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Recherche en orthophonie-logopédie et identité professionnelle

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Rééducation
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ISSN 0034-222X
Rééducation Orthophonique
N° 257 - 2014
52e Année
mars 2014
Trimestriel
N° 257
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Couv 257_Mise en page 1 26/03/14 15:00 Page1
Fondatrice : Suzanne BOREL-MAISONNY
Recherche
en orthophonie-logopédie
et identité professionnelle
Fédération Nationale des Orthophonistes
©ORTHO EDITION 2014
Couv 257_Mise en page 1 26/03/14 15:00 Page2
Revue créée par l’A.R.P.L.O.E.V.
Paris
Revue éditée par la Fédération
Nationale
des
Orthophonistes
Rédaction
-
Administration
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76, rue Jean Jaurès, 62330 ISBERGUES
Directeur de la publication : la Présidente de la F.N.O. :
— Tél. : 03 21 61 94 96 —
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Anne Dehêtre
Abonnement normal : 104 euros
Abonnement réduit : 81 euros
réservé aux adhérents F.N.O.,
ou d’une association européenne
membre du CPLOL
Abonnement étudiant : 54 euros
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Abonnement étudiant étranger : 58 euros
(joindre copie de la carte d’étudiant)
Abonnement étranger : 114 euros
Vente au numéro disponible
sur le site www.orthoedition.com
Membres fondateurs du comité de lecture :
Pr ALLIERES
G.
• A. APPAIX •
DECROIX
•
R.
S.
DIATKINE
BOREL-MAISONNY
•
H.
DUCHÊNE
M. DUGAS • J. FAVEZ-BOUTONNIER • J. GERAUD
R. GRIMAUD • L. HUSSON • Cl. KOHLER • Cl. LAUNAY
F.
LHERMITTE
•
L.
MICHAUX
•
P.
PETIT
G. PORTMANN • M. PORTMANN • B. VALLANCIEN.
Comité scientifique
Aline d’ALBOY
Dr Guy CORNUT
Ghislaine COUTURE
Dominique CRUNELLE
Pierre FERRAND
Lya GACHES
Olivier HERAL
Jany LAMBERT
Frédéric MARTIN
Alain MENISSIER
Pr Marie-Christine MOUREN-SIMEONI
Bernard ROUBEAU
Anne-Marie SIMON
Monique TOUZIN
N° 255 : L'ÉVALUATION DES TROUBLES DU RAISONNEMENT LOGIQUE - Editorial : Marie-Paule
LEGEAY — Données Actuelles : L’abstraction réfléchissante : une spécificité des mathématiques ?, (JeanPaul FISCHER) - Liens entre la compréhension morphosyntaxique et le raisonnement logique : exploitation
des réponses au TCS dans le cadre d’un bilan logico-mathématique, (Christine MAEDER) - Pertinence de la
présence d’épreuves de logique en complément du bilan du langage écrit : données de la littérature et cas
d’enfant, (Odile MIJEON) — Rencontre : Intérêt du bilan logico-mathématique pour le pédopsychiatre, (Luc
CHAUDOYE) - Marine, Adrien, moi et les autres, (Gaëlle PINGAULT-FERRAND) — Examen et interventions : Le bilan ERLA : Exploration du Raisonnement et du Langage Associé, (Marie-Paule LEGEAY, Lydie
MOREL, Martine VOYE) - Une exploration du fonctionnement de pensée d’enfants en CMPP : outils atypiques, aide aux projets de soin, (Viviane DURAND) - Conduites verbales et cognitives de plusieurs enfants
lors d'une épreuve de conservation de la substance de façon à expliciter les concepts de figurativité et d'opérativité, (Céline CARREL) - L’Épreuve des Dichotomies : analyses du Classer, (Marie-Paule LEGEAY) Observation de l’adolescent : apport de l’analyse des conduites langagières, (Barbara BELLOT, Clémantine
TRINQUESSE) - Épreuves de sériations : analyse du fonctionnement de pensée et orientation thérapeutique
en orthophonie, (Martine VOYE, Emeline FREY, Mélanie GUÉRIN) - Évaluer les conservations chez l’enfant sourd à partir de l’adaptation en LSF du protocole piagétien de l’entretien clinique. Comment est élaborée la contre-suggestion d’une épreuve de conservation des longueurs ? (Martine BATT, Juliette
LAMBERT, Pauline PIERREL, Lydie MOREL, Alain TROGNON) - Approche logico-mathématique chez les
adultes cérébrolésés : une perspective complémentaire, (Louise GENDRE-GRENIER, Catherine
VAILLANDE) — Perspectives : Le bilan ERLA : ouverture vers des questions concernant l’accès à la symbolisation et la construction de sens, (Lydie MOREL)
Rédacteur en chef
Jacques ROUSTIT
Secrétariat de rédaction
Marie-Dominique LASSERRE
Abonnements
Sylvie TRIPENNE
Réalisation TORI
01 43 46 92 92
Impression : CIA Bourgogne
Commission paritaire : 1110 G 82026
©ORTHO EDITION 2014
N° 254 : LE TONUS - Editorial : Anne Menin-Sicard — Rencontre : Entretien avec Raymond D. Kent, (Raymond
D. KENT) — Données Actuelles : Bilan instrumental de la dysphonie, (Alain GHIO) - Le Phonétogramme :
le champ de liberté vocal, (Bernard ROUBEAU) - Implémentation dans VOCALAB d’indicateurs objectifs de
la qualité de la voix dans le cadre de l’évaluation de la voix, (Etienne SICARD, Anne MENIN-SICARD) Bilan orthophonique et bilan phoniatrique : redondance ou complémentarité, (Philippe BÉTRANCOURT) —
Examen et interventions : L’évaluation de la voix : la spécificité du Québec, (Martin FOREST, Julie
FORTIER-BLANC, Annie BERTRAND) - La charge vocale, (Dominique MORSOMME, Angélique
REMACLE) - La voix en images : comment l’évaluation objectivée par logiciel permet d’optimiser la prise
en charge vocale, (Stéphanie PERRIÈRE) - Approche métacognitive dans le cadre de l’évaluation et la réévaluation de la voix, (Anne MENIN-SICARD) - Echelles d’auto évaluation des troubles vocaux et qualité de
vie, (Michèle PUECH) - L’évaluation perceptive des dysphonies, (Joana REVIS) - Evaluation clinique de la
voix en orthophonie : E.C.V.O, (Arlette OSTA) - Le bilan vocal de l’orthophoniste : écouter et entendre afin
de mieux s’adapter, (Carine KLEIN-DALLANT) - Voix et techniques manuelles en orthophonie, (Jean-Blaise
ROCH, Alain PIRON, Florence BALDY-MOULINIER) - L’évaluation vocale des patients dysarthriques,
(Véronique ROLLAND-MONNOURY) - Le bilan vocal dans le cadre de la cancérologie ORL, (Jean-Claude
FARENC) - Voix chantée et langues parlées : un bilan de la phonation spécifique ? (Claire PILLOTLOISEAU) — Perspectives : L'utilisation du portrait de phase dans l'évaluation vocale : un outil objectif
d'analyse qualitative, (Sébastien CHRISTIAN) - Prévention des troubles de la voix chez les professionnels
« de la voix » et le cas particulier des enseignants, (Agnès VÉRON) - La gestion tonique : jeu de pistes pour
rééduquer le dysphonique, (Gisèle MARTINOT-RANDOUX) - Le contrat thérapeutique en rééducation
vocale. Regard éthique, (Mireille KERLAN)
N° 256 : LES TRAITEMENTS DU BÉGAIEMENT. APPROCHES PLURIELLES - Editorial : Les traitements
du bégaiement, approches plurielles. Quelles options de traitement et pour quels patients ? (Véronique
AUMONT BOUCAND) — Rencontre : A la découverte du Centre de la Fluidité Verbale de Montréal, (Laure
DRUTEL) - Maman et orthophoniste : ma petite fille bégaie ! A l’aide ! Témoignage et éloge de l’orthophonie française associée au programme Lidcombe, (Johanne CAVÉ) — Examen et interventions : Le
Programme Camperdown pour les adultes et adolescents souffrant de bégaiement, (Sue O’BRIAN, Brenda
CAREY) - La fleur de soi, un outil thérapeutique, ou comment valoriser les qualités de la personne qui
bégaie, restaurer une image de soi altérée par le bégaiement ? (Sylvie BRIGNONE-RAULIN) - Thérapie
d’Acceptation et d’Engagement et Bégaiement, (Juliette DE CHASSEY) - La Re-Conquête de soi, (Alain
LANCELOT, Marie-Pierre POULAT) - Qu'est-ce que le bredouillement ? Pistes pour l'intervention orthophonique, (Yvonne VAN ZAALEN, Isabella K. REICHEL) - L’humour à usage thérapeutique dans la thérapie
du bégaiement, (Patricia OKSENBERG) - La technologie : une alternative valable pour les personnes qui
bégaient ? (Maria D. HARGROVE) - Utilité d’un outil technique dans la thérapie du bégaiement, (Véronique
STUYVAERT) - L’abord médical du bégaiement, (Marie-Claude MONFRAIS-PFAUWADEL) - Les stages thérapeutiques intensifs, (Véronique SOUFFRONT) - Programme complet de prise en charge du bégaiement. Prise
en charge d’adultes et d’adolescents : ISTAR Programme complet, (Marilyn LANGEVIN, Deborah KULLY)
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Sommaire
mars 2014
N° 257
Rééducation Orthophonique
Ce numéro est dirigé par Agnès Witko, Orthophoniste, MCU en Sciences du langage
Recherche en orthophonie-logopédie et identité professionnelle
Recherche en orthophonie-logopédie et identité professionnelle,
Agnès Witko, Orthophoniste, MCU, Lyon
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Recherche en orthophonie-logopédie et identité professionnelle
1. Un témoignage… Au restaurant chinois
Pierre Ferrand, Orthophoniste, Roquecourbe
2. Intérêt de la recherche pour la clinique et vice versa : Clinique → Recherche → Clinique
→Recherche… Symptômes →Modélisations →Symptômes →Modélisations…,
Jean-Luc Nespoulous, Professeur neuropsycholinguiste,
Département des Sciences du Langage, Université de Toulouse Le Mirail
3. Recherche et pratique professionnelle de l’orthophonie,
Marc Monfort, Logopède, Directeur du centre Entender y Hablar,
Adoración Júarez Sánchez, Logopède, Docteur en psychologie, Directrice de l’école Tres
Olivos, Isabelle Monfort Júarez, Psychologue, Madrid
4. La question des apprentissages : Une ardente obligation,
Michel Fayol, Professeur émérite, Université Blaise Pascal et CNRS, Clermont-Ferrand
15
21
35
47
Eléments de cadre sur la recherche
1. Formats de la recherche en orthophonie,
57
Thierry Rousseau, Orthophoniste, Docteur en psychologie – HDR, Président de
l’Unadréo – Directeur du Lurco, Peggy Gatignol, Orthophoniste, Docteur en neurosciences- HDR, Directeur de recherches Lurco, Sylvia Topouzkhanian, Orthophoniste, Docteur
en sciences du langage, Directrice adjointe du Lurco, Sablé sur Sarthe
2. L’evidence-based practice à portée des orthophonistes :
intérêt des recommandations pour la pratique clinique,
71
Christelle Maillart, Professeur, Université de Liège,
Nancy Durieux, Responsable scientifique à la Bibliothèque des Sciences de la Vie
et doctorante en sciences médicales, Université de Liège
3. Sciences infirmières : disciplinarisation et interdisciplinarité,
83
Monique Rothan-Tondeur, RN, PhD,
Titulaire de la chaire Recherche Infirmière AP-HP EHESP, Paris,
Chantal Eymard, Enseignant-chercheur à l’université d’Aix-Marseille
4. L’analyse de la littérature biomédicale
pour identifier les preuves et prendre des décisions
101
Hervé Maisonneuve, Professeur associé, santé publique,
Consultant en rédaction scientifique, Paris
5. Recherche et formation initiale des orthophonistes Un compte rendu d’expérience en contexte universitaire français,
113
Agnès Witko, Maître de conférence en sciences du langage,
Orthophoniste, Université Claude Bernard Lyon 1
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Liens entre clinique et recherche
1. Recherche et pratique clinique en orthophonie :
du transfert à l’échange de connaissances,
131
Yves Joanette, PhD, Centre de recherche, Institut universitaire de gériatrie de Montréal,
Perrine Ferré, MPO, Hélène Côté, MPO, Centre de recherche, Institut universitaire de gériatrie
de Montréal, Hôpital de réadaptation Villa Medica, École d’orthophonie et d’audiologie, Montréal
2. Démarche de validation d’une approche réadaptative
de la communication dans l’aphasie sévère : phrc aphacom
143
Isabelle Gonzalez, Orthophoniste, Sarah Marchetti, Orthophoniste, Talence, Hervé Petit,
MPR, Bordeaux, Nelly Munier, Psychomotricienne, Cadre de santé, Bordeaux,
Pierre-Alain Joseph, Professeur MPR, CHU Bordeaux
3. Comment analyser la voix humaine dans la parole et dans le chant ?
Les outils scientifiques et méthodes de la recherche fondamentale à disposition
de la recherche clinique sur la voix et leurs implications en orthophonie,
155
Nathalie Henrich Bernardoni, Docteur en Acoustique, Chercheure CNRS en Sciences de
la Voix, Audrey Acher, Orthophoniste, Doctorante en Sciences Cognitives, Saint Martin d’Hères
4. Construction d’une base de données de voix :
intérêt pour la recherche en orthophonie et le partage de pratiques
177
Etienne Sicard, Professeur, Directeur de Recherches au LURCO, INSA/GEI, Toulouse,
Anne Menin-Sicard, Orthophoniste, Master en Sciences du Langage, Chercheur associée au
LURCO, Toulouse, Stéphanie Perrière, Orthophoniste, Chercheur associée au LURCO, Nice
5. Recherche clinique en orthophonie : comment la clinique
des troubles du langage écrit vient bousculer les modèles théoriques
203
Sylvie Raynaud, Orthophoniste, Docteur en psychologie, Chargée d’enseignement
Université Blaise Pascal Clermont-Ferrand, Aubière
6. Apports et limites de la recherche scientifique
au traitement de la dyslexie en pratique clinique,
221
Gilles Leloup, Orthophoniste, Docteur en sciences du langage, Neuilly sur Seine
Profession : ouvertures & perspectives
1. L’orthophonie et la recherche,
Marine Verdurand, Orthophoniste, Doctorante en Sciences du langage, Membre
du LURCO, GIPSA-Lab, UMR 5216, St Martin d’Hères, Anne Siccardi, Orthophoniste,
Doctorante en Sciences du langage, Lidilem, Université Stendhal Grenoble III
2. De la pratique orthophonique à la naissance d’une discipline de recherche.
Enjeux et conflits en recherche clinique
Laura Alaria, Orthophoniste, Assistante-Doctorante en logopédie, Université
de Genève – FPSE, Jean-Laurent Astier, Orthophoniste, Chargé de cours Université
Claude Bernard Lyon 1, Doctorant en Logopédie, Université de Genève
3. Se dire pour se faire : évolution et enjeux des discours professionnels dans
la construction du champ orthophonique,
Marie Sautier, Lycée international de Boston, Cambridge, USA, Renaud Perdrix,
Orthophoniste, Chef de service paramédical, Vaulx en Velin, Nicolas Guilhot,
Maître de conférences en sciences de gestion - Docteur en histoire des sciences, Lyon
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Recherche en orthophonie-logopédie et identité
professionnelle
Agnès Witko
Maître de conférence
Orthophoniste
Département d'orthophonie
Institut des sciences et techniques de la réadaptation
Université Claude Bernard Lyon 1
Adresse postale
UCBL - ISTR - Département d'Orthophonie
8, avenue Rockefeller
69373 Lyon cedex 08
Courriel : [email protected]
Science de la réhabilitation langagière ou science orthophonique ? Discipline paramédicale composite ou hybride ? Art ou technique ? Thérapeutique
intégrée à des sphères telles que le neuro-cognitif, le psycho-affectif et le socioculturel ? Autant de questions qui sont d'actualité pour interroger les liens et
passerelles entre la recherche sur la pathologie du langage et l'identité professionnelle des orthophonistes, logopèdes et logopédistes, trois titres équivalents
dans l'espace européen et international francophone, représentés dans cet
ouvrage par les communautés espagnole, belge, canadienne, suisse et française.
En participant au vaste projet de soigner l'humain, l'orthophonie s'inscrit
aujourd'hui dans trois paradigmes : la santé, le handicap et le langage. Cette triple affiliation oriente la réflexion sur l'identité professionnelle des thérapeutes
du langage sur plusieurs questions : (1) quelles sont les représentations sur l'orthophonie en tant que profession de santé publique ? Les réponses émergeront
en interne, du côté des orthophonistes eux-mêmes, de leurs partenaires de soin
et des professions connexes à l'orthophonie, et en externe de la part du monde
profane des patients et des associations de la société civile ; (2) quelle expertise
relative au langage, sain ou pathologique, se développe aujourd'hui ? Si l'on
considère celui-ci, comme un objet et un moyen d'apprentissage privilégié chez
l'homme, un moteur d'épanouissement humain relatif à sa dimension communicationnelle, et un vecteur identitaire du fait des nombreuses langues qui matérialisent le symbolisme verbal, une bonne santé mentale s'appuie à l'évidence
sur un substrat langagier soumis à des conditions environnementales ; (3) quels
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domaines d'action sont attribués aux orthophonistes ? En tenant compte de la
spécificité des différents champs d'interventions thérapeutiques, et des différentes formes de handicaps engendrés par les troubles du langage et de la communication, nos missions se définissent en termes de prévention, d'évaluation,
de traitement, de développement professionnel et de recherche, le deuxième
volet de la présente publication.
Inscrite dans le raisonnement clinique de l'orthophonie depuis les travaux
pionniers de Suzanne Borel-Maisonny, et plus officiellement depuis les
échanges européens organisés par le Comité Permanent de Liaison des Orthophonistes et Logopèdes (CPLOL) dans les années 1990, la dimension recherche
n'a cessé de se développer. Aujourd'hui, ses orientations et ses priorités sont
reliées à trois principaux dispositifs de recherche fondamentale, appliquée ou
clinique. Cependant, quel que soit le format, elle sera toujours caractérisée par
les quatre impératifs suivants : (1) un état des lieux documenté dont la fiabilité
produit une information qualifiée et des résultats validés par des méthodologies
explicites et reproductibles ; (2) une terminologie cadrée par les mots-clés et les
descripteurs imposés par la recherche documentaire. L'objectif est d'interroger
ce vocabulaire imposé en tenant compte des débats qu'il soulève au sein des
communautés de praticiens et de chercheurs. Ces controverses obligent à éclaircir les fondements scientifiques et les épistémologies pourvoyeuses de concepts
et de modèles relatifs aux problématiques langagières ; (3) une démarche de
questionnement empruntée à des méthodes maîtrisées par leurs utilisateurs,
expérimentale pour certains travaux, qualitative pour d'autres, mais aussi
« quali-quantitative » dans des formats mixtes de recherche action, ou d'autres
démarches qui relèvent de projets innovants ; (4) un cadrage institutionnel en
cours de développement, celui des appels d'offre et des financements publics ou
privés, et celui des centres universitaires qui prennent sous leur responsabilité,
dans le cursus master de formation initiale, une initiation à la recherche bâtie sur
deux objectifs : une mise en œuvre de projets en lien avec la clinique orthophonique et une réflexion approfondie sur des problématiques de soin langagier.
Afin d'offrir des questionnements et des perspectives aux cliniciens, aux
chercheurs et aux praticiens hybrides qui exercent l'orthophonie grâce à la complémentarité « clinique-recherche », ce travail collectif propose des témoignages
et des réflexions organisés de la manière suivante. La première partie sera
consacrée à des visions panoramiques, présentées par quatre grands témoins,
qui relatent leur expérience du soin et/ou de la recherche, de manière à montrer
l'intrication et la synergie naturelle qui se tissent entre les deux mondes. Le
deuxième volet repose sur des éléments de cadrage propres à la recherche, des
contraintes et des opportunités que les cliniciens partagent avec les chercheurs
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depuis toujours ou depuis plus récemment. Une troisième partie sera consacrée
à la description de liens entre recherche et clinique illustrés par des synthèses
documentées ou des éléments de trajectoires professionnelles. Les thématiques
présentées illustrent trois grands champs d'intervention orthophonique : la neurologie adulte, et plus spécifiquement l'aphasiologie, la voix et la parole, le langage écrit. Enfin, une ouverture et une prise de recul seront possibles dans deux
directions : en exploitant les questionnements et la motivation de jeunes orthophonistes engagés dans un parcours académique de recherche d'une part, et en
exploitant des travaux en sciences sociales d'autre part, et plus spécifiquement,
un corpus de discours syndical sur l'orthophonie, qui rend compte avec une certaine authenticité de ses rêves et de ses démons.
Engagé depuis toujours dans la recherche en orthophonie, Pierre Ferrand introduit cette contribution collective par un témoignage tourné vers l'avenir. De rencontres en causeries, de formations en colloques, l'objectif d'aller
« toujours plus loin », « par petites gouttes d'eau », selon les paroles de Suzanne
Borel-Maisonny, a guidé l'orthophonie de combat vers la clinique du futur. Nous
comprenons avec l'auteur que c'est toute l'organisation d'une profession qui préside à sa progression. Ce collectif a misé sur le développement des connaissances avec exigence. Aujourd'hui, il s'inscrit dans une action de soin de portée
interdisciplinaire.
Psycholinguiste en aphasiologie, Jean-Luc Nespoulous présente avec
passion la double entrée dans l'étude de la pathologie du langage et de ses remédiations : la clinique et la recherche. Selon l'auteur, la compréhension de symptômes et de dysfonctionnements relève inévitablement d'inférences construites
grâce aux diverses modélisations explicatives qui explorent la complexité multidimensionnelle du langage. En valorisant un double champ d'action qui revient
de droit aux orthophonistes, cette vision proactive est un appui considérable.
Elle rappelle que les praticiens assument leurs missions avec responsabilité, et
se félicite que leur légitimité soit renforcée par la récente masterisation de la
formation académique.
Logopèdes, Marc Monfort, Adoración Júarez Sánchez et Isabelle
Monfort Júarez se questionnent sur les moyens d'exploiter au grand jour les
recherches enfouies dans les revues scientifiques. Ils interrogent notamment l'intérêt des pratiques cliniques fondées sur des données probantes qui valorisent
aujourd'hui les études d'efficacité. Comment rendre les résultats pertinents et
valides accessibles aux orthophonistes, afin d'orienter leurs pratiques ou confirmer leurs choix thérapeutiques ? Quels relais seraient envisageables avec les
grands témoins qui ont fondé les bases de l'orthophonie-logopédie ? Comment
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organiser le transfert de connaissances spécialisées qui contribueront à forger
l'identité professionnelle des orthophonistes de demain ?
Thème de premier plan en pédagogie, Michel Fayol relie les apprentissages à l’orthophonie et les présente comme une source de crédibilité supplémentaire pour évaluer les interventions thérapeutiques. Chercheur en psychologie cognitive, l'auteur ne minimise pas le rôle de l’intuition clinique. Il insiste
cependant sur l’optimisation et l’individualisation des soins. Dans cet objectif,
une meilleure adéquation s'impose entre les interventions pratiquées par les professionnels de santé et les mesures d’impact des instruments choisis pour agir
sur les déficits repérés chez leurs patients. Comment mieux appréhender les
modalités et le coût des apprentissages ? Comment les orthophonistes pourrontils intégrer les notions de conscience, d'intention et de volonté d'apprentissage
dans un tutorat vigilant, empathique et prolongé au bénéfice de leurs patients ?
Un cadre de recherche officiel est aujourd'hui en construction. Plusieurs
auteurs se sont questionnés sur les tenants et les aboutissants de cette dimension.
En tant que représentants actifs et engagés de l'Union Nationale pour le
Développement de la Recherche et l'Evaluation en Orthophonie, Société savante
de l'orthophonie depuis 2005, Thierry Rousseau, Peggy Gatignol et Sylvia
Topouzkhanian dressent un panorama des conditions de recherche en orthophonie aujourd'hui. Deux enjeux apparaissent d'emblée : relier la clinique et la
recherche d'une part, et organiser la recherche dès la formation initiale comme
un tremplin vers l'avenir d'autre part. Compte tenu d'un cadre administratif universitaire ou propre à la recherche publique ou privée, les auteurs présentent le
rôle déterminant de la recherche paramédicale dans l'amélioration des soins en
termes de méthodologie innovante, de réglementation maîtrisée, de développement de la conscience professionnelle, de promotion et de respect des principes
éthiques. Quant à la recherche en orthophonie proprement dite, elle reposerait
sur plusieurs constats : comment le renouvellement des approches thérapeutiques peut-il suivre ou se rapprocher de l'évolution des connaissances théoriques ? Comment le cursus master pourra-t-il offrir une passerelle vers un doctorat, et par conséquent, sur un parcours de recherche académique complet ?
Quelles stratégies mettre en place pour accélérer la mise en place de filières
officielles de recherche ?
Partant du courant de l'evidence-based medicine (EBM), Christelle Maillart et Nancy Durieux sensibilisent les orthophonistes aux liens entre les principes de l'evidence-based practice (EBP) et le potentiel de développement des
recommandations de pratique clinique (RPC). Dans la visée d'une éthique professionnelle fondée principalement sur le respect de tous les patients, et la
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volonté d'optimiser les bénéfices des traitements en minimisant les préjudices,
les deux auteures positionnent l’EBP et les RPC par rapport à la notion de
preuves. Partageant les enjeux entre une pratique basée sur les preuves quand
les données sont collectées initialement en recherche d'une part, ou bien des
preuves basées sur la pratique quand les données sont issues d'un terrain clinique d'autre part, cette dialectique apparaît comme un nouveau challenge offert
à la logopédie. La formation initiale devra proposer ce cadre qui favorise la
prise de recul et le travail collaboratif. C'est aussi une manière de gérer la profusion d'informations scientifiques, et un moyen pour répondre à l'exploitation des
résultats de recherche en les articulant aux besoins cliniques.
En posant la lecture critique comme priorité méthodologique, Hervé
Maisonneuve contribue à enrichir les capacités de questionnement des cliniciens. Face au devoir éthique de justifier des décisions thérapeutiques souvent
difficiles, les orthophonistes ont besoin d’outils. Pour ce faire, les ressources
documentaires de l’orthophonie doivent être appréciées en fonction de leur qualité et de leur quantité. Une connaissance des bases de la méthodologie de
recherche clinique est indispensable. L’objectif de l’analyse de littérature est de
distinguer les faits et les opinions. Cette analyse conduit à rejeter de nombreux
articles ne contenant pas de preuves établies par la recherche ; ces articles
démontrent la conviction des auteurs en leurs opinions. C’est pourquoi l’analyse
critique d’article est devenue une compétence socle en santé. C’est une source
de capacités pour évaluer l’information thérapeutique sur deux aspects principaux : la crédibilité des résultats de la recherche et leur applicabilité sur les cas
rencontrés en clinique. Comme ce travail implique du temps et de la rigueur,
une grille d’analyse globale est présentée. Basée sur huit critères, elle permet
d’estimer la validité de la méthode employée dans une recherche, son objectif
principal et l’argumentation statistique de ses résultats.
Par une réflexion novatrice sur l'actuel débat autour des sciences infirmières, Monique Rothan-Tondeur et Chantal Eymard proposent des axes
d'articulation entre pratiques professionnelles et travaux de recherche. Mobilisant les champs de l'anthropologie, du médical et du sanitaire, la problématique
centrale du bien être humain, en tant que « présence au monde », prend toute
son envergure grâce à la synergie soin-recherche. C'est ainsi que l'utilité sociale
d'une discipline produit un ancrage professionnel, au-delà des aspects organisationnels et instrumentaux. Dans cette dynamique, la recherche clinique en
sciences infirmières intervient au premier plan, en tant que régulation des pratiques, coordination des soins, émergence de distance critique et inscription
méthodologique dans la formation initiale et continue. L'enjeu d'un haut niveau
de santé pour les populations est ainsi porté par les professionnels du soin infir-
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mier, dans un mouvement de progression des savoirs au bénéfice des patients,
des familles et des communautés, une mobilisation collective qui parlera aux
orthophonistes.
Engagée depuis 2005 dans la responsabilité du pôle recherche, au sein de
la formation universitaire lyonnaise des futurs orthophonistes, Agnès Witko
rapporte les résultats d'une enquête en interne, concernant cinq promotions
d'étudiants, diplômés entre 2007 et 2011. L'analyse démontre que le travail de
recherche est l'occasion de développer des compétences transversales au service
du soin orthophonique et qu'il permet de se repérer dans la profession. En synergie avec l'enseignement académique et les stages cliniques, l’initiation à la
recherche contribue au développement de compétences dans quatre domaines :
outils méthodologiques, raisonnement et prise de décision, sensibilisation à
l'épistémologie et engagement personnel en termes de conscience éthique et
d'implication. Si les étudiants sont guidés de manière exigeante et rigoureuse,
l'identité professionnelle, en émergence à cette époque de la future vie d'orthophoniste, bénéficiera d'un apport réflexif et projectif, une source d'initiatives et
de projets dans leur mission de soin à venir.
Les liens entre clinique et recherche ne pourront évoluer que par des
moments et des espaces d'échange entre les deux mondes. Les auteurs qui vont
suivre ouvrent les portes d'un décloisonnement par des travaux en aphasiologie,
dans le domaine de la voix, de la parole, et du langage écrit.
Dans le champ de la neurologie adulte, Yves Joanette, Perrine Ferré et
Hélène Côté expliquent en détail trois conditions majeures du transfert de
connaissances issues d'une recherche conçue à partir de données probantes :
premièrement, l'objectif d'intégration des preuves scientifiques en clinique se
réalise en préservant l'autonomie décisionnelle des acteurs du soin grâce à des
rencontres consultatives qui réunissent chercheurs et cliniciens-experts ; deuxièmement, des collaborations pour le recrutement des sujets ont lieu in situ dans
les institutions de soin ; enfin, des sessions de formations sont organisées pour
transmettre la démarche des protocoles de recherche. Processus cognitif, participatif et politique, le transfert de connaissances se révèle ainsi bi-directionnel, de
la recherche à la clinique, et vice-versa. Grâce à une approche sociale directe, à
des stratégies planifiées et à des structures organisationnelles gérées par les instances scientifiques et gouvernementales, le monde de la recherche et celui de la
clinique partagent leur ambition. Au-delà des publications scientifiques ou techniques, cette démarche dynamise l'implémentation et la dissémination progressive des outils cliniques. En même temps, elle augmente à la fois le sentiment
de compétences des thérapeutes, et le service rendu aux patients, en exploitant
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un cadre conceptuel partagé, des méthodes validées, de nouvelles technologies,
et en misant sur des collaborations internationales.
Isabelle Gonzalez, Sarah Marchetti, Hervé Petit, Nelly Munier et
Pierre-Alain Joseph décrivent en détail la validation scientifique d'un outil de
communication développé grâce aux technologies numériques. La polyvalence
et la souplesse de celles-ci offrent un nouveau potentiel d'action de réhabilitation en orthophonie. Basé sur une banque de données photographiques organisée en catégories sémantiques, le support de lecture directe évalué a le double
avantage de compenser des capacités langagières défaillantes et d'exploiter
d'autres ressources telles que l'analyse d'images photographiées, le désir de
communication maintenu et la motivation de l'entourage du patient. Afin de
vérifier les réparations de la communication et le maintien des stratégies compensatoires dans les échanges du quotidien grâce à un classeur de communication, une étude multicentrique dépasse l'efficacité fonctionnelle de l'outil pour
apporter des preuves de sa validité et de sa pertinence. Démarche transdisciplinaire implantée dans un service et mobilisant l'ensemble des acteurs du soin, cet
essai clinique randomisé illustre toutes les étapes d'un Programme Hospitalier
de Recherche Clinique (PHRC) : recrutement des patients, objectifs de l'étude et
critères de jugement, budget, planification, résultats principaux.
Dans le domaine de la voix et de la parole, Nathalie Henrich Bernardoni et Audrey Acher présentent une synthèse sur des outils scientifiques de
collecte et d’analyse de données, et leurs applications en orthophonie. En misant
sur une approche expérimentale, les auteures décrivent l'importance d'une analyse du signal rigoureuse. Complémentairement, cet article détaille les étapes
d'une recherche : collecte, mise en forme, analyse des données selon une
approche statistique, évaluation des incertitudes liées à la mesure, réflexion sur
le sens d’une donnée. Le discours de recherche rend compte d'une démarche de
questionnement que le clinicien connaît bien : interrogatoire d'un sujet, observation de son comportement vocal, analyse perceptive de sa voix et vérification
d'un ressenti à partir des traces des paramètres-clés dans la fonctionnalité de la
parole et de la voix. Les perspectives sont prometteuses en termes techniques,
dans l'évaluation de pratiques gold standard attendues par les pouvoirs publics,
et dans les applications relatives à différents champs d'intervention orthophonique, qu'il s'agisse de troubles développementaux ou acquis.
Etienne Sicard, Anne Menin-Sicard et Stéphanie Perrière travaillent à
la constitution d'une base de données de voix. Dans le cadre d'une recherche
appliquée conçue sur des principes d'evidence-based practiced, ils prennent en
compte des critères de performances, de précision et de complétude. Depuis
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2001, les deux premiers auteurs se sont engagés dans la création d'outils cliniques dans le domaine de la voix pathologique, et plus particulièrement dans le
développement d'un outil informatisé, Vocalab, soumis depuis à une étude comparative avec le logiciel Praat. La création d'une base de données orthophoniques est une avancée considérable et déterminante pour la clinique. Démarche
complète, elle s'appuie sur des considérations éthiques, sur une nomenclature
validée au niveau international par des instances de cliniciens, sur des synthèses
d'informations thérapeutiques, sur un repérage et une validation d'Indicateurs
Cliniques Pertinents (ICP), testés au niveau de leur fiabilité quant aux mesures
de changement et/ou d'efficacité. Enfin, la dimension humaine de ces travaux
ressort dans la prise en compte de la motivation et la satisfaction des patients, et
corrélativement, de la réassurance des cliniciens engagés dans un projet d'amélioration et de meilleur rendement vis-à-vis de ces derniers.
Dans le domaine du Langage écrit, Sylvie Raynaud exploite la problématique du langage écrit pour interroger la question des voies de recherche en
orthophonie : sont-elles spécifiques à notre discipline ou sont-elles empruntées à
des sciences connexes ? Et si cela est le cas, quelles sciences sont interrogées en
priorité par les orthophonistes ? Un des objectifs de l'auteure est de questionner
des modèles qui font autorité en théorie et en clinique du langage écrit, mais ne
permettent malheureusement pas de clarifier et de remédier aux difficultés développementales les plus invalidantes. Dans une habile démonstration d'épistémologie émergente, l'auteure relève le risque qu'il y aurait pour le clinicien à faire
glisser des modèles d'une pathologie à une autre, pour la bonne raison que le
langage est traité par de larges réseaux interconnectés au cours des apprentissages. Face aux différentes manifestations des troubles sous forme d'arrêts, de
ralentissements, d'une « constellation de petits dysfonctionnements », ou même
de blocages, Sylvie Raynaud démontre comment l'orthophonie bouscule les
modèles au point de les réinterroger dans leurs fondements, et comment le langage apparaît comme une fonction transversale qui ouvre des portes sur le dynamisme cérébral et cognitif, mais aussi psycho-affectif.
Gilles Leloup nous fait part d'une réflexion approfondie sur les apports
de la recherche scientifique dans le traitement de la dyslexie en pratique clinique. Il pose de manière explicite la question suivante : quelles variables pourraient définir une conduite thérapeutique validable scientifiquement ? Partant
d'une différence d'objectif entre la clinique qui consiste à évaluer et traiter un
déficit d'apprentissage chez un sujet défini, alors que la recherche s'attache à
expliquer et localiser des processus de traitement du langage écrit chez le « plus
grand nombre » de sujets normolecteurs ou dyslexiques, Gilles Leloup attribue à
chaque domaine ses atouts et ses limites. Aujourd'hui, le décloisonnement qui
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s'amorce entre recherche et clinique sera une voie constructive pour exploiter
des modèles et des modélisations dans la pratique orthophonique, pour concevoir des démarches de recherche à partir d'études de cas cliniques, et pour valider l'effet de protocoles axés sur du matériel spécifique, sur des méthodes adaptées ou des logiciels de renforcement. Les propos de l'auteur démontrent que le
vaste domaine du langage écrit peut conduire à élaborer des programmes d'intervention reliés à des champs connexes comme celui de la pédagogie, ou à des
prises en charge élargies sur des dimensions sociocognitive ou psychodynamique. Tel serait un aperçu de quelques enjeux d'un transfert de connaissances
en clinique orthophonique.
Soulignés par le regard constructif et néanmoins critique des quatre
grands témoins, l'évolution et le changement restent le moteur de toute progression professionnelle. C'est le message de la jeune génération qui se positionne
dans une approche réflexive, et qui s'engage dans des perspectives chargées
d'espoir et d'action.
Sur le versant Professionnel, Marine Verdurand et Anne Siccardi font
part d'une réflexion sur les écarts de représentation entre études scientifiques sur
le langage et clinique orthophonique. En effet, dans leurs parcours, elles ont
vécu les tiraillements entre les « deux mondes ». Une remise en question de leur
projet professionnel respectif les a conduites à soutenir chacune une thèse en
Sciences du Langage, dans deux domaines du langage oral : l'acquisition du
lexique et le bégaiement. Les auteures expliquent que ces deux mondes se différencient par leurs attentes, leur temporalité d'action, leur raisonnement, plutôt
explicatif pour les chercheurs, et plutôt applicatif pour les cliniciens, et leur rapport à la variabilité, plus statistique et générale chez les premiers, et plus individuelle chez les seconds. Au final, ces oppositions semblent dépassées et n'ont
pas lieu d'être dans le regard que ces deux jeunes orthophonistes portent sur la
recherche et qu'elles nous font partager.
Laura Alaria et Jean-Laurent Astier interrogent avec pugnacité et
ambition la mutation actuelle de l'orthophonie. Leur argumentation s'articule
autour de la valeur académique du parcours universitaire d'une part, et de la
faculté de la logopédie à saisir les enjeux des sciences modernes d'autre part.
Les oscillations entre discipline médicale et enjeux pédagogiques font place
aujourd’hui à d'autres questionnements, débats et combats, entre autres : comment militer pour un statut de praticien chercheur ? Comment mettre à l'épreuve
les classifications théoriques sur le terrain clinique ? Comment appréhender les
risques de parcellisation des savoirs liés à la spécialisation et à la fragmentation
des modèles ? Selon les auteurs, un processus en mouvement, et par définition
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jamais achevé, sera l'occasion de creuser le processus d'hybridation entre clinique et recherche. Le poids de l'éthique orthophonique dans les prises de
conscience professionnelle représentera une forte source de remise en question.
L'identité du chercheur en orthophonie pourra s'ancrer dans sa pratique s'il
prend en compte les ambivalences des systèmes en balance : théorique, applicatif, introspectif.
A un moment charnière de l'évolution de la formation initiale, Marie
Sautier, Renaud Perdrix et Nicolas Guilhot relatent une enquête basée sur une
analyse de corpus de discours syndicaux. L'inscription de l'orthophonie dans la
société est ainsi passée au crible de la sociologie des professions, dévoilant des
visions parfois polarisées tout en faisant ressortir deux lignes de force : la reconnaissance de l'expertise et une rhétorique du besoin qui se développe largement
afin de répondre au mieux à la demande de soin langagier. En dépassant la posture initiale de dévouement, les professionnels misent progressivement sur l'efficacité de l'action thérapeutique et intègrent le rôle de la preuve dans le discours
soignant. Au final, les valeurs de cohérence dans les compétences visées, d'unicité professionnelle comme source de cohésion, et d'historicité seraient porteuses d'une identité professionnelle commune. Néanmoins, la légitimité de
l'orthophonie dans le processus de médicalisation devra compter avec les débats
sur l'extension des champs de compétence, les spécialisations, le contrôle de la
qualité des soins, et lutter contre un risque de normalisation des pratiques,
contrepoint latent d'une communauté de praticiens syndicalisés majoritairement
dans un seul syndicat.
A la lumière des travaux réunis dans cette publication, le chemin parcouru nous conduit à interroger le présent et à envisager concrètement un avenir
sur les liens entre clinique orthophonique, identité professionnelle et recherche.
De génération, de formation et d'horizon divers, les réflexions des différents
auteurs ouvrent de riches perspectives. Une recherche en orthophonie, au service de la mission de santé publique dévolue aux thérapeutes du langage, est en
mouvement. Des orthophonistes prouvent aujourd'hui que les pratiques exclusivement empiriques, autrement dit douteuses, jugées obsolètes, voire néfastes,
sont dépassées. Par la richesse et la précision de leurs analyses, les auteurs pointent des axes forts des discours sur la recherche. Leur pugnacité et leur clairvoyance ouvrent de nombreuses questions : la méthode expérimentale est-elle
un passage obligé ? La recherche appliquée serait-elle un espace autonome ou
dépendant ? Existe-t-il un monopole de la rigueur ? Faut-il différencier de vrais
et de faux chercheurs ? Que penser de l'objectif de vulgarisation visé par la
recherche fondamentale ? Quelle(s) autorité(s) serai(en)t légitime(s) pour définir
les besoins des patients ? Est-il complètement irréaliste d'envisager des ins-
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tances mixtes composées de praticiens, de chercheurs et de professionnels de
santé publique, notamment en épidémiologie clinique, afin de s'attaquer à des
problématiques complexes, telles que la notion de « variable », qui se décline
sur celles de variation, de variabilité et d'invariants ? Pourvoyeuses d'incertitude,
ces notions complexes ne produisent-elles pas à tort, des conduites de démission
ou de falsification ? Comment articuler des différences d'échelle, plutôt humaine
chez les cliniciens ou plutôt universelle chez les chercheurs ?
Afin d’asseoir sa légitimité et son utilité sociale, la recherche en orthophonie devra dépasser les clichés et les dichotomies. Elle devra aussi expliciter
ses valeurs et ses priorités d'action, dont quelques lignes ressortent dans les
textes réunis :
• la protection de l'identité des patients est une priorité absolue. Elle se trouve
reliée à une réflexion sur la compréhension des valeurs, des besoins et des
préférences des personnes en situation de vulnérabilité.
• les débats autour des nomenclatures internationales relatives aux pathologies langagières devraient évoluer. Grâce aux travaux en conférences de
consensus, et autres commissions d’experts, les praticiens de terrain, les
chercheurs et les administrateurs en santé publique pourront co-construire
des normes et autres indicateurs de manière interdisciplinaire.
• la méthodologie de recherche clinique sur la matière langagière est en évolution : quelles sont les spécificités des données de laboratoire ? Quelles
sont les particularités de celles qui sont collectées sur un « terrain » ? Quels
schémas de recherche prédominent ? Quels raisonnements sont développés
sur les mesures, les preuves et sur les variables retenues ?
• afin de délivrer le meilleur soin possible, l’obligation de moyens des praticiens repose sur la vérification des instruments utilisés en situation clinique.
L’analyse des critères de sensibilité et de spécificité des outils diagnostiques
jugés standard relève d’une priorité dans le développement de la recherche
clinique.
• des guides thérapeutiques opératoires, propres à des champs d'intervention
définis, pourraient naître des entraînements validés dans des recherches.
Critiqués dans leurs limites et appréciés dans leur flexibilité d'adaptation à
des circonstances cliniques, ils gagneront à être mieux décrits par rapport à
des problématiques individuelles de patients, et en relation avec les capacités d'expertise des cliniciens.
• des formations techniques, conçues sur de nouvelles technologies et sur des
outils numériques, devront se développer. La pertinence et la puissance de
ces derniers ne feront que croître.
• des études pilotes, dans lesquelles cliniciens et chercheurs pourraient se
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fixer des objectifs complémentaires, permettront d'engager des études multicentriques, source de puissance d'études et de diffusion des nouvelles pratiques.
• enfin, une connexion entre la littérature grise émanant de la clinique orthophonique et les publications scientifiques s'impose. Néanmoins, elle ne
pourra émerger sans creuset scientifique partagé et sans positionnement
politique transparent sur les prérogatives, les objectifs et les contraintes des
différents acteurs.
Quant à l'identité professionnelle, elle se fonde prioritairement sur le
principe de responsabilité assumé par chaque orthophoniste. Au fil de sa carrière, le thérapeute du langage développe son raisonnement clinique au service
du déficit et de la complexité cognitive décelée chez des personnes qui vivent et
construisent leur univers par des chemins détournés de la voie royale tracée par
le langage. Sur un plan méthodologique, la recherche enrichit la pratique car
elle apporte une compétence primordiale : savoir poser un problème et sortir
d'un tout indifférencié pour extraire une question principale relative à un patient,
et au trouble langagier dont ce dernier souffre en termes physique, psychique ou
mental. Dans cette quête ambitieuse, la réassurance du clinicien se nourrit de
différents constats : une reconnaissance de son implication dans un questionnement approfondi, une valorisation de l'observation participante vécue dans le
quotidien des suivis thérapeutiques, une posture proche de celle qui est analysée
par la casuistique, et enfin, par une complémentarité entre méthodes d'observation et d'évaluation, transversale ou longitudinale. Pour clore cette passionnante
co-construction collective, rappelons qu'un questionnement de recherche relié à
l'objectif du meilleur « traitement possible » se pense fondamentalement au service de l'altérité, et se conçoit dans tous les sens du terme, cognitive, affective,
sociale, humaine. A son heure, l'orthophonie affirmera sa place disciplinaire,
dans un équilibre entre responsabilité et rigueur face à la complexité du langage,
dans une posture de profond respect face à la vulnérabilité humaine, et enfin,
dans un dosage d’agilité et de réactivité face aux enjeux sociétaux et médicaux
en matière de langage, de communication et de langues.
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Recherche en orthophonie-logopédie
et identité professionnelle
Un témoignage… Au restaurant chinois
Pierre Ferrand
Educateur spécialisé
Orthophoniste
DEA en Sciences du Langage
Chargé de cours
à l’Ecole d’Orthophonie de Toulouse de 1975 à 1999
Praticien chercheur au Laboratoire J. Lordat
(Université Toulouse Le Mirail de 1990 à 2000)
Formateur en Formation Continue
Le Mas d’Enfau
81210 Roquecourbe
Courriel : [email protected]
E
n Juillet 1965, fraîchement diplômé du Centre de Formation d’orthophonistes de Bordeaux, j’ouvrais mon cabinet d’orthophonie à Castres, territoire familial. Orthophoniste « généraliste » et de surcroît unique
Orthophoniste dans le Tarn ( ! ), je me suis trouvé rapidement confronté à mes
limites. Malgré l’excellente formation reçue à Bordeaux, l’enrichissement de
mes compétences et de mes savoir-faire était devenu une nécessité éthique.
Lecteur assidu de la revue Rééducation Orthophonique qui relatait régulièrement
depuis 1962 les réunions de travail de l’ARPLOE (Association des Rééducateurs
de la Parole et du Langage Oral et Ecrit), je décidais de suivre ces cycles de formation que l’on appelait alors « recyclage » ou « perfectionnement » !
Impressionné par le génie clinique et le rayonnement personnel de Mme BorelMaisonny qui animait ces réunions, la richesse des communications, les compétences des divers intervenants et les débats passionnants et passionnés qui les clôturaient, je découvrais là, rue Saint Jacques, la source d’un enthousiasme qui ne
m’a plus jamais quitté …
Après l’effervescence qui a suivi Mai 68 et le renforcement de l’activité
syndicale au sein de la jeune FNO (fondée la même année, le 16 mars), participer à la promotion d’une « Orthophonie de combat » fondée sur l’enrichissement de la formation au niveau le plus élevé possible, l’affinement des savoir-
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faire cliniques dans l’évaluation et les thérapies, l’organisation d’une véritable
et rigoureuse recherche scientifique, devenait l’œuvre que notre génération se
devait d’impulser… sous l’autorité visionnaire de Suzanne Borel-Maisonny.
Au début des années 70, à l’issue d’une de ces réunions, je sollicitais de
Madame Borel une entrevue « pour parler de l’avenir » ! « Si vous voulez, me
dit-elle, raccompagnez-moi et nous irons dîner au restaurant ; nous pourrons
parler plus longuement ! ». Honoré, ému et fébrile, je la suivis au restaurant
proche de chez elle où elle avait ses habitudes. C’était un restaurant chinois et
pour moi… un supplice, n’étant pas amateur de cette culture gastronomique !
Cette scène devait se dérouler plusieurs fois au cours des 10 ans qui suivirent,
dans une ambiance riche d’échanges toujours ponctués d’aimables réflexions
sur mon supposé « manque d’appétit » ! Ces tête à tête simples et confiants ont
nourri mon énergie et ma passion militante pour l’Orthophonie, toute ma vie !
Nos interrogations étaient nombreuses et portaient sur les aspects théoriques,
scientifiques, méthodologiques et stratégiques du développement de la profession, en lien étroit avec l’activité syndicale :
- Peut-on considérer l’être humain comme objet de science et étudier sa façon
de comprendre et de réaliser son langage avec précision et objectivité ?
- Est-il possible d’associer et d’harmoniser clinique et théorie, pratique et
recherche ?
- Comment construire des outils d’évaluation rigoureux sans « abîmer » (sic)
l’approche clinique et laisser toute sa place à l’intuition ?
- Quelle légitimation donner au Bilan, pierre angulaire de notre activité ?
- Comment exiger et obtenir une formation suffisamment riche pour accéder
au niveau universitaire auquel nous devons prétendre, y compris après l’obtention du « diplôme » ?
- Que faire pour sortir de l’improvisation dans le domaine de la recherche et
s’intégrer dans les milieux de Recherche institutionnelle ?
- Ne faut-il pas organiser la profession en fonction des nombreux candidats à
venir et encourager les initiatives des orthophonistes de « province » (sic) ?
- Etc. etc.
Chaque problème recevait de sa part une réponse en forme de suggestion
claire, innovante, constructive et ambitieuse !
A cette époque-là, Madame Borel-Maisonny et son entourage de pionnières
réfléchissaient sur quelques thèmes majeurs tels que la réforme des « études »,
le développement de la recherche, l’organisation de la profession par le syndicat
professionnel, convaincus que tous ces aspects étaient étroitement liés et interdépendants les uns des autres.
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Mais c’est sur la nécessité de développer et d’organiser des études
incluant la recherche que Madame Borel était la plus exigeante et la plus déterminée.
Pour elle, l’orthophonie était certes un ART, mais surtout un lieu de
recherche permanente, et les orthophonistes des cliniciens chercheurs « par définition ». En rappelant son propre parcours, elle affirmait vigoureusement qu’il
fallait toujours « aller plus loin » et ne pas se contenter des données immédiates.
Chercher est pour nous, disait-elle, une compétence naturelle qui se déploie au
rythme du développement des connaissances dans les divers domaines du langage et de la pensée : « Tout orthophoniste est un chercheur en germe ! ». C’est
dans ce sens et seulement dans ce sens, qu’elle pourrait devenir une science…
Au cours des séances de l’ARPLOE, elle nous encourageait vivement à faire un
petit travail de recherche « dans notre coin » (sic), rédiger une observation et à
venir l’exposer lors de la réunion suivante. Madame Borel pensait que la mise
en place d’une recherche scientifique en orthophonie passait par toutes ces
« petites gouttes d’eau ». Son souci était de nous faire comprendre que, sans
recherche, une profession pouvait disparaître et nos actes légitimes exécutés par
d’autres. L’histoire a su illustrer cette évidence.
A chaque fois, je quittais le restaurant chinois affamé certes, mais l’esprit
bouillonnant d’idées et le cœur débordant d’enthousiasme ! De retour à la maison, je prenais contact avec les équipiers du syndicat de Midi-Pyrénées, du
bureau de la FNO et quelques collègues proches, pour approfondir ces propositions et réfléchir ensemble à la façon de les transformer en actes concrets.
Mme Borel-Maisonny m’ayant promis son aide, j’osais lui proposer de se
déplacer à Castres pour animer des formations complémentaires et prononcer
quelques conférences adressées aux médecins, aux professionnels de l’éducation et de la santé, aux familles des patients… Elle accepta, visiblement avec
plaisir. De 1971 à 1976, les « Journées de Castres », organisées conjointement
par l’ARPLOE et la FNO, mobilisèrent de plus en plus de participants et se terminèrent le 30 Mai 1976 par le Jubilée de Suzanne Borel-Maisonny, au théâtre
municipal de la ville, en présence de 400 personnes, parmi lesquelles la plupart
des Professeurs de Médecine et des Universitaires d’autres disciplines responsables de notre formation, tels que. Cl. Launay, M. Portmann, A. Morgon, A.
Appaix, J. Calvet, J.C Lafon… et sous la présidence d’honneur de Jean Piaget qui avait envoyé un message soulignant « Les succès remarquables obtenus par Suzanne Borel-Maisonny qui constituent un fait surprenant et
exceptionnel dans l’histoire des Sciences Humaines…. Ses résultats ont une
portée interdisciplinaire encore bien plus générale qu’on ne pourrait supposer » (26 Avril 1976, Livre d’or des Journées de l’Orthophonie. Castres).
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Pendant toute cette période et celles qui suivirent, les équipes de la FNO
continuèrent à travailler d’arrache-pied à construire les bases de l’Orthophonie
moderne dans la filiation de sa créatrice et dans les sillons qu’elle avait tracés.
A titre d’exemples, citons quelques réalisations qui répondaient aux vœux
et aux exigences de Madame Borel : le développement de la « Formation permanente » nationale et régionale (1971) ; la publication des arrêtés modifiant et
renforçant les Etudes (1972 et 1986) ; la plateforme « Orthophonie demain » qui
décrivait nos exigences et traçait les orientations à venir (1977) ; la décentralisation et la départementalisation de l’action syndicale (1978) ; la construction du
concept et la création d’outils de Prévention-dépistage TDP 81 (1977) ; le
Congrès de Nancy consacré au Bilan en présence de Suzanne Borel-Maisonny
(1979) ; la création du Journal « L’Orthophoniste » (1980) ; la fondation de
l’UNADRIO (1982) et de sa revue scientifique GLOSSA (1986) ; etc., etc.
A la relecture des différentes communications et interventions présentées
dans les divers Congrès et Colloques au cours de ces années, il est aisé de
retrouver, dans le domaine scientifique lié étroitement à l’action syndicale, les
grands thèmes « boréliens » qui motivèrent les ardentes actions des orthophonistes rassemblés et unis. Avec les résultats que l’on connaît !
Aujourd’hui, la boucle est presque bouclée. Avec l’obtention du grade
master, les Orthophonistes déjà inscrits dès la création du diplôme dans le cadre
universitaire se voient reconnaître la légitime hauteur de leur formation initiale.
Demain, ils pourront et devront conquérir le grade de doctorat dans leur discipline devenue Sciences de l’Orthophonie et entrer de plain pied dans les organismes et dans les structures de Recherche institutionnelle. C’est donc le
moment idéal pour faire le point sur la recherche en Orthophonie, éclaircir ses
modalités, dessiner son avenir et renforcer le lien qui unit cette démarche à
notre identité professionnelle.
La qualité et les compétences des divers auteurs qui s’expriment dans ce
numéro spécial de Rééducation Orthophonique nous y aideront !
Au fil des années de cette passionnante histoire, pas à pas, les orthophonistes ont su se construire une identité professionnelle originale dans le monde
de la santé, sur les bases « philosophiques » des intuitions cliniques de Madame
Borel, qui a su partager la passion de cette discipline naissante qu’elle concevait
à partir de sa formation de phonéticienne et de grammairienne, avec sa personnalité pétrie d’humanisme et de curiosité. Cette identité professionnelle est à
présent pleinement reconnue par tous, Etat, monde de la santé, universitaires,
chercheurs et grand public.
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Désormais, pour marcher à la rencontre d’intuitions fulgurantes, l’intelligence collective s’impose. Il n’est plus besoin d’aller dîner au restaurant
chinois !
« C’est avec une grande joie que j’inaugure ce livre. Qu’il soit un
témoignage de mon amitié […] et qu’il apporte à tous ceux qui oeuvrent à
cette tâche commune (la promotion de l’orthophonie) le courage d’aller pas
à pas, où il faut, jusqu’au bout ». Suzanne Borel-Maisonny (11 Juin 1971,
Livre d’or des Journées de l’Orthophonie. Castres)
Nous y arrivons, Madame, nous y arrivons !
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Recherche en orthophonie-logopédie
et identité professionnelle
Intérêt de la recherche pour la clinique et vice versa 1
Clinique ➔ Recherche ➔ Clinique ➔ Recherche…
Symptômes ➔ Modélisations ➔ Symptômes ➔ Modélisations…
Jean-Luc Nespoulous
Résumé
Au moment où l’orthophonie française accède à un nouveau statut académique, le présent
article s’assigne pour objectif de présenter synthétiquement et brièvement une vision interactive de la clinique et de la recherche dans le domaine de la pathologie du langage.
Mots clés : orthophonie, linguistique, psycholinguistique, neuropsycholinguistique, interdisciplinarité.
The value of research for clinical practice and vice versa :
Clinical practice ➔ Research ➔ Clinical practice ➔ Research…
Symptoms ➔ Modeling ➔ Symptoms ➔ Modeling…
Abstract
At a time when French speech and language therapy is attaining new academic status, this
article sets itself the task of briefly synthesizing an interactive perspective on clinical and
scientific approaches to speech and language pathology.
Key Words : Speech and language therapy, linguistics, psycholinguistics, neuropsycholinguistics, interdisciplinary approaches.
1. Le présent article s’appuie partiellement sur la communication effectuée, le 5 décembre 2013, à Paris, dans
le cadre des Journées Scientifiques de l’UNADREO
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Jean-Luc NESPOULOUS
Département des Sciences du Langage
Université de Toulouse Le Mirail
Laboratoire Jacques-Lordat (URI
OCTOGONE, E.A 4156)
Institut des Sciences du Cerveau de Toulouse
Membre Senior Honoraire de l’Institut
Universitaire de France
Chaire de Neuropsycholinguistique
Cognitive
Président Honoraire de la Société
de Neuropsychologie de Langue Française
Courriel : [email protected]
♦ Gaudeamus. Les lignes ont enfin bougé…
Vers une nouvelle identité académique et professionnelle…
I
nitialement défini comme « auxiliaire médical » par les premiers textes officiels régissant la profession, l’orthophoniste est apte (i) à effectuer l’évaluation d’un dysfonctionnement langagier, oral et/ou écrit, développemental ou
acquis et (ii) à planifier un programme thérapeutique adapté au patient qui en est
affecté. Le diagnostic lui-même dépend officiellement du membre du corps
médical qui prescrit une série de séances de rééducation (cf. la première ligne, à
sens unique, du schéma ci-dessous). Il ne semble pas y avoir de place pour la
recherche dans un tel contexte, celle-ci étant sans doute réservée aux (enseignants) chercheurs appartenant à telle ou telle discipline fondamentale : ORL,
neurologie, linguistique, psychologie…, lesquels ont souvent tendance à considérer eux-mêmes les orthophonistes comme des « auxiliaires » dans le processus
de recherche, quand elles ne sont pas de simples pourvoyeurs de patients !
Fort heureusement, depuis la naissance de notre intérêt pour cette discipline (à la fin des années 60), le tableau rapidement brossé ci-dessus a évolué au
fil des années, au moins dans certaines institutions et certains laboratoires, mais
il a fallu attendre un certain 25 janvier 2013 pour que la formation académique
initiale soit portée à 5 ans dans le cadre de la masterisation des études en orthophonie qui, de droit, ouvre le champ de la recherche aux orthophonistes, leur
permettant à présent de couvrir l’intégralité des thématiques, à double sens,
cette fois, apparaissant dans notre tableau synthétique ci-dessous.
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Il ne reste à présent plus à cette filière universitaire qu’à obtenir la création d’un Doctorat, de vrais départements universitaires et des enseignants-chercheurs spécifiques pour que l’orthophonie devienne parfaitement conforme aux
préceptes de Bologne (LMD), comme c’est déjà le cas dans plusieurs pays.
Pourquoi en effet l’orthophonie serait-elle privée d’une filière de plein exercice
et d’une recherche spécifique menée par les orthophonistes eux-mêmes, voire à
leur initiative, et non plus simplement par d’autres avec des orthophonistes ?
Dans ce nouveau contexte favorable, dont nous nous réjouissons, on le
devine, nous présenterons ici brièvement notre vision des relations, constitutionnellement inséparables selon nous, entre la clinique et la recherche en espérant
que désormais les nouvelles décisions ministérielles permettront leur plein épanouissement et leur mise en œuvre au quotidien dans l’univers de l’orthophonie
française.
Les champs d’une orthophonie pleine et entière
* * * * *
De l’observation empirique à la modélisation des dysfonctionnements langagiers
♦ « Au commencement était le verbe… ».
Historiquement, et quel que soit le domaine considéré, l’intérêt porté à
celui-ci commence par l’empirie ou observation des « données de l’expérience »
ou des « manifestations de surface » (ou symptômes) selon les terminologies
retenues. Dans le domaine qui nous intéresse au sein du présent article, au commencement est donc la clinique et l’observation, aussi fine et minutieuse que
possible, des symptômes présentés par tel ou tel patient, atteint de telle ou telle
pathologie développementale ou acquise du langage, faculté cognitive « propre
de l’homme » dans les termes d’Aristote. Une telle entreprise descriptive peut
certes reposer sur une bonne dose d’intuition – tous les grands cliniciens et thérapeutes en ont été et en sont toujours pourvus ! – mais elle peut (elle doit
même) s’appuyer sur des disciplines, comme la linguistique et la phonétique
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dont l’objectif est précisément de rendre compte de manière détaillée des propriétés des langues naturelles à leurs différents niveaux d’organisation structurale : phonétique, phonologique, morphologique, lexical, syntaxique, sémantique… sans négliger pour autant les caractéristiques fonctionnelles du
comportement verbal in situ telles qu’appréhendées par la pragmatique.
Même bien avant la naissance de la linguistique générale, au début du
20 ème siècle, nombre de cliniciens ont proposé des descriptions symptomatologiques fines qui, si elles ne débouchaient pas sur des modélisations générales du
(dys)fonctionnement linguistique dans le cerveau/esprit humain, n’en permettaient pas moins de rendre compte du dysfonctionnement dont souffrait le
patient étudié et de tenter d’y porter remède. Pour un exemple éclairant et fort
ancien, on se reportera à l’impressionnante description clinique de Pierre Marie
Auguste Broussonnet (1761-1807), titulaire de la chaire de botanique de la
Faculté de Médecine de Montpellier, par son collègue Jacques Lordat (17731870), fondateur de la neuropsycholinguistique cognitive (Lecours et al., 1987 ;
Nespoulous, 2013)), s’étant intéressé à l’ « amnésie verbale » (= aphasie) bien
avant d’en être affecté de manière transitoire en 1825 et d’en rendre compte
après récupération2. Nous y reviendrons.
♦ De la description aux taxonomies
Une fois décrits les phénomènes soumis à observation, on en vient, tout
naturellement dirons-nous, à tenter de les regrouper en catégories, à les classer
par « proximité/différence ». De grossières et approximatives au départ, on en
arrive à un sous-typage de plus en plus fin et discriminant. A titre d’exemple, on
peut citer la grande « famille » des perturbations phonétiques observables dans
le contexte de maladies neurologiques (laissant de côté celles qui sont liées à
telle ou telle dysmorphose « périphérique » des organes de la phonation). Sans
maîtriser des outils d’analyse de précision, les premiers neurologues ont été en
mesure de parvenir à une taxonomie opérationnelle des différents troubles phonétiques consécutifs à des lésions cérébrales (dans l’anarthrie, dans l’aphasie de
Broca) ou à des pathologies dégénératives (dysarthries observées dans la Maladie de Parkinson, la Sclérose en plaques, la Maladie de Charcot…). Ils ont
cependant été les premiers à soulever un problème majeur, qui limite la portée
de la seule description : de mêmes symptômes ou manifestations de surface peuvent apparaître dans divers types de pathologies.
2. Pour une présentation du cas de Pierre Marie Auguste Broussonnet, voir l’article d’O. Héral dans la Revue
Neurologique (2009).
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Cette tendance à la taxonomie se retrouve dans toutes les sciences, en linguistique comme en botanique (cf. Linné), en chimie (Mendelejïev) comme en
biologie (Darwin). Elle est à la base de notre catégorisation du monde perçu et
du vivant : couleurs, espèces, artefacts… avec les redoutables problèmes de
frontière « inter-catégorielles »… d’où les termes de « prototypes » (cf. Rosch,
1973) utilisés dans certains cadres théoriques pour désigner un élément
« central », caractéristique d’une catégorie (ex : « pinson » dans la catégorie
« oiseau »), par opposition à un élément « périphérique » ou « border-line »
(ex : « pingouin », toujours la catégorie « oiseau »). D’où également les termes
hybrides inventés par certaines disciplines pour indiquer clairement qu’un phénomène est « à cheval » entre deux domaines : cf., en linguistique, des termes
comme : morphophonologie, morphosyntaxe, syntactico-sémantique, sémantico-pragmatique…
Aussi important que soit cette notion lorsqu’on se penche sur la cognition
humaine, il n’en demeure pas moins que la catégorisation est une construction
humaine effectuée à partir d’ « observables » qui sont, en fait, continus : le spectre des couleurs est continu, de même que la température, la taille, le poids de
tel ou tel objet ou de tel ou tel individu. Cette continuité synchronique va de pair
avec une continuité diachronique que Darwin a si bien illustrée.
Il en va de même dans le domaine (officiellement) pathologique. Souscrivant, depuis le début de notre carrière, aux enseignements de Georges Canguilhem (1943, 1967), le distinguo binaire entre le « normal » et le « pathologique » gagne souvent à être ramené à une « différence de degré » plutôt qu’à
une « différence de nature ». De plus, les frontières intersyndromiques demeurent parfois floues : Ex : Lecours & Nespoulous (1981) et la taxonomie des
aphasies ; cf. aussi la notion de « spectre autistique » récemment mise en place
pour briser des catégories trop rigides dont la société et l‘école sont pourtant
friandes3…
♦ De la description aux tentatives de modélisations explicatives
Nous avons vu ci-dessus que, dans tous les domaines et tout particulièrement ici dans celui du langage et de sa pathologie, tout commençait par la description de phénomènes que l’on tentait ensuite de classer dans diverses catégories aussi homogènes que possible. Nous avons également vu que tant la
3. De la même manière, les frontières inter-professionnelles ne sont pas toujours très claires et nettes : orthophonie, phoniatrie, neuropsychologie, orthopédagogie !!!
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description que le classement n’étaient pas sans poser d’importants problèmes :
identité phénoménologique de surface avec causes éventuelles différentes dans
le premier cas, délimitation des frontières inter-domaines dans le second.
Ces deux types de problèmes rendent donc indispensable le passage de la
description des symptômes à celui de l’interprétation de leur déterminisme sousjacent par diverses modélisations qui sont du ressort de la psycholinguistique,
discipline dont l’objectif est de caractériser les opérations mentales, ou processus, supposément ou plausiblement à l’œuvre lors de l’encodage ou du décodage du langage oral et/ou écrit par l’esprit humain (sans prise à témoin obligatoire du cerveau ! Cf. infra).
Cette discipline, dont la naissance remonte à la fin des années 50, tente de
mettre à jour l’ « architecture fonctionnelle du langage ». Dès le début des
années 70, elle bénéficie grandement des premiers travaux en neuropsychologie
et, plus particulièrement, en aphasiologie. L’observation, dans le comportement
verbal des sujets cérébrolésés, dans les cas les plus clairs, de « doubles dissociations » entre (i) composantes perturbées et (ii) composantes épargnées chez
deux patients différents constitue, en effet, un apport majeur à l’identification
des systèmes et sous-systèmes (appelés « modules » par certains à l’instar de J.
Fodor, 1983) qui sous-tendent cette architecture. Cette observation contribue
non seulement à la meilleure compréhension du dysfonctionnement dont souffre
tel ou tel patient mais elle permet également d’inférer hypothético-déductivement les niveaux de représentation et les processus psycholinguistiques qui président au fonctionnement du langage chez le sujet dit normal.
Depuis la fin des années 60, de nombreux modèles psycholinguistiques
ont ainsi été échafaudés et publiés. Certains portent essentiellement sur la production du langage oral et ont été élaborés à partir de l’observation de dysfonctionnements verbaux, épisodiques chez les sujets dits sains ou durables chez les
sujets cérébrolésés. Faute d’espace suffisant, nous ne présenterons quelques-uns
de ces modèles que par leur diagramme à l’exception du plus ancien, celui proposé par Jacques Lordat (cf. supra), pour lequel aucun diagramme n’a été conçu
par son auteur4.
4. Pour une vision plus complète de ces modèles et de leur potentielle articulation avec les modèles linguistiques (structuraux), le lecteur pourra se reporter à François & Nespoulous (2011).
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(i) Jacques Lordat « le précurseur » (18435)
L’analyse de l’acte de parole, tel que Jacques Lordat le conçoit, avant et
après son épisode aphasique, consiste en l’identification de différents niveaux et
de différentes étapes dans la transmutation du sens en sons, sur le versant de la
production du langage oral.
Comme Franz Joseph Gall (1758-1828) – mais dans un contexte différent
– Jacques Lordat « fractionne » le comportement verbal en diverses opérations
mentales, chacune étant susceptible d’être perturbée indépendamment des
autres. Si, dans sa démarche analytique, il ne recourt pas au terme moderne de
« dissociation » (entre les composantes qui sont perturbées et celles qui sont
encore opérationnelles chez un individu donné), il n’en demeure pas moins que
la notion est bien présente à son esprit.
Pour l’engendrement d’un message oral bien formé, Jacques Lordat
considère comme indispensables les dix niveaux, opérations ou étapes suivants :
1) Circonscription du sujet ou de la pensée à transmettre,
2) Division du sujet principal en pensées partielles ou en propositions, et des
propositions en idées élémentaires,
3) Corporification des idées en sons ou remémoration des sons antérieurs
conservés dans la mémoire (sons signifie ici « mots » ; on parlera plus
tard, avec F. de Saussure, d’ « images acoustiques »),
4) Disposition syntaxique de ces sons,
5) Exécution de ces sons par des mouvements synergiques imprimés aux
organes vocaux,
6) Attention au rythme et à la prosodie,
7) Lutte contre l’instabilité d’énergie des muscles,
8) Etude intuitive des organes de la parole (Lordat est ici un précurseur de la
phonétique, discipline à laquelle l’abbé Jean-Pierre Rousselot donnera un
statut expérimental en 1897),
9) Compensation solidaire des sons vocaux dans l’ordre mécanique en changeant les mouvements (Lordat évoque ici les phénomènes de « coarticulation », ou contamination, entre sons successifs),
10) Surveillance perpétuelle contre l’affaiblissement progressif de la force
vitale (où l’on voit émerger l’influence de Barthez et de son vitalisme).
5. Ce modèle n’a été publié que de manière tardive (1843) par le disciple et fils adoptif de Jacques Lordat. Il
ne fait cependant aucun doute qu’il était déjà en gestation avancée dès les premières années du 19ème siècle, quand Jacques Lordat effectua, par exemple, la description clinique du cas de Pierre Marie Auguste
Broussonnet, décédé en 1807 (cf. ci-supra), ou quand il alla examiner le curé de Saint-Guilhem le désert …
« bien longtemps avant ma propre maladie », écrira-t-il lui-même (maladie qui survint en 1825).
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Lordat défend la plausibilité de chacun de ces niveaux par divers exemples tirés de l’observation de tel ou tel patient OU de lui-même (… après 1825
et la survenue de son aphasie transitoire et sa récupération).
Les cinq premiers niveaux constituent pour lui de véritables étapes successives du processus d’encodage d’un message verbal. Les cinq rubriques suivantes font plutôt penser à des mécanismes de contrôle, dans une phraséologie
plus moderne. Quant au dernier item, nous avons envie de le paraphraser, ici
encore en termes plus modernes, en parlant de « maintien du contrôle attentionnel » indispensable au développement de toute activité humaine complexe, verbale ou autre.
Comme précédemment annoncé, nous ne présenterons ci-dessous, à titre
illustratif et sous forme diagrammatique, que quelques exemples de modélisations plus récents, laissant le lecteur apprécier les nombreuses similitudes de
ceux-ci avec la modélisation proposée par J. Lordat il y a plus de 200 ans.
(ii) J-L. Nespoulous (en collaboration avec A. Borrell) (1969, 1973)
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(iii) M. Garrett (1976, 1980)
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(iv) W. Levelt (1989)
En conclusion de cette partie sur les modèles, nous rappellerons avec
insistance qu’il convient de ne pas faire de ces modélisations hypothétiques des
dogmes. Tous ces modèles sont faits pour être soit enrichis sur la base d’une
version précédente, soit abandonnés et remplacés par d’autres jugés plus puissants. En matière de modélisation, le moteur du changement réside dans l’accroissement de sa puissance et/ou de son économie. Plus un modèle est puissant
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et possède une cohérence interne forte (rendant compte d’un nombre très important de phénomènes déjà observés) et plus il est économique (= plus ses principes et règles sont en nombre limité), plus il sera enclin à être préféré à un
autre. Sa capacité à prédire des phénomènes non encore observés constitue également un atout pour un modèle, même si, par la suite, celui-ci vient à s’avérer
faux. Avec nos étudiants, nous avons souvent évoqué l’exemple de Ptolémée
qui, sur la base d’un « modèle du monde » qui s’est avéré faux, n’en prédisait
pas moins les éclipses ! Voici bien qui est rassurant ! Nous ne sommes pas
contraints d’attendre l’inaccessible vérité absolue pour œuvrer utilement dans le
domaine qui nous concerne ici : l’étude des pathologies du langage et leur remédiation !
♦ Et le cerveau dans tout cela ?
Une fois minutieusement décrits les phénomènes observés (cf. supra. 1.),
une fois différenciés ceux-ci, toujours au plan symptomatologique, d’autres
types de pathologies voisines (cf. supra 2.), une fois les dysfonctionnements de
ceux-ci « localisés » au niveau de tel ou tel processus, dans telle ou telle composante ou sous-composante dans l’architecture fonctionnelle du langage dans
l’esprit humain (cf. supra. 3), la question demeure, bien évidemment de voir
dans quelle mesure il est possible de localiser les dits dysfonctionnements dans
l’architecture neuronale du cerveau.
Ici encore, la tâche n’est pas aisée car l’on sait bien depuis longtemps
qu’une même lésion est susceptible d’engendrer des symptômes différents, tout
comme deux lésions différentes peuvent aboutir à des symptômes identiques.
Pourtant un des objectifs de la neuropsychologie du langage, telle que pratiquée
depuis Broca (et même Gall) réside bien dans la tentative d’établissement de
corrélations anatomo-cliniques. Une telle démarche, quelque peu mise en veilleuse lors du développement des modèles strictement « cognitivistes » (fonctionnalistes) dans les années 60-70, a trouvé un net regain d’intérêt avec l’apparition quelques années plus tard des diverses méthodes d’imagerie fonctionnelle
cérébrale, lesquelles permettent, en outre, d’effectuer diverses études sur des
sujets normaux soumis à telle ou telle tâche d’activation.
Pour aussi fascinante que soit une telle démarche, il convient d’en bien
saisir les limites et de ne point sur-interpréter les résultats qu’elle permet d’obtenir. Localiser une lésion n’est pas localiser une fonction, disait-on naguère. Les
choses auraient-elles changé du fait de l’arrivée de l’imagerie fonctionnelle
cérébrale ?
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Dans le domaine linguistique, les stimuli retenus pour tel ou tel protocole
expérimental demeurent souvent encore trop sous-spécifiés (voire parfois mal
spécifiés) ; ils sont intégrés à des tâches (artificielles) dont la relation avec le
comportement verbal ordinaire est souvent fort ténue, voire inexistante6. Toute
tentative de mise en parallèle ou, plus encore, de superposition entre (i) architecture structurale, (ii) architecture fonctionnelle et (iii) architecture neuronale
est donc hors de portée et elle risque de le demeurer longtemps du fait de la
complexité multidimensionnelle du langage humain et de la nécessité constante
dans laquelle se trouve le locuteur/auditeur d’adapter son comportement sémiotique, verbal et non verbal, aux contraintes, changeantes de surcroît, de telle ou
telle situation de communication. Le langage, comportement humain par excellence, est donc loin d’être stéréotypé (Nespoulous & Dordain, 1996). Une même
intentionnalité sémiotique peut être verbalement véhiculée de différentes
manières par divers individus ainsi que par un même individu à différents
moments dans différentes situations. Dès lors, il y a fort à parier que les parcours cognitifs et cérébraux sont susceptibles de varier grandement, à l’exception peut-être de ceux empruntés par les « bas niveaux de traitement » où les
variations sensori-motrices de gestion de l’information d’entrée et de sortie sont
certainement relativement limitées. Certes, des progrès sont faits quotidiennement en matière d’imagerie fonctionnelle cérébrale. Se pose toutefois la question de savoir si l’observation du « cerveau en action » est susceptible de contribuer, par exemple, à la démarche d’un orthophoniste lors de sa planification
d’un programme thérapeutique susceptible d’aider un patient à améliorer son
comportement verbal.
Conclusion : l’orthophonie dans son interaction avec la linguistique,
la psycholinguistique et la neuropsycholinguistique
De par sa fréquentation quotidienne avec la clinique, l’orthophonie joue
un rôle déterminant dans le va-et-vient, évoqué dans notre sous-titre, entre la
clinique et la recherche, entre la caractérisation des symptômes et leur modélisation explicative. De ce fait, en fournissant divers types de contre-exemples, elle
conduit à la modification de tel ou tel élément dans telle ou telle modélisation.
C’est donc dire que l’interaction fondamentale, d’un point de vue disciplinaire,
dans le vécu habituel de l’orthophoniste, nous semble être entre « structures linguistiques » et « processus psycholinguistiques », à la Lordat, à la Garrett…
S’agissant des relations entre le tandem « linguistique/psycholinguistique » et le
substrat cérébral, elles ne semblent entrer vraiment en ligne de compte, pour
6. La très grande majorité des tâches utilisées limitent leur matériel lexical au mot isolé ou à de très brefs messages !
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l’orthophoniste (et le neuro-chirurgien), que dans le contexte, en plein développement, de la neuro-chirurgie éveillée7.
On aurait cependant tort de limiter le rôle de l’orthophoniste à celui d’un
« inventeur » de contre-exemples, tout comme on a eu tort de le considérer pendant des décennies comme un simple pourvoyeur de patients, ce qui, en quelque
sorte, revient au même. L’ouverture institutionnelle récente, tant attendue, doit
enfin permettre à l’orthophoniste qui, dans les bons cas, était déjà de facto un
partenaire à part entière des travaux de recherche en matière de pathologie du
langage, de le devenir de plus en plus et, cette fois, de jure.
Ainsi seulement, l’orthophonie – champ transversal, pluri- et, mieux,
inter-disciplinaire – mérite donc, plus que jamais, sa pleine autonomie de fonctionnement, de recherche et formation, en interaction avec les autres spécialités
pertinentes, toujours au service du patient.
REFERENCES8
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L’architecture des théories linguistiques, les modules et leurs interfaces, Nouvelle Série, Tome
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GARRETT. M., (1976). « Syntactic processes in sentence production », in R. Wales & E. Walker (Eds.)
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HÉRAL O., (2009) « Pierre Marie Auguste Broussonnet (1761-1807), naturaliste et médecin : un cas clinique important dans l’émergence de la doctrine française des aphasies », Revue Neurologique,
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LECOURS, A.R., NESPOULOUS, J-L. (1981) "Taxonomies des aphasies". Recherches sémiotiques/semiotic Inquiry. (The Canadian Journal of Research in Semiotics), 1, 3, 261-282.
7. Où, là encore, les stimuli utilisés en préopératoire et lors de l’intervention se limitent souvent à des mots
isolés. Ceci étant, ce champ est très certainement appelé à se développer, intégrant des stimuli linguistiques
moins « réductionnistes », de plus en plus proches des structures linguistiques utilisées dans la vie quotidienne.
8. Certaines références, absentes du corps du texte, ont néanmoins été retenues lors de la constitution de cette
bibliographie. Elles permettront au lecteur d’aller plus avant dans la recherche de textes pertinents en relation avec le contenu de cet article.
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LECOURS, A.R., NESPOULOUS, J-L., & PIOGER. D, (1987) « Jacques Lordat or the birth of cognitive
neuropsychology », in E. Keller & M. Gopnik (Eds.), Motor and sensory processes of language,
Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates, 1-16.
LEVELT. W., (1989) « Speaking. From intention to articulation », Cambridge, The M.I.T Press.
LORDAT J., (1843) « Leçons tirées du cours de physiologie de l’année scolaire 1842-1843. Analyse de la
parole pour servir à la théorie de divers cas d’alalie et de paralalie que les nosologistes ont mal
connus (publiées, avec l’autorisation de Lordat, par son élève Kuhnholtz) », Journal de la Société
de médecine pratique de Montpellier, 7, 333-353, 417-433, et 8, 1-17.
NESPOULOUS, J-L., (2013) « Jacques Lordat (1773-1870) : fondateur de la neuropsychologie cognitive ? De la description des symptômes à la modélisation du langage dans le cerveau-esprit
humain. Apport des modèles fonctionnalistes initiés par Jacques Lordat », in M. Woronoff (Ed.),
L’esprit en progrès, Paris, Editions de la Conférence Nationale des Académies des Sciences, Lettres et Arts, Institut de France, AKADEMOS, N°32, 175-186.
NESPOULOUS, J-L. & DORDAIN, M. (1996) « Le traitement du langage : stéréotypies et/ou variations ». Rééducation Orthophonique, 34, N°185, 61-77.
ROSCH, E. H. (1973) « Natural categories », Cognitive Psychology, 4, 328-350.
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Recherche en orthophonie-logopédie
et identité professionnelle
Recherche et pratique professionnelle de l’orthophonie
Marc Monfort, Adoración Júarez Sánchez, Isabelle Monfort Júarez
Résumé
Les relations entre la recherche et la pratique clinique sont analysées à partir de la demande
de cette dernière à propos de nouvelles perspectives ou de confirmation empirique de ses
décisions. Deux exemples d’une relation claire et justifiée entre les données de la recherche
théorique et du développement postérieur de programmes d’intervention servent à illustrer
tout autant les succès comme les limites ou les déceptions de ces relations.
Cette analyse se poursuit par celle de la proposition de la Pratique Professionnelle Basée sur
les Meilleures Preuves Possibles (« Evidence-Based Practice »), les exigences qu’elle pose et
les difficultés de son application pratique, tout spécialement dans des domaines comme la
sémantique et la pragmatique. Nous signalons enfin l’absence de recherche sur un aspect
qui semble crucial pour l’efficacité d’une thérapie, c'est-à-dire les caractéristiques et les
habiletés du praticien.
Mots clés : recherche, troubles du langage, efficacité de l’intervention, thérapeute, attitude.
Research and clinical practice in speech and language therapy
Abstract
The relationship between research and clinical practice is discussed based on the latter’s
request for new therapeutic perspectives or empirical confirmation on its own decisions.
Two examples of a clear and justified relationship between research data and the subsequent development of an intervention program illustrate the achievements and disappointments of this relationship. On the basis of this analysis, the proposal of Evidence-Based
Practice is discussed, as well as the requirements, limits and difficulties involved in its practical application, especially in the fields of semantics and pragmatics. Finally, the article
points out the lack of research on a dimension which is considered essential for therapeutic
effectiveness: the characteristics and skills of the therapist.
Key Words : research, language disorders, therapeutic effectiveness, therapist, attitude.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Marc MONFORT
Logopède
Directeur du centre Entender y Hablar
Centre Entender y Hablar
c/Pez Austral, 15
28007 Madrid
Courriel : [email protected]
Adoración JÚAREZ SÁNCHEZ
Logopède
Docteur en psychologie
Directrice de l’école Tres Olivos
Collège Tres Olivos
C/ Casildea de Vandalia, 3
28034 - Madrid
Courriel : [email protected]
Isabelle MONFORT JÚAREZ
Psychologue au centre Entender y Hablar
Centre Entender y Hablar
c/Pez Austral, 15
28007 Madrid
C
et article coïncide par hasard avec le quarantième anniversaire d’un exercice professionnel intense et au long duquel nous avons essayé de faire
mentir le commentaire de Bishop (1997, p. 164) qui disait plus ou moins
ceci : « la plupart des chercheurs justifient leurs études théoriques en affirmant
que si nous arrivons à comprendre mieux la nature d’un trouble, nous serons
mieux capables de construire des interventions plus efficaces ; en fait, il s’agit
souvent d’une fausse promesse car la recherche reste enfouie dans des revues
scientifiques non accessibles aux orthophonistes de terrain ou au professeur qui
travaille à horaire complet dans une école ou une clinique ».
La demande d’une réflexion sur les relations entre recherche et pratique
professionnelle tombait donc à point.
Quand on relit la littérature de recherche dédiée aux troubles du langage
chez l’enfant (pour des révisions récentes, voir Schelstraete 2011 ou Mendoza
2012), on constate tout d’abord que l’immense majorité des travaux sont de type
descriptif, parfois liés à un essai d’élaboration de modèles explicatifs, et que la
recherche sur les méthodologies d’intervention et leur efficacité n’occupe
qu’une place assez réduite.
C’est sans doute dû à la difficulté du processus d’évaluation de la pratique clinique. Au sein même de ce domaine de recherche, on retrouve cette
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difficulté méthodologique dans la proportion d’études faites en intervention sur
les difficultés phonologiques, plus nombreuses que celles qui ciblent des troubles sémantiques ou pragmatiques, évidemment beaucoup plus difficiles à cerner. C’est probablement le fait aussi de la formation des chercheurs, la plupart
du temps éloignés, sauf exception, de la pratique clinique.
♦ L’efficacité des thérapies.
Limitons-nous donc à cette partie de la littérature centrée sur l’efficacité
de nos thérapies. Dans le fond, que demandons-nous, nous autres praticiens, à la
recherche, fondamentale ou, comme dans le cas qui nous occupe, appliquée ?
Essentiellement deux choses : des idées à partir desquelles nous puissions
diriger notre travail à venir et une confirmation de l’efficacité des choix établis.
Les réponses malheureusement sont souvent confuses et décevantes. Prenons-en deux exemples représentant soit l’approche ciblée, soit l’approche de
spectre large.
Le premier illustre la création d’un outil de travail ponctuel à partir d’une
recherche descriptive, le deuxième repose sur l’évaluation d’une méthodologie
plus globale de l’intervention dérivant d’un modèle théorique de l’acquisition du
langage.
Création ou évaluation d'un outil ponctuel.
Dans les années 90, Tallal et son équipe avaient montré que les enfants
présentant un Trouble Spécifique du Langage avaient, par rapport aux enfants de
développement langagier typique, des difficultés perceptives pour la discrimination des intervalles entre les stimuli auditifs qui forment la chaîne sonore de la
parole (Tallal 2000). Ils pensèrent que cette capacité pouvait s’améliorer avec un
apprentissage spécifique et mirent au point un programme, Fast ForWord, qui
permettait de modifier l’entrée de parole en allongeant ces intervalles. On ne
pourrait trouver meilleur exemple de passage direct d’une donnée descriptive
précise à une proposition thérapeutique tout aussi précise.
La révision des résultats de son application par des chercheurs indépendants n’a malheureusement pas été au rendez-vous (Cohen, Hodson, O`Hare,
Boyle, Durrani, Castnez, Mattey, Naftalin et Watson 2005 ; Loeb, Stoke et Fey,
2001, conseillaient déjà un « scepticisme salutaire » par rapport à cette
méthode).
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Evaluation d'une approche thérapeutique globale
Le deuxième exemple se réfère à l’ensemble de conseils et de programmes élaborés autour de l’idée du renforcement et de la modification des
stratégies naturelles qu’utilise l’entourage pour transmettre sa compétence langagière. C’est l’orientation des programmes centrés sur l’interaction familiale,
style Hanen, que les anglo-saxons regroupent sous les étiquettes « milieu teaching » ou « naturalistic approach » et que nous avons également développée
dans un modèle que nous avions qualifié d’interactif (Monfort et Juárez 2001).
Là, nous partons d’un modèle théorique général, constructiviste, bien
étayé par la recherche fondamentale et de données descriptives relevées par
l’ensemble des études réalisées sur l’interaction entre enfants et parents, souvent
basées sur la comparaison entre enfants de développement typique et enfants
présentant un trouble ou un handicap.
Sur ces bases sont élaborées des directives cherchant à renforcer les comportements que l’on juge positifs et à éliminer ceux que l’on estime contraires
au bon développement langagier et communicatif des enfants présentant une
capacité langagière réduite ou déficiente. Des manuels ont été ainsi créés pour
les familles d’enfants présentant un trouble du langage, un handicap mental, un
trouble autistique, une surdité ou un handicap intellectuel.
L’évaluation, dans ce cas, se fait sur l’ensemble des habiletés linguistiques, par rapport à l’absence d’une intervention spécifique, par rapport à une
intervention plus limitée au cadre du spécialiste ou en ciblant plus précisément
l’un ou l’autre système jugé facilitateur (l’expansion, la reformulation, la lecture
d’histoires…).
De nouveau, l’attente des thérapeutes qui aimeraient pouvoir lire des confirmations claires et définitives de leur démarche est la plupart du temps déçue. Parallèlement aux études qui en soulignent les bénéfices (McCauley et Fey 2007),
d’autres arrivent à la conclusion que, si on compare cette approche à d’autres,
les différences entre l’application de différents modèles sont souvent absentes
ou peu significatives, même si on souligne la plupart du temps qu’elles sont
toutes, dans l’ensemble, plus efficaces que l’absence d’intervention, ce qui nous
rassure tout de même (voir Law, Garret et Nye 2004).
La comparaison de résultats offre un peu le même panorama quand on se
situe au niveau d’interventions plus formelles, évidemment très ciblées : Washington, Warr-Leeper et Thomas-Stonell, 2011, ont comparé par exemple les
résultats d’un programme informatique à ceux d’un programme « traditionnel »,
orientés tous deux vers un déficit grammatical. Ils obtiennent des résultats similaires, tous deux positifs par rapport au groupe sans attention spécifique.
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Limites et intérêts des recherches sur l'efficacité
Nous avons ainsi l’impression que ce qui compte en fait est de s’occuper
de l’enfant (« effet placebo » selon la qualification des auteurs de l’ouvrage de
Schestraete (2011) dont elle signale les effets positifs mais qui ne doivent pas
nous leurrer) et que la recherche n’a pas encore réussi à étayer de manière différentielle les qualités ou les défauts d’une pratique déterminée.
Un autre problème de la recherche sur l’efficacité des thérapies réside
dans le fait que la plupart des études ont pour habitude de tout diviser en petites
parties, de n’évaluer qu’une variable à la fois et de ne mesurer l’efficacité d’une
méthode que sur un court espace de temps (quelques semaines en général) : on
ne sait presque rien sur la permanence des changements dans le temps ni sur
leur généralisation à d’autres contextes. Ce morcellement, contingent aux exigences méthodologiques d’une recherche « valide », ne correspond évidemment
pas à notre situation de travail qui exige précisément une synthèse constante
d’une foule d’éléments qui se présentent à chaque instant : le même enfant n’est
ni tout à fait le même ni tout à fait différent à chaque séance. C’est aussi faire
abstraction du caractère transversal du langage dont les éléments spécifiques se
mêlent constamment, lors d’un acte de langage, aux autres aspects du développement. Ce constat un peu terne ne doit cependant pas s’interpréter comme un
échec de la démarche ni du transfert de connaissances d’un domaine (celui de la
recherche) vers un autre (celui de la pratique) ni de l’utilité de la recherche en
elle-même dont la démarche est accumulative, c'est-à-dire qu’une nouvelle donnée vient s’ajouter aux connaissances antérieures.
Ajoutons finalement, du côté positif, que ces études ont servi souvent à
montrer le manque de base empirique de certaines propositions « alternatives »,
souvent très médiatisées (voir le rapport de la Sociedad Española de Fisioterapia
en Pediatria, à propos de la méthode Doman Delacato (2013) ou Kerschner,
Cummings, Clarke, Hadfield et Kerschner (1990) pour la méthode Tomatis).
Le caractère relatif des études sur l’efficacité des différentes thérapies
devrait servir finalement et surtout à nous rendre simplement plus modestes et
surtout à tempérer nos débats professionnels quand il s’agit de défendre ou de
critiquer une pratique déterminée.
Il faut probablement assumer que la lecture de ces travaux, une pratique
indispensable et qui devrait être constante même si elle ne peut pas être toujours
aussi intensive que nous le souhaiterions, constitue pour nous essentiellement un
exercice de réflexion à propos de notre travail et une source d’initiatives thérapeutiques. Il est vrai que nous n’y trouvons pas souvent de réponses claires et
précises mais, diantre, comment pourraient-elles l’être dans un champ aussi
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complexe, intriqué et méconnu finalement, que celui du langage et de son acquisition, source continue d’émerveillement pour celui qui l’observe chez un enfant
de développement typique ? Le contact avec la recherche offre cependant à
notre pratique une vision externe qui, très souvent, interagissant d’une manière
subtile et parfois peu consciente, suscite alors chez chacun d’entre nous, à partir
de son propre vécu, une émergence d’idées et d’ « intuitions » qui enrichissent
notre pratique et l’éloignent d’une routine facilement satisfaite.
♦ La pratique basée sur les meilleures preuves possibles (EvidenceBased Practice) : utopie et réalité.
Dans l’esprit de cette relation réaliste entre recherche et pratique dont
nous venons de parler, une proposition réellement intéressante s’est développée
autour du concept de l’Evidence-Based Practice (EBP : Roddam et Skeat,
2010), originaire de la pratique médicale, encouragée surtout par des experts en
recherche et en formation universitaire et soutenue officiellement par des associations professionnelles comme l’américaine ASHA (2013) ou la Speech
Pathology Association of Australia (2010).
Pour retenir une référence francophone, le remarquable ouvrage de
Marie-Anne Schelstraete et de ses collaboratrices (2011) nous servira de principale référence à ce propos. L’idée de base en est définie ainsi : « La décision clinique – qu’elle soit relative à l’évaluation ou au traitement – doit reposer sur les
meilleures preuves issues de recherches actuelles, pertinentes et valides. Notons
qu’il ne s’agit pas ici d’une utilisation de la recherche au sens de la reproduction
fidèle des caractéristiques de l’étude originale dans le traitement du patient…. Il
ne s’agit pas non plus de transformer le clinicien en chercheur, mais d’en faire
un utilisateur actif des données de la recherche » (p. 31).
Premier commentaire : nous savons donc tout d’abord ce que l’EBP n’est
pas. Nous en connaissons aussi une exigence mais il faut en mesurer la portée :
si les preuves doivent être pertinentes et valides, le clinicien doit donc acquérir
certains critères de pertinence et de validité pour en juger. C’est une exigence
qui ne nous semble pas excessive, elle fait partie normalement de notre formation universitaire et devrait nous permettre plus ou moins de séparer le grain de
l’ivraie, même s’il est difficile d’éviter de préférer les suggestions cliniques qui
correspondent mieux à notre façon « naturelle » de faire que le contraire : mais
est-ce nécessairement une faute ? Nous y reviendrons plus loin.
D’autre part, les chercheurs universitaires nous déblaient souvent la
route : c’est le cas de Coquet (2004) ou précisément celui du travail dont nous
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suivons la piste. Schelstraete et ses collaboratrices nous offrent ainsi une révision commentée de données pertinentes et valides (ou pas) en les regroupant par
thèmes : phonologie (71 pages), troubles lexicaux (40 pages), troubles grammaticaux (44 pages), troubles discursifs et pragmatiques (54 pages), dans des proportions qui reflètent bien la priorité des chercheurs et qui montrent encore plus
de différences quand on se limite aux pages qui traitent directement l’efficacité
des traitements.
Ces auteures attirent notre attention sur certaines contradictions ou sur
des conclusions qui pourraient nous sembler banales : « les recommandations de
l’EBP ne font que formaliser de manière explicite le fonctionnement optimal
auquel aspire tout clinicien, qui pourrait donc légitimement se demander ce que
cela lui apporte » (p. 37).
Elles soulignent cependant les effets positifs de l’EBP sur l’évolution des
démarches d’évaluation et d’intervention dont le moindre n’est certainement pas
d’avoir rendu de la valeur au travail clinique, d’où, par exemple, l’augmentation
des études de « cas unique » dans les revues spécialisées. Ces études sont beaucoup plus proches de la réalité quotidienne de l’orthophonie, car elles tiennent
compte des caractéristiques individuelles du patient, de son entourage et du
contexte, la plupart du temps éliminées par le trait statistique classique des
études de groupe, plutôt réductionnistes de ce point de vue.
Nous ne résistons pas à citer de nouveau Marie-Anne Schelstraete et ses
collaboratrices : « Il semble en effet plus important d’appliquer une série de
principes d’intervention plutôt que de sélectionner telle activité, tel exercice ou
tel matériel. Cette situation – qui peut paraître à première vue inconfortable –
offre néanmoins l’avantage de permettre au clinicien de tenir compte des caractéristiques de l’enfant et des particularités de la situation ainsi que de ses propres références » (p. 262).
Deuxième commentaire que nous n’aimerions pas que l’on considère
comme un simple réflexe corporatif ou un goût immodéré pour le passé : les critères, justifiés, de pertinence et de validité ont dans cet ouvrage une conséquence, logique si l’on veut, mais qu’il nous semble nécessaire d’apostiller.
Dans leur livre, pourtant francophone, plus une seule référence aux
« classiques » de l’orthophonie. Où sont passés les Borel, Sadek-Khalil, Seeman, pour ne citer que les disparus et ne froisser personne?
On entend bien que ces ouvrages ne répondent pas exactement aux critères énoncés plus haut : leur témoignage ne nous serait-il donc plus utile pour
autant ?
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Nous essayerons de répondre à cette question dans le dernier point de cet
article.
♦ Le grand absent de la recherche
Reprenons le fil des données pertinentes et valides. On les trouve donc à
propos du sujet (l’enfant, de développement typique ou atypique), de l’objet (le
processus d’acquisition du langage et les symptômes, langagiers ou non langagiers, de ses troubles) et du contexte (l’entourage et les contingences d’application des programmes).
Mendoza (2012), dans sa révision de la recherche la plus actuelle (de
2011 et 2012) sur le Trouble du Langage, recense 87 travaux, pratiquement tous
anglo-saxons, sur la comparaison de troubles, la recherche comportementale, la
recherche éducative, la recherche linguistique, la recherche psychobiologique et
neuropsychologique, l’évaluation et le traitement. Sur les 12 articles relatifs au
traitement, 4 essaient de mesurer l’efficacité de programmes familiaux, 2 l’efficacité du traitement en général, 5 l’efficacité d’une technique spécifique et 1 la
prédictibilité de certains symptômes relatifs à l’efficacité du traitement postérieur.
Ces programmes s’appliquent-ils donc tout seuls ? Les caractéristiques du
thérapeute ne sont-elles pas aussi importantes (nous aurions tendance à dire
qu’elles le sont plus) que les données antérieures ?
Évidemment, on comprend bien que l’empathie, la créativité, l’implication personnelle, l’énergie, la capacité de générer de la confiance, la flexibilité
dans l’ajustement, la capacité d’attraction et l’ensemble des habiletés sociales
sont des dimensions qui échappent (pour le moment) à la quantification, mais ne
comptent-elles pas autant ou plus que le reste ? Entre les propositions parfois
contradictoires que nous présente la littérature de recherche, choisir une pratique qui convienne mieux à notre manière d’être et d’agir, n’est-ce pas là un
bon critère aussi (pas seulement, certes) puisque qu’il semble raisonnable de
penser qu’un thérapeute sera plus efficace s’il s’y sent plus à l’aise.
La recherche relative aux habiletés personnelles et à l’attitude de l’orthophoniste est extrêmement mince et la plupart des travaux traitent de la perception extérieure de l’orthophoniste, de celle des sujets, patients ou enfants (Fourie
2009), de celle des parents (Washington, Thomas-Stonell, McLeod et Warr-Leeper 2012) ou parfois même de la perception des orthophonistes de leur propre
travail (Hopstetter 2011) ; parmi ces dernières, certaines étudient l’attitude des
orthophonistes (d’ailleurs parfois étonnante) face à un certain type de trouble,
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comme celles de Crichton-Smith 2003 et de Swartz 2009 en relation au bégaiement : toutes ces études utilisent une technique de questionnaires.
Mais qu’en est-il de la relation entre l’attitude ou les caractéristiques de
l’orthophoniste et l’efficacité de son travail ? Il n’existe pas de données à notre
connaissance.
Petite parenthèse anecdotique : lors d’un questionnaire ouvert, présenté à
des parents où nous demandions pourquoi ils avaient choisi le Centre de langage
dans lequel ils étaient, et pourquoi ils y restaient, la réponse la plus fréquente
tournait autour des idées suivantes : « c’est parce que je sens que mon enfant a
de l’importance pour eux » ou « c’est parce qu’on m’écoute quand je parle ».
Pratiquement personne ne se référait à la méthodologie ou aux contingences
matérielles, même pas aux résultats obtenus.
Nous concevons tout à fait que ce commentaire n’est pas très valide mais
n’est-il pas pertinent ? Cette satisfaction parentale est tout de même une variable
reprise dans certaines recherches sur les programmes centrés sur l’interaction
familiale (McCauley et Fey 2007) ou sur la perception parentale (Washington et
al. 2012).
L’idée dans le fond n’est pas de soustraire de l’intérêt à une orientation,
l’EBP, dont nous avons dit tout le bien que nous en pensons, mais de soumettre
à la réflexion deux éléments :
- la demande de recherches plus fréquentes et plus approfondies sur les caractéristiques du thérapeute, de l’orthophoniste dans le cas qui nous occupe. Il y
a de nombreux aspects à analyser, des caractéristiques de sa parole et de sa
communication à la flexibilité de ses ajustements, pour n’en citer que deux
exemples. On pose souvent la question de savoir si dans un processus thérapeutique, il s’agit de s’adapter à l’enfant ou de demander à l’enfant de
s’adapter aux exigences de son milieu. On aimerait également en savoir plus
sur les changements que les thérapies, et surtout l’accumulation de celles-ci,
provoquent chez le thérapeute.
- la récupération de l’expérience accumulée par nos prédécesseurs. Aucun
peintre actuel n’aurait l’idée de faire l’économie de l’étude de Velázquez ou
de Memling. Que chercher alors dans les écrits de nos « anciens » qui ne
recevraient sans doute pas le « nihil obstat » des revues scientifiques
actuelles ? Les gestes de Madame Borel, sa manière d’envisager l’audiologie
ou l’acquisition de la lecture ? Probablement pas, tout au moins pas au pied
de la lettre. Ce qui continue cependant à nous inspirer c’est leur attitude : le
désir impératif de toujours chercher une solution, la capacité de réponse
immédiate à un comportement, la fascination pour l’enfant et son développe-
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ment, le doute permanent combiné avec la volonté de travail, la capacité
d’interprétation intuitive dont nous avons besoin tout le temps puisque nos
décisions doivent nécessairement être instantanées, leur surprenante capacité
de transformer ce qu’elles (ou ils, dans une proportion bien connue pour sa
réduction) lisaient à leur époque - Tardieu, Saussure, Guillaume, Skinner …
- en fantastiques outils de travail, ce qui répond bien à l’exigence d’une
« utilisation active des données de la recherche » prônée par l’EBP.
Evitons toute confusion : loin de nous l’idée d’en revenir au « tout relationnel », que la plupart d’entre nous, orthophonistes, avons combattu pendant
de longues années. Les troubles dus à des « blocages », l’interdiction d’une
intervention directe responsable de « fixer » les symptômes, la culpabilisation
des parents, l’attente du « désir de l’enfant » capable à lui tout seul de faire
démarrer les processus d’acquisition sont autant de mythes que nous avons dû
démonter principalement parce qu’ils étaient non seulement faux mais dangereux et nocifs pour l’évolution des enfants dont nous avions la charge.
L’esprit de notre revendication n’est ni là, ni non plus dans une volonté
d’évacuer l’affectif, son extrême contraire pourtant fréquent dans les approches
expérimentales.
Nous aimerions seulement voir un tableau de l’intervention langagière
plus complet où l’intervenant principal, l’orthophoniste, soit objet du même processus d’observation et d’évaluation que les autres pièces d’un puzzle que l’on
ne peut imaginer que complexe.
♦ Conclusion
Notre pratique doit se nourrir constamment de l’apport des données d’une
recherche de qualité ; cela demande du temps (le goût de la lecture est supposé
chez l’orthophoniste comme le courage pour le soldat) mais surtout un désir
d’apprendre (c’est lui qui trouvera le temps).
Ces informations doivent inspirer notre pratique dans le sens d’un éveil et d’une
perspective externe parce que la pratique quotidienne peut en arriver à nous
aveugler.
Une proposition comme l’EPB peut poser des problèmes et soulever des
réticences (voir Zipoli et Kennedy, 2005, pour les professionnels des Etats-Unis
ou Carballo, Mendoza, Fresneda et Muñoz, 2008, en Espagne) mais il est intéressant de lire aussi que l’exposition à la recherche pendant les années de formation et pendant l’exercice professionnel est la seule variable liée aux attitudes
favorables à l’EPB.
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La recherche devrait cependant servir également à nous aider à devenir de
meilleurs thérapeutes et pas seulement de meilleurs « techniciens » de la thérapie et, dans ce domaine, la lecture des données de la recherche actuelle ne nous
semble pas s’avérer suffisante. Une intervention ne peut s’envisager sans intervenant et la qualité de celui-ci paraît susceptible de rendre efficace celle qui
semble a priori médiocre ou, au contraire, de rendre stérile celle qui jouit de
toutes les recommandations.
La conclusion en est facilement imaginable : ne devrions-nous pas faire
un travail sur nous-mêmes avant d’envisager de faire un travail sur les autres,
enfants, patients et leurs familles ? Ce travail ne devrait-il pas faire partie de la
formation des futurs orthophonistes, parallèlement à l’acquisition de connaissances actuelles, pertinentes et valides ? Peut-être est-il encore trop tôt et les
outils de recherche n’ont-ils pas encore été établis dans ce sens. La science est
un long chemin qu’il faut parcourir pas à pas et chaque élément participe de la
construction collective. Par contre, l’habileté d’intervention n’est pas directement transmissible, elle ne s’ajoute pas à un savoir passé comme c’est le cas
pour la recherche : elle doit être réactualisée dans chaque thérapeute dont les
qualités personnelles lui donneront sa véritable portée car l’enfant, lui, n’attend
pas. L’expérience ne sert sans doute qu’à soi-même mais son transfert de génération en génération constitue une source d’inspiration et de volonté : ne négligeons pas son capital.
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Avec nos remerciements à Jacques Roustit qui a eu la gentillesse de revoir
notre copie.
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Recherche en orthophonie-logopédie
et identité professionnelle
La question des apprentissages :
Une ardente obligation
Michel Fayol
Résumé
L’importance de l’apprentissage a été sous-estimée par les théoriciens comme par les praticiens de l’orthophonie. Il s’agit pourtant d’un domaine déterminant pour ce qui concerne la
pertinence et la crédibilité des interventions. Le présent article défend l’importance d’une
approche mettant l’accent sur deux dimensions associées à l’apprentissage. La première a
trait à l’élaboration de dispositifs de diagnostic et d’intervention en relation avec des difficultés ou des troubles précis dont la résolution permet de définir les objectifs poursuivis. La
seconde porte sur la construction de curricula et de situations évaluées du point de vue de
leur efficacité. Toutes deux s’appuient sur une approche evidence-based, qui ne se substitue
pas au sens clinique mais le complète.
Mots clés : apprentissage implicite, apprentissage explicite, connaissance déclarative,
connaissance procédurale, métacognition.
The issue of learning: a pressing obligation
Abstract
The importance of learning has been underestimated by both theorists and practitioners in
the field of speech and language therapy. Yet it is a critical area which determines the relevance and credibility of therapeutic interventions. The present article argues in favor of an
approach focusing on two dimensions associated with learning. The first one relates to the
development of diagnostic and therapeutic tools dealing with specific difficulties or disorders
whose remediation enables the definition of desired objectives. The second one relates to
the construction of curricula and situations that are evaluated in terms of their effectiveness.
Both rely on an evidence-based approach which does not replace the clinical perspective
but rather complements it.
Key Words : implicit learning, explicit learning, declarative knowledge, procedural knowledge, meta-cognition.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Michel FAYOL
Professeur émérite
Université de Clermont Blaise Pascal
et CNRS
LAPSCO CNRS
34 avenue Carnot
63000 Clermont-Ferrand
Courriel : [email protected]
L
e travail des enseignants partage avec celui des orthophonistes un objectif : parvenir à faire (ré)-apprendre aux enfants ou aux adultes des savoirs
et/ou des savoir-faire. Il peut s’agir aussi bien de performances orthographiques en lecture ou écriture que de performances en production verbale orale
ou en arithmétique élémentaire. L’atteinte de cet objectif soulève des questions
qui sont à la fois similaires pour les deux professions et différentes du fait des
conditions d’exercice. Les enseignants suivent un programme qui leur est imposé
alors que les orthophonistes doivent élaborer ce programme en fonction des
besoins de leurs patients. Les enseignants s’adressent à un groupe, de manière
plus ou moins frontale (plutôt plus en France), alors que la prise ne charge est
individuelle chez les orthophonistes. Toutefois, ces différences ne doivent pas
masquer l’existence de démarches proches en ce qui concerne les processus d’apprentissage mobilisés. C’est à ceux-ci que nous allons nous attacher.
♦ Une démarche générale
La démarche générale est cyclique : elle s’amorce par un bilan initial –
où en est l’enfant ou l’adulte : que sait-il ? Et que ne sait-il pas ? Que sait-il
faire ou ne pas faire ? – mis en relation avec des objectifs de savoir et de
savoir-faire (que doit-il savoir ou savoir-faire à l’issue des interventions?). Ce
bilan devrait être le plus précis possible de manière à déterminer les niveaux
de performance initiaux. Il s’agit d’identifier au mieux les faiblesses afin
d’adapter les interventions. Par exemple, relativement à l’arithmétique, il est
fondamental de clarifier les sources de difficultés : relèvent-elles de la mémorisation des tables ? De la réalisation des algorithmes des opérations : soustractions avec retenues ou divisions ? De la résolution de problèmes, voire de
la compréhension en lecture des énoncés ? Des instruments plus ou moins
bien standardisés existent, qui permettent d’établir cet « état des lieux ». Dans
un nombre non négligeable de cas, l’élaboration d’outils diagnostiques plus
raffinés est nécessaire ; elle fait appel à des compétences particulières de la
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part des praticiens puisqu’ils ou elles doivent disposer de matériel spécifique
pour aborder telle ou telle question (par exemple, le diagnostic concernant
d’éventuels effets d’interférence en mémoire) (De Visscher & Noël, 2012).
Ces instruments pourront servir ensuite à évaluer après-coup les effets des
interventions lors d’un bilan final. Il est en effet important de pouvoir comparer, chez les individus comme avec les groupes, les situations pré- et postinterventions. La comparaison rigoureuse pré- et post- intervention est fondamentale à la fois sur les plans éthique, social (attester la pertinence et l’efficacité des interventions) et pédagogique (vérifier l’atteinte des objectifs et,
éventuellement, ré-orienter les activités).
Entre les phases initiale et finale d’évaluation diagnostique s’intercalent
les interventions. Ces dernières devraient reposer sur des instruments et des activités dont on connaît assez précisément les impacts. Malheureusement, la culture française n’a jusqu’alors pas privilégié cette approche, laissant à l’intuition
et au sens clinique le soin de sélectionner et de conduire les pratiques d’intervention. Personne ne conteste l’importance du sens clinique, mais personne non
plus aujourd’hui n’accepterait que le médecin s’appuie uniquement sur lui pour
déterminer les soins à apporter. Claude Bernard est passé par là ! Une démarche
empirique « evidence based » mériterait d’être établie, dans la formation initiale
et continue d’une part, dans l’élaboration des outils d’autre part. Les praticiens
pourraient ainsi disposer d’un éventail de possibilités permettant une individualisation des prises en charge et une association entre interventions et difficultés
ou déficits repérés en vue d’optimiser les apprentissages. Les résultats des
recherches conduites en psychologie au cours du siècle écoulé fournissent des
indications précieuses concernant les moyens de contribuer à cette démarche
d’optimisation (Lee & Anderson, 2013).
♦ Optimiser les apprentissages
Les recherches en psychologie cognitive portant sur la mémoire et son
fonctionnement ont conduit à distinguer trois approches des phénomènes liés à
l’apprentissage : l’apprentissage implicite ; l’apprentissage explicite ; la métacognition. Chacune d’entre elles met l’accent sur une dimension particulière de
l’apprentissage à partir de ses propres théories et méthodes (paradigmes) de
recherche.
L’apprentissage implicite. Il s’effectue à la fois sans intention et à partir
d’instances positives et il conduit à une amélioration de la performance par
adaptation (Nicolas & Perruchet, 1998). Il requiert deux conditions : que la
situation soit structurée, c’est-à-dire qu’elle comporte des régularités et, donc,
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que les événements n’y apparaissent pas au hasard ; que les participants disposent de mécanismes cognitifs leur permettant d’extraire les régularités de cette
situation, notamment l’attention. L’intention ne suffit pas à assurer l’apprentissage, notamment si l’attention n’est pas mobilisée. Réciproquement, l’attention
portée à un fait (mot, résultat d’opération) peut entraîner l’apprentissage de
celui-ci sans que l’individu l’ait voulu et en soit conscient. Même si nous pouvons acquérir une connaissance de manière incidente, c’est-à-dire sans l’avoir
volontairement souhaité, et donc en nous attachant à d’autres dimensions de la
situation, l’attention semble nécessaire à cette acquisition. Pour assurer un
apprentissage il est indispensable que l’attention de celui qui apprend porte sur
l’objet d’apprentissage, peu importe l’intention : c’est l’activité elle-même qui
compte et induit la mémorisation.
Comme ces conditions sont facilement et précocement remplies, l’apprentissage implicite est très tôt attesté au cours du développement. Il s’étend
à l’ensemble des comportements perceptifs, moteurs, langagiers et sociaux, y
compris dans des activités aussi sophistiquées que la lecture ou l’arithmétique.
De là l’intérêt d’élaborer des dispositifs, par exemple ludiques, susceptibles
d’induire de tels apprentissages. Cela conduit à soulever trois questions :
d’une part, sur les modalités de structuration des situations en amont de l’apprentissage, de sorte que les contraintes « imposent » certaines acquisitions et
seulement celles-là ; d’autre part, la nature des tâches ou activités à proposer
en vue d’amener les participants à focaliser leur attention sur les éléments à
acquérir sans qu’ils en aient nécessairement conscience ; enfin, prévenir ou
éviter les situations dont le coût de traitement est tellement élevé qu’il
empêche les acquisitions de se réaliser (Thevenot, Fanget, & Fayol, 2007).
L’apprentissage explicite. Il renvoie aux situations dans lesquelles les
participants se voient explicitement informés qu’ils auront, à l’issue de la
phase d’apprentissage, à retrouver, en parole ou en actes, volontairement et
consciemment, tout ou partie des éléments qui leur ont été présentés. Ces
situations sont particulièrement fréquentes en milieu scolaire et en orthophonie. Dans certains cas, les apprentissages ne concernent que des données
conceptuelles ou verbales (par exemple, des listes de mots ; ou des séries de
consignes). On parle alors de connaissances déclaratives. Dans d’autres cas,
les données verbales sont un préalable destiné à assurer la mémorisation d’actions à effectuer et le guidage de leur mise en œuvre, parfois jusqu’à ce que
cette mise en œuvre s’effectue de manière fluide et peu coûteuse pour l’attention (c’est-à-dire automatique). Il s’agit alors d’apprentissages procéduraux
(Anderson, 1995).
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Une illustration de l’opposition entre ces deux types de connaissance est
fournie par les deux définitions suivantes du cercle1: a) ensemble des points
équidistants d’un point donné ; b) pour construire un cercle, prendre un compas
avec un bras fixé jusqu’à ce que l’autre bras soit revenu à son point de départ.
La première définition, dite déclarative, décrit ce qu’est un cercle sans préciser
comment le tracer ; elle renvoie à un savoir. La seconde, dite procédurale,
explique comment réaliser le cercle ; elle vise à installer un savoir-faire, une ou
des habiletés qu’il faut parvenir à exécuter.
Les connaissances déclaratives sont explicites, conscientes et le plus souvent verbalisables. Elles peuvent s’acquérir en une seule fois (par exemple, en
entendant que Chomsky est un linguiste ou en mémorisant la forme orthographique d’un mot). Elles seraient stockées en mémoire sous forme de blocs d’informations associées (des chunks) soit au moment de l’encodage soit à l’issue
des traitements qui les ont affectés. Par exemple, l’association (4 8 32) correspond à un fait arithmétique multiplicatif qui constitue un chunk. Il en va de
même de (œil pluriel yeux). Ces connaissances sont spécifiques (on dit souvent
qu’elles constituent des instances). Elles ont l’avantage d’être utilisables de
manière flexible dans des situations variées. Elles seraient organisées en réseaux
dans la mémoire avec, pour conséquences, des effets de facilitation (amorçage :
ainsi, la présentation du mot poule facilite la lecture ultérieure de poudre) mais
aussi d’interférence. Par exemple, le chunk (4 8 32) interfère avec le chunk (4 8
12, mais aussi 4 8 24), entraînant des erreurs ou des délais élevés de réponse
(Lemaire, Barrett, Fayol, & Abdi, 1994). Par exemple encore, (timbre pluriel
timbres) interfère avec (timbre pluriel timbrent), d’où la survenue d’erreurs du
type « il les timbrent », la forme « gagnant » la compétition étant la plus fortement activée (Fayol & Jaffré, 2008).
Les connaissances procédurales visent la réalisation de buts (additionner ;
accorder un verbe). Elles sont formalisables comme des règles du type condition(s) -> action(s) : la partie condition(s) spécifie les circonstances dans lesquelles la règle s’applique ; la partie action(s) signale ce qui doit être fait. Ces
règles sont générales, et donc applicables à toutes les entités qui satisfont les
conditions. Ainsi, la procédure de comptage s’applique à n’importe quel nombre
(par exemple, 54 55 56 mais aussi 2867 2868 etc.). Une fois installées, elles
sont peu sensibles aux interférences. Elles peuvent rester non conscientes :
ainsi, les adultes ont l’intuition qu’ils résolvent les additions simples (3 + 2) en
retrouvant directement en mémoire le résultat (= 5) ; pourtant, des techniques
1. Cité par Fisher, J-P. (1992). Les apprentissages numériques. Nancy : Presses Universitaires de Nancy. Page 22.
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sophistiquées (d’amorçage) suggèrent qu’ils continuent souvent à compter, mais
très rapidement, trop pour en être conscients (Fayol & Thevenot, 2012). L’apprentissage des procédures demande de la pratique, et donc du temps, des évaluations (feed-back) et progresse d’une phase (dite associative), dominée par
l’application contrôlée et coûteuse en attention des connaissances déclaratives, à
une phase dite autonome où le guidage est devenu minimal, la procédure se réalisant en quelque sorte par elle-même (Anderson, 1995, pp. 314-349). Elles peuvent atteindre une très grande efficacité et continuer à progresser avec le temps,
conduisant à des formes d’expertise atteintes après plusieurs années de pratique
(Ericsson, Prietula, & Cokely, 2007).
Les apprentissages des connaissances déclaratives et procédurales soulèvent des problèmes spécifiques, trop longs et complexes pour être détaillés ici.
Ils sont pourtant au cœur des pratiques, en orthophonie comme en pédagogie
scolaire. Concernant les connaissances déclaratives, il s’agit par exemple de
concevoir et mettre en œuvre des activités explicites visant à forcer l’apprentissage de formes orthographiques qui ne s’acquièrent pas spontanément du fait de
certaines de leurs caractéristiques. Des entraînements spécifiques peuvent être
élaborés, dont on montre l’efficacité relative (Fayol, Grimaud, & Jacquier,
2013). Concernant les apprentissages procéduraux, l’acquisition des accords
(des noms, des verbes et des adjectifs) et de leur mise en œuvre fournissent
d’excellents exemples. L’instruction directe repose sur des connaissances déclaratives formulées comme des règles (le pluriel des noms et des adjectifs se
forme en ajoutant le plus souvent –s ; celui des verbes en ajoutant –nt) et vise la
mise en œuvre rapide et efficace des accords avec un investissement minimal de
l’attention (= une procéduralisation). On a ainsi enseigné directement et explicitement à des élèves de CP, CE1 et CE2 les règles d’accord des noms, adjectifs et
verbes. Pendant trois semaines, les élèves ont reçu un enseignement direct
accompagné d’exercices destinés à consolider les apprentissages. Des feed-back
ont été fournis à une partie d’entre eux. Les comparaisons des performances
d’accord avant et après l’instruction a mis en évidence l’effet de l’enseignement
dispensé, même en CP où l’amélioration a été très importante, y compris sur
l’accord des verbes (Fayol, Thévenin, Jarousse, & Totereau, 1999). L’instruction dispensée perd une grande partie de son efficacité si les règles et la réalisation d’exercices ne sont pas accompagnées d’activités ultérieures, fréquentes,
étalées dans le temps et évaluées qui consolident et automatisent la gestion de
ces accords. Dans de tels cas, des omissions de marques (les poule) et des généralisations erronées (des poulent) surviennent.
L’intérêt de ces résultats tient à ce qu’ils fournissent à la fois des cadres
conceptuels et des exemples de pratiques susceptibles de constituer des proto-
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types d’interventions généralisables à une large série de domaines et de situations : apprentissages d’items verbaux ou non, apprentissage de procédures de
tous ordres. Ils font apparaître le contraste entre des apprentissages implicites,
qui se réalisent au fil d’autres activités et les apprentissages explicites directement focalisés sur des savoirs ou savoir-faire précis. L’une des questions importantes a trait aux relations de complémentarité ou de conflit qui s’établissent
chez les individus entre les acquis issus de ces deux grandes modalités d’apprentissage (Fayol, 2013). Là encore, il s’agit d’une question trop complexe
pour être abordée ici.
♦ La question de la métacognition
Les exemples que nous avons fournis ci-dessus portent sur des apprentissages qui s’effectuent soit sans conscience ni intention (= implicitement) soit en
étant guidé par autrui, qui détermine à la fois les objectifs et les modalités de
l’instruction. Dans tous les cas, l’intention et la volonté de ceux qui apprennent
ont une importance limitée, voire peuvent être totalement ignorées, y compris en
ce qui concerne l’(auto-)évaluation des résultats. La question est celle de déterminer si la conscience qu’ont les individus de leurs forces et faiblesses et de
leurs capacités, à la fois en termes de savoirs et de savoir-faire, influe sur leurs
performances, ce qui correspond à l’approche propre à la métacognition. Si les
individus ont conscience de leurs forces et de leurs faiblesses (cognitives) générales ou relatives à un domaine de connaissance spécifique et s’ils savent quelles
procédures (= stratégies) sont disponibles et efficaces pour pallier ces faiblesses,
il leur serait alors possible d’augmenter les probabilités de réussir les apprentissages en mobilisant ces procédures et en les appliquant de manière contrôlée.
Cette approche a amené les chercheurs à décrire des stratégies (par exemple :
l’autorépétition, l’organisation, mais aussi ma relecture des textes, etc.) et à étudier si, quand et comment les individus les mobilisent et les mettent en œuvre
en les contrôlant consciemment, et avec quel bénéfice (Fayol, 1994).
Les résultats des recherches apparaissent modérés. Il est effectivement
possible d’amener les individus à prendre conscience de leurs capacités, identifier les conditions d’utilisation des stratégies, mettre en œuvre celles-ci en
contrôlant leurs effets. Toutefois, au moins initialement, le coût de cet apprentissage et de l’utilisation est très élevé en termes d’attention et de mémoire. En
conséquence, les bénéfices, réels plus tard, lorsque la maîtrise est établie, restent
longtemps limités, sauf si un tuteur est présent, qui guide, adapte et encourage.
En somme, l’apprentissage des stratégies soulève tous les problèmes identifiés
relativement à l’apprentissage de procédures : caractère initialement déclaratif,
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nécessité d’une pratique prolongée assortie de feed-back, procéduralisation
lente, etc. Il s’ensuit que la connaissance par les individus de leurs capacités,
des limites de celles-ci et des stratégies n’assure pas une amélioration systématique des performances. Toutefois, cette connaissance ouvre des perspectives
susceptibles de trouver sa place dans la conception et la mise en œuvre de programmes d’instruction, sous réserve que celles et ceux qui les conçoivent
sachent que l’application par les apprenants suppose un tutorat vigilant, empathique et souvent prolongé.
♦ Conclusion
L’importance des études portant sur l’apprentissage a été généralement
sous-estimée par les théoriciens comme par les praticiens. Il s’agit pourtant d’un
domaine essentiel, déterminant pour ce qui concerne la crédibilité des interventions. En effet, les praticiens ont l’obligation de mettre en œuvre les moyens
d’assurer la réussite de leurs interventions. Il leur faut pour cela s’appuyer sur
deux catégories d’instruments : d’une part, ceux qui permettent de déterminer
avec la plus grande précision la nature et le degré des difficultés ou des déficits ;
d’autre part, les techniques d’intervention dont on a pu montrer qu’elles sont
particulièrement pertinentes et efficaces pour améliorer les performances des
patients. Sur le premier point, des progrès indéniables ont été réalisés au cours
des trois dernières décennies, notamment par l’élaboration d’outils diagnostiques plus sophistiqués et précis ; une tendance qui continue à se manifester par
le biais du recours croissant à l’informatique et aux nouvelles technologies.
Concernant le second point, un retard considérable reste à rattraper. Très peu de
dispositifs ont fait l’objet de validations, même sur des populations restreintes.
Certes le sens clinique et l’expérience des praticiens constituent une première
garantie, mais ils ne suffisent pas ; pas plus qu’ils ne suffiraient en médecine. Il
s’ensuit qu’il est urgent de développer deux catégories d’actions au cours des
années à venir.
La première a trait à la conception de dispositifs de diagnostic et d’intervention en relation avec des difficultés ou des troubles précis dont la résolution
permet de définir les objectifs poursuivis. L’élaboration de tels dispositifs nécessite une collaboration continue entre chercheurs et praticiens, les uns et les
autres apportant leurs propres contributions pour affiner les critères, concevoir
les instruments et évaluer leur pertinence et leur ergonomie. Cela exige des praticiens la capacité d’analyser les besoins des patients en particulier en comparant les savoirs et savoir-faire attendus aux réalisations effectives telles qu’elles
peuvent être observées, de manière à faire apparaître, pour ainsi dire « en
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creux », les divergences. Ce sont en effet les divergences qui constituent la base
de la définition des objectifs d’intervention.
La seconde porte sur la construction de curricula et de situations évaluées
du point de vue de leur efficacité. À ce niveau interviennent la définition des
objectifs, l’opérationnalisation de ceux-ci et l’élaboration des dispositifs destinés à assurer l’apprentissage effectif des savoirs et savoir-faire requis et l’évaluation à court et à moyen termes de leurs effets (construction de séquences,
définition des contenus de chacune d’elles, préparation des contraintes et des
tâches à réaliser, etc.). Il s’agit là de spécificités relevant de l’ingénierie des
apprentissages.
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Éléments de cadre sur la recherche
Formats de la recherche en orthophonie
Thierry Rousseau, Peggy Gatignol, Sylvia Topouzkhanian
Résumé
L’existence d’une recherche officielle spécifique à l’orthophonie est indispensable pour alimenter la clinique, notamment pour faire progresser les approches thérapeutiques et les différents outils d’évaluation et de remédiation. Il est surtout essentiel, pour de nombreuses
raisons, que la recherche puisse évaluer l’efficacité des diverses approches thérapeutiques
orthophoniques, ce qui est complexe d’un point de vue méthodologique.
Mots clés : recherche, clinique, évaluation, approches thérapeutiques.
Research models in speech and language therapy
Abstract
The existence of a specific formal research approach in speech and language therapy is
essential for clinical practice, particularly for improving therapeutic approaches and assessing tools and rehabilitation. For numerous reasons, it is essential that research be able to
evaluate the effectiveness of different therapeutic approaches, a complex procedure from a
methodological point of view.
Key Words : research, assessment, therapeutic approaches.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Thierry ROUSSEAU
Orthophoniste
Docteur en psychologie - HDR
Président de l’Unadréo – Directeur du
Lurco
Peggy GATIGNOL
Orthophoniste
Docteur en neurosciences - HDR
Directeur de recherches Lurco.
Sylvia TOPOUZKHANIAN
Orthophoniste
Docteur en sciences du langage
Vice-Présidente de l’Unadréo – Directrice
adjointe du Lurco
Adresse de correspondance :
Unadréo-Lurco – BP 70145
72303 Sablé sur Sarthe cedex
Courriel : [email protected]
♦ La recherche et la clinique
Un enjeu et un défi : relier clinique et recherche
L
’orthophonie a vu le jour en France grâce à Suzanne Borel-Maisonny qui
était, on peut le dire, une clinicienne chercheure. L’orthophonie a grandi,
s’est développée, enrichie grâce aux travaux de chercheurs de sciences
connexes, notamment la médecine, la psychologie, les sciences du langage, les
sciences de l’éducation, les neurosciences mais aussi de quelques orthophonistes
cliniciens-chercheurs et d’orthophonistes devenus chercheurs dans d’autres disciplines qui ont pu faire un lien entre cette discipline et l’orthophonie. Cette
recherche est, hélas, rarement spécifique à l’orthophonie même si elle en récolte
quelques fruits. L’orthophonie souffre donc d’un manque de travaux scientifiques
qui pourraient la faire progresser davantage encore.
Même si certains se réfugient derrière le « sens clinique », « l’expérience
du terrain » l’orthophonie souffre de l’insuffisance de travaux explorant de nouvelles approches thérapeutiques, développant de nouveaux modèles théoriques,
expliquant certaines pathologies, adaptant de nouvelles approches thérapeutiques à l’évolution des connaissances, construisant de nouveaux outils d’évaluation et étudiant la validité de tout ceci.
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Une conséquence de cette insuffisance de travaux de recherches est qu’un
certain nombre de «techniques de rééducation» sont parfois enseignées en formation initiale, et plus souvent encore en formation continue, sans véritable
support théorique, sans modèle explicatif, sans auparavant avoir été soumises au
feu de la critique scientifique. En effet, avant de proposer aux étudiants ou aux
collègues une nouvelle approche thérapeutique ou un nouvel outil d’évaluation,
il faut en étudier sa validité, son intérêt. Ceci passe par une soumission à une
expertise qui se fait en proposant un article à une revue scientifique dont le
comité de lecture composé d’experts du domaine donnera un avis. On crierait au
scandale si un médicament ou une nouvelle technique chirurgicale étaient proposés sans avoir franchi toutes les étapes de l’expertise scientifique, et on l’accepte sans sourciller pour une approche rééducative !
Un tremplin vers l'avenir : la recherche en formation initiale
Les orthophonistes n’ont pas tous cette culture de la publication, et c’est
ainsi, elle s’acquiert lorsqu’on touche à la recherche. Ainsi, par exemple, le
mémoire de recherche de fin d’études devrait être davantage mis en valeur par
une publication. En effet, certains sont excellents mais leurs résultats ne sont
pas valorisés par un article et c’est grand dommage car un mémoire n’a pas la
reconnaissance d’une publication dans une revue à comité de lecture surtout si
celle-ci est répertoriée dans les bases de données internationales. Le mémoire
appartient à ce que l’on appelle la littérature grise mais n’a pas été soumis, anonymement, à l’expertise de spécialistes, mis à part les membres du jury, qui peuvent toujours être soupçonnés de complaisance. Toutefois, certains centres de
formation ont fait expertiser les mémoires en orthophonie de leurs étudiants et
ils sont désormais accessibles sur la base DUMAS (Dépôt Universitaire de
Mémoires Après Soutenance), base d'archives ouvertes de travaux d'étudiants de
niveaux bac+4 et bac+5, validés par un jury, dans toutes les disciplines. La base
DUMAS est hébergée par HAL. Le dépôt des mémoires se fait après leur soutenance devant un jury et sous la responsabilité des professionnels de la documentation (UFR, SCD, laboratoires de recherche, etc.) ou d'enseignants désireux de
valoriser les travaux de leurs étudiants.
La recherche construit des faits scientifiques, entre autres à partir de problèmes qui se posent sur le terrain et passe par diverses étapes : analyse bibliographique, construction de la problématique et de la méthodologie permettant
de tester les hypothèses, recueil des données, analyse des données, interprétation des résultats. La recherche-action est un mode de recherche particulier où
l’on cherche à améliorer des pratiques, à avoir de meilleures modalités d’intervention. Le chercheur s’engage en faveur de valeurs et d’objectifs définis, aux
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implications pédagogiques, psychologiques, sociales et idéologiques plus ou
moins marquées. Il existe parfois une certaine opposition entre la recherche de
terrain (complexe car elle est multifactorielle et dont les résultats peuvent être
ambigus) et la recherche de laboratoire aux résultats robustes mais celle-ci,
pointue, peut donner l’impression aux cliniciens qu’elle « ne sert à rien » car
l’application clinique n’est pas forcément perçue d’emblée. Néanmoins, il faut
reconnaître que la recherche de laboratoire n'est pas facilement accessible pour
les cliniciens, et les applications nécessitent des aménagements coûteux en
moyens temporels et financiers.
La recherche en France
Actuellement en France, la recherche peut se faire soit dans un cadre universitaire, soit dans un organisme de recherche (public, comme l’INSERM ou le
CNRS, ou privé).
A l’université, on peut devenir enseignant-chercheur après l’obtention d’un doctorat qui permet de demander la qualification aux fonctions de Maître de conférences. L’habilitation à Diriger des Recherches (HDR) permet de postuler au
grade de professeur.
L’enseignant-chercheur acquiert une double fonction : enseignant à l’université
et chercheur avec affiliation à un laboratoire (médical, CNRS ou universitaire).
L’INSERM (Institut National de la Santé Et de la Recherche Médicale) est un
établissement public et technologique qui a pour mission principale la connaissance de la santé de l’homme et les éléments qui la conditionnent.
Le CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) est également un organisme public de recherche fondamentale, placé sous la tutelle du Ministère
chargé de la Recherche. Il produit un savoir et met ce savoir au service de la
société. Le CNRS exerce son activité dans tous les champs de la connaissance.
Le CNRS développe de façon privilégiée des collaborations entre spécialistes de
différentes disciplines, et tout particulièrement avec l’université, ouvrant ainsi
de nouveaux champs d’investigations qui permettent de répondre aux besoins de
l’économie et de la société.
La recherche paramédicale
La recherche en soins en tant que domaine d’intérêt, a été introduite en
France dans les années 1970, comme une possibilité pour l’amélioration de la
qualité des soins. A l’heure actuelle, elle s’impose comme une pratique indispensable. En effet, les professionnels ont pris la mesure de l’intérêt de la
recherche pour l’amélioration continue des pratiques de soins ; celle-ci permet
aux patients de bénéficier d’une prise en charge technique et relationnelle optimisée en termes de réduction des risques et d’augmentation de la qualité de vie.
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C’est ainsi que la recherche se professionnalise par la création de méthodologies
et de processus de plus en plus rigoureux et maîtrisés, une réglementation plus
prégnante, la conscience plus aiguë des acteurs de la recherche de leur rôle dans
le processus, dans les enjeux éthiques, et enfin dans les possibilités de financement des projets.
Les paramédicaux hospitaliers ont la possibilité de s’inscrire dans cette
dimension universitaire. En effet, la recherche à l’hôpital ne relève pas exclusivement des médecins mais concerne l’ensemble des acteurs du soin. C’est dans
cette mouvance que le Ministère de la santé a souhaité soutenir le développement de la recherche en soins et l’amélioration des pratiques professionnelles
des auxiliaires médicaux dans les établissements de santé. C’est ainsi qu’en
2011, le Programme Hospitalier de Recherche Infirmière mis en place en 2010 a
été étendu aux autres personnels paramédicaux par le lancement d’un nouveau
Programme Hospitalier de Recherche Infirmière et Paramédicale. Le P.H.R.I.P.
est venu compléter les autres programmes hospitaliers de recherche existants
promus par la Direction Générale de l’Offre de Soins, et notamment le Programme Hospitalier de Recherche Clinique (P.H.R.C.) et le Programme de
REcherche sur la Performance du Système des Soins (P.R.E.P.S.). Le P.H.R.I.P.
vise à financer des projets de recherche comportant une investigation systématique conçue pour améliorer les connaissances liées aux soins et à leur organisation, ou l’amélioration des pratiques professionnelles des auxiliaires médicaux.
Le but de ce programme est de fournir aux équipes hospitalières et aux décideurs des connaissances contribuant à l’amélioration des soins et des pratiques
professionnelles des auxiliaires médicaux dans les établissements de santé et
permettant également d’appréhender l’impact des changements.
♦ La recherche en orthophonie
Pour que l’orthophonie devienne une science à part entière, il faut qu’elle
soit en mesure de construire sa propre connaissance, de bâtir des modèles, d’élaborer des théories, pas seulement des techniques de rééducation. Le renouvellement, l’amélioration, la progression des approches thérapeutiques en particulier
sont insuffisants. Il est surprenant, par exemple, de constater qu’aujourd’hui certains rééduquent encore comme le faisait Mme Borel-Maisonny dans les années
1950. La raison de cet anachronisme peut être due au fait que certains restent
figés sur des modèles anciens, plus sécurisants, mais aussi au fait que l’insuffisance d’actions de recherches ne permet pas un renouvellement des approches
thérapeutiques adaptées à l’évolution des connaissances théoriques. La
recherche est là pour alimenter la clinique. Elle offre l'opportunité d'accéder à
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une discipline, de construire et de développer sa propre connaissance. Inversement, la clinique peut guider la recherche afin qu’elle apporte des réponses à
des problématiques de terrain. Ceci n’est vraiment réalisable que si une même
discipline unit chercheurs et cliniciens.
Pour que l’orthophonie devienne une science à part entière, il faut aussi
qu’une filière universitaire complète (licence-master-doctorat) en orthophonie
voie le jour. Alors des laboratoires en orthophonie pourront lancer des programmes de recherche qui feront avancer, progresser nos connaissances, nos
techniques, nos outils. Il est essentiel de parler de filière complète car pour
devenir chercheur statutaire en France, il faut être titulaire d’un doctorat. Le
grade master n’est qu’une étape : il faudra qu'un jour certains (un faible pourcentage suffira) puissent aller jusqu’au doctorat en orthophonie. Nous n’en
sommes, loin s’en faut, pas là. C’est la raison pour laquelle l’UNADREO existe
et qu’elle essaie, avec ses moyens limités, de faire vivre une véritable recherche
spécifique en orthophonie au sein du LURCO.
Aujourd’hui, l’orthophonie ne dispose pas encore de structures officielles
de recherche. De même, les titulaires du certificat de capacité d’orthophonie qui
n’ont pas le grade de master, n’ont pas la possibilité d’accéder à un doctorat qui
leur ouvrirait les portes des laboratoires de recherche de disciplines connexes. Il
existe cependant plusieurs possibilités de faire de la recherche pour un orthophoniste :
- être praticien chercheur : cela se fait quotidiennement dans des
cabinets d’orthophonie ou dans des structures de soin, en particulier dans le
cadre d’encadrement de mémoires de fin d’études. Il conviendrait dans ce
cas cependant de publier davantage des études scientifiques et rigoureuses.
Une formation à ce niveau est indispensable ; chercheur est un métier !
- intégrer, si le parcours universitaire le permet, une école doctorale avec le
risque de perdre l’identité d’orthophoniste car les laboratoires d’orthophonie
n’existent pas (et dans ce cas là on est docteur en psychologie ou en sciences
du langage).
- se regrouper et mutualiser des connaissances et des moyens, permettant une
émulation, comme le propose l’UNADREO avec la création des Equipe de
Recherche UNADREO (ERU) au sein du Laboratoire Unadréo de Recherche
Clinique en Orthophonie (LURCO) qui est agréé depuis 2011 par le MESR
au titre du crédit impôt recherche (CIR). Les entreprises ont, en effet, la possibilité de déléguer la réalisation de leurs opérations de recherche
(Recherche & Développement) à des organismes de recherche privés ou à
des experts scientifiques ou techniques, sous réserve qu’ils soient agréés par
le ministère chargé de la Recherche. Le LURCO est constitué de membres
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titulaires (directeurs de recherche, chargés de recherche, chercheurs-cliniciens), de membres associés (cliniciens et chercheurs appartenant par ailleurs à d’autres laboratoires, universitaires, CNRS), de membres étudiants
(actuellement essentiellement des étudiants réalisant leur mémoire de fin
d’études dans le cadre d’une ERU). Le LURCO est structuré en 3 axes au
sein desquels fonctionnent les équipes de recherches : (1) évaluations ; (2)
thérapeutiques ; (3) efficience. Le LURCO se présente comme une force de
propositions pour impulser une recherche orthophonique contribuant à la
qualité de la prise en charge des patients au service de la politique de santé,
par exemple pour l’évaluation de l’efficacité des prises en charge orthophoniques, point que nous développons ci-dessous.
L’évaluation de l’efficacité de la prise en charge orthophonique
L’évaluation est l’estimation d’une modalité ou d’un critère considérés
dans un comportement ou un produit. C’est le processus systématique visant à
déterminer dans quelle mesure des objectifs sont atteints (HAS, 2013).
Les objectifs en évaluation correspondent aux hypothèses dans la recherche
scientifique. S’il n’y a pas d’objectif, il n’y a pas d’évaluation possible ; ils doivent donc précéder la démarche.
Il existe différents types d’évaluation :
• l’évaluation des personnes reposant sur des modèles théoriques qui décrivent
les différences individuelles.
• l’évaluation des outils (psychométrie) : trouver des sujets, construire le
matériel, préciser les moyens de passation, analyse des résultats pour tester
trois qualités du test : sensibilité, fidélité, validité.
• l’évaluation des méthodes d’intervention : interprétation des résultats d'un
sujet pour s’assurer que les différences de performances sont bien dues à la
méthode utilisée.
Parmi les domaines peu explorés de l’orthophonie se trouve l’évaluation
de l’efficacité de la prise en charge orthophonique.
Comme nous l’avons déjà évoqué (Rousseau & Gatignol, 2010), la question de
l'évaluation des actes professionnels engendre un certain nombre de discussions.
Les arguments avancés pour justifier cette évaluation sont les suivants :
- la multiplicité et la diversité des approches thérapeutiques en orthophonie qui
ne reposent pas toutes sur des modèles théoriques, ou sur des acquis cliniques
validés, mais sont souvent issues exclusivement d'une pratique clinique empirique voire intuitive.
- la transmission de la connaissance orthophonique basée en priorité sur l'expérience personnelle qui se fait parfois en l’absence de tout contrôle, la preuve
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de la validité des approches enseignées en formation initiale ou continue
n’étant pas toujours apportée.
- la nécessité de rendre des comptes à la société qui prend en charge les actes
dispensés par les orthophonistes et qui est en droit d'exiger des preuves de
leur efficacité. En 2004 déjà, l’Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation en Santé (ANAES) organisait des Journées Régionales sur l’évaluation des pratiques professionnelles en santé, mettant en exergue l’importance
de la qualité des soins. S'il s'agit d'un enjeu majeur pour les premiers concernés (les patients), les professionnels doivent y trouver la valorisation de leur
pratique et une source nouvelle de reconnaissance. La Haute Autorité de
Santé (HAS) qui a succédé à l’ANAES est en charge de l'évaluation des pratiques professionnelles et de la réalisation de recommandations qui reposent,
dans la plupart des cas, sur des preuves scientifiquement recevables que les
orthophonistes ont souvent du mal à fournir. La littérature scientifique reste
pauvre en ce domaine.
- plus informés, moins naïfs qu'auparavant, les citoyens revendiquent de plus
en plus de services de qualité. Divers mouvements associatifs, regroupant les
familles et les patients vont aussi dans ce sens et réclament des preuves de
l'intérêt de consulter tel type de professionnel plutôt que tel autre.
- l'existence de compétences partagées avec d'autres professionnels qui, pour
certains, ont apporté davantage de preuves de l'efficacité de leurs approches
et qui pourraient ainsi revendiquer l'exclusivité de leur intervention.
- la crédibilité d'une intervention thérapeutique passe aussi par la nécessité d'en
fixer les limites, voire de poser la question des effets négatifs d'une prise en
charge ; de telles limites et de telles questions sont rarement évoquées en
orthophonie.
- dans des conditions de restrictions budgétaires et de contrôles de plus en plus
stricts des dépenses publiques, le risque existe que des actes qui n'ont pas
apporté la preuve de leur efficacité/intérêt/rentabilité soient retirés de la
nomenclature. Par répercussion, la compétence des orthophonistes en serait
réduite et/ou transférée vers d'autres professionnels.
Moyens pour évaluer les thérapies orthophoniques
L’évaluation des thérapies orthophoniques est à rapprocher de l’évaluation des psychothérapies, sujet sur lequel l’INSERM (2004) a proposé un rapport. Ce rapport souligne les questions méthodologiques que pose l’évaluation
d’une thérapie non médicamenteuse : quelle est la définition de la population de
patients à traiter ? Comment mesurer l’efficacité de la thérapeutique ? Comment
prouver cette efficacité ?
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Selon l’INSERM, le choix de la mesure d’efficacité est sûrement le point
méthodologique le plus crucial. Il soulève en effet plusieurs questions, la première d’entre elles étant de savoir s’il est licite de recourir à des mesures chiffrées pour décrire l’amélioration d’un patient lors d’une prise en charge psychothérapique. Ces mesures ne sont en effet que la représentation numérique d’une
caractéristique que ses concepteurs ont explicitement ou implicitement utilisée.
La question de la preuve de l’efficacité est liée au caractère partiellement
aléatoire de la réponse de tout patient à une thérapeutique. Si l’on observe une
différence d’efficacité entre deux groupes de patients traités, la question est de
savoir si cette différence est compatible ou non avec les variations d’efficacité
spontanément observées d’un patient à l’autre pour un même traitement. Ce problème est souvent résolu en pratique à l’aide d’un tirage au sort dans l’attribution des traitements (randomisation) et de l’utilisation d’un test statistique pour
établir la significativité de la différence d’efficacité.
Le groupe d’experts de l’INSERM a analysé trois approches en psychothérapie en fonction de l’existence de travaux dans la littérature pouvant fournir
le fondement d’une évaluation scientifique de leur efficacité : l’approche psychodynamique (psychanalytique), l’approche cognitivo-comportementale, l’approche familiale et de couple. Cette démarche s’est inscrite dans un objectif
d’aide à la décision en santé publique. Elle s’appuie sur les résultats des études
contrôlées réalisées en population clinique et adaptées à cet objectif sans
méconnaître les limites méthodologiques d’un tel exercice. L’amélioration des
syndromes cliniques a été retenue comme critère principal pour évaluer l’efficacité des thérapies. D’autres critères comme l’amélioration du fonctionnement de
la personne, de sa qualité de vie et de l’adaptation sociale ont également été pris
en compte dans certaines des analyses. Le travail de synthèse réalisé par cette
expertise permet d’apprécier l’efficacité de chacune des trois approches prises
isolément en comparaison avec l’absence de traitement (placebo ou liste d’attente) et selon les troubles envisagés. En fonction des troubles, certaines
approches semblent plus efficaces que d’autres.
La grande majorité des approches méthodologiques conseillées,
remarques, critiques, difficultés qui figurent dans ce rapport INSERM concernant les psychothérapies pourraient s'appliquer aux thérapies orthophoniques.
♦ Méthodes d'évaluation des prises en charge orthophoniques
Selon la Haute Autorité de Santé, les études réalisées sont habituellement
classées selon différents niveaux de preuves (HAS, 2013), caractérisant la capa-
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cité de l’étude à répondre à la question posée. Les niveaux et gradations utilisés
par la HAS sont les suivants :
Niveau 1 (Gradation A : Preuve scientifique établie)
- Essais comparatifs randomisés de forte puissance
- Méta-analyse d’essais comparatifs randomisés
- Analyse de décision basée sur des études bien menées
- Preuve scientifique établie
Niveau 2 (Gradation B : Présomption scientifique)
- Essais comparatifs randomisés de faible puissance
- Études comparatives non randomisées bien menées
- Études de cohorte
Niveau 3 (Gradation C : Faible niveau de preuve)
- Études de cas / témoins
Niveau 4 (Gradation C : Faible niveau de preuve)
- Études comparatives comportant des biais importants
- Études rétrospectives
- Séries de cas
- Etudes épidémiologiques descriptives (transversale, longitudinale).
Nous proposons de lister ci après les méthodes d’évaluation, notamment
appliquées aux psychothérapies, qui seraient applicables à l'orthophonie.
L'étude de cas
Cette méthode a occupé et occupe une place centrale dans l'évaluation des
psychothérapies. Sa force persuasive a été soulignée et elle est souvent plus
convaincante, selon certains auteurs, qu’une foule de statistiques. Pour Jones
(1993), les arguments en faveur d'études de cas sont les suivants :
- le fait que la méthode des essais contrôlés randomisés ne peut expliquer
entièrement le changement déterminé par l'intervention thérapeutique, tout
comme le fait que la compréhension des processus impliqués dans ce changement réclame une analyse minutieuse de la relation thérapeutique entre le
patient et son thérapeute.
- le fait que le besoin de tester les modèles théoriques en clinique ne peut être
satisfait que partiellement et indirectement par l’intermédiaire d'études effectuées sur des groupes, en comparant les résultats des thérapies étudiées.
- le fait qu'une bonne partie de la recherche effectuée sur des groupes a eu, en
psychothérapie, peu d'influence autant sur la pratique clinique que sur l'élaboration de théories.
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L'étude de cas est particulièrement indiquée dans une perspective cognitivo-comportementale, et nécessite la mise en place de protocoles de cas individuels qui peuvent être définis comme une recherche intra-sujet, c'est-à-dire
visant l'étude longitudinale, chez un seul sujet, de la variation d'une ou de plusieurs variables pertinentes. Les données individuelles sont traitées séparément
et la généralisation des résultats est abordée en répliquant la recherche sur un
seul cas à la fois.
Les études de cas sont assez mal cotées par les responsables des autorités
chargées de l’évaluation, souvent de culture médicale.
Les essais contrôlés randomisés
La randomisation (hasardisation) fait référence à un échantillonnage aléatoire destiné à réduire ou supprimer l'interférence de variables autres que celles
qui sont étudiées.
Les essais randomisés ont comme objectif de tester l'efficacité d'une thérapie et constituent la méthode utilisée couramment en pharmacologie pour évaluer l'efficacité d'un médicament. Celui-ci est prescrit à un groupe homogène de
patients et ensuite, les résultats sont comparés à ceux d'un autre groupe considéré comme équivalent, qui ne reçoit aucun traitement, qui reçoit un traitement
courant ou « comme d'habitude » ou bénéficie d'un traitement alternatif.
Des études contrôlées randomisées ont été effectuées pour évaluer les
pratiques psychothérapiques. Celle de Sloane (1975) portait sur 94 patients
ambulatoires qui consultaient pour des troubles variés : un tiers présentait des
troubles de la personnalité, les autres souffraient de difficultés interpersonnelles
et d'anxiété généralisée, de difficultés relationnelles, d'une faible estime de soi,
de soucis généralisés, de plaintes corporelles. L'appariement de groupes s’est
fait en fonction du sexe et du niveau de névrosisme évalué avec l'inventaire de
personnalités de Eysenck (1975). Par randomisation, les patients furent assignés
de la manière suivante : 31 au groupe de sujets bénéficiant d'une thérapie comportementale, 30 au groupe thérapie d'orientation analytique et 33 furent placés
sur liste d'attente (ces derniers avaient reçu l'assurance d'une aide en cas de
crise). Les patients du groupe thérapie ont bénéficié de traitements pendant quatre mois. L'évolution des patients était évaluée en tenant compte notamment des
changements survenus dans la qualité des trois symptômes cibles diagnostiqués
au départ et des changements au niveau de l'adaptation sociale et de l'amélioration globale. Les résultats obtenus montrent qu'après quatre mois, les groupes
thérapie analytique et thérapie comportementale présentaient une amélioration
des symptômes cibles supérieure à celle des patients du groupe contrôle.
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On imagine la difficulté de mise en place d’une telle étude en pratique
clinique orthophonique.
Les méta-analyses
La méta-analyse est une méthode empirique utilisée dans les sciences
sociales, il s'agit d'un procédé permettant de combiner et de synthétiser les
résultats d’un certain nombre d'études ayant trait à un problème spécifique. Il
s'agit d'une méthode souvent utilisée par la HAS car elle permet de rassembler,
à partir de l'ensemble des études concernant leurs effets, celles qui peuvent
répondre aux questions que le chercheur et le praticien se posent et, en même
temps, sont cotées en fonction de leurs attributs méthodologiques. La méta-analyse tient, donc, compte de la qualité de chaque recherche en quantifiant les
attributs au plan méthodologique et en évitant, ainsi, les biais découlant d'une
sélection subjective des « bonnes études ». Du fait que, lorsqu'il effectue la
méta-analyse, le chercheur connaît les résultats obtenus par chaque recherche,
ce biais ne peut être évité qu’en opérant cette quantification.
Du fait de la rareté d'études portant sur l'efficacité des prises en charge orthophoniques, la méta-analyse a un intérêt réduit en orthophonie, même si on
l’étend aux publications internationales.
Les études d'efficience
L'évaluation de l'efficience ou encore de l'utilité clinique, voire de la
satisfaction, a comme point de départ les critiques à l'égard des essais contrôlés
randomisés qui ne tiennent pas compte des aspects importants de la pratique
réelle d'une approche non médicamenteuse comme la psychothérapie ou la thérapie orthophonique :
- l'absence d'une durée fixe d'une telle thérapie,
- le recours à l'auto-correction lorsque la technique utilisée s'avère inadéquate,
- les patients ou leurs familles choisissent souvent le thérapeute en fonction de
critères particuliers difficilement contrôlables,
- les patients ont rarement un seul problème à résoudre mais souvent plusieurs,
- la thérapie non médicamenteuse vise aussi bien le problème présenté par le
patient que son fonctionnement général, y compris dans son milieu (cf. thérapie écosystémique selon Delaby et al., 2011).
Il s'agit en fait d'une enquête réalisée auprès de ceux qui ont bénéficié de
la thérapie pour en évaluer l'efficience. Sont souvent évaluées dans ces cas-là :
- la satisfaction globale (faisant référence au degré de satisfaction du répondant
par rapport au traitement dont il bénéficie),
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- l'amélioration spécifique (qui concerne la manière dont la thérapie a aidé le
patient à résoudre le problème spécifique qui l’y avait conduit),
- l'amélioration globale (qui fait référence à la manière dont « le répondant »
décrit son état émotionnel au moment où s'effectuait l'enquête en comparaison
avec son état au début du traitement)
On imagine qu’en orthophonie le répondant peut être le patient lui-même
ou un membre de sa famille.
Autres formats d'étude
On peut encore imaginer l'utilisation d'indicateurs latéraux comme par
exemple l'amélioration des résultats scolaires d'un enfant dyslexique, la diminution des troubles comportementaux d'un patient Alzheimer, la diminution de la
prise d'antidépresseurs d'un patient bègue, etc. après la prise en charge orthophonique.
♦ Conclusion
L’acquisition d’une culture scientifique concerne chaque professionnel.
Elle repose sur la compréhension de l’intérêt de la recherche pour la pratique,
l’intégration de méthodes de raisonnement, l’utilisation dans les soins de
connaissances issues de la recherche dans différentes disciplines.
Les formats de la recherche en France ont montré leur efficacité et fait
avancer notamment les sciences humaines et de la santé et donc les disciplines
qui s’y rattachent. L’orthophonie fait partie de ces disciplines et elle doit trouver
sa place dans cette recherche. Il est indispensable, en particulier pour les
patients qui ont recours aux soins orthophoniques, qu’une recherche spécifique
en orthophonie voit officiellement le jour. L’obtention du grade master est un
premier pas mais il reste encore beaucoup de marches à gravir. Certes, tout le
monde ne deviendra pas chercheur, mais cette activité est indispensable pour le
développement des connaissances et l’amélioration de la qualité des soins ;
aussi est-il important de soutenir les personnes qui s’engagent dans cette voie
exigeante.
REFERENCES
DELABY, S., ROUSSEAU, T., GATIGNOL, P. (2011). Intérêt d’une thérapie écosystémique chez des
patients âgés ayant une maladie d’Alzheimer sévère. NPG Neurologie, Psychiatrie, Gériatrie, 11,
63, 124-132.
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Paramédicale (PHRIP). Repéré à http://www.sante.gouv.fr/programme-hospitalier-de-rechercheinfirmiere-et-paramedicale-phrip,6777.html (consulté le 28 décembre 2013).
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Système des Soins (PREPS). Repéré à http://www.sante.gouv.fr/programme-de-recherche-sur-laperformance-du-systeme-des-soins-preps,12632.html (consulté le 28 décembre 2013).
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132 (4), 373-377.
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Éléments de cadre sur la recherche
L’evidence-based practice à portée des
orthophonistes : intérêt des recommandations
pour la pratique clinique
Christelle Maillart, Nancy Durieux
Résumé
La démarche evidence-based practice (EBP) littéralement « pratique basée sur des
preuves », a pour objectif d’aider le clinicien à optimiser ses choix thérapeutiques en s’appuyant sur des données objectives issues de la recherche tout en tenant compte de la situation clinique. Néanmoins, la méthodologie complète de récolte et d’analyse des données est
complexe et chronophage, ce qui est un frein réel pour son application en clinique. Pour
remédier à cela, des synthèses scientifiquement motivées, appelées des recommandations
de pratique clinique (RPC) ou guidelines, se développent et jouent alors un rôle essentiel
pour l’actualisation des connaissances des professionnels. Cet article s’intéresse particulièrement aux recommandations pour la pratique clinique et au rôle qu’elles peuvent jouer
dans la sensibilisation des cliniciens au recours à une démarche EBP.
Mots clés : pratique fondée sur des données probantes, orthophonie, recommandation pour
la pratique clinique (RPC), données probantes.
The relevance of Evidence-Based Practice for speech and language
therapists: the value of clinical practice guidelines
Abstract
The aim of Evidence-Based Practice (EBP) is to help clinicians optimize treatment decisions
through reliance on research-based data while also taking into account the clinical situation.
However, the use of a comprehensive methodological approach of data collection and analysis is complex and time-consuming, creating an obstacle to its clinical application. To
remedy this problem, clinical practice guidelines (CPP) are being developed and play a key
role in the updating of professional knowledge. This article focuses on recommendations for
clinical practice and on the role they can play in clinicians’ awareness of the usefulness of
an EBP approach.
Key Words : Evidence-Based Practice (EBP), speech and language therapy, recommendations for clinical practice (RCP), guidelines, research evidence.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Christelle MAILLART
Professeur
Université de Liège
Unité de Logopédie Clinique
B38, rue de l’aunaie, 30
4000 Liège
Belgique
Courriel : [email protected]
Nancy DURIEUX
Responsable scientifique à la Bibliothèque
des Sciences de la Vie et doctorante en
sciences médicales
Université de Liège
Bibliothèque des Sciences de la Vie
Avenue de l’Hôpital, Bât. B35
4000 Liège
Belgique
Courriel : [email protected]
E
n 2009, le comité permanent de liaison des orthophonistes-logopèdes de
l’union européenne (CPLOL) a adopté un cadre éthique commun pour la
pratique de l’orthophonie qui comprend quatre principes éthiques de
base : 1) respecter l’autonomie et la dignité des individus, 2) agir d’une façon à
apporter un bénéfice aux individus et à améliorer leur qualité de vie, 3) éviter de
faire la moindre chose qui pourrait porter préjudice aux individus, 4) agir de
façon équitable et juste envers les individus et la société. Ces principes s’accompagnent d’un ensemble de devoirs éthiques envers les patients. Parmi lesquels, on
retrouve le fait d’agir au sein des limites de ses propres connaissances, de donner des conseils ou des avis professionnels honnêtes et bien fondés ou de baser
ses actions sur des preuves scientifiques et des consensus professionnels.
L’orthophoniste doit pouvoir justifier la pertinence de ses décisions thérapeutiques et de ses actes professionnels. Cette obligation s’accompagne inévitablement d’une question : comment, face à la multiplication des études publiées
et avec peu de temps disponible, parvenir à vérifier le bien-fondé de chaque
décision ou, plus simplement, parvenir à intégrer les nouvelles données scientifiques ? La démarche evidence-based practice, littéralement « pratique basée sur
des preuves », tente d’aider le clinicien à répondre à cette question. En suivant
une méthodologie décomposée en étapes clés (Straus et al., 2011), le praticien
est amené successivement 1) à transformer son besoin d’information en question clinique claire, 2) à localiser les meilleures données disponibles pour répon-
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dre à cette question, 3) à évaluer ces données de manière critique, 4) à combiner
cette évaluation avec sa compétence clinique et les caractéristiques individuelles
du patient, ses valeurs et sa situation et enfin 5) à évaluer l’efficacité de la décision clinique. Cette approche, aussi intéressante qu’elle soit, peut s’avérer
lourde à mettre en place et chronophage. Ainsi, même s’il est important que le
clinicien soit capable de réaliser seul l’intégralité de cette démarche et qu’il y
soit formé (la formation initiale joue un rôle déterminant), il est intéressant aussi
qu’il puisse avoir accès facilement à des synthèses scientifiques motivées lui
permettant de traiter rapidement une question clinique. Les recommandations
cliniques, ou guidelines, jouent alors un rôle essentiel pour l’actualisation des
connaissances des professionnels.
Cet article s’intéressera particulièrement aux recommandations pour la
pratique clinique et au rôle qu’elles peuvent jouer dans la sensibilisation des cliniciens à l’implémentation d’une démarche EBP.
♦ L’evidence-based practice
Les preuves de la recherche
L’evidence-based medicine (EBM), littéralement « médecine basée sur
des preuves », recommande aux cliniciens d’exploiter les données les plus fiables issues de la recherche scientifique (« preuves ») pour une prise en charge
personnalisée des patients (Sackett et al., 1996). Au cœur de cette approche se
retrouvent la recherche scientifique, le clinicien et le patient. Les principes de
l’EBM ont été appliqués dans d’autres disciplines que la médecine, notamment
en orthophonie (American-Speech-Hearing Association, 2005). Il est alors question d’evidence-based practice (EBP).
Le clinicien devrait recourir aux meilleures données actuelles afin d’optimiser ses prises de décisions. Toutes les publications scientifiques n’étant pas de
qualité équivalente, la hiérarchisation des « preuves » est dès lors une notion
importante en EBP (Guyatt et al., 2008). Elle représente le degré de confiance à
accorder à une information en fonction de la manière dont les données ont été
récoltées et traitées (Greenhalgh, 2010 ; OCEBM Levels of Evidence Working
Group, 2011). Pour les questions relatives aux effets d’une intervention, les
deux schémas d’études (study designs) considérés en théorie comme susceptibles de fournir les meilleures « preuves » sont (i) les essais contrôlés randomisés (en anglais, randomized controlled trials par la suite : RCT) car ils comparent un groupe de personnes recevant un traitement à un groupe ne recevant pas
ce traitement (van Driel et Chevalier, 2008) et ils sont conçus de manière à maîtriser un maximum de variables influençant la qualité et l’interprétation des
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résultats et (ii) les synthèses méthodiques (en anglais, systematic reviews) de
RCT puisqu’elles rassemblent les données de plusieurs RCT. Dans la démarche
EBP, il est ainsi recommandé de sélectionner les publications scientifiques susceptibles de fournir les meilleures « preuves » et de les évaluer de manière critique avant toute application des résultats dans la pratique clinique (Straus et al.,
2011 ; Durieux et al., 2013).
♦ Les preuves de la clinique
De façon complémentaire, le clinicien devrait également évaluer lui-même
l’efficacité des actes thérapeutiques qu’il pratique. A cette fin, différentes informations liées au traitement, nommées les « ingrédients actifs », doivent être détaillées. Cela comprend la nature de l’intervention choisie, durée, la fréquence du
traitement ou les difficultés observées lors de la mise en œuvre du plan d’intervention. Cette étape facilitera la comparaison avec d’autres patients. Parallèlement,
des mesures pré et post-traitement sont récoltées puis analysées. Plusieurs alternatives concernant le choix de la mesure sont possibles (Olswang & Bain, 1994). Le
clinicien peut travailler selon une méthodologie test-retest en proposant un bilan
identique à différents moments de son intervention (bilan initial avant la prise en
charge, puis bilan d’évolution en cours de prise en charge). Les mesures recueillies sont alors comparées à des normes, aux différents moments de l’évaluation.
Une alternative consiste à utiliser des mesures critériées (un seuil à atteindre) ou à
la méthodologie des lignes de base. Il s’agira dans ce cas de construire au cas par
cas des mesures ciblées sur l’intervention. Les performances du patient sont évaluées en début d'intervention sur un aspect très ciblé du traitement puis réévaluées
à l'aide du même matériel après un certain nombre de séances. Récolter de telles
données permet de nourrir la réflexion du thérapeute sur sa pratique et d’objectiver (ou non !) l’efficacité des traitements mis en place.
Par analogie à l’evidence-based practice, l’ensemble de ces données
issues de la clinique est parfois appelé practice-based evidence (preuve basée
sur la pratique). Cette notion regroupe différents composants : i) l’expérience
personnelle du clinicien et ses connaissances théoriques -lui permettant de faire
les choix pratiques les plus appropriés-, ii) la pratique réflexive -les connaissances issues de la pratique-, iii) l’évaluation de sa pratique. Si certains opposent les deux approches, d’autres font remarquer à juste titre qu’il s’agit de deux
niveaux d’analyse différents mais complémentaires. Les preuves issues de la
recherche offrent une vue d’ensemble complète et cohérente d’une problématique mais parfois trop générale pour être adaptée à un patient particulier. Au
contraire, l’expertise issue de la clinique permet de s’ajuster à un patient spéci-
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fique. Sackett et al. (1996, p. 71) définissent ainsi l’expertise des cliniciens
comme « l’habilité à utiliser les aptitudes cliniques et l’expérience passée pour
identifier rapidement l’état de santé spécifique à chaque patient, son diagnostic,
ses bénéfices ou risques potentiels liés à une intervention en fonction des
attentes et de ses valeurs ».
♦ Les recommandations pour la pratique clinique
Définition(s)
Les termes internationaux clinical practice guidelines ou clinical guidelines ont plusieurs équivalents en langue française : recommandations de bonnes
pratiques (RBP), guide de pratique clinique (GPC) ou encore recommandations
pour la pratique clinique (RPC). Ce dernier sera utilisé dans cet article. Les RPC
ont été définies en 1990 par l’Institute of Medicine of the National Academies
(IOM) comme « des propositions développées méthodiquement pour aider les
praticiens et les patients à prendre des décisions cliniques appropriées dans des
circonstances spécifiques » (IOM, 2011, p.8).
Etant donné la qualité variable des RPC développées au cours des 20 dernières années et leurs différentes formes, une nouvelle définition a été proposée
en 2011 par l’IOM, mettant ainsi l’accent sur la nécessité de développer et de se
fier à des RPC fiables, c’est-à-dire à des evidence-based guidelines : les RPC
sont alors définies comme « des propositions qui incluent des recommandations
particulières destinées à optimiser les soins d’un patient, elles doivent s’appuyer
sur une synthèse méthodique des données issues de la recherche scientifique et
mentionner les avantages et les inconvénients des options alternatives de soins »
(p. 4). L’IOM (2011) relève que même s’il n’existe pas ou peu de données probantes issues de la recherche scientifique dans beaucoup de domaines cliniques,
le développement de RPC doit se faire en respectant des critères de qualité
concernant les points suivants (p. 5-9) :
• transparence du processus de développement et du financement
• gestion des conflits d’intérêt
• composition du groupe responsable de l’élaboration de la RPC
• lien entre le processus de développement de la synthèse méthodique de la littérature et celui de la RPC
• évaluation de la force de chacune des recommandations particulières
• articulation des recommandations précises afin d’élaborer la RPC
• relecture par des examinateurs externes
• mise à jour
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Le développement d’une RPC comprend plusieurs étapes (Institute of
Medicine of the National Acamedies, 2011) : les premières étapes sont la formulation d’un problème clinique puis la réalisation d’une synthèse méthodique
de la littérature afin de trouver les données probantes ; suivra un processus qui
permettra d’élaborer des recommandations cliniques en fonction de la qualité et
de la quantité des données probantes, des patients et des utilisateurs cibles de la
RPC devront être consultés à cette étape afin que leurs avis et préférences puissent être pris en compte ; le raisonnement qui sous-tend chacune des recommandations particulières devra être expliqué et une note représentant le niveau de
confiance à accorder à la recommandation devra lui être attribuée ; ces recommandations particulières seront ensuite assemblées afin d’élaborer la RPC et
celle-ci devra être relue par des personnes extérieures avant d’être publiée.
Les RPC ont donc pour objectif d’aider les professionnels des soins de
santé et les patients à prendre les meilleures décisions cliniques. Mais elles ont
également pour objectif de réduire les variations dans les pratiques professionnelles et à améliorer la situation des patients (Hoffman et Bucham, 2013).
♦ Localisation : où les trouver ?
Plusieurs ressources peuvent être consultées. Ci-dessous une liste non
exhaustive de ressources électroniques (en accès gratuit) :
Ressources répertoriées par des orthophonistes
• Compendium of EBP Guidelines and Systematic Reviews, AmericanSpeech-Language-hearing Association (ASHA),
http://www.asha.org/members/ebp/compendium/
Sélection de RPC et de synthèses méthodiques de la littérature par l’équipe
de l’ASHA's National Center for Evidence-Based Practice in Communication Disorders
• CPLOL evidence-based practice resources, http://www.cplol.eu/
Sélection de RPC par le Comité Permanent de Liaison des OrthophonistesLogopèdes de l’Union Européenne
Ressources non spécifiques à l’orthophonie
• Base de données de RPC développée par la Haute Autorité de Santé
(France), http://www.has-sante.fr/portail/jcms/fc_1249693/fr/piliers
• National Guidelines Clearinghouse (USA), http://www.guideline.gov/
Base de données contenant des RPC et maintenue par l’Agency for Healthcare Research and Quality, U.S. Department of Health and Human Services
• Clinical Practice Guidelines Portal (Australia), http://www.clinicalguidelines.gov.au/
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Portail d’accès à des RPC devéloppé par le National Institute of Clinical
Research, dépendant du National Health and Medical Research Council en
Australie
• National Health Service (NHS) Evidence (UK),
http://www.evidence.nhs.uk
Base de donnée gérée par le UK’s National Institute for Health and Clinical
Excellence (NICE) et contenant un grand nombre de ressources, dont des
RPC
• International Guideline Library,
http://www.g-i-n.net/library/international-guidelines-library
Ressource développée par le Guidelines International Network (G-I-N)
• Medline/PubMed, http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed
Base de données bibliographiques produite par la U.S. National Library of
Medicine (contenu : des références de divers types de publication scientifique, dont des RPC)
• TRIP - Turning Research Into Practice, www.tripdatabase.com
Moteur de recherche spécialisé dans le domaine des soins de santé
• Recommandations cliniques en réadaptation,
http://www.health.uottawa.ca/rehabguidelines/fr/login.php
Répertoire de RPC dans le domaine de la réadaptation qui est subventionné
par le Centre de pédagogie universitaire de l’Université d’Ottawa et par le
Centre national de formation en santé
Même si pour certaines ressources, la majorité des RPC concernent la
pratique médicale, un grand nombre d’entre elles sont pertinentes pour les
orthophonistes (Dollaghan, 2007).
♦ Evaluation des RPC
Les bénéfices de l’utilisation des RPC sont directement dépendants de la
qualité de leur élaboration : plus la méthodologie ayant permis leur développement est rigoureuse, plus les bénéfices escompés seront importants. Partant de ce
principe, force est d’admettre que toutes les RPC ne se valent pas et qu’un élément essentiel sera l’évaluation de leur qualité. Pour ce faire, le clinicien peut
recourir à la grille d’évaluation AGREE (Appraisal of Guidelines for Research
and Evaluation), qui a été élaborée pour s’attaquer au problème de la variabilité
de la qualité des RPC et qui est reconnue au niveau international. Cette grille, initialement publiée en 2003, a été améliorée quelques années plus tard (Brouwers
et al., 2010) : cette nouvelle version, AGREE II, peut être téléchargée gratuitement sur le site web de l’AGREE Reseach Trust (www.agreetrust.org). À noter
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qu’AGREE II a été traduite en français, qu’elle est accompagnée d’un manuel
d’utilisation et que deux tutoriels et des exercices ont été développés pour aider
les professionnels à utiliser AGREE II. Cette grille sert à évaluer la rigueur
méthodologique et la transparence du processus d’élaboration des RPC. Mais
l’AGREE ne se contente pas de ce seul objectif : l’outil permet également d’élaborer une stratégie méthodologique pour l’élaboration des RPC et de déterminer
quelle information intégrer dans les RPC et comment s’y prendre pour le faire.
Concrètement, la grille AGREE II se compose de 23 items organisés en
six domaines : (i) champ et objectif, (ii) participation des groupes concernés,
(iii) rigueur d’élaboration, (iv) clarté et présentation, (v) applicabilité et (vi)
indépendance éditoriale. Les items doivent être évalués sur une échelle en 7
points (allant de 1 = fortement en désaccord à 7 = fortement en accord). Un
score de qualité peut ainsi être calculé pour chacun des domaines. La grille se
termine par deux items permettant d’évaluer la qualité générale de la RPC (sur
une échelle en 7 points) et de déterminer si l’utilisation de RPC est recommandée ou non.
♦ Utilisation et limites
Comme cela a déjà été mentionné, rester informé des progrès de la
recherche scientifique peut s’avérer difficile étant donné la profusion de l’information scientifique. Les RPC peuvent dès lors s’avérer des sources précieuses
d’information. Les RPC basées sur des données probantes ont la particularité de
prendre en compte les trois éléments qui sont au cœur de la démarche EBP, à
savoir les données de la recherche scientifique, l’expertise clinique ainsi que les
valeurs et préférences des patients. À noter que les RPC ne répondent pas à
toutes les incertitudes qui peuvent se poser dans la pratique professionnelle et
qu’elles doivent être considérées comme des « guides » qui viennent compléter
d’autres sources conçues pour aider le professionnel dans ses prises de décisions
cliniques pour un patient en particulier (Hoffmann et Buchan, 2013). Il revient
ainsi au clinicien de savoir si son patient répond aux mêmes critères que la
population visée par la RPC, si le contexte de soins de santé permet l’application des recommandations faites et si la RPC rencontre les valeurs et préférences du patient pour lequel une décision clinique doit être prise (Hoffmann et
Buchan, 2013).
Le développement de RPC prend du temps et il est dès lors possible que
les preuves utilisées pour appuyer les recommandations ne soient plus les plus
actuelles au moment où la RPC est publiée (Hoffmann et Buchan, 2013). Le cas
échéant, la RPC doit être réexaminée et révisée si les nouvelles « preuves » sont
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importantes et justifient la modification de la RPC (Institute of Medicine of the
National Academies, 2011). Le recours à des experts est important pour optimiser la qualité de la RPC, néanmoins leurs conflits d’intérêt potentiels, qu’ils
soient financiers ou intellectuels, ne doivent pas influencer les recommandations
particulières qui sont faites dans la RPC (Guyatt et al, 2010). Beaucoup de RPC
ne mentionnent pas les conflits d’intérêt potentiels ni la manière dont ils ont été
gérés (Hoffmann et Buchan, 2013).
♦ Illustration
Pour mieux comprendre l’intérêt des RPC, partons d’une situation clinique concrète. Vous recevez une demande de prise en charge pour un jeune
patient de 2 ans présentant un syndrome de Down. Ayant peu fréquemment ce
type de demande et soucieux d’offrir à votre jeune patient la meilleure prise en
charge possible, vous décidez de comparer votre plan d’intervention aux recommandations internationales. Grâce au site web de l’ASHA, vous trouvez rapidement une RPC, intitulée « Clinical Practice Guideline : Report of the Recommendations. Down Syndrome, Assessment and Intervention for Young Children
(Age 0–3 Years) », qui correspond à vos attentes, même si elle date de 2006 et
qu’elle a été réalisée aux Etats-Unis.1 Par ailleurs, l’équipe de l’ASHA's National Center for Evidence-Based Practice in Communication Disorders (N-CEP)
précise qu’elle a évalué cette RPC selon la grille AGREE II et qu’elle est « hautement recommandée », ce qui vous incite à en entamer la lecture.
Cette RPC est très complète et destinée à différents professionnels (médecins, psychologues, orthophonistes, kinésithérapeutes, etc.) et aux familles.
Comme orthophoniste, vous serez particulièrement attentif aux recommandations liées à l’évaluation et à la gestion de la communication, de la cognition,
des relations sociales, de l’alimentation et de l’audition. Cette RPC a été réalisée
en appliquant la méthodologie recommandée par l’Agency for Health Care
Policy and Research (AHCPR) : un panel multidisciplinaire d’experts du
domaine composé de cliniciens mais aussi de parents d’enfants porteurs d’un
syndrome de Down ont participé à un groupe de travail qui a examiné les données de la recherche disponibles afin de développer des recommandations de
pratique. La qualité des recommandations est clairement mentionnée : les
recommandations sont classifiées comme A, B, C, D1 ou D2. Les recommanda1. New York State Department of Health, Early Intervention Program; U.S. Department of Education Clinical
Practice Guideline: Report of the Recommendations. Down Syndrome, Assessment and Intervention
for Young Children (Age 0–3 Years). New York State Department of Health, Early Intervention Program.
(2006). Albany (NY): NYS Department of Health, Publication No. 4959, 292 pages
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tions de niveau A peuvent être considérées comme basées sur des « preuves
solides », de haut niveau de preuve, venant d’au moins deux études d’efficacité.
Le niveau B est attribué à des recommandations considérées comme issues de
« preuves modérées », venant d’une seule étude de haute qualité. Les recommandations de niveau C sont étayées par des « preuves limitées » issues
d’études de qualité modérée ou moins directement applicable à la thématique.
Les niveaux D1 et D2 sont des recommandations fondées sur un consensus
entre les personnes participant au développement de la RPC et non fondées sur
des « preuves », soit parce qu’une synthèse méthodique de la littérature n’a
trouvé aucune « preuve » (niveau D1) soit parce qu’aucune synthèse méthodique n’a encore été réalisée (niveau D2). Les recommandations de cette catégorie pourront donc être reclassifiées dans des révisions ultérieures de la RPC
lorsque des « preuves » seront disponibles. Cette dernière remarque met en évidence l’importance d’une révision régulière des recommandations afin d’être le
plus au fait des dernières recherches dans le domaine. En complément aux
études d’efficacité, les auteurs de la RPC ont relevé la littérature descriptive
donnant des informations plus précises sur la pathologie. Ces études sont
reprises sous le label « Cdc ».
A la lecture du document, force est de constater que très peu de recommandations bénéficient du niveau A. La grande majorité des recommandations
sont étiquetées comme étant de niveau D2, ce qui montre l’importance de continuer à développer la recherche dans des domaines plus cliniques. A titre
d’exemple, voici quelques recommandations choisies (le lecteur est renvoyé à la
RPC complète pour plus de détails, notamment concernant les références des
« preuves » étayant chacune des recommandations) :
• Chapitre 4 – Intervention – Recommandations ciblées sur le développement
moteur : n°27, p. 136. Pour les enfants de 4 à 12 mois, l’utilisation
d’échelles normées du développement moteur, comme le Peabody Developmental Motor Scales, peut être utile pour évaluer les aptitudes fonctionnelles
motrices des jeunes enfants porteurs d’un syndrome de Down. [A]
• Chapitre 4 – Intervention – Recommandations ciblées sur le développement
communicatif : n°1, p. 125. Il est important de rappeler qu’aucune intervention orthophonique n’est la meilleure pour tous les enfants porteurs d’un
syndrome de Down. Comme pour toutes les prises en charge, il est recommandé que la nature et la fréquence/intensité de l’intervention orthophonique
proposée pour un jeune enfant porteur du syndrome de Down soient basées
sur une évaluation du développement global de l’enfant (incluant tous les
domaines) et sur les ressources et besoins spécifiques de l’enfant et de sa
famille. [D2]
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• Chapitre 4 – Intervention – Recommandations ciblées sur le développement
communicatif : n°2, p. 125. Il est recommandé qu’une intervention sur la
communication (ex. stimulation oro-motrice, guidance parentale) soit mise
en place rapidement après la naissance car la plupart des enfants porteurs
d’un syndrome de Down présente un retard communicatif précoce incluant
la vocalisation (babillage), la parole et le langage. [C]
• Chapitre 4 – Intervention – Recommandations ciblées sur le développement
communicatif : n°13, p. 128. Il est recommandé que les composants de l’intervention précoce incluent 1) des interactions directes entre les parents et
leur enfant, 2) une observation du parent et de son enfant suivie d’un feedback, 3) suffisamment de supports verbaux ou écrits pour permettre de promouvoir les fonctions oro-motrices, les vocalisations et le langage dans les
activités quotidiennes. [B]
La lecture de différentes recommandations donne des informations
concrètes sur les outils d’évaluation conseillés, des modalités d’intervention
(début, intensité, contenu) et permet de confronter le plan d’action aux bonnes
pratiques validées scientifiquement.
♦ Conclusion
En orthophonie, l’articulation recherche-clinique doit être davantage renforcée, particulièrement dans les pays francophones. L’EBP en général et les
RPC en particulier ont certainement un rôle à jouer dans cette intégration en tissant des liens entre les données issues de la recherche (evidence-based practice),
de la clinique (practice-based evidence) et les réalités du terrain. Les RPC
construites à partir d’une question clinique émergeant du terrain puis étayées
selon une méthodologie rigoureuse doivent ensuite être diffusées et exploitées
par les praticiens.
Actuellement, les RPC semblent peu connues mais elles feront sans doute
partie des réflexes professionnels de demain. Pour que cela soit possible, il faut
d’une part démontrer aux cliniciens le potentiel de ces RPC mais aussi poursuivre le développement de RPC de qualité dans le domaine de l’orthophonie mais
aussi pour des thématiques multidisciplinaires pour lesquelles un orthophoniste
est appelé à intervenir. Enfin, il faudra veiller à évaluer l’impact de ces
RPC pour vérifier si elles remplissent effectivement leurs objectifs, si elles
conduisent à des changements de pratique et à une amélioration des soins.
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Éléments de cadre sur la recherche
Sciences infirmières : disciplinarisation et interdisciplinarité
Monique Rothan-Tondeur, Chantal Eymard
Résumé
Si la recherche en sciences infirmières a démontré son utilité sociale et se développe par la
production et la publication de travaux, la question de la dynamique d’efficience entre les
travaux de recherche et les pratiques professionnelles rend incontournable celle du choix
des orientations épistémologiques et méthodologiques de ses travaux. En portant l’accent
sur l’expérience de la recherche en sciences infirmières, cet article souhaite inviter l’ensemble de la communauté paramédicale au débat de la question des orientations paradigmatiques prises par les chercheurs et apprentis chercheurs, les formateurs et par la recherche
elle-même. En effet, nombreux débats portent sur la question de la disciplinarisation des
savoirs paramédicaux comme facteur de la construction d’une identité professionnelle. Entre
disciplinarité et interdisciplinarité des sciences infirmières, des sciences paramédicales et
des sciences de la santé, le débat ne doit pas perdre de vue que l’utilité sociale de la
recherche infirmière et paramédicale est de développer un haut niveau de santé pour la
population..
Mots clés : infirmière, sciences infirmières, discipline, interdisciplinarité, subventions de
recherche.
Nursing Sciences: disciplinary and interdisciplinary approaches
Abstract
Although research in nursing sciences has demonstrated its social utility through the production and publication of its work, the issue of achieving dynamic efficiency between
research and professional practice makes the choice of the epistemological orientation and
of the research methods quite essential. With an emphasis on the experience of research in
nursing, this article invites the entire paramedical community to reflect on the paradigmatic
orientations taken by researchers, research trainees, trainers, and by research itself. Indeed,
many discussions focus on the issue of a disciplinary approach to paramedical knowledge
as a factor which contributes to the enhancement of professional identity. The debate regarding disciplinary and interdisciplinary approaches to nursing sciences, paramedical sciences
and health sciences, should not neglect the fact that the social utility of nursing and paramedical sciences is to develop a high level of health in the population.
Key Words : Nurse, nursing sciences, discipline, interdisciplinarity, research grants.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Monique ROTHAN-TONDEUR
RN, PhD,
Titulaire de la chaire Recherche Infirmière
AP-HP EHESP
APHP bureau 61A
2, rue Saint-Martin
75184 Paris CEDEX 4
Courriel : [email protected]
Chantal EYMARD
Enseignant-chercheur à l’université d’AixMarseille
Directeur adjoint de l’UMFCS
EA 4671 ADEF.
Campus santé Nord
Boulevard Pierre Dramard
13344 Marseille Cedex 15
Courriel : [email protected]
L
es infirmières représentent une large part du corps des auxiliaires médicaux en France. De profonds changements se sont engagés pour cette profession ces dernières années, et notamment dans l'axe de la recherche permettant aux infirmières de se rapprocher un peu plus des tendances bien codifiées
de la recherche infirmière à l'international. Dans cette période de mutation de la
profession, les infirmières qui sont engagées dans la recherche se trouvent dans
une situation complexe et équivoque. En effet les infirmières chercheures ne sont
plus tout à fait des « soignantes » pour leurs pairs, et ne sont pas vraiment considérées dans la catégorie des chercheurs par le monde de la recherche. Pour ne
plus être dans cette catégorie des « ni-ni », un long chemin reste encore à faire.
L'objet de ce court article est de comprendre la position actuelle de l'infirmière
et des sciences infirmières au sein des communautés scientifiques nationales et
internationales. Le code de la Santé Publique (livre III), utilise la notion d'auxiliaires médicaux1 pour désigner 13 professions dont les infirmières2 et les orthophonistes. Il y a plus de 800 000 auxiliaires médicaux en France en 20133 dont
595 594 infirmières (environ 20% d'infirmières libérales et une grande majorité
dans le milieu hospitalier). Les infirmières représentent de loin la plus grande
population des professionnels de la santé (cf. annexe tableau 1).
1. Bien que le terme ne soit pas très heureux, la plupart des professions ont maintenant et depuis bon temps un
rôle propre.
2. Lire partout infirmier-infirmière
3. Source INSEE Professions de santé en 2013
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La profession infirmière est dès lors à considérer, par son nombre et par
l’étendue de son champ d’action, comme une source importante d’informations
sur les patients et la santé des populations. L’aspect scientifique de la profession
n’est plus à démontrer à l’international.
♦ Sciences infirmières, discipline infirmière et interdisciplinarité
Les questions de sciences infirmières et de discipline ne peuvent pas être
débattues sans un détour par une approche de la notion de « sciences » et des
éléments qui caractérisent la profession d’infirmier.
De la notion de science déclinée au singulier ou au pluriel
Historiquement liée à la philosophie, la science définie comme la
connaissance scientifique, est un mode particulier de penser et de produire des
savoirs théoriques. Lorsque cette notion s’accommode du singulier, « la
science », elle désigne un ensemble organisé de connaissances objectives, établies selon une démarche rationnelle, dans un domaine déterminé. Déclinée au
pluriel, « les sciences », elle indique l’option de considérer différentes manières
de produire des connaissances, établies selon des démarches spécifiques en
fonction de l’intention du chercheur. Prendre le parti d’une approche interdisciplinaire de la production des savoirs en soins infirmiers est donc possible. Les
sciences infirmières sont donc avant tout plurielles, ce qui ne veut pas dire
qu’elles n’ont pas leur spécificité.
Disciplinarité dans le concept de santé
Si la notion de santé a été et est toujours aujourd’hui l’objet de nombreux
débats engageant des approches conceptuelles différentes, force est de constater
qu’il n’y a pas une réponse universelle et valable pour toutes les situations de
santé des individus et des groupes. Que la santé soit définie comme l’absence de
maladie ou le silence des organes (Leriche, 1937), comme le bien-être, ou
comme la qualité de vie du sujet, la question de la disciplinarité et de l’apport
des sciences humaines et sociales en sciences de santé se pose différemment
(Eymard, 2011). Rappelons, que depuis 1946, la santé n’est plus définie comme
l’absence de maladie ou d’infirmité, mais comme « un état de bien-être total
physique, social et mental de la personne » (OMS, 1946).
Ainsi donc, la notion même de santé ne peut relever uniquement du secteur sanitaire : elle dépasse les modes de vie sains pour viser le bien-être individuel et collectif. Tout au long de notre processus de vie, la santé est « un mode
de présence à soi-même et au monde, joie et performance tout autant que
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confrontation à la douleur, à la souffrance. La santé est à la fois expression de
soi dynamique et dans le même mouvement, expérience de la limite, du handicap, de la maladie et glissement vers la mort » (Lecorps, 2004). Le champ de la
santé s’inscrit alors dans un espace de relation ou chaque personnage qui y participe y tient un rôle spécifique, que ce soit le citoyen ou l’ensemble des professionnels qui s’y intéressent. La recherche documentaire sur les disciplines
contributives au champ de la santé, met en évidence l’apport des sciences biomédicales et des sciences humaines et sociales (sciences de l’éducation et de la
pédagogie, psychologie de la santé, sociologie de la santé, anthropologie de la
maladie, sciences de l’information et de la communication, économie, éthique et
droit). En quelque sorte, une multitude de disciplines serait au service d'une
seule notion, mais probablement une des plus importantes pour l'humain
(Eymard, 2011).
Disciplinarité dans le soin infirmier
Professionnel de santé, la mission première de l’infirmier est d’accompagner le sujet, l’individu ou le groupe dans ses expériences de santé, de maladie
ou de handicap. Les soins infirmiers ne peuvent se réduire aux actes curatifs. Ils
sont « prodigués, de manière autonome ou en collaboration, aux individus de
tous âges, aux familles, aux groupes et aux communautés – malades ou bienportants – quel que soit le cadre » (Conseil International des infirmières, 2007).
Educatif, relationnel et de maintenance, avant d’être curatif et/ou préventif, le
soin infirmier nécessite de considérer la personne dans toutes ses dimensions
humaines, sociales, et biologiques, d’être à l’écoute d’un sujet ou d’un groupe et
de sa singularité pour le soigner avec sollicitude. Prendre soin, c’est porter une
attention particulière à une personne qui vit une situation qui lui est particulière
et ce, dans la perspective de contribuer à son bien-être, à sa santé (Hesbeen,
1999). Il s’agit d’être attentif à l’autre souffrant, à ses préoccupations, de lui
porter intérêt en faisant preuve d'empathie et d'altérité, afin qu’il puisse exercer
sa liberté de choix (Eymard, 2011).
Ainsi, il serait réducteur de considérer les soins infirmiers comme une
liste de tâches et d’actes, que ceux-ci relèvent d’un rôle prescrit, d’un rôle de
collaboration ou d’un rôle propre à la profession. En effet, l’exercice professionnel infirmier comprend bien d’autres rôles, missions et fonctions que le soin
direct aux personnes, même si la finalité de ces différentes activités visent la
qualité des soins et la santé des individus et des groupes sociaux. Parmi les missions confiées à cette profession, citons la promotion de la santé des individus et
des groupes sociaux, mais aussi l’organisation du travail, l’encadrement, le
management d’équipe, la formation tout au long de la vie, l’accompagnement à
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la professionnalisation, la recherche, mais aussi la participation à la politique de
santé. Comment imaginer alors une science qui s’inscrirait dans une seule discipline, ou une recherche qui ne considérerait qu’une seule science, comme voie
d’élaboration des connaissances ?
Disciplinarité des sciences infirmières
Qu’ils relèvent de la clinique, de la formation tout au long de la vie, de
l’éducation en santé du citoyen, de l’encadrement ou du management, les objets
de recherche en sciences infirmières intéressent de nombreuses disciplines ; ce
qui pose d’une part la question de la légitimité du chercheur et d’autre part celle
de la place de la discipline des sciences infirmières dans la communauté scientifique.
La question de la disciplinarité des sciences infirmières ne peut se limiter
au constat du concours de plusieurs disciplines ou de plusieurs sciences, sans
prendre le risque d’un éclatement de la notion. Elle nécessite de poser comme
principe fédérateur la constitution d’une discipline spécifique. En effet, la discipline est le lieu de la spécialisation, et par là même, le support du développement scientifique, des savoirs infirmiers. Cependant, l’hyperspécialisation en
sciences humaines tend à découper le sujet en micro-domaines de savoirs et à
exclure la complexité des phénomènes. L’objet scientifique de chaque discipline
s’éloigne ainsi de la complexité du réel. Rappelons que l'objet de recherche ne
préexiste pas en tant que tel, il se construit dans le regard du chercheur, dans la
manière dont il l'aborde et dans l'intentionnalité qui conduit son projet de
connaissance. La constitution d’une discipline implique la reconnaissance de la
spécificité du regard porté sur cet objet, mais aussi le pouvoir d’imposer les
conditions sociales d'élaboration de cette discipline. Elle est donc indissociable
des travaux de recherche qu’elle conduit et de leur diffusion, des concepts
qu’elle génère, de la didactisation de ses savoirs, mais aussi des jeux stratégiques mis en œuvre par ses acteurs (Eymard, 2011).
Au sein de la communauté scientifique infirmière, l’épistémologie des
sciences infirmières est l’objet de nombreux débats. Si l’absence de consensus
œuvre pour une diversité épistémologique, et une liberté de choix et d’action
des chercheurs, elle ne permet pas aujourd’hui de poser comme principe fondateur des sciences infirmières la pluriréférentialité méthodologique. Cette diversité se réduit encore trop souvent à une opposition recherche qualitative/
recherche quantitative. Celle-ci se révèle peu féconde à l’heure où l’évolution de
la science a permis de dépasser le caractère absolu d’une vérité scientifique par
rapport à deux grandes traditions, le positivisme et l’herméneutique, et d’une
méthode unique pour valider les faits sociaux. Quelle que soit la méthode
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empruntée, aucune recherche ne peut saisir le phénomène étudié dans sa totalité,
encore moins en sciences infirmières où l’éthique ne permet pas de réduire le
sujet à l’état d’objet aux contours nettement délimités. (Eymard, 2011). La
recherche en sciences infirmières ne peut abstraire le sujet de son histoire particulière, de sa subjectivité, de son existence au profit d’une production de savoirs
scientifiques objectivée.
Sous l’angle de la pluridisciplinarité, la juxtaposition de plusieurs disciplines pour concourir à une prise en charge des problèmes de santé des individus et des groupes sociaux, ou à la production de savoirs, s’inscrit dans une
complémentarité des différents regards portés sur un objet, une situation, un
phénomène. Cette complémentarité des approches disciplinaires et de leur spécificité des méthodes et concepts convoqués peut conduire à un éclatement des
savoirs. « Une discipline scientifique ne retient de la réalité que ce que l’ensemble de ses moyens théoriques et pratiques permet d’investiguer. Elle opère de
cette manière ce qu’on a appelé une réduction méthodologique de la réalité. Elle
est comme un point de vue particulier sur la réalité, et c’est pourquoi un même
objet peut être étudié par des sciences différentes. On a parfois qualifié de formel l’objet « réduit » dont s’occupe une discipline scientifique, à la différence
de l’objet tel qu’il se livre à notre expérience commune, qualifié de « matériel »
(Franck, 1999).
Sous l’angle de l’interdisciplinarité, il s’agira pour la communauté scientifique d’élaborer un formalisme suffisamment général et précis pour exprimer
dans un même langage les concepts en soins infirmiers, les préoccupations des
sciences infirmières, ainsi que les contributions des disciplines contributives (cf.
figure 1). En sciences infirmières, l’interdisciplinarité est nécessaire pour éviter
que la recherche ne soit réduite aux sciences paramédicales ou aux sciences
médicales, en considérant les sciences humaines et sociales comme sciences
connexes, voire en les excluant des problématiques étudiées, au profit d’un type
de rationalité et d’objectivation posé comme éminemment scientifique.
Figure 1 : Interdisciplinarité dans les Sciences infirmières
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Sous l’angle de la transdisciplinarité, les problématiques de soin infirmier
sont considérées comme éminemment complexes. La production de savoir est
irréductible à une approche disciplinaire, et ne se limite pas à la somme des
approches disciplinaires. Il s’agit d’une « posture scientifique et intellectuelle
qui se situe entre, à travers et au-delà de toute discipline ». Cette posture méthodologique ne peut s’ériger en tant que science au risque de perdre son principe
fondateur. Elle est bien de l’ordre de la posture et n’exclue en rien la nécessité
de l’existence de discipline. Elle permet de prendre en compte l’existence de
niveaux de réalité et de niveaux de perception différents, la logique du tiers
inclus et la complexité des phénomènes sociaux et du sujet (Nicolescu, 2008).
Qu’en est-il aujourd’hui des sciences infirmières ?
Instituées sur le plan international depuis plus de 70 ans (première revue
scientifique de nursing en 1952, et 1er doctorat en sciences infirmières en
1954), les sciences infirmières visent selon le conseil international des infirmières « à mettre à disposition des infirmiers des savoirs issus de la recherche,
pour recommander des modes d’intervention en soins infirmiers pourvoyeurs de
résultats positifs pour la santé du patient ou d’un groupe » (Conseil international
des infirmières).
Comme nous l’avons vu précédemment, la santé ne peut se réduire au
sanitaire. Indispensable pour générer de nouveaux savoirs, les sciences infirmières contribuent à l’évaluation de l’activité, des pratiques et de l’ensemble
des services offerts par la profession. Elles proposent de fournir des preuves qui
servent de référence pour la formation, les pratiques, l’organisation, le management, la recherche et la politique dans le domaine infirmier. Leur principal
objectif est d’améliorer les résultats en matière de santé de la population en faisant avancer le savoir infirmier et la pratique dans ce domaine ; ce qui nécessite
un va-et-vient entre les savoirs issus de la recherche et leur utilisation dans une
pratique déterminée. En effet, les sciences infirmières, et corrélativement, la
recherche infirmière, sont le lien indispensable entre recherche scientifique et
activité professionnelle. La recherche en sciences infirmières vise l’élaboration,
le développement et la régulation de savoirs scientifiquement validés dans le
domaine des soins infirmiers. Elle utilise les méthodes de recherche avérées en
Sciences humaines et sociales, pour participer à la compréhension des phénomènes de santé, en produisant des connaissances généralisables, transférables,
communicables à la communauté scientifique et à la communauté professionnelle des soignants. Elle utilise aussi des méthodes qualitatives pour mieux
connaitre les phénomènes de santé (les décrire) ou l'impact de la contribution
infirmière sur ces phénomènes. Ces connaissances peuvent conforter, amplifier,
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élargir des lois générales, des modèles ou des théories. Elles peuvent aussi les
remettre en question, les bousculer, les contredire, mettre en évidence certaines
de leurs limites et participer à l’élaboration d’autres théories, lois et modèles.
♦ La recherche infirmière
Diversité et complémentarité de la recherche dans le domaine de la
santé
La santé de l’être humain est un domaine vaste et complexe. Développer
des savoirs scientifiques dans ce domaine est une activité porteuse d’enjeux
importants, la santé étant de loin la préoccupation prioritaire de la population.
La recherche dans le domaine de la santé est souvent associée à la
recherche en sciences médicales ou encore en pharmacologie. Les progrès réalisés dans ces champs de recherche depuis le XIXème siècle ont conduit à l’obtention d’une augmentation significative de l’espérance de vie de notre population. Ainsi, l’évocation de la maladie appelle souvent le développement d’une
thérapeutique appropriée. Toutefois, l’évolution de la démographie, la modification des caractéristiques de notre société et la persistance de maladies ne pouvant être guéries, ont modifié les attentes de la population. Comme le soulignait
l’OMS (1983), donner des années à la vie ne suffit pas, il faut aussi donner de la
vie aux années. Cette maxime prend tout son sens lorsqu’on évoque le grand
âge ou encore les maladies chroniques. Lutter contre la maladie ne suffit plus, il
faut tendre à la prévenir efficacement, à la dépister rapidement et à promouvoir
la qualité de vie de la personne qui en est atteinte en incluant celle de ses
proches.
Ces objectifs ouvrent de nouveaux champs de recherche. Ils contribuent à
l’émergence de nouvelles disciplines scientifiques explorant de nouveaux
domaines de savoirs. C’est ainsi que la fonction sociale des professions infirmières et paramédicales évolue sans cesse, afin d’accompagner les modifications et les attentes sociales dans le domaine de la santé. L’attribution de compétences autonomes à ces professions a rendu nécessaire le besoin d’asseoir le
raisonnement clinique des professionnels à l’aide de savoirs scientifiques remplaçant croyances et habitudes.
Les pratiques infirmières et celles des autres professions paramédicales
comme les orthophonistes reposent sur des savoirs théoriques et pratiques utilisés au quotidien pour offrir des soins personnalisés. Développer les savoirs
théoriques grâce à la recherche scientifique permet, s’ils sont mobilisés dans la
pratique clinique, la formation, l’encadrement, d’accroître la qualité des soins
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dispensés en développant des interventions pourvoyeuses de résultats positifs
sur l’état de santé des patients. Ainsi, la recherche en sciences infirmières produit des savoirs, qui d’une part permettent de mieux comprendre les réactions
des personnes face à leur santé et à maximiser leur potentiel fonctionnel, et
d’autre part transforment les pratiques avec efficacité et efficience.
Sciences médicales, sciences pharmaceutiques, biologie, sciences
humaines et sociales, sciences infirmières et sciences paramédicales abordent
sur des points de vue différents mais complémentaires les phénomènes complexes liés à la santé. Dans une approche interdisciplinaire, les sciences infirmières permettent d’élargir la production de savoirs sur un objet, un phénomène, une situation, et ainsi de mieux comprendre les phénomènes de santé de
la population.
La recherche infirmière, une définition
Rappelons que le Conseil international des infirmières (CII)4 propose une
définition internationale de la recherche infirmière : « La recherche dans le
domaine des soins infirmiers est une démarche qui procède d’une quête systématique visant à dégager de nouveaux savoirs infirmiers au bénéfice des
patients, des familles et des communautés. Ce type de recherche englobe donc
tous les aspects des questions de santé qui revêtent un intérêt quelconque pour
les soins infirmiers, y compris pour ce qui est de la promotion de la santé, de la
prévention des maladies, des soins aux individus de tous âges pendant leur
maladie, durant leur rétablissement ou lors de l’accompagnement vers une mort
dans la dignité et la paix ». La prise de position du CII précise que « la
recherche en soins infirmiers applique l’approche scientifique à une démarche
qui a pour objet de faire avancer l’état des connaissances, d’obtenir des réponses
à des questions ou de résoudre des problèmes. Les connaissances acquises par le
biais de la recherche dans le domaine des soins infirmiers sont utilisées pour
développer une pratique basée sur des preuves scientifiques ; améliorer la qualité des soins et tirer le meilleur profit des résultats en matière de santé tout en
rentabilisant au maximum les interventions infirmières ». La déclaration de
Munich abonde également dans ce sens en favorisant le développement de la
recherche en soins infirmiers au sein des pays européens5.
Plus spécifiquement, la recherche en sciences infirmières s’articule en
plusieurs champs de recherche. On distingue deux catégories : la recherche clinique et la recherche sur des thèmes afférents à la clinique.
4. Conseil international des infirmières (1998), Guide pratique pour la recherche dans le domaine des soins
infirmiers. Edité par W.L.Holzemer. Genève : CII.
5. http://www.euro.who.int/data/assets/pdf_file/0006/53853/E93017.pdf accédé en mai 2012
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La recherche clinique
La recherche clinique en sciences infirmières vise à fournir des savoirs
utiles aux prises de décisions de l’infirmière dans les différentes phases de son
raisonnement clinique. Elle a pour objectif de produire des savoirs scientifiques
destinés à réduire l’incertitude inhérente aux processus décisionnels qu’ils
soient de nature diagnostique ou thérapeutique. On retrouve ainsi dans cette
catégorie deux axes de recherche complémentaires : un premier axe centré sur
l’étude des situations de santé qu’une infirmière est jugée compétente à identifier chez un patient ou un groupe de patients ; un deuxième axe centré sur
l’identification des interventions de soins infirmiers pourvoyeuses de résultats
de soins de qualité.
Il faut souligner l’utilisation du terme « situation de santé » qui fait référence, non pas uniquement à des problèmes de santé, mais également aux états
de bien-être. Dès 1978, Donaldson et Crowley clarifiaient ce point en proposant
trois orientations destinées à guider la recherche clinique en sciences infirmières. Selon ces auteurs la recherche infirmière doit s’attacher à identifier :
- les principes et lois qui régissent les processus de vie, le bien-être et l’accomplissement optimal des êtres humains qu’ils soient malades ou en bonne
santé ;
- la configuration des comportements des personnes en interaction avec leur
environnement dans des situations de vie critiques ;
- les processus par lesquels l’état de santé des personnes s’améliore.
La recherche portant sur les thèmes afférents à la clinique
Cette catégorie regroupe trois champs spécifiques.
• la recherche dans le domaine de la formation en soins infirmiers,
• la recherche dans le domaine de la gestion des soins infirmiers,
• les études socioprofessionnelles, historiques ou encore épistémologiques qui
prennent la profession infirmière pour objet.
Utilité sociale de la recherche en sciences infirmières
La recherche infirmière apporte sa contribution spécifique aux priorités de
santé publique. Le caractère professionnel de la discipline impose de ne pas perdre de vue l’utilité sociale des savoirs scientifiques issus de la recherche. Une pratique infirmière qui ignore les savoirs scientifiques est potentiellement inefficace,
un savoir infirmier scientifique non utilisé en pratique clinique est potentiellement
inutile. Les pratiques fondées sur des preuves scientifiques (EBP) et l’évaluation
des pratiques professionnelles confortent cette démarche en imposant d’engager
sans délai le développement de la capacité de recherche infirmière.
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La recherche infirmière est nécessaire à une pratique déontologique et
responsable. Elle permet d’améliorer les connaissances dans le domaine des
pratiques infirmières, et par voie de conséquence, l’amélioration de la santé
dans la société. Elle s’intéresse aux patients et à leur entourage, mais également
aux différentes communautés ethniques et culturelles. Rester dans une situation
de statu quo reviendrait à faire persister une injonction paradoxale à l’encontre
du groupe infirmier : exiger une pratique fondée sur des données probantes, sans
leur donner la possibilité de produire ces données probantes par la recherche
(Debout, 2010).
Développer la recherche et construire des compétences nécessaires à l’intégration des savoirs qu’elle produit dans la pratique est la seule stratégie permettant aux infirmières de continuer à remplir leurs obligations professionnelles
envers la société. Il apparaît dès lors que la recherche infirmière est nécessaire
tant pour la profession infirmière, que pour l’ensemble des professions de santé
et pour la santé des populations. Sous-estimer le capital scientifique, la créativité et la capacité d’innovation de ces professionnels, c’est prendre un risque
non seulement pour la profession, mais surtout pour la population.
L'utilité de la recherche infirmière peut donc se présenter en plusieurs
sous-déclinaisons (Eymard, 2012) :
- La recherche infirmière, une nécessité pour la régulation des pratiques de
soin et un haut niveau de santé pour la population. L'évolution démographique et les évolutions des pratiques exigent un personnel de plus en plus
qualifié et souvent polyvalent. Investir et s’investir dans la recherche en
sciences infirmières constitue un enjeu majeur pour l’évaluation et la régulation des pratiques soignantes.
- La recherche infirmière comme production de savoirs. La visée des sciences
infirmières est de produire des connaissances au service de la qualité des
soins et de la santé des individus et des groupes sociaux, d’œuvrer pour la
régulation de savoirs scientifiquement validés dans le champ de la Santé. Si
son domaine d’investigation privilégie la recherche clinique, il porte aussi
attention aux problématiques de formation initiale et continue, d’organisation et de management des systèmes de soins infirmiers. L’introduction de
l’Evidence-Based Nursing (EBN) place la communauté infirmière face à la
nécessité d’utiliser au mieux le capital scientifique issu de la recherche infirmière et donc de développer plus de revues systématiques et de méta-analyses (Debout, 2010).
- La recherche infirmière comme outil de coordination. La recherche en soins
infirmiers se spécifie donc dans une approche qui allie disciplinarité et interdisciplinarité. Cette orientation s’inscrit dans une pratique soignante qui
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prend en compte la dimension complexe de l’être humain. Elle engage un
travail d’articulation et de coordination avec l’ensemble des professionnels
de santé, qu’il s’agisse des professions médicales, paramédicales, des psychologues, mais aussi des travailleurs sociaux. Il s’agit de promouvoir la
transversalité des projets en interne comme en externe, en développant des
programmes de recherche qui associent l’ensemble des acteurs du système
de soin, tout en valorisant la spécificité d’une discipline infirmière, et donc
l’état de l’art dans ce domaine.
- La recherche infirmière comme distance critique. Si le chercheur produit des
savoirs au service des pratiques, la recherche est un excellent outil de mise à
distance de l’activité, du développement d’une posture réflexive, et en ce
sens de professionnalisation. Tout en contribuant à l’établissement de références, voire de normes professionnelles, la recherche favorise le processus
de distanciation vis-à-vis des savoirs académiques et des savoirs locaux
d’usage (Pineau, 1989).
- La recherche infirmière, nécessité pour la formation initiale et continue. Si la
recherche en sciences infirmières est un impératif pour l’évolution des soins,
elle est une des conditions majeures de la qualité d’une formation. Les infirmiers doivent développer des compétences spécifiques pour adapter leur
activité aux besoins de la société et se positionner dans la communauté
scientifique. La recherche est aussi un outil de développement de compétences scientifiques au service du processus de professionnalisation. Il s'agit
de postuler pour un intérêt autre que celui de former des chercheurs dans une
formation à la recherche. Il s’agit de former par la recherche à des compétences professionnelles, transposables dans l’exercice professionnel. Apprendre par et avec la recherche, c’est faire l’expérience des médiations théoriques qui contribuent au processus d’élaboration des compétences (Eymard,
2005).
La recherche infirmière est codifiée, définie, et utile. Les chercheurs infirmiers doivent donc rentrer dans la communauté des chercheurs et en accepter
les modèles d'évaluation.
♦ Des financements pour la recherche infirmière et paramédicale
Un chercheur se doit de trouver des financements pour ses travaux. Les
financements obtenus figurent d'ailleurs dans les critères d'évaluation des chercheurs au même titre que les productions. Dès lors, comment doivent procéder
les infirmières et les autres paramédicaux ? C'est une question qui nous est souvent posée. Et la réponse est : comme n'importe quel chercheur ! Il faut recher-
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cher tous les appels d'offre disponibles et prendre la peine d'y répondre, même si
c'est souvent lourd et complexe, et avec un haut niveau d'éligibilité. De nombreux appels d'offre sont ouverts chaque année sur différentes thématiques.
Nous disons souvent à nos étudiants que ces appels « ne sont pas interdits aux
infirmières ! ». Il est bien-sûr nécessaire d'ouvrir le champ aux sciences
humaines, aux appels européens et étrangers. Il semble judicieux d’accepter,
voire de favoriser la recherche multiprofessionnelle.
Naturellement, le programme de financement dédié à la recherche infirmière et paramédicale favorise l'émergence de nos travaux et en simplifie la
visibilité.
L'exemple du PHRIP
Le Programme Hospitalier de Recherche Infirmière et Paramédicale
(PHRIP) est né de l'idée d'un des auteurs de cet article et de la volonté du ministère de la Santé de soutenir la recherche infirmière dans un premier temps, puis
la recherche paramédicale dans son ensemble. Ce programme permet de financer des projets de recherche comportant une investigation systématique conçue
pour améliorer les connaissances sur les soins ou améliorer les pratiques professionnelles. Complémentaire des autres programmes de recherche, il contribue à
la reconnaissance de la spécificité des travaux de recherche conduits par les professions paramédicales. Le premier appel d'offre a été lancé en 2010. Il est
renouvelé chaque année. Le nombre et la qualité des dossiers reçus témoignent
d’une part du développement en France de ce domaine de recherche, mais aussi
de l’intérêt porté par les institutions hospitalières. Cet engagement politique
pour soutenir le développement de la recherche infirmière et paramédicale est
un véritable atout, et constitue un élément de motivation pour structurer ce
domaine de recherche.
Dans les 2 premières années du programme, 149 projets de recherche
infirmières ont été présentés. Ces projets ont été analysés par Cécile Dupin, par
une analyse descriptive transversale dans le cadre du programme Thot. Dupin
(2013) soutient que la diversité pluri-professionnelle entre les professions médicales et paramédicales, et d'autres disciplines académiques, comme la psychologie, et de la biostatistique, est évidente au sein des équipes de recherche qui ont
postulé pour un PHRIP dans ces 2 premières années. Pour 125 des 149 équipes
(83%), un membre de l'équipe avait déjà publié un article de recherche, preuve
s'il en était besoin, que les équipes étaient déjà prêtes. Dans l’étude Thot 1,
Dupin précise que 22 études qualitatives ont été présentées. Des méthodes
mixtes étaient également utilisées dans ces soumissions. Au final, la grande
majorité étaient des études quantitatives concentrées sur trois types de designs :
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recherche interventionnelle (46 en 2010 et 42 en 2011), non interventionnelle (8
en 2010 et 7 en 2011) et méthodologique (6 en 2010 et 8 en 2011). Cette diversité montre bien la pluralité méthodologique et la mise à profit de l'apport des
autres disciplines.
♦ Conclusion
Développer la recherche en sciences infirmières ne peut se faire sans
engager une réflexion sur le sens de la production des savoirs pour lequel nous
souhaitons tous œuvrer. En effet, s’il est difficile de nier l’utilité sociale des
travaux de recherche en sciences infirmières, force est de constater que la production de savoirs est aujourd’hui, du moins en France, éclatée, dispersée et
inorganisée. Ce qui conduit à un manque de transparence des résultats de la
recherche et à un défaut d’accessibilité aux productions scientifiques. Si la profession milite aujourd’hui pour la création en France d’une discipline en
sciences infirmières, la question de l’inscription épistémologique de la ou des
sciences infirmières est fondamentale pour l’identité professionnelle des infirmiers, les liens avec l’ensemble des professions paramédicales et médicales et
la qualité des soins dispensés à la population. L’absence de discipline spécifique conduit les auteurs de travaux à s’inscrire dans des disciplines connexes
(psychologie, sociologie, sciences sanitaires et sociales, sciences de l’éducation). L’éclatement de la production de recherche est un frein à la potentialisation des résultats car elle rend difficile l’état des lieux des savoirs publiés en
langue française dans ce domaine. En ce sens, la disciplinarité est importante,
car elle est le lieu de la spécialisation, et par là-même, le support du développement scientifique des savoirs infirmiers. L’interdisciplinarité est incontournable
pour que la discipline (règle (disciplina) commune au discours pédagogique et
épistémologique à des fins d'enseignement et de recherche) n’enferme pas le
soin, la santé et toute profession dans une mono-référentialité et un dogmatisme épistémologique, mais œuvre au développement de la réflexivité des professionnels. Les choix opérés par les acteurs des sciences infirmières et paramédicales sont déterminants pour la profession et l’identité professionnelle. En
constituant une épistémè, ils engagent la profession dans un paradigme de pensée, une manière de concevoir le monde, la santé et le soin. ll s’agit de mettre
au travail les questions suivantes :
- Quelle épistémologie de la connaissance des phénomènes en soins et santé ?
- Quel paradigme privilégier ? Quelle organisation scientifique ? Quels liens
avec les autres disciplines ? Quelle organisation didactique des savoirs ?
Quelle manière d'aborder la santé, le soin, l’encadrement, la formation, la
relation ?
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- Pour quel professionnel demain ? Quelle place pour la recherche dans les
pratiques lorsque, ce qui est quasiment toujours le cas, les soignants n’exercent pas un métier de chercheur, mais ont des fonctions de recherche au sein
même de leur exercice professionnel ?
- Quelle organisation de la recherche ?
- Quelle santé pour le citoyen ? Quel modèle de santé ? Quelle place pour le
patient, le citoyen dans les pratiques professionnelles, et dans les travaux de
recherche ? Quelle prise en considération de la santé dans le monde ?
Répondre à ces questions est devenu vital pour la profession.
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Annexes
Tableau 1 : Effectifs par profession, sexe et situation professionnelle au 1er janvier 2012
(Source DRESS n°168 mars 2012)
Tableau 2 - Des notions liées à celle de la disciplinarité.
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REFERENCES
Conseil international des infirmières (1998), Guide pratique pour la recherche dans le domaine des soins
infirmiers. Edité par W.L. Holzemer. Genève : CII.
DEBOUT C. (2010). Les déterminants de l’utilité sociale de la recherche en soins infirmiers. Soins, 750,
52-54.
DONALDSON S.K., & CROWLEY D.M. (1978) The discipline of nursing. Nursing Outlook 26(2), 113120.
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Éléments de cadre sur la recherche
L’analyse de la littérature biomédicale pour
identifier les preuves et prendre des décisions1
Hervé Maisonneuve
Résumé
Analyser un article de recherche doit permettre d’en évaluer le niveau de preuve scientifique. Analyser un article prend plus d’une heure et nécessite une connaissance des
méthodes de recherche documentaire, et de la méthodologie en recherche clinique. De
nombreuses méthodes d’analyse ont été décrites, souvent pour être mises en œuvre par des
méthodologistes. Une méthode simple doit être adaptée à la quantité et à la qualité des articles dans une spécialité. Trois questions sont utiles pour évaluer un article de recherche :
« Quelle était la question de recherche des auteurs ? Quelle méthode a été utilisée pour
répondre, et cette méthode était-elle appropriée ? Quels étaient les résultats et sont-ils
applicables à ma pratique ? ». La grille d’analyse de la méthode globale comprend huit critères, et pour chaque critère il faut se poser 3 questions : 1- Est-il possible de trouver dans
l'article l'information pour le critère en question ? 2- La façon dont le critère en question a
été abordé est-elle correcte ? 3- Si la façon d'aborder le critère en question est incorrecte,
cela menace-t-il la validité de l'étude ?
Mots clés : preuve, recommandations, analyse critique.
How to analyse the biomedical literature in order to identify research
evidence and make decisions
Abstract
The analysis of a research-based article should help determine the level of scientific evidence one can derive from it. This particular process takes over an hour and requires knowledge in database searches and clinical research methodology. Many methods have been
described, often implemented by methodologists. A simple method must be adapted to the
quantity and quality of the existing literature within a particular specialty. Three questions
are useful to raise when assessing a research article: "Which research question is formulated by the authors? What method did they use to answer the question, and was this method
appropriate? What were the results and are they applicable to my practice? ". The analysis
of the overall methodological approach includes eight criteria, and for each of them, the following three questions must be raised: 1 – Does the article provide information on the criterion? 2 – Was the criterion addressed in a correct fashion? 3 - If the criterion was not correctly addressed, does it weaken the validity of the study?
Key Words : evidence, recommendations, critical appraisal.
1. Cet article est un complément du chapitre « L’evidence-based practice à portée des orthophonistes : intérêt des recommandations pour la pratique clinique ». Il reprend largement des informations d’un chapitre intitulé « Méthode globale de lecture critique de la littérature médicale » par Gilles Landrivon (Landrivon 2007), paru dans « Matillon Y, Maisonneuve H (editors). Evaluation en santé. De la pratique aux résultats (25 chapitres et 36 auteurs). Flammarion Médecine-Sciences. 2007, 207 pages ».
Nous remercions G Landrivon, et les éditions Flammarion Médecine-Sciences, Paris pour leur aimable autorisation.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Hervé MAISONNEUVE
Professeur associé, santé publique
Consultant en rédaction scientifique
30 rue Faidherbe
75011 Paris
Courriel : [email protected]
M
ettre en pratique les méthodes d’analyse de la littérature demande du
temps, une ressource dont nous manquons tous. Ces méthodes développées par des méthodologistes, le plus souvent médecins, doivent être
vulgarisées, simplifiées et adaptées aux diverses pratiques professionnelles et aux
ressources documentaires existantes dans chaque discipline. Les données de la
recherche sont disponibles dans les publications, habituellement dans des revues
scientifiques à comité de lecture. Appliquer aux articles des revues d’orthophonie, sans discernement, des méthodes développées dans des articles de revues
biomédicales prestigieuses, conduit à des échecs. Il faut adapter ces méthodes à
la quantité et à la qualité de la littérature de la spécialité. Une méthode globale et
plus simple a été décrite par des chercheurs australiens et adaptée en français.
Nous la proposons dans cet article.
♦ Analyser un article prend au moins une heure et nécessite au préalable une bonne recherche documentaire, une formation méthodologique et un entrainement
Lire un article scientifique de recherche nécessite de se poser immédiatement des questions très simples : « Quelle était la question de recherche des
auteurs ? Quelle méthode a été utilisée pour répondre, et cette méthode était-elle
appropriée ? Quels étaient les résultats et sont-ils applicables à ma pratique ? »
Cette démarche demande une grande rigueur car la plupart des articles ne sont pas
bien écrits et doivent être éliminés, même si le titre ou le résumé étaient prometteurs : apprendre les méthodes d’analyse de la littérature, c’est apprendre à éliminer de nombreux articles. Apprendre les méthodes d’analyse de la littérature, c’est
savoir distinguer faits et opinions, ou, dit autrement, distinguer connaissances et
croyances. Un excellent livre grand public en français expose clairement ces problématiques, avec des exemples. Nous le recommandons aux professionnels qui
désirent comprendre cette culture (Morabia, 2011).
Il faut d’abord connaître les bases de la recherche documentaire, et ne pas se
précipiter uniquement sur Google (ou mieux Scholar Google) pensant avoir
toute la documentation sur un thème mal défini. Il faut connaître des bases de
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méthodologie de recherche, comprendre l’intérêt de connaître l’histoire naturelle des maladies (qu’est-ce qui se passe sans interventions thérapeutiques ?), et
la nécessité de comparer en science pour progresser. Trop souvent l’histoire
naturelle des maladies est mal connue, et des interventions non validées n’ont
jamais eu de vraie évaluation scientifique. Il faut comprendre les finalités de la
pratique fondée sur les preuves, de l’evidence-based practice, et des recommandations de pratique clinique.
Parmi les devoirs éthiques des orthophonistes envers les patients, il y
a le fait d’agir au sein des limites de ses propres connaissances, de donner des
conseils ou des avis professionnels honnêtes et bien fondés ou de baser ses
actions sur des preuves scientifiques et des consensus professionnels. L’orthophoniste doit pouvoir justifier la pertinence de ses décisions thérapeutiques et de
ses actes professionnels. Pour les consensus professionnels, ce sont les recommandations de pratique clinique (RPC) qui suggèrent des stratégies de soins.
Mais les RPC ne peuvent pas répondre à toutes les situations, et ne peuvent pas
tenir compte des données postérieures à la réalisation de la RPC. Il faut donc
rechercher les preuves scientifiques, et celles-ci ne peuvent qu’être obtenues par
la recherche, donc dans les articles scientifiques
La lecture de la littérature médicale fait partie du travail du professionnel de santé, car elle est la source de l’information qu’il recherche pour
faire évoluer sa pratique ou pour préparer et justifier un travail de recherche. Le
volume d’informations à gérer est énorme ; la qualité et la pertinence des publications sont variables. Il doit disposer d’une méthode de lecture lui permettant
d’une part d’apprécier la crédibilité des informations contenues dans la littérature, et d’autre part d’en définir l’applicabilité pour ses propres malades ou pour
les objectifs de son protocole de recherche.
Enseigner les enseignants d’abord, puis les étudiants, demande du temps
car cette culture exigeante demande rigueur pour améliorer la qualité des soins.
Cette culture est en opposition fréquente avec les dires d’experts séniors qui ont
une pratique professionnelle établie, et qui croient en l’efficacité de leurs pratiques. Il faut sans cesse questionner et réviser nos pratiques… mais la résistance au changement est une attitude très confortable.
♦ Une méthode globale d’analyse de la littérature permet d’aborder
tous les types d’articles de recherche
Les méthodes d’analyse de la littérature ont été formalisées depuis les
années 1980. Ce sont les agences publiques, ou des groupes collaboratifs d’ex-
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perts, comme la collaboration Cochrane qui ont mis au point puis appliqué ces
méthodes. Au cours du temps, des variations existent pour la mise en œuvre de
ces méthodes qui demandent un état d’esprit, une culture, une rigueur méthodologique pour prendre des décisions difficiles. Si des résultats qui paraissent intéressants ou prometteurs ont été obtenus avec une méthode inadaptée, ces résultats ne peuvent en aucun cas être pris en compte dans une démarche
professionnelle. Ils doivent être ignorés et ne constituent pas une preuve scientifique. Ces méthodes d’analyse ont été décrites pour les articles originaux essentiellement. Elles sont adaptées pour des articles publiés dans des revues à
comité de lecture, et ne s’appliquent pas aux articles de revues professionnelles
sans comité de lecture. Ces articles ont en principe été relus par des pairs avant
de décider de leur acceptation pour une publication dans la revue (système du
peer-review). Les méthodes d’analyse de la littérature ne s’appliquent pas à
d’autres formats de publications (revues générales, lettres, opinions, mises au
point, cas cliniques, éditoriaux).
Soyons pragmatiques, même pour les groupes entrainés, analyser les
articles pour identifier les preuves est difficile. Les systèmes sont nombreux,
mais l’un d’entre eux est très utilisé par la plupart des organisations et groupes
dans le monde (très peu en France) : GRADE pour Grading of Recommendations Assessment, Development and Evaluation (Guyatt, 2010). La Haute autorité de santé (HAS) a publié en 2013 un guide excellent, mais destiné aux professionnels de l’analyse de la littérature (HAS, 2013). En 2000, l’Agence
nationale de l’accréditation et de l’évaluation en santé (ANAES) avait publié un
guide pragmatique qui est encore d’actualité (ANAES, 2000). La plupart des
méthodes ont été faites pour les méthodologistes et les groupes professionnels
qui réalisent des revues systématiques de la littérature ; ceci explique des
dérives observées au niveau de certaines RPC dont l’analyse de littérature est
rapide, partiale, voire faite par des professionnels sans esprit critique et non formés à l’analyse de la littérature.
Une méthode globale d’analyse de la littérature doit être simple et adaptée
aux objectifs de lecture. Cette méthode s’applique aux grands domaines de l’information qui concerne la clinique : étiologie et causalité, pronostic, thérapeutique et diagnostic. Grâce à une grille de lecture standardisée, le lecteur est capable, avec un regard plus critique, d’évaluer le niveau de preuve de ce qui est écrit.
Le professionnel de santé doit se fonder plus sur des faits que sur des opinions
pour définir et mettre en œuvre les stratégies diagnostiques et thérapeutiques.
Contrairement à d’autres approches qui nécessitent un investissement en
profondeur dans les concepts de l’épidémiologie, cette méthode simple et glo-
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bale repose sur l’utilisation d’une grille de lecture unique et standardisée, accessible à tous. Il s’agit d’un outil de travail adapté, utile pour la pratique médicale
ou la recherche clinique, dont doit disposer l’étudiant comme le médecin en
exercice. L’analyse de littérature s’applique à apprécier la validité des méthodes
d’un article avant de prendre en compte les résultats.
♦ Les quatre grands types d’information issue de la littérature médicale concernant la clinique
Le professionnel est à la recherche d'informations scientifiques concernant ses quatre grandes préoccupations : la thérapeutique, le pronostic, l’étiologie et le diagnostic.
• L'impact d'une intervention
L'intervention médicale est le plus souvent thérapeutique, médicamenteuse ou
non, mais peut aussi être de diagnostic, de dépistage ou d'éducation. L'objectif
est de distinguer l'intervention utile de celle qui est inutile voire dangereuse. Les
questions dont le lecteur cherche la réponse dans la littérature sont toujours les
mêmes : est-on sûr de faire plus de bien que de mal ? A efficacité égale, peut-on
faire moins cher ? A coût égal, peut-on faire plus efficace ?
• Le risque de développer une maladie, son évolution et son pronostic
Risque et pronostic se trouvent sur le même continuum de l’histoire de la maladie. Le facteur de risque est associé à l’acquisition de la maladie, le facteur pronostique au déroulement de la maladie une fois acquise. Le pronostic constitue
une information capitale car il conduit à la notion de risque de base qui permet
de quantifier l'effet d'une intervention et d'évaluer son intérêt.
• La détermination d'une causalité (ou étiologie)
Dans les manuels de formation des professionnels de santé, la causalité est abordée dans les chapitres où il est question d’étiologie, de pathogénie ou de mécanisme. Pour le clinicien, la connaissance de l’étiologie ou de la causalité est fondamentale pour sa pratique médicale, que ce soit la prévention, le diagnostic ou
le traitement. La causalité concerne l'association entre un facteur de risque et
une maladie, et la force de cette association.
• La validité et l'utilisation d'un nouveau test diagnostique
Si un standard de référence existe, l'article concerne les qualités intrinsèques et
la performance du test. Si le standard de référence n'existe pas, l'intérêt de
l'étude du test réside dans ses conséquences cliniques pour le patient. Il s'agit de
savoir si le patient se porte mieux avec cette procédure diagnostique que sans
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elle. On rejoint le type d'article concernant l'évaluation d'une intervention médicale au sens général du terme.
♦ Les objectifs de l’analyse de la littérature
Pour les quatre grands types d'information (thérapeutique, pronostic, étiologie et diagnostic), le lecteur doit apprécier la crédibilité des résultats et leur
applicabilité.
• La crédibilité des résultats
Les résultats correspondent-ils vraiment à la réalité ? Le lecteur peut-il avoir
confiance dans les conclusions proposées par l'auteur ? Le lecteur doit apprécier
la validité de l'étude en étant capable d'identifier rapidement, en fonction du
type de cette étude, ses différentes étapes et leurs composants, en les évaluant de
façon à définir le niveau de crédibilité des informations fournies. Il s'agit d'une
enquête sur la méthodologie utilisée, et cette investigation repose sur la connaissance des concepts de base de l'épidémiologie clinique.
• L'applicabilité des informations contenues dans la publication
Si les conclusions sont considérées comme valides, celles-ci sont-elles applicables à la pratique médicale du lecteur ou à son domaine de recherche ? Le lecteur doit être capable de comparer la population étudiée aux malades qu’il
soigne. Il doit savoir évaluer le processus de sélection et de recrutement des
malades, pour pouvoir accepter de généraliser les conclusions de l'étude et les
appliquer à sa pratique.
♦ Cette méthode d’évaluation repose sur l’utilisation d’une grille de
lecture
Cette grille de lecture, contrairement à d’autres, est applicable à tous les
types de publications (annexe). Il s’agit d’une adaptation du "Critical Appraisal
Worksheet" du Centre for Clinical Epidemiology and Biostatistics (Pr R. F. Heller) de l'Université de Newcastle (New South Wales, Australia). Cette grille est
constituée de 8 lignes, correspondant à 8 critères d'évaluation : objectif de la
recherche, type d’étude, facteur(s) étudié(s), critère(s) de jugement, population
source et sujets étudiés, facteurs de confusion potentiels et biais, analyses statistiques, conclusion des auteurs.
Principe de la grille de lecture
Chacun de ces 8 critères appelle les 3 mêmes types de questions, ce qui
correspond aux 3 colonnes de la grille :
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1- Est-il possible de trouver dans l'article l'information pour le critère en
question?
2- La façon dont le critère en question a été abordé est-elle correcte ?
3- Si la façon d'aborder le critère en question est incorrecte, cela menace-t-il
la validité de l'étude ?
Ces 8 lignes correspondent aux principales étapes d’une recherche. Toute
publication est le résultat d’une étude définie par un protocole. En répondant
aux huit questions, le lecteur a la capacité d'écarter très vite ce qui n'est pas
valide. Il peut ainsi porter un regard objectif sur la qualité des résultats qui lui
sont proposés.
♦ Quelques rappels d’ordre méthodologique à propos du contenu de
la grille
Le niveau de preuve
Les différents types d'étude : "A propos d'un cas", Série de cas, Etude
transversale, Etude de cohorte(s), Essai contrôlé, sont classés du plus simple au
plus performant. Le terme ‘performant’ signifie ici que l'on peut obtenir, à travers les résultats de l'étude, une bonne estimation de la vérité. Un essai contrôlé
randomisé apporte de meilleures preuves qu’une étude de cohorte. Cela conduit
à l'idée de niveau de preuve d'une étude. Celui-ci est donc lié au caractère élaboré des méthodes de cette étude. On considère, de façon un peu caricaturale,
qu’il est meilleur avec une étude analytique qu’avec une étude descriptive, qu’il
est faible avec la série de cas, et théoriquement optimal avec l'essai contrôlé.
L'adéquation entre le type d'étude et la question posée dans l'étude
Le type de l'étude doit être approprié à la question posée (cf. tableau ci-dessous).
Exemples de méthodologies d’études adaptées à des questions de recherche
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Pour éviter les biais potentiels qui menacent la validité de l’étude, des
solutions méthodologiques existent : la randomisation, l'appariement, l'ajustement, la standardisation, la stratification. Elles doivent être décrites dans la
publication. Elles soulèvent notamment des questions d’ordre statistique.
La confiance dans le résultat : l’intervalle de confiance
La recherche clinique est réalisée la plupart du temps sur des échantillons, pour des raisons évidentes de faisabilité. Les résultats publiés sont les
valeurs observées dans l'échantillon. La vraie valeur (de l'effet du traitement, par
exemple), qui correspond à la vérité dans la population, se situe quelque part au
voisinage de cette valeur observée. Le rôle des statistiques est de définir par calcul un intervalle de valeurs où se trouve 95 fois sur 100 la vraie valeur, permettant ainsi le passage de l'échantillon à la population générale. Cet ensemble de
valeurs constitue l'intervalle de confiance à 95 %. La vérité se trouve entre les
deux bornes de l'intervalle. Plus cet intervalle est petit, mieux la vérité est cernée, car plus proche de la vérité se trouve la valeur observée. Et cet intervalle
est d'autant plus petit que l'échantillon étudié est grand, et que le nombre d'événements étudiés est grand.
La valeur de petit p
Le lecteur doit démystifier la fameuse valeur de p. La valeur de p est la
probabilité, calculée par le test statistique construit à partir des données collectées, d'obtenir par pur hasard une différence plus grande ou égale à celle qui est
observée. Le risque consenti d'affirmer qu'il y a une différence entre les deux
groupes, quand en réalité il n'y en a pas, est dénommé seuil de signification. Un
seuil de signification de 5 % signifie qu'on a décidé de prendre un risque de 5
chances sur 100 de se tromper en affirmant qu'il y a une différence. Les seuils
de signification habituellement choisis sont 5 % et 1 %, ce qui veut dire qu'on a
5 chances ou 1 chance sur 100 seulement que la différence observée ne soit due
qu'au seul hasard, et non au facteur étudié.
La significativité statistique ou clinique ?
On peut se laisser abuser par la magie de ce petit p, et croire, par exemple, qu'un p < 00001, c'est mieux qu'un p < 0,05, et que c'est l'argument définitif
pour valider et accepter les résultats. Une différence statistiquement significative
n'est pas nécessairement pertinente cliniquement. C'est le problème de la signification clinique et de la signification statistique. De petites différences peuvent
être statistiquement significatives si elles sont observées sur de grands échantillons, mais peuvent n'avoir que peu d'importance sur le plan clinique. Si une
association très forte existe entre un facteur étudié et le critère de jugement
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choisi, il suffit d'un petit échantillon pour la démontrer. Au contraire, si cette
association existe mais est de faible amplitude (augmentation de 10 % de la survie à 10 ans, par exemple), il faut alors un très grand échantillon pour le démontrer.
La puissance
Une différence statistiquement significative n'est intéressante que quand
elle est cliniquement pertinente. Lorsque la différence est non significative, le
lecteur dira que le résultat est négatif. Mais est-ce bien un « vrai négatif » ? Ce
peut être en effet un « faux négatif ». La différence ou l'effet recherché existe
peut-être bien, mais la taille de l'échantillon était insuffisante pour le mettre en
évidence. Ou bien il existe réellement une différence ou un effet, mais moins
important que ne le voulait l'hypothèse, et là encore la taille de l'échantillon était
insuffisante pour la mettre en évidence (on parle de manque de puissance de
l'étude).
♦ Les limites de l’analyse de la littérature
Ces méthodes sont indispensables, mais elles ne permettent pas d’être certain d’avoir identifié la preuve scientifique, et ceci pour de nombreuses raisons :
• Est-ce que toutes les recherches sont publiées ? Non, mais faut-il alors
avoir accès aux recherches non publiées, voire à l’analyse de la littérature
grise ? La littérature est certainement une représentation particulière de la
science quand on sait que les recherches dites ‘positives’ sont publiées
plusieurs fois, alors que les recherches dites ‘négatives’ ne sont pas toujours publiées ;
• La reproductibilité et la généralisation des résultats des recherches sont
très insuffisamment étudiées ; des questions logiques se posent quand des
résultats sont difficiles à reproduire ;
• Une pratique des auteurs est d’embellir les données pour pouvoir les
publier (Seror et al., 2012) : cette pratique est fréquente, mais sa prévalence exacte est peu connue, et dépend probablement des domaines de
recherche. Par exemple, des critères de jugements du protocole ne sont
plus ceux de la publication, des tests statistiques sont changés pour obtenir un résultat ‘publiable’, des données sont omises, que ces embellissements soient volontaires ou par méconnaissance méthodologique ;
• Il semblerait que trop de recherches soient mal conduites, sans protocole
publié ou disponible, avec des effectifs insuffisants pour observer un quelconque effet, avec des questions de recherche mal formulées, et certains
évoquent le gaspillage des ressources en recherche (Macleod et al., 2014).
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♦ Conclusion
La critique ne doit être ni systématique ni paranoïaque. Si la recherche
clinique repose sur des règles rigoureuses, elle a pour but d’analyser et de quantifier des phénomènes biologiques et humains dont l’investigation peut trouver
ses limites pour des questions de méthodologie (suivi nécessaire trop long ou de
cohortes trop vaste, effet escompté trop faible), de budget ou d’éthique. La perfection n’est pas de ce monde. L’utilisation de cette technique d’analyse de la
littérature est une démarche essentiellement pragmatique qui donne au lecteur
les moyens de croire, ou de ne pas croire, et d’appliquer, ou de ne pas appliquer,
ce qui pourrait lui être utile.
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mélange des deux. La Presse Médicale 41 : 835-840.
Pour en savoir plus
De nombreux ouvrages ont été publiés sur les méthodes d’analyse de littérature ; la méthode globale est
détaillée dans un ouvrage avec de nombreux exemples (Landrivon, 2002) ; elle convient pour
tous les professionnels de santé ; d’autres méthodes ont été diffusées, toutes plus complexes et
destinées à ceux qui réalisent des synthèses méthodiques, aux méthodologistes ou aux étudiants.
Nous avons listé ci-dessous les principaux ouvrages.
American Speech-Language-Hearing Association. (2005). Evidence-based practice in communication
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Doubovetzky J. Meudon : Editions RanD, 2000, 182 pages.
LANDRIVON G. (2002). Méthode globale de lecture critique d’articles médicaux à l’usage de l’étudiant
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Annexe :
Grille de lecture de la méthode globale pour analyse de la littérature (Landrivon, 2007)
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Éléments de cadre sur la recherche
Recherche et formation initiale des orthophonistes
Un compte rendu d’expérience en contexte universitaire français
Agnès Witko
Résumé
En orthophonie-logopédie, l'évolution des demandes de soin implique l'amélioration des
pratiques de santé. De manière longitudinale et rétrospective sur cinq années, un regard a
été posé sur les travaux de recherche menés en formation initiale à l’Université Claude Bernard Lyon 1, au sein de l’Institut des Sciences et Techniques de la Réadaptation et du département d’Orthophonie. Quatre constats ressortent de cet état des lieux : c'est un moyen pour
questionner l’objet de l’orthophonie, pour installer des fondations pluridisciplinaires, source
de polyvalence et de regards croisés, c'est un cadre pédagogique pour enseigner des
méthodologies de recherche fondamentale, appliquée ou clinique, et pour relier la dimension
éthique à une prise de responsabilité des futurs soignants.
Mots clés : pluridisciplinarité, épistémologie, savoirs spécialisés, éthique, responsabilité.
Research and initial training of speech and language therapists - A
report on an experiment conducted in the context of a French university
Abstract
Research in Speech and Language Therapy is a way of responding to the evolving demands
in health care, and subsequently to the growing need for improved health care practices. A
longitudinal and retrospective study was conducted over five years, during speech and language therapy training at the Speech Therapy Department of the Institute of Science and
Technology in Rehabilitation at the University Claude Bernard Lyon1. Four conclusions emerged from this study: research contributes to raising questions regarding the purpose of
speech therapy; multidisciplinary education through research in speech therapy helps develop interdisciplinary skills among future health professionals; it creates an educational framework for the teaching of basic, applied or clinical research; and finally, awareness of ethical issues involved in research is of utmost importance for future health care providers.
Key Words : multidisciplinary approaches, epistemology, specialized knowledge, ethics, responsibility.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Agnès WITKO
Maître de conférence en sciences du langage
Orthophoniste
Département d'orthophonie
Institut des sciences et techniques
de la réadaptation
Université Claude Bernard Lyon1
Adresse postale
UCBL - ISTR - Département
d'Orthophonie
8, avenue Rockefeller
69373 Lyon cedex 08
Courriel : [email protected]
L
a recherche en orthophonie-logopédie est l’une des réponses à l’évolution
des demandes de soin, et corrélativement, au besoin croissant d’amélioration des pratiques de santé. C’est pourquoi des questionnements spécifiquement orthophoniques, des réflexions documentées, des techniques innovantes
et la création d’outils originaux sont l’objet de projets de recherche au cœur
même du cursus de formation initiale. Afin d’explorer un continuum de comportements langagiers qui se distribuent du normal au pathologique, la maîtrise de
connaissances spécialisées en lien avec des pratiques de soin avancées devient
primordiale. Dans le contexte français de la réingénierie des études, la réflexion
sur la recherche en orthophonie a fait l’objet d’un questionnement sur son rôle
dans la construction de l’identité professionnelle des orthophonistes et logopèdes.
C’est en partie l’objet des Mémoires d'Orthophonie (MO), qui conduisent
les futurs thérapeutes du langage à s’engager dans une démarche de recherche
pendant leurs études. De manière à apprendre à prendre des responsabilités au
sein de la communauté professionnelle d’une part, et dans la société civile d’autre part, nous verrons d'abord comment ces travaux questionnent les liens entre
épistémologie et action clinique. Puis nous décrirons différents types d'étude qui
relèvent de recherche fondamentale, appliquée ou clinique. Enfin, nous développerons l'idée qu'un cadre éthique est fondateur de tout projet, quel que soit le
format de recherche.
♦ Des bases épistémologiques à l'action clinique
Dans la formation universitaire des orthophonistes dispensée sur le territoire français et cadrée à l’époque du recueil des données par l’arrêté du 25 avril
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1997, le mémoire de fin d’étude est défini ainsi : « Utilisation de connaissances
théoriques et théorico-cliniques dans la réalisation d’un mémoire de recherche.
Ce mémoire appelle donc conjointement la mobilisation de systèmes cohérents
de notions et de concepts fondamentaux et leur mise en œuvre dans le cadre clinico-expérimental répondant aux exigences contemporaines de la recherche ».
Dans le récent BO1 du 5 septembre 2013, le cahier des charges du mémoire se
précise et stipule que les futurs professionnels devront être capables « de s’interroger, d’analyser et d’évaluer leurs pratiques professionnelles, afin de contribuer
à l’amélioration de la qualité des soins ainsi qu’à l’évolution de la profession
d’orthophoniste dans le système de soins, et fonder sa pratique sur des données
probantes ». La rédaction du mémoire permettra « de mettre en relation et en
perspective les apports des unités d’enseignement, les retours d’expériences
faits à la suite des stages et une étude de la littérature ». Les mémoires pourront
être conçus sur différents axes : analyse critique de littérature, de pratiques professionnelles, reliant une expérience clinique à un champ théorique, histoire
d'une pratique professionnelle, de l'évolution d'un courant d'idées, d'une technique diagnostique ou thérapeutique, ou enfin un mémoire de recherche qui
entre dans un parcours académique de recherche.
Afin de tenter en parallèle un double questionnement, scientifique et clinique, la recherche en orthophonie repose sur trois piliers : (1) des démarches
scientifiques disciplinaires, sources de théories de référence, de méthodologie et
de technologie innovantes, (2) des domaines de connaissances et des savoirs
appliqués aux missions de l’orthophoniste, (3) des champs d’intervention et
d'action spécifiques au langage, à la santé et au handicap (Witko, 2013).
Sciences, démarches et méthodologies
Dispensées dans les enseignements universitaires académiques, trois
démarches constituent les fondements de la recherche clinico-expérimentale
développée en formation initiale. Selon le rapport de l’Observatoire National sur
la Formation, la Recherche et l’Innovation sur le handicap (2008), et pour s'appuyer sur une représentation plurifactorielle des connaissances, l’organisation
de celles-ci s’appuie sur un découpage scientifique en trois grands secteurs : (1)
les sciences physiques et techniques qui englobent les sciences de l’ingénierie,
de l'informatique et celles des techniques d’information/communication ; (2) les
1. Bulletin Officiel n°32 du 5 septembre 2013
www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid20536/bulletin-officiel.htm?cid_bo=73349&cbo=1
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sciences biologiques et médicales qui s’attachent à décrypter la complexité du
monde vivant ; (3) et enfin, les sciences humaines, autrement dénommées
sciences de l’homme et de la société, qui apportent leur regard sur l’étude de
l’homme en société à travers différents angles d’approche.
Au sein de cette triade, certaines disciplines développent des travaux et
des questions au service de la recherche sur le langage, la santé et le handicap.
Concevoir la recherche à partir des démarches scientifiques engage toute une
réflexion épistémologique émergente sur l'objet de l'orthophonie (Soler, 2009).
Il s'agit de mobiliser d’une part des modèles théoriques et cliniques au service
de l'orthophonie, et d’autre part les terminologies qui s’y réfèrent. Dans l'objectif d'étudier conjointement le langage, la santé et le handicap, des disciplines
"socles" telles que la neurologie, la psychologie, la linguistique, la sociologie
explorent des sujets en complémentarité. D'autres démarches de pensée et de
connaissances exploitent des spécialités médicales composites telles que la psychiatrie, l'oto-rhino-laryngologie, ou des cadres bi-disciplinaires telles que la
neuropédiatrie, la psycholinguistique, la sociolinguistique, etc. Une architecture
à visée épistémologique est proposée dans la figure 1 ci-après.
Des démarches scientifiques plurielles
Figure 1 - Premier pilier de la recherche :
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A partir des concepts développés dans les savoirs théoriques et mis à
l’épreuve dans des recherches fondamentales, les communautés scientifiques de
référence valident des connaissances et apportent une contribution à l’étude du
langage, de la santé et du handicap. En puisant dans les méthodes fondatrices du
raisonnement scientifique propre à chacune des sciences citées dans la figure 1,
les MO présentent un double avantage : (1) dresser des états des lieux documentés sur des questions ciblées ; (2) favoriser une problématisation de notions au
profit de thématiques spécifiques, articulées d'une part sur les missions de santé
relatives à des domaines de connaissances, et d'autre part sur les champs d'interventions orthophoniques propres à chaque pathologie.
Missions de santé et domaines orthophoniques
Complémentairement aux cadres scientifiques fondateurs d’épistémologie,
cinq grands domaines de connaissance regroupent des missions confiées à l’orthophonie. L’histoire de la profession démontre que ces dernières ont été adoptées,
dès octobre 1990, à Londres par le CPLOL2. Modifiées à Cologne en février 1994,
elles ont donné naissance à un texte où la mission de l’orthophoniste est ainsi définie : « Le logopède/orthophoniste est le thérapeute qui assume la responsabilité de
la prévention, de l’évaluation, du traitement et de l’étude scientifique des troubles
de la communication humaine et des troubles associés. Dans ce contexte, la communication englobe toutes les fonctions associées à la compréhension et à l’expression du langage oral et écrit, ainsi qu’à toutes les formes associées de la communication non verbale » (Législation professionnelle : 2003). En tenant compte
de cette proposition émanant du contexte européen, cinq domaines se répartissent
des savoirs spécifiques à l’orthophonie-logopédie. Présentés dans la figure 2 ciaprès, ils se déclinent en sous-domaines.
2. Comité Permanent de Liaison des Orthophonistes et Logopèdes de l’Union européenne
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Figure 2 - Deuxième pilier de la recherche :
Cinq domaines relatifs aux missions de l'orthophoniste
Dans la continuité des précédents textes, le décret n° 2004-802 du 29 juillet 2004 relatif aux parties IV et V du code de la santé publique (article R. 43411) fixe aux orthophonistes deux grands axes de travail : "(1) prévenir, évaluer et
prendre en charge, aussi précocement que possible, par des actes de rééducation
constituant un traitement, les troubles de la voix, de l’articulation, de la parole,
ainsi que les troubles associés à la compréhension du langage oral et écrit et à
son expression ; (2) dispenser l’apprentissage d’autres formes de communication non verbale permettant de compléter ou de suppléer ces fonctions. "
A la lecture de ces textes, une question concrète reste posée : que recouvre la « clinique orthophonique » ? A quoi correspond le soin langagier ? Ce
questionnement demande de circonscrire la notion de champ d’intervention
orthophonique, un vaste programme de réflexion auquel un grand nombre de
professionnels participent. Il implique de lister et de comparer la diversité d’ac-
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tions, de stratégies, de raisonnements, de tâches cognitives, de techniques, d’outils, de méthodes, ou encore de protocoles mis en œuvre dans les soins orthophoniques. Et cela, en considérant que les interventions des logopèdes sont
rigoureusement adaptées à chaque type de dysfonctionnement langagier, évalué
et traité en orthophonie.
Action cliniques et champs d'intervention
Afin d’avoir une première estimation de la diversité des champs d’intervention orthophoniques repérés à partir des travaux de recherche engagés dans
la formation initiale, un regard longitudinal et rétrospectif a été porté sur cinq
années, à l’Université Claude Bernard Lyon1, au sein de l’Institut des Sciences
et Techniques de la Réadaptation (ISTR), et du département d’enseignement
d’Orthophonie. D’après les thématiques choisies par les étudiants lyonnais des
promotions sorties entre 2007 et 2011, un inventaire a été établi à partir de 10
catégories (cf. figure.3).
Figure 3 - Thématiques de recherche universitaire entre 2006 et 2011
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Ce classement sommaire des thématiques de recherche conduit à trois
remarques : premièrement, le nombre de champs d’intervention est passé de 7
champs en 2006/2007 à 10 en 2010/2011. Ensuite, certains champs tendent à se
dissocier, ouvrant ainsi le débat sur la spécialisation : par exemple la neurologie
enfant se différencie aujourd’hui nettement de celle qui est pratiquée chez
l’adulte ; de même, les dysfonctionnements de la sphère oro-myo-faciale, qui
englobent différentes pathologies, demandent à être différenciés des problèmes
de voix pathologique ou de bégaiement. Enfin, les sciences sociales jouent un
rôle à définir dans la cartographie de la recherche en orthophonie. Démarche
scientifique à part entière, cette approche ne peut être assimilée à un champ
d’intervention orthophonique. L’application du raisonnement sociologique s'est
étendue à des champs d’intervention très diversifiés : neurologie adulte, troubles
des apprentissages et des interactions sociales, voix pathologique, bégaiement,
ainsi que des problématiques plus globales telles que les conditions d’exercice
professionnel (Tain, 2007). Cette approche a progressivement ouvert et enrichi
les thématiques de recherche orthophoniques sur le vaste contexte du soin, de la
maladie et du trouble langagier. Il ressort que les données sociologiques demandent à être complétées par des informations d’ordre socio-économique, indispensables au suivi et à l'évolution de tout secteur de santé, obligatoirement
dépendant des politiques de santé publiques nationales et internationales (Colloque HAS, 2012)3.
Aujourd’hui, la diversité des thématiques traitées dans les MO ne cesse
de croître : un phénomène qui s’explique en partie par l’émergence de besoins
nouveaux, et par l’évolution des modalités et techniques d’accompagnement
orthophonique. Pendant l’année universitaire 2011-2012, quatorze champs d’intervention orthophonique se sont dégagés. Ils sont en lien direct avec les
demandes de santé publique adressées aux professionnels et comblent certains
vides de la Nomenclature Générale des Actes Professionnels (NGAP)4. Malgré
la revalorisation du champ du handicap en 2006, celle-ci ne répond plus aux
missions remplies actuellement par les soignants. Ces derniers doivent se former
de manière approfondie et très spécifique, dans des champs d’intervention en
continuelle transformation, ce qui explique en partie l'éclectisme de la terminologie usuelle des thématiques listées dans la figure 3. Présentés dans la figure 4
ci-après, on peut les répartir dans les trois paradigmes annoncés précédemment :
santé, langage et handicap.
3. http://www.has-sante.fr/portail/jcms/fc_1250026/fr/evaluation-medico-economique, page consultée le
5.04.13.
4. NGAP - Arrêté du 25 mars 1972 complété par le décret du 2 mai 2002 sur la nomenclature des actes médicaux et l’arrêté du 26/06/2002 paru au JO du 22/12/2006.
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Figure 4 - Troisième pilier de la recherche :
Des champs d’intervention orthophoniques
(1) L’entrée « langage » fait référence au décret de 2004 précédemment
cité. En effet, ce texte cible l’objet de l’orthophonie : le langage et les fonctions
cognitives associées. De manière tacite, les professionnels utilisent les syntagmes de « langage oral et écrit », préférentiellement pour les troubles d’ordre
développemental chez l’enfant et l’adolescent. Touchant tous les âges, et regroupant différentes étiologies, un champ d'intervention réunit voix et bégaiement. Il
est actuellement en plein essor au niveau de la recherche. Relevant de pratiques
thérapeutiques à la fois proches et spécifiques, ces deux types d'intervention ont
tendance à se différencier. Quant au terme de cognition logico-mathématique, il
renvoie entre autres, au raisonnement logique, mathématique et à la numération.
Les épistémologies cognitives, en particulier néo-piagétiennes, ainsi que les
récents travaux en neurosciences, contribuent au rapprochement entre langage et
fonctions cognitives au delà du domaine numérique, en incluant l'attention, la
mémoire, la perception, les fonctions exécutives et la motricité.
(2) Une deuxième entrée s'organise autour du terme « santé », au sens
défini par l'OMS (1948), d' « état de complet bien-être physique, mental et
social ». Ici, l'étiquetage relève davantage du biomédical. Les tableaux cliniques
sont dénommés généralement en termes de troubles neurologiques ou neuropsychologiques. Les questions de recherche se différencient selon qu'il s'agisse
d'adultes, d'adolescents, d'enfants, voire même de jeunes enfants. Définies
comme des fonctions vitales, les fonctions oro-myo-faciales constituent actuellement une thématique de recherche en termes de soins primaires. En lien avec
les troubles de l’oralité, de la déglutition (dysphagie) et de la carcinologie ORL,
elles constituent un champ d'intervention et d'investigation à part entière.
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(3) Quant aux dénominations de la dernière liste, elles sont caractéristiques des textes de santé publique et mettent en avant la notion de handicap, qui
cohabite d'ailleurs avec celle de trouble et de déficience. Elles relèvent du cadre
de référence international de la Classification internationale du Fonctionnement,
de la Santé et du Handicap (ICH/CIF, 2001 ; CIF-EA, 2008). Classiquement, un
handicap (ou désavantage social) défini par une limitation d'activité résulte
d'une déficience et/ou d'une incapacité. En tenant compte de la fonction instrumentale lésée, on peut lister les différents types de handicaps en fonction de
l'origine sensorielle (auditive ou visuelle), motrice ou intellectuelle de l'altération évaluée impérativement en termes de degré de gravité, de gêne fonctionnelle, et corrélativement en moyens de compensation. L'objectif prioritaire est
d'établir les besoins en autonomie de chaque patient, ainsi que le rapport entre
les efforts qu'il fournit et un seuil de satisfaction minimal.
Dans l'énumération des handicaps, les deux derniers champs se caractérisent par leur hétérogénéité, et corrélativement par l’instabilité de leur terminologie, mal repérée dans les bases de données documentaires. Les troubles des
apprentissages, dont l’évaluation et la prise en charge relèvent de partenariat
avec l’éducation nationale notamment, constituent une catégorie très disparate
qui recoupe des champs d’intervention orthophonique tels que celui du langage
oral ou écrit, mais aussi celui de la cognition logico-mathématique. Ajoutons
d’ailleurs que le concept d’apprentissage est transversal dans le développement
humain ; il n’est pas réservé aux enfants et se décline tout au long de la vie, de
l’enfance à l’âge adulte en passant par l’adolescence, une période de transformation majeure, appréhendée par les orthophonistes de manière tout à fait spécifique. De même, les troubles des interactions sociales regroupent des tableaux
extrêmement diversifiés d’autisme ou de trouble envahissant du développement.
Cependant, on peut adjoindre d'autres problématiques comportementales telles
que les troubles des conduites sociales, plus communément dénommées " troubles du comportement ". Cette notion très complexe englobe des troubles psychiques décrits en psychopathologie, notamment par des caractéristiques telles
que l'humeur ou les émotions. Aujourd'hui, des conflits d'étiquetage ou de description entre classifications cliniques et taxonomies de références internationales engendrent des approximations aggravées en cas de cumul des difficultés
(OCDE, 2011).
Issue de regards croisés entre la clinique orthophonique et l'évolution des
sujets de mémoire choisis par les étudiants, cette proposition de typologie relève
d’une forme de prise de recul. Elle demande d'une part à être détaillée par les
nosographies et la sémiologie des tableaux cliniques investigués en orthophonie,
et d’autre part à être alimentée par les catégories des classifications nationales et
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internationales, telles que la Cim-10 (1992), le DSM-V (2013) et la CFTMEA
(revue en 2002 pour s’adapter à la CIM-10). Néanmoins, notre propos consiste à
démontrer ici que les trois notions de langage, santé et handicap conduisent aux
fondations de l'orthophonie, de la pathologie du langage.
Un positionnement réflexif est aujourd’hui nécessaire pour donner une
visibilité sur les méthodologies mises en œuvre dans les travaux de recherche de
la filière universitaire. Si la littérature abonde de travaux en recherche sur la
compréhension des processus de parole et de langage, la recherche en orthophonie doit faire ses preuves à différents niveaux : reproductibilité des études, transmission en termes de retombées dans les pratiques cliniques courantes, et diversité des formats d'étude relatifs aux différents besoins de santé.
♦ Des orientations de recherche complémentaires
La recherche et l’innovation font progresser les disciplines, et corrélativement, les pratiques des professionnels qui s'y réfèrent. Au cours des études universitaires, le mémoire d'orthophonie amène le futur professionnel à une prise
de responsabilité qui consiste à déterminer une thématique dans laquelle il va
engager une réflexion ciblée et approfondie. En établissant des contacts avec des
chercheurs institutionnels et des professionnels du soin impliqués dans des
questionnements de recherche, l’étudiant profite alors d’une double opportunité : d’une part s’exercer au raisonnement scientifique afin de creuser un
domaine et un champ d’intervention orthophonique en choisissant sa démarche ;
d’autre part mener un projet à son terme avec la nécessité d’organiser son temps
de recherche, de cerner des problèmes à traiter, de collecter des informations, de
les classer, de les ordonner, de traiter des résultats, d’avoir un esprit critique,
d’être diplomate et créatif afin de résoudre chaque étape et/ou question constitutive du processus de recherche. L’objectif consiste à faire avancer des connaissances, à influencer des pratiques ou guider de nouvelles recherches (Fortin,
1997).
Des formats d'étude adaptés aux objectifs de recherche
Au sein de la filière universitaire de recherche en orthophonie, trois formats de mémoire reposent sur trois orientations complémentaires selon que le
projet sera d’ordre fondamental, appliqué ou clinique. Selon Myers et Hansen
(2007, p. 38), la recherche fondamentale "a pour finalité de tester les théories ou
d’expliquer des phénomènes ", alors que la recherche appliquée se donne l’objectif "de résoudre les problèmes qui se posent dans la vie de tous les jours ".
Quant à la recherche clinique définie notamment par Frappé (2011), elle répond
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à quatre exigences : (1) identifier des besoins propres à des populations de personnes (saines, malades, exposées, vulnérables, fragilisées) ; (2) poser une question de recherche ciblée, pertinente et explicite ; (3) envisager une temporalité
en lien avec la réalité clinique (celle du diagnostic, de l’évolution du "trouble "
dans le temps, de la résolution du problème causé par la maladie ou le trouble ;
de l'urgence ou de l'enjeu d'un accompagnement) ; (4) prendre ses responsabilités de soignant pour s’impliquer dans la relation d’aide et de soin en prenant
appui sur une démarche d’amélioration continue des soins. Dans le cadre des
centres de formation en orthophonie, la recherche fondamentale est envisageable quand des partenariats s'établissent avec un laboratoire (universités, Cnrs,
Inserm, Lurco5). Quant à la recherche appliquée, elle prend forme dans un cadre
différent : la responsabilité d’un projet revient à un clinicien, titulaire d’un
diplôme en santé et/ou formé à la recherche, qui s’engage dans le cahier des
charges d’une recherche aux côtés des étudiants. Ils explorent ensemble des travaux conduits en recherche fondamentale ou appliquée qu’ils exploitent dans les
domaines orthophoniques listés dans la figure 2. Enfin, la recherche clinique se
formalise avec un soignant ou un praticien exerçant en libéral ou dans une institution de soin (hôpital, institution du sanitaire ou du médico-social, centre de
référence). Dans ce troisième cas, la problématique de recherche relève d’un
champ d’intervention orthophonique tel que défini dans la figure 4. Pour autant,
ces trois dynamiques ne sont pas des espaces disjoints. Les professionnels
créent des collaborations et des partenariats inattendus, à leur convenance et à la
hauteur de leurs intuitions de recherche, avec le projet de développer différents
design de recherche clinique.
Pour une recherche clinique en orthophonie
Depuis des décennies, la recherche fondamentale et appliquée se développe dans les sciences de référence visualisées dans la figure 1, en lien avec des
thématiques orthophoniques sur le développement et la pathologie du langage.
Quant à la recherche clinique, elle repose sur une dynamique en émergence. Elle
bénéficie à Lyon d'une expérience mise en œuvre il y a quelques années déjà par
le RECIF, Réseau d'Epidémiologie Clinique International Francophone (Récif,
2009). Nés d'une collaboration outre atlantique avec l'INCLEN (INternational
CLinical Epidemiology Network), ces travaux de recherche en épidémiologie clinique relèvent globalement de deux grandes démarches, l’observation ou l’expérimentation. Dans ce courant, toute problématique clinique doit être formalisée
par une question de recherche qui repose sur des facteurs à étudier, et corrélative5. Centre National de la Recherche Scientifique - Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale Laboratoire Unadreo de Recherche en Orthophonie
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ment sur des éléments à observer ou à mesurer en fonction de critères de jugement à définir. Complémentairement, cette terminologie issue du milieu médical
différencie les études observationnelles des études interventionnelles, une vision
de la recherche clinique qui peut s'appliquer en orthophonie.
Les études à visée observationnelle, dites non interventionnelles, sont
descriptives ou étiologiques. Les premières rendent compte d’un phénomène, de
ses caractéristiques et de sa dynamique interne en effectuant des " mesures " à
un moment donné. Selon cette approche transversale, des tableaux langagiers,
simples ou complexes, seraient à décrire à partir du terrain clinique. Les études
étiologiques permettent d’aller plus loin sur le rôle d’un ou plusieurs facteurs,
d’interroger la causalité d’un dysfonctionnement, ou même de lister les effets
d’un suivi orthophonique sur l'évolution d'un retard ou d'un trouble langagier
avéré. Ces études analytiques reposent parfois sur des observations
transversales si l’étude est réalisée sur une période précise, ou longitudinale si
les sujets sont suivis au cours du temps. Dans ce cas-précis, on pratique une
étude prospective si des données sont recueillies avant de suivre les sujets au
moyen d’interrogatoires ciblés sur le phénomène à observer. Si le recueil de
données se fait dans l’après coup, il s’agit alors d’une étude rétrospective
(études de dossiers dans un service hospitalier par exemple). Dans la catégorie
des recherches analytiques, des études dites « cas-témoins » sont conduites en
comparant des sujets atteints d’un trouble avec des sujets tout venants, ce qui
correspond en orthophonie à des comparaisons de performances entre des sujets
atteints d'un trouble du langage comparés à des individus tout-venants. Enfin,
ces études consistent à sélectionner des sujets en fonction de leurs caractéristiques intrinsèques telles que l’existence d’une pathologie avérée (Troubles Spécifiques du Langage par exemple) ou l’exposition à un facteur de risque (prématurité, maladie génétique ou neurométabolique). L'évaluation d'un facteur de
risque pourra se faire dans le cadre d'une étude cas-témoin ou d'une étude de
cohorte. Selon les protocoles mis en place, les sujets seront testés ou suivis par
une méthode transversale ou longitudinale.
Quant aux études interventionnelles, elles relèvent d’un protocole d’expérimentation qui mesure l’impact et l’efficacité d’un entraînement, d’un matériel,
d’un protocole de soin, de l'application d’une méthode par comparaison à une
autre. Les sujets sont soumis à un programme d’intervention orthophonique en
fonction d’un protocole spécifique. On observe et on mesure les effets produits.
Selon les projets de recherche, des essais contrôlés randomisés ou non, des comparaisons intra ou inter sujets, des comparatifs à un groupe contrôle ou à une
deuxième méthode sont envisageables. En éclaircissant le contexte multifactoriel et en fournissant une preuve du poids des différents facteurs, des hypothèses
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sont formulées afin de mieux comprendre le rapport causalité/conséquence relatif aux troubles du langage. On proposera ensuite des préconisations et des suivis thérapeutiques en "connaissance de cause", mais surtout, en intégrant les
conséquences d'une thérapie ou d'un protocole sur la participation sociale et la
qualité de vie des patients.
Promotion de la recherche en santé et pratiques probantes
Si la complémentarité des études observationnelles et interventionnelles
est acquise en recherche médicale, elle se développe aujourd'hui en orthophonie.
Sur le territoire français, les Programmes Hospitalier de Recherche Infirmier et
Paramédical (PHRIP) jouent un rôle majeur dans la promotion de la recherche
en santé6. Ils contribuent à clarifier des orientations de recherche en santé
publique et à attribuer des financements à des projets innovants. Néanmoins, des
moyens scientifiques et techniques devront être mobilisés au sein de la communauté professionnelle des orthophonistes afin de travailler sur les liens entre
domaines, sous domaines, champs d'intervention orthophoniques et types
d’études cliniques. En effet, de multiples questions se posent au-delà de la formation initiale, et dans d’autres cadres de recherche : sur quels formats reposent
les recherches en logopédie ? Des tests diagnostiques expérimentés dans des
études transversales ? Des études pronostiques sur des cohortes ? Des mesures
d’effet de programmes d’intervention ? Ou encore des études de causalité par
une recherche de facteurs explicatifs sur des cohortes ou des études de castémoins ? Selon les préceptes de l’evidence-based medicine (Sackett et al.
1996), le niveau de preuve d’une étude conditionnerait sa valeur. Dans ce courant fondé sur le recueil d’éléments factuels, les différents formats précédemment cités ne sont pas équivalents. Reposant sur une allocation aléatoire conduisant à une comparaison entre groupe témoin et groupe testé ou suivi, l’essai
clinique randomisé garantirait un niveau de preuve maximale. Cependant, le
contexte du cursus de formation initiale n’est pas celui de la recherche médicale. Il introduit des contraintes universitaires à prendre en compte dans le
cahier des charges des MO : calendrier de recherche condensé sur deux années,
travail sans financement et sans moyens propres. De même, le recueil de données est réalisé prioritairement selon des normes éthiques, avec une nette préférence pour les procédures non invasives, menées dans le respect de la dignité et
de l’intimité des personnes. Pour toutes ces raisons, la qualité du raisonnement
de recherche sera le critère préférentiel par rapport à d’autres, tels que la taille
6. Programme Hospitalier de Recherche Infirmier et Paramédicaux (PHRIP) - Circulaire N°
DGOS/PF4/2011/329 du 29 juillet 2011 relative à l’organisation de la recherche clinique et de l’innovation
et au renforcement des structures de recherche clinique. http://rechercheclinique.aphp.fr/IMG/pdf/circulaire_ministerielle.pdf, page consultée le 5.02.13.
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des échantillons ou la sélection strictement contrôlée des personnes, source parfois d’inéquité et d’inégalité.
Quand le choix du format est défini en termes d'objectif et de type d'études,
l’itinéraire de recherche du mémoire se déroule selon une planification de tâches
où la revue de littérature prend une place conséquente tant sur le plan du filtrage et
de la fiabilité des sources que sur celui de la pertinence et des types de documentation sélectionnés (Mouillet, 2005 ; Landrivon et al., 2010 ; Salmi, 2012). Enfin,
la sensibilisation aux dimensions éthiques d’une investigation portant sur l'humain
demande une attention particulière. Elle sera l’une des clés de la prise de responsabilité du futur soignant en orthophonie (Kerlan, 2011 ; Witko, 2011).
♦ Une prise de responsabilité au cœur du projet professionnel
Qu'elles soient fondamentales, appliquées ou cliniques, les recherches qui
impliquent des êtres humains posent des questions d'ordre juridique et éthique.
Dans la plupart des pays, une régulation d'ordre juridique et réglementaire encadre les implications éthiques des activités de recherche (Unesco, 2012).
Afin de respecter les personnes qui participent à un protocole de
recherche mis en œuvre au cours de la formation initiale des orthophonistes, des
conditions juridiques sont impérativement vérifiées, entre autres : respect des
données personnelles7 en termes de diffusion et de stockage d’informations
d’ordre privé, droit à l’image et à la voix appliqué, anonymisation des caractéristiques sociodémographique et des résultats psychométriques. De plus, tout
investigateur d'une recherche doit prendre en compte des principes éthiques de
base tels que l'intérêt et le bénéfice procuré par la recherche, la non nuisance ou
les risques encourus par les méthodes employées, l'équité de l’action engagée en
rapport avec une sélection juste des personnes sollicitées pour la recherche. Une
posture de vigilance éthique s’impose et pose des questions élémentaires8 : le
choix des critères d'évaluation est-il éthique ? La sélection est-elle sans discri7. cf. LOI n° 2004-801 du 6 août 2004 relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés - Loi Jardé du 5 mars 2012 relative aux recherches impliquant la personne
humaine (décret d’application non publié à ce jour ). Le 25 janvier 2012, dans le cadre de la protection des
données personnelles, la commission européenne a adopté un projet de règlement européen et de directive
qui renforce certains droits tels que la reconnaissance d’un droit à l’oubli, une clarification des règles relatives au recueil du consentement et à l’exercice des droits des personnes.
8. En France, le Comité de Protection des Personnes (CPP) est l’instance régulatrice principale pour évaluer
les protocoles de recherche dans le domaine médical (Duprat, 2012). En complément, la Commission Nationale Informatique et Liberté (CNIL) veille à la protection des données personnelles en France et dans le
monde - http://www.cnil.fr/
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mination ? Le temps nécessaire à la passation du protocole n’est-il pas préjudiciable à l’état du patient s’il entraîne de la fatigue, une violation de la vie privée
ou de l’intimité ? La restitution des résultats aux patients est-elle planifiée ?
Soumis en priorité au cadre éthique appliqué dans le Code de la Santé
publique, le cadrage juridique et éthique des recherches devra s’appuyer sur un
engagement et un respect vis à vis des personnes recrutées. Selon Baude (2006),
dans un contexte juridique nécessairement transparent et rigoureux, le traitement des données engage la responsabilité d’une personne en particulier : (1) un
praticien de la santé soumis au droit national et aux réglementations arrêtées par
les autorités nationales compétentes relevant du secret médical professionnel ;
(2) un chercheur soumis au droit national et aux réglementations arrêtées par les
autorités nationales compétentes ; (3) ou toute autre personne soumise à des
obligations équivalentes. Le ou les responsables du traitement des données s’engage(nt) sur la confidentialité des données, licitement collectées et traitées loyalement en fonction d’objectifs déterminés, explicites et légitimes.
En rapport avec les impératifs de confidentialité et de respect des personnes, la réflexion éthique élaborée au cours d'un travail de recherche sera un
moyen parmi d'autres d'acquérir des valeurs d'intégrité et une capacité d'auto
critique, primordiales dans l'exercice du soin et dans l'accompagnement de personnes vulnérables.
♦ Perspectives
Fondamentalement pluridisciplinaire, la formation par la recherche développe chez les futurs professionnels de santé des capacités transversales, source
de polyvalence et de regards croisés. Les enjeux de la recherche ne sont pas spécifiques à la discipline orthophonique. Ils reposent sur quatre impératifs : la fiabilité et le filtrage des sources, une affiliation lisible à une ou plusieurs discipline(s) scientifiques, la reproductibilité des moyens et des méthodes employés,
ainsi que la transmission et la diffusion des résultats. En effet, l’aboutissement
d'une étude se mesure aussi à travers les opérations de diffusion et de présentation des travaux : publications d’articles, diffusion d’outils cliniques (plaquettes
d’information, de dépistage, de prévention, communication numérique par des
moyens multimédia), restitution à des professionnels de terrain dans des réunions d’équipes institutionnelles, des journées d’association à thème, des informations aux familles et aux aidants.
Aujourd’hui, les perspectives de la filière de recherche universitaire en
orthophonie se développent notamment autour de trois axes :
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(1) Recherche et santé publique : afin d’identifier les besoins des populations et leur évolution, des questionnements partagés se co-construisent
aujourd’hui entre institutions de recherche, centres de références, établissements
de santé, structures hospitalières et médico-sociales, associations et dispositifs
pédagogiques de l’éducation nationale. Grâce à son vivier d’étudiants, et aux
travaux de recherche encadrés par des superviseurs, les départements d’orthophonie occupent au sein des universités françaises une place d’interface dynamique, ouverte sur l’avenir des professions de santé, tel qu’il est défini dans les
missions de la Haute Autorité de Santé en termes d’évaluation, d’amélioration
de la qualité et de la sécurité des soins et d’information des publics (HAS,
2012).
(2) Recherche et sciences : des collaborations avec les laboratoires et les
dispositifs de recherche institutionnels se multiplient afin de mutualiser les
moyens humains et techniques d’une part, et d’ouvrir des espaces d’interdisciplinarité d’autre part. A ce titre, des pratiques collaboratives continuent à voir le
jour. Elles contribuent au développement des savoirs spécialisés en Orthophonie-Logopédie. Les enjeux sanitaires et scientifiques vont de pair pour développer conjointement les besoins fondamentaux, le bien-être et la qualité de vie des
populations (Guibet Lafaye, 2012)9.
(3) Recherche et techniques : la diversification des champs d’intervention
orthophoniques impose un développement continu des compétences, source des
pratiques de soin avancées souhaitées par les pouvoirs publics. Les futurs professionnels devront bénéficier d’une formation par la recherche renforcée,
notamment dans trois domaines : en veille documentaire, avec un complément
de formation du C2i niveau 1 par le C2i niveau 2 prévu pour les métiers de la
santé10 ; en statistiques appliquées, avec un approfondissement des pratiques
psychométriques orthophoniques et une approche sur les biostatistiques ; enfin,
dans la maîtrise des TICE (Technologies d’Information/Communication pour
l’Education). Ce domaine en particulier conditionne la participation des orthophonistes à la mutation des didactiques et des méthodes pédagogiques. Les
outils numériques transforment aujourd’hui l’enseignement dès les débuts de la
scolarité. Ils facilitent et étendent les possibilités d'apprentissages. L'ensemble
de ces objectifs répond ainsi aux nouvelles missions de l'orthophonie sollicitée
désormais aux différents âges de la vie.
9. http://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_1002212/missions-de-la-has, page consultée le 2.02.13.
10. Certificat informatique et internet (2i) niveau 2 « Métiers de santé »
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Liens entre clinique et recherche
Recherche et pratique clinique en orthophonie :
du transfert à l’échange de connaissances
Yves Joanette, Perrine Ferré, Hélène Côté
Résumé
La science des moyens de transfert des connaissances du domaine de la recherche à la
pratique clinique est encore naissante. En orthophonie, les pratiques visent aujourd’hui l’utilisation de données probantes, qui nécessitent un apport direct des connaissances issues de
la recherche scientifique. Des efforts sont alors encouragés par les instances gouvernementales et scientifiques pour soutenir et encadrer les pratiques des cliniciens. Si les liens entre
la recherche et la pratique clinique ont longtemps constitué un processus linéaire, il est
aujourd’hui admis qu’un transfert dynamique et rétroactif mène davantage à une implantation réussie. C’est une partie de l’expérience de notre groupe qui est ici présentée, en particulier comment le développement de connaissances nouvelles en recherche doit être transformé en outils cliniques au service des patients et comment la pratique clinique vient
nourrir les questions de recherche posées par l’équipe. Notre expérience, cumulée à celle
d’autres équipes de chercheurs et cliniciens et mise dans le contexte des cadres conceptuels du transfert de connaissances, pourra inspirer des démarches similaires pour parvenir
à des échanges favorables entre les pratiques scientifiques et cliniques.
Mots clés : transfert de connaissance, recherche, pratique clinique, données probantes.
Research and clinical practice in speech and language therapy : evolving from the transfer of knowledge to the exchange of knowledge
Abstract
The science of transferring knowledge from research to clinical practice is just emerging.
Evidence-based clinical practice in speech and language pathology, which requires direct
input of knowledge from scientific research, is largely encouraged by scientific and governmental institutions nowadays. For a long time, the relationship between research and clinical
practice has taken the form of a linear process, but it is now recognized that a dynamic and
retroactive process of transfer leads to more successful implementation. Part of the experience of our research group is presented here, more specifically how the development of
new research knowledge must be transformed into clinical tools for patient care and how
clinical practice can feed research questions raised by the clinical team. Our experience,
combined with that of other teams of researchers and clinicians, and put in the context of
conceptual frameworks of knowledge transfer, may inspire similar efforts to achieve favorable exchanges between scientific and clinical practices.
Key Words : knowledge transfer, research, clinical practice, evidence-based practice.
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Yves JOANETTE, PhD 1,3
CRIUGM, 4565, Chemin Queen-Mary
Montréal (Québec), H3W 1W5
Courriel : [email protected]
Perrine FERRÉ, MPO, 1,2,3
CRIUGM, 4565, Chemin Queen-Mary
Montréal (Québec), H3W 1W5.
Courriel : [email protected]
Hélène CÔTÉ, MPO, 1,2,3
Villa Medica
225 Sherbrooke est
Montréal (Québec), H2X 1C9.
Courriel : [email protected]
E
n 1995, Joseph, un homme de 66 ans, a subi un AVC droit. Bien qu’il
puisse encore parler, son épouse et ses enfants le trouvaient changé et ont
graduellement perdu le plaisir et l’intérêt de communiquer avec lui. Ils
avaient remarqué que depuis l’AVC, il interrompait ses interlocuteurs et était peu
à l’écoute, passait d’un sujet à l’autre et avait de la difficulté à suivre la conversation. En plus de difficultés à respecter les règles sociales en conversation,
Joseph présentait un discours tangentiel et des difficultés de compréhension, ce
qui rendait les conversations décousues. Son intonation neutre donnait aussi
l’impression qu’il était indifférent à tout et ne souhaitait pas partager ses émotions. Finalement, malgré une parole relativement préservée, les troubles acquis
de communication ont progressivement isolé Joseph de ses proches.
Chaque année, 150 000 français et 50 000 canadiens subissent, comme
Joseph, un accident vasculaire cérébral (AVC) (“France AVC,” 2013, “Réseau
canadien contre les accidents cérébrovasculaires,” 2013). On estime qu’environ
70% des survivants demeurent avec des séquelles physiques ou cognitives, de
degré plus ou moins sévère, tel qu’un trouble de la communication. Après plus
d’un siècle consacré à démontrer la dominance de l’hémisphère gauche pour le
langage, il est aujourd’hui communément admis que l’intégrité des deux hémisphères est nécessaire pour parvenir à une communication fonctionnelle. Gazzaniga, en étudiant le fonctionnement d’individus commissurotomisés, a été parmi
les premiers à attribuer certaines fonctions langagières à l'hémisphère droit
(Gazzaniga, Bogen, & Sperry, 1962). À la même époque, quelques cliniciens
1. Centre de recherche, Institut universitaire de gériatrie de Montréal
2. Hôpital de réadaptation Villa Medica, Montréal
3. École d’orthophonie et d’audiologie, Faculté de médecine, Université de Montréal
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observent que les patients cérébrolésés droits de leur service ne montrent pas
une préservation totale du langage et de la parole (Critchley, 1962). Holland
(1977) fait justement observer que les individus présentant une aphasie dite
« classique » communiquent mieux qu’ils ne parlent. L’inverse peut être énoncé
pour décrire les individus cérébrolésés droits (CLD) porteurs de troubles de la
communication : ils communiquent de manière peu efficace, alors qu’ils maîtrisent parfaitement les différents niveaux linguistiques. La description de ces
troubles a été facilitée par l’évolution parallèle de la notion de « langage » :
depuis les années 1960, le discours et la pragmatique sont considérés comme
des composants essentiels à une communication efficace.
Aujourd’hui, on estime à un minimum de 50% -et jusqu’à 78% en centre
de réadaptation- la proportion d’individus cérébrolésés droits (CLD) présentant
une perturbation prosodique, discursive, pragmatique ou lexico-sémantique
(Ferré, Fonseca, Ska, & Joanette, 2012 ; Tompkins, 2012).
Joseph avait bien rencontré un orthophoniste dans un centre de réadaptation, mais ses difficultés discursives ou prosodiques n’avaient pas été spécifiquement traitées, l’intervention visant plutôt la dysarthrie légère, la dysphagie
et la paralysie faciale.
Depuis plus de 25 ans, le groupe de recherche dirigé par Yves Joanette et
Bernadette Ska au sein de l’Institut Universitaire de Gériatrie de Montréal a
dédié la majeure partie de ses études aux atteintes de communication faisant suite
à un AVC droit. Le groupe a contribué au fil des années à l’identification, la description et la compréhension des atteintes de chacune des quatre composantes de
la communication (lexico-sémantique, discours, pragmatique, prosodie).
La démarche de transfert de connaissance (TC) est partie du constat que
la notion de dominance cérébrale, sur laquelle s’est développée la pratique
orthophonique durant plus de cent ans, semblait encore influencer les pratiques
cliniques. Alors que les orthophonistes cliniciens bénéficient du support théorique, des outils cliniques d’évaluation et des orientations thérapeutiques pour
venir en aide aux personnes aphasiques, ils s’avouent démunis lorsqu’il s’agit
d’identifier, d’orienter et de traiter les troubles de communication faisant suite
à un AVC droit ; ceci malgré les développements théoriques importants des 20
dernières années (Moix & Côté, 2004a). Il a alors semblé essentiel à l’équipe
de recherche d’initier un groupe d’experts ayant pour but de favoriser le transfert de connaissances. Cette initiative a perduré durant 10 ans, et est maintenant
intégrée entièrement dans les pratiques de recherche du laboratoire de manière
concrète, par la création d’un axe de recherche spécifiquement voué à cet
objectif.
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C’est une partie de l’expérience de notre groupe qui est ici présentée, et en
particulier comment le développement de connaissances nouvelles en recherche
doit être transformé en outils cliniques au service des patients, et comment la
pratique clinique vient nourrir les questions de recherche posées par l’équipe.
Mise dans le contexte des concepts théoriques de transfert et d’échange de
connaissances, nous savons que cette expérience partagée trouve écho auprès
d’autres équipes de chercheurs et de cliniciens et que, prises ensemble, ces expériences viendront inspirer encore davantage de démarches similaires.
♦ Définitions – concept théorique
Les moyens décrits pour le transfert de connaissance sont de deux types,
la dissémination et l’implantation. La dissémination se consacre, par une
approche active. à diffuser des interventions basées sur les données probantes au
public cible par le biais de mediums déterminés et en utilisant des stratégies planifiées. L’implantation décrit quant à elle le processus d’intégration, ou de mise
à disposition, d’interventions basées sur les données probantes à l’intérieur d’un
milieu (Tabak, Khoong, Chambers, & Brownson, 2012). Ces méthodes ont
émergé du constat que la simple diffusion passive (par exemple par le biais de
publications scientifiques) n’est pas suffisante pour garantir un changement de
comportement ou l’utilisation effective d’une connaissance en pratique clinique
(Jacobson N et Butterill D, 2003).
La clef d’une dissémination réussie est vraisemblablement la capacité de
traduire les résultats de recherche en information porteuse de sens pour les cliniciens. Pour ce faire, elle doit constituer une approche sociale directe : il est
démontré depuis longtemps que les contacts interpersonnels jouent un rôle pivot
dans la diffusion et l’utilisation des connaissances. Un modèle interactif, participatif, de transfert des connaissances, permettant des échanges entre chercheurs
et utilisateurs, semble ainsi être le plus prometteur (Ridde, Dagenais, & Boileau,
2013).
Les instances scientifiques et gouvernementales jouent par ailleurs un
rôle déterminant dans le transfert de connaissances. À titre d’exemple, les Instituts de Recherche en Santé du Canada ont mis en place une stratégie dynamique
de transfert des connaissances scientifiques. Trois actions y sont présentées :
« pousser » : les chercheurs doivent faire un effort de communication de
leurs résultats dans le monde clinique en vulgarisant et adaptant leur discours.
« tirer » : les organisations gouvernementales et cliniques doivent, en
amont, montrer une volonté d’élaborer des politiques basées sur les données
probantes.
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« échanger » : les acteurs de la recherche scientifique doivent être attentifs à développer des connaissances permettant de répondre aux besoins identifiés par les milieux cliniques (“Canadian Health Services Research Foundation.
(2000). Knowledge transfer : Looking beyond health.,” 2000)
Ainsi, après plusieurs années à considérer la diffusion des connaissances
comme un processus linéaire, il est aujourd’hui largement reconnu que l’implantation requiert des changements du système en son entier, de la structure
organisationnelle au niveau individuel (Kitson et al., 2008).
La figure 1 illustre les différentes étapes du processus participatif,
(Baumbusch et al., 2008).
♦ Une démarche qui exige de longues fréquentations
Forte de ces lignes directrices et à partir du constat que les troubles de
communication faisant suite à une lésion hémisphérique droite étaient rarement
dépistés et pris en charge par les orthophonistes, l’équipe de recherche a choisi
en un premier temps de développer un outil d’évaluation ancré aux plus récentes
découvertes théoriques et répondant aux besoins cliniques. Les chercheurs ont
choisi d’utiliser une approche participative et interactive : au lieu de se contenter
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de nourrir les milieux cliniques avec les connaissances théoriques acquises de
manière unilatérale, les cliniciens, par le biais de rencontres consultatives,
étaient invités à contribuer à toutes les étapes de développement. Pour ce faire,
dès 1999, sept orthophonistes exerçant dans des centres de réadaptation de la
région de Montréal ont été invitées à collaborer à l’élaboration du protocole
d’évaluation. Chaque clinicien constituait en outre un représentant signifiant au
sein de leur réseau professionnel. L’utilisation de ces groupes d’experts s’est
avérée un puissant moyen d’implantation.
L’approche interactive a aussi été maximisée en intégrant un ou plusieurs
orthophonistes cliniciens au sein de l’équipe de recherche, s’impliquant en tant
que professionnels de recherche. Après cinq ans de rencontres multiples, le Protocole Montréal d’Évaluation de la Communication (MEC) a été rendu disponible aux cliniciens francophones (Joanette, Ska, & Côté, 2004). Celui-ci comprend 14 tâches développées spécifiquement pour l’évaluation de la
communication des individus CLD.
Après la publication du Protocole MEC, l’équipe a souhaité encourager
l’implantation des nouvelles connaissances dans les milieux cliniques en proposant des ateliers de formation exposant en une journée les dernières connaissances théoriques et les applications cliniques en termes d’évaluation et de prise
en charge des individus CLD : les orthophonistes avaient besoin non seulement
d'un outil d'évaluation, mais également du savoir permettant une utilisation adéquate de l’outil et une interprétation appropriée des résultats. Les ateliers ont été
présentés à un total de 300 orthophonistes en 2005 et 2006, au Québec et en
France.
En mai 2007, un questionnaire a été diffusé à travers le monde clinique
francophone afin de mesurer les répercussions de ces deux activités de TC
(publication du MEC et ateliers de formation). Les réponses des 50 participants
ont indiqué que : a) 83% ont estimé un impact positif sur leur aptitude à évaluer
les troubles de la communication après lésion cérébrale droite ; b) 91%
jugeaient que les individus recevaient de meilleurs services et c) 80% trouvaient
que les professionnels de leur milieu de travail, toute disciplines confondues,
étaient désormais davantage sensibilisés aux troubles de communication des
individus CLD. En bref, une large majorité des répondants notaient un impact
positif indéniable des activités de TC, sur leur sentiment de compétence mais
aussi sur les services rendus aux individus CLD eux-mêmes. Depuis, notre
équipe continue d’encourager les échanges directs avec les équipes cliniques.
Par exemple, les projets scientifiques nécessitant le recrutement de participants
dans les milieux cliniques se font en collaboration avec les équipes des hôpitaux
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ou centres de réadaptation. Ces collaborations constituent une occasion de proposer des rencontres d’informations sur les dernières connaissances scientifiques acquises au sein du laboratoire, de constituer des groupes d’expertise sur
une thématique problématique. De cette manière, les établissements bénéficient
de manière directe des récentes avancées scientifiques, ce qui encourage incidemment l’implantation du projet de recherche. Les nouvelles technologies sont
d’une aide précieuse pour maintenir les contacts interpersonnels et pour nourrir
le modèle participatif dans un milieu où les exigences de rendement et d’efficacité sont sans cesse accrues : les agendas peuvent s’accorder plus aisément par
le biais de téléconférences, les mises à jour peuvent se faire régulièrement par le
biais des réseaux sociaux ou par courriel.
L’ancrage de notre modèle participatif aux réalités cliniques a par ailleurs
permis de constater le besoin de disposer d’outils cliniques exploitant les nouvelles technologies. Le protocole MEC, dans sa version de Poche, a donc
récemment été adapté en version numérique pour tablette (i-MEC fr, sortie prévue début 2014), permettant une passation pratique et rapide du test. Ce projet
constitue un nouvel exemple d’innovation scientifique engendrée par des
besoins cliniques en évolution constante.
En 2007, Béatrice, 71 ans, a subi un AVC droit. Son mari trouvait qu’elle
avait changé : elle parlait trop et comprenait mal les subtilités de son discours.
Lors de son séjour dans un centre de réadaptation de la région de Montréal, l’orthophoniste a expliqué au couple que ces changements dans les comportements
de communication étaient fréquents après un AVC droit. Elle a proposé une évaluation et un programme thérapeutique pour diminuer l’impact des troubles lors
des conversations. Les choses auraient probablement été différentes il y a à
peine 10 ans…
♦ Une démarche inscrite dans un contexte de collaboration internationale
Le réseautage international constitue un autre outil puissant de dissémination des connaissances. À la même période, le Protocole MEC a éveillé des intérêts scientifiques hors du monde francophone et a été adapté à l’espagnol, au
portugais, à l’italien et à l’anglais (Ferreres, A., Abusamra, V., Cuitiño, M, Côté,
H., Ska, B., & Joanette, 2007 ; Fonseca, R. P., Parente, M. A. M. P., Côté, H.,
Ska, B., & Joanette, 2008 ; Tavano, Côté, Ferré, & Joanette, 2012 ; version
anglaise soumise). De trop nombreux outils cliniques et connaissances théoriques acquises demeurent confinés à un territoire, une université ou un milieu
de soin. Le plus souvent, pourtant, les besoins cliniques en orthophonie sont
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comparables d’une ville et d’un pays à l’autre. Considérant que les collaborations internationales en recherche sont souvent source de richesse scientifique,
l’adaptation d’outils cliniques d’une langue à l’autre devrait être encouragée.
Les auteurs, cependant, doivent demeurer vigilants : une simple traduction ne
sera que rarement satisfaisante (Fonseca, Parente, Côté, & Joanette, 2007). Le
langage et la communication prennent sens dans un contexte donné et les variables culturelles ne peuvent être ignorées. En ce sens, les outils cliniques, pour
être valides, doivent comprendre des normes, représentant a minima des groupes
d’âge et de scolarité représentatifs de la population et leur sensibilité doit avoir
été testée pour une population donnée. La constitution de normes et la validation clinique d’outils peut donc constituer une activité significative de TC. Ce
long processus peut intégrer des professionnels de la recherche, cliniciens, professeurs et étudiants pour une meilleure adhésion aux besoins et supports théoriques. Notre expérience de l’élaboration d’outils cliniques nous indique qu’une
large équipe est nécessaire, sur un long terme, à l’accomplissement de cette
tâche digne d’Héraclès.
♦ Une démarche qui influe sur la formation des nouveaux
professionnels
Le monde de l’enseignement ne saurait être oublié : il constitue un autre
milieu propice au TC, en particulier en ce qui a trait à la dissémination. Par des
présentations intégrées dans des cours, des ateliers et séminaires, la communication de résultats scientifiques aux professeurs et étudiants, les connaissances
accumulées gagnent en potentiel de réutilisation. Des stages de recherche ou travaux dirigés et mémoire constituent d’autres opportunités à ne pas négliger. Au
sein de notre laboratoire, les étudiants ont toujours tenu une place de choix et
ont contribué à de nombreux projets visant un transfert de connaissance. Par
exemple, en élaborant des protocoles d’évaluation (Ferré & Lamelin, 2006), en
participant aux études psychométriques de normalisation et de validation
(Saléon-Terras, 2008 ; Vignaud, 2007), en étudiant certaines populations cliniques (Berquin, 2010 ; Dutang, 2010 ; Moreau-Le Cam, 2010) ou encore en
travaillant à la création d’outils d’intervention (Ardisson & Besnardeau, 2007 ;
Bleau, 2010 ; Guillet, 2009 ; Moix & Côté, 2004b ; Sigouin, 2007 ; Turcotte,
2005 ; Vachon, 2012; Wilshire, 2003). Les étudiants de notre équipe sont invités
à participer à l’ensemble des activités de recherche afin d’inspirer la relève des
chercheurs professionnels et cliniciens ; les étudiants sont aussi encouragés à
diffuser leur travaux à l’occasion de congrès, séminaire, concours et à contribuer
à la rédaction d’articles scientifiques.
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♦ Un objectif : des pratiques cliniques reposant sur des données
probantes
Les activités de transfert de connaissances s’intègrent dans une volonté de
développer des pratiques basées sur les données probantes. Celles-ci se définissent par l’utilisation des connaissances issues de la recherche scientifique pour
guider les décisions cliniques. Mais leur caractère principal repose dans l’intégration clinique des preuves scientifiques - systématiques- les plus satisfaisantes
pour répondre aux attentes et préférences du patient (Sackett, Rosenberg, Gray,
Haynes, & Richardson, 1996). Il est à noter qu’un transfert vers les pratiques
cliniques implique nécessairement l’autonomie décisionnelle de ses acteurs : il
ne s’agit pas d’imposer des méthodes mais bien de suggérer les outils ayant
prouvé leur efficacité et ce, à partir des données probantes que permet une
démarche rigoureuse en recherche. Il revient au clinicien de décider des cadres
conceptuels et des méthodes exploitables. Selon Kitson (Kitson et al., 2008),
l’implantation des données probantes s’articule autour de trois facteurs : 1- le
niveau de preuve (en fonction de l’expérience clinique et des attentes des
patients) ; 2- le contexte (le leadership, les innovations et rétroactions disponibles) et 3- les moyens offerts (facilitateurs et rétroactions). Certains outils d’évaluation ont été proposés à cet effet, afin de juger de la faisabilité d’une implantation de données probantes ; citons par exemple le « PARiHS diagnostic and
evaluative grid », qui propose une grille permettant de se situer dans un continuum allant jusqu’à « la situation idéale pour implémenter des données probantes dans la pratique ».
♦ Conclusion
Deux approches, un seul objectif
Les mondes de la recherche et de la clinique en orthophonie ont des réalités qui sont les leurs. Chacun repose sur des approches attestées par des traditions, des modèles et l’expérience. Toutefois, bien que distinctes par nature, ces
deux approches partagent un seul objectif : disposer d’approches cliniques
démontrées comme efficaces et efficientes susceptibles de permettre à des individus ayant à vivre avec des troubles de la communication de voir s’améliorer
leurs habiletés de communication, et à leurs proches de mieux comprendre ces
difficultés afin de diminuer le handicap communicationnel (WHO ICF-10). Ce
n’est qu’en créant la synergie bidirectionnelle nécessaire entre chercheurs et cliniciens que l’on pourra prétendre disposer des outils requis pour réellement
faire une différence auprès de ces patients.
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Liens entre clinique et recherche
Démarche de validation d’une approche
réadaptative de la communication dans l’aphasie
sévère : phrc aphacom
Isabelle Gonzalez, Sarah Marchetti,
Dr Hervé Petit, Nelly Munier, Pr Pierre-Alain Joseph
Résumé
La rééducation de l’aphasie a atteint actuellement un haut degré de développement et s’intéresse à valider ses approches thérapeutiques. Depuis les trente dernières années, le développement rapide des sciences et des techniques a ouvert un nouveau champ d’intervention
à la réadaptation de la communication, en intégrant les interactions de la personne malade
dans son environnement. Elle s’appuie désormais sur de nouveaux outils issus de la numérisation des informations, et tout particulièrement dans le domaine de la photographie numérique, utilisée dans la construction du classeur de communication C.COM destiné aux aphasies sévères. Une évaluation objective des résultats de l’outil et de sa démarche étaient
nécessaires pour aller au-delà du constat empirique de son efficacité dans la transmission
des informations. La recherche APHACOM a permis, dans le cadre scientifique d’un Protocole Hospitalier de Recherche Clinique, de valider son utilisation dans l’approche réadaptative des troubles sévères de la communication.
Mots clés : aphasie sévère, outil de communication, palliatif, réadaptation, protocole de
recherche.
The scientific validation of communication rehabilitation in severe
aphasia : phrc aphacom
Abstract
The rehabilitation of aphasia has reached a high degree of development and now seeks to
validate its effectiveness. Over the past thirty years, the rapid development of science and
technology has opened new avenues of intervention to restore communication, which integrate the patient’s interactions within his own environment. Rehabilitation now relies on new
tools drawn from the digitization of information, and more specifically digital photography,
which was used in devising the C.COM communication book for severe aphasia. It was
necessary to conduct an objective assessment of the results obtained from the tool and its
procedure, in order to go beyond the mere empirical evidence of its effectiveness in transmitting information. Through a research project called APHACOM, implemented within the
scientific framework of a Hospital Clinical Research Protocol, we were able to validate the
usefulness of this rehabilitation approach in severe communication disorders.
Key Words : severe aphasia, communication book, palliative, rehabilitation, research protocol.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Isabelle GONZALEZ
Orthophoniste
CRF Korian Les Grands Chênes
40 rue Stéhélin
33021 Bordeaux cedex
Courriel : [email protected]
Sarah MARCHETTI
Orthophoniste
46 rue du 14 juillet
33400 Talence
Courriel : [email protected]
Dr Hervé PETIT
MPR
CRF Korian Les Grands Chênes
40 rue Stéhélin
33021 Bordeaux cedex
Courriel : [email protected]
Nelly MUNIER
Psychomotricienne, Cadre de santé
CRF Korian Les Grands Chênes
40 rue Stéhélin
33021 Bordeaux cedex
Courriel : [email protected]
Pr Pierre-Alain JOSEPH
MPR
EA 4136, CHU Bordeaux
Place Amélie Raba Léon
33076 Bordeaux cedex
Courriel : [email protected]
L
’intérêt suscité par les désordres du langage et les approches de réadaptation de la communication est ancien. L’égyptologue américain Edwin
Smith découvre en 1862, à Thèbes en Haute Egypte, des papyrus datés
entre 3000 et 2500 avant notre ère qui décrivaient déjà les désordres du langage
à la suite de lésions traumatiques (Josset P.) [10].
Plus près de nous, en 1482, Pierre Choinet médecin et astrologue du roi
Louis XI offre à son souverain devenu aphasique un manuscrit qualifié
d’ « énigmatique » par les historiens. Dans cet ouvrage magnifiquement illustré,
le choix attentif des thèmes favoris du roi, « la diversité du programme iconographique » et le souci extrême des détails sont remarquables (Choinet P, Scordia L.) [1]. Ces éléments en font le premier recueil connu destiné à entraîner les
aptitudes d’une personne aphasique à produire du langage.
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Au fil du temps qui nous sépare de Pierre Choinet, et tout particulièrement dans le proche XIXème siècle les observations cliniques se succèdent, et
dessinent l’entité nosologique de l’aphasie (Messerli P.) [13]. Dans le courant
des années 70, les techniques de neuro-imagerie, l’essor des sciences cognitives
et de la linguistique ont construit une connaissance approfondie de l’origine et
de la nature des troubles aphasiques, et de l’organisation du langage. Dans le
domaine de l’aphasiologie, elles permettent actuellement aux techniques de
rééducation du langage d’atteindre un haut degré de développement (Joseph PA,
Barat M. et al) [8].
♦ Réadapter la communication
Le langage est resté la préoccupation centrale des rééducateurs jusque
vers le milieu des années 1970. La rééducation s’ouvre alors aux conséquences
des déficiences aphasiques sur les interactions de la personne malade dans son
environnement, s’inscrivant ainsi dans le courant de la Classification Internationale des Déficiences, Incapacités et du Handicap de 1980 puis de la Classification Internationale du Fonctionnement humain en 2001 (Chapireau F.) [2]. Elle
intègre une dimension pragmatique en élargissant son champ d’action à la communication, et aux stratégies de réadaptation contournant les déficiences aphasiques sévères. Il s’agit de donner à lire des images à défaut de pouvoir donner à
lire ou à écouter des mots, et de proposer ainsi à travers l’échange des idées de
transmettre des significations et d’entrer en conversation. Au Canada, des études
expérimentales mettent dans la lumière le rôle actif du partenaire de la personne
aphasique et la nécessité d’entraîner ses compétences (Kagan A.)[11]. Un système rétablissant une communication ne peut se détacher du partenaire non
aphasique de l’interaction.
L’avènement de la technologie numérique appliquée au domaine de la
photographie fait apparaître de nouveaux outils. Les premiers systèmes figuratifs au service du handicap construits à partir d’un ordinateur arrivent alors dans
le domaine de la rééducation et de la réadaptation.
Ils élargissent le panel thérapeutique des rééducateurs. Ils accompagnent
l’essor de l’approche pragmatique et psycho-sociale de l’aphasie.
Le classeur de communication C.COM est un support créé en 1998 qui
utilise le potentiel d’actions, la polyvalence et la souplesse de l’outil informatique, mis au service de la réparation des troubles aphasiques de la communication dans le cadre de l’aphasie sévère.
Sa conception repose sur la nature des déficiences aphasiques et les
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limites imposées par leurs conséquences. Elles définissent et bordent le profil
des stratégies encore opérantes. Pour illustrer le thème du message le classeur
C.COM utilise un support dont la lecture est directe, sans code d’accès : la photographie.
La numérisation des données permet d’ajuster la banque de photographies
de référence aux besoins spécifiques d’une personne aphasique et de ses interlocuteurs pour contourner la situation de handicap de communication (Gonzalez I,
Petit H.) [7]. Les photographies sont regroupées en catégories sémantiques.
La personne aphasique et son partenaire sont directement impliqués lors
de la construction du support ; elle est centrée sur l’illustration des thèmes de
leurs échanges, et organisée selon les caractéristiques de leur fonctionnement
propre.
La procédure d’utilisation du C.COM repose en priorité sur l’implication de l’interlocuteur et sur son niveau d’expertise. Le sens du message est
transmis par pointages, dans une collaboration étroite avec la personne aphasique. Ainsi, la procédure d’installation et d’utilisation de l’outil C.COM vise à
éclairer le partenaire sur la nature des troubles qu’il devra contourner et à l’entraîner au pilotage concret adéquat de l’outil.
La construction et l’installation d’un classeur de communication est un
traitement qui s’associe au traitement cognitif de référence des troubles du langage. Le classeur C.COM est installé sans attendre que le potentiel de récupération du langage soit épuisé. Il est soumis à la fonctionnalité préservée du traitement de l’image par la personne aphasique, au maintien d’une motivation à
communiquer, et il s’appuie sur un entourage demandeur et mobilisable.
Il est implanté en 2000 au sein de la Clinique de Médecine Physique
Korian Les Grands Chênes à Bordeaux dans une démarche transdisciplinaire
ayant mobilisé l’ensemble du personnel de la structure, soignants et non soignants, en contact avec les patients aphasiques accueillis.
Au fil des installations et des analyses de pertinence, l’outil palliatif et sa
procédure spécifique montrent leur pertinence dans le maintien des échanges au
quotidien, dans le cadre d’une structure de soins équipée et formée (Gonzalez I,
Joseph PA, et al.) [5] comme au sein de la cellule familiale, entre la personne
aphasique et son partenaire privilégié de communication (Charteau C, Regnier
P.) [3].
Sur le terrain, l’usage de ce support avait apporté aux utilisateurs les indices
d’une satisfaction reposant sur son efficacité fonctionnelle. Il restait à apporter la
preuve objective de sa pertinence à travers une validation scientifique.
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♦ Etude de validation : architecture du PHRC APHACOM
Il s’agissait de valider l’efficacité du support dans une étude multicentrique et contrôlée. Elle devait apporter la preuve de l’efficacité pragmatique du
support figuratif C.COM et de sa procédure d‘installation et d’utilisation dans
les réparations de la communication dans les aphasies sévères. Et prouver son
maintien au quotidien dans la mise en place des stratégies compensatoires de la
communication.
Un Protocole Hospitalier de Recherche Clinique est construit en 2008. Il
s’agit d’une étude visant à évaluer les soins courants, tels que définis dans l’article L.1121-1 du Code de la Santé Publique, dont la procédure a reçu l’avis favorable du Comité de Protection des Personnes (CPP) et acceptée par la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) (Joseph PA, Mazaux
JM, Rousseau T.) [9].
Le projet de recherche APHACOM (Gonzalez I, Joseph PA et al.) [6]
analyse l’adaptation et la pertinence du support C.COM dans le traitement des
déficiences aphasiques sévères de la communication, sur une durée d’inclusion
de 90 jours. Elle étudie ainsi sur un laps de temps limité à 3 mois l’amélioration
des capacités à communiquer selon les conditions optimales requises par son
installation et son utilisation : dans les 6 centres participant au projet, des interlocuteurs institutionnels formés, une institution équipée d’un support personnalisé, la procédure de guidance appliquée au partenaire principal, enfin le sujet
aphasique et ses aidants entraînés à son utilisation.
Les critères d’éligibilité prennent en compte l’intégrité du traitement
visuel et la qualité de l’analyse de la cible, l’origine ischémique ou hémorragique de l’accident vasculaire et un délai maximum d’un an écoulé depuis la
lésion, la sévérité de l’aphasie justifiant la nécessité fonctionnelle d’utiliser un
support palliatif, la vigilance, l’absence d’état démentiel et d’antécédent psychiatrique, l’absence d’une thérapeutique associée pouvant avoir un impact sur
la récupération de l’aphasie, la possibilité d’obtenir un consentement éclairé du
patient ou d’un membre de sa famille.
L’essai clinique est randomisé. Un tirage au sort compare un groupe
expérimental bénéficiant d’un classeur de communication C.COM à un groupe
témoin sans classeur pendant le temps d’inclusion dans le protocole afin d’étudier l’impact de l’entraînement du patient à l’utilisation du support imagé. Dans
le groupe expérimental, la procédure spécifique de construction, d’installation et
d’utilisation de l’outil est appliquée à la personne aphasique et à son aidant principal.
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Il s’agit d’un essai de supériorité comparant le traitement orthophonique
de référence à la procédure de prise en charge spécifique d’entraînement à l’utilisation du support photographique, afin d’en évaluer l’avantage. Le groupe
témoin bénéficie d’une rééducation orthophonique conventionnelle en quantité
équivalente, linguistique ou pragmatique et fonctionnelle, mais il n’est pas
entraîné à l’apprentissage d’une méthode imagée d’accès à la communication.
L’essai est comparatif, multicentrique. 6 centres participent au projet : à
Bordeaux le CHU Pellegrin et la CRF Korian Les Grands Chênes, à Libourne le
CH Robert Boulin, et le CH Jean Rebeyrol à Limoges, à Toulouse le CHU Rangueil, et à Bruges la CRF La Tour de Gassies. L’uniformisation des procédures
est assurée par une formation transversale harmonisée des orthophonistes et des
équipes participant à l’étude, et la construction du classeur institutionnel sur
lequel se dérouleront les évaluations à partir de la forme de référence de l’outil
C.COM.
Le critère de jugement principal repose sur l'administration d'un test
pragmatique, le test des 6 tâches (Cros ML.) [4], mesurant l’efficacité fonctionnelle du C.COM. Il est construit selon 2 niveaux de difficulté :
- 3 tâches simples : saisie d’un message / exécution d’une tâche
- 3 tâches complexes : saisie d’un message / transmission d’une information
Une première présentation est proposée sans classeur. Le C.COM est
introduit en cas d’échec. La communication pragmatique est mesurée par l’évolution du nombre de tâches réussies aux trois visites : J0, J45 et J90.
L’examinateur ignore la nature du traitement administré. L’évaluation des
critères de jugement se fait en insu. Pour le critère principal, la double évaluation repose sur un enregistrement vidéo.
Les critères de jugement secondaires se centrent sur son utilisation. Ils
étudient le bénéfice ressenti par le partenaire et le patient dans l’usage du support, et l’utilisation effective du C.COM au quotidien pour libérer la circulation
des informations.
Une enquête est proposée au partenaire à J45 et J90, l’interrogeant sur sa
compréhension des troubles expressifs et réceptifs, et l’efficacité du support,
ainsi que sur son sentiment de maîtrise de l’outil. Une réglette visuelle analogique est utilisée afin d’évaluer le sentiment d’efficacité directement par la personne aphasique elle-même.
♦ Développement de la recherche
L’ouverture de la recherche est réalisée en décembre 2008.
Le budget de l’étude prévoit un poste à 0,5 équivalent temps plein d’or-
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thophoniste pour assurer la mise en place de l’étude, l’assemblage et la diffusion
des supports, les formations des orthophonistes et des équipes institutionnelles,
le soutien à la création des classeurs institutionnels, le soutien méthodologique,
monitoring et suivi sur site, les évaluations et les relectures centralisées, le
recueil et la saisie informatique des données.
Les données du classeur C.COM et le logiciel associé sont fournis dans
chaque institution, 0,1 équivalent temps plein d’orthophonie (il s’agissait d’une
demi-journée par semaine) est attribué pour assurer le déroulement pratique du
projet, ainsi qu’une allocation matérielle pour les fournitures.
L’étape des formations au sein des 6 centres participants s’échelonne de
janvier 2009 à avril 2010, la constitution des classeurs institutionnels de janvier
2009 à octobre 2010.
La période d’inclusion peut commencer en février 2009 et se termine en
janvier 2012.
L’objectif est d’inclure au moins 10 patients dans chacun des 2 groupes.
Au total, 28 patients sont inclus, 13 patients dans le groupe témoin, 15 dans le
groupe expérimental.
La recherche est clôturée en janvier 2012. Au mois de juin 2012, la saisie
informatique des données recueillies s’achève et l’analyse statistique est rendue
en août 2012.
Illustration du déroulement sur 6 centres de la recherche APHACOM
de décembre 2008 à août 2012
♦ Résultats
Le test de communication pragmatique des 6 tâches est validé par une
bonne concordance inter-juges.
Il apporte la preuve de l’efficacité fonctionnelle du système palliatif
C.COM dans la transmission des informations. Les résultats sont significatifs
dès J0, dans le groupe expérimental et dans le groupe témoin.
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Il n’y a pas de différence quantitative significative des résultats obtenus à
l’issue des 3 mois de l’étude entre le groupe entraîné au C.COM et le groupe
témoin non entraîné.
A l’issue de la période d’inclusion, la personne aphasique et son aidant
principal évaluent l’efficacité de l’outil à 8/10 pour transmettre et recevoir une
information, et l’utilisateur non aphasique estime sa facilité d’utilisation à 4/5.
Au quotidien, 73% des aidants utilisent le support pour débloquer la communication.
♦ Discussion
L’efficacité du C.COM est démontrée dès son introduction dans la communication, au sein de 6 institutions dont le personnel a été formé à son utilisation, au premier contact avec le support et avant l’application de la procédure
d’entraînement de la personne aphasique.
Il n’apparait pas d’impact de l’entraînement de la personne aphasique sur
la durée de 3 mois étudiée : durant cette période l’aphasie reste sévère et le
patient dépendant de son interlocuteur. Il ne peut pas l’aider à le comprendre et
à se faire comprendre. L’étude confirme que dans le cadre de l’aphasie sévère,
l’initiation et le déroulement des réparations doit rester à la charge du partenaire, ici dans les premiers mois qui suivent l’accident vasculaire. La mission de
piloter de l’échange doit lui être confiée. Sa connaissance des troubles aphasiques et son expertise doivent être éclairées et entraînées.
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♦ La vraie vie de la recherche …
Travailler au déroulement d’une recherche est une tâche passionnante et
exigeante. Construire une étude rassemblant promoteur, gestionnaires et membres des commissions, méthodologistes, statisticiens autour d’un projet spécifique nécessite de définir avec soin les demandes et les attentes. Mener à bien
un protocole dans le respect des procédures, dans le contexte réel du travail quotidien d’une équipe transversale, est un travail de marquèterie : respecter les
délais entre les évaluations et les jours de visite malgré les vacances, les
absences et l’indisponibilité ponctuelle d’un patient ou d’un thérapeute, veiller
au respect de l’insu, trouver des solutions simples pour contourner les problèmes matériels de fournitures de papeterie, du petit matériel tels une imprimante couleur et des enregistrements vidéos, caméra et format de recueil des
données. Ces écueils matériels ont pu retarder l’inclusion d’un patient ou la
construction d’un classeur personnalisé.
Sur le terrain, des éléments importants se sont confirmés : la qualité de la
prise de vue est essentielle notamment sur les portraits ; il est indispensable de
simplifier les informations apportées à la personne aphasique sur un support
visuel pour que l’analyse de la situation soit accessible (la quantité n’est pas la
qualité) ; il est nécessaire de signifier les étapes d’une tâche multiple ; pour les
deux interlocuteurs, un environnement calme est une condition indispensable à
la concentration et à l’analyse des significations d’un message ; la qualité de la
guidance du partenaire non aphasique est très étroitement liée à la réussite de
l’échange ; enfin, le passage de relais à l’orthophoniste libérale lors de la sortie
du centre est indispensable pour que les adaptations du support soient poursuivies, son action est essentielle pour que l’outil soit ajusté et qu’il réponde parfaitement aux besoins de communication de la personne aphasique et de ses partenaires familiaux, une des conditions principales à son utilisation au quotidien.
♦ Conclusion
L’avancée des connaissances du fonctionnement humain et des technologies voit apparaître de nouvelles pratiques professionnelles adossées à de nouveaux traitements. Actuellement, « la rééducation moderne est sortie de l’empirisme, et se soucie de respecter les recommandations de la Médecine fondée sur
des preuves, et d’évaluer objectivement ses résultats » (Mazaux JM.)
[12]. Depuis 1992 Le PHRC permettait de participer à l’amélioration de la qualité des soins par l’évaluation de nouvelles méthodes diagnostiques et thérapeutiques.
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Dans ce cadre, la recherche APHACOM démarrée en 2008 a permis de
valider scientifiquement l’efficacité pragmatique du classeur de communication
C.COM dans les aphasies sévères, selon les conditions requises par sa construction, son installation et son utilisation. Durant la période de suivi de 3 mois, elle
n’a pas montré l’impact de l’entraînement spécifique du patient dans la réparation de la communication, le rôle actif du partenaire restant prépondérant.
Cette thérapie de revalidation de la communication prend sa place au côté
des thérapies cognitives traditionnelles et ne devra plus être envisagée après
l’échec de la rééducation du langage.
A présent et depuis 2010, un nouveau programme de recherche a été formalisé, le PHRIP, Programme Hospitalier de Recherche Infirmière et Paramédicale [14]. Il est destiné à promouvoir la recherche paramédicale dans le domaine
du soin, et s’attache à valoriser les pratiques professionnelles des auxiliaires
médicaux.
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santé. Gérontologie et société, 99, p. 37-56.
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Consulté le 16/01/2014 à l’URL : glossa.fr/Les_articles_Glossa-2-fr.html
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9 - JOSEPH PA, JM MAZAUX, ROUSSEAU T. (2010). Initiation à la recherche clinique en orthophonie.
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06/01/2014 à l’URL : www.cofemer.fr/UserFiles/File/Aphasie_DES_DIU_08.pdf
13 - MESSERLI P. (1996). Une approche historique de l’aphasie. In: Langage et aphasie. Séminaire Jean
Louis SIGNORET. EUSTACHE F, LECHEVALLIER B. De Boeck Université ; Paris,Bruxelles.
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14 - Ministère des Affaires Sociales et de la Santé. Programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale (PHRIP). Consulté le 19/01/2014 à l’URL : http://www.sante.gouv.fr/programme-hospitalier-de-recherche-infirmiere-et-paramedicale-phrip,6777.html
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Liens entre clinique et recherche
Comment analyser la voix humaine dans la parole
et dans le chant ? Les outils scientifiques et
méthodes de la recherche fondamentale à disposition de la recherche clinique sur la voix et leurs
implications en orthophonie
Nathalie Henrich Bernardoni, Audrey Acher
Résumé
Cet article s’intéresse à la question de l’analyse de la voix humaine dans la parole et dans le
chant et présente l’approche actuelle mise en œuvre par les scientifiques. Après une description de nombreuses techniques exploratoires qui s’articulent autour des niveaux fondamentaux de la production de la voix et de la parole que sont la respiration, la phonation et
l’articulation, une réflexion méthodologique est proposée. La question des possibilités et
limites de la mesure est discutée, ainsi que la façon dont ces outils peuvent être appliqués
dans un cadre clinique, dans la pratique orthophonique quotidienne. Des cas concrets permettent d’illustrer la mise en pratique de ces outils dans le contexte actuel de la recherche
scientifique sur la production de la voix parlée et chantée.
Mots clés : analyse de la voix, phonétique clinique, méthodes et outils scientifiques, précision et incertitude.
Human voice analysis in speech and singing.
Use of scientific tools and methods in clinical practice, its implications for speech and language therapy
Abstract
This paper focuses on the issue of human voice analysis in speech and singing. Current
approaches used by speech and voice scientists are presented. Several assessment techniques are described, revolving around the basic components of voice and speech production: breathing, phonation, and articulation. The potential and limitations of these measurement tools are discussed, as well as how they can be used in a clinical setting, in everyday
speech therapy practice. Practical examples illustrate the implementation of these tools
within the current context of a scientific approach to the production of speech and singing.
Key Words : voice analysis, clinical phonetics, scientific methods and tools, accuracy and
uncertainty.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Nathalie Henrich BERNARDONI
Docteur en Acoustique
Chercheure CNRS en Sciences de la Voix
Courriel : [email protected]
Audrey ACHER
Orthophoniste
Doctorante en Sciences Cognitives
Assistante Temporaire d'Enseignement et
de Recherche en Sciences du Langage
Courriel : [email protected]
GIPSA-lab, Département Parole et
Cognition
UMR 5216 CNRS/Grenoble INP/UJF/U.
Stendhal
Domaine Universitaire
11 rue des Mathématiques, BP 46,
38402 Saint Martin d’Hères Cedex France
L
’orthophoniste qui cherche à rééduquer un comportement vocal pathologique est en permanence dans une écoute analytique de son patient. Du
premier contact vocal aux exercices à visée thérapeutique proposés, il
aiguise son oreille à détecter les signes du dysfonctionnement ainsi que ceux en
faveur d’une amélioration du comportement vocal. L’oreille est ainsi le premier
et le meilleur outil de l’orthophoniste pour une réhabilitation fonctionnelle de la
voix. Il existe néanmoins d’autres outils que notre oreille qui nous permettent
d’observer, d’évaluer, de mesurer le comportement vocal. Quels sont ces outils
que les sciences de la voix et de la parole ont à disposition pour nous permettre
d’analyser la voix humaine ? Comment les utiliser à bon escient, avec précision
et rigueur ? De quelle façon sont-ils mis à profit dans les recherches sur la voix
en orthophonie ? Comment pourraient-ils être utilisés en bilan et rééducation
orthophonique ? Ce sont ces questions que nous nous proposons de traiter dans
cet article, afin d’apporter un éclairage sur les outils de recherche en analyse de
la voix.
♦ Les techniques expérimentales à disposition du chercheur
La production de la voix humaine fait intervenir trois niveaux essentiels pour la parole, le chant et toute forme d’expression vocale (Henrich,
2012). Le premier niveau porte sur le contrôle respiratoire. Il permet de four-
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nir une énergie aérodynamique au système vocal. Le second niveau porte sur
le contrôle laryngé de la phonation. L’énergie de l’air se transforme en son
après interaction avec des parois mobiles, comme les plis vocaux ou tout
autre pli au sein du larynx, ou par rencontre d’obstacles sur son parcours
dans le conduit vocal (comme par exemple les dents ou le rapprochement de
la langue vers le palais). Une source sonore est ainsi produite. Le troisième et
dernier niveau est celui du contrôle articulatoire. La source acoustique est
modelée par les variations temporelles lentes de l’aire des cavités qui constituent le conduit vocal, sous l’effet du mouvement des articulateurs que sont
le larynx, le palais, la langue, les dents, les lèvres, la mandibule. Nous allons
voir à présent comment analyser la voix selon ces trois niveaux de contrôle.
Analyse des gestes respiratoires
Comment observer les gestes respiratoires ? La technique la plus directe
et la plus aboutie reste la cinéradiographie par rayons X, qui ne peut néanmoins plus être appliquée à des fins de recherche en raison de la dangerosité
des expositions. Illustrée sur la Figure 1, cette technique d’imagerie permet
notamment de visualiser de façon statique ou dynamique les mouvements des
organes essentiels au contrôle respiratoire, tels la cage thoracique ou les deux
hémi-coupoles diaphragmatiques. Elle permet également l’observation d’organes adjacents, tels la structure de la colonne vertébrale dorso-lombaire,
l’ombre du cœur ou la « bulle » gastrique (Trolliet-Cornut, 2002). Des films
illustratifs sont à disposition du lecteur dans l’ouvrage collectif de Cornut
(2002).
Nous pouvons évaluer les actions musculaires qui participent à la gestion respiratoire. Pour ce faire, la technique la plus usitée est l’électromyographie de surface (EMG, voir Figure 1). Les activités électriques des muscles
pendant leurs phases de détente et de contraction sont détectées à l’aide
d’électrodes de contact plates et circulaires positionnées sur la peau au niveau
des muscles à étudier. Des couples d’électrodes sont communément utilisées.
Cette technique requiert de repérer avec précision la position des muscles chez
le sujet, par palpation et observation de l’amplitude du signal mesuré. Les
électrodes sont positionnées de façon écartée dans le sens des fibres musculaires. Cette technique est souvent complétée par une mesure simultanée des
pressions thoracique et abdominale à l’aide d’une ceinture de contrainte mesurant les variations de circonférence des zones ciblées (e.g. Pettersen et al.,
2005).
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Figure 1 : Exemples d'outils d'analyse des gestes respiratoires. A gauche : cinéradiographie ; au centre : EMG ; à droite : mesures aérodynamiques par EVA2 TM. Abréviations
pour les muscles en EMG : STM sternocléidomastoïdien, TR trapèze supérieur, SC scalène, et PN muscles postérieurs du cou.
Nous pouvons enfin mesurer l’évolution au cours du temps de paramètres
aérodynamiques, comme le volume pulmonaire, la pression d’air sous-glottique,
la pression d’air intra-orale, le débit d’air oral et nasal. Les variations de volume
pulmonaire se mesurent à l’aide d’un pléthysmographe respiratoire à variation
d’inductance, tels les systèmes Visuresp® ou Respitrace®. Un gilet sans
manche élastique est enfilé par-dessus les vêtements du sujet et les variations de
surface de section des compartiments thoracique et abdominal permettent d’estimer les variations du volume pulmonaire. Le signal relatif aux variations pulmonaires peut être filtré puis dérivé par rapport au temps pour fournir une estimation du débit respiratoire instantané. Cet outil permet aussi une estimation des
contributions de chacun des compartiments thoracique et abdominal. De nombreuses mesures aérodynamiques sont possibles simultanément grâce au système d’Evaluation Vocale Assistée EVA2TM (Teston, 1992 ; Teston et al.,
1995 ; Giovanni et al., 1995 ; Ghio et al., 2010 ; Ghio, 2012). Ce système a été
conçu pour la mesure aérodynamique et acoustique de la parole. Il est doté de
nombreux capteurs, parmi lesquels des capteurs de pression aérodynamique qui
permettent la mesure des pressions d’air sous-glottique et intra-orale et des capteurs de débit en sortie des lèvres et des narines pour la mesure des débits d’air
oral et nasal (voir Figure 1). Les logiciels proposés avec le système EVA2 permettent une investigation clinique du comportement vocal dans son ensemble.
Cet outil est adapté à l’évaluation et au suivi thérapeutique dans le cadre de la
rééducation orthophonique d’un comportement vocal pathologique grâce à des
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mesures objectives du comportement dysphonique d’un patient. Il permet de
fournir un grand nombre de paramètres aérodynamiques qui peuvent s’avérer
pertinents :
- capacité et endurance vocale du patient à travers le temps maximal de phonation, le volume d’air maximal expiré, le débit moyen et un ensemble de
mesures spirométriques
- comportement d’effort ou de forçage vocal, à travers le rendement glottique,
l’efficacité glottique, la résistance glottique
- insuffisances vélaires à travers le volume et le débit d’air nasal, le pourcentage de « fuites vélaires » et le calcul de la résistance nasale
Analyse des gestes phonatoires
Bien que l’espace laryngé soit logé au cœur de notre cou, nous avons à
disposition un grand nombre d’approches directes ou indirectes pour appréhender son fonctionnement.
Figure 2 : Observation endoscopique du mouvement vibratoire glottique par cinématographie ultra-rapide et mesure de contact par électroglottographie (EGG) au cours d’un
cycle glottique. La dérivée d'un signal EGG (DEGG) renseigne sur les instants de mise
en contact et de perte du contact glottique.
De façon directe mais invasive, nous pouvons utiliser les techniques
actuelles d’endoscopie laryngée. Perfectionnement du laryngoscope à miroir
inventé par Babington en 1827 et largement utilisé en phonation par Garcia, le
laryngoscope est l’outil de visualisation des plis vocaux par excellence. Il nécessite l’apport de lumière en fond de gorge à l’aide d’une source de lumière
blanche. Il peut être complété par un stroboscope qui, réglé sur la fréquence
fondamentale de vibration des plis vocaux, permet une reconstitution visuelle
du mouvement vibratoire glottique. Les possibilités technologiques actuelles
permettent de prendre des images en couleur et d’accroitre la vitesse d’acquisition à plusieurs milliers d’images par seconde (Crevier-Buchman et Vincent,
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2009). La Figure 2 présente quelques images du plan glottique acquises par
cinématographie ultra-rapide à 4000 images/s sur la durée d’un cycle glottique.
L’aspect invasif peut être limité par l’usage d’un nasopharyngoscope, c’est-àdire d’un fibroscope flexible qui s’introduit par une narine et se positionne dans
l’espace pharyngé au-dessus du larynx. Cette approche a l’avantage de permettre la visualisation des mouvements laryngés dans la production de parole, alors
que le laryngoscope rigide ne permet que d’examiner le comportement vibratoire des plis vocaux sur des voyelles produites avec la langue tirée vers l’avant.
Elle a l’inconvénient d’une moins bonne résolution des images laryngées. L’application des techniques de cinématographie ultra-rapide à la nasopharyngoscopie n’a pas encore été concluante en raison du niveau de luminosité requise pour
ces techniques. Nous pouvons mentionner aussi la technique de vidéokymographie (Svec et Schutte, 1996), qui exploite les propriétés d’affichage des écrans
par succession de lignes horizontales pour permettre d’accroître la vitesse de
visualisation d’une ligne sélectionnée du plan glottique. Une caméra standard,
qui enregistre 50 images par seconde, peut alors enregistrer quelques 8000
lignes par seconde. Si cette méthode permet l’observation à moindre coût des
phénomènes transitoires au niveau glottique et laryngé, elle est limitée par la
perte de vue d’ensemble du plan glottique.
De façon indirecte, l’accolement des plis vocaux peut être détecté par
électroglottographie, une technique très usitée du fait de sa simplicité et de son
caractère informatif (pour une revue de la littérature, voir Henrich, 2001). Cette
technique mesure la résistance au passage d’un courant électrique de faible
intensité entre deux électrodes placées sur le cou du patient. Cette résistance est
fonction du degré de contact des plis vocaux au sein du larynx, étant donné que
l’air est moins bon conducteur que les tissus humains et oppose donc une plus
grande résistance au passage d’un courant électrique. Le signal électroglottographique résultant est donc modulé par les mouvements d’accolement et décollement des plis vocaux lors de la phonation, ainsi illustré par la Figure 2. A partir
d’un tel signal, de nombreuses mesures physiologiques sont possibles, comme
par exemple la fréquence fondamentale de vibration des plis vocaux, la durée
des phases de contact, l’amplitude relative du contact, la vitesse du contact. Si
les électroglottographes utilisés dans les laboratoires de recherche restent relativement onéreux (plusieurs milliers d’euros), certains dispositifs simplifiés sont
devenus accessibles à un coût beaucoup moins élevé, comme par exemple le
dispositif EGGs for singers.
Le comportement phonatoire peut également s’estimer à partir de la simple mesure par un microphone du signal acoustique en sortie des lèvres. Cette
approche d’estimation de la source de débit acoustique par filtrage inverse est
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élégante par sa simplicité technique, mais elle est limitée par le cadre théorique
fortement contraint qu’elle impose. Elle s’appuie sur l’hypothèse forte de linéarité du système source-filtre. Elle s’abstrait de la problématique des interactions
entre phonation et articulation, ce qui peut être discutable dans l’analyse de productions vocales où l’équilibre pneumo-phono-résonantiel joue un rôle essentiel.
Analyse des gestes articulatoires
La voix a pour essence d’être articulée en parole. Là encore, plusieurs
techniques de pointe nous renseignent sur les gestes articulatoires de façon plus
ou moins invasive.
Si les premières observations des mouvements articulatoires s’appuient
sur de l’imagerie par rayons X (Fant, 1960), cette approche n’est plus autorisée
aujourd’hui à des fins de recherche. L’Imagerie par Résonance Magnétique
(IRM) est devenue l’approche communément utilisée pour étudier la position et
la forme des articulateurs. Elle est illustrée sur la Figure 3. Il s’agit d’une technique relativement peu invasive, mais qui implique d’allonger le patient dans
une machine IRM dont le niveau sonore peut être perturbant pour la production
vocale. Même si l’acquisition dynamique se développe peu à peu (voir par
exemple les études récentes de Echternach et al. sur la voix chantée lyrique, e.g.
2010), l’acquisition statique par tenue d’un son vocal sur plusieurs secondes
reste prédominante, limitant donc les possibilités exploratoires de cette technique aux configurations articulatoires quasi-statiques.
Le mouvement dynamique des articulateurs peut se mesurer à partir d’un
articulographe sur le principe de l’électromagnétographie (EMA). Cette technique consiste à suivre le mouvement de marqueurs positionnés sur des points
de chair liés aux articulateurs à étudier. Les marqueurs sont de petites bobines
qui génèrent des courants électriques sous l’effet du champ magnétique auquel
elles sont soumises. Les modèles actuels d’articulographes permettent de mesurer le déplacement de 12 marqueurs à une fréquence d’échantillonnage de 200
Hz. Si cette technique ne permet pas de rivaliser en résolution spatiale avec celle
de l’IRM, elle permet une résolution temporelle très intéressante et nécessaire
pour certaines études.
De plus en plus répandue, la visualisation des mouvements de la langue
par échographie est une alternative intéressante à la technique EMA (Hueber,
2009, 2013). Une sonde ultrasonore est positionnée sous le menton du patient.
Elle permet d’observer le mouvement de la langue dans les plans sagittal et
coronal avec une résolution temporelle de 60 à 100 images par seconde. Cette
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technique permet également un retour visuel des mouvements de la langue pendant la parole, ce qui a potentiellement de belles applications en perspective en
rééducation orthophonique. En effet, l’affichage sur un écran de la forme de la
langue en temps réel rend cette technique très attractive pour les orthophonistes
comme outil de rétroaction visuelle, comme nous le verrons sur quelques exemples mentionnés en Partie 3.
Figure 3 : Exemples de configurations articulatoires observées par IRM sur un sujet
masculin. En haut : voyelles tenues parlées. En bas : sur une même voyelle, geste articulatoire dans la parole et le chant sur deux hauteurs et deux mécanismes laryngés (voix
de poitrine en M1, voix de tête en M2).
Analyse acoustique de la voix
Bien souvent, en cabinet, l’orthophoniste n’a pas à disposition les outils
technologiques que nous venons de décrire. Pour analyser la voix de son patient,
il s’appuie sur la puissance informative de son écoute analytique. Néanmoins,
comment garder trace de cette écoute d’une séance à l’autre ? Comment vérifier
objectivement les ressentis subjectifs ? A peu de frais, il est possible de s’équiper d’un système d’enregistrement des signaux audio : un microphone adapté,
une carte son, un ordinateur. Le choix du matériel est important, en particulier
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celui du microphone (Ternström et Granqvist, 2010). Suivant les recommandations publiées par Svec et Granqvist (2010), la réponse en fréquence du microphone doit être plate (à 2dB près) dans la zone de fréquence d’intérêt (dans
l’idéal de 20Hz à 20kHz), la dynamique appropriée pour permettre l’enregistrement sans distorsion des productions les plus sonores et le rapport signal sur
bruit suffisamment élevé (au moins 15dB) pour permettre l’enregistrement des
productions les moins sonores. Nous reviendrons en Partie 2 sur quelques
aspects techniques à prendre en compte.
Figure 4 : Analyse temps-fréquence du signal acoustique en sortie des lèvres et du
signal électroglottographique (EGG) correspondant, à partir du logiciel OvertoneAnalyzer. Phrase chantée par un baryton ("ave maria").
L’analyse la plus simple à effectuer à partir d’un enregistrement du signal
audio est de représenter visuellement le son par les fréquences acoustiques qu’il
contient et leur évolution au cours du temps, comme le montre la Figure 4.
L’oreille humaine est intégrative et elle ne permet pas toujours de distinguer
avec précision les zones fréquentielles où l’énergie acoustique est renforcée ou
atténuée. L’analyse temps-fréquence d’un son met en évidence les fréquences
qui le constituent, leurs niveaux d’amplitude et leurs variations temporelles.
Cette représentation visuelle d’un son est appelée spectrogramme ou sona-
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gramme. De nombreux logiciels permettent cette visualisation de façon plus ou
moins automatique. Ils permettent de mesurer, sur le signal audio, des paramètres acoustiques d’intérêt pour l’analyse de la voix parlée ou chantée, interprétables pour un clinicien et complément indispensable de l’analyse perceptive. Des
caractéristiques acoustiques de la voix dans la parole peuvent être objectivées,
telles la fréquence fondamentale, l’intensité vocale, la coordination pneumophonatoire, les fréquences formantiques et la richesse harmonique. Quel logiciel
choisir ? Le logiciel WaveSurfer est un logiciel gratuit et simple d’utilisation
pour visualiser et analyser le son, la fréquence fondamentale et la richesse harmonique. Le logiciel Praat est également un logiciel gratuit d’édition et d’analyse du son, mais il diffère par la complexité de son usage. Une connaissance
préalable de l’outil est nécessaire pour pouvoir en faire un bon usage (voir les
tutoriaux et scripts proposés par Gendrot, 2013). Une fois maîtrisé, le logiciel
Praat est un outil complet et paramétrable par l’utilisateur. Conçu pour l’analyse
phonétique de la parole, il permet l’annotation des corpus. Le logiciel Overtone
Analyzer, développé initialement comme un outil de pédagogie vocale, se distingue par une interface très conviviale complétée d’un clavier et d’une portée
musicale, pour un coût modéré (99 €en 2013). Il présente l’avantage de pouvoir
filtrer visuellement des fréquences harmoniques dans le signal analysé pour un
travail ciblé sur l’écoute du timbre par exemple. Par ailleurs, le logiciel Vocalab
est présenté en détail dans un autre article de cette revue.
Le premier paramètre d’importance est la fréquence fondamentale, qui
renseigne sur la hauteur de la voix, sa stabilité au cours de la production, sa
plage de variabilité. La fréquence fondamentale se mesure sur les parties voisées du signal acoustique, c’est-à-dire pour la production vocale qui met en jeu
la vibration des plis vocaux. Sa définition et son calcul requièrent une stabilité
de la durée du cycle vibratoire glottique sur plusieurs cycles consécutifs. Quand
cette durée est modifiée de façon notable d’un cycle glottique à l’autre lors de la
production de voix pathologique, la mesure de fréquence fondamentale perd de
son sens. Il peut être alors intéressant de comparer les durées de cycles glottiques successifs. C’est ce que propose le paramètre vocal connu sous le nom de
jitter, qui représente une mesure des perturbations à court terme de la fréquence
fondamentale du signal sonore exprimée en pourcentage. Le jitter se calcule
comme le rapport entre la moyenne de toutes les différences de durées entre
deux cycles glottiques successifs (en valeur absolue) et la durée moyenne d’un
cycle. Selon le manuel du logiciel Praat, le seuil normal/pathologique de jitter
est fixé à 1,04%. Un jitter élevé reflète une variabilité importante dans la durée
du cycle glottique. Un autre paramètre de perturbation, le shimmer, reflète les
perturbations à court terme de l'amplitude du signal sonore. La moyenne des
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différences entre l'amplitude maximale de deux cycles glottiques successifs (en
valeur absolue) est divisée par la moyenne des amplitudes maximales de chaque
cycle. Le seuil normal/pathologique est fixé à 3,81 % (Roublot, 2003). Ces deux
paramètres de perturbation sont mesurés lors de la production d’une voyelle
tenue. La pertinence de ces mesures dans l’analyse des voix pathologiques est
souvent questionnée (Bielamowicz et al., 1996). Comme le soulignent Baken et
Orlikoff (1997), les mesures acoustiques de la voix, et en particulier les mesures
de perturbation, ne présentent pas de corrélation cliniquement utile avec des
catégories de troubles vocaux spécifiques. Elles ne permettent en aucun cas le
diagnostic.
La capacité à parler fort est reflétée par la mesure de l’intensité moyenne.
Seule une intensité calibrée, indépendante du volume d'enregistrement, permet
une mesure comparative entre enregistrements.
La coordination pneumo-phonatoire peut être évaluée à travers la mesure
du temps maximum de phonation sur une voyelle (TMP en moyenne de 15s
pour les femmes et de 20s pour les hommes), le rapport de durée de la consonne
sourde /s/ divisé par celui de son équivalent sonore /z/ (rapport équivalent à 1
dans le cas d’une coordination optimale). Le rapport de durée entre parties voisées et parties non voisées est également informatif de l’usage vocal du sujet ou
du patient.
L’analyse du signal audio mesuré en sortie des lèvres permet aussi d’estimer la fonction de transfert acoustique du conduit vocal et d’en déduire les fréquences et largeurs de bande des formants. Les formants sont des zones spectrales d’énergie renforcée par l’action de résonance des cavités qui constituent le
conduit vocal. Leur positionnement conditionne notre perception des voyelles.
Pour l’analyse formantique, le logiciel Praat est le logiciel d’analyse de la voix
le plus approprié, car il permet de tracer l’évolution des fréquences formantiques sur l’analyse spectrographique du signal. D’autres paramètres de timbre
reflètent la richesse harmonique, à travers la mesure de rapports d’amplitude
entre les différents harmoniques d’un son voisé.
Analyse perceptive de la voix et du ressenti vocal
L’analyse acoustique utilisée en recherche repose sur des paramètres
vocaux interprétables pour un clinicien et complément indispensable de l’analyse perceptive. De nombreuses approches sont proposées dans la littérature,
dont l’échelle GRBAS, sa version raccourcie, l’index RBH, ou le protocole
CAPE-V (Ziethe et al., 2011) pour n’en citer que trois. L’analyse perceptive de
la voix grâce à l’échelle GRBAS(+I) reste le ‘gold standard’ utilisé en clinique
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et une des approches les plus communément utilisées en recherche (Hirano,
1981 ; Dejonckere, 1993). Cette échelle évalue la sévérité de la dysphonie d’une
voix, à partir de l’écoute orientée sur 5 à 6 facteurs :
• grade G (Grade), le degré global de dysphonie perçue
• raucité R (Roughness), l’irrégularité de la voix
• souffle B (Breathiness), la présence de bruit de souffle sur la voix
• asthénie A (Asthenia), la faiblesse vocale en terme d’intensité et de timbre
• forçage S (Strain), le ressenti d’un effort vocal inadapté
• instabilité I (Instability)
L’analyse perceptive subjective reste encore de nos jours controversée en
recherche (Kreiman et al., 1993). La perception humaine est catégorielle, individuelle et différentielle (Henrich et al., 2008). L’analyse perceptive de la voix va
donc dépendre fortement du jury d’écoute, de son niveau d’expertise et du degré
de consensus entre les juges sur les termes employés et leurs référents en
mémoire. Là où la recherche peut apporter de la rigueur à la clinique est la
modalité des passations. En effet, là où la recherche constitue des jurys d’écoute
avec écoute à l’aveugle, le clinicien est en présence du patient pour l’évaluer. Il
reste à mettre en œuvre une écoute plus détachée de la personnalité et de l’histoire du patient (en proposant éventuellement cette évaluation à un confrère)
afin de réaliser une analyse perceptive plus fiable.
Figure 5 : Questionnaire pour l’évaluation du ressenti vocal en parole par VHI-10.
J=jamais ; PJ=presque jamais ; P=parfois ; PT=presque toujours ; T=toujours. D'après le
rapport INSERM, Autesserre et al., 2006.
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Concernant l’évaluation du ressenti du trouble vocal chez le patient,
l’exemple du Voice Handicap Index (VHI), échelle d'auto-évaluation de la voix
mise au point par Jacobson et al. (1997), reste une des évaluations de choix pour
quantifier l'aspect "invalidant" qu'un trouble vocal peut provoquer sur la qualité
de vie. Le VHI fournit une mesure des conséquences fonctionnelles, émotionnelles et physiques des troubles vocaux, à l’aide d’une échelle applicable à une
grande variété de troubles vocaux. La version initiale, qui comprenait 85 items,
a été réduite à 30 items (Jacobson et al., 1997), puis à 10 items (Rosen et al.,
2004) comme illustré sur la Figure 5 dans sa version française, afin de permettre
une application en clinique. L’évaluation du ressenti vocal par VHI fait également partie d’une batterie d’évaluation clinique de la dysarthrie (BECD, OrthoEditions, Pascal Auzou et Véronique Rolland-Monnoury) et trouve donc une
légitimité dans le domaine de l’auto-évaluation non seulement des troubles de la
voix liés à une dysphonie dysfonctionnelle mais également à un trouble de la
réalisation motrice dû à une atteinte neurologique. Cet outil ayant rencontré un
succès important dans la communauté voix et prenant en compte les aspects
psycho-sociaux des troubles vocaux, deux autres questionnaires ont été développés spécifiquement pour la parole (Speech Handicap Index, Rinkel et al., 2008)
et pour le chant (Morsomme et al., 2007).
♦ Réflexion méthodologique : possibilités et limites des outils
Des signaux analogiques aux données numériques : quantification
des données, précision des mesures et incertitude
Nous vivons à l’ère du numérique et les signaux analogiques captés par
ces différents outils de mesure sont convertis en signaux numériques avant
d’être sauvegardés sur un ordinateur. Cette opération de conversion analogique/numérique a un impact sur les signaux qu’il est important de connaître.
Le premier aspect de cette conversion est l’échantillonnage du signal : il
existe une durée non nulle entre deux mesures successives. La fréquence de
prise de mesure, qu’on appelle fréquence d’échantillonnage, va définir la précision de l’information enregistrée. Plus cette fréquence sera élevée, plus les
variations rapides du signal (fluctuations hautes fréquences) seront prises en
compte. Dans le cas d’un signal audio de parole, il est nécessaire d’avoir de l’information fréquentielle dans toute la bande audible, donc de préférence jusqu’à
des fréquences de 16kHz à 20kHz. Ceci impose d’avoir une fréquence d’échantillonnage au moins deux fois supérieure à la fréquence limite d’intérêt (Théorème de Shannon). Les cartes d’acquisition proposent des fréquences d’échan-
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tillonnage à 44,1kHz ou 48 kHz, ce qui permet de couvrir la gamme des fréquences audibles. Si ces fréquences d’échantillonnage conviennent bien à l’enregistrement de signaux audio, il n’est parfois pas nécessaire de recourir à une
telle précision temporelle pour des signaux qui évoluent lentement au cours du
temps. Certains signaux, les signaux de débit ou de pression aérodynamique par
exemple, ne demandent pas de fréquence d’échantillonnage très élevée car ils
évoluent lentement au cours du temps.
Le second aspect de cette conversion est la quantification du signal : le
signal est décrit par une quantité finie de valeurs du fait de la capacité de codage
(généralement sur 16 bits). La quantification entraîne, comme l’échantillonnage,
une perte de données et un bruit éventuel (bruit de quantification).
La quantification des données entraîne une imprécision sur les données
inhérentes à ce processus. Cette imprécision peut également dépendre de l’outil
de mesure, des conditions d’acquisition. Aucune mesure ne permet d’approcher
la réalité de façon exacte. Evaluer la précision d’une mesure et l’intervalle d’incertitude reflète la qualité d’une approche expérimentale, gage d’une démarche
scientifique rigoureuse et réfléchie. Nombreuses sont les études qui donnent des
mesures à 2 ou 3 chiffres après la virgule, alors que l’outil de mesure ne permet
pas, et de loin, une telle précision. L’évaluation de l’incertitude d’une mesure
nécessite de connaître les caractéristiques de précision de l’outil de mesure et
celles de la conversion analogique-numérique. Il est à mentionner ici que la sauvegarde de données sous des formats compressés, comme par exemple l’encodage mp3 de signaux audio, est à proscrire car il y a toujours une perte d’information dans ces encodages.
Ce que nous dit la mesure et ce qu’elle ne nous dit pas
L’observation, l’estimation ou la mesure d’un phénomène ne sont que le
reflet de sa réalité à travers les lunettes de l’expérimentateur. Soyons donc prudents à ne pas vouloir faire dire à une mesure plus qu’elle n’a à nous dire.
Chaque outil d’analyse de la voix a ses possibilités, mais également ses limites
pour appréhender la complexité du monde réel. Mesurer un phénomène, c’est
tout d’abord s’en faire une idée au préalable, connaître l’ordre de grandeur des
valeurs attendues, avoir des hypothèses sur les résultats attendus.
Citons comme premier exemple les outils de visualisation endoscopique.
Ils projettent des volumes tri-dimensionnels sur un plan en deux dimensions.
Les images nous montrent les structures laryngées et supra-laryngées mises en
jeu, mais elles ne permettent pas de restituer fidèlement les distances entre ces
structures. Un mouvement même faible d’éloignement ou de rapprochement du
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plan glottique implique une diminution ou une augmentation de la taille apparente des structures. Une légère rotation de l’axe de l’endoscope entraîne une
modification de l’angle de prise de vue qui modifie le positionnement relatif des
structures les unes par rapport aux autres. L’information de profondeur est
absente, donnant parfois l’illusion de structures en contact ou à proximité. Les
techniques d’imagerie par résonance magnétique ou par ultrason donnent accès
à des plans de coupe. L’observation de positions articulatoires dans le plan
médio-sagittal, par exemple, ne permet pas de rendre compte de positionnements ou de mouvements latéraux de la langue.
L’électroglottographie, technique très employée pour mesurer le contact
glottique, en est un autre exemple. Elle ne renseigne que sur les phénomènes glottiques en lien avec un contact. Cette technique ne permet pas d’approcher l’onde
de débit acoustique, les caractéristiques d’ouverture glottique, le degré d’écartement des plis vocaux, la localisation de l’ouverture le long de l’axe glottique.
Des outils scientifiques en application clinique ?
Ces outils et techniques dont le chercheur dispose peuvent-ils s’appliquer
dans un cadre clinique, dans la pratique orthophonique quotidienne ?
Il y a très certainement un intérêt à s’inspirer des approches développées
dans le milieu scientifique pour effectuer des mesures objectives du comportement vocal d’un patient. Même si certains paradigmes expérimentaux nécessitent
un équipement sophistiqué et coûteux, c’est le cas de l’IRM par exemple, de nombreux protocoles reposent sur des évaluations parfaitement réalisables en cabinet
orthophonique. L’usage du logiciel Praat qui se répand de plus en plus dans la pratique orthophonique en est un bel exemple illustratif. Il permet à la fois de prendre
les données et de les analyser. Corrélée à l’analyse perceptive de la voix du patient
et à l’auto-évaluation de la qualité de voix, l’analyse acoustique apporte des éléments quantitatifs nécessaires à l’abord de la pathologie vocale. L’analyse de
scènes vidéo permet de conserver une trace de l’évaluation du patient et d’évaluer
à posteriori les gestes posturaux, respiratoires et articulatoires du patient.
Certains outils développés très récemment en recherche présentent un
potentiel à court terme pour l’évaluation vocale en clinique. La dosimétrie ou
accumulation vocale est une technique permettant d’étudier le comportement
vocal en situation écologique. Différents types d’accumulateurs vocaux existent
actuellement sur le marché. Ils consistent en des appareils portables qui mesurent la durée de phonation, l’intensité et la fréquence fondamentale moyenne de
la voix grâce à un accéléromètre fixé sur le larynx. Une étude s’est intéressée à
quantifier la charge vocale au sein d’une population d’enseignants, reconnue
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comme étant des professionnels de la voix (Remacle, 2013). Plusieurs de ces
appareils sont disponibles sur le marché mais actuellement leur prix reste élevé
pour une utilisation en clinique. L’imagerie ultrasonore miniature se développe
également et des sondes ultrasonores se connectant directement en USB sur
ordinateur sont désormais accessibles aux cliniciens et chercheurs non médecins
mais leur prix reste encore élevé (environ 5000 euros). L’imagerie ultrasonore
pourrait permettre d’évaluer le serrage des articulateurs de la parole et fournir
un outil intéressant de rétroaction visuelle pour travailler la position de la langue
dans la parole et dans le chant.
♦ Mise en pratique des outils dans les recherches actuelles sur les
troubles de la voix et de la parole
Les questions de recherche
De nombreuses recherches s’intéressent aux troubles de la voix et de la
parole. Récemment, un panorama des recherches en phonétique clinique a été
présenté par Claire Pillot-Loiseau à l’occasion de la cinquième édition des Journées de Phonétique Clinique. Les thèmes de recherche abordés depuis dix ans
portent de façon générale sur la dysphasie, la dyslexie, les dysarthries, les dysphonies, l’aphasie (Pillot-Loiseau, 2013). Les chercheurs étudient les différents
troubles de la communication dans ses expressions parlées, chantées, chuchotées, les questions d’effort et de forçage vocal. Ils s’intéressent à l’impact sur la
voix et la parole :
1) de modifications anatomiques ou physiologiques de l’appareil de production vocale : paralysies récurrentielles et immobilités cordales, laryngectomies et cordectomies, rhinolalie et fentes palatines ;
2) de perturbations dans la perception multimodale : implants cochléaires,
auditeurs non voyants ;
3) de déficits cognitifs, de troubles sensori-moteurs et neurologiques :
autisme et syndrome d’Asperger, schizophrénie, maladie d’Alzheimer,
bégaiement, maladie de Parkinson, ...
Ils modélisent la physique du comportement, la physiologie du geste
vocal, son impact phonétique.
Depuis plusieurs années à Grenoble, les chercheurs en parole se sont intéressés
à modéliser le fonctionnement de l’appareil vocal normal (Henrich et Savariaux,
2012). Pour citer quelques exemples concrets et sans prétendre à une quelconque exhaustivité, ils modélisent le fonctionnement pathologique avec ajout
de masses sur des modèles de cordes vocales (Pelorson et al., 2013), le rôle des
bandes ventriculaires dans l’effort vocal et le cri (Bailly, 2009 ; Bailly et Hen-
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rich, 2010), ou le mouvement de la langue partiellement amputée (Buchaillard
et al., 2007). Ces études s’intéressent à simuler le fonctionnement perturbé des
cavités glottiques et supra-glottiques afin d’offrir une meilleure compréhension
des troubles de la phonation ou de l’articulation, et d’offrir ainsi de nouvelles
possibilités thérapeutiques. Nombreuses sont les études actuelles sur la voix et
la parole tournées vers l’application en clinique des résultats des travaux de
recherche, que ces travaux soient réalisés in vitro (sur des maquettes reproduisant le comportement physique), ex vivo (sur larynx excisés) ou in vivo (sur
l’humain). Les études sur l’humain s’appuient sur une évaluation stricte et
reproductible du patient à risque de présenter des troubles de la voix ou présentant des troubles de la voix avérés.
Concernant l’usage de technologie de pointe, des chercheurs se sont servis des techniques d’imagerie échographique pour décrire des articulations spécifiques de certaines langues (Zeroual et al., 2011), les aspects statiques et dynamiques de la forme de la langue dans la parole et la déglutition (Stone, 2005) ou
encore pour étudier la parole pathologique comme celle de patients glossectomisés (Bressmann et al., 2007 ; Acher et al., Clinical Linguistics and Phonetics,
accepté). Bernhardt et ses collègues (2003, 2005, 2008) ont utilisé l’échographie
en 2D en rééducation chez des enfants présentant des déficiences auditives, des
retards de parole, un bilinguisme de manière efficace. L’étude de 2008 de Bernhardt et al. démontre que les enfants ayant le moins de troubles articulatoires et
les plus motivés pour faire ce type de rééducation ont eu besoin de moins de 3
heures de rééducation avec rétroaction visuelle pour avoir des bénéfices positifs.
La rétroaction visuelle apportée par l’échographe a permis le développement
des voyelles chez l’enfant malentendant d’après Bacsfalvi et al (2007).
Avec l’avènement des techniques d’imagerie fonctionnelle comme l’IRM
fonctionnelle qui permettent de mettre en évidence l’activité cérébrale chez un
locuteur grâce à la mesure des variations de son volume sanguin cérébral, des
études de neurophonétique font leur apparition. Grâce à la connaissance des
régions cérébrales impliquées dans le contrôle moteur de la voix et de la parole
(voir Jurgens 2002 pour une revue, Grabski et al., 2012 ; Acher et al., Revue
Parole, accepté), il est désormais possible de réaliser des recherches portant sur
l’adaptation du contrôle moteur central après perturbation périphérique des
organes phonatoires.
Comment se construit un protocole de recherche
Un protocole de recherche a pour but d’étudier une problématique innovante et ciblée. Le protocole doit répondre à une ou plusieurs questions de
recherche formulées sous forme d’hypothèses.
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Dans le cadre des protocoles utilisés dans le domaine de la voix, les protocoles les plus développés comportent un interrogatoire du sujet, l’observation
de son comportement vocal, l’analyse perceptive de sa voix, une évaluation instrumentale poussée et la prise en compte de son ressenti vocal. Ces évaluations
s’apparentent à celles effectuées en bilan orthophonique sur un seul locuteur.
Ainsi, les protocoles de recherche, notamment en pathologie vocale, ne se développent pas au détriment de leur utilisation en bilan et rééducation orthophonique. A la différence d’un bilan orthophonique, le protocole de recherche a
pour but de répondre à une question de recherche dont la réponse va pouvoir
être généralisable à la population d’étude et plus largement si l’échantillon est
suffisamment grand et homogène.
Le contenu du protocole va être déterminé en fonction des questions de
recherche. C’est en particulier le cas pour le choix de la modalité de parole : lecture de texte, parole spontanée, voyelles tenues ou séquences syllabiques produites hors contexte ou insérées dans des phrases porteuses. Les paramètres à
mesurer et les outils techniques correspondants seront également choisis préalablement. Même si certains de ces outils ne sont pas accessibles dans un cadre
clinique de rééducation orthophonique, de nombreux protocoles reposent sur
des évaluations écologiques parfaitement réalisables en cabinet orthophonique.
Leur pertinence sera éventuellement testée dans une étude pilote de petite envergure.
La question de l’éthique de l’étude sera réfléchie en amont, car les
recherches menées sur l’humain ne doivent pas porter atteinte à l’intégrité de
l’individu. Selon le caractère plus ou moins invasif du protocole de recherche, il
faudra éventuellement avoir recours à une demande d’avis auprès d’un comité
d’éthique local (le Comité d'éthique pour les recherches non interventionnelles
(CERNI) créé sur le site de Grenoble en 2010 en est un bon exemple), ou au
dépôt d’une demande d'avis à un Comité de protection des personnes (CPP) qui
est un acteur essentiel de l’encadrement de la recherche biomédicale. Il existe
également des sites sur la toile qui répertorient les protocoles de recherche clinique sur des sujets humains (ClinicalTrials.gov par exemple, mis en place par
l’Institut National de Santé américain).
L’analyse des données
Acquérir des données n’est qu’une étape d’un long processus qui englobe
une réflexion sur la question de recherche et sa discussion à la lumière des expériences de recherche menées sur le terrain ou en laboratoire. L’analyse des données en est une autre, qu’il est souhaitable de mettre en place et de valider par
une étude pilote avant même la prise de mesure sur les sujets.
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La première étape de l’analyse des données porte sur la mise en forme
des données brutes acquises. Il s’agit ainsi de faire une synthèse des résultats
individuels obtenus pour chaque sujet, de transformer un nombre important de
données brutes (des images en grand nombre, par exemple) en chiffres, en
courbes, en contours, qui auront du sens par rapport à la question de recherche.
L’aboutissement de cette étape est la mise en place d’un tableau de données et
de figures descriptives. Différents logiciels de calcul sont à disposition pour ce
faire, comme Praat ou Matlab.
La seconde étape de l’analyse des données s’intéresse à l’exploration statistique des hypothèses émises sur la question de recherche. Les tendances
observées ont-elles un sens, ou sont-elles liées à la variabilité inhérente à toute
expérience ? Peut-on confirmer les hypothèses formulées ou doit-on les rejeter ?
L’analyse statistique des données est une étape de prise de recul sur la mesure,
afin de faire ressortir ce qui est significatif de ce qui ne l’est pas. Différents logiciels sont là aussi à disposition pour conduire ces analyses de façon plus ou
moins automatique : citons par exemple le logiciel R, ou SPSS. Néanmoins,
l’outil statistique doit être maîtrisé ou utilisé en collaboration avec une personne
compétente en statistique, car le choix des analyses statistiques menées n’est pas
anodin : il doit être bien réfléchi en amont des expériences et requiert en soi une
expertise indépendante de l’outil logiciel.
Conclusion
Les progrès technologiques et les avancées scientifiques permettent au
chercheur qui s’intéresse à l’analyse de la voix dans ses diverses formes d’expressions (parole, chant, murmure, cri, …) de disposer d’outils exploratoires de
plus en plus évolués et maîtrisés. Certains des outils scientifiques d’aujourd’hui
portent les germes des outils orthophoniques de demain. D’autres peuvent déjà
s’appliquer dans un cadre clinique, de l’objectivation d’un comportement vocal
dans le cadre d’un bilan de voix au suivi d’une rééducation de la voix, de la
parole ou du chant.
La communication vocale humaine est un phénomène complexe, dont la
compréhension appelle à une interaction et des collaborations fortes entre le
milieu orthophonique et le milieu de la recherche scientifique. Le défi actuel est
de développer une recherche clinique qui appuie sa base sur les connaissances
acquises et les questionnements issus d’une pratique rééducative quotidienne, et
qui se construit dans une approche scientifique rigoureuse et reproductible.
L’approche scientifique la plus rigoureuse en recherche sur la voix et la
parole s’appuie sur un protocole qui met en correspondance des données acous-
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tiques, articulatoires, comportementales, praxiques et de qualité de vie. La
confrontation de ces différentes données permet d’envisager l’évaluation du
patient dans son ensemble sans s’affranchir d’une approche la plus écologique
possible
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Produits commerciaux mentionnés
EGGs for singers : http://www.eggsforsingers.eu
Overtone Analyzer : http://www.sygyt.com
Praat : http://www.fon.hum.uva.nl/praat
WaveSurfer : http://www.speech.kth.se/wavesurfer
Tutorial Praat
Gendrot, C. (2013) http://lpp.in2p3.fr/Equipe/cedric_gendrot/scripts.htm
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Liens entre clinique et recherche
Construction d’une base de données de voix :
intérêt pour la recherche en orthophonie et le
partage de pratiques
Etienne Sicard, Anne Menin-Sicard, Stéphanie Perrière
Résumé
Cet article porte sur l’intérêt d’une base de données de voix accessible à tous les orthophonistes qu’ils soient cliniciens ou chercheurs. Dans le cadre d'une démarche de recherche au
laboratoire LURCO, équipe ERU 15, une base de données en ligne est en cours de réalisation. Elle couvre de très nombreuses pathologies et âges classés suivant une nomenclature
internationale. Les échantillons de voix sont principalement une voyelle /a/ en voix normale,
ainsi qu’une sirène sur les sons /ou/ ou /a/, avant et après rééducation orthophonique. Dans
cette base de données, nous proposons des fiches formalisées avec une aide à l’interprétation des analyses spectrales fournies par le logiciel Vocalab et des axes thérapeutiques
adaptés à chaque type de pathologie. La démarche permet de promouvoir la recherche, et
s’inscrit dans le cadre des pratiques probantes. Elle est aussi destinée à servir la pratique
clinique.
Mots clés : voix pathologiques, rééducation, base de données, classification, recherche,
marqueurs de pathologies, partage de pratiques.
The construction of a voice database: its usefulness for conducting
speech pathology research and for dissemination of best practice
Abstract
This article highlights the usefulness of a voice database which can be used by all pathologists, whether clinicians or researchers. As part of a research program conducted at the
LURCO laboratory by the team ERU database of pathological voices is in the process of
being created. It covers many different pathologies and a wide age span, classified according to an international classification system. The voice samples are mainly a vowel /a/ produced by a normal voice, and a siren exercise on the sounds /ou/ or /a/ before and after
speech therapy. The interpretation of spectral analyses and objective voice quality indicators
provided by the software Vocalab, as well as relevant therapeutic axes, are provided for each
type of pathology. This approach contributes to the promotion of research and is an example
of evidence-based practice. It is also intended to serve clinical practice.
Key Words : voice pathology, therapy, database, classification, research, indicators of pathology, dissemination of best practice.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Etienne SICARD
Professeur, Directeur de Recherches au
LURCO
INSA/GEI, 135 Av de Rangueil
31077 Toulouse
Courriel : [email protected]
Anne MENIN-SICARD
Orthophoniste
Master en Sciences du Langage
Chercheur associée au LURCO
8 rue de Nîmes
31400 Toulouse
Courriel : [email protected]
Stéphanie PERRIÈRE
Orthophoniste
Chercheur associée au LURCO
Institut Universitaire de la Face et du Cou –
Nice
10 avenue Durante
06000 Nice
Courriel : [email protected]
L
’orthophonie doit se doter d’outils performants, précis, complets permettant de cibler la rééducation et d’augmenter ainsi l’efficacité thérapeutique. Dans le cadre de la reconnaissance du niveau master en orthophonie récemment acquis, la nécessité de répondre aux normes internationales
d’Evidence-Based Practice (Pratique basée sur des données probantes) s’impose.
Dans le cadre d’une démarche de recherche de l’ERU 15 du laboratoire LURCO,
nous avons souhaité sélectionner et mettre en œuvre un ensemble d’indicateurs
de pathologies de la voix pertinents, afin d’accompagner la rééducation orthophonique de manière illustrative, informative et précise. Une étude bibliographique a été conduite pour comprendre et évaluer la pertinence des marqueurs de
pathologie les plus communs (Sicard & Menin-Sicard, 2013b), afin de sélectionner un ensemble d’indicateurs le plus pertinent. Pour valider ces indicateurs et
définir leurs seuils de pathologie associés, il s’est avéré indispensable de
construire une base de données de cas de voix pathologiques conséquente. Le but
de cet article est d’expliciter les principales étapes que nous avons franchies pour
construire et mettre à disposition cette base de données. De plus, en adéquation
avec les référentiels élaborés pour la formation de Master en Orthophonie, nous
avons associé à une sélection de cas de voix pathologiques des fiches de synthèse
incluant des données de bilan et de rééducation, que nous proposons de détailler
aussi.
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Dans cet article, nous exposons en première partie notre méthodologie,
puis nous détaillons l’élaboration de la base de données, les protocoles utilisés
et des outils statistiques spécifiquement développés, ainsi que les principaux
résultats sur une centaine de cas de voix. Dans une deuxième partie, nous
détaillons la fiche permettant de synthétiser et illustrer l’évolution des performances avant et après rééducation. Nous synthétisons ensuite les étapes de la
démarche, discutons de l’intérêt de la base de données et de la fiche synthétique,
et concluons sur des démarches prospectives.
♦ Méthodologie
Nous détaillons tout d’abord la nomenclature utilisée pour le classement
des pathologies de la voix, donnons quelques éléments sur la construction de la
base de données de cas de voix, notamment sur les aspects confidentialité, protocoles, formatage et mise en ligne.
Nomenclature
La base de données décrite dans cet article utilise une nomenclature pour
coder les noms de fichiers de voix, permettant ainsi de connaître la pathologie
associée. Cette nomenclature, découpant les pathologies de la voix en 9 classes
principales (voir liste ci-dessous), est une traduction de la classification proposée dans l'ouvrage de Verdolini (2006), travail commandé à l’origine par l'American Speech-Language-Hearing (ASHA). Le détail de cette nomenclature est
reporté en annexe N°1, et peut être consultée en ligne au format numérique
(Sicard & Menin-Sicard, 2012).
1000 MALADIES DU LARYNX STRUCTUREL
2000 INFLAMMATION DU LARYNX
3000 TRAUMATISME OU BLESSURE DU LARYNX
4000 CONDITIONS SYSTEMIQUES INFLUENCANT LA VOIX
5000 TROUBLES AERODIGESTIFS AFFECTANT LA VOIX
6000 TROUBLES PSYCHIATRIQUES ET PSYCHOLOGIQUES
7000 TROUBLES NEUROLOGIQUES AFFECTANT LA VOIX
8000 AUTRES TROUBLES AFFECTANT LA VOIX
9000 AUTRES TROUBLES VOCAUX
Table 1 : Classification des pathologies de la voix proposée (Verdolini, 2006)
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Le choix de cette classification s’est imposé de par le rayonnement international des travaux de Verdolini, la caution de l’ASHA, la structuration pertinente, mais surtout une description détaillée de chaque pathologie, étayée de
nombreuses références, qui constitue un véritable état de l’art des connaissances
sur les pathologies de la voix (Verdolini, 2006).
Présentation de la base de données
De nombreuses banques de données de voix sont citées dans les publications scientifiques traitant de l’évaluation et la rééducation de la voix. Nous listons une sélection d’articles traitant de ce sujet dans (Sicard & Menin-Sicard,
2013b). La plupart de ces études portent sur une centaine de cas de voix, en
général pour moitié normales et pour l’autre moitié des cas de pathologies
variées. Certaines études de synthèse telles que Wuyts (2000), Ghio (2008) ou
Werth (2010) portent sur plusieurs centaines jusqu’à plus d’un millier de cas de
voix. Dans la plupart des cas, les échantillons sonores et les données de base
caractérisant le patient ne sont pas accessibles gratuitement, mais sont soit associés à une licence logicielle (comme pour le Multi-Dimensional Voice Program,
Deliyski 2012), soit classés confidentiels et restreints à un usage interne en
milieu hospitalier, donc difficilement accessible pour les orthophonistes.
Dans le cadre de l’ERU 15 du laboratoire LURCO, 200 cas de voix ont
été regroupés, dont 150 environ sont pathologiques, avant et après rééducation
orthophonique. Les échantillons mis en ligne concernent principalement la production d'une voyelle /a/ en voix conversationnelle, d'une durée de quelques
secondes, et des sirènes. Dans le respect de la confidentialité de l’identité des
patients selon les règles de la CNIL, l'objectif est mettre les échantillons sonores
librement accessibles sur Internet (Sicard & Menin-Sicard, 2012). Les orthophonistes partenaires de l’ERU 15 ont effectué un enregistrement de voyelle /a/
et de sirène (/a/, /ou/), tout d’abord en bilan, puis en fin de rééducation. Les
spectres des voix ont été analysés et commentés, complétés par une description
des axes thérapeutiques et des résultats fournis par les indicateurs du logiciel
VOCALAB (Sicard & Menin-Sicard, 2013) dans une fiche de synthèse
construite à cet effet. Un exemple de fiche est détaillé en deuxième partie de cet
article.
Le but de la base de données est d’intégrer les pathologies de voix les
plus diverses, tout en couvrant des âges, sexe et contextes d’enregistrement différents. Les échantillons sonores sont de qualité variable, plus ou moins bruités,
tels que produits dans des cabinets d’orthophonie et non dans des cabines audiométriques. Bien qu’enregistrés selon des consignes similaires, les échantillons
sont capturés avec des microphones et chaînes d’acquisition pouvant altérer la
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qualité de différentes façons : bruit 50 Hz, sifflements, bruit d'ordinateur, coupure basse ou haute fréquence, parasites divers, résonnance, amplification de
certaines bandes de fréquences. Cette grande variabilité de conditions d’enregistrement constitue un défi pour l’interprétation des résultats issus d’outils d’évaluation objectifs, dans la mesure où le bruit, la faible dynamique, les interférences diverses influent sur les résultats eux-mêmes. Nous pouvons ainsi tester
les limites des outils et évaluer les biais méthodologiques de la collecte des données, permettant de développer un regard critique sur les résultats des indicateurs recueillis en situation clinique.
Protection de l’identité des patients
Avant de procéder aux enregistrements, il est demandé à chaque patient
de lire, compléter et signer un consentement écrit pour droits de recherche, dont
le texte a été négocié avec le représentant CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) de l’hébergeur de la base de données. L’idée du texte
est de s’assurer que toutes les précautions ont été prises pour qu’aucune donnée
permettant une identification précise du patient ne sorte du cabinet d’orthophonie, tout en acceptant que les échantillons de son soient bien exploités librement
à des fins de recherche orthophonique.
De ce fait, les phrases complètes, qui permettaient une identification
potentielle du patient, sont proscrites. Toute portion de dialogue présente dans
les échantillons sonores fournis par les orthophonistes sera aussi éliminée, avant
de procéder à la mise en ligne. Seul le codage des fichiers permet de remonter à
l’orthophoniste qui a procédé à l’enregistrement, qui elle seule connaît les données personnelles du patient.
Protocole
Afin d'exploiter les fichiers sons avec VOCALAB dans les meilleures
conditions, les recommandations précises sont spécifiées et concernent le
réglage de la carte son, le codage du nom du fichier. Une fiche fournit des explications sur la consigne adressée au patient et sur les modalités de passation.
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Table 2 : Protocole utilisé pour enregistrer les voix des patients, portant sur une voyelle
/a/ et une sirène
Le choix du protocole et des consignes a fait l’objet de plusieurs discussions et ajustements dans l'équipe de recherche. Pour que les comparaisons
soient valides, il était indispensable de conserver les mêmes consignes et le
même matériel phonétique d’un enregistrement à l’autre. Un consensus a été
trouvé sur le fait que le phonème [ou] est très spontanément utilisé pour la
sirène car il offre une impédance ramenée sur le larynx relativement élevée, ce
qui met le patient en situation de confort et lui permet de balayer plus aisément
son étendue vocale.
Enregistrement et Mise en ligne
Afin d’assurer la cohérence et une certaine homogénéité de la base de
données, l’ensemble des échantillons sonore subit un traitement identique,
décrit à la figure 1. L’orthophoniste enregistre la voix du patient selon le protocole défini dans le tableau précédent. Il transmet à l’administrateur les informations nécessaires pour le codage du fichier. Celui-ci ajoute les informations sur
un tableau de suivi. Après écoute, l’administrateur décide ou non de la mise en
ligne du fichier, après une phase d’égalisation, de découpage de la partie pertinente, et un éventuel nettoyage de bruits ou de voix parasites.
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Figure 1 : protocole de mise en ligne de fichiers de voix dans la base de données
Figure 2: Fichier de voix nécessitant une égalisation (voix trop faible) et la sélection de
la portion de voyelle pertinente (ici la partie centrale)
La figure 2 donne l’exemple d’un fichier de voix comportant 3 portions
dont seule la partie centrale est intéressante, et nécessitant une amplification car
le niveau sonore est ici trop faible. Une vérification visuelle est aussi faite sur la
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détection du fondamental de la voix, dont dépend grandement la fiabilité des
calculs des indicateurs de pathologie de la voix. Les noms de fichiers sont codés
selon une terminologie précise, afin de faciliter leur exploitation. Les noms de
fichier comportent des informations de type <orthophoniste>, <numéro>, <type
de son>, <avant/pendant/après rééducation>, <sévérité>, <nomenclature>,
<genre>, <âge>. La sévérité est un indicateur du grade de pathologie selon les
repères VHI (Jacobson, 1997) (40VHI = 40 sur l'échelle Voice-Handicap-Index),
auto-évaluation VOCALAB (Sicard, et Menin-Sicard, 2013a) (12AE = 12 sur
l'échelle d'auto-évaluation) ou GRBAS (Hirano, 1981) (3GR = 3 sur l'échelle
Grade, Rough, Breathy, Asthenic, Strained). Le VIH et la GRBAS sont précisément décrits dans un autre article de ce numéro.
Les pathologies associées à chaque fichier sont décrites au moyen d'une
nomenclature inspirée de l'ouvrage de Verdolini (Verdolini, 2006). Par exemple
"SP001-a-avant-12AE7120F44.WAV" fait référence à l'enregistrement par l’orthophoniste d’initiales « SP » du patient 001, pour un son /a/, avant rééducation.
L'auto-évaluation est chiffrée à 12 (12AE), le patient souffrant de la pathologie
7120 (Paralysie unilatérale du nerf laryngé). Il s'agit d'une femme de 44 ans (F44).
L’exploitation de la base de données de voix par les logiciels PRAAT et VOCALAB, ainsi que la fusion des données et le calcul statistique sont décrits à la
figure 3.
Figure 3 : Principe d’exploitation de la base de données de voix avec les logiciels
PRAAT et VOCALAB à des fins de comparaisons statistiques
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Les enregistrements de voix ont été placés sur un serveur de l’INSA de
Toulouse (Sicard & Menin-Sicard, 2012), permettant un libre accès pour les
orthophonistes, sans création de mot de passe. La page se présente sous la forme
de la figure 4. Le classement est effectué par type de pathologie, avec le codage
associé (Verdolini, 2006), suivi de l’âge et du sexe du patient. Les sons avant et
après rééducation sont ensuite mis en ligne, avec un commentaire très succinct.
Pour certains cas, une fiche récapitulative complète l'enregistrement et comprend : notes sur le bilan initial, des axes thérapeutiques et un avis sur les indicateurs avant/après rééducation, selon le formalisme décrit à la section 2 « Formalisation de la fiche ».
Figure 4 : Base de données de cas de voix pathologiques et explication des informations
du tableau
Outils Statistiques
Un outil de calcul statistique a été implémenté dans VOCALAB en support au développement de la base de données. Sa vocation première est de vérifier la cohérence de la base de données et de générer des illustrations simples
afin d’identifier rapidement des échantillons sonores singuliers, permettant de
remonter ainsi à d’éventuelles erreurs d’enregistrement, de codage, de mise en
forme, ou encore à des défauts dans les calculs des indicateurs. L’outil permet
aussi d'une part d’extraire des tendances sur un grand nombre de cas de voix, et
d'autre part de les comparer à la littérature.
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L’outil de calcul statistique de VOCALAB est décrit à la figure 8. Il a été
intégré à la médiathèque, et dispose de tous les fichiers de voix avant et après
rééducation, ainsi que les voix normales telles qu’elles apparaissent en ligne
(Sicard & Menin-Sicard, 2012). L’utilisateur peut choisir parmi un choix d’indicateurs en X et en Y, obtenant ainsi des détails sur le coefficient de corrélation.
Chaque point de l’espace X,Y correspond à un fichier. La distribution statistique
de la variable choisie à l’axe X (ici l’instabilité en hauteur sur tout le son évaluée par VOCALAB) apparaît au-dessus du nuage de points. Le coefficient de
corrélation évolue de 0 (aucune corrélation) à 1 (corrélation totale).
Différentes sélections de types d’échantillons sont possibles, telles que les
classes de pathologies, ou encore le sexe du patient. Dans le cas de la figure 8,
l’indicateur d’instabilité en hauteur est comparé à l’indicateur d’altération de
l’attaque. La distribution des points sur l’axe horizontal se présente sous une
forme gaussienne centrée autour de 1.3 environ. Le coefficient de corrélation
entre les deux variables est évalué à 0.61, ce qui indique une corrélation significative (car au-dessus de 0.5).
Figure 8: Outil de calcul statistique dans VOCALAB
Synthèse des résultats
Une étude sur 150 cas de voix pathologiques a été conduite dans le cadre
de l’ERU 15 du laboratoire LURCO, dans le but d’évaluer la pertinence des
marqueurs de pathologie de la voix existant dans PRAAT et proposés dans
VOCALAB. Le logiciel PRAAT a été programmé pour permettre une extraction
automatique des indicateurs de type Jitter, Shimmer et Harmonic/Noise Ratio
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(HNR) sur tous les échantillons. Les indicateurs de VOCALAB ont porté sur
l’intégralité du son ou sur une portion de 1 seconde après l’attaque. Nous avons
pu confirmer que les indicateurs au sein d’une même famille de Jitter et Shimmer sont très fortement corrélés, mais aussi que le Shimmer et HNR dans
PRAAT sont fortement corrélés, alors qu’ils ne ciblent pas les mêmes phénomènes (Sicard, Menin-Sicard, & Perrière, 2013).
Nous avons aussi mis en évidence une grande sensibilité des algorithmes de
détection d’amplitude au bruit d’enregistrement. De manière surprenante, les indicateurs de hauteur de VOCALAB et Jitter de PRAAT sont peu corrélés, probablement parce que VOCALAB mesure le moyen et long terme, PRAAT le court
terme. Une bonne connaissance du paramétrage des outils PRAAT s’avère donc
nécessaire pour améliorer les résultats d’extraction du fondamental pour des
pathologies sévères. Une calibration des indicateurs VOCALAB d’après PRAAT,
qui avait été envisagée au commencement de l’étude, s’avère peu pertinente, les
indicateurs étant difficilement comparables, à l’exception du rapport signal/bruit.
Nous avons aussi utilisé une trentaine de cas de voix normales (12 H, 18
F, âges variant de 15 à 80 ans). Le critère retenu pour considérer une voix
comme normale consistait à n’avoir qu’un indicateur sur cinq au-dessus du seuil
de pathologie, l’échantillon sonore étant jugé par ailleurs comme normal à l’audition par un orthophoniste spécialisé dans la prise en charge des troubles de la
voix. Cette base de voix normales a permis notamment de vérifier que chaque
indicateur dans VOCALAB mesurait un phénomène bien différencié (Sicard &
Menin-Sicard, 2013a).
Les choix effectués sur les indicateurs de VOCALAB ont été plutôt
confortés que remis en question par cette étude de par leur pertinence pour les
choix d’axes thérapeutiques, leur cohérence avec l’évaluation perceptive et
l’auto-évaluation telle qu’abordée par Menin-Sicard (2013). Cependant, la prise
en compte des indicateurs dans les bilans et dans les rééducations est à relativiser du fait de la variabilité des valeurs obtenues selon les enregistrements, les
chaînes d’acquisition, le matériel utilisé ou simplement le mode opératoire du
clinicien.
♦ Formalisation de la fiche
Motivations
La nécessité d’élaborer une fiche analytique synthétisant les différents
indicateurs objectivés par le logiciel s’est rapidement imposée. D’une part elle
représente un support structuré et synthétique ayant pour fonction de proposer
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une alternative au compte-rendu de bilan classique en formalisant les données
sous forme de tableaux facilement lisibles. D’autre part elle permet une traçabilité des résultats obtenus au moment de l’évaluation initiale en fournissant une
grille d’analyse tout au long de la rééducation vocale, un repérage normatif de
l’image de la voix à un moment T. En outre, cette grille nous semble d’autant
plus pertinente qu’elle permet aux orthophonistes d’affiner leur vision de la
pathologie afin de les aider à mettre en place des axes thérapeutiques ciblés et
plus adaptés aux marqueurs pathologiques.
Dans la logique de cette démarche, nous avons établi un comparatif
"avant-après" afin d’estimer les résultats obtenus dans le temps, et par conséquent, l’efficacité de la prise en charge. Pourquoi certains indicateurs s’améliorent-ils, et d’autres non ? La direction prise par le thérapeute est-elle la bonne ?
La formalisation de la fiche renvoie à la pertinence des indicateurs et à l’importance accordée à ceux-ci dans la prise en charge, permettant une hiérarchisation
et une éventuelle réorientation des axes thérapeutiques en fonction des progrès.
Par ailleurs, l’objectivation des résultats constitue une source de motivation et
de réassurance considérable du côté du patient qui voit ainsi son investissement
récompensé.
La mise en parallèle du qualitatif et du quantitatif, du perceptif et de
l’acoustique est également au cœur de notre réflexion puisque les corrélations
entre ces différents domaines sont évaluées. Il reste en effet primordial d’étayer
et d’enrichir les indicateurs par une réflexion tant du côté du thérapeute que de
celui du patient. L’auto-évaluation est-elle en rapport avec les résultats obtenus ? La perception subjective du rééducateur diffère-t-elle de l’analyse objective et pourquoi ? Chaque item est donc complété par des remarques qualitatives
permettant d’établir des liens entre les indicateurs et la démarche clinique grâce
aux compétences du rééducateur.
Structure
La fiche proposée (voir détail en Annexes 2 à 7) se découpe en quatre parties.
v Une première partie : la fiche d'analyse vocale (Annexe 2) regroupe des informations générales sur le patient et spécifiques sur le trouble vocal. Elle comprend :
1. L’anamnèse incluant les références du patient et sa pathologie ; le motif
de consultation et la plainte.
2. La conclusion de l’examen laryngé réalisé par l’ORL ou le phoniatre.
3. L’histoire de la maladie rendant compte de l’état de santé, des traitements
en cours, des épisodes antérieurs, du contexte d’apparition du trouble.
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4. Les troubles associés en fonction des différentes sphères médicales associées au trouble vocal.
5. Les habitudes de communication indiquant le niveau d’utilisation et
d’éducation vocale ; la variabilité du trouble ; les facteurs favorisants ou
déclenchants.
6. Le profil psychologique établi autour des répercussions liées au trouble,
du comportement du patient face au trouble ainsi que de sa motivation et
son adaptation à la rééducation.
7. L’examen du geste vocal prenant en considération la posture et le mode
respiratoire du patient, le niveau d’articulation et la fluence.
v Une seconde partie (Annexe 3) axée sur l’auto-évaluation et la perception
subjective du clinicien qui propose :
1. L’auto-évaluation du confort, des performances, de la qualité, de l’endurance et de l’adaptation de la voix en fonction d’un score de 0 à 25. La
gêne étant alors évaluée selon 5 grades : absence de gêne ; gêne discrète ;
gêne modérée ; gêne marquée ; gêne sévère.
2. La corrélation entre l’analyse subjective de l'orthophoniste et objective par logiciel permettant d’établir le lien entre les indicateurs et la perception du thérapeute
v Une troisième partie (Annexe 4) synthétisant les différents indicateurs de
pathologie pour lesquels la norme est ramenée à 1 dans un souci de facilité
d’utilisation :
1. Le rendement laryngé avec le temps phonatoire, le rapport s/z, l’attaque
et l’endurance.
2. La stabilité de hauteur et d’amplitude reprenant les variations du Fo à
moyen terme (jitter et portrait de phase) et les variations de la puissance à
moyen terme (shimmer).
3. La hauteur comprenant le calcul du fondamental usuel moyen, l’étendue
vocale et la présence des 2 mécanismes laryngés.
4. La dynamique vocale avec le phonétogramme permettant d’estimer
l’étendue vocale dans les différents modes de production (murmure,
conversation, voix impliquée, appel).
5. Le timbre et la richesse harmonique avec le ratio bruit/signal qui détermine la propreté du son ; le ratio Fo/harmonique qui définit la répartition
d’énergie entre le fondamental et les deux premiers formants ; le timbre
extra-vocalique et l’utilisation des résonateurs.
v Une dernière partie synthétisant les troubles observés et les axes thérapeutiques possibles sous forme de tableau.
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Table 3 : Synthèse des troubles observés et axes thérapeutiques possibles
La création de cette fiche permet d’extraire un canevas commun aux
orthophonistes, conduisant ainsi à un partage de critères d’analyse définis, à une
homogénéisation des pratiques indispensable à la transmissibilité des données,
et à une présentation synthétique du projet thérapeutique.
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♦ Discussion
La construction de cette base de données s’inscrit dans la dynamique
actuelle des pratiques de mutualisation des données à des fins de recherche.
Grâce à cette synergie, nous allons plus loin dans la démarche clinique. Grâce
au système de fiche synthétique, nous proposons pour la première fois de mettre
à disposition une expertise thérapeutique ciblée et spécifique à chaque cas. Cette
base de données qui s’enrichira au fil du temps est une ressource fondamentale
pour la recherche en orthophonie. Ce travail permet avec le recul d’avoir un avis
objectif sur la pertinence du choix des indicateurs (détecteur d’attaque, pauvreté
harmonique, instabilité à moyen terme).
La comparaison avant/après permet de légitimer l’intervention orthophonique et de valider la démarche thérapeutique. La mutualisation de l’expertise
orthophonique est ainsi initiée.
Ce travail permet en outre une analyse comparative des marqueurs sur
une sélection de voix et un prototypage par pathologie. Etudier les limites des
indicateurs, notamment dans le cas de voix très altérées est aussi un objectif de
l’ERU.
Notre objectif principal est l’élargissement des cas couverts par la base de
données, en faisant appel aux orthophonistes pour augmenter la diversité des cas
traités en termes d’âge, de sexe et de pathologie. Le point novateur reste la comparaison des voyelles et sirènes avant et après rééducation.
♦ Conclusion
Dans cet article, nous avons décrit une démarche originale de construction d’une base de données couvrant un large éventail de pathologies de la voix,
sous forme d’échantillons sonores avant et après rééducation orthophonique.
Nous avons explicité les étapes de construction de cette base de données, en particulier la nomenclature, le respect de la confidentialité et les étapes de vérification de la cohérence des informations mises en ligne. Nous avons ensuite
détaillé un format de fiches permettant de synthétiser les résultats d’analyse, les
axes thérapeutiques, et l’exploitation des indicateurs tels que ceux fournis par
VOCALAB et PRAAT. Puis nous avons discuté de l’intérêt de cette mutualisation des données et d'expertise orthophonique qui concerne l’accompagnement
des patients porteurs de pathologie vocales variées.
Du point de vue des perspectives, nous souhaitons développer les
échanges et enrichir les fiches pratiques, au travers de la mise en commun d’expérience en termes d’axes thérapeutiques, dans une démarche coopérative et
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fédératrice. La pluralité des approches est aussi encore peu abordée, et devrait
se développer dans le futur. Enfin nous envisageons de repositionner la base de
données dans un contexte international, avec une traduction de certaines pages
web en Anglais. Les échantillons /a/ et sirène étant assez génériques, ils pourraient à l’avenir être ouverts aux orthophonistes hors de la sphère francophone.
Elle s’enrichira progressivement grâce à la coopération de plusieurs experts
dans le domaine qui accepteront de coopérer. Plus le nombre de cas sera important et plus les indicateurs seront précis et pertinents.
Nous envisageons par la suite une étude de l’évolution des marqueurs au
cours de la rééducation pour un choix restreint de pathologies, probablement les
plus fréquentes et l’élaboration de profils types (Z score) en fonction des pathologies. Cette base de données offre un vaste champ d’investigation et d’études
possibles, à savoir la corrélation entre auto-évaluation et marqueurs objectifs et
corrélations entre marqueurs objectifs et analyse perceptive. Ces recherches
feront l’objet de conférences et de publications dans des revues scientifiques.
Elles ouvrent un large champ d’application pour des études sur la voix dans le
cadre des mémoires de fin d’étude.
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Annexe 1 - Nomenclature
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Annexe 2 :
Fiche d’analyse vocale - informations générales
et spécifiques sur le trouble vocal
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Annexe 3 :
Fiche d’analyse vocale - Auto-évaluation du patient
et corrélation avec la perception subjective du clinicien
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Annexe 4
Fiche d’analyse vocale – Analyse objective
Figure A-1: Rendement laryngé
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Figure A-2 : Stabilité de hauteur et d’intensité
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Figure A-3 : Analyse de la hauteur et illustration des progrès pour une sirène (avant/après rééducation)
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Figure A-4 : Analyse de la dynamique vocale avant/après rééducation
Figure A-5 : Analyse du timbre de la voix
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Liens entre clinique et recherche
Recherche clinique en orthophonie : comment la
clinique des troubles du langage écrit vient
bousculer les modèles théoriques
Sylvie Raynaud
Résumé
Après avoir été essentiellement empirique et pratique, l’orthophonie a évolué progressivement vers une démarche scientifique empruntant à la psychologie cognitive et à la neuropsychologie leurs modèles. L’étude des troubles du langage écrit nous montre que la clinique
déborde largement ces modèles, les interroge, et parfois les remet en question. Une voie de
recherche spécifique à l’orthophonie est possible en empruntant à la sociologie les méthodologies de recherche de terrain.
Mots clés : orthophonie, modèles, lecture, sociologie, terrain.
Clinical research in speech and language pathology : an example of
how a clinical approach to written language can change theoretical
models
Abstract
After being characterized by a strong empirical and practical orientation, speech therapy has
progressively evolved towards a scientific approach, drawing its models from cognitive psychology and neuropsychology. The study of written language disorders shows that clinical
practice goes well beyond these models, questions them and sometimes challenges them.
One specific research avenue for speech and language therapy may be to borrow field
research methodologies from sociology.
Key Words : speech-language pathology, models, reading, sociology, field.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Sylvie RAYNAUD
Orthophoniste
Docteur en psychologie
Chargée d’enseignement
Université Blaise Pascal
Clermont-Ferrand
19 place des Ramacles
63170 Aubière
Courriel: [email protected]
D
epuis les années 80, de nombreuses recherches ont été menées dans le
domaine du langage. Elles ont largement contribué à l’évolution de notre
profession. Fondée dans l’enthousiasme de l’après guerre, dans le
bouillonnement des idées, l’explosion des connaissances en psychologie, linguistique et neurologie, l’orthophonie a progressivement évolué de l’intuition de ses
géniaux fondateurs à la recherche de rigueur scientifique. Elle a ainsi peu à peu
accru sa crédibilité et sa reconnaissance comme l’un des domaines incontournables du champ médico-social. Elle s’est dotée d’outils diagnostics et thérapeutiques et s’ouvre à la recherche. La question qui se pose alors à nous, orthophonistes, est de savoir s’il existe des voies de recherche spécifiques à l’orthophonie
ou bien si elle doit emprunter les méthodologies de recherche de sciences
connexes, et si oui lesquelles. Nous allons prendre pour exemple la problématique du langage écrit et tenter de montrer comment la clinique orthophonique
vient bousculer les modèles théoriques sur lesquels on s’appuie depuis une bonne
trentaine d’années pour en expliquer la pathologie. Nous nous demanderons alors
s’il n’est pas temps de mettre au point des méthodologies de recherche nouvelles
en s’inspirant de sciences que les orthophonistes ont peu interrogées jusqu’à
maintenant, comme la sociologie ou l’anthropologie par exemple.
Dans le domaine de la lecture et de sa pathologie l’évolution des savoirs a
été particulièrement fructueuse. Le rapprochement entre troubles acquis lésionnels et troubles développementaux a permis de sortir de débats stériles, encore
teintés de la grande opposition entre l’acquis et l’inné, et de tenter une approche
scientifique de la difficulté à apprendre à lire. La mise en perspective de différents champs d’investigation, la collaboration entre les différents acteurs
(familles, école, structures de soin et pouvoirs publics) a abouti à la fameuse
commission Ringard en 2000 et à la reconnaissance tant attendue par les
familles d’une réelle pathologie de l’apprendre à lire.
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Nous employons à dessein ce terme de pathologie de l’apprendre à lire
car, à notre avis, le terme de dyslexie est maintenant galvaudé. Et s’il a permis
de déculpabiliser les familles et les enseignants confrontés au problème, il véhicule en arrière fond l’idée selon laquelle les enfants qui apprennent mal à
lire auraient le cerveau à l’envers. Du « cerveau singulier » de Michel Habib
(1997) aux « neurones de la lecture » de Stanislas Dehaene (2007), la prise de
conscience de l’implication des structures cérébrales dans l’apprentissage de la
lecture a peu à peu fait son chemin dans les esprits, influençant la prise en
charge de ces troubles, à défaut de changer la manière d’apprendre à lire aux
enfants.
Car, paradoxalement, la manière d’apprendre à lire aux enfants a peu
changé. Les débats sur les méthodes d’apprentissage se sont apaisés, mais
soyons clairs : la pédagogie de la lecture est toujours hésitante. On a généralisé
l’utilisation des méthodes semi-globales, finalement comme une voie médiane,
un moindre mal : un peu de syllabique pour activer la voie phonologique, un
peu de global pour activer la voie visuo-orthographique, un entraînement à la
phonologie en grande section pour prévenir les difficultés de transcodage. Mais
des questions aussi fondamentales que la qualité de l’interaction au cours de
l’apprentissage n’ont jamais été clairement posées. Et nous voyons toujours
accourir dans nos cabinets dès le deuxième trimestre du CP des enfants qui ne
s’en sortent pas.
Nos observations empiriques et descriptives d’autrefois se sont enrichies
de mesures quantitatives mais on n’y voit toujours pas très clair. Car si, en fonction du fameux modèle à deux voies, n’importe quel jeune orthophoniste à la fin
de ses études est capable de faire un diagnostic de dyslexie profonde ou de surface, cela ne nous indique toujours pas ce qu’il faut faire avec tel ou tel enfant
pour qu’il active la voie qu’il n’active pas tout seul et pour qu’il harmonise ses
activations cérébrales en fonction du matériel écrit qu’il doit traiter. Cela voudrait-il dire que les modèles de la lecture ne nous servent à rien ? Loin de nous
cette idée. Mais la clinique orthophonique des troubles de la lecture bouscule
ces modèles et nous donne envie d’emprunter d’autres chemins de recherche
que ceux qui, après avoir profondément enrichi notre pratique, risquent, si l’on
n’y prend pas garde, de la scléroser quelque peu.
La modélisation des troubles de la lecture est issue essentiellement de
deux champs d’investigation : la neuropsychologie et la psychologie cognitive.
Chacun de ces domaines a sa propre conception épistémologique, c’est à dire
son histoire, ses méthodes, ses principes et ses objectifs. L’orthophonie a également une histoire, des méthodes, des principes et des objectifs qui ne recouvrent
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que partiellement ceux de ces domaines et nous aurions tort d’imaginer que l’orthophonie est de la neuropsychologie ou de la psychologie cognitive appliquée.
Elle est une discipline à part entière qui s’appuie sur ces approches scientifiques
pour comprendre et traiter des phénomènes qui s’inscrivent également dans le
champ de la psychologie sociale et de la psychologie des émotions.
La pathologie de l’apprendre à lire est un trouble du développement. Un
enfant ne naît pas dyslexique ni ne le devient brutalement, comme le fait un
adulte au cerveau foudroyé par un AVC. Au cours de son développement,
d’étape en étape, de stade en stade, un enfant développe une dyslexie parce qu’il
ne parvient pas à complexifier son système de représentation linguistique de
manière à intégrer et à automatiser l’accès aux informations verbales par l’intermédiaire du système alphabétique. L’orthophoniste, chargé d’intervenir pour
modifier la donne, doit identifier le trouble, l’analyser et le comprendre. Pour
cela, depuis trois décennies environ, il fait référence à des modèles. Trois types
de modèles sont actuellement opérationnels : les modèles de troubles acquis
chez des sujets cérébrolésés, les modèles de lecture chez le lecteur expert et les
modèles développementaux de la lecture.
♦ Les modèles fondés sur les dyslexies acquises ont isolé et défini une
pathologie spécifique de la lecture
Ils ont établi les relations entre une lésion cérébrale et un dysfonctionnement (Boder, 1973 ; Marshall et Newcombe, 1973 ; Coltheart, 1980 ; Seymour,
1986). Ils ont montré que le lecteur utilise plusieurs stratégies de reconnaissance
des mots écrits et qu’à la suite d’une lésion cérébrale (accident vasculaire,
tumeur, traumatisme crânien, dégénérescence) l’une ou l’autre stratégie n’est
plus à sa disposition. Ces travaux sont synthétisés dans le modèle de la lecture à
deux voies de Coltheart (1980). Il postule que la reconnaissance des mots écrits
se ferait par l’intermédiaire de deux voies : la voie dite directe ou lexico-sémantique qui établit un lien direct entre un lexique des formes orthographiques des
mots et leur sens et la voie indirecte ou grapho-phonémique qui permet de
reconnaître le mot par le biais d’une reconstitution phonologique. 4 types de
dyslexie ont été distingués :
Une dyslexie en rapport avec la voie grapho-phonémique ou indirecte,
appelée « dyslexie profonde » par Coltheart en 1980, « dyslexie dysphonétique » par Boder (1973), « dyslexie phonologique » par la plupart des auteurs
et caractérisée par une difficulté à établir des correspondances entre les phonèmes et les graphèmes et à respecter l’ordre séquentiel des lettres.
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Une dyslexie en rapport avec la voie orthographique ou directe, appelée « dyslexie de surface » par Coltheart (1985) « dyslexie dyséidétique » par
Boder (1973), et caractérisée par une utilisation exclusive de la voie d’assemblage entraînant lenteur et difficultés devant les mots irréguliers et l’orthographe
d’usage.
Une dyslexie mixte combinant les deux troubles.
Et une dyslexie visuo-attentionnelle ou dyslexie périphérique (Ellis,
1984), liée à un traitement visuel déficitaire et caractérisée par une difficulté
dans l’analyse de la forme visuelle du mot, en amont du traitement linguistique.
L’extension de ces modèles à la pathologie du développement a largement
contribué à la reconnaissance de la spécificité du trouble de la lecture et à éviter
les amalgames faits par le passé avec des pathologies voisines, comme le refus
scolaire par exemple, qui retardaient la reconnaissance et la prise en charge des
troubles. Personne ne pouvant contester que des patients, autrefois lecteurs, perdaient, de manière élective, l’un des chemins de la reconnaissance des messages
écrits, il a été relativement aisé de faire glisser le modèle. Le raisonnement étant
celui-ci : puisque l’on peut perdre la capacité à assembler les lettres tout en
reconnaissant globalement le mot ou la capacité à reconnaître globalement les
mots alors que l’on parvient à assembler les lettres, alors on peut également ne
pas mettre en place ces capacités. Puisque ces pertes de capacités sont liées à
des lésions que la neuroimagerie permet de localiser dans le cerveau, alors,
lorsque ces capacités ne se développent pas, on peut supposer que ces régions
cérébrales sont déficitaires.
Mais que veut-on dire par là : Qu’elles sont mal formées ? Mal stimulées ? Mal activées ? Mal connectées ? L’extension des modèles de dyslexie
acquise aux difficultés d’apprentissage n’apporte pas la réponse à cette question
et il y aurait un vrai danger méthodologique à faire glisser sans aménagements
les modèles de l’une à l’autre pathologie. Lorsque le cerveau est blessé, la
lésion est élective et concerne la destruction d’un certain nombre de cellules,
contraignant le reste du circuit à s’adapter au dysfonctionnement. Mais le lien
entre un dysfonctionnement et une zone cérébrale lésée ne veut pas dire que
cette zone est responsable, et responsable seule de la fonction. Elle fait partie
d’un réseau. Elle peut être un élément nécessaire mais non suffisant du réseau,
ou bien un relais entre des éléments fondamentaux du réseau. « Il n’y a pas de
centre unique de la vision ou du langage… Il existe des systèmes composés de
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plusieurs unités cérébrales reliées » (Damasio, 1994). Alors penser qu’il existerait un centre du traitement global du mot et un centre du transcodage et que
l’atteinte de l’une ou l’autre de ces unités pourrait expliquer la difficulté à
apprendre à lire est une vue de l’esprit irréaliste. Le modèle de lecture à deux
voies a, du reste, été critiqué, en particulier par Glushko (1979) qui a montré
que les processus de conversion phonologique étaient influencés non seulement
par les caractéristiques phonologiques du stimulus, mais aussi par celles d’autres mots orthographiquement proches. D’ailleurs, la neuroimagerie fonctionnelle n’a pas pu mettre en évidence des aires cérébrales qui correspondraient
aux deux voies de la lecture (Jobard, 2002). La zone cérébrale dévolue à la
reconnaissance directe des mots est également activée lors de la dénomination et
de la perception de dessins. La zone impliquée pour la reconnaissance indirecte
des mots est également impliquée dans le traitement phonologique du mot oral
et lors du maintien des informations verbales en mémoire phonologique de travail. L’approche connexionniste (Plau et al., 1996) considère que le traitement
de l’information écrite opère sous la forme d’un grand nombre d’unités élémentaires qui sont massivement interconnectées et se transmettent continuellement
des signaux.
La distinction entre dyslexie phonologique et dyslexie de surface est donc
de plus en plus remise en cause en neuropsychologie du développement (Harm
et Seidenberg, 2001, Sprenger-Charolles et al., 2003) et la clinique orthophonique vient bousculer ce modèle. La première chose qui frappe lorsque l’on examine des enfants mauvais lecteurs est leur difficulté à produire oralement ce qui
est écrit. Soit ils produisent des successions de syllabes dont ils se rendent bien
compte qu’elles n’ont aucun sens. Soit ils essaient d’accéder au sens du message écrit, mais restent dans l’approximation sans pouvoir retrouver fidèlement
ce qui est écrit. Lorsqu’ils ne comprennent pas, ils recommencent la phrase ou
la ligne, parfois le paragraphe. IIs ont du mal à comprendre un texte, non parce
qu’ils ne comprennent pas les choses ou refusent de s’y intéresser, mais parce
que leur attention est mobilisée par la reconnaissance non automatisée des mots
écrits, laissant peu de disponibilité pour la compréhension.
Le lecteur expert n’éprouve aucune difficulté à connecter parole et écriture. Pour lui les mots ont deux formes, une forme orale et une forme écrite. Les
unités graphiques et les unités phonétiques sont en parfaite correspondance. Il
est capable de transcoder l’écrit en oral sans la moindre omission, inversion ou
substitution de phonèmes, et l’oral en écrit sans se tromper dans l’agencement
des lettres. Le lien signifiant signifié se fait indifféremment entre un signifié et
sa forme orale ou sa forme écrite. Il y a un seul signifié : le concept, et un signifiant à deux faces : le mot oral ou écrit. Le problème du mauvais lecteur est lié à
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la complexité d’un signifiant à deux faces, une face orale et une face écrite. Il ne
se représente pas un signifiant à deux dimensions, mais deux signifiants distincts qu’il ne parvient pas à associer. Sa lecture est lente et l’oralisation laborieuse car il ne trouve pas le lien entre les axes syllabiques de l’oral et les lettres
du mot écrit. Ainsi, lorsqu’il voit le mot « anémone », il ne sait pas s’il faut lire
[an – é – mon - e] ou [a – né – mo - ne]. Lorsqu’il lit mentalement, il utilise le
contexte pour inférer les mots dont il n’a pas retrouvé le composant prononçable
et parvenir à une signification globale de l’énoncé. Mais s’il arrive un mot
ambigu ou un mot que le contexte ne permet pas de prévoir, il perd pied.
Le modèle à deux voies cadre mal avec ces observations cliniques. Les
enfants dyslexiques alternent différentes procédures erronées. Ils semblent surtout n’avoir pas compris que la lecture est un codage de la parole articulée et
qu’il existe des clés de décodage. Il s’agit d’un processus dynamique qui s’enclenche mal et non d’un processus perturbé par l’indisponibilité d’une partie du
cerveau. Or, les régions cérébrales ne deviennent fonctionnelles que parce
qu’elles ont été activées par l’expérience du sujet, c’est-à-dire par l’apprentissage. C’est l’activation qui organise le cerveau et non une organisation préformée qui produit les représentations. « Le corps et le cerveau interagissent très
fortement et l’entité organique qu’ils forment interagit non moins fortement
avec l’environnement... L’environnement imprime sa marque sur l’organisme de
multiples façons » (Damasio, 1994)
Alors se pose la question de savoir pourquoi et comment l’environnement
socio éducatif ne parvient pas à imprimer la marque du système alphabétique
chez un enfant qui, par ailleurs, voit clair, entend, bouge, pense, raisonne et
mémorise. Le recours au modèle à deux voies élude la question.
Si un enfant s’appuie uniquement sur l’enveloppe globale du mot pour le
reconnaître qu’est-ce que cela veut dire ? Lui a–t-on appris correctement comment
fonctionne le système alphabétique ? Lui a-t-on laissé suffisamment de temps
d’entraînement pour automatiser l’assemblage ? Si un enfant, au contraire, déchiffre sans comprendre, qu’est-ce que cela veut dire ? A-t-il compris la finalité de la
lecture ? A-t-il envie de saisir les messages écrits ? A-t-il un niveau de vocabulaire
suffisant ? Comment un enfant inattentif peut-il se plier à la précision du système
alphabétique et à son implacable linéarité ? Et s’il ne le fait pas, comment les messages écrits peuvent-ils être transformés en significations ?
On voit bien que, derrière ces questions, se dessinent les problématiques
de l’attention et de la mémoire mais aussi celles des émotions, ouvrant le questionnement sur les théories de l’interaction, théories habituellement exploitées
dans le champ de la psychologie clinique et de la sociologie.
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♦ Les modèles fondés sur la lecture experte ont décrit le fonctionnement du système de traitement des informations écrites dans son
ensemble
Ces modèles tentent de décrire l’activité du lecteur expert. Les plus connus sont
le modèle de Goodman (1967, 1976) et le modèle de Gough (1972, 1980).
Le modèle de Goodman est un modèle de type « top-down » qui décrit la
lecture comme un processus descendant. Les traitements sont dirigés par les
connaissances. Le lecteur constitue d’abord une image perceptive visuelle à partir d’indices extraits de la page puis il se livre à une suite de comparaisons entre
l’information extraite et ses prédictions. Cette lecture par prise d’indices partiels
permet au lecteur de deviner les mots et de choisir entre plusieurs mots candidats celui qui cadre avec le sens de l’énoncé qu’il lit. Pour cela il est guidé par
la recherche du sens. Il fait des inférences et des anticipations en s’appuyant sur
sa mémoire et son expérience vécue qui lui permettent de comprendre et d’interpréter les textes qu’il lit.
Le modèle de Gough est un modèle de type « bottom-up » dans lequel le
traitement des informations écrites se fait par voie ascendante, de l’analyse perceptive du stimulus jusqu’aux traitements cognitifs les plus élaborés. La première étape consiste à stocker le signal visuel dans la mémoire iconique, la
seconde à identifier les lettres stockées en mémoire à long terme en utilisant des
informations sur leurs traits constitutifs, la troisième à transformer les codes des
graphèmes en code phonologique à l’aide de règles de correspondance graphophonémiques stockées en mémoire à long terme. L’identification des mots
consiste à comparer la chaîne de codes phonémiques aux entrées lexicales du
lexique mental.
En 1972, une circulaire de l’Education Nationale, s’appuyant sur le
modèle de Goodman, préconise de court-circuiter les étapes d’initiation au
transcodage grapho-phonémique et d’abandonner les méthodes axées sur le
déchiffrement parce qu’elles ne sont pas suffisamment centrées sur le sens. Elle
préconise l’abandon du manuel de lecture et l’utilisation de textes extraits d’albums de jeunesse ou élaborés à partir de récits faits par les enfants.
La liberté laissée aux élèves d’aborder la lecture comme bon leur semble
n’a pas le retentissement formidable attendu. Les enfants n’étant plus formatés,
chacun tente d’entrer dans la lecture comme il peut et on voit apparaître une
génération d’enfants utilisant les stratégies les plus fantaisistes pour accéder à
l’identification des messages écrits et compenser le déchiffrage défaillant. Ces
pseudo dyslexies, tout aussi invalidantes que les vraies, aboutissent au constat,
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fait en 1999 par la « European Association for Special Education », de 25% de
mauvais lecteurs à l’entrée en 6ème et de 4 à 6 % d’élèves présentant un handicap
sévère de la lecture.
Les demandes de prise en charge pour trouble de la lecture explosent et
l’orthophoniste est appelé à jouer le rôle de médiateur dans une négociation qui
a échoué entre le mode de représentation propre à un enfant et le monde de
l’écrit. Il tente, par son interaction, d’inciter l'enfant à réorganiser ses représentations pour sortir de l’impasse. Il constate en particulier que ces enfants ne parviennent pas à réaliser de manière simultanée la double opération de segmentation des mots et de fusion des lettres à la base du séquençage syllabique qui
permet de retrouver l’oral dans l’écrit. N’ayant pas appris à le faire et à l’automatiser pour en être dégagé, certains ont fini par abandonner toute velléité de
déchiffrement et cherchent à accéder aux contenus des messages écrits en les
devinant. L’orthophoniste doit donc aller à la rencontre de son jeune patient,
accepter ce qu’il a mis en place, tant au plan affectif pour protéger son intégrité
psychique qu’au plan cognitif pour construire ses représentations mais aussi le
conduire dans un réaménagement cognitif. Cela suppose pour le patient de faire
marche arrière et de repartir dans une autre direction. Le savoir-faire du praticien, le rythme des séances, le dosage de la progression, sont autant d'éléments
qui influent sur la prise en charge mais aussi les réactions du patient, ses acceptations et ses refus, les exigences familiales, les liens qui se tissent entre l'enfant
et son thérapeute. La rééducation de la lecture est donc marquée par l’interaction entre le patient et son thérapeute. L’apprentissage est quant à lui marqué par
l’interaction avec les personnes qui apprennent à lire à l’enfant : l’enseignant,
bien sûr, mais aussi les parents qui assurent le relais et dont les interactions langagières précoces ont conditionné le rapport au langage.
Si le glissement abusif d’un modèle de lecture experte à l’apprentissage a
eu des effets dévastateurs c’est parce qu’on a négligé un élément fondamental
du développement : l’utilisation de stratégies transitoires qui servent de relais à
l’installation d’une fonction et sont abandonnées ultérieurement, lorsque la
fonction est installée. Piaget, Winnicott ou Stern ont montré que l’une des caractéristiques du développement est le passage par des stades transitoires qui correspondent à des étapes de maturation et peuvent être abandonnés lorsqu’ils ne
sont plus utiles, ou être réorganisés. Au plan du développement moteur, la
marche à quatre pattes en est un exemple classique. Au plan du développement
affectif l’utilisation d’un objet transitionnel symbolisant la mère lorsqu’elle est
absente facilite la construction du moi de l’enfant et l’aide à intérioriser l’objet.
Au plan du langage, le babil installe les structures phonologiques qui constituent
les fondations du langage.
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En ce qui concerne la lecture, on sait maintenant que le lecteur expert
passe alternativement par les deux circuits top-down et bottom-up suivant ses
besoins au cours de la lecture d’un texte. Il a recours au déchiffrement chaque
fois qu’un mot n’est pas connu de lui, n’est pas prédictible par le contexte ou
risque d’être confondu avec un autre mot. Le reste du temps il accède directement aux mots en court-circuitant le déchiffrage, en s’appuyant sur le contexte
et en accédant aux mots écrits stockés en mémoire. Mais pour dépasser le
déchiffrage, le lecteur doit le maîtriser de façon parfaitement automatique. Cela
passe par un long entraînement. L'entraînement est indispensable pour développer des compétences dans tous les domaines de l'activité humaine, le langage,
les activités sensori-motrices, les activités intellectuelles. Cela est encore plus
vrai pour la maîtrise de l'écrit qui est à la fois une activité langagière, sensorimotrice et intellectuelle. Plus un enfant a rencontré de difficultés dans son développement langagier, sensori-moteur ou cognitif, plus il a besoin d’un entraînement approprié pour apprendre à lire. La guidance au cours de cet apprentissage
est fondamentale et lui évite de se retrouver seul face à l’inconnu d’un code
qu’il ne comprend pas et dont il doit percer le secret.
♦ Les modèles développementaux de la lecture ont décrit les étapes
d’apprentissage de la lecture et les stratégies qui permettent son
acquisition
La plupart des modèles développementaux de la lecture suggèrent que les
lecteurs débutants passent par une série d’étapes au cours desquelles ils utilisent
une modalité spécifique de traitement et de reconnaissance des mots écrits. Le
modèle le plus connu est celui de Frith (1985), qui distingue trois phases de
développement au cours de l’acquisition de la lecture.
La phase logographique correspondant à une période de prélecture au
cours de laquelle l’enfant est capable de reconnaître un mot comme un logo de
façon globale. Il repère quelques traits visuels saillants et reconnaît certains
mots familiers mais si l’ordre des lettres change à l’intérieur du mot il ne s’en
aperçoit pas.
La phase alphabétique correspondant au décodage séquentiel ou lecture
par assemblage. Elle repose sur l’apprentissage des correspondances entre les
graphèmes et les phonèmes. La médiation phonologique joue un rôle charnière.
La phase orthographique correspondant à une lecture par adressage.
Lorsqu’un mot a été rencontré souvent, il devient familier et il est stocké sous sa
forme visuelle globale dans un lexique interne. Le lecteur n’a alors pas besoin
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de passer par les conversions grapho-phonémiques et peut le reconnaître sans le
déchiffrer.
Les différents types de dyslexie correspondraient à un arrêt ou à un ralentissement dans la séquence normale d’acquisition des différentes procédures. La
dyslexie phonologique correspondrait à l’impossibilité d’acquérir la stratégie
alphabétique et la dyslexie dyséidétique correspondrait à l’impossibilité d’acquérir la stratégie orthographique.
Ce modèle permet de considérer que la maîtrise de la lecture s’acquiert
progressivement, avec une réorganisation des procédures de traitement au cours
de l’apprentissage. Il permet de distinguer l’étude du développement de celle de
l’état final et de prendre en considération la dynamique du changement. Il met
en évidence le rôle fondamental de la médiation phonologique dans la maîtrise
du code alphabétique en montrant comment elle intervient avec une importance
déterminante mais temporaire. Cependant il n’apporte pas la preuve que les
étapes se succèdent de façon aussi schématique. De nombreux auteurs estiment
que la voie lexicale et la voie sous-lexicale se développent ensemble et que la
phase logographique ne joue aucun rôle dans le développement ultérieur (Stuart
et Coltheart, 1988).
Là encore la clinique orthophonique nous incite à prendre de la distance
par rapport à la théorie. Le modèle ne tient pas compte des particularités individuelles. Certains enfants n’ont pas la maturité suffisante au moment d’entrer
dans la lecture. Il existe pour l'apprentissage de la lecture, comme pour tous les
secteurs du développement de l'enfant, des périodes sensibles, des fenêtres temporelles durant lesquelles l’influence de l’expérience a un effet significatif sur le
comportement. La manière de les guider va être déterminante. Certains enfants
présentent des retards ou des désordres dans le développement du langage.
D’autres vivent dans des milieux socioculturels peu stimulants. Un certain nombre présente des difficultés d’attention, de concentration, de contrôle moteur. Il
est possible malgré tout de leur apprendre à lire en adaptant l’apprentissage à
leur fonctionnement. La problématique des enfants dysphasiques est, à ce titre,
exemplaire. L’entrée dans l’écrit vient renforcer leurs représentations phonologiques défaillantes, à condition que l’on adapte les méthodes à leur pathologie.
Enfin ce modèle ne tient compte ni des motivations de l’enfant, ni de ses
états émotionnels, ni de l’interaction maître - élève. Il présente les stades de
développement comme de simples stades de maturation. Pourtant l’enfant passe
par ces stades en procédant activement à des opérations de traitement de l’information. Il faut donc qu’il soit partie-prenante et encouragé et guidé pour le faire.
Il existe un certain nombre d’arguments laissant penser que les stades successifs
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seraient liés aux méthodes d’enseignement de la lecture autant, voire plus qu’au
développement du sujet. L’existence même de l’institution scolaire, son incidence sur le niveau d’alphabétisation des populations, incitent à prendre en
considération l’influence de l’entourage sur la maîtrise de la lecture par l’enfant
et donc, encore une fois, de l’interaction.
♦ Modèles théoriques et orthophonie
Les modèles théoriques ont permis la construction d’outils d’évaluation et
de classification fondamentaux. Cependant, au-delà de l’évaluation et de la classification, le rôle principal de l’orthophoniste est la remédiation. Or, les modèles
théoriques apportent peu d’éléments pour la rééducation car ils cadrent mal avec
les observations de terrain. En 1989, Rieben et Perfetti déploraient que l’apprenti lecteur soit étudié dans des situations de test ou de laboratoire et dans des
tâches très différentes de celles qui sont pratiquées par les enseignants. « Dans
ces conditions, l’existence d’une route directe qui conduirait du laboratoire à la
classe est fortement compromise et du même coup les chances de modifier les
pratiques des enseignants ». Leur remarque peut être transposée au cabinet
d’orthophonie. Il existe là aussi un fossé considérable entre la recherche et la
pratique.
La recherche expérimentale procède en créant artificiellement des
groupes homogènes d’individus appariés sur un certain nombre de caractéristiques et en écartant des sujets présentant des difficultés associées, susceptibles
de constituer des biais méthodologiques. Or, la clinique est émaillée de ces biais
car la population des enfants concernés n’est pas homogène. Les patients ne ressemblent pas aux modèles et ne se ressemblent pas entre eux. Ils présentent une
constellation de petits dysfonctionnements concernant l’attention, le langage, la
mémoire, les représentations visuelles, le comportement.
De plus, les troubles développementaux sont par essence liés au développement. Ils ne sont pas statiques dans le temps mais évoluent en fonction des
moyens de compensation et des mécanismes de défense psychologique que
chaque enfant met en place pour survivre dans l’univers scolaire mais aussi en
fonction des prises en charge censées réduire le trouble.
La pratique de l’orthophonie ne s’appuie donc pas exclusivement sur la
recherche mais autant, sinon plus, sur l’expérience du terrain. Le problème est
que l’expérience du terrain n’est pas ou peu théorisée. D’un côté, il y aurait les
recettes de la pratique et de l’autre, l’abstraction de la théorie. Il est donc temps
de développer la voie intermédiaire d’une recherche spécifiquement orthopho-
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nique, prenant en compte les particularités du terrain. En 1934 déjà, Vygotski
opposait les concepts quotidiens de la clinique aux concepts scientifiques de la
recherche. Pour lui les premiers sont gorgés du sens d’une expérience singulière
mais il leur manque les horizons et instruments de la généralisation, les seconds
sont généralisables mais peu préparés à se confronter aux inattendus du réel. Il
y a un risque de pensée enkystée dans l’agir d’un côté et d’un fonctionnement
catégoriel à vide de l’autre. Il appelait donc à l’organisation de situations de
passage dans lesquelles « les concepts quotidiens puissent germer vers le haut
par l’intermédiaire des concepts scientifiques et ces derniers vers le bas par
l’intermédiaire des concepts quotidiens ». La recherche en orthophonie peut et
doit créer de telles situations de passage.
L’orthophoniste dispose d’un lieu d’étude d’une grande richesse : le terrain. L’orthophoniste chercheur est donc un chercheur de terrain. Dans son
ouvrage « la rigueur du qualitatif », l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan (2008) propose une épistémologie de terrain. Pour lui, l’opposition entre
théorie et terrain n’a pas de sens. Le terrain relève d’une réelle stratégie scientifique et les interprétations enracinées dans le terrain sont « théoriques mais
autrement ». La recherche de terrain ne s’organise pas autour d’hypothèses mais
s’élabore progressivement. Comme toute recherche, elle s’appuie sur la
construction préalable d’une problématique, fait le point des connaissances sur
un thème, organise et hiérarchise les questions. Mais cette construction est provisoire et destinée à se transformer pas à pas et à évoluer au fil du temps. « Le
chercheur suit des pistes plutôt qu’il ne s’enferme dans une quête de confirmations ou vérifications ». Il progresse vers la théorisation à partir des fameux
« inattendus du réel » dont parlait Vygotski. Mais la recherche de terrain tire
son sens d’une exigence de « rigueur malgré tout ». Les approximations qu’elle
produit imposent au chercheur davantage de contraintes que la recherche fondamentale, la principale étant l’implication du praticien dans son objet de
recherche. L’orthophoniste chercheur est en contact direct avec la population
qu’il étudie et engagé dans des interactions avec elle. Son travail de recherche
risque donc d’être biaisé par la subjectivité d’une part et la modification par ses
interactions des comportements qu’il veut étudier d’autre part.
Il existe en sociologie et en anthropologie des approches méthodologiques permettant d'incorporer et de contrôler le facteur personnel sans le nier
dans une attitude positiviste ni l’exalter dans une attitude subjectiviste. Ce sont
en particulier l’entretien de terrain et l’observation participante. Ces deux
méthodologies permettent de conduire une recherche spécifiquement orthophonique. C’est sur elles que nous avons, pour notre part, fondé notre recherche de
doctorat.
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L’entretien de terrain
Il constitue un moyen privilégié d’accès aux représentations des populations étudiées. Il permet de comprendre les logiques de représentation de perception et d’action de l’interlocuteur. L’entretien de terrain est très différent de
l’enquête. Il consiste à créer une situation d’écoute et de dialogue et non un
interrogatoire. Il ne s’agit pas d’un questionnaire mais d’une discussion
construite sur la base d’un canevas d’entretien qui permet de respecter la dynamique de la conversation sans oublier les thèmes importants. L’utilisation de la
vidéo permet d’analyser et d’interpréter ultérieurement, seul ou en équipe, les
données ainsi recueillies.
Si l’on examine les travaux sur la lecture, on constate qu’il n’existe quasiment aucune publication sur la description par les dyslexiques eux-mêmes de
leur façon d’aborder la lecture. Les publications sur la difficulté d’apprendre à
lire émanent de personnes qui n’ont aucune idée du vécu du mauvais lecteur.
L’orthophoniste est quotidiennement confronté au vécu de ces individus. Non
seulement, il les voit procéder, mais encore, il reçoit leurs confidences. Il
recueille donc un nombre considérable de données qui, si elles sont exploitées,
apportent un éclairage à la théorie.
En préliminaire à notre travail de recherche, nous avons demandé à des
enfants et à des adultes dyslexiques ce que la lecture représentait pour eux, et comment ils s’y prenaient pour lire. Il s’agissait d’entretiens peu dirigés et filmés au
cours desquels ils exprimaient spontanément leur façon de concevoir la lecture. Ces
interviews ont mis en évidence les distorsions entre les stratégies compensatoires,
parfois très coûteuses cognitivement, qu’ils mettent en place pour traiter les informations écrites et les exigences du système alphabétique. Nous avons pu alors
montrer que leur problème essentiel n’est pas celui d’une voie de lecture spécifiquement défaillante, mais celui des stratégies de compensation rigidifiées au cours
de la scolarité et utilisées de manière inadaptée. Dans un premier temps, elles permettent au mauvais lecteur d’accéder malgré tout à un certain contenu et de répondre à la demande scolaire. A mesure qu’elles se rigidifient, elles deviennent un
véritable handicap empêchant l’adaptation de la procédure à la tâche. Les stratégies
le plus fréquemment décrites par les personnes interviewées ont été l’appui exagéré
sur le contexte, la récupération en mémoire visuelle de l’enveloppe globale des
mots sans prise en compte de sa structure interne et la prise d’indices partiels.
L’observation participante
Elle permet au chercheur de se confronter personnellement à la réalité
qu’il étudie et de l’observer au plus près de ceux qui la vivent et en interaction
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avec eux. Elle s’appuie sur la tenue d’un journal de terrain qui permet de transformer en données objectivables les observations spontanées et les interactions.
Il nécessite rigueur et régularité et est fait des observations notées sur le vif et
des réflexions après coup. Il permet au chercheur, dans un temps ultérieur
d’analyser, évaluer et interpréter le contenu de ses observations, l’aide à gérer
ses impressions subjectives, évaluer ses propres affects et témoigner des modalités de son implication personnelle. Il permet le travail d’équipe avec d’autres
chercheurs non impliqués sur le terrain. La vidéo donne accès à une observation
différée. Elle est également un formidable outil d’enseignement.
On peut difficilement comprendre les troubles de la lecture si l’on n’intègre pas à la démarche théorique les effets des mesures de remédiation. Or, dans
la plupart des publications sur la remédiation, on compare des groupes de sujets
bénéficiant de programmes définis de rééducation et des groupes témoins bénéficiant de programmes différents considérés comme des placebos. Il s’agit d’une
méthode empruntée à la recherche médicale, peu adaptée aux troubles des
apprentissages dont la prise en charge est marquée par l’interaction. L’observation participante permet un formidable recueil de données qui, après analyse,
peuvent argumenter la théorie même si elles n’ont pas vocation à être généralisées.
Dans notre travail de recherche, nous avons mesuré les effets d’une
rééducation fondée sur l’oralisation, à travers trois études de cas. Il ne s’agissait
pas d’appliquer un programme d’entraînement prédéfini sur des sujets sélectionnés, mais d’observer des situations cliniques réelles, dans lesquelles la rééducation était adaptée à chaque sujet, et d’analyser les moyens mis en œuvre pour
concilier les difficultés propres à chaque enfant et les exigences induites par la
structure alphabétique. Nous avons décrit les interactions thérapeutiques puis
analysé les données recueillies afin de mettre en parallèle notre regard subjectif
sur les enfants et l’analyse objective de leur évolution et d’examiner comment
les observations et les questions issues de la rééducation interrogeaient la théorie. Au-delà des adaptations individuelles, nous avons vu alors se dessiner peu à
peu des points communs susceptibles de nous éclairer sur le trouble et son traitement.
Premièrement, nous avons mis en évidence le rôle extrêmement facilitateur de
l’oralisation dans l’établissement du lien entre les mots écrits et les mots oraux.
Deuxièmement, nous avons montré que l’apprentissage de la lecture s’inscrit
dans les fonctions exécutives. Les enfants qui n’apprennent pas à lire ne planifient pas l’opération qui leur permettrait de mettre en relation les signaux de
parole sous leur forme visuelle et verbale.
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Troisièmement, nous avons montré comment les troubles de la lecture
s’inscrivent dans un processus dynamique, sensible à l’interaction. Ils ne peuvent être compris que dans une optique développementale, c'est-à-dire à partir
d’études longitudinales à long terme. Les entraînements sur de courtes périodes,
même s’ils sont intensifs, ne peuvent apporter que des réponses partielles, car il
faut du temps à ces enfants pour intégrer ce que les autres assimilent rapidement. La différence de rythme entre eux et les populations contrôles est probablement l’une des principales caractéristiques de leur pathologie.
Enfin, nous avons montré que la difficulté des dyslexiques à traiter les
informations de manière séquentielle, à se représenter consciemment les segments de la parole et à activer un traitement intermodal visuo-verbal est le
corollaire de leur incapacité à apprendre à lire bien plus que sa cause. Elle
dépend elle-même d’autres dysfonctionnements impliquant les perceptions, les
émotions, l’attention, la mémoire et dans lesquels facteurs émotionnels et ressources cognitives sont intimement intriqués.
♦ En conclusion
Depuis de nombreuses années, les recherches sur la lecture se sont focalisées sur les facteurs cognitifs et neurologiques, oubliant parfois que l’apprentissage dépend de variables environnementales, psychologiques et pédagogiques et
que le langage oral et écrit soumet le sujet à une influence de l’extérieur et
s’inscrit dans une dynamique neuro-psycho-développementale. La recherche en
orthophonie doit intégrer ces variables en théorisant sa pratique.
La voie existe, il suffit de l’emprunter. Toute science naît de l’empirisme
et il n’est de science sans quête de rigueur. Si les théories enracinées dans le terrain sont d’un moindre niveau de généralisation que celles issues des laboratoires de recherche, elles n’en sont pas moins théoriques ni moins intéressantes.
La recherche quantitative, fondée sur la validation d’hypothèses, est articulée
autour de la question du pourquoi. La recherche qualitative sur le terrain est articulée autour de la question du comment. Les deux questions sont légitimes.
Elles ne sont pas opposées mais complémentaires. Les sciences sociales nous
montrent le chemin vers une rigueur du qualitatif et vers une théorisation de
l’interaction. L’orthophonie a tout intérêt à emprunter cette voie et à relier terrain et théorie en proposant des théories issues des données de terrain.
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Liens entre clinique et recherche
Apports et limites de la recherche scientifique au
traitement de la dyslexie en pratique clinique
Gilles Leloup
Résumé
Dans le domaine de la rééducation du langage écrit, rééducation qui constitue une part
importante de l’activité orthophonique en France, plusieurs études scientifiques ont montré
à la fois l’efficacité d’entraînements spécifiques chez des mauvais lecteurs et leur résistance chez les enfants dyslexiques. En s’appuyant sur l’étude princeps de Vellutino et Collaborateurs, l’objectif de cet article est de réfléchir aux apports de la recherche scientifique à
la pratique clinique et à ses limites. La validité des protocoles de rééducation interroge sur
la méthodologie à employer et plus particulièrement du choix d’études de groupes ou
d’études de cas. Essayer d’exporter les apports des travaux scientifiques en les transposant
à des études de cas pourrait constituer un moyen d’alimenter la communauté des praticiens
et des chercheurs et affiner les conduites de réhabilitation pour les sujets les plus résistants
aux traitements.
Mots clés : langage écrit, rééducation, étude de groupe, étude de cas.
Contributions to and limitations of scientific research in the treatment
of dyslexia in a clinical setting
Abstract
In the area of written language remediation, which represents a significant part of speech
and language therapists’ activities in France, several studies have shown specific exercises
to be effective for poor readers but not for dyslexic children. This article uses Vellutino et
al.’s seminal study to explore the contributions of scientific research to clinical practice, as
well as its limitations. The validity of remediation protocols raises questions regarding the
methodology to be used, especially whether one should rely on group studies or case studies. An attempt to export contributions from scientific research by transposing them to case
studies may enrich both clinical practice and research, and optimize treatment for treatment-resistant patients.
Key Words : written language, remediation, group studies, case studies.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Gilles LELOUP
Orthophoniste
Docteur en sciences du langage
Hôpital de Neuilly sur Seine
36 boulevard du Général Leclerc BP 79
92205 Neuilly sur Seine
Courriel : [email protected]
L
’orthophonie de demain appelle à construire des méthodologies expérimentales de validation des conduites thérapeutiques et ce n’est pas si simple, comme l’atteste une récente revue de littérature sur une des pathologies les plus traitées en orthophonie : le trouble spécifique d’apprentissage du
langage écrit. Dans un récent ouvrage sur la prise en charge de ces troubles,
Casalis, Leloup, Bois-Parriaud (2013) ont relevé que très peu d’études valident
des conduites d’entraînement de la lecture, et encore moins traitent spécifiquement de la rééducation de la dyslexie. De plus la quasi-totalité des études sur
l’apprentissage de la lecture chez des sujets à risque, mauvais lecteurs ou dyslexiques ne portent que sur des études de groupes, plus rarement sur la prévalence (pourcentage de sujets ayant par exemple échappé au traitement) et encore
plus rarement sur des études de cas. Alors que la somme de publications sur l’apprentissage de la lecture et les causes de la dyslexie est impressionnante.
Toutefois, ces travaux principalement issus des champs de la psychologie
cognitive, la linguistique, les neurosciences, ont fortement modifié, ces dix dernières années, les conduites d’apprentissage et de la remédiation de la lecture.
La modélisation et la validation des processus de lecture illustrées par le modèle
à double voie a permis à la fois de définir des sous-types de dyslexie (phonologique, surface et mixte) et d’orienter les entraînements spécifiques. Mais, paradoxe, ce type de modélisation n’a été que très rarement décrit ou validé en pratique clinique (Rowse et Wilshire, 2005 ; Brundson, Coltheart et Nickels, 2006 ;
Launay, 2004 ; Berninger et O’Malley, 2011). Ce hiatus entre les études scientifiques et la pratique clinique se comprend par la différence des objectifs : la
recherche tente d’expliquer et de localiser des processus de traitement chez les
normolecteurs et chez les sujets dyslexiques ; la rééducation tente de traiter un
déficit d’apprentissage chez un sujet défini.
D’ailleurs, la plupart de ces études chez l’enfant (Casalis et al., 2013)
qu’elles traitent d’entraînements spécifiques (phonologique, visuel, auditif,
intermodaux) ou compensatoires (morphologique, à la fluidité, aux stratégies
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métacognitives) concluent à l’hétérogénéité des performances des enfants dyslexiques et à la résistance, pour une partie d’entre eux, au programme d’entraînement (Shaywitz, Morris et Shaywitz, 2008).
Le propos de cet article est une réflexion sur l’application des apports de
la recherche fondamentale au traitement de la dyslexie en pratique clinique, et
une ébauche de réponses au décloisonnement de la recherche avec la pratique
rééducative. Un bref rappel historique du développement des conduites de remédiation de la lecture en France resituera les bases empiriques et scientifiques qui
ont et influencent toujours la pratique clinique. La description de l’étude longitudinale princeps de Vellutino et collaborateur (1996) d’un enseignement précoce et intensif de la lecture chez des enfants à risque de lecture en dernière
année de maternelle illustrera les liens entre recherche et pratique rééducative,
mais également ses limites.
♦ L’orthophonie et des courants théoriques en langage écrit ?
Bien que des conduites d’aide à la lecture aient été développées avant ses
observations et ses travaux, Borel-Maisonny fut la principale initiatrice du courant « rééducatif » en France Philologue et phonéticienne, elle travaille avec
l’équipe d’Ajuriaguerra (1953) et de Zazzo (1958), construit différentes
épreuves et s’intéresse tout particulièrement au langage oral et écrit. Elle est certainement la première à évoquer à partir d’observations cliniques la notion de
« conscience phonétique » (1951), notion aujourd’hui largement reconnue sous
le terme de conscience phonémique. Ses recherches et celles de ses collaboratrices s’intéressent particulièrement aux déficits instrumentaux et à leurs conséquences sur l’apprentissage du langage écrit. Ces déficits instrumentaux portent
principalement sur l’organisation spatiale et la dominance latérale (GalifretGranjon, 1951), la dimension temporelle (Stamback, 1970). Ces cliniciennes
construisent et étalonnent des épreuves évaluant ces différentes capacités instrumentales considérées alors comme des pré-requis à la lecture. Leurs orientations
théoriques ne différent donc pas de celles décrites par le courant organiciste qui
attribue une origine neurologique de la dyslexie ce qui provoque à cette période
un fort débat avec le courant « psycho-affectif ». Sur le plan expérimental,
quelques épreuves sont étalonnées, mais l’analyse des performances des sujets
est surtout d’ordre qualitatif.
Les trois critères qui définissent selon ces auteurs la dyslexie sont alors :
(1) un niveau de lecture orale de l’enfant et d’orthographe inférieur à ses pairs,
(2) la présence de fautes considérées comme typique de la dyslexie-dysorthographie (les confusions et les inversions), (3) des performances déficitaires aux
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tâches testant certaines capacités instrumentales (citées ci-dessus). La composante visuelle et le développement de la latéralité sont ici prépondérants certainement sous l’influence des travaux d’Orton, neuropsychiatre et neuropathologiste américain qui, de 1920 à 1930, examine près de trois mille dyslexiques de
tous âges. Ses observations s’attachent à décrire les confusions visuelles des lettres, confusions décrites comme typiques d’un profil dyslexique. Le principe de
sa théorie explicative de la dyslexie repose sur l’hypothèse d’un retard dans
l’établissement de la dominance hémisphérique cérébrale. Selon cet auteur, il y
aurait une corrélation entre un retard d’apprentissage de la lecture et d’autres
facteurs, dont particulièrement une latéralité mixte ou croisée. Cette théorie dite
du « déterminisme cérébral » donne lieu à une méthode de rééducation par stimulations multisensorielles (l’Orton-Gillingham Approach, 1979) toujours très
répandue en Amérique du Nord. En France, les observations d’Orton vont être
réinterprétées et traduites sous la notion de « troubles instrumentaux » et
induire, entre autre, la thèse de l’influence de la dominance latérale sur l’apprentissage du langage écrit, thèse aujourd’hui largement invalidée (Locke et
Macaruso, 1999).
Si des travaux d’Orton découlent une méthode de stimulations pour
« réorganiser » la maturité cérébrale, en France, on va plus s’attacher à développer des méthodes de lecture. La méthode de lecture de Borel-Maisonny (1960)
est d’abord une méthode d’apprentissage et non fondamentalement de remédiation. Et bien qu’il y ait une prise en compte de pré-requis à la lecture, les
conduites d’apprentissage et de rééducation s’attachent d’abord à favoriser l’apprentissage du langage écrit. Ces conduites sont également au centre d’un débat
sur le choix des méthodes dites « analytique » versus « globale » accrochant
l’explication des troubles de la lecture dans le champ des orientations pédagogiques. Ces débats laissent alors peu de place aux travaux anglo-saxons traitant
de la modélisation des processus de lecture. C’est donc tardivement que vont
progressivement s’imposer une compréhension des processus déficitaires de lecture chez le sujet dyslexique d’après un modèle de lecture dit à double voie
(Coltheart et al.,1993, 2001) décrivant les processus de lecture chez le sujet normolecteur, puis plus récemment des modèles dits connexionnistes (Seidenberg
et McClelland, 1989). Cette compréhension des causes d’un trouble d’identification des mots écrits est également renforcée par une meilleure connaissance
de certaines capacités reliées à la lecture, et plus particulièrement du rôle de la
phonologie (pour une revue des différentes hypothèses voir Sprenger-Charolles
et Colé, 2013 ; le rapport d’expertise collective de l’Inserm, 2007). Les confusions de lettres et un « trouble » de la latéralité considérés comme des marqueurs spécifiques vont progressivement être abandonnés.
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A ce jour, il ne s’agit pas seulement de développer des méthodes d’apprentissages de lecture, il faut également repérer le plus précocement possible
chez l’enfant les marqueurs de déviance d’un trouble d’identification des mots
écrits et les traiter afin de faciliter l’apprentissage de la lecture. Et les avancées
des neurosciences proposent de se dégager des processus sériels et localisés
pour aller vers une vision plus multimodale des processus de lecture. Ainsi,
après une meilleure compréhension des mécanismes spécifiques de l’apprentissage et des troubles de la lecture, les interrogations quant à la réponse à apporter
reviennent à s’appuyer sur une conception plus connexionniste. Cependant les
questions restent celles des moyens à mettre en place par des méthodes, des
entrainements stimulant plus ou moins spécifiquement les structures nécessaires
à l’apprentissage. L’étude princeps de Vellutino et collaborateurs (1996) peut
apporter des éléments de réponses à ces interrogations.
♦ L’étude de Vellutino, Scanlon, Sipay, Small, Pratt, Chen, & Denckla
(1996)
Cette étude part de l’hypothèse initiale qu’un enseignement précoce et
intensif de la lecture permet à des mauvais lecteurs de recouvrer des compétences de lecture identique à leurs pairs. Elle a pour but d’identifier les habiletés
cognitives déterminantes pour apprendre à lire et à écrire. Des enfants ont été
suivis de la grande section de maternelle à la deuxième année de primaire. Ils
ont été évalués longitudinalement pendant cette période avec un ensemble
d’épreuves langagières, mnésiques, cognitives (raisonnement non verbal, attention, planification), arithmétiques et des épreuves prédictives de la lecture.
Parmi ces enfants, 118 sur 1407, ont été repérés comme à risque d’apprendre à
lire et 76 de ces enfants ont reçu un entrainement intensif individuel dans le
cadre scolaire (pendant 15 semaines, environ 70 à 80 sessions) prodigué par des
enseignants formés à ce programme. Les enfants repérés à risque de lecture
avaient des performances hors-normes aux épreuves d’identification des lettres
et de conscience phonologique. Les résultats de cette étude montrent qu’en fin
de deuxième année d’école primaire, 67 % des mauvais lecteurs entraînés ont,
après un entraînement d’un semestre, un niveau de lecture proche ou au-dessus
de la moyenne des enfants lecteurs (groupe contrôle) et que la majorité de ces
enfants maintenait ce niveau jusqu’en quatrième année de primaire. Cependant,
33% des enfants restent au-dessous de la moyenne, et parmi ceux-ci un peu
moins de 15 % obtiennent des performances sévèrement détériorées. Les
auteurs en déduisent que l’absence de réponse à cet entraînement précoce à
l’école est la meilleure façon de différencier les enfants dyslexiques des enfants
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mauvais lecteurs ayant des difficultés d’apprentissage non structurelles. Ils soulignent que la prédiction du niveau de lecture et la réponse à l’entraînement sont
déterminées par les capacités phonologiques dès la dernière année de maternelle
et non par les autres compétences intellectuelles, syntaxiques, sémantiques, ou
visuelles. Les auteurs ne nient pas l’importance de ces derniers composants,
mais les considèrent comme des déterminants partiels de la capacité de l’enfant
à apprendre à lire. Les tâches phonologiques permettraient donc de distinguer
les bons lecteurs des mauvais lecteurs, le déficit des tâches phonologiques étant
un marqueur du déficit structurel de la dyslexie, définissant le caractère durable
et peu sensible aux entraînements.
Cette étude vient confirmer les fondations théoriques d’une approche de
l’apprentissage de la lecture en accord avec l’hypothèse d’un déficit de traitement
phonologique chez le sujet dyslexique. Elle confirme également qu’il faut s’intéresser plus spécifiquement : (a) au rôle de l’identification des mots écrits ; (b) au
poids du contexte dans cette identification ; (c) aux rôles respectifs joués par le
codage alphabétique et par la conscience phonémique. A la suite de cette étude
longitudinale, deux modèles ont été proposés (Vellutino et Scanlon, 2002) : un
premier modèle décrivant les différents processus cognitifs et les différents types
de connaissance spécifique pour lire et écrire, un second modèle décrivant les
stratégies d’identification des mots chez le lecteur débutant. Selon ces fondements
théoriques et les résultats de leur étude, un programme d’intervention précoce
individuel « Tutoring programme » et intensif « Interactive Strategies approach to
reading intervention » (Vellutino et Scanlon, 2002) ont été formalisés.
L’intérêt de cette étude est d’avoir finalisé un programme spécifique d’entrainement à la lecture afin de prévenir des difficultés de lecture à long terme et
permettre de dissocier les enfants mauvais lecteurs des enfants dyslexiques. Un
des autres intérêts de cette étude a été de montrer que le tutorat individuel est
plus adapté aux enfants mauvais lecteurs car il permet d’ajuster leurs forces,
leurs faiblesses et leurs connaissances de base. Ainsi cette étude est un apport
fondamental à la conduite de la rééducation orthophonique puisqu’elle lie une
méthode d’apprentissage et des entraînements spécifiques aux capacités reliées
à la lecture.
Différentes activités de remédiation sont proposées dans ce programme :
la relecture, l’entraînement des compétences phonologiques, la lecture de textes
nouveaux, un renforcement de la lecture de mots fréquents et des activités de
production écrite.
- La relecture de textes familiers (5 minutes environ à chaque séance)
constitue en général la première activité de remédiation. Son objectif est de
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développer la fluence, faciliter l’utilisation du contexte ainsi que les stratégies
de décodage du mot, permettre à l’enfant d’augmenter ses capacités de contrôle
et de comprendre le rôle et l’intérêt de la lecture, lui donner confiance et le
motiver à lire. Les textes que l’enfant lit ont été préalablement travaillés à la
séance précédente. L’enseignant repère et travaille les mots difficiles pour l’enfant. Lorsque l’enfant fait des erreurs, il le corrige et guide ses stratégies d’identification.
- L’entraînement des compétences phonologiques (5 minutes environ à
chaque séance) se décompose en différentes activités de remédiation et s’ajuste
en fonction des acquis de l’enfant ; le travail des consonnes précède celui des
voyelles. Les activités de reconnaissance des sons et de mise en correspondance
consistent à reconnaitre oralement un phonème, par exemple /s/ en position initiale, médiane ou finale, à mettre en correspondance phonèmes et graphèmes :
«Lesquelles de ces lettres fait le son /ssss/ ? », et inversement « Quel son fait
cette lettre ? », à segmenter la lettre ou le son initial d’un mot énoncé oralement
et inversement à partir de mots familiers à l’enfant : « Par quel son / lettre commence le mot … », à choisir des lettres cibles avec une lettre invariante
(e.g., « e ») ou un phonogramme (e.g., /at/) et demander à l’enfant de
construire des mots et pseudomots qu’il doit ensuite lire. Des activités supplémentaires peuvent être proposées comme manipuler des lettres mobiles en
modifiant des mots (mat changé en mate, puis en fate, puis fite….). Les habiletés de conscience phonologique sont classiquement travaillées par des activités
qui respectent un ordre défini : suppression du phonème avec une augmentation
progressive de la difficulté (enlever le premier son des mots cat, rat, fat puis cat,
pin, bus…), discriminer le premier son d’un mot « Dis moi, quel est le premier
son que tu entends dans le mot cat ? », compter le nombre de phonèmes, supprimer le phonème final et discriminer le phonème final.
- Le renforcement d’un lexique orthographique « maintaining a dictionnary » consiste à créer un dictionnaire personnel de l’enfant avec l’aide de son
enseignant, soit à partir de lettres difficilement décodables placées en position
initiale de mots familiers à l’enfant, soit d’écrire des mots fréquemment utilisés
par l’enfant, mais qu’il a du mal à orthographier. Chaque page du cahier correspond à une lettre. Lorsque l'enfant a appris le son d'une lettre donnée, celle-ci
est enregistrée dans le dictionnaire avec une image d'un objet dont le nom commence par la lettre. Pour renforcer l'identification de mot quelques pages du dictionnaire sont choisies à chaque séance.
Les activités sur les patrons orthographiques et les mots familiers ont
pour objectif de sensibiliser l’enfant au caractère redondant des patterns ortho-
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graphiques afin de lui permettre de les généraliser (e.g., ack dans back, pack,
tack). La base de travail repose sur une liste de 37 phonogrammes que l’on
retrouve dans 500 mots vus lors de la première année. Les activités proposées
sont multiples comme identifier, épeler et écrire ces mots familiers, changer ou
modifier une lettre à un phonogramme pour produire de nouveaux mots, des
jeux de devinettes pour trouver un mot constitué d’un phonogramme avec des
indices phonologiques ou sémantiques, compléter des phrases. Un temps particulier (5 minutes environ par séance) est consacré à l’identification des mots
très fréquents. Cette activité consiste à lire des mots à haute voix que l’enseignant à préalablement écrit sur des cartes. Dans un premier temps, les mots sont
lus par l’enseignant et répétés par l’enfant qui a devant lui le support écrit. Puis
l’enfant prend l’ensemble des cartes et les lit les unes après les autres. L’enseignant encourage l’enfant à s’autocorriger et à s’aider par la reconnaissance des
patterns orthographiques ou par le décodage. Les mots une fois acquis sont inscrits dans le dictionnaire personnel de l’enfant.
- La lecture de textes nouveaux (10 minutes environ par séance) se
déroule généralement après les activités de relecture et d’entrainement à la
conscience phonologique. Cet entraînement est placé avant le développement de
stratégies interactives de lecture. La lecture d’une nouvelle histoire est généralement précédée par des activités de pré-lecture qui consistent à discuter du titre
de l’histoire à lire, une revue des images qui permettra à l’enfant de se constituer un fil de l’histoire, une discussion sur le contenu de l’histoire, un repérage
des nouveaux mots. Lors de la lecture de l’histoire, l’enfant est encouragé par
l’enseignant à développer des stratégies de reconnaissance des mots en s’appuyant sur le contexte ou sur le décodage des mots. L’enfant est amené à s’aider
des supports imagés précédemment travaillés : « Regarde cette image, est-ce
qu’elle peut t’aider pour trouver le mot », ou à l’interroger sur ce qu’il a lu :
« Est-ce que cette phrase sonne bien ? » ; « Est-ce que cette phrase veut dire
quelque chose ? » ou encore « Regarde les lettres de ce mot et essaye de les
prononcer pour que le mot ait du sens ».
Tout comme pour les activités de relecture, l’enseignant intervient sur la
précision de la lecture en soulignant les erreurs et en aidant à développer des
conduites de correction propres à l’enfant. La compréhension est évaluée afin de
focaliser l’enfant sur le but de la lecture, les auteurs pratiquent ce qu’ils appellent la « compréhension check » à partir de questions orales, écrites, d’exercices
de closure (compléments de phrases).
La création et rédaction d’histoires (environ 5 minutes par séance). La
création d’une histoire peut se dérouler sur plusieurs séances. Lors des premières
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séances de remédiation, l’enfant est invité par l’enseignant à lui dicter des histoires et amène l’enfant à utiliser des mots qu’il sait écrire. Il propose comme aide
à l’écrit l’épellation. Des entrainements de prise de conscience de la place des
mots à l’oral et à l’écrit sont également effectués, par exemple modifier un mot
d’une phrase : « the cat chased the dog vs the dog chased the cat ».
Cette description détaillée des entraînements interroge sur le caractère
spécifique des entraînements phonologiques de cette étude tel que cela apparaît
lorsqu’elle est citée. Cette pratique ne semble pas différer de certaines conduites
proposées en rééducation de la dyslexie qui font donc appel à différentes compétences de traitement cognitif.
♦ Quels apports et quelles limites de cette étude à la clinique orthophonique ?
Indéniablement, les études de Vellutino (1996), mais également à la suite
celles de Torgesen (1997, 2001 -voir Casalis et al., 2013) ont eu un impact fondamental sur le développement des conduites de remédiation des dyslexiques.
Elles valident des programmes d’apprentissage de la lecture comme celui développé aux Etats-Unis par Clay (1987) et indirectement la méthode de lecture
proposée par Borel-Maisonny en France. Ces deux méthodes prônent d’associer
un entraînement à la conscience phonologique selon des renforcements différents, mais systématiquement associé à l’apprentissage de la conversion graphophonémique. L’étude Vellutino et collaborateurs avaient également pour objectifs de valider le poids des habiletés phonologiques dans l’apprentissage de la
lecture et de différencier les dyslexiques des mauvais lecteurs.
La force de cette étude réside dans l’évaluation longitudinale des effets
des entraînements, elle a également l’intérêt de montrer les limites des entraînements du développement de la procédure grapho-phonologique pour une partie
de la population d’enfants à risque. Elle est donc une bonne illustration des problématiques cliniques auxquelles les orthophonistes sont confrontés. Toutefois,
regardons quelles sont les limites de ces apports.
La première est que tous les enfants à risque, du fait du choix méthodologique de cette étude, ont reçu le même entrainement, il n’y a donc pas eu
d’adaptation en fonction du profil spécifique des habiletés cognitives, et plus
particulièrement phonologiques de chaque sujet. Parmi ces enfants repérés en
dernière année de maternelle, seulement 15% ont résisté aux traitements. Cette
résistance est mise en évidence dès le premier semestre, les autres enfants vont
par contre bien répondre aux entraînements validant ainsi leurs impacts. Ce sont
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les enfants ayant des scores les plus faibles aux tâches phonologiques qui ont la
plus faible progression. Il est largement acquis qu’un entraînement intensif à la
conscience phonologique et phonémique constitue à la fois un outil de prévention et de remédiation (Torgensen et al. ; 1997 ; Hatcher, 1994 ; Ehri et al.,
2001). On pourrait avancer qu’un entraînement plus ciblé et intense sur les habiletés phonologiques auraient pu permettre à ces enfants de mieux progresser.
Toutefois, d’autres méthodes (Tallal, Merzenich, Miller et Jenkins, 1998 ;
Habib, Espesser, Rey, Giraud, et al., 1999 ; Ecalle, Magnan, Bouchafa, Gombert, 2009) plus spécifiquement axées sur des entraînements phonologiques
n’ont pas apporté les résultats escomptés. Cela ne veut pas dire qu’elles n’ont
pas permis un renforcement des compétences des enfants entraînés, simplement
elles ne les ont pas normalisées. Il faut donc admettre qu’à ce jour, il n’a pas été
encore trouvé le moyen de traiter de manière curative les compétences phonologiques entrant en jeu lors du processus de conversion grapho-phonologique et
que l’étude de Vellutino vient confirmer cette interrogation clinique quant à la
résistance aux traitements.
La deuxième limite est que tous les entraînements de cette étude sont multimodaux, c’est-à-dire qu’ils ne font pas appel qu’à des compétences phonologiques, mais également visuelles, sémantiques ou à des stratégies interactives. Il
n’y a pas à ma connaissance d’étude mesurant les différents effets de ces variables sur le niveau de réponse du sujet entraîné. Ainsi, on pourrait extrapoler que
certains enfants très mauvais lecteurs n’ont pas répondu au programme parce que
les entraînements autres que phonologiques auraient interféré leurs stratégies
d’apprentissage de la lecture, soit du fait d’une faiblesse de traitement lexical,
sémantique ou attentionnelle. De même, à ma connaissance, aucune étude1 ne
s’est intéressée aux stratégies métacognitives des sujets traités, c’est-à-dire la
manière dont ils traitent les informations intermodales (auditives, visuelles,
somesthésiques) et selon quel type de procédure (séquentielle, simultanée).
Une autre limite est que cette étude porte sur une comparaison de groupes
(normo-lecteurs et mauvais lecteurs répartis en 4 groupes selon l’évolution de
leurs scores d’identification des mots). De fait, la majeure partie de la littérature
concernant la remédiation de la dyslexie et des mauvais lecteurs portent sur des
études de groupes et très peu sur des études de cas. De plus, la plupart de ces
études ne définissent pas la prévalence des différents déficits pour chacun des
sujets entraînés (entre autres phonologique, visuel, praxique). Or en pratique
1. Cela a été fait dans le cadre d’une approche théorique de stimulation de l’apprentissage du langage écrit et
de l’orthographe selon un modèle d’intégration d’information portant sur les rôles des processus séquentiels
et simultanés dans l’apprentissage (voir le programme d’entraînement cognitif PASS – Remedial programme, Dass, Kirby, Jarman, 1975).
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clinique, ces indicateurs sont indispensables pour définir les conduites de rééducation et tenter de comprendre les compétences adaptatives de chaque enfant. La
question de l’altérité est centrale dans la prise en charge du sujet, et dans le sens
le plus large : cognitive, psychodynamique, sociologique et éthique.
♦ Comment faire le lien entre les études scientifiques et la pratique clinique orthophonique ?
Il faut inciter la recherche en orthophonie à poursuivre la validation de
méthodes de rééducation à partir d’études de cas en appliquant les principes
méthodologiques issus de la recherche expérimentale. D’une part en appliquant
des protocoles sur des périodes définies pré et post – tests selon une approche
cognitive de la rééducation (voir Eustache et Faure, 2005). Ces approches peuvent aussi bien valider un matériel de rééducation (Leloup, étude en cours)
qu’une méthode de rééducation (voir : REDLEC, Raynaud, 2011), qu’un logiciel de renforcement des compétences phonologiques (voir : Ecalle et al., 2009).
Cependant pour que ces entraînements aient le plus d’impact possible, il faudrait pouvoir adapter une partie du programme en partenariat avec les enseignants et les parents (voir Bois Parriaud, 2011), ce qui renvoie au concept
d’éducation thérapeutique.
Dans un second temps, il faudrait pouvoir analyser les effets placebo2,
Hawthorne3 ou Rosenthal4 inhérents à toute pratique de soins et pouvoir analyser ces variables aux entraînements proposés. Leur analyse permettrait selon une
démarche classique d’observation en psychologie expérimentale d’objectiver
l’importance des interactions entre l’enfant et le thérapeute.
♦ En conclusion
La question n’est pas tant de démontrer que la rééducation orthophonique
serait une science de la réhabilitation, mais commencer à pouvoir isoler les différentes variables qui pourraient définir une conduite thérapeutique validable
scientifiquement. Ces conduites, comme nous l’avons illustré avec l’étude de
2. Le sujet réagit à l’entraînement non pas parce que celui-ci est adapté, mais parce qu’il pense recevoir un
traitement actif ou plus prosaïquement parce qu’on s’occupe de lui.
3. Ici les bonnes performances d’un sujet à des tâches expérimentales ne pourraient traduire que son niveau de
conscience et sa motivation.
4. Pour ce dernier effet, ce sont les attentes du thérapeute qui pourraient modifier les résultats.
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Vellutino et collaborateurs doivent répondre à une méthodologie précise des
entraînements, une cohorte conséquente d’enfants entraînés et une hypothèse
théorique. Cependant, ce type d’étude ne répond pas pleinement aux attentes
cliniques puisque malgré un entraînement individualisé, une partie des enfants
entraînés résiste aux entrainements (tout du moins, car on ne se sait pas si la
pente de leur apprentissage de lecture aurait été plus faible sans ces entrainements). La dyslexie ne renvoie pas à une conception unitaire, de nombreuses
structures et fonctions interviennent dans l’apprentissage de la lecture. Il faut
décloisonner les relations entre la recherche et la clinique pour mieux comprendre et tenter de trouver les réponses de traitement les plus adaptées. Pour cela il
faut essayer d’exporter les apports des travaux scientifiques par des études de
cas et continuer à alimenter la communauté des praticiens et des chercheurs.
REFERENCES
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Profession : ouvertures & perspectives
L’orthophonie et la recherche
Marine Verdurand, Anne Siccardi
Résumé
Marine Verdurand et Anne Siccardi, orthophonistes et doctorantes à Grenoble, et ainsi à l’intersection de deux milieux professionnels, établissent un constat critique sur le lien qui unit
ces deux mondes. Par des contraintes très diverses de temps, d’exigences professionnelles
et de population, les deux univers pourtant liés par un objectif commun (la connaissance linguistique, de la recherche à l’application de résultats éprouvés) évoluent trop indépendamment l’un de l’autre. Il existe, à l’heure actuelle, des formes de collaborations mais encore
trop rares ou éphémères (notamment par le biais des mémoires de fin d’études). Ce constat
est appuyé par un questionnaire diffusé à des chercheurs de l’université et soulève alors
une analyse importante quant aux solutions à trouver pour une coopération fructueuse pour
les deux types d’acteurs, tout en respectant les circonstances professionnelles éminemment
différentes. Le nouveau Master d’orthophonie va, à la fois, permettre de nouvelles associations entre chercheurs et orthophonistes et nécessiter une modification de celles-ci pour un
lien plus pérenne. Les auteures émettent ainsi une réflexion quant à une démarche de partenariats concrets et officiels pour une avancée idéale des sciences du langage, depuis les
appuis théoriques jusqu’aux applications cliniques et profondément humaines.
Mots clés : recherche, pratique clinique, collaboration, perspectives.
Research in Speech and language therapy
Abstract
Marine Verdurand and Anne Siccardi, who are both speech therapists and Ph.D. researchers
at Grenoble University, and thus at the interface of two professional groups, give a critical
report on the relationships between these two worlds. Under various time constraints and
different professional and patient requirements, these two groups which are bound by a
common goal (knowledge in speech and language, from basic research to the application of
research evidence) evolve too independently one from the other. At present, some forms of
collaboration exist (through master’s theses) but they are too rare and short-lived. A questionnaire was sent to university researchers, with the hope of finding solutions aimed at
improving cooperation between the two parties, while taking into account their highly different professional status. The new speech therapist master’s degree program will encourage
new opportunities of contact between researchers and speech therapists, with a view to a
lasting collaboration which will require adjustments from both parties. The authors suggest
the development of concrete and formal partnerships to promote significant advances in
language sciences, from theory to clinical, and caring, implementation.
Key Words : research, clinical practice, collaboration, perspectives.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Marine VERDURAND
Orthophoniste
Doctorante en Sciences du langage
Membre du LURCO
GIPSA-Lab, UMR 5216
Domaine universitaire
38420 St Martin d’Hères
Anne SICCARDI
Orthophoniste
Doctorante en Sciences du langage
Lidilem
Université Stendhal Grenoble III
Direction de la recherche - BP 25
38040 Grenoble cedex 9
M
arine Verdurand et Anne Siccardi sommes, toutes deux, au croisement
des deux champs que sont la pratique clinique de l’orthophonie en
cabinet libéral et la recherche scientifique élaborée dans le cadre de
notre thèse sur le langage.
Ce croisement étant encore fragile, existant au prix de passerelles singulièrement empruntées (Marine a dû repasser un diplôme, Anne est partie en Belgique), nos réflexions mûrissent depuis plusieurs années sur les avantages et
inconvénients de la rencontre de ces deux domaines, trop perçus séparément.
Nous exposons ici ces réflexions.
♦ Les a priori, préjugés et accusations mutuelles
« Malgré des dizaines d’années de recherche et de travail clinique dans le
domaine du bégaiement, la perception de beaucoup est qu’il existe un fossé
entre la vision du trouble par les chercheurs et par les cliniciens. Beaucoup de
chercheurs affirment que les cliniciens emploient des pratiques aux origines
douteuses (…), ne sont pas au fait de la littérature. D’un autre côté, il est courant d’entendre les cliniciens affirmer que la plupart des études publiées n’ont
qu’un lien ténu avec la prise en charge du bégaiement » (Traduction de Bernstein Ratner and Healey, 1999, p1).
Ces accusations mutuelles concernant le domaine du bégaiement sont
généralisables à bien d’autres pathologies faisant l’attrait des chercheurs comme
des cliniciens. Comme le souligne Guitar (2009, p55), le fossé entre le monde
de la recherche et celui de la pratique clinique orthophonique peut paraître
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grand de premier abord. Les attentes des uns et des autres ne paraissent pas
conciliables. Là où la pratique est individuelle (centrée autour du patient), variable en termes de prises en charge et profils de patients ; la recherche se veut
rigoureuse, cherchant à éliminer la variabilité afin de pouvoir étudier l’impact
de tel ou tel facteur. Le clinicien est en recherche d’application, si possible
rapide et efficace, des retombées scientifiques. Le chercheur n’est pas soumis à
la même temporalité, et la résolution de ses questionnements et problématiques
est souvent longue du fait de la nécessité d’une méthodologie rigoureuse.
Pourtant, il existe de plus en plus de recherches en orthophonie, de
recherches sur les pathologies du langage qui nécessitent des collaborations
entre chercheurs et orthophonistes en activité libérale ou salariée. Des personnes
de plus en plus nombreuses, à l’interface des deux mondes (la recherche et la
clinique) y trouvent un réel enrichissement dans leur travail quotidien, écartant
ces premiers a priori, dépassant les accusations réciproques.
Les collaborations entre chercheurs et orthophonistes peuvent prendre
trois formes. Soit il s’agit d’étudiants en orthophonie qui ont besoin d’un cadre
scientifique pour leur mémoire de fin d’études, soit une orthophoniste est
contactée pour donner son avis clinique par rapport à une recherche en cours,
soit l’orthophoniste revêt les deux casquettes de clinicien et de chercheur et est
pleinement acteur d’une recherche universitaire. Nous sommes dans ce dernier
cas. Toutes les deux en thèse depuis 2009, nous avons mené parallèlement un
exercice libéral à temps partiel et notre recherche universitaire. Après l’obtention du diplôme d’orthophonie, nous avons eu goût de reprendre ou prolonger
des études. Anne s’est orientée vers une recherche en psycholinguistique sur
l’acquisition du lexique dans la continuité de son mémoire d’orthophonie.
Marine est arrivée à l’université, après 4 ans d’exercice libéral, avec des questions issues de la pratique clinique sur le bégaiement. La recherche en orthophonie n’existant pas encore réellement, nous avons toutes les deux mené des
études ancrées en partie dans les thématiques du laboratoire nous accueillant (le
Lidilem pour Anne et Gipsa-Lab pour Marine). Cette démarche est intéressante
puisqu’elle nous ouvre les portes de la collaboration avec des chercheurs ne
connaissant pas forcément bien la réalité de l’orthophonie. Elle n’en reste pas
moins frustrante pour de jeunes orthophonistes dont le souhait profond aurait
été de faire de la recherche dans une thématique véritablement orthophonique.
Plus concrètement, nous aurions toutes deux souhaité pouvoir faire une
recherche clinique, débouchant sur des applications concrètes. Néanmoins, nous
nous sommes peu à peu rendu compte que baigner dans le monde de la
recherche, même s’il ne découle pas sur une application clinique directe, aiguise
le sens de l’observation, et engendre de profonds questionnements. Le fossé
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existe effectivement entre la pratique et la recherche, mais il est peut-être moindre que ce qu’il n’y paraît au premier abord. Les échanges multiples avec les
chercheurs nous ont permis d’en prendre conscience.
♦ La réalité de notre collaboration actuelle
Pour pouvoir cerner au mieux cette collaboration et ne pas donner que
notre avis, nous avons choisi de donner la parole à quelques chercheurs de l’université de Grenoble travaillant en partenariat avec des orthophonistes. Pour cela,
nous leur avons fait remplir un questionnaire. Celui-ci visait essentiellement la
restitution de leur avis sur le travail qu’ils menaient avec des orthophonistes : les
atouts de ce travail collaboratif, mais également les difficultés rencontrées, et
enfin les perspectives et réflexions pouvant susciter des changements dans un
avenir à moyen terme.
Il en résulte que, du côté des chercheurs, le travail de concert avec les
orthophonistes leur permet d’ancrer leurs thématiques de recherche dans une
réalité de « terrain », de patients, qu’ils ont parfois du mal à appréhender. Les
discussions avec les orthophonistes peuvent contribuer à leur offrir une vision
plus globale du patient. Parfois, au-delà des échanges avec les orthophonistes,
c’est l’observation directe des patients qui leur permet d’orienter leurs problématiques de recherche. La confrontation à la réalité pratique peut aussi leur permettre de questionner certaines théories. Par exemple, dans le bégaiement, certaines théories psycholinguistiques sur l’origine possible des disfluences, ne
paraissent pas entièrement justes lorsqu’elles sont passées au filtre de la réalité
clinique. Ainsi, globalement, ces allers retours entre la recherche dite fondamentale ou expérimentale, la théorie et la pratique, permettent de ré-aiguiller certaines problématiques, de les analyser sous un autre angle.
Du côté des orthophonistes, il existe une réelle volonté à ce que les
recherches soient les plus « cliniques » possible, avec l’idée que les résultats
permettent d’accéder à de nouvelles méthodes directement applicables auprès
des patients. Pourtant, le travail en collaboration avec des chercheurs, au sein
d’un laboratoire, nous a montré que cette attente, si compréhensible soit-elle, est
à relativiser. En effet, l’expérience montre que parfois des études dont l’objectif
principal est une application clinique se confrontent pourtant à des limites. En
outre, des études expérimentales sont alors nécessaires pour apporter de vrais
éléments de réponses à ces attentes cliniques. Dans le domaine du bégaiement
par exemple, une question d’ordre clinique encore non résolue est celle de
l’adaptation de la prise en charge d’un enfant bègue lorsque celui-ci présente un
trouble phonologique associé. Plusieurs questions se posent : y’a t-il interaction
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entre les deux troubles ? Si oui, les prises en charge des deux troubles doiventelles être simultanées ou consécutives ? De nombreuses études cliniques (basées
sur l’enregistrement de parole spontanée), cherchant à vérifier une possible
interaction entre un trouble phonologique et le bégaiement, échouent à la mettre
en évidence (Nippold, 2002). Finalement, ce sont des études plus expérimentales (Weber-Fox et al., 2008 ; Sasisekaran et al., 2013), bâties sur des protocoles bien ciblés et relativement contraignants (mesure de temps de réaction sur
des tâches de jugement de rimes) qui révèlent, chez une partie des personnes qui
bégaient, des lacunes au niveau de l’encodage phonologique. La question de
l’interaction demeure. Cependant, nous voulons souligner ici que ce sont finalement les études dites expérimentales, sans visée applicative, qui semblent apporter les principaux éléments de réponse les plus probants. Ainsi, pour répondre à
des questions d’ordre clinique, il est parfois nécessaire d’utiliser des protocoles
expérimentaux et de mener des études qui paraissent loin de la réalité du clinicien.
D’un autre côté, les recherches plus fondamentales ou expérimentales,
qui à première vue n’offrent qu’un lien fragile avec la pratique, se révèlent parfois riches d’enseignements, que ce soit en termes de compréhension d’un
mécanisme ou d’éventuels débouchés cliniques. Dans le domaine du bégaiement, l’étude de la coarticulation dans la parole fluente des personnes qui
bégaient (thématique bien éloignée de la prise en charge du bégaiement) permet
de fournir quelques hypothèses explicatives à la clinique, et quelques idées sur
la manière de travailler la fluence (entraînement en présence de facteurs déstabilisant le système moteur de parole de manière à stimuler les capacités d’adaptation qui semblent faire défaut sur un plan moteur) (thèse de Marine Verdurand,
en cours).
Par conséquent, ces exemples ont pour but de montrer que, finalement, les
a priori des uns et des autres peuvent rapidement être dépassés. Le travail interdisciplinaire entre orthophonistes et chercheurs est réellement passionnant.
Pourtant, il se heurte à certaines difficultés fréquemment soulevées tant par les
chercheurs que par les orthophonistes. La première semble être d’ordre temporel. L’un des chercheurs interrogés a répondu : « les objectifs et la temporalité
du travail de l'orthophoniste et du chercheur sont très différents. L'orthophoniste
recherche une efficacité immédiate, se retrouve confronté à des gens qui sont
dans l'attente d'une solution, tandis que le travail de recherche demande du
temps, une méthodologie précise et parfois lourde, qui examine un point précis
de la pathologie et non les conséquences dans leur ensemble. Ce déphasage
temporel demande, de la part de l'orthophoniste un détachement du quotidien ».
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La seconde difficulté, liée à la première, est le manque de cadre pour une
telle collaboration. Lorsqu’une orthophoniste est en thèse, le cadre existe. En
revanche, pour des collaborations incluant des orthophonistes (libérales notamment), l’absence de cadre et de moyen pour permettre à l’orthophoniste de se
dégager du temps est une des difficultés soulevées par les chercheurs. Par ailleurs, et c’est peut-être la troisième difficulté, la grande variabilité des pratiques
et des profils de patients pour une même pathologie est une gêne pour le chercheur qui s’attache à trouver des populations homogènes et suffisamment
importantes.
♦ Perspectives et réflexions pour le futur
Il paraît évident que le passage des études d’orthophonie au niveau master va permettre d’offrir une partie du cadre manquant à la collaboration entre
chercheurs et orthophonistes. Cependant, ce cadre va essentiellement se concrétiser sous la forme d’un stage de fin d’études dans un laboratoire de recherche.
Il concernera donc les futurs orthophonistes, étudiants en 4ème ou 5ème année,
pour leur permettre de réaliser un mémoire de recherche. Il serait peut-être bien
que ces stages n’aient pas pour unique finalité la réalisation d’un mémoire de
recherche, mais qu’ils permettent la création de partenariats officiels permettant
aux étudiants devenus orthophonistes de continuer à être en lien avec les chercheurs. Plus clairement, l’idée serait que l’étudiant, une fois diplômé, puisse
garder un lien fort avec le milieu de la recherche. Bien entendu, pour les étudiants qui souhaitent poursuivre en thèse, nous espérons que l’obtention du master permettra celle du doctorat. A l’inverse, pour ceux qui ne désirent pas avoir
la double casquette de chercheur-clinicien, il serait vraiment utile qu’ils puissent
continuer à collaborer. Ainsi, sur ce dernier point le contexte administratif reste
encore à trouver. Il existe déjà quelques solutions comme intégrer une orthophoniste dans un projet ANR, et lui trouver une certaine forme de rémunération
pour la contribution qu’elle apportera à la recherche. Mais l’idée serait de permettre aux orthophonistes en exercice de pouvoir continuer à avoir des accès
aux laboratoires de recherche, de pouvoir trouver des temps d’échanges avec les
chercheurs. Au Gipsa-lab par exemple, des ateliers sciences et voix dirigés par
Nathalie Henrich, sont en place depuis quelques années. Ils permettent au sein
de l’université la rencontre régulière de chercheurs, orthophonistes, phoniatres,
chanteurs. Ainsi, les chercheurs et orthophonistes interrogés mentionnent tous la
nécessité de trouver un cadre institutionnel et administratif pour favoriser les
échanges et les rencontres. Même sans faire partie de recherche spécifiquement,
pouvoir avoir accès à un laboratoire de recherche, est pour une orthophoniste en
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exercice, une occasion de formation et d’échanges aussi sur la pratique. Parfois,
lorsqu’un patient nous interroge, certains éléments de la physiologie ou de la
théorie nous échappent. Dans ce cas, demander à un chercheur dans le domaine
de la parole ou du langage ce qu’il en pense est toujours enrichissant.
La création d’une plateforme internet sécurisée permettant les échanges
d’informations sur des pathologies est également une idée récurrente. Une telle
plateforme permettrait par exemple aux orthophonistes de pouvoir déposer des
corpus de parole enregistrés au cabinet ; aux chercheurs de mettre des articles,
des résultats, des conférences, sur l’analyse de ces corpus. Une telle plateforme
nécessiterait donc une sécurisation des données pour respecter l’anonymat du
patient enregistré, mais également le prêt aux orthophonistes du matériel d’enregistrement.
Egalement, beaucoup suggèrent aussi la création d’une association.
L’UNADREO existe déjà. On pourrait imaginer des antennes plus locales permettant des rencontres régulières entre orthophonistes et chercheurs. Le
LURCO (laboratoire de l’UNADREO de Recherche Clinique en Orthophonie)
va très certainement prendre de plus en plus d’ampleur prochainement.
Enfin, les modes d’échanges déjà existants notamment par la tenue de
congrès, de rencontres, de journées (congrès français de phoniatrie, rencontres
de l’UNADREO, journées de phonétique clinique) sont à faire perdurer et à
multiplier. Ils mobilisent cliniciens et chercheurs pour faire naître des réflexions
communes.
En conclusion, les a priori sont peu à peu dépassés. Les passerelles entre les
deux champs disciplinaires sont de plus en plus nettes, mais il semble nécessaire
de les consolider. L’obtention récente du master pour les orthophonistes est la
première grande voie ouverte qui permettra un rapprochement concret. Mais il
reste encore à trouver des moyens de favoriser les échanges entre les cliniciens
sortis du cadre universitaire, et les chercheurs. Les deux domaines gagneraient,
de façon extrêmement fructueuse, à se mettre encore plus en lien et permettraient
d’obtenir des résultats plus efficaces pour les différents acteurs et d’offrir, ainsi,
un sens de démarche plus intelligent de la science sur l’Homme.
Remerciements :
Nous remercions tout particulièrement Maeva Garnier, Thomas Hueber,
Solange Rossato, Coriandre Vilain, Isabelle Rousset, Nathalie Henrich et Yann
Pendeliau pour leur participation et leurs réflexions avisées.
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Profession : ouvertures & perspectives
De la pratique orthophonique à la naissance
d’une discipline de recherche. Enjeux et conflits
en recherche clinique
Laura Alaria, Jean-Laurent Astier
Résumé
A l’heure où nous nous félicitons d’une réforme de la formation initiale et d’une reconnaissance de notre profession au niveau master, nous proposons de revenir sur les particularités
qui ont fait de l’orthophonie une profession hybride. Cette compétence particulière au
confluent de disciplines appartenant à des paradigmes différents ne doit pas empêcher
aujourd’hui la mutation de l’orthophonie en tant que discipline scientifique. Ce n’est qu’en
passant par une institutionnalisation universitaire que l’orthophonie pourra se saisir des
enjeux de la science et affronter les conflits de la recherche moderne. Nous offrons ici de
retracer quelques-uns de ces enjeux et nous proposons la résolution de conflits dans l’avènement d’une vraie discipline de recherche. L’éclairage des mutations en cours dans les
Universités de Suisse francophone viendra compléter ce tableau.
Mots clés : Doctorat en Orthophonie, recherche clinique, praticien-chercheur.
From clinical practice to the emergence of a research-oriented discipline. Issues and conflicts in clinical research
Abstract
At a time when the training of speech and language therapists in is finally reaching the level
of a master’s degree, we want to review the specific features of SLT which have made it a
hybrid profession. The fact that this specific professional activity is at the interface of several
disciplines belonging to different paradigms should not hinder its transformation into a
scientific discipline. It is only through university affiliation that speech and language therapists can develop a better understanding of the importance of a scientific approach and face
the conflicts of modern research. We propose to retrace some of the issues at stake and
suggest that conflict resolution will emerge out of the advent of this profession as a true
research discipline. A description of ongoing transformations in French-speaking Swiss universities will highlight this discussion.
Key Words : Ph.D. in Speech and Language Therapy, clinical research, practitioner-researcher.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Laura ALARIA
Orthophoniste
Assistante-Doctorante en logopédie
Université de Genève - FPSE
Bureau 712 - Uni-Pignon
Boulevard du Pont d'Arve 40
1211 Genève 4
Courriel : [email protected]
Jean-Laurent ASTIER
Orthophoniste
Chargé de cours Université Claude Bernard
Lyon 1
Doctorant en Logopédie
Université de Genève
Faculté des Lettres
Uni-Pignon, 611 - Bd du Point d'Arve, 42
1204 Genève - Suisse
Courriel : [email protected]
L
e débat qui a occupé la scène politique de notre profession ces onze dernières années s’est soldé l’été dernier par l’obtention du grade master. Une
victoire, qu’il faut certes célébrer, mais une victoire en demi-teinte.
Encore une fois, l’orthophoniste va devoir apprendre que naître n’est pas être et
que les étapes sont longues et parfois houleuses avant que la profession devienne
discipline, avant que le faire ne fasse exister. Pourtant, les velléités sont nobles,
depuis la rentrée de septembre, le choix s’offre à l’étudiant « d’approfondir ou de
compléter ses connaissances favorisant une orientation vers la recherche, dans le
cadre d’un parcours recherche. Les étudiants suivant un parcours recherche
effectuent un stage de quatre semaines minimum dans une structure de
recherche » (Décret n° 2013-798 du 30 août 2013 relatif au régime des études en
vue du certificat de capacité d’orthophoniste). Cependant, le choix supplémentaire offert aux nouvelles promotions décliné dans l’alinéa suivant du même
décret, pourrait être une conséquence directe du choix d’orientation en parcours
recherche : « approfondir ou compléter ses connaissances dans un domaine particulier autre que l’orthophonie ». En effet, il n’existe actuellement pas de
recherche en orthophonie en France. Avant de faire crier les initiés, il est utile de
préciser, il n’existe pas de recherche officielle, universitaire et reconnue en orthophonie. Le rapport de l’Observatoire National de la Démographie des
Professions de Santé en prend la triste mesure et constate l’absence de cursus
universitaire complet en orthophonie comme un aveu d’un cruel manque de place
en recherche pour cette discipline. Des chercheurs, il en est qui choisissent une
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discipline voisine (les sciences du langage) pour arriver à la pratique, d’autres
que la pratique amène à la réflexion théorique et qui se tournent alors vers la linguistique. Léglise et al (2006) montrent d’ailleurs ces défis posés pour les
sciences du langage. L’ambition de cette discussion est donc d’apporter une
réflexion sur les enjeux et les conflits de la recherche en orthophonie avec l’espoir d’éclaircir un débat épistémologique nécessaire à la recherche en tant que
discipline.
En effet, les défis pour notre profession sont multiples, devenir une discipline scientifique, créer une filière universitaire, faire naître et perdurer une
recherche spécifique, nourrir des échanges d’égal à égal avec les chercheurs,
dialoguer avec les disciplines au confluent de la pratique. Cela ne se fera pas
sans résoudre ou du moins sans passer au travers de conflits plus ou moins spécifiques à notre métier. A savoir résoudre le passage de savoirs théoriques à
leurs implications cliniques, créer des protocoles avec une méthodologie balbutiante constituée d'outils et de méthodes empruntés ou bien se saisir de nouvelles méthodes en évitant la parcellisation des savoirs.
Nous proposons ici d’éclairer sous un jour nouveau qu’est l’œil du praticien-chercheur établi officiellement, les enjeux du devenir scientifique de notre
profession. Ce nouveau regard nous viendra de la Suisse voisine où l’on voit
l’émergence d’une culture disciplinaire avec l’ouverture d’un doctorat de logopédie. Les lumières de penseurs des sciences sociales et des pionniers de l’épistémologie orthophonique viendront nous aider tout au long de cette discussion à
mieux envisager ce qui se joue aujourd’hui pour notre pratique et notre identité
de demain.
♦ Naître sans être : les enjeux de la création d’une filière universitaire
orthophonique
Il n’a pas été facile de dessiner les contours d’une pratique thérapeutique
au carrefour de tant de disciplines, en témoignent les enjeux autour de la mise
en place et de la reconnaissance de la formation initiale en orthophonie ces dix
dernières années. Il aura fallu l’avant-gardisme et la rigueur du docteur Marc
Colombat de l’Isère qui dessina au 19ième siècle les contours d’une institution
qu’il nomma orthophonie. Celle-ci appartenait alors au monde médical et se
limitait aux troubles de la parole. Bien que le terme reste le même, l’orthophonie de Colombat a bien évolué mais nous a laissé une méthode issue de la pratique et des savoirs théoriques et surtout sa validation sur des cas concrets
(Klein, 2011). S’en est suivie une ouverture sur le champ pédagogique qui a
permis d’étendre l’objet de cette nouvelle pratique au langage oral dans sa glo-
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balité puis au langage écrit (Borel-Maisonny, 1960a ; 1960b) et enfin à toute
forme de communication. Il faut ici citer l’énergie débordante et innovante de
Borel-Maisonny qui posa les premiers jalons du processus d’institutionnalisation de la profession (promulgation de la loi du 10 juillet 1964) qui ne devait
s’achever qu’en 2002 (Décret n° 2002-721 du 2 mai 2002 relatif aux actes professionnels et à l'exercice de la profession d'orthophoniste). C’est ainsi que l’orthophonie est une jeune profession qui reste, de par son histoire, à la charnière
de deux mondes méthodologiques distincts. En France, l’ancrage des écoles
d’orthophonie au sein des facultés de médecine témoigne de ces liens étroits
tandis qu’en Suisse, les reliquats de cette histoire sont plus forts encore puisque
tous les soins ne sont pas pris en charge par le même département étatique. Les
troubles spécifiques du langage de l’enfant sont pris en charge par le Département de l’Instruction Publique tandis que les troubles de l’adulte, quels qu’ils
soient, relèvent du Département de la Santé Publique.
Malgré ces particularités, l’unité de la profession est aujourd’hui établie
entre ses différents héritages disciplinaires. L’orthophoniste ne peut ignorer ce
double courant dans lequel il doit se placer, mais ceci ne fait que découler de sa
fonction première, un métier au service des personnes en situation de handicap.
Il s’agit ici d’un métier et les choses sont différentes lorsqu’on s’attache à vouloir décrire la discipline scientifique. Dans son « plaidoyer pour une discipline
orthophonique », Klein (2011) pointe le problème de l’unité épistémologique de
notre profession. En effet, l’orthophonie ne peut pas rester, épistémologiquement parlant, une simple somme résultant de l’articulation de différents apports
disciplinaires. Il convient alors de définir ce qu’est une discipline. D’après
Rege-Colet (2002), les disciplines évoluent autour de connaissances et de
savoirs scientifiques, alors que les professions exploitent ces savoirs pour en
déduire des compétences ou des attitudes. L’orthophonie semble faire cas à part.
D’abord née profession, elle tente aujourd’hui sa mutation en discipline scientifique, en témoigne la restructuration actuelle de la formation. L’enjeu se situe
bien ici et doit dépasser les velléités des plus motivés, déjà réunis au sein de
L’Union Nationale pour le Développement de la Recherche et de l’Evaluation
en Orthophonie (UNADREO). La discipline scientifique n’existera qu’au travers d’une réflexion sur la profession, au-delà de la question de l’interdisciplinarité. L’histoire des sciences nous montre que ce n’est qu’au travers d’une institutionnalisation que peut naître une discipline. C’est ce qui se joue avec la
nécessité de la mise en place d’un cursus universitaire complet en orthophonie
qui nous permettrait, au travers d’actions de recherche, d’acquérir ce dont nous
avons tant besoin, ce qui nous aide à penser par nous-mêmes : une méthode
(Morin, 1977). Par exemple, comme le souligne Brin-Henry (2011) dans sa
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thèse, la discipline orthophonique pourrait venir restructurer le lien entre les
concepts des pathologies du langage et les termes utilisés pour les décrire. En
effet, l’orthophonie est plus qu’une grille de lecture spécifique et a su définir
son objet d’étude : le langage, sous toutes ses formes. Le langage oral, par
exemple, ne pourra être exploré qu’au moyen d’une méthode de connaissance
qui traduise la complexité du système langagier, reconnaisse l’existence de ses
troubles et approche le mystère de son émergence. Ainsi, dans les recherches
actuelles sur le développement du langage oral, une méthodologie normative
héritée de la médecine ne permet pas toujours de différencier ce qui relève de la
pathologie ou de la variation interindividuelle. Le trouble se situe à la frontière
entre la pathologie et le fonctionnement ordinaire. Néanmoins, nous ne pouvons
pas fonctionner avec des critères binaires. L’enfant n’est pas une langue qui
parle correctement ou non mais un système complexe qui ne peut être conçu endehors de sa relation avec son environnement. Ainsi, un vrai décalage peut être
observé entre les mesures faites lors d’une situation de test et les réelles capacités du patient. De ce fait, les méthodes statistiques et normatives empruntées à
la médecine ou même les modèles cognitifs ne peuvent correspondre exactement aux buts fixés par le chercheur orthophoniste. De même que le médecin du
XXème siècle a su faire de son métier une science, l’orthophoniste du XXIème siècle doit se saisir aujourd’hui de ces questionnements et discuter ces enjeux
méthodologiques parfois conflictuels au sein d’une dynamique normative (Canguilhem, 1943) et se diriger vers une épistémologie positive de sa pratique
(Schön, 1993).
♦ Le conflit inhérent de la recherche clinique : un enjeu double pour
l’orthophoniste
La problématique est double et tout à la fois inhérente à la spécificité
orthophonique. Comme pour toute discipline « médicale » ou pour le moins thérapeutique, la recherche doit naître d’une volonté de mieux comprendre la
pathologie dans le but de soigner le plus grand nombre. Elle ne peut se faire endehors d’une démarche généralisante et pourtant, cette recherche doit pouvoir
rester une discipline clinique, humaine, loin des chiffres et des lois statistiques
irrémédiables. Sans confondre recherche et prise en charge individuelle, quelle
est la place du clinicien en laboratoire et celle du chercheur sur le terrain ? C’est
un premier conflit auquel tout praticien chercheur est confronté et qu’il est parfois difficile de concilier.
Elle est toute particulière pour l’orthophoniste chercheur car nous l’avons
vu plus haut, depuis ses fondements, l’orthophonie oscille entre discipline médi-
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cale et enjeu pédagogique. La première implique une méthode scientifique
empruntée aux sciences naturelles lorsque la pédagogie emprunte ses outils à la
sociologie morale. La méthode hypothético-déductive et l’expérimentation
rationnelle ne se situent a priori pas dans la même temporalité ni avec les
mêmes acteurs que la dimension subjective confrontée à la souffrance ou à la
guérison. L’avancement en recherche clinique ne semble pas pouvoir se penser
dans le même cadre épistémologique que la pratique. Pour autant tout se tient,
classifications théoriques, remise en cause de ces dernières, recommandations à
partir des données collectées sur le terrain et progrès de la prise en charge individuelle. Une bonne prise en charge ne sera possible qu’au travers d’une
recherche qui, parce qu’elle manque de cadre, essuie les écueils des conflits
méthodologiques aux abords de sa discipline. Si l’objet en a été identifié, il reste
à définir clairement les objectifs de cette recherche afin d’éviter le perpétuel
conflit entre recherche théorique et recherche appliquée. Les buts peuvent sembler différents et c’est pourtant à partir de modèles que toute recherche se fonde
puisqu’on ne peut jamais travailler directement sur son objet d’étude comme le
montre la neurophilosophie (Andrieu, 1999) avec le concept d’induction négative des tests. En effet, selon cette logique largement répandue dans la recherche
sur le langage, on se sert du trouble pour décrire le fonctionnement normal, or, il
s’agit là d’un raisonnement aveugle. Néanmoins, le trouble et sa connaissance
pratique permet d’élaborer un modèle analogique au plus près de la réalité
vécue par le patient.
Un autre conflit à éviter est celui de la spécialisation contre la parcellisation des savoirs. Selon Morin (1977), il n’existe plus aujourd’hui en recherche,
la possibilité d’articuler sciences de l’homme et sciences de la nature. Tout en
permettant de se soustraire à la prédominance d’autres disciplines, la création
d’un nouveau paradigme de recherche scientifique ne doit pas faire de l’orthophoniste un expert plus qu’un partenaire. Il ne faudrait pas, au profit de l’exigence de la mesure, de la précision, d’une spécialisation, prendre part à une
régression de l’intelligibilité du monde humain en isolant un phénomène de son
environnement (Morin, ibid). Un de ces effets pourrait être la tendance au néoassociationnisme (Sabouraud, in de Guibert, 2004) qui tend à multiplier les
hypothèses explicatives face à une réalité pathologique, une fragmentation des
modèles qui en vient à morceler le patient lui-même (ou du moins sa prise en
charge) en le réduisant à une somme d’échecs à des tests normalisés.
Pourtant, nous voyons ici l’opportunité, mais aussi la difficulté, pour l’orthophonie de faire progresser la recherche. Sans entrer dans un débat sur la raison, l’orthophonie pourrait être le terreau fertile d’une recherche libérée d’un
certain dogmatisme méthodologique caché des épistémologies modernes (Feye-
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rabend, 1979). Ce progrès reposera sur un processus continu, jamais achevé, qui
tiendrait en son cœur une hybridation des savoirs entre sciences fondamentales,
humaines et sociales ainsi que cliniques. Cette recherche doit porter sur l’organisation des soins, sur les innovations thérapeutiques, psychologiques, ou systémiques, comme sur les techniques de rééducation, sur les processus d’évaluation comme sur les outils de compensation du handicap. Elle doit également
porter sur une meilleure compréhension des logiques d’émergence des troubles,
et, pour une meilleure prévention et précocité des soins, sur la recherche d’indicateurs avancés du diagnostic et du pronostic fonctionnel. Elle doit déboucher
sur la mise au point de pratiques recommandables pour une meilleure qualité des soins du point de vue sociétal et de la prise en charge individuelle
(Legay, 2013).
♦ La résolution du conflit dans la particularité de l’éthique orthophonique, création d’un nouveau paradigme
En tant qu’héritière des sciences médicales d’une part et des sciences
humaines et sociales de l’autre, l’exercice de sa pratique est, pour l’orthophoniste, une dualité essentielle (Klein, 2011). L’épistémologie des sciences nous
apprend que toute recherche aboutit à l’action, et c’est précisément dans son
action que l’orthophoniste possède déjà la réconciliation de la recherche et de la
clinique selon le modèle du praticien-chercheur d’Albarello (2004).
En effet, dans sa pratique, l’orthophoniste est au cœur des enjeux sociétaux. Son action relève d’une co-construction réflexive entre le patient, sa
pathologie et la science. Les connaissances issues des études et des questionnements du praticien permettent de créer un lieu de pensée où l’objet de connaissance est conçu en relation avec le sujet connaissant, lui-même enraciné dans
une culture, une société et une histoire (Morin, 1977), et nous ajouterons ici,
l’idée d’enracinement dans une pratique. Ainsi, non seulement les orientations
de recherche en laboratoire pourront être largement influencées par l’orthophoniste mais nous réaffirmons avec de Lavergne (2007) que ce dernier est déjà
chercheur sur son terrain. C’est ce même terrain qui lui permet de mettre en
place des modèles analogiques, substrat essentiel du chercheur, au plus proche
de la réalité de ses patients. Il doit régulièrement évaluer les effets de ses
recherches diagnostiques et adapter sa méthodologie en fonction des nécessités
pour concourir aux meilleurs soins. En effet, depuis la promulgation du décret
de 2002, la loi française reconnaît l’existence d’un diagnostic orthophonique et
valide de la sorte un système théorique en mouvement dans lequel la pratique se
confronte (Brin-Henry, 2011). C’est ainsi que le praticien résout aisément, par
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son action sur le terrain, la divergence épistémologique entre sciences exactes et
sciences sociales.
Néanmoins, ce n’est qu’au travers d’une organisation et d’un référentiel
communs et officialisés que cette compétence particulière pourra se partager au
sein d’une communauté scientifique. Les difficultés sont nombreuses, pourtant,
ce temps de restructuration de l’enseignement orthophonique est opportun. Il
tient à chacun d’entre nous de faire un seul corps de métier, tout(s) à la fois praticien et chercheur, afin de pérenniser une action de recherche au sein de l’institution universitaire. Notre énergie doit pouvoir insuffler aux promotions à venir
les bons outils pour faire des choix pour la recherche et sur la recherche.
♦ Illustration : le doctorat en orthophonie (logopédie)
Comme déjà évoqué, l’identité de praticien-chercheur doit s’accompagner
d’une filière universitaire propre. Les pays qui nous entourent, et plus particulièrement nos voisins francophones, ont d’ores et déjà mis en place des filières de
formation initiale au niveau master. L’émergence d’une filière universitaire semble se profiler mais demeure aujourd’hui inaboutie. En effet, les universités wallonnes de Belgique proposent presque toutes une licence, ou Bachelier, en
sciences psychologiques et un master en logopédie. Le doctorat, quand il existe,
est pourtant soutenu en sciences psychologiques, la mention Logopédie se trouvant entre parenthèses, reléguée au second plan. En Suisse romande, il n’y a pas
de Bachelor en logopédie, le cursus se fait alors en psychologie, en linguistique
ou les deux selon l'université. A la suite du master en logopédie, Neuchâtel,
seule université à disposer d’une chaire de logopédie, propose un doctorat en
sciences humaines, discipline logopédie. Genève propose depuis 2011 un doctorat en logopédie, seule université francophone de notre continent à élever notre
discipline à ce haut grade universitaire. Ainsi, nous sommes actuellement 6 candidats, tous orthophonistes, formés en Belgique (1), en France (2) ou en Suisse
(3), à candidater au titre de docteur en Logopédie.
A mon arrivée, j'ai été un des tout premiers à m'inscrire. Avec un financement pour 5 ans, je bénéficie d'un statut particulier qui n'existe pas en France :
la possibilité de monter un projet de thèse entièrement financé sur 10 semestres.
Ce projet, sans lien obligatoire avec les autres projets de recherche en cours,
m’a paru une aubaine pour une première thèse en logopédie. Pourtant, mon
directeur, bien que passionné par la clinique, n’en demeure pas moins un psycholinguiste fondamentaliste. C’est ainsi que les premières pistes sur lesquelles
je me suis engagé ne m'ont pas vraiment permis de me sentir suffisamment en
lien avec la clinique. Après une année de réflexion et une expérience menée sur
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la perception de mots en accéléré chez des sujets bilingues, avec l’accord de
mon directeur, j’ai pu redessiner un projet qui laissait plus de place aux implications cliniques. Je travaille désormais sur le décours temporel de la reconnaissance des mots parlés, et tout particulièrement des étapes intermédiaires nécessaires à la reconnaissance d'un mot parlé. Ce sujet demeure profondément ancré
dans les questions de psycholinguistique fondamentale, mais il pourra inclure
une partie appliquée notamment auprès d'une population présentant des troubles
du langage. Il est certain que ce thème de recherche aurait pu être accepté pour
une thèse en psychologie. Néanmoins, il n'aurait résolument pas été mené de la
même manière. En effet, l'enjeu n'est pas tant de circonscrire les champs de la
recherche en orthophonie que de s'autoriser à penser en praticien-chercheur,
nourri par une pratique bien différente de celle du psychologue. Le domaine de
la recherche en neuro-psycholinguistique me semble être un terrain tout à fait
fertile pour semer quelques premières graines orthophoniques et éviter de se
perdre en chemin. Les écueils théoriques présentés plus haut correspondent en
effet à des réalités institutionnelles. Ainsi la première version du règlement du
doctorat en logopédie (2011) n'a pas été complètement repensée et ne comporte
aucune spécificité par rapport au doctorat en psychologie. Conscients de la pertinence à autoriser des thèses cliniques en orthophonie, nos directeurs mènent
une réflexion en ce moment même sur une nouvelle version de ce règlement
afin de définir ces nouveaux cadres de recherche en orthophonie à l'université.
Prenons à présent un exemple fictif : imaginons une recherche menée par
un orthophoniste sur la production des mots à l'oral.
Premier cas
Un orthophoniste devant faire sa thèse en linguistique pourrait s’intéresser à l’impact relatif des différents niveaux de complexité lexicale (phonologique, sémantique, syntaxique) sur la production de mots par des
adultes tout-venants en situation de conversation avec leur enfant (7-9 ans).
La question pourrait être de savoir si le poids des différents paramètres de
complexité sont les mêmes quand l’enfant présente un trouble spécifique du
langage oral, ou si le choix des mots utilisés par le parent tient compte de la
nature du trouble langagier de son enfant. En d’autres termes, le langage du
parent dont l’enfant présente une pathologie s’adapte-t-il à la pathologie de
ce dernier ? La méthode employée pourrait être celle du questionnaire, où
les personnes seraient interrogées sur la probabilité d’utiliser un mot particulier dans une situation de communication ordinaire, et seraient invitées à
proposer un autre mot plus probable, le cas échéant. On comparerait alors
les résultats obtenus par les parents contrôles à ceux des parents d’enfants
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présentant un trouble phonologique, et ceux des parents d’enfants présentant
un trouble morphosyntaxique, à l’aide d’outils statistiques tels que l’analyse
de variance. Une telle étude pourrait être poursuivie dans d’autres langues,
afin de rechercher si cette adaptation est universelle ou si elle peut être différente en fonction de la langue étudiée.
Deuxième cas
Sur cette même thématique, un orthophoniste faisant une thèse en
psychologie pourrait poser la question suivante : Dans quelle mesure ces
différents niveaux de complexité lexicale affectent-ils la reconnaissance des
mots à l’oral ? La méthode pourrait être la suivante : comparer, à partir
d’une tâche de décision lexicale, les temps de réaction élicités par les mots
selon le niveau de la complexité. Cette expérience basée sur un paradigme
de chronométrie mentale serait ensuite analysée à l’aide de modèles mixtes.
Ces modèles permettent une meilleure généralisation et sont vivement
recommandés par les revues en psychologie. Si l’on veut publier dans une
revue ayant un facteur d’impact élevé, il faut suivre les recommandations
sur les méthodes d’analyse.
Troisième cas
Toujours sur le même thème, un orthophoniste inscrivant sa thèse en
neurosciences pourrait tout à fait adresser la question suivante : A quel
moment du processus de production des mots parlés les différents niveaux
de complexité lexicale viennent-ils jouer leur rôle ? Il serait tout à fait possible de répondre à cette question à partir d’une simple tâche de dénomination
orale utilisant les mêmes variables linguistiques que précédemment et en
utilisant un dispositif d'électro-encéphalographie, tout en s’appuyant sur des
composantes neurophysiologiques appropriées. Les enregistrements seraient
traités à l’aide d’outils et de méthodes développés spécifiquement pour ce
type de signal.
On voit bien combien tous ces univers, même s’ils étudient une même
thématique, problématisent différemment les questions et utilisent des outils
d’investigation et d’analyse différents. Doit-on envisager un quatrième cas en ce
qui nous concerne ? Pas nécessairement, notre discipline peut aussi bien être
définie par son champ, à la croisée de multiples disciplines existantes, que par
ses outils et méthodes, et l’on se réjouit de l’introduction prochaine de la possi-
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bilité de réaliser des thèses cliniques à Genève. Il s’agit à ce stade d’un
immense chantier mais les nouvelles perspectives ouvertes par cette possibilité
n’en sont pas moins grandes. L’identité du chercheur en orthophonie devra s’ancrer profondément dans la pratique. Les recherches menées en sciences orthophoniques, même les plus fondamentales, devront nécessairement considérer les
aspects cliniques, qui sont l’essence même de notre profession dès sa naissance.
Aujourd’hui, nous continuons à travailler avec les outils et méthodes d'autres disciplines, gardant un regard réflexif sur notre propre recherche et essayant
d'introduire des spécificités des recherches fondamentale, appliquée et clinique.
C’est dans cette expérience de praticien-chercheur que nous faisons le constat
que l’orthophonie se situe indéniablement à la croisée de la médecine, des
sciences du langage, de la psychologie, des neurosciences et des sciences
sociales.
En créant un nouveau doctorat, l'université de Genève, pionnière en
Suisse et en Europe francophone, pose ainsi la dernière pierre de notre filière
universitaire, mais ne possède pas pour autant la filière complète. Il appartiendra
alors à la France de créer, elle aussi, un doctorat pour qu'enfin, les sciences
orthophoniques puissent voir le jour avec leur filière Licence-Master-Doctorat
complète. L'émergence de cette nouvelle science est déjà commencée, et si nos
premiers pas de doctorants en orthophonie semblent se dérouler paisiblement, la
poursuite après la thèse risque d’être plus houleuse. Se poseront alors les questions de la légitimation de l’obtention de financements pour une discipline qui
commence seulement à exister, et que dire de la création de postes d'enseignants-chercheurs pour une filière qui n’existe pas encore ? Faudra-t-il, dans un
premier temps, obtenir des qualifications et briguer des postes en psychologie ?
En Sciences du langage ? En neurosciences ? Que décideront les experts scientifiques de ces disciplines quand un docteur en Orthophonie demandera une qualification ? La question demeure ouverte et le rendez-vous est pris pour dans
quelques années…
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Profession : ouvertures & perspectives
Se dire pour se faire : évolution et enjeux des
discours professionnels dans la construction du
champ orthophonique
Marie Sautier, Renaud Perdrix, Nicolas Guilhot
Résumé
L’éclairage théorique de la sociologie des professions, notamment au travers des travaux
d’Andrew Abbott (1988, 2003) et Catherine Paradeise (1985, 2008), permet d’analyser l’évolution des représentations et paradigmes mobilisés dans les discours syndicaux d’une profession historiquement centrée sur la clinique. L’investissement des modèles issus des
sciences expérimentales constitue un levier de légitimation vis-à-vis de professions avoisinantes et vis-à-vis de l’Etat, particulièrement dans le contexte économique de la fin du
20ème, marqué par les campagnes de maîtrise des coûts du soin.
Mots clés : sociologie des professions, identité professionnelle, stratégies de légitimité, économie de la santé, discours syndicaux.
Say what you are to become what you are : evolution and issues of
professional discourse in the field of speech and language therapy
Abstract
Theoretical insight derived from the sociology of professions, including the work of Andrew
Abbot (1988, 2003) and Catherine Paradeise (1985, 2008), gives us a framework to analyze
the evolution of representations and paradigms expressed in the trade-union discourses of a
profession which is historically centered on clinical activities.
Competing health care professions have used paradigms borrowed from experimental
sciences to lobby for favorable state regulation, especially during the campaigns aimed at
controlling public health expenditure, which began in the economic context of the late 20th
century.
Key Words : sociology of professions, professional identity, strategies of legitimization,
Health economics, Unions’ discourses.
Rééducation Orthophonique - N° 257 - mars 2014
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Marie SAUTIER
Orthophoniste
Lycée international de Boston.
45, Matignon Road
Cambridge MA 02140 USA
Courriel : [email protected]
Renaud PERDRIX
Orthophoniste
Chef de service paramédical
OVE- SSEFIS
19 rue Marius Grosso
69120 Vaulx en Velin
Courriel : [email protected]
Nicolas GUILHOT
Maître de conférences en sciences de
gestion - Docteur en histoire des sciences
IFROSS - Université Lyon 3
18 rue Chevreul
69007 Lyon
Courriel : [email protected]
L
’orthophonie française trouve son origine dans les premiers travaux de
Suzanne Borel-Maisonny, qui à la fin des années 1920, organise sur la
demande d’un chirurgien opérant des fentes palatines, les premières
rééducations de la parole et du langage en milieu hospitalier. En l’absence de formation institutionnelle, c’est à Paris auprès de Borel, que les futures orthophonistes viennent acquérir, non un enseignement formel, mais des savoirs pratiques,
accessibles par le biais privilégié de l’observation participante. De retour en province, ces pionnières recherchent l’aval des médecins hospitaliers, construisent
peu à peu leur place à l'hôpital, et développent parallèlement une patientèle privée. Bien que rarement rémunérée, la pratique de l’orthophonie dans le milieu
hospitalier confère aux premières professionnelles un statut et une reconnaissance implicite de leurs spécificités qui participent au processus de professionnalisation (De Lucas & Vilboux, 2007a).
La structuration de la profession en elle-même ne peut se comprendre que
dans le contexte des bouleversements sociaux qui suivent 1945, le développement de l’Etat providence et la création de la sécurité sociale (Phillipe, 2007).
En 1947, les pouvoirs publics valident le remboursement des soins orthophoniques et accordent ce faisant une légitimité aux rééducateurs. Cette reconnaissance et le soutien des autorités médicales dans les facultés de médecine de plusieurs grandes villes françaises aboutissent à la création de sept premiers centres
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d’enseignement entre 1955 et 1964. Parallèlement, la profession se structure sur
le plan interne par la création d’une association à visée scientifique, l’Association des Rééducateurs de la Parole et du Langage Oral et Ecrit (ARPLOE), qui
se dote d’une revue : Rééducation Orthophonique. En 1959, Borel crée le Syndicat national des rééducateurs en orthophonie (SNRO), dont la branche majoritaire se mue en Fédération nationale des orthophonistes (FNO). En 1964, l'orthophonie « obtient un statut légal comme profession à part entière » (Le
Feuvre, 2007, p.41).
La profession évolue ainsi depuis quelques décennies dans un cadre légal
et structuré propice au développement d’une identité professionnelle. En 1982,
Pierre Ferrand président de la FNO crée l’Union Nationale d’Associations pour
le Développement de la Recherche et de l’Information en Orthophonie (UNADRIO) qui vise à promouvoir la recherche en orthophonie -notamment par le
biais de la revue Glossa- et devient société savante en 2005. Le champ de compétence s’étend progressivement : « l'évolution des nomenclatures des actes
orthophoniques (modifiés en 1972, 1990 et 2002) montre clairement l'existence
d'un processus d'élargissement des domaines d'intervention légitimes des orthophonistes dans le temps » (Le Feuvre, 2007, p.42).
L’approche sociologique, et plus particulièrement les modèles théoriques
propres à la sociologie des professions, permet de questionner l’évolution d’un
groupe professionnel, sa structuration et la reconnaissance dont il fait l’objet
dans le champ social (Champy, 2009). Plus spécifiquement, loin de considérer
le statut, les protections et l’autonomie dont jouissent les professions comme
des propriétés naturelles, les sociologues interactionnistes, considèrent ces protections comme le résultat de stratégies et de luttes motivées par la recherche de
prestige social et d’avantages économiques (Dubar & Tripier, 1998), et notent le
rôle des associations professionnelles dans ce processus :
La professionnalisation est comprise comme une stratégie de prise de
pouvoir, menée par des acteurs, souvent collectivement, en général par des associations professionnelles : il s’agit de conquérir une position de force. (Delas &
Milly, 2009, p.415).
Les interactionnistes soulignent la nécessité de prendre en compte ces
enjeux dans l’analyse des discours. L’approche sociologique consiste alors à
décortiquer la rhétorique émise par les représentants professionnels, le « jugement des acteurs sur eux-mêmes, l’image qu’ils veulent mettre en scène »
(Delas & Milly, p.416).
De la structuration du champ orthophonique pendant la période des
Trente Glorieuses aux évolutions des quinze dernières années liées aux exi-
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gences nouvelles d’un Etat évaluateur et à la politique de rationalisation des
coûts du soin, la profession orthophonique diversifie ses paradigmes théoriques
et investit de nouvelles thématiques qui s’expriment dans la bouche des représentants syndicaux et dans les supports d’édition.
Cet article retrace quelques résultats d’un travail de recherche soutenu en
2011 à l’Université Lyon 1. Les données récoltées résultent d’une méthodologie
à deux versants. L’étude de documents datés de 1970 à 2010 s’appuie notamment sur un corpus rassemblant l’intégralité des éditoriaux de la revue Glossa,
revue dédiée à la recherche orthophonique. En outre, des entretiens sociologiques (Blanchet & Gotman, 2010) ont été conduits auprès d’une dizaine de
personnalités de la profession (cf. annexe 1), investies dans le dispositif d’édition ou ayant évolué dans la sphère syndicale. L’examen diachronique de ce corpus permet d’analyser quelques éléments de la rhétorique professionnelle
construite par les instances orthophoniques au cours des trente dernières années.
Il s’agit de mettre en perspective les discours et inférences mobilisés par la profession dans un processus de légitimation vis-à-vis des pouvoirs publics ou de
professions voisines mais aussi de soulever quelques questions identitaires inhérentes à ces bouleversements.
♦ Obtenir la reconnaissance de l’Etat, démontrer une expertise
« La visée à long terme c’était d’abord le renforcement de la profession
dans tous ses domaines et surtout obtenir la reconnaissance » (P. Ferrand)
La reconnaissance étatique protège le groupe professionnel (Abbott,
2003) en cela qu’elle lui confère l’autorisation durable à intervenir dans un
domaine d’exercice de manière exclusive et protégée, et de jouir des bénéfices de son statut, notamment - dans le cadre du système de soins - du financement de ses actes. Le levier cardinal d’acquisition d’une légitimité professionnelle, et des privilèges symboliques ou matériels qui peuvent lui être
associés, réside selon Abbott (1988) dans l'abstraction, la maîtrise de savoirs
abstraits. Parce qu'ils permettent de redéfinir les problèmes dans un sens que
chaque profession prétend pouvoir résoudre, ces savoirs théoriques constituent un outil stratégique dans la quête de reconnaissance. Grâce aux savoirs
abstraits, les professions opèrent en effet ce qu'Abbott nomme des « réductions » : elles ramènent des problèmes humains à des problèmes relevant du
savoir qu'elles maîtrisent, afin de s'emparer de ces juridictions. Abbott prend
ainsi l'exemple de la médecine, qui, en biologisant des problèmes humains,
les médicalise :
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Seul un système de savoirs gouverné par des abstractions peut
redéfinir ses problèmes et ses tâches, les défendre des intrus, et se saisir
de nouveaux problèmes – comme la médecine s'est récemment emparée
de l'alcoolisme, de la maladie mentale, de l'hyperactivité chez l'enfant, de
l'obésité, et de nombreuses autres choses. L'abstraction permet la survie
dans le compétitif système des professions (Abbott, p.9).
L’aura social d’un même savoir abstrait peut évoluer selon les époques
c’est pourquoi les arguments de la légitimité évoluent historiquement. En outre,
pour Abbott, « l'usage effectif du savoir professionnel académique est moins
pratique que symbolique » (p.54), le savoir abstrait favorise la reconnaissance
du travail professionnel en le subordonnant « aux valeurs culturelles majoritaires » : « dans la plupart des professions modernes, elles ont été les valeurs de
rationalité, de logique et de science » (p.54). Selon Champy également, c’est
l’inscription d’un savoir dans le champ privilégié de l’inférence scientifique qui
lui confère une validité sociale :
Les idées de scientificité et d’objectivité structurent la rhétorique
professionnelle : les représentants des professions justifient l’autonomie
conquise ou revendiquée en affirmant pouvoir garantir que des savoirs
scientifiques seront utilisés pour apporter les solutions objectivement les
meilleures pour répondre aux problèmes, eux aussi objectifs, qui sont rencontrés (2011, p.215).
Abbott questionne néanmoins la légitimité de la science, perçue en tant
que valeur, en montrant que le lien associant légitimité et abstraction résulte
pour partie d’une confusion entre le prestige d'un savoir et l'efficacité effective
de son application :
La capacité d'une profession à maintenir sa juridiction repose en
partie dans le pouvoir et le prestige de son savoir académique. Ce prestige
reflète la croyance erronée du public en un continuum entre le savoir professionnel abstrait et le savoir professionnel pratique, et donc qu'un savoir
abstrait prestigieux implique un travail professionnel efficace (p.54).
Dans une analyse congruente à celle d’Abbott, Paradeise (1985) analyse
les stratégies utilisées par les groupes professionnels dans leur quête de reconnaissance sociale. Paradeise s'intéresse directement aux procédés rhétoriques
utilisés par les professions et reposant selon l'auteur sur trois concepts : le
besoin, la science et l’expertise. En promouvant l’idée que ses services répondent à un besoin, le groupe professionnel effectue un premier pas vers la légitimité. Il prétend ensuite répondre légitimement à ce besoin en subordonnant sa
pratique, potentiellement abusive, à une instance légitime qui en garantit la
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constance : « l'argument de la science fournit la réponse […] en donnant son
savoir pour savoir positif, éthiquement neutre, universel, donc indépendant des
conditions d'application, impersonnel donc indépendant de celui qui l'applique »
(Paradeise, p.21). En parvenant à attribuer le sceau du savoir scientifique, objectif et neutre, aux savoirs professionnels qu'il détient, et en associant ces savoirs à
un besoin reconnu, le groupe professionnel fait valoir son expertise sur un problème donné et justifie un monopole d’activité.
Enoncer un besoin, investir un champ d’intervention
La thématique du besoin constitue un thème récurrent de la rhétorique
professionnelle orthophonique. Les publications comme Glossa ou encore les
campagnes d’informations constituent à ce titre un outil promotionnel contribuant à affirmer ou suggérer une demande, en nommant des besoins auxquels
l’orthophonie peut précisément répondre. Dans une lettre d'information récente,
Gatignol (2009a) déplore par exemple un manque de formation des aidants,
cette prérogative faisant de manière concomitante l’objet de revendications syndicales auprès du ministère de tutelle.
La crédibilité d’un besoin relevé par les seuls professionnels le prenant en
charge connaît des limites dans le champ social et les éditorialistes comme les
personnalités interrogées usent de « méthodes de connivence » (Lefevre, p.128)
qui permettent à la profession d’exhiber sa bonne foi : les auteurs prêtent la
paternité de leur discours à des acteurs sociaux extérieurs à la profession et
auréolés en tant que tel d’une neutralité qui fait loi.
La thématique du besoin du patient attribue ainsi à la réponse orthophonique une dimension de désintéressement et de dévouement, empruntée à la rhétorique médicale traditionnelle : « toutes les associations de patients nous disent
''sans les orthos, on ne serait rien'' […] nos patients nous disent ''heureusement
qu’on vous a'' » (N. Denni-Krichel). N. Denni-Krichel évoque encore les
« [demandes] des associations de parents » que le professionnel se doit d’accompagner. Les éditorialistes dépeignent quant à eux la mission des orthophonistes face à « l’intérêt des personnes touchées dans leur outils de communication » et qui « demandent de l’aide » (Rousseau, 2007, p.4) ou démontrent le
bien-fondé de la préoccupation pour le langage écrit qui « n’est pas l’effet d’une
mode mais l’expression d’un besoin » pluriforme exprimé par des parents,
enfants et enseignants (Roustit, 1995, p.3).
Avec le recours à l’épidémiologie, l’argumentation s’extrait du discours
subjectif : ce sont les faits qui parlent. Le besoin, appuyé par des chiffres, peut
ainsi être mis sur le compte d’une évolution sociale comme le vieillissement de
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la population (Heral, 1987b ; Poulat, 1992a), d’une préoccupation sociétale
comme l’échec scolaire (Poulat, 1992d), d’une contrainte légale souveraine
comme la loi 2005 sur le handicap (N. Denni-Krichel), ou encore d’une évolution liée aux avancées technologiques et médicales comme l’implant phonatoire
(Monfrais-Pfauwadel, 1993), la chirurgie oro-faciale (Martin, 1998) ou l’accroissement du nombre de prématurés (N. Denni-Krichel).
La référence à la décision publique, notamment dans le champ juridictionnel de la prévention, fait passer l’action des orthophonistes d’un statut de
pratique thérapeutique au statut de norme sociale. Ce passage du singulier au
collectif marque l’accomplissement d’un processus de médicalisation (Fassin,
1998). Dans les années 1980, la FNO milite auprès des pouvoirs publics afin
d’obtenir l’abaissement du seuil minimal de la prise en charge précoce alors fixé
à trois ans pour la plupart des pathologies :
Je me souviens des parents qui m’appelaient en disant « pourquoi
dois-je attendre qu’il parle pour que vous le rééduquiez ? ». Ce sont les
parents qui me disaient ça et ils avaient raison ! Et c’est ainsi que je me
suis battue pour obtenir la prise en charge avant trois ans ! Je me souviens
de la maman d’une petite fille trisomique qui me disait « mais pourquoi
dois-je attendre qu’elle ait trois ans ? C’est le bon sens, donc moi je n’ai
fait que répondre à la demande des parents » (N. Denni-Krichel).
Les thèmes de la prévention ou de la prise en charge précoce, qui constituent encore à ce jour un territoire d’extension de la profession, sont ici valorisés sous l’angle de la logique ou de l’action éthique. Selon Fassin, « le glissement du curatif au préventif […] ne procède pas de la démonstration d’une
efficacité, qui sera d’ailleurs mise en cause bien plus tard, mais de l’affirmation
d’une volonté, qui repose elle-même sur des préoccupations morales » (1998,
p.7). Cette préoccupation donne à l’intervention orthophonique une valeur normative. La revendication juridictionnelle dépasse ainsi le cadre syndical pour
revêtir une dimension politique et le besoin, élevé au statut d'enjeu de santé
publique, en sort légitimé.
La maîtrise d’une science comme argument de légitimité
L’essor visible d’organes de recherche en orthophonie permet à la profession de combiner la mise en évidence d’un besoin à la maîtrise d’un savoir,
d’une science, conforme aux canons de l’époque. Le canevas de la rhétorique
professionnelle fait reposer la reconnaissance d’une pratique sur l’excellence
théorique de ses savoirs (Damien & Tripier, 1994).
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De même que le besoin fait l’objet d’une scénarisation attribuant son
expression à des acteurs sociaux extérieurs à la profession, la science est mise en
scène lors d’occasions variées. L’intitulé des congrès qualifiés de scientifiques,
l’obtention par l’UNADREO du statut de société savante en 2005, ou encore la
valorisation auprès des tutelles ministérielles de nouveaux outils d’évaluation
« étalonnés et validés » participent d’une même dynamique promotionnelle.
Glossa joue quant à elle le rôle de véritable « vitrine de la recherche en orthophonie » (Rousseau, 1996, p. 2) et les articles publiés permettent aux syndicats d’appuyer leurs revendications « par des dossiers bien étayés » (J. Roustit) auprès des
tutelles ou de l’ANAES : « on nous demande de justifier nos prises en charge,
donc il faut des études. […] On a besoin de ces publications ! » (N. Denni-Krichel). La publication scientifique constitue notamment une arme de poids dans la
conquête juridictionnelle puisque « chaque fois qu’on a traité quelque chose dans
les commissions de la nomenclature pour le faire passer dans la nomenclature, il
a fallu apporter la preuve que ça fonctionnait » (J. Roustit). La mise en œuvre du
savoir scientifique apparaît comme un outil de conquête mais également de
défense des protections existantes : « la publication d’articles est essentielle pour
la survie de la profession, pour le remboursement des soins, de montrer qu’il y a
une évaluation des pratiques professionnelles qui est faite, en quoi l’orthophonie
va être plus efficace » (S. Topouzkhanian). Omniprésent dans la sociologie des
professions depuis les années 1970 (Champy 2011), le thème de la menace
pesant sur les modèles professionnels renvoie dans la rhétorique orthophonique à
des perspectives économiques bien davantage qu’à un recul de la confiance du
public lui-même, ou qu’à une hausse de son exigence, néanmoins évoqués (Brin,
1998a ; Rousseau, 2002 ; J. Roustit).
S’adapter à la contrainte économique : la validité des sciences expérimentales
La fin des Trente glorieuses coïncide avec une remise en cause progressive de l'État Providence, et à l’émergence à partir des années 1990 d’un discours politique tourné vers le thème du contrôle des dépenses de soins (Castel &
Merle, 2002). Les pouvoirs publics se proposent de limiter les dépenses « inutiles » en éliminant « les mauvaises pratiques » (Castel & Merle, p.338), cela au
profit d’une efficacité accrue. Selon les termes de Paradeise, la « montée en
puissance de l'obligation de rendre des comptes caractérise la montée en puissance d'un État évaluateur qui valorise la « responsabilité économique et
sociale » des professions au détriment de leur contrôle interne (2008, p. 295).
L’évaluation de l’efficacité des pratiques professionnelles « vaut pour l'ensemble des professionnels, publics […] ou privés » (p.295), et n'épargne pas les pro-
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fessions de soins. Les professions assistent ainsi à « l’instauration graduelle de
la rationalité économique comme ''principe de réalité'', comme principe ultime
d’adaptation » (Frund, 2008, p.26).
Inspirée des protocoles d’évaluation issus de l’industrie, la démarche de
qualité des soins constitue un « modèle d'organisation et d'évaluation de l'action
collective de soins dans une perspective d'efficacité curative et de maîtrise de la
dépense, elle repose sur l'élaboration de nouvelles méthodes et techniques normatives » (Setbon, 2000, p.51). Ces principes postulent notamment « que la
qualité finale est le produit de la qualité de chacun des composants présents au
cours du processus de production, [et] que la qualité se définit, s'organise et se
mesure » (p.55).
Les nouvelles exigences étatiques d'évaluation « imposent aux professionnels des normes […] qui récusent en particulier la légitimité d'une autonomie qui s'argumenterait sur une qualité non étalonnée de prestations » (Paradeise, 2008, p.295). En conséquence, les critères de ce que Boussard,
Demazière et Milburn (2010) nomment « professionnalisme » évoluent. Le
professionnalisme du soignant n'est « plus seulement la traduction d’une
éthique professionnelle défendue par les travailleurs maîtrisant une expertise,
il est aussi l’expression de normes organisationnelles applicables, potentiellement, à tout travailleur » (Boussard, Demazière & Milburn, p.13). On observe
ainsi le remplacement progressif d'un professionnalisme « contrôlé par les
professionnels eux-mêmes, [par] un professionnalisme […] résultant de l'injonction des organisations ou des clients » (p.13). En France, c’est en particulier la Haute Autorité de Santé (HAS), qui remplit la mission de contrôle de la
qualité des soins médicaux. Les objectifs de cette dernière instance visent à
« établir des recommandations de bonne pratique clinique […] et des références médicales opposables […] en vue d'une rationalisation des soins et
d'une réduction du gaspillage » (Setbon, 2000, p.61) des fonds publics. Setbon
note que paradoxalement, « cette publicité pour la qualité des soins rend
explicite la faillibilité des praticiens, […] relativise la pertinence de leur
savoir et instille le doute quant à la sécurité de leurs actes et à la pertinence de
leurs décisions » (p.64).
L'orthophonie, comme l'ensemble des professions de soins prises en
charge par la Sécurité sociale, est concernée par ces évolutions. En 2002, la
Sécurité Sociale lance un « contrat de bonne pratique » destiné aux orthophonistes, qui consiste, sur la base du volontariat et par le biais d’une incitation
financière, à suivre des formations conventionnelles et à respecter un ensemble
de normes dans la rédaction et la conduite des bilans. La même année, le n° 209
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de la revue Rééducation orthophonique, consacre l’intégralité de son contenu à
la publication de recommandations et de références professionnelles à l’adresse
des orthophonistes. Fin 2013, le colloque intitulé « Pratiques probantes ? » et
organisé conjointement par la FNO et L’UNADREO, invite trois représentants
de la HAS à intervenir sur le thème de l’évaluation formalisée des pratiques ou
de l’utilité des recommandations professionnelles. Plusieurs orthophonistes
interviennent en outre sur le thème « pourquoi et comment évaluer l’efficience
des pratiques orthophoniques ».
Dans les éditoriaux, la préoccupation pour la justification de l’efficacité
de l’intervention orthophonique, devient omniprésente à partir de 1996, dans un
contexte politique marqué par le plan Juppé de novembre 1995 qui promeut un
contrôle accru des dépenses de soins. Les enquêtés pointent les évolutions du
système de soin liées à la fin de l’État providence : « autrefois la Sécu fonctionnait à guichet ouvert, c’était un centre de paiement » (J. Roustit), « on remboursait, on remboursait et on pouvait avoir 100, 200, 300... séances, personne ne
venait demander quoi que ce soit ! […] ces temps-là sont révolus » (N. DenniKrichel). Les personnalités interrogées associent à ces contraintes l'adoption de
modèles caractéristiques du système biomédical : « à une certaine époque il a
fallu commencer à justifier les actes. Et comment justifier les actes si ce n’est
par la preuve ? » (J. Roustit).
La thématique de l’évaluation prend ainsi le devant de la scène au point
que l’UNADREO change de nom : « formellement, le nom de l’UNADRIO a
été transformé en UNADREO : on a fait rentrer le E d’Evaluation à l’intérieur
pour bien identifier ce versant de l’orthophonie qui prenait de l’importance, et
sa nécessité » (J. Roustit). De nouveaux outils empruntés aux organes de
contrôle des dépenses publiques font leur apparition tel l’audit en 2002,
« méthode d’évaluation qui permet, à l’aide de critères déterminés, de comparer
la pratique du professionnel de santé à des références admises » (Rousseau &
al., 2002, p.6). Dans la plupart des discours, c'est la nécessaire adaptation à la
contrainte évaluative de l'état qui est mise en avant, si ce n’est dans les dix dernières années intériorisée comme bénéficiable à la profession. Dessailly (1998,
p.3) énonce ainsi la « vertu » des impératifs économiques ; pour Brin ceux-ci
conduisent « à procéder à une analyse intéressante de nos pratiques » (1998b,
p.3) alors que Médina affirme une « communauté d'intérêts » (2000b, p.3) entre
économistes de la santé, praticiens et chercheurs et s'interroge sur les raisons
des « réticences des thérapeutes face au concept d'évaluation prôné par nos
tutelles » (p.3). Quelques éditoriaux décrivent ainsi entre les lignes un manque
d’adhésion des praticiens face à la promotion de l’évaluation des pratiques professionnelles. La normalisation des pratiques par la construction et l’utilisation
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d’outils « présentant toutes les garanties scientifiques souhaitées » (Rousseau,
2002, p.3) est ainsi affichée comme une nécessité mais aussi comme une adaptation susceptible de susciter le rejet (Rousseau, 2002).
Selon les travaux de Champy, la logique de rationalisation des soins entre
en contradiction avec « la nécessité de prudence » (2011, p.150) propre à certaines pratiques professionnelles. Champy définit ainsi les pratiques prudentielles par un ensemble de traits qui les distinguent d'autres professions. En particulier, les professions à pratique prudentielle traitent « de problèmes ou de
situations singuliers ou complexes et partant, [doivent] faire face à une irréductible incertitude quant au déroulement du travail sur ces problèmes ou ces situations » (p.149). Ainsi les juges et les médecins présenteraient la particularité de
gérer un certain degré d'incertitude inhérent à leur tâche, que ce soit sur les causalités, les réponses à apporter, ou encore l'interprétation globale du problème.
Pour Champy, les pratiques de ces professions, essentiellement centrées sur
l’humain ou le vivant, sont difficilement formalisables, du fait de l'individualité
de chaque nouvelle situation, de chaque cas, « qui ne peuvent pas être ramenés à
un cas général sans une amputation de leurs caractéristiques risquant d’être préjudiciable au travail » (p.149).
Champy présente l'art médical comme paradigmatique de la profession prudentielle :
Un médecin ne peut jamais être catégoriquement certain d’avoir pris en compte
tout ce qui doit l’être pour soigner un malade, car il ne peut pas se livrer à une
description exhaustive de ce dernier. Son diagnostic constitue un pari quant aux
limites du problème auquel il est confronté (p.150).
En conséquence, Champy estime que la nature prudentielle des pratiques
de soins entre en discordance avec les politiques de rationalisation : « la réduction de l’autonomie des professionnels par le biais de normes de bonnes pratiques […] [est] susceptible de provoquer une standardisation de leur pratique et
une technicisation de leur travail de nature à entraver ces réflexions » (2011,
p.214), réflexions pourtant nécessaires à la réalisation raisonnée et « prudente »
de leur tâche. De ce fait, et paradoxalement, ces normes de bonnes pratiques
engendreraient un risque accru de « mauvaises » pratiques dans le cas des professions à pratique prudentielle.
Le modèle de Champy vient bousculer les représentations véhiculées par
la médecine moderne, celle-ci se basant sur la primauté du système épistémologique biomédical. En contrepoint de la notion d’incertitude pointée par Champy,
la légitimité actuelle dont jouit le système biomédical repose sur le prestige des
sciences exactes. Ce modèle postule l’existence d’un substrat biologique à l’ori-
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gine de toute pathologie ce qui inféode de fait la clinique médicale au caractère
quantitatif et mesurable des sciences fondamentales.
Dans notre corpus, de rares discours dépeignent un décalage entre les
caractéristiques de l'intervention orthophonique et le dispositif propre aux
sciences expérimentales. J. Roustit pose le constat d'une inadéquation entre les
caractéristiques du modèle professionnel et les exigences méthodologiques de
l’État : « on a essayé d’expliquer qu’on était dans les sciences humaines et non
dans les sciences médicales et qu’on ne pouvait pas utiliser les mêmes outils et
les mêmes méthodes statistiques » (J. Roustit). Dans un éditorial datant de 2002,
Bried dépeint le « paradoxe » de l’orthophonie qu’il qualifie de « métier impossible » (p.3). En effet, la complexité de la démarche clinique nécessite à son
sens « loin de la rigidité d’une attitude exclusive, [des processus et des procédures] de confrontation et d’ajustement » (p.3). L’orthophonie, qui considère
des processus vivants et humains, se caractérise ainsi par un fort degré d’incertitude attendu que, rencontre après rencontre, « rien n’est ni simple, ni identique »
(Brin, 1998b, p.3), « chaque patient [étant] un cas unique » (Leterme, 1998). La
spécificité de l’orthophonie requiert alors dans les discours un système d’évaluation disjoint des canons de la science expérimentale et seul apte à répondre
véritablement à l’exigence de validité : « si on perd de vu ça, je pense qu’on ne
peut jamais argumenter pour valider nos acquis. C’est complètement inadapté
car on est dans de l’humain et non dans de la réaction biologique » (J. Roustit).
Selon Champy (2011), c’est précisément la méconnaissance de la nature prudentielle d’un travail professionnel qui le rend vulnérable aux évolutions extérieures notamment à la pression accrue des pouvoirs publics : « les professions
sont condamnées à décevoir si on les juge à l’aune d’un modèle de connaissance
et d’action qui n’est pas le leur et ne peut pas l’être » (Champy, 2011, p.216).
♦ Luttes juridictionnelles et volonté d’autonomisation
Dans son ouvrage The system of professions, Abbott (1988) propose une
théorie de la concurrence interprofessionnelle qui met en évidence les luttes de
rivalités existant entre toutes les professions. Celles-ci visent la conquête et la
défense d’un territoire d’intervention - ce qu’Abbott nomme « juridiction »c’est-à-dire un ensemble de compétences et de tâches, reconnues comme relevant d’un groupe professionnel donné. Loin d’être figées, les frontières de ces
juridictions varient dans le temps, en fonction de l’action d’une profession, de
ses revendications, des changements économiques qu’elle traverse ou encore de
la recherche scientifique. Chaque profession s’efforce d’exclure les groupes professionnels voisins, des territoires vacants ou occupés dont elle revendique l’ex-
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clusivité, et cela à l’intérieur d’un système clos, de sorte que « chaque mouvement dans la juridiction d'une profession affecte celle des autres » (Abbott,
p.34). Les professions forment ainsi des systèmes interdépendants engagés dans
une lutte perpétuelle pour la conquête de nouveaux domaines de compétence. A
ce titre, l’orthophonie ne peut être analysée qu’à l’aune de ses relations successives avec des professions voisines.
Les conflits juridictionnels restent voilés dans Glossa (Poulat, 1992c ;
Roustit, 1995), le risque « qu'une partie [du] champ d'intervention soit conquis
par d'autres qui auront mieux su montrer l'efficacité de leurs pratiques » (Rousseau, 1997, p.3) peut être brandi sans que les professions concurrentes, souvent
contributrices de la revue (El Hayek, 1997 ; Marchand & Calaix-Nègre, 1994 ;
Sichez-Auclair, 1997) ou parfois même en position d’autorité dans le cas des
médecins phoniatres (Monfrais-Pfauwadel, 1993 ; 1995), soient pour autant
directement nommés. Dans les entretiens, l’existence des concurrents successifs
est évoquée au prix de tournures parfois retorses : l’intitulé de professions
concurrentes est prononcée « entre guillemets » (P. Ferrand), à l’aide d’une périphrase ou d’approximations peu gratifiantes : « les neuromachins » (D.Martinand-Flesch), leur évocation peut faire l’objet d’interrogations faussement bonhommes : « les quoi ? » ou d’une conduite initiale d’évitement : « je les citerai
pas mais, ils existent » (N. Denni-Krichel).
Affranchis des exigences de la presse spécialisée, les personnalités interviewées abordent néanmoins plus volontiers en entretiens les luttes de pouvoirs
avec des professions voisines qui « veulent grignoter sur [leurs] champs de compétences » (S. Topouzkhanian). La rhétorique affectée à ces thèmes se construit
sur un mode défensif : « on a eu des campagnes très nettes visant… pas à nous
détruire… mais à nous réduire » (P. Ferrand), « il y a toujours des gens qui veulent nous piquer le territoire » (O. Heral). La profession se raconte volontiers
dans la position de l’intervenant légitime qui ne fait que réagir aux agressions
successives, toujours présentées comme transitoires en contraste avec la
constance prêtée à l’orthophonie. La profession défend alors l’exclusivité de son
monopole : dans les années 1970 par exemple, les « aphasiologues entre guillemets [avaient] monté une nomenclature, ils avaient même négocié une lettre
clef, on a arrêté l’affaire in extremis ! » (P. Ferrand).
Les exemples de conflits juridictionnels se succèdent depuis les années
1970 : psychanalystes dans le champ du langage oral ou écrit, rééducateurs et
audiophonologistes dans le domaine de la surdité, psychologues dans celui du
bégaiement, médecins phoniatres sur le territoire de la voix, « psychologues qui
s’étaient baptisés aphasiologues » (P. Ferrand) dans le secteur de la neurologie.
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Pour la période plus récente, les enquêtés incriminent tout à tour l’apparition
des neuropsychologues dans les années 2000, l’empiètement des kinésithérapeutes en dysphagie, ou encore l'antagonisme des psychomotriciens ou des
ergothérapeutes mentionnés tout particulièrement dans le domaine des pathologies neurodégénératives.
Loin de constituer une science autonome, l’orthophonie « doit puiser
dans des champs connexes et multiples, des fondements théoriques propres à
éclairer sa pratique. Cette pluridisciplinarité la place de facto face à des inférences plurielles » (Perdrix, 2007a, p.152). Dans les premières décennies de
sa création en particulier, l’orthophonie « se nourrit de la rencontre avec
d’autres univers professionnels, essentiellement le milieu médical, psychanalytique et pédagogique » (De Luca & Vilboux, 2007a, p.21). A partir des
années 1980, la profession se tourne massivement vers les théories issues des
travaux de la neuropsychologie et des sciences cognitives (Fournier & Lauret, 2011).
Pour Perdrix (2007a), dans le cas de l’orthophonie, le choix d’un savoir
abstrait, d’une inférence, dépend des caractéristiques des concurrents juridictionnels en présence. L’enjeu pour la profession, qui partage par exemple historiquement des inférences communes avec les psychologues cliniciens et les
neuropsychologues, consiste à se démarquer de ces concurrents par l'« élaboration d'une frontière interprofessionnelle » (p.155). Selon Perdrix, psychologues cliniciens et neuropsychologues illustrent de façon schématique deux
pôles opposés de la représentation de la maladie et des relations thérapeutiques. L'orthophonie cumule au sein de son identité professionnelle des éléments propres à chacun de ces deux pôles, l'un centré sur le sujet et influencé
par la psychologie clinique, l'autre centré sur le symptôme et influencé par la
neuropsychologie cognitive. De ce fait, l'élaboration de la frontière interprofessionnelle avec l’un ou l’autre de ces concurrents, passe par l'investissement
ou le rejet de l'inférence partagée, associée à une rhétorique de différenciation.
Ainsi, soit l'orthophoniste se montre congruent et critique l'inférence qu’il
n'investit pas, soit l'orthophoniste partage les mêmes inférences (et représentations du soin et de la relation thérapeutique) qu'un rival identifié, et privilégie
dans son discours la défense du pôle opposé à sa tendance inférentielle.
« L'activité argumentative n'est donc pas un calque de la croyance à laquelle
on appartient, mais découle bien plus des nécessités de démarcation avec des
groupes rivaux, d'où des positions apparemment paradoxales entre croyance et
stratégie » (p.155). La démarcation vis-à-vis de concurrents juridictionnels
participe ainsi au développement de la profession.
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Investir de nouvelles inférences, affirmer une frontière interprofessionnelle.
Le cas de la psychanalyse.
Dans les années 1970, l’influence de l’inférence psychanalytique transparaît nettement dans les numéros de Rééducation Orthophonique, que ce soit
par les contributions d’auteurs spécialisés dans ce domaine ou par les orthophonistes eux-mêmes. Ferrand avance en 1973 que « la psycho-rythmique de
Mme Borel-Maisonny agit globalement sur toute la personnalité de l'enfant.
Elle a une valeur éducative et même psychothérapeutique […] elle consolide
les bases du Moi : - en épanouissant l'enfant – et en le libérant » (p.15). Le
partage de modèles de compréhension communs aux orthophonistes et aux
psychanalystes transparait ainsi dans le vocabulaire et les systèmes d’interprétation mobilisés.
L’essor de la psychométrie, et l’apparition des tests étalonnés dans cette
même période viennent remettre en cause les grilles de compréhension issues du
modèle analytique et suscitent dans un premier temps la critique conjointe des
orthophonistes et du milieu psychanalytique (Fournier & Lauret, 2011).
Au fil des numéros de Rééducation Orthophonique, certains auteurs mettent par la suite en question la délimitation de leur champ d’intervention et le
partage d’inférences communes entre les deux professions : Terrier interroge
ainsi la fascination des orthophonistes pour la psychothérapie et la difficulté
pour les professionnels à se situer en conséquence sans se diluer (1975). Le
même P. Ferrand qui, conformément aux canons de l’orthophonie des années
1970, décrivait la portée psychothérapique de l’intervention orthophonique
(1973), évoque a posteriori la dimension hégémonique d’une « approche quasi
terroriste intellectuellement » (P. Ferrand), la toute puissance du mouvement
psychanalytique dans les lieux d’échanges professionnels (« dans les congrès
scientifiques il y avait quatorze intervenants : on comptait douze psys pour deux
orthophonistes ») et les rapports conflictuels entre les deux professions (« je l’ai
vécu comme une période violente ! Violente ! On se faisait siffler dans des
congrès »).
Certains attributs des orthophonistes, à forte empreinte identitaire, font
l'objet de controverses : « on se faisait harceler parce que nous étions des ''traiteurs de symptômes'' […], il ne fallait pas mettre un guide-langue dans la
bouche d’un enfant parce que c’était une intrusion phallique et un viol quasiment » (P. Ferrand). En écho aux auteurs de la fin des années 1970, tel JaulinMannoni (1977) qui blâme « un certain courant de pensée actuel qui cherche à
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renvoyer toutes les difficultés cognitives à une origine affective » (p.25),
J. Roustit revient trente ans plus tard sur ce sentiment d’omnipotence : « dans
les années 1970 c’était ravageur, ça emportait tout » (J. Roustit).
Dans Rééducation Orthophonique, les discours de démarcation objectent
ainsi au caractère « aléatoire » de la psychanalyse (Jaulin-Mannoni, 1978,
p.464) la rigueur et la « dimension d’objectivité » (Martin, 1980, p.233) d’approches « étayée[s] sur des travaux scientifiques de la plus haute qualité » (Jaulin-Mannoni, p.464).
L’émergence au même moment d’un mouvement de développement de la
recherche scientifique conduit par P. Ferrand dans le cadre syndical, prend toute
sa signification dans cette dynamique. La mouvance de l’UNADRIO puis de
Glossa peut ainsi être comprise comme l’illustration d’une quête de savoirs et
d’objectivité conformes au paradigme expérimental en plein essor puisque « il
arrivait d’autres sciences qui étaient plus proches de ce qu’on est amené à analyser » (O. Heral) ; et corrélativement comme un outil de démarcation, un outil de
légitimité dans le cadre d’un conflit juridictionnel opposant l’orthophonie à une
psychanalyse perçue comme hégémonique et stigmatisée comme « connotée »
(O. Heral). Le cas de la dysphasie illustre la mobilité des territoires d’intervention en fonction des luttes de pouvoir et des sciences légitimes. En effet selon
O. Heral, cette pathologie décrite par Borel et Ajuriaguerra dans les années
1960, sous le terme d’audimutité « avait complètement disparu des nomenclatures » sous l’ascendant de la psychanalyse, les patients étant « psychiatrisés ».
O. Heral narre ensuite le réinvestissement de ces pathologies par le biais de travaux étrangers, traitant de ces thématiques. Glossa témoigne de cette réappropriation, par exemple lors de l’utilisation de la taxonomie des dysphasies proposée par les québécois Rapin et Allen en 1980 (Touzin, 1992).
La figure bicéphale du praticien chercheur, un outil de démarcation
identitaire flexible vis-à-vis des neuropsychologues
Au début des années 1980, la mouvance de la recherche en orthophonie
promeut une inférence en contradiction avec son principal concurrent juridictionnel, opposant ainsi au modèle constructiviste et clinique de la psychanalyse
(Fournier & Lauret, 2011), la rationalité de sciences expérimentales perçues
comme objectives. Dans les années 2000, c’est au tour de la profession émergente des neuropsychologues de faire valoir, en particulier dans le cadre hospitalier, sa qualification dans l’analyse des fonctions cognitives et des troubles
neurologiques, deux domaines revendiqués par l’orthophonie auprès des pouvoirs publics : « c’est l’époque ou les neuropsys voulaient envahir le terrain,
nous voler pas mal de choses. […] il a fallu se battre, faire du travail de couloir
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avec les ministères, les administrations » (J. Roustit). La profession investit
alors une rhétorique défensive construite sur deux versants. En premier lieu, elle
critique les revendications des neuropsychologues sur l'exclusivité de leurs inférences :
Il y avait une petite poignée de neuropsychologues qui, sous prétexte qu’ils étaient psy, et que dans neuropsychologie il y a psy, voulaient
récupérer cette compétence à titre de monopole. On leur a expliqué pendant des années que ce n'était pas parce que ça s'appelait neuropsychologie que c'était une spécialité de la psy ; [la neuropsychologie c’est] une
orientation (J. Roustit).
La maîtrise de la neuropsychologie est présentée comme un simple outil,
commun aux deux professions : « on fait tous de la neuropsychologie, les psychomotriciens […] les psys, nous… » (J. Roustit). D’autre part, la seule maîtrise
d’un outil étant jugée insuffisante, l’orthophonie se démarque par l’affirmation
d’une expertise additionnelle, sur le versant rééducatif et clinique : « ils savent
tout, mais ils savent rien en fait » (O. Heral), « la rééducation, ils n’en ont
jamais fait » (N. Denni-Krichel). Le développement des neuropsychologues,
loin de répondre à un besoin, est qualifié de simple opportunisme :
Il y a 30 ans, vous aviez un enfant qui présentait des troubles de la
communication : on allait chez l’orthophoniste. Les psychologues ne s’en
occupaient pas. […] Maintenant, comme il n’y a pas de numerus clausus,
il y en a plein ! Il faut trouver du travail pour tous ces gens-là ! […].
Donc maintenant ça les arrange drôlement bien de faire des trucs qui donnent sur la communication.[…] ce sont des voies royales. Sauf que nous
on était déjà là depuis la nuit des temps (N. Denni-Krichel).
Par le biais de l’UNADREO et celui Glossa, la profession se dessine sous
les traits d’une identité bicéphale incarnée par la figure du « praticienchercheur », synthétisant jusqu'à l’oxymore les pôles conflictuels de la théorie
et de la clinique, de la pratique et de la recherche, sous l’égide d’une complémentarité essentialiste (Brin, 1998a ; Couture, 1996 ; Leterme, 1998 ; Medina,
2001 ; Rousseau, 2001 ; Zanghellini, 2000). Non sans opportunisme, la figure
duelle de l’orthophoniste est ainsi façonnée au gré des luttes juridictionnelles,
valorisant par là-même, le pôle inférentiel le plus susceptible de garantir sa différenciation. Tandis que l’orthophonie des années 1970 valorise des qualités de
rigueur scientifique et de modernité des savoirs face à la psychanalyse, l'orthophonie moderne met en avant sa compétence clinique et sa longue expérience
face à la neuropsychologie, profession jeune et arguant la maîtrise d’une science
dans l’air du temps.
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La lente autonomisation vis-à-vis des médecins : une rhétorique de
l’expertise et de la complémentarité
Les discours professionnels rendent également compte de l’évolution des
rapports entre le corps médical et celui des orthophonistes, ainsi que des enjeux
d’autonomisation qui leur sont attachés. Le corps des médecins, et plus particulièrement celui constitué par quelques personnalités « très favorables » (P. Ferrand) à l’orthophonie et qui bénéficiaient d’une « aura personnelle déjà
énorme » (P. Ferrand), jouent un rôle prépondérant dans les premières décennies
de l’histoire de l’orthophonie et concourent à son institutionnalisation : « au
début, les quatre ou cinq patrons que Mme Borel avait mis dans sa poche, car
elle avait un talent de séduction intellectuelle extraordinaire, nous ont soutenu
pour créer l’orthophonie » (P. Ferrand). L’autorité historique des médecins,
notamment celle des ORL, transparaît sur le terrain de l'hôpital et de la formation, administrée au sein des universités de médecine, mais aussi dans la médiation avec les pouvoirs publics :
Les « mandarins » hospitalo-universitaires […] faisaient la pluie et le
beau temps parce que ce sont eux qui participaient à toutes les commissions
ministérielles et qui décidaient pour les orthophonistes ce qui était bon pour eux
[…] la formation initiale, le statut, la réglementation (J. Roustit).
Des médecins apportent leur contribution aux organes structurant l’identité des orthophonistes tels les congrès (P. Ferrand) ou la presse professionnelle
et sont à la tête des centres de formation. Sur la deuxième de couverture de RO,
figurent dès sa création en 1963 « les noms des membres fondateurs du comité
rédactionnel. Il y avait tous les directeurs des centres de formation d’orthophonie. Et uniquement les directeurs des centres de formation d’orthophonie » (J.
Roustit). Dans les années 1960, l’orthophonie se munit de structures susceptibles de garantir ses propres intérêts et son autonomie, tel le premier syndicat
créé par Borel-Maisonny en 1959 qui revendique la création d’un Ordre de l’orthophonie sur le modèle de celui des médecins (Phillipe, 2007).
Néanmoins, plus de quarante ans plus tard, quelques éditorialistes de
Glossa évoquent encore « le lien de subordination » et la « dépendance »
(Ménissier, 2002) qui unit les orthophonistes au corps médical, voire un « complexe de l’orthophoniste » (Médina, 2005). Selon J. Roustit, subsistent « des
restes, des scories de ce mandarinat et de ce pouvoir universitaire » tandis que
N. Denni-Krichel regrette la « lourdeur de certaines instances qui aimeraient
bien rester hiérarchiques ». La rhétorique syndicale déroulée dans nos entretiens
établit le constat des rapports historiques difficiles, teintés de domination, entre
médecins et orthophonistes pour souligner néanmoins son obsolescence
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actuelle. Dans les années 1980, les relations entre les deux corps donnent lieu à
« beaucoup d’oppositions », à « un climat hostile, très dur […], très tendu! » (J.
Roustit). « On était considéré comme les petites mains » (P. Ferrand). La
démarche syndicale vise ainsi progressivement à faire « reconnaître la profession et les professionnels comme autre chose que de simples auxiliaires médicaux qui appliquaient une directive » (P. Ferrand) et à défendre les intérêts de la
profession sans passer par le filtre médical : « on a dû se battre des années et des
années, contre la mandarinat universitaire. A chaque […] réunion au ministère,
il y avait un professeur de médecine dans la commission. Et on a progressivement réussi à évacuer tout ça dans les années 1990 ».
Dans ce processus d’autonomisation, la profession a recours à deux arguments étroitement intriqués : la complémentarité des deux corps professionnels,
ainsi que la capacité des orthophonistes à s’abstraire de leur pratique pour élaborer un savoir théorique.
La profession se prévaut de compétences exclusives et complémentaires à
celles des médecins en basant sa démonstration sur l'épisode géniteur de la profession, celui d’un chirurgien des années 1920 s’adjoignant la collaboration d’une
phonéticienne : « c’est tout à fait ce qui a rapproché le docteur Veau et Borel. […]
[il] est allé cherché quelqu’un pour dire ''bon une fois que j’ai fini mon geste opératoire, que faire pour que ça marche ? » (P. Ferrand), « je ne comprends pas,
j’opère, mais il parle pas » (J. Roustit). L’intervention incomplète du médecin ne
prend son sens que par le geste de l’orthophoniste : « il n’y a pas que le geste
médical qui compte, il y a aussi ce que peut apporter l’orthophoniste dans son
geste fonctionnel » (J. Roustit). La spécificité de l’acte orthophonique induit ainsi
une relation d’interdépendance entre orthophonistes et médecins, qui « avaient
besoin des orthophonistes, parce qu’ils avaient besoin de comprendre […] comment ça marchait » (J. Roustit). Les limites de l’action médicale, ponctuelle et
davantage centrée sur l’anatomie que la physiologie, sont pointées. À l’inverse,
« ce que ne va pas forcément voir le neurologue, l’orthophoniste va pouvoir le
trouver par son œil clinique, l’observation clinique, » (J. Roustit). L’affirmation
d’une compétence propre aux orthophonistes et dont dépendrait le médecin, rend
caduque toute hiérarchie entre les deux groupes professionnels : « moi le terme
d’auxiliaire médical, ça me gêne pas… dans la mesure où je l’utilise pas. Mais ça
ne veut plus rien dire du tout […] donc il faut qu’on s’identifie autrement » (J.
Roustit). Dès lors, l’orthophonie positionne sa relation au corps médical sur un
plan horizontal : « je les considère comme ayant autant de savoirs que moi. Je
veux dire, il a sa compétence, il a son savoir, moi j’ai le mien, et quand on discute
on partage » (J. Roustit). Le médecin, simple prescripteur, est renvoyé à un statut
de profane vis-à-vis de la juridiction orthophonique. Chez les médecins lambda :
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De toute façon on prescrit mais vous savez ce que vous avez à faire
[…] après c’est l’orthophoniste qui prend la main et qui décide. Comme
le médecin va renvoyer sur le radiologue, le biologiste […]. Le radiologue est prescrit, et il est médecin ! On prescrit la radio mais c’est le
radiologue qui interprète […], l’orthophoniste c’est la même chose. (J.
Roustit).
L’orthophonie accède ainsi dans les discours à la dignité de spécialiste
parmi d’autres : « on est des spécialistes, spécialistes dans le domaine de la
communication » (J. Roustit). L’autonomisation vis-à-vis des médecins passe
ainsi par la revendication d’une complémentarité argumentée par la maîtrise
d’un savoir spécifique. Selon O. Heral, l’écriture joue un rôle central dans ce
processus d’autonomisation. C’est notamment l’effort de validation, valorisé
dans les congrès ou les publications, qui permet d’accroître la crédibilité de la
profession :
Il y a un certain nombre de décennies, quand on avançait cela dans
les colloques ou les congrès, ou les écrits, il y a avait des fois de petits
sourires signifiant ''oui bon, mais c’est l’intuition et puis vous êtes des
artistes'' ou quelquefois pour être gentil ''des poètes''. Là, ''zut, ça marche,
ils peuvent le prouver'', donc on nous prend au sérieux et donc on inverse
ainsi le rapport de force (J. Roustit).
Des supports comme Glossa permettent de revendiquer la maîtrise d’un
savoir pratique mais aussi d’un savoir théorique, plus légitime et prestigieux :
J’ai idée que l’orthophonie souffrait de manque de reconnaissance,
donc c’était extrêmement important qu’elle sorte de cette image du rééducateur, mécanicien, qui fait ce […] que le médecin lui a dit de faire […]. C’est
montrer que les orthophonistes sont capables d’une réflexion, de s'élever à
quelque chose […] Glossa correspondait à ça aussi (M.-P. Poulat).
Cette aptitude à s’abstraire de la routine quotidienne, telle qu’elle peut
être accréditée dans la figure du praticien-chercheur, soulève des conflits corporatistes : « ça a été dit très clairement par les patrons : l’orthophonie c’est pas
fait pour réfléchir, c’est pour exécuter. Ce n’est pas notre conception, parce que
si on ne réfléchit pas, on ne peut pas exécuter » (J. Roustit). Selon J. Roustit, les
médecins craignent que les orthophonistes puissent leur « faire de l’ombre »,
« marcher sur leur plates-bandes ». Les relations entre les deux corps ne sont en
effet pas exemptes de conflits juridictionnels. Au début des années 1990, la
FNO brigue l’élargissement du décret de compétences à la rééducation vélotubo-tympanique, champ sur lequel les ORL interviennent :
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il a fallu se battre [...] pour expliquer que, certes, il existait les
cures thermales, les drains, mais que l’orthophonie […] pouvait rééduquer aussi […] il a fallu argumenter, chercher la littérature, les articles qui
prouvaient que.. Ce n’était pas facile quand vous vous heurtiez à de telles
hiérachies établies (J. Roustit).
L’enjeu de l’autonomisation apparaît d’autant plus remarquable que l’orthophonie présente depuis ses débuts une dépendance institutionnelle et financière au corps médical : l’orthophonie « verrue sur la fac de médecine » (J.
Roustit) se place « en situation de fragilité parce qu’on a un type de formation
« bâtarde », qui dépend quelque part de la bonne volonté de l'administration de
la faculté de médecine » (J. Roustit). Les revendications d’accès au système
LMD, système qui suppose l'institution d'une formation universitaire plus autonome, constituent en outre le cœur des revendications syndicales de 2002 à
début 2013.
♦ Rhétorique et structuration du groupe dominant : entre quête légitimatoire et construction identitaire
Structuration de l’identité professionnelle et socialisation
Le développement de la recherche en orthophonie peut être appréhendé
en tant que stratégie légitimatoire permettant à la profession de maintenir sa
juridiction face à des concurrents ou d’obtenir des protections de l’État, tout
particulièrement dans un contexte de rationalisation du système de soins et de
maîtrise des dépenses publiques. Néanmoins, la valorisation d’une expertise
professionnelle, telle qu’a pu la décrire Paradeise (1985), ne rend pas compte à
elle seule de la complexité des stratégies de légitimation mises en œuvre par les
instances syndicales :
Tout s’est fait tout le temps en synergie : formation initiale, continue, recherche, clinique, défense de la promotion, mise en place de services, d’associations... en faisant avancer un peu comme sur un échiquier,
en faisant avancer les pièces les unes à côté des autres, les unes protégeant les autres […], on allait vers l’autonomie de la profession. […] Sur
cette épine dorsale, on continue à travailler, on structure, on met des
pions, un petit peu l’image des forteresses de Vauban, je fortifie pour
mieux sécuriser au centre, je mets les plots de défense (J. Roustit).
L’ancien président de la FNO emprunte à la poliorcétique pour illustrer
une stratégie visant l’autonomie de la profession, par un esprit de conquête
méthodique et le renforcement incessant des acquis. Certains outils de légitima-
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tion, ainsi explicités dans les discours se matérialisent dans les actes. Il s’agit de
la création de supports de promotion des savoirs professionnels fidèles à la prescription syndicale, tels que les congrès, les formations continues, ou encore
Ortho Édition, créée en 1986 et générant ouvrages, revues et matériels d’évaluation et de rééducation. Ces outils participent à la socialisation des professionnels, à la normalisation de leurs interventions, et procèdent de la construction
d’une identité commune. On peut, dans ce champ, concevoir Glossa, revue zélatrice du paradigme scientifique et des sciences expérimentales, comme un support de conversion identitaire pour les professionnels. Il s’agit également de la
création de structures donnant une lisibilité et une identité à la profession à
l'égard des différents auditoires, que ce soit le public, l’État, ou les professions
voisines, et permettant de relayer les revendications professionnelles en dehors
du strict champ syndical : c’est le cas du CPLOL, qui adosse l’orthophonie française à une communauté plus vaste de confrères européens, ou encore du Collège français d’orthophonie, interlocuteur formel entre la FNO et l'État et dont
l’ensemble des membres en 2011 appartiennent au syndicat majoritaire ou à son
émanation. Une logique similaire est alimentée par la création de réseaux pluriprofessionnels à partir des années 2000, tels les réseaux Alzheimer ou Troubles
des apprentissages qui, selon J. Roustit, habilitent à « savoir ce que font les uns
et les autres pour baliser » les compétences.
Selon Paradeise (1985), la rhétorique d’un groupe en quête de légitimité se construit à l'intention du public, usager des savoirs des professionnels, de l’Etat, mais interpelle également les membres de la profession ellemême :
Cette activité ne s'adresse pas exclusivement aux publics externes,
consommateurs finaux ou détenteurs de la clef magique du statut, elle est
également tournée vers les publics internes, les praticiens eux-mêmes. En
effet, la communication sur le besoin n'est possible que si sa perception
est partagée par les prestataires et les utilisateurs (p.23).
Ainsi le succès de la légitimation dépend également de la capacité d’un
groupe à construire une identité professionnelle, à fédérer ses membres autour
d'un discours partagé, porteur de valeurs communes :
Le travail sur la science est un travail de formation et de socialisation continue des professionnels eux-mêmes : travail difficile car son succès dépend de la capacité de fédérer les intérêts de l'ensemble des membres sous un même "drapeau" qui construit, en dépit des conditions
particulières d'exercice, une image homogène du groupe pour lui-même
et pour ses publics externes (p.24).
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Abbott note également l'importance pour une profession de développer
une structure interne cohérente, ou plutôt cohésive, nécessaire à l'efficacité des
revendications juridictionnelles, « une association nationale unique et identifiable est clairement un prérequis des revendications publiques ou légales »
(Abbott, 1988, p.83). L’acquisition d’une légitimité est facilitée par l’expression
de porte-parole accrédités brandissant une bannière unique, ce qui munit la profession d’une certaine inertie. La recherche de légitimité produit par contrecoup
une normalisation des discours.
Selon Brugidou (2000), les éditoriaux de la presse syndicale revêtent une
dimension politique en cela qu’ils « ont moins vocation à exprimer la position
officielle du syndicat qu’à communiquer aux sympathisants analyses et points
de vue de manière à ce qu’ils puissent les intégrer » (p.975). L’écrit ou le discours pourvu d’une autorité symbolique, celle de l’investiture par le groupe,
portent un pouvoir de modification des représentations sociales et de création de
la réalité. La parole performative « contribue pratiquement à la réalité de ce
qu’elle annonce par le seul fait de l’énoncer, […] de le rendre concevable et surtout croyable et de créer ainsi la représentation et la volonté collectives qui peuvent contribuer à le produire » (Bourdieu, 2001, p.190).
Les relations entre recherche de légitimité et affirmation d’une identité
commune sont prégnantes dans les discours orthophoniques qui valorisent
conjointement des valeurs de cohésion, de cohérence et d’historicité.
La légitimité par l'extraction: une rhétorique de l'historicité
Parler de l’orthophonie sans parler de Borel, c’est comme si
aujourd'hui un chercheur nous expliquait le contenu d’une éventuelle
réforme de l’éducation en oubliant Montaigne (P. Ferrand).
Dans les résultats d’entretiens, la thématique de la recherche ancrée dans
l’héritage de Borel-Maisonny, jouit d’une aura immémoriale. La prédilection
pour une approche historisante de la profession représente pourtant, d’après
notre corpus écrit, une thématique récente. Selon plusieurs de nos enquêtés,
l’histoire de la profession, en particulier celle rattachée à Borel-Maisonny, fait
l’objet d’un désintérêt voire d’un ostracisme dans les années 1990 :
J.R. : Personne n’en a parlé […] ça a été complètement occulté.
P.F. : sauf nous les anciens on l’utilisait mais presque en douce. [Sinon] si
certains en parlaient c'était pour dire que c'était complètement dépassé !
–J.R. : Certaines personnes l'effaçaient, d’autres n’osaient plus en parler
de peur d’être ringard.
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La référence à Borel se teinte d’une connotation archaïque. D. MartinandFlesch raconte comment, corrigeant certains articles soumis à Glossa en annotant les résultats de nombreux « Borel l’a dit ! », elle s’attirait des réactions
d’incompréhension de la part du jeune rédacteur en chef de la revue fraîchement
promu : « il pensait : ‘’pourquoi elle dit toujours ça ? Elle doit être un peu sectaire, vieillotte !’’ On [embêtait] tout le monde avec nos histoires de papy,
mamy. Fin des années 90, 2000, moi j’ai arrêté de parler de ça […] on faisait
vieux schnock » (D. Martinand-Flesch).
Dans Glossa, les écrits convoquant la dimension historique de la profession affleurent essentiellement sur les dix dernières années (Vinter, 2001 ; Rousseau, 2004b ; Ferrand, 2007 ; Médina, 2008c ; Gatignol, 2010). En 2001, Vinter
mentionne notamment les racines anciennes d’un concept dans l’air du temps :
« l’idée de conscience phonologique n’est pas nouvelle ; elle était présente, il y
a plus de 30 ans dans les travaux de Borel-Maisonny » (p.3). La valorisation
d’une continuité s’exerce dans le champ des savoirs mais aussi dans celui des
pratiques et des outils :
Quand on regarde avec le recul, […] certes on a enrichi parce
qu’on a des connaissances nouvelles mais Borel avait quasiment tout dit.
On a crée EVALO-BB mais Borel l’avait déjà fait avec son petit test, pour
[enfants de] 15 mois. Cela date de 1955, plus de 60 ans ! […] on n’a rien
inventé (J. Roustit).
L’affirmation d’une analogie entre un test créé par Borel et la récente batterie EVALO conçue par Coquet, Ferrand et Roustit (2009), crédite par ricochet
la pionnière du label de modernité qui entoure ce nouvel outil d’évaluation. Les
thèmes abordés dans leur dimension historique renvoient ainsi à des revendications d’actualité telles la recherche ou l’intervention précoce : « toutes les fondations que Borel a construites […], que ce soit dans le premier âge, dans le
dépistage, la guidance etc, jusqu’aux rééducations, jusqu’à la recherche, il n’y a
pas un mot qui a bougé » (J. Roustit). Selon Bourdieu (2001), le discours syndical a « intérêt à ne rien trahir qui puisse contredire les professions de foi présentes ou passées ou en démentir la constance au fil du temps » et cela afin
d’augmenter sa reconnaissance mais aussi d’éviter le discrédit (p.242). Les
enjeux de légitimité associés au thème du passé se font plus visibles lors de
l’évocation de revendications juridictionnelles actuelles :
Le grand thème actuel, c’est l’aide aux aidants […]. Mais nous les
orthophonistes, avons toujours fait de l’éducation thérapeutique ! C’est
par l’histoire qu’on va pouvoir montrer que ce n’est pas parce que c’est la
mode actuellement que les orthophonistes s’engouffrent sur ce thème...
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alors que d’autres professions s’y engouffrent parce que c’est la mode et
qu’il y a des possibilités (N. Denni-Krichel).
Le cas des neuropsychologues donne également une illustration du
recours à l’ancienneté comme argument légitimatoire : « on a intérêt à montrer
[…] que ça date pas que des dix dernières années. […] Par rapport aux neuropsychologues, moi je suis bien contente qu’on démontre que Borel elle faisait
déjà ça, sauf que ce n’était pas écrit » (N. Denni-Krichel). L’inscription dans le
passé autorise à faire valoir une légitimité ancrée dans la coutume et l’usage :
« maintenant, je démontre tout ce que les orthophonistes ont déjà fait en matière
d’autisme par exemple. Pour montrer que ce n’est pas parce que c’est la mode
actuellement » (N. Denni-Krichel).
La valorisation de l'histoire favorise la fédération du groupe autour d'un
passé partagé, d'une identité et de valeurs communes. Le thème du passé dans la
rhétorique syndicale apparaît néanmoins subordonné aux objectifs poursuivis et
au thème mobilisé. En 2007, un ouvrage dirigée par la sociologue et démographe Laurence Tain fait référence aux origines des orthophonistes et à leur
activité hospitalière, essentiellement bénévole jusqu’aux années 1940 (De Luca
& Vilboux, 2007a). L’ouvrage, consacré à l’orthophonie, fait l’objet de réactions
en demi teinte, qui pointent des répercussions dans les négociations avec les
pouvoirs publics : « il y a des choses dans ce livre qui m’embêtent, parce que du
coup c’est écrit noir sur blanc et que dans certaines instances on dit : ''mais dans
tel livre ! C’est écrit !'' » (N. Denni-Krichel). Bien qu’émanant notamment
d’une demande syndicale, et même si la rigueur de son contenu n’est pas remise
en question, l’ouvrage dessine l’orthophonie sous un jour peu en adéquation
avec les caractéristiques professionnelles valorisées par la FNO : « c’est historique mais ça nous colle encore à la peau ! […] c’est une arme à double tranchant… On nous dit ''et bien voilà, il y a écrit ça, ça, ça'' et nous, ce n’est pas
forcément l’image de l’orthophonie que l’on veut donner ». Le passé, loin de
constituer un argument de légitimité en faveur de l’essor professionnel, est cette
fois-ci dépeint comme un frein, un héritage « un peu lourd » (N. Denni-Krichel) dont il convient de s’affranchir : « on a quand même ce passé, on a ça dernière nous, il faut le faire bouger ». L’enjeu pointé réside dans la crainte que
l’évocation de ce passé bénévole, rattachant l’orthophonie à la sphère profane,
fasse vivre des représentations en contradiction avec les revendications de la
profession :
On voit bien ce côté que j’appelle ''petites sœurs des pauvres'', qui
n’avaient pas besoin de travailler pour vivre, qui faisaient ça à côté […]
qui avaient les maris qui travaillaient, étaient docteurs et puis… les gen-
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tilles orthophonistes à côté […]. Du coup c’est beaucoup plus difficile
d’obtenir le statut professionnel à part entière (N. Denni-Krichel).
À l’inverse, un accroissement de la reconnaissance du statut professionnel laisse
classiquement espérer des bénéfices symboliques ou matériels accrus.
La cohésion et la cohérence au service du groupe professionnel
La rhétorique professionnelle dominante s’appuie donc en partie sur
une dimension d’historicité, à laquelle sont intriquées étroitement des valeurs de
cohésion - entre les professionnels - et de cohérence - du champ de compétence.
L’extension progressive du domaine d’intervention légitime de l’orthophonie
depuis les années 1960, sanctionnée par chaque nouveau décret de compétences,
s'agrège au thème, conflictuel, de la spécialisation des orthophonistes : « il y en
a qui vont vous dire ''on ne peut pas être bon dans tous les domaines'' » (N.
Denni-Krichel). Pour M.-P. Poulat, orthophoniste évoluant en dehors du giron
syndical, et dont la quasi totalité de l’activité est consacrée au bégaiement, la
spécialisation constitue en effet un phénomène légitime, particulièrement en
milieu urbain : « même si la FNO ne reconnaît pas de spécialisation d’orthophoniste, ce qui est un des points qui moi m’avait chagriné, on sait très bien qu’à
Paris ça se fait dans la réalité » (M.-P. Poulat). Cependant, pour la majorité des
personnalités syndicales que nous avons rencontrées, la spécialisation, vectrice
de segmentation de l’activité professionnelle, compose un risque majeur notamment sur le plan des luttes juridictionnelles : « segmenter une profession, je
pense que ce serait la balkaniser et progressivement l’affaiblir sur ses bases...
quitte progressivement même à la faire disparaître parce que toutes ces partieslà seraient annexées » (J. Roustit). L’argumentaire syndical se base alors sur un
déplacement métaphorique associant la profession à la figure inaltérable du
patient :
Ce serait une grosse bêtise de segmenter l’orthophonie, d’en faire
des métiers particuliers, où on va s’occuper d’un côté de la neuro, de l’autre côté de l’audiophonologie, etc. parce qu’on est chez un être humain
qui a UNE communication. […] Ca voudrait dire quoi de saucissonner
cette communication ? […] Ce serait segmenter quelque chose qui n’est
pas segmentable au niveau de l’être humain (J. Roustit).
Les éditoriaux de Glossa (Médina, 2000c ; Zanghellini, 2000) comme de
nombreux éléments du discours syndical affirment ainsi une cohérence de l’action professionnelle, grâce au rassemblement des pathologies les plus disparates, de la dysphagie à la dyscalculie, sous la bannière consensuelle d’un vocable plus générique : la communication. Ce terme apparaît parcimonieusement
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jusque dans les années 1960 et 1970 (Fournier & Lauret, 2011). Pourtant, dans
les discours actuels, cette appellation connaît un large succès et fait figure de
vocable traditionnel de l'orthophonie : « depuis la nuit des temps, […] Mme
Borel disait qu’il fallait s’occuper des troubles de la communication » (N.
Denni-Krichel). La mise en scène par l’orthophonie de la constance de son
objet, mais aussi celle des discours des professionnels, renvoie à des enjeux de
légitimité : « les tutelles ont toujours été impressionnées, quels que soient les
gouvernements, par le fait qu’ils ont eu en face d’eux des représentants de la
profession qui ont toujours tenu le même discours, toujours » (P. Ferrand). Hormis dans l’argumentaire de F. Médina pour qui « c’est intéressant qu’il y ait des
divergences, l’institution meurt s’il n’y a pas de débat à l’intérieur », la profession est présentée lors des entretiens comme un tout homogène, « solidaire et
très uni » (J. Roustit), qui s’exprime par « une voix et non des voix diverses, diffuses », et cela par opposition aux « autres professions complètement divisées
[…] kinés, médecins… enfin toutes les autres professions sauf les orthophonistes ». La cohésion du groupe est ainsi instituée en termes de valeur identitaire
et l’existence de segments professionnels (Bucher & Strauss, 1992), fait l’objet
de silences ou de contournements. L’évocation de la FOF au cours de nos entretiens provoque à plusieurs reprises des replis frileux et si certains abordent son
existence spontanément c’est pour mieux souligner son caractère anecdotique et
« non représentatif, il faut bien le préciser » (S. Topouzkhanian) : « il y a bien la
FOF qui existe mais c’est très minoritaire, c’est vraiment un peu un cas à part »,
« ça persiste un petit peu mais c’est marginal » (J. Roustit).
La profession, dans les discours de ses représentants les plus visibles,
constitue ainsi un collectif soudé, aux racines communes et aux contours définis.
♦ Conclusion
La recherche en orthophonie se structure officiellement à partir du début
des années 1980, dans un cadre syndical qui promeut un renouvellement théorique conforme aux sciences de son temps. L’autorité attribuée au paradigme
phare de ces trente dernières années, celui des sciences expérimentales, confère
à l’utilisation nouvelle de ses concepts dans le champ de l’orthophonie, un label
officiel de scientificité. Cette nomadisation des inférences peut être comprise
comme valeur heuristique mais également en tant que kleptomanie académique
dans un processus de légitimation scientifique.
L’investissement de la recherche répond alors à un enjeu double au premier rang duquel un processus de démarcation juridictionnelle, la profession
modulant sa rhétorique scientifique en fonction des caractéristiques des concur-
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rents en présence. La valorisation de la recherche répond en sus à des enjeux de
légitimation vis-à-vis des pouvoirs publics qui passe par la mise en scène du
développement historique de la profession comme processus nécessaire plus
que contingent. Plus spécifiquement, dans le contexte socio-économique des
quinze dernières années, marquées par les mesures dites de rationalisation des
coûts du soin, Glossa et l’Unadreo se font la vitrine de l’adaptation de l’orthophonie aux exigences nouvelles d’un Etat évaluateur.
Enfin l’appropriation de la recherche comme outil de légitimation s’inscrit dans une rhétorique plus large valorisant notamment et non sans contradictions, les valeurs de cohérence, d’historicité et d’unicité professionnelle. L’enjeu
pour l’orthophonie consiste alors à se faire connaître par ses propriétés « intrinsèques » et oublier comme produit social, alors même que la valeur symbolique
d’une profession tient essentiellement aux représentations sociales qui sont attachées à ses contenus et discours, à leur mise en scène, à leur degré supposé d’efficience et de scientificité, bref, de rapport au pouvoir.
Examiner l’évolution des discours officiels permet de réfléchir à la
manière dont l’histoire même de la profession, n’est pas indépendante des
cadres de sa légitimité sociale et scientifique. Néanmoins, cet article rend
compte de propositions se situant entre une certaine forme de caricature inévitable des discours et le dévoilement de leurs lignes de forces, leurs traits saillants.
Les analyses se doivent d'être considérées en prenant en compte les limites du
corpus, celui-ci étant circonscrit au discours d’acteurs investis dans le cadre institutionnel. L’étude complémentaire des discours et représentations construits au
sein même des cabinets et des institutions médicosociales par des orthophonistes affranchis des exigences de la représentation publique permettrait d’affiner la compréhension des interactions complexes qui se tissent entre la profession et la société dans laquelle elle s'inscrit.
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