
précèdent de peu ce petit chef-d'oeuvre, La Double Méprise (1833), où Mérimée fait preuve de tant de virtuosité qu'il semble 
vouloir mettre dans sa poche à la fois Stendhal, Balzac et le Musset des Comédies et proverbes. Sa nomination au poste 
nouvellement créé d'inspecteur général des monuments historiques, en 1834, due à Guizot et à Thiers mais surtout à l'intérêt 
du romantisme pour l'histoire et le gothique, va orienter Mérimée vers une nouvelle et fructueuse carrière. Pendant trente ans, 
il va inlassablement parcourir la France, décrivant dans de longs rapports l'état désastreux des plus belles cathédrales et 
abbayes. Mérimée entraînera dans son sillage un jeune architecte érudit, Viollet-le-Duc. On sait ce qu'il advint, pour le 
meilleur et pour le pire, de cette rencontre.Mérimée voyage aussi hors de France. De tous les pays qu'il visitera - Italie, Grèce, 
Proche-Orient, Angleterre -, c'est l'Espagne qui le marquera le plus. C'est là qu'après 1830 il a rencontré, à la sortie de la 
cigarería de Séville, la jeune Carmen ou sa soeur gitane. C'est à Madrid qu'il a rencontré une famille d'afrancesados - des 
libéraux, ex-partisans de Napoléon -, les Montijo, dont l'une des filles, alors âgée de huit ans, deviendra, vingt-trois ans plus 
tard, l'impératrice des Français et fera de Mérimée son principal confident et l'un des personnages officieux du second 
Empire.  
 
Une passion froide  
En 1841, deux ans après un voyage en Corse, Mérimée publie Colomba , que l'on pourrait rapprocher d'une des Chroniques 
italiennes de Stendhal, si, là encore, il ne donnait la preuve d'une maîtrise qui se fera invisible dans Carmen , son récit à juste 
titre le plus célèbre, écrit, au dire de l'auteur, en huit jours et publié en 1847. Récit dans le récit, Carmen , dès qu'on cesse 
d'interposer l'image du bel opéra de Bizet, frappe par la modernité de la composition, par la froideur du ton qui contraste, en 
de surprenants effets, avec la violence du propos. C'est, avec Manon Lescaut et Les Hauts de Hurlevent , une des histoires 
d'amour les plus cruelles de l'histoire de la littérature.Comme Mérimée est l'homme de tous les paradoxes, on n'aura garde 
d'oublier que cet hyper-Français, qui accumule en lui les qualités et les défauts de la race, a été l'introducteur en France de la 
littérature russe en ses commencements : Pouchkine et Tourgueniev. Et, de même que cet athée a été le grand sauveteur 
des églises de France, ce rationaliste, disciple d'Helvétius, a été fasciné par les légendes surnaturelles. Deux de ses 
nouvelles au moins, La Vénus d'Ille (1837) et surtout Lokis (1869), doivent figurer dans toutes les anthologies, imaginaires ou 
non, de la littérature fantastique. Ces deux beaux récits prouveraient assez que c'est de la logique et du réalisme le plus 
précis que peut naître l'épouvante.Est-il besoin de dire que ce célibataire endurci, cynique et volontiers obscène dans ses 
propos comme dans sa Correspondance - un autre de ses chefs-d'oeuvre - a été un grand amoureux ? Dans sa jeunesse, il 
se battait avec les maris outragés. Mais il savait, à l'occasion, les défendre. En 1852, il a été condamné à quinze jours de 
prison pour avoir « diffamé » la justice qui venait de s'en prendre à l'un de ces maris, un « libéral ». Le ministère auquel 
Mérimée appartenait alors lui avait accordé quinze jours de congé pour qu'il pût purger sa peine sans avoir d'ennuis avec 
l'administration.La défaite de 1870 mit fin à ses jours encore plus que l'asthme dont il souffrait depuis longtemps. Il mourut à 
Cannes en ayant le temps de dire que les Français étaient des imbéciles, mais qu'il ne pouvait s'empêcher de les aimer.  
 
Georges Bizet (1838 - 1875) 
(...)  
Après une autre tentative dans le domaine lyrique (Don Rodrigue , 1873, resté inachevé) et une page de circonstance, 
l'ouverture Patrie (1873), Bizet consacre toutes ses forces à la composition de Carmen , sur un livret de Meilhac et 
Halévy d'après la nouvelle de Prosper Mérimée (1873-1874). L'ouvrage est mal accueilli à l'Opéra-Comique, où la 
critique juge l'intrigue indécente et vulgaire. Il est vrai que l'ouvrage avait de quoi surprendre, tant il s'écarte des 
conventions de l'époque avec cette antithèse d'héroïne et cette fin tragique. Mais la véritable nouveauté de Carmen 
réside surtout dans la vérité des personnages, l'expression de leurs sentiments, le sens de la couleur et du 
mouvement.Les circonstances de la mort de Bizet, à Bougival, le 3 juin 1875, restent obscures : quelques semaines 
après la création de Carmen , dans la nuit de la trente-troisième représentation, il succombait à une crise cardiaque. 
Saint-Saëns est à l'origine de la légende selon laquelle Bizet se serait laissé mourir, croyant à l'échec de Carmen . 
Mais c'est faire abstraction d'une santé délicate (fragilité de la gorge et rhumatismes aigus) et de l'attitude du public, qui était 
plus ouvert que la critique.  
 
L'oeuvre et son destin  
Après sa mort, il y eut encore trois représentations de Carmen à Paris, et c'est de l'Opéra de Vienne, où Brahms vint le voir et 
l'entendre vingt fois de suite, que le chef-d'oeuvre reprit plus tard son vol. C'est à Vienne également que Wagner le connut et 
l'admira sans réserve, ne se doutant pas que Nietzsche en ferait un jour une machine de guerre contre lui.Quelques-unes des 
appréciations du philosophe sur la musique de Bizet sont à retenir pour leur justesse et leur pénétration. Il parle de « son 
allure légère, souple, polie ». Il s'enchante de ce qu'elle ne procède pas - comme celle de Wagner - par répétition, de ce 
qu'elle fait confiance à l'auditeur en « le supposant intelligent ».Lorsque Nietzsche écrit : « L'orchestration de Bizet est la seule 
que je supporte encore », il pense évidemment à sa luminosité, à son absence d'enflure. Chaque élément sonore y est dur, 
concentré dans sa substance, entouré d'air et d'espace.Quand il écrit de cette musique : « Il me semble que j'assiste à sa 
naissance », il consacre ainsi son naturel, sa spontanéité. Peut-être aussi ressent-il, sous cette forme imagée, cet art des 
charnières qu'aucun musicien de théâtre n'a maîtrisé comme Bizet. On ne sent jamais le passage d'une situation à une autre, 
d'un centre d'intérêt, d'un moyen d'expression à un autre... sauf, bien entendu, s'il veut que nous le sentions, car c'est alors 
non plus l'art des charnières, mais celui des contrastes qui est mis en action. 
 
Quant à son instinct de l'accent dramatique qui porte, en une formule ramassée et percutante, il éclate à chaque 
page, notamment dans le duo final de Carmen , et c'est encore à Nietzsche que nous emprunterons, pour conclure, la 
phrase qui l'illustre d'un exemple caractéristique : « Je ne connais aucun cas où l'esprit tragique, qui est l'essence 
de l'amour, s'exprime avec une semblable âpreté, revêt une forme aussi terrible que dans le cri de don José : "C'est 
moi qui l'ai tuée..." »