La langue, appareil naturel d'orthopédie dento-faciale « pour le meilleur et pour le pire » G é r a r d COULY RÉSUMÉ La langue est F organe clé de Foralité alimentaire, elle-même indissociable du plaisir oral quifonde irrémédiablement le développement neuro-psychologique du fœtus et de l'enfant. Chez ces derniers, la langue est un médiateur embryonnaire morphogénétique et un conformateur naturel du développement des os péribuccaux par le biais de la stratégie motrice de la succion qui se met en place dès le début du troisième mois fœtal. Toute déviation gnosique et par conséquent praxique de la langue retentira sur le développement squelet tique peribuccal et sera génératrice à divers degrés de dysmorphose des maxillaires. Il n'est pas surprenant que la langue soit une cible de la problématique de l'être, et ce à tout âge. Sa sémiologie fonctionnelle constitue un marqueur périphérique du vécu et de la maturation comportementale de l'individu. La prise en charge des dysmorphoses justifie une éducation gnosopraxique appropriée de la langue, et ce précocement chez l'enfant. Celle-ci devient alors l'appareil naturel d'orthopédie dento-faciale de la dysmorphose qu'elle a engendrée. Chez l'adolescent et l'adulte, les résultats de cette éducation deviennent limités, ce qui constitue un facteur de récidive après chirurgie des maxillaires. MOTS CLÉS Embryologie — Langue - Gnosies - Praxies linguales — Croissance. 1 G. COULY — Professeur d'Université Paris-V. Service de Stomatologie et de Chirurgie maxillo-faciale. Hôpital Necker Enfants malades, 149, rue de Sèvres, 75015, Paris. RAPPEL D U DÉVELOPPEMENT EMBRYONNAIRE D E LA L A N G U E Le développement embryonnaire de la langue est un scénario très complexe. Alors que celui du massif facial présente, dans son ensemble, certaines homogénéités, certaines cohérences, à partir des groupements cellulaires de la neurulation, c'est-à-dire des crêtes neurales, l'origine des tissus constitutifs de la langue est hétérogène. Rev Onhop Demo Faciale 23: 9-17. 1989 Article publié par EDP Sciences et disponible sur le site http://odf.edpsciences.org ou http://dx.doi.org/10.1051/odf/1989001 9 G. COULY 1-1 - Langue et neumlation La couverture EPITHELIALE de la langue provient classiquement de la zone ventrale du pharynx embryonnaire et du plancher du stomodeum, c'est-à-dire de territoires embryonnaires dont l'origine n'est pas clairement établie, MAIS seulement suspectée par leur niveau de systématisation d'innervation . Cette origine EPITHELIALE serait ectodermique et dépendante des deux premiers arcs branchiaux pour la partie antérieure mobile de la langue, innervée par le trijumeau et le nerf facial ; et endodermique, car se formant à partir de l'endoderme pharyngien des troisième et quatrième arcs, pour la région basale dépendant de l'innervation sensorielle et sensitive du glosso-pharyngien, voire du pneumogastrique pour la zone valléculaire et épiglottique (cette présomption d'une origine endodermique est renforcée par la présence, sur la base de la langue, de formations lymphoïdes correspondant à la compétence lymphopoïétique de l'endoderme). A partir de cette couverture EPITHELIALE à double origine, ecto- et endodermique, se différencient, au cours du deuxième MOIS embryonnaire, des papilles, qui comportent DES récepteurs sensitifs, épicritiques, nociceptifs et thermiques, et des récepteurs gustatifs des bourgeons du goût. Ceux-ci sont en grand nombre dans les papilles caliciformes qui marquent classiquement la frontière entre la langue mobile et la base de la langue. L'ensemble de ces messages transite dans les noyaux du tronc cérébral du trijumeau pour la sensibilité générale et du facial ainsi que du glosso-pharyngien pour la sensibilité gustative. L'origine du mesenchyme de la langue est mieux connue puisque c'est dans le Laboratoire de N. LE DOUARIN que sa provenance neurale mésencéphalique et rhombencéphalique antérieure a été démontrée. Ce mesenchyme, d'origine neurale, après migration, se différencie en tissu cellulaire de soutien intralingual entre les muscles, en glandes muqueuses et en fibres musculaires (et ce en très petite quantité). L'origine de la musculature linguale, le troisième constituant de la langue, proviendrait par migration des quatre à cinq premiers somites céphaliques droits et gauches, le long de la paroi du pharynx vers le plancher du stomodeum, comme l'ont suggéré les travaux de NOBLE- BATES (1947) sans toutefois être démonstratifs chez L'embryon de chat. 3 3 11 16 Figures 1 a et b Le mesenchyme lingual est de double origine : il seforme à partir de la crête neurale après migration, et des 4 à 5 premiers somites occipitaux pour les myoblastes de la musculature (embryon humain de 40 jours). Les cellules mésenchymateuses issues des crêtes neurales et les myoblastes issus des premiers somites céphaliques vont converger vers le plancher pharyngien au-dessus de l'ébauche cardiaque et vont assurer le développement volumétrique des ébauches bourgeonnantes de la langue (fig. 1). Celles-ci, grâce à des mouvements et des déplacements complexes et relatifs, dépendant du développement des arcs branchiaux, finissent par fusionner vers le quarantième jour embryonnaire dans le stomodeum non encore cloisonné par le palais secondaire. Le développement volumétrique de l'ébauche linguale est à cette époque très actif. L'invagination de l'ébauche thyroïdienne est objectivable, invagination qui laissera comme marqueur de développement le foramen caecum de la jonction triple de la langue. 1 - 2 - Langue et occipital La musculature somitique de la langue est innervée par les deux nerfs hypoglosses qui sont des nerfs de type rachidien appartenant à la colonne somitique antérieure de la moelle. Ces noyaux bulbaires hypoglossiques se sont 10 Rev Orihop Demo Faciale 23. 9-17. 1989 La langue, appareil naturel d'orthopédie dento-faciale •< pour le meilleur et pour le pire » trouvés incorporés dans le contenu crânien au cours de l'évolution des espèces par le biais de l'augmentation volumétrique du cerveau (AUGIER ). Ainsi l'occipital, os de la base du crâne, formé par la fusion des trois ébauches primitives vertébrales isolées (sclerotome), va constituer, avec les deux nerfs hypoglosses et la musculature de la langue (myotome), une unité embryologique (fig. 2). De ces données embryologiques, il est possible d'analyser certaines malformations de la langue associées à des malformations des membres e t / o u céphaliques. — Syndrome somitique : certaines aglossies avec micromandibulie sont associées aux péromélies dans le syndrome de HANRART, situation qui tendrait à confirmer que les somites musculaires, qui interviennent dans le développement des membres, interviendraient également dans le développement de la musculature linguale. — Syndrome neurocristopathique : certaines hypoglossies accompagnent soit le syndrome de BINDER, soit le syndrome de ROBIN (à forme microglossique), soit les dysostoses du premier arc. Ces constatations tendent également à justifier le rôle des crêtes neurales mésencéphaliques et rhombencéphaliques dans la constitution volumétrique du mesenchyme de la langue. (La macroglossie du syndrome de WIEDEM ANN-BECKWITH avec sa béance antérieure et sa dolichomandibule n'est pas une malformation.) 1 Figure 2 L'unité embryonnaire est constituée par l'occipital (fusion de 3 somites), les nerfs hypoglosses (nerfs spinaux) et la musculature linguale (myotomes). La fin de l'organogenèse de la langue a lieu vers le cinquantième jour. La langue emplit alors le volume de la cavité stomodéale fermée en avant par le palais primaire. A partir de cette époque, les afférences sensorielles de la totalité de la sphère orale débutent leur colonisation centripète vers le tronc cérébral grâce aux jonctions axonales que contractent les fibres nerveuses des neuroblastes des ganglions crâniens des V , V I I , I X , X paires crâniennes avec les récepteurs tégumentaires (fig. 3). 2 - NEUROPHYSIOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT LINGUAL: G n o s i e s et praxies linguales e e e e Figure 3 Fonctions motrices et régulatrices du rhombencéphale : succion, déglutition (mastication), salivation, motricité cardio-pneumo-entérique. Rev Orlhop Demo Faciale 23. 9-17. 1989 11 G. COULY 10 Ce phénomène, étudié par HUMPHREY et par BLASS , est conjointement associé au développement centrifuge des efférences motrices des nerfs trijumeau, facial, glosso-pharyngien, pneumogastrique, hypoglosse et de celles de la partie haute du rachis qui aboutissent à l'établissement de jonctions myoneurales dans la langue, les muscles masticateurs, les muscles pharyngés et les muscles du cou. 2 Vers le soixantième jour embryonnaire, c'est au niveau de la sphère orale que l'on peut constater les premières séquences motrices de l'embryon et objectiver ainsi le passage subtil de l'embryon non encore animé à l'embryon animé. C'est dès ce moment que s'ébauchent les premières gnosies et proxies linguales et orales. Le développement myo-neuronal, étudié par HUMPHREY ' ", est une séquence très vulnérable puisque pouvant être irréversiblement perturbée par des agressions toxiques (en particulier l'alcool), ou médicamenteuses (neuroleptiques) ou physiques (hyperthermiques). L0 Au cours de ce troisième mois, entre les dixième et onzième semaines post-conceptionnelles, s'ébauchent alors le réflexe de l'ouverture buccale à la stimulation labiale (étudié par HUMPHREY" et HOOCKER ), la déflexion céphalique et l'approche progressive des mains au contact des lèvres et des points cardinaux de la face (fig. 4 et 5 ) . L'animation motrice de la langue peut être objectivée lors de l'ébauche du réflexe de succion à dix semaines (NILSSON ) et de la déglutition vers la treizième semaine (HUMPHREY "). Soulignons encore la précession de la succion sur la déglutition. 9 m Figure 4 Embryon humain de 7 semaines (50 jours). La langue est encore dans le stomodeum fermé en ayant par le palais primaire. La déflexion céphalique débute, ainsi que la descente de la langue dans la cavité buccale (in 15). Cette séquence motrice céphalique semble bien être perturbée dans sa synchronisation dans le syndrome de Pierre ROBIN, tel que nous concevons son approche thérapeutique à l'Hôpital des Enfants malades (COULY"). Le défaut de synchronisation de cette séquence motrice céphalique et orale par anomalie de la neurogenèse du rhombencéphale, perturbe ou retarde l'intégration normale de la langue dans la cavité buccale anatomique et empêche la fermeture du palais secondaire. La démonstration de ce phénomène fut assurée par WALKER ( 1 9 7 4 ) chez la souris gestante par administration de neuroleptiques, ce qui a eu p o u r effet de déclencher des fentes vélopalatines par retard de maturation myo-neuronale céphalique et orale des embryons. 17 15 Les documents dont nous disposons chez l ' h o m m e (fig. 4 et 5 ) attestent l'ensemble des séquences motrices qui constituent le début de la motricité orale et dont la défaillance précoce, vers le soixantième jour embryonnaire, constitue le phénomène premier responsable du syndrome néonatal de ROBIN. Dans ce syndrome, la fente vélopalatine est alors un exceptionnel marqueur, encore visible à la naissance mais secondaire. L'étape de l'animation motrice embryonnaire orale achève de démontrer l'importance du tronc cérébral dans le contrôle neurophysiologique de l'activité motrice de la langue intégrée dans les structures oro-pharyngées et vis-à-vis des régulations respiratoire, cardiaque et digestive de même localisation neuro-anatomique (COULY ) (fig. 3 ) . Pendant le reste de la vie fœtale, le fœtus va devoir roder et entraîner le couple succion-déglutition soit en suçant ses doigts ou ses orteils, soit en déglutissant le liquide amniotique dont les quantités vont croissantes pour atteindre deux litres par jour au moment du terme, ce qui assure le maintien et la maturation des fonctions rénales. Trois nerfs crâniens issus du tronc cérébral permettent cette séquence motrice dont le centre de coordination, bien que bulbaire, n'a pas été réellement localisé. Ce sont le nerf facial, pour la contraction de l'orbiculaire des lèvres et des buccinateurs, le nerf hypoglosse pour celle de la langue, et la racine motrice du trijumeau pour les mouvements de translation de la mandibule. Si on adjoint les nerfs glosso-pharyngiens et pneumogastriques, nerfs crâniens responsables de la commande motrice de la 78 Figure 5 a Embryon humain de 60jours (in 15). La langue est désormais dans la bouche; le palais secondaire est fermé. Remarquer sur ces deux figures la présence de la main au contact des lèvres (4 et 5 a). 12 Rev Orihop Demo Faciale 23. 9-17. 1989 La langue, appareil naturel d'orthopédie dento-faciale « pour le meilleur et pour le pire •> déglutition et de sa coordination, le couple moteur automatique succiondéglutition demande l'intégrité de tous les noyaux moteurs du tronc cérébral. Cette activité de succion-déglutition engrammée pendant la vie fœtale demande, comme nous l'avons déjà mentionné, l'efficacité neuro-anatomique de toutes les paires nerveuses du tronc cérébral. (Elle peut être objectivée par l'échographie dès la quinzième semaine). C'est dire que la défaillance de ce couple moteur aura pour conséquence le rétrognathisme par défaut de stimulation condylienne, et le palais creux par défaut de conformation palatine par pression linguale. Le couple succion-déglutition est un automatisme réflexe dont le centre est bulbaire et déclenché par toutes les stimulations orales, que ce soit au niveau de la lèvre supérieure ou de la muqueuse de la région prémaxillaire. Son efficacité est vitalement requise dès la naissance afin d'assurer Poralité alimentaire du nouveau-né. Figure 5 b Cet enfant de 15 mois, atteint d'un syndrome de ROBIN, et trachéoto- misé, met sa langue dans la fosse nasale lors du sommeil. Au cours de la première année, l'oralité succionnelle est progressivement doublée puis relayée par une nouvelle stratégie alimentaire, c'est-à-dire le passage à la cuillère. Cette double stratégie orale, qui dans les pays occidentaux va durer u n à deux ans, correspond à la superposition, p o u r un temps, de deux stades de maturation neuropsychologique du bébé : le stade oral primaire et le stade sadique oral, qui correspond au stade à partir duquel le nourrisson présente le début de l'occlusion lactéale incisive lui permettant de couper et de faire ainsi son expérience impressionnante de la morsure. Le comportement lingual de l'oralité primaire succionnelle peut persister jusqu'à 7 ans. (Au-delà de cet âge, elle peut être responsable de proalvéolie supérieure). Alors que la succion-déglutition réflexe, automatisme du stade oral, demandait l'efficacité du tronc cérébral, l'apport alimentaire par la cuillère va constituer une praxie au sens propre du terme, car réclamant l'équipement neurologique du cerveau télencéphalique assurant l'apprentissage : le bébé doit, dans la sérénité que le couple mère-enfant requiert, ouvrir la bouche de manière appropriée en mimant le parent, accepter dans la bouche l'objet métallique qu'est la cuillère, celle-ci étant porteuse d'un aliment de goût différent, de constitution nouvelle, puis le faire transiter d'une crête alvéolaire à l'autre ou le téter avec sa langue et enfin déglutir après une période de stagnation orale. Cette praxie alimentaire, dont l'apprentissage va durer deux à quatre ans, demande l'équipement neurologique du cortex cérébral : cortex visuel, limbus hippocampique, aires associatives... (on comprend que les atteintes corticales malformatives ou acquises par anoxie perturbent ces séquences). Son analyse clinique permet d'apprécier son stade de maturation corticale. La plupart des neurobiologistes pensent que le centre de coordination de la praxie orale alimentaire est hypothalamique alors que celui du couple succion-déglutition est bulbo-protubérentiel. Ainsi, en prenant comme exemple le passage de la succion-déglutition à la praxie orale alimentaire par la cuillère, nous constatons que : — gnosies et praxies linguales demeurent asservies l'une à l'autre ; — la langue, au cours de son développement neurophysiologique, est soumise à un gradient croissant de complexité praxique et gnosique, qui prendra toute sa signification lors de l'éclosion du langage articulé alors que le jeune enfant élargit sa panoplie alimentaire et porte à la bouche nombre d'objets à des fins de connaissance. (Alors que le comportement d'ingestion de toute substance portée à la bouche disparaît vers douze mois, il peut persister dangereusement, pour certaines, comme l'eau de Javel ou la soude caustique, au-delà de cette date et prend le nom de Pica.) Rev Orlhop Demo Faciale 23: 9-17, 1989 13 G. COULY Le nerf hypoglosse ne véhicule que des influx centrifuges moteurs et ne possède pas de racine sensorielle postérieure, ce qui pose d'emblée la question de la détermination de la proprioception de la langue et du contrôle de sa position temporo-spatiale, comme du reste n'importe quel muscle en fonction. 3 - LANGUE ET PROPRIOCEPTION En raison des anastomoses que chaque nerf hypoglosse contracte avec le plexus cervical profond, il serait justifié de penser que les influx du contrôle fusorial de certains muscles de la langue transitent par les quatre premières racines cervicales postérieures, ce que la clinique pourrait confirmer puisque nous savons que certains troubles de la statique musculaire cervicale s'accompagnent de troubles statiques de la langue. En fait, cette tentative de compréhension semble être ruinée depuis que les travaux anatomiques ont constaté que l'architecture musculaire de la langue n'est pas conçue sur le mode « agoniste-antagoniste » (comme la plupart des muscles des membres, par exemple) et que certains muscles propres de la langue, tels que hypoglosse, styloglosse, génio-glosse ne possèdent pas de contrôle fusorial neuro-musculaire mais sont asservis par le système nerveux central. D'autre part, le palato-glosse et le pharyngo-glosse appartiennent à la musculature pharyngienne digestive. En effet, les trois muscles styloglosse, hyoglosse et génio-glosse ne présentent qu'une seule insertion squelettique, la deuxième étant en quelque sorte virtuelle car correspondant à l'objet ou à l'aliment que la langue est sensée contacter et contrôler lors de l'acceptation orale. Force est d'envisager une conception différente du contrôle positionnel de la musculature qui serait à point de départ nociceptif et épicritique trigeminée ; la langue serait une « proie pour les dents », et elle ne doit son salut qu'au tapis sensitif la recouvrant, assurant ainsi une puissante action de protection dont l'origine est protopathique. Jusqu'à l'époque d'éruption des dents de six ans, le geste mandibulaire est fait de translation sans diduction. Avec la molarisation, le geste mandibulaire, à partir de sept à huit ans, devient progressivement hélicoïdal. Les contraintes biomécaniques de la mastication s'élèvent pour atteindre un régime de trente à soixante décanewtons. La langue devient alors une proie facile pour les dents et elle ne doit sa protection qu'à un contrôle positionnel de son enveloppe muqueuse à point de départ épicritique et nociceptif superficiel, et ce grâce à la richesse de son tapis sensoriel de couverture. Le contrôle positionnel de la langue ne serait pas ainsi uniquement assuré par les fuseaux neuro-musculaires des muscles sustenteurs de l'hyoïde mais par le biais d'informations prioritaires de protection véhiculées par le trijumeau ; (les enfants atteints d'insensibilité congénitale peuvent se dévorer la langue) (fig. 6). La langue défend, en définitive, âprement son espace en rentrant en quelque sorte en conflit avec la face linguale des dents, ce qui maintient un volume buccal endodentaire acceptable et introduit une notion héraclitéenne inconnue du développement et de la croissance. D'autre part, la protraction de la langue reste en grande partie mystérieuse et inexpliquée. 4 - LA L A N G U E , P R O I E D E LA B O U C H E Figure 6 Cet enfant de 2 ans, atteint d'insensibilité congénitale à la douleur s'est « dévoré » la langue. 14 Ces notions neurophysiologiques permettent d'introduire la notion de dimension topologique de la langue. La langue serait en fait une « forme informe » d'assez grande dimension topologique, pouvant se mouvoir en une infinité de positions et de déformations que la pauvreté en fuseaux neuromusculaires permet de comprendre, sinon elle prendrait un nombre limité de positions. Elle peut être comparée, dans sa régulation neurophysiologique, aux Rev Orthop Demo Faciale 13: 9-17, 1989 La langue, appareil naturel d'orthopédie dento-faciale. « Pour le meilleur et pour le pire » tentacules de la pieuvre dont la régulation positionnelle procède de la même manière. La langue est incapable, faute de ses propres fuseaux neuromusculaires, de différencier des poids de valeurs inégales lorsqu'on les pose sur la région apicale ; par contre, elle est capable de reconnaître la forme des objets : cube, sphère, arête, ainsi que la qualité de leur surface. Cette propriété est, du reste, utilisée par T A R D I E U pour apprécier la maturation des gnosies et praxies linguales de l'enfant atteint neurologiquement. Ces données permettent d'avancer l'hypothèse que les activités sensorimotrices de la langue sont hiérarchisées en fonction de certaines priorités dont l'oralité alimentaire est la plus absolue. La détermination de ces niveaux hiérarchiques et leurs rapports (entre oralité et langage par exemple) devraient nous aider à bâtir une sémiologie fonctionnelle de la langue de l'enfant. 4 1 2 5 - Le palais, procès alvéolaire global LANGUE ET CROISSANCE FOETALE ET POST-NATALE D E S MAXILLAIRES D u fait de sa constitution histologique équivalente à celle de la fibromuqueuse gingivale et de sa structure osseuse spongieuse proche de celle de l'alvéole, l'ensemble a n a t o m i q u e c o n s t i t u é p a r la v o û t e palatine osseuse et sa fibromuqueuse nous paraît assez proche globalement du procès alvéolaire dont il partage la très grande plasticité. On comprend alors que cet ensemble palatin puisse supporter en se conformant les contraintes de pression de la langue lors de la succion en prenant un profil sagittal concave qu'épouse harmonieusement la convexité complémentaire linguale. Ce phénomène est ainsi mis enjeu régulièrement lors de la succion fœtale et, évidemment, lors de la succion post-natale. Ces faits permettent d'avancer l'hypothèse que le comportement biomécanique du massif facial fixe est différent de celui de la mandibule: l'ensemble anatomique palatin (voûte osseuse et fibromuqueuse) serait avant tout un capteur et un transmetteur de contraintes à la base du crâne par l'intermédiaire du mésethmoïde cartilagineux lors des trois à quatre premières années : ce système médian de contraintes étant relayé p r o gressivement par celui des piliers externes à partir de six ans. La langue aurait ainsi en période antédentaire le rôle de mise en condition biomécanique du massif facial du jeune enfant puisque les contraintes de succion sont de 0,5 k g / f (0,5 décanewton) alors que les contraintes en mastication lactéale sont de 2 à 5 décanewtons. d Figures 7 a, b, c et d Évolution du cartilage de croissance condylien ; à la naissance (a) son épaisseur est de 1000 microns, à 5 mois (b) de 300 microns, à 15 mois (c) de 100 microns. (d) Radiographie du condyle mandibulare néonatal. Observer les fines travées osseuses dont la direction est aussi celle des mouvements de translation de la succion. Rev Orthop Demo Faciale 23: 9-17, 1989 Le cartilage de croissance condylien fait partie d'un ensemble anatomo-microscopique complexe. Il se développe comme un cartilage secondaire, recevant ses informations de croissance de la coiffe conjonctive du ménisque. L'activité de croissance de ce cartilage pendant la vie fœtale est intense, attestée par les études histologiques et par la longueur des travées osseuses formées, visualisées radiologiquement à la naissance. La direction de ces travées osseuses est en quelque sorte l'image des déplacements mandibulaires nécessités par les translations antéro-postérieures contemporaines des mouvements de succion de la langue (fig. 7 a, b , c, d). Pendant la période de succion post-natale, le cartilage de croissance est mitotiquement très actif. A partir de la fin de la deuxième année, ce dernier a pratiquement disparu. Ces constatations plaident en faveur d'une signification 6 CARTILAGE DE CROISSANCE CONDYLIEN ET SUCCION 15 G. COULY Figure 8 Vue opératoire du champ buccal d'un enfant atteint de microglossie (et de micromandibulie) avec palais très étroit. ou d'une permanence biologique fonctionnelle, « succionnelle » de ce cartilage secondaire, l'avènement de la mastication n'étant plus un stimulant de translation suffisant. Deux applications directes en sémiologie clinique pédiatrique peuvent être proposées : les nourrissons à succion défaillante ou ceux qui sont microglossiques ont un palais creux et étroit, et ces mêmes nourrissons présentent une petite mandibule, c'est-à-dire un rétrognathisme par défaut de stimulation condylienne mandibulaire. C'est ce qui est constaté dans le syndrome de ROBIN en période post-natale : la mandibule retrouve ensuite une forme et une taille satisfaisantes au gré de la praxie orale de la mastication, démontrant ainsi l'importance de la composante épigénétique et fonctionnelle du développement post-natal. A l'inverse, les nouveau-nés et enfants atteints de macroglossie du syndrome de WIEDEMANN-BECKWITH présentent une dolichomandibulie, voire une macromandibulie (fig. 8, 9 , 10 a, b, c). 7 CONCLUSION Figure 9 Défaillance de la succion chez un nourrisson dont le palais est profond et étroit (le classique palais creux). La précocité fœtale des premières séquences motrices orales de la langue lui fait jouer un rôle clé dans le déterminisme du développement du squelette membraneux peribuccal. Le palais en tant que procès alvéolaire global et le cartilage secondaire de croissance du condyle mandibulare sont des structures directement asservies à la fonction de succion de la langue. Celle-ci, en période fœtale et post-natale, est un incontestable appareil naturel d'orthopédie et de développement. La langue conservera cette vocation chez l'enfant et l'adolescent. Cette situation est trop souvent méconnue par les praticiens, qui suppléent la langue en instaurant une « chimère bio-matérielle » que constitue la mise en place d'appareils d'orthopédie dento-faciale. Il reste ainsi à bâtir une thérapeutique multidisciplinaire, appartenant à la fois à l'orthophonie, à la psychologie, à la kinésithérapie..., qui permettrait, à partir des connaissances biologiques orales nouvelles, de réhabiliter la langue comme un appareil naturel d'orthopédie dento-faciale dans le cadre du dépistage précoce des dysmorphoses de l'enfant. Le clivage entre le normal et le pathologique pourrait ainsi être mieux assuré. La récidive après traitement (orthopédique, ou chirurgical) des dysmorphoses de l'adolescent ou de l'adulte n'est pas une fatalité. Figure 10 a Figure 10 b Figure 10 c Enfant de 4 ans atteint d'une très impressionnante macroglossie du syndrome de WiEDE- Vue buccale post-opératoire objectivant la glossectomie et la béance avec promandibulie. Radiographie de profil du même enfant à rage de 18mois: noter la promandibulie. MANN-BECKWITH. 16 Rev Orthop Demo Faciale 13: 9-17, 1989 La langue, appareil naturel d'orthopédie dento-faciale « pour le meilleur et pour le pire » BIBLIOGRAPHIE 1 — AUGlER : Développement du squelette céphalique. In : POIRIER et CHARPY. Masson éd. Paris, 1931. 2 — BLASS, M.E., TEICHER, M.H.: Sucking. Science (Washington) 210: 15-22, 1980. 3 — BRADLEY, R . M . : Development of the taste bud and gustatory papillae in human foetuses. In : Oral sensation and perception - The mouth of the infant, J. BOSMA (p.p. 137-162). Third Symposium. C. Thomas ed. Springfield, 1974. 4 — BREGEON.F., JOUANNAUD, B.,TARDIEU, C . , T A R DIEU, G. : Evolution des gnosies linguales de l'enfant normal. Rev Neuropsych Inf 20: 661-672, 1972. 5 — COULY, G . : Nouvelle conception de la maladie et du syndrome de Pierre ROBIN, dysneurulation du rhombencéphale. 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