La contingence et la contrainte LSimonneau Texte shesvie

Bull. Hist. Épistém. Sci. Vie, 2010, 17, (2), 125.- 145
L’« autocritique » de Jacques Monod, 40 ans après :
La contingence et la contrainte …
Lionel Simonneau
*
R
ESUME
. Dans son livre « Le hasard et la nécessité, essai sur la philosophie
naturelle de la biologie moderne », publié en 1970, Jacques Monod, prix Nobel de
médecine en 1965, définit la nature ontologique de la science par le postulat
d’objectivité et celle du vivant, produit du hasard et de la nécessité, par le concept de
téléonomie. Pour Monod, la connaissance scientifique est une exigence morale, une
éthique. Cependant, le postulat d’objectivité et les concepts de téléonomie, de hasard
et de nécessité, ont parfois été l’objet d’incompréhension ou de critiques de la part de
son lectorat. Pour s’en expliquer, Jacques Monod a écrit une réponse en forme
d’« autocritique ». Ce texte permet de faire une relecture de son épistémologie, au
moment du centenaire de sa naissance, à la lumière des données et concepts actuels en
science du vivant.
M
OTS CLES
: Jacques Monod, hasard et nécessité, postulat d’objectivité,
téléonomie, éthique de la connaissance, science du vivant.
***
A
BSTRACT
. The 1965 Nobel Prize laureate Jacques Monod, in his book « chance
and necessity, an essay of the natural philosophy of modern biology », published in
1970, defined the ontological nature of science by the objectivity postulate and that of
the living, the chance and necessity products, by the concept of teleonomy. For
Monod, scientific knowledge is a moral exigency, an ethic. Nevertheless, the
objectivity postulate and the teleonomy, chance and necessity concepts, were
sometimes misunderstood or criticized by some of his readers. In an attempt to clarify
his thoughts, Monod wrote a response in a « self-criticism » manner. In the 100
th
anniversary of his birth, this text offers the opportunity of a new understanding of his
epistemology, in the light of recent data and concepts from the life sciences.
K
EYWORDS
: Jacques Monod, chance and necessity, objectivity postulate,
teleonomy, knowledge ethics, life science.
***
*
Chercheur INSERM dans l’équipe « Didactique et Socialisation » du Laboratoire
Interdisciplinaire de Recherche sur la Didactique, l’Education et la Formation,
Université Montpellier 2. lion[email protected].
A
VANT
-
PROPOS
Jacques Monod (1910-1976), prix Nobel de Médecine 1965, a
pensé épistémologiquement la biologie moderne et, plus largement, la
question philosophique du savant face à l’existentiel et à la société,
dans un livre publié en 1970, « Le hasard et la nécessité »
1
.
La profondeur de l’analyse, la nouveauté des concepts proposés
tout autant que le style, vont séduire aussi bien que heurter. Les
critiques, nombreuses, enthousiastes comme emplies de grande
sévérité, voir les « réactions très violentes qu’a suscitées la publication
de ce petit livre »
2
, les multiples contresens et incompréhensions
émanant de son lectorat vont obliger Monod à s’expliquer sur des
points essentiels. Il le fera dans un court texte de 10 pages qui a paru
un temps sous forme de manuscrit intitulé « Autocritique » avant qu’il
ne soit présenté le 18 juin 1973 devant la Société Médicale de
l’O.M.S. puis publié, en 1977, sous le titre « Notes de bas de pages »
dans la revue Prospectives et Santé
3
.
L’on pourra se rapporter à ces deux textes qui ne différent que sur
des points de détails (voir ci-après) en consultant les archives de
l’Institut Pasteur
4
. La mise en lumière de cette « autocritique » incite à
relire le « petit livre » et apprécier la pensée du biologiste quelques
quarante années plus tard. Nous porterons un rapide regard sur ce que
nous révèlent ces dix pages avant que de reconsidérer plus largement
la philosophie de Jacques Monod à la lumière des données de la
Biologie en ce début du
XXI
ème
siècle.
Insistons sur l’importance littéraire, épistémologique et historique
de ce texte. Le style, comme un dialogue sur le ton de la confidence,
la pensée, en nuance, allant à l’essentiel, s’inscrivent bien, à ce
moment là, dans une réelle autocritique.
1
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie
moderne, Seuil, 1970.
2
J. Monod, Notes de bas de pages », Prospectives et Santé, n°1, 11-22, 1977.
3
Ibid.
4
www.pasteur.fr/infosci/archives/f-fnd.html
Ce qu’il y a d’autocritique dans le texte « Notes de bas de pages »
de Jacques Monod
Il émane de ce court texte une volonté, toute emplie de modestie,
de bien vouloir se faire comprendre et, si le lecteur n’adhère guère aux
thèses défendues dans « Le hasard et la nécessité » ou ne les
comprend pas, la faute tout entière incombe à son auteur, coupable de
développer insuffisamment son propos (p.14, 16, 17). Car ce « petit
livre » (cette occurrence intervient six fois, dont trois fois dès les
quinze premières lignes du texte ; quatorze fois pour « livre ») est
« difficile, très difficile, très ennuyeux » et l’on peut se demander
pourquoi « a-t-il eu tant de succès ? » (p.11). Presque timidement,
Monod demande « permettez-moi d’ajouter un mot sur… » et rapporte
le dédain affiché de certains de ses détracteurs. L’ironie perce
toutefois à l’évocation de certaines critiques, celle, marxiste, sur le
langage, ou d’autres, sur la notion de hasard (p.18). Un ton familier est
volontiers employé : « vous me croirez si vous voulez », « je ne vous
cache pas non plus… », (p.20). Ce ton particulier traduit un Jacques
Monod volontiers plus pédagogue mais certainement peiné (voir
meurtri ?) devant les incompréhensions et les charges à son encontre.
Il y a bien peu de différence entre le manuscrit et le texte publié.
On pourra relever dans « Autocritique », texte tapé à la machine à
écrire, des espaces, des phrases barrées, des allusions à des auteurs
non nommés (dans le passage sur la théorie synthétique de
l’évolution) qui n’existent plus dans la version publiée. L’historien des
sciences ou le sémiologue y trouvera du sens.
Monod va, par ce court texte, mettre en exergue ce qui lui semble
essentiel. En premier, ce qui fonde à ses yeux la démarche
gnoséologique de la science : le postulat d’objectivité qui fut, et reste
toujours, objet de malentendu ou d’irritation. La notion de hasard et
l’apparition de la vie ou de celle de l’homme sur Terre sont encore
sources de polémiques. Par l’exemple de l’élaboration du langage
articulé au cours de l’évolution humaine, Monod défend
l’orthogenèse, théorie, toujours débattue, dans laquelle la causalité
stochastique est loin d’être la seule pour expliquer la spéciation :
l’évolution procéderait le long de voies définies en raison de facteurs
internes orientant la variation dans des canaux précis. Enfin l’éthique
de la connaissance qui sera défendue avec des accents de prédicateur.
Tant d’années après la publication du « hasard et la nécessité »,
durant lesquelles les sciences du vivant se sont enrichies d’apports
inattendus, on pourrait penser que la « philosophie naturelle » du
théoricien des modèles de l’opéron et de l’allostérie présente quelque
essoufflement, ne soit devenue un vestige épistémologique d’une
époque certes pionnière mais révolue. Si tel était, comment dès lors
interpréter que sa conception de la nature « glorieusement et
radieusement amorale » puisse toujours froisser des convictions au
point qu’il soit exclu des célébrations officielles en « science et
technique » en 2010, année du centenaire de sa naissance
5
?
Nous allons ici mettre en perspective les réflexions développées
par Jacques Monod dans « Le hasard et la nécessité » et
l’« Autocritique », mais aussi dans sa « leçon inaugurale » au Collège
de France
6
et dans sa conférence « On Values in the Age of Science »
7
en regard de ce qu’ont pu écrire par ailleurs d’autres auteurs,
biologistes ou philosophes, antérieurs, contemporains de Monod ou
modernes. Il convient d’effectuer cette re-lecture sous l’éclairage des
données récentes en biologie.
Nous traiterons du postulat d’objectivité et de la téléonomie puis
ensuite du hasard et la nécessité, de la contingence et la contrainte.
Monod, un chercheur de son temps, un temps révolu ?
5
E. Pieiller, Albert Camus et le zouave du pont de l’Alma, Le Monde
Diplomatique, n° 674, mai 2010.
6
J. Monod, Leçon inaugurale au Collège de France, 3 novembre 1967.
7
J. Monod, On Values in the Age of Science (rencontres Nobel The Place of Values in
a Word of Facts, Fondation Nobel) 1970.
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