de santé inclut ici à la fois la santé physique et la santé mentale.
3 Les auteures ont préféré utiliser les mots anglais « advocacy » et « advocate » parce
que ces mots sont grandement utilisés dans les écrits de langues anglaise et
fraaise sur le sujet et parce que ces vocables sont utilisés par les professionnels de
la santé eux-mêmes.
4 Dans cet article, la notion de droit n’a pas une connotation juridique, mais éthique.
Autrement dit, le concept de droit ne réfère pas aux droits positifs ou objectifs,
mais à des droits naturels ou éthiques.
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tiennent un discours somme toute unanime sur le devoir
d’advocacy des professionnels de la santé5, les chercheurs dans
divers domaines de la santé expriment, pour leur part, des
positions divergentes sur cette question. Un examen des
écrits montre que deux grands groupes s’opposent sur ce
sujet. Il y a, d’une part, les chercheurs qui estiment qu’il s’agit
d’une responsabilité éthique importante et nécessaire des
professionnels de la santé et, d’autre part, ceux qui considèrent
au contraire que ce rôle ne devrait pas être rempli par ces
professionnels. Plus encore, cet examen des écrits révèle que
les auteurs ne s’entendent pas sur la nature de cette obligation,
son étendue, sa justification et son application. Autrement
dit, les auteurs présentent des arguments contrastés sur cette
question, notamment parce qu’ils ont une conception
différente de ce rôle, voire de ce devoir. Mais qu’en est-il
exactement? Existe-t-il de bonnes raisons, d’un point de vue
éthique, de soutenir un tel rôle professionnel? Ces raisons
sont-elles suffisantes pour exiger des professionnels de la
santé qu’ils défendent les droits des patients, qu’ils
s’impliquent dans des activités d’éducation à la santé et qu’ils
promeuvent leur profession auprès de diverses instances?
Qu’est-il demandé ici exactement aux professionnels de la
santé? Quel devoir leur impose-t-on? Au nom de quoi (de
quel fondement) et pour qui (certains patient ou tous les
patients?) cette obligation professionnelle est-elle soutenue?
En bref, les professionnels de la santé ont-ils un devoir
d’advocacy? S’ils ont un tel devoir, de quels droits éthiques ce
devoir professionnel est-il le corollaire? Quels acteurs sont les
détenteurs de ces droits (les patients actuels, les patients à
venir, la population, certaines communautés, la profession,
etc.)? Auprès de quelles personnes ou instances ces droits
doivent-il être revendiqués (famille, professionnel de la santé,
5 Dans cet article, l’expression « professionnels de la santé » désigne les intervenants
du réseau de la santé et des services sociaux dont les actes sont régis par un
ordre professionnel. À titre d’exemple, les ergothérapeutes, les infirmières et
infirmiers, les médecins, les orthophonistes, les physiothérapeutes, les psychologues
et les travailleurs sociaux sont des professionnels de la santé.
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institution, organisme, employeur, agent payeur,
gouvernement, média, public, etc.)? Quel type de devoir
professionnel est le supposé devoir d’advocacy? Est-ce un
devoir parfait ou un devoir imparfait6? Le but de cet article
est d’apporter des éléments de réponses à ces questions, et ce,
par un examen critique des arguments centraux relatifs à ce
rôle controversé.
Qu’est-ce que l’advocacy?
Avant de procéder à l’examen des principaux arguments de
ce débat, il importe de préciser ce qu’est l’advocacy. Au plan
étymologique, ce terme anglais origine du mot latin advocatus
qui signifie notamment défendre. Comme le note Bird
(1994), cette notion a ses racines dans le domaine du droit.
Un avocat est en effet un membre du barreau qui défend
l’une des deux parties lors d’un litige ou d’un procès, que
cette partie soit ou non en tort sur les plans juridique ou
éthique (Bird, 1994). Dans le contexte des soins de santé, le
professionnel de la santé n’est évidemment pas un avocat,
mais un expert dans une discipline de la santé. En ce sens, si
un professionnel est appelé, dans certains contextes et
certaines situations, à défendre les droits de patients (ou à
promouvoir la santé ou sa profession), il ne défend pas les
droits positifs ou objectifs de patients (c’est la tâche de
l’avocat), mais leurs droits naturels ou éthiques (voir la note
4). Par exemple, en ergothérapie et en physiothérapie, les
habiletés clés de l’advocacy ont trait à la défense, à la
revendication et à la promotion de droits éthiques reliés à la
santé, au bien-être, à l’autonomie et à l’équité d’accès aux
soins et aux services de santé. Comme l’indiquent Townsend
et Polatajko (2013) :
Revendiquer, défendre, promouvoir [Advocate]
est une compétence clé d’habilitation qui se
6 La distinction entre un devoir parfait et un devoir imparfait est proposée par
Kant (1986). Nous y reviendrons à la section 6 de cet article.
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déroule avec ou pour les gens, afin de soulever
des perspectives critiques, inciter de nouveaux
types de partage de pouvoir, exercer des
pressions, faire du lobbying ou faire connaître
de nouvelles options aux décideurs principaux,
prendre la parole, plaider, ou militer en faveur
[d’une cause sociale juste] (p. 447).
Ladvocacy, dans ce contexte, n’est pas une activité
juridique, mais une activité professionnelle qui s’inscrit dans
un processus de soins et de services qui se fonde sur une
certaine vision éthique du rôle des professionnels de la santé,
c’est-à-dire sur un ethos professionnel qui articule une vision
de la fonction sociale de ces professionnels. De plus, l’étendue
de ce rôle concerne certains patients, notamment les patients
vulnérables, et non pas tous les patients. Ayant clarifié
quelque peu la notion d’advocacy, examinons maintenant les
arguments contre ce rôle avant d’étudier les raisons qui
l’appuient.
Quatre arguments contre l’advocacy
Sur ce sujet controversé, quatre arguments principaux sont
avancés dans les écrits pour condamner ce rôle prôné par
plusieurs associations et ordres professionnels ainsi que par
maints organismes réglementaires, soit l’argument de
l’autodétermination des patients, l’argument de la position
indéfendable, l’argument des conflits interprofessionnels et
l’argument du manque de compétences professionnelles7.
Argumentdel’autodéterminationdespatients
Selon Sullivan et Main (2007), l’advocacy nuit à
l’autodétermination des patients lorsque ce rôle est caractérisé
par la protection des patients. Dans ce contexte, la
7 Les noms donnés aux arguments ne se retrouvent pas tels quels dans les écrits.
Ceux-ci ont été baptisés par les auteures qui ont fait une synthèse des positions
exprimées dans les articles examinés.
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