La contingence et la contrainte LSimonneau Texte shesvie

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Bull. Hist. Épistém. Sci. Vie, 2010, 17, (2), 125.- 145
L’« autocritique » de Jacques Monod, 40 ans après :
La contingence et la contrainte …
Lionel Simonneau*
RESUME. Dans son livre « Le hasard et la nécessité, essai sur la philosophie
naturelle de la biologie moderne », publié en 1970, Jacques Monod, prix Nobel de
médecine en 1965, définit la nature ontologique de la science par le postulat
d’objectivité et celle du vivant, produit du hasard et de la nécessité, par le concept de
téléonomie. Pour Monod, la connaissance scientifique est une exigence morale, une
éthique. Cependant, le postulat d’objectivité et les concepts de téléonomie, de hasard
et de nécessité, ont parfois été l’objet d’incompréhension ou de critiques de la part de
son lectorat. Pour s’en expliquer, Jacques Monod a écrit une réponse en forme
d’« autocritique ». Ce texte permet de faire une relecture de son épistémologie, au
moment du centenaire de sa naissance, à la lumière des données et concepts actuels en
science du vivant.
MOTS CLES : Jacques Monod, hasard et nécessité, postulat d’objectivité,
téléonomie, éthique de la connaissance, science du vivant.
***
ABSTRACT. The 1965 Nobel Prize laureate Jacques Monod, in his book « chance
and necessity, an essay of the natural philosophy of modern biology », published in
1970, defined the ontological nature of science by the objectivity postulate and that of
the living, the chance and necessity products, by the concept of teleonomy. For
Monod, scientific knowledge is a moral exigency, an ethic. Nevertheless, the
objectivity postulate and the teleonomy, chance and necessity concepts, were
sometimes misunderstood or criticized by some of his readers. In an attempt to clarify
his thoughts, Monod wrote a response in a « self-criticism » manner. In the 100th
anniversary of his birth, this text offers the opportunity of a new understanding of his
epistemology, in the light of recent data and concepts from the life sciences.
KEYWORDS : Jacques Monod, chance and necessity, objectivity postulate,
teleonomy, knowledge ethics, life science.
***
*
Chercheur INSERM dans l’équipe « Didactique et Socialisation » du Laboratoire
Interdisciplinaire de Recherche sur la Didactique, l’Education et la Formation,
Université Montpellier 2. [email protected].
AVANT-PROPOS
Jacques Monod (1910-1976), prix Nobel de Médecine 1965, a
pensé épistémologiquement la biologie moderne et, plus largement, la
question philosophique du savant face à l’existentiel et à la société,
dans un livre publié en 1970, « Le hasard et la nécessité »1.
La profondeur de l’analyse, la nouveauté des concepts proposés
tout autant que le style, vont séduire aussi bien que heurter. Les
critiques, nombreuses, enthousiastes comme emplies de grande
sévérité, voir les « réactions très violentes qu’a suscitées la publication
de ce petit livre »2, les multiples contresens et incompréhensions
émanant de son lectorat vont obliger Monod à s’expliquer sur des
points essentiels. Il le fera dans un court texte de 10 pages qui a paru
un temps sous forme de manuscrit intitulé « Autocritique » avant qu’il
ne soit présenté le 18 juin 1973 devant la Société Médicale de
l’O.M.S. puis publié, en 1977, sous le titre « Notes de bas de pages »
dans la revue Prospectives et Santé3.
L’on pourra se rapporter à ces deux textes qui ne différent que sur
des points de détails (voir ci-après) en consultant les archives de
l’Institut Pasteur4. La mise en lumière de cette « autocritique » incite à
relire le « petit livre » et apprécier la pensée du biologiste quelques
quarante années plus tard. Nous porterons un rapide regard sur ce que
nous révèlent ces dix pages avant que de reconsidérer plus largement
la philosophie de Jacques Monod à la lumière des données de la
Biologie en ce début du XXIème siècle.
Insistons sur l’importance littéraire, épistémologique et historique
de ce texte. Le style, comme un dialogue sur le ton de la confidence,
la pensée, en nuance, allant à l’essentiel, s’inscrivent bien, à ce
moment là, dans une réelle autocritique.
1
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie
moderne, Seuil, 1970.
2
J. Monod, Notes de bas de pages », Prospectives et Santé, n°1, 11-22, 1977.
3
Ibid.
4
www.pasteur.fr/infosci/archives/f-fnd.html
Ce qu’il y a d’autocritique dans le texte « Notes de bas de pages »
de Jacques Monod
Il émane de ce court texte une volonté, toute emplie de modestie,
de bien vouloir se faire comprendre et, si le lecteur n’adhère guère aux
thèses défendues dans « Le hasard et la nécessité » ou ne les
comprend pas, la faute tout entière incombe à son auteur, coupable de
développer insuffisamment son propos (p.14, 16, 17). Car ce « petit
livre » (cette occurrence intervient six fois, dont trois fois dès les
quinze premières lignes du texte ; quatorze fois pour « livre ») est
« difficile, très difficile, très ennuyeux » et l’on peut se demander
pourquoi « a-t-il eu tant de succès ? » (p.11). Presque timidement,
Monod demande « permettez-moi d’ajouter un mot sur… » et rapporte
le dédain affiché de certains de ses détracteurs. L’ironie perce
toutefois à l’évocation de certaines critiques, celle, marxiste, sur le
langage, ou d’autres, sur la notion de hasard (p.18). Un ton familier est
volontiers employé : « vous me croirez si vous voulez », « je ne vous
cache pas non plus… », (p.20). Ce ton particulier traduit un Jacques
Monod volontiers plus pédagogue mais certainement peiné (voir
meurtri ?) devant les incompréhensions et les charges à son encontre.
Il y a bien peu de différence entre le manuscrit et le texte publié.
On pourra relever dans « Autocritique », texte tapé à la machine à
écrire, des espaces, des phrases barrées, des allusions à des auteurs
non nommés (dans le passage sur la théorie synthétique de
l’évolution) qui n’existent plus dans la version publiée. L’historien des
sciences ou le sémiologue y trouvera du sens.
Monod va, par ce court texte, mettre en exergue ce qui lui semble
essentiel. En premier, ce qui fonde à ses yeux la démarche
gnoséologique de la science : le postulat d’objectivité qui fut, et reste
toujours, objet de malentendu ou d’irritation. La notion de hasard et
l’apparition de la vie ou de celle de l’homme sur Terre sont encore
sources de polémiques. Par l’exemple de l’élaboration du langage
articulé au cours de l’évolution humaine, Monod défend
l’orthogenèse, théorie, toujours débattue, dans laquelle la causalité
stochastique est loin d’être la seule pour expliquer la spéciation :
l’évolution procéderait le long de voies définies en raison de facteurs
internes orientant la variation dans des canaux précis. Enfin l’éthique
de la connaissance qui sera défendue avec des accents de prédicateur.
Tant d’années après la publication du « hasard et la nécessité »,
durant lesquelles les sciences du vivant se sont enrichies d’apports
inattendus, on pourrait penser que la « philosophie naturelle » du
théoricien des modèles de l’opéron et de l’allostérie présente quelque
essoufflement, ne soit devenue un vestige épistémologique d’une
époque certes pionnière mais révolue. Si tel était, comment dès lors
interpréter que sa conception de la nature « glorieusement et
radieusement amorale » puisse toujours froisser des convictions au
point qu’il soit exclu des célébrations officielles en « science et
technique » en 2010, année du centenaire de sa naissance5 ?
Nous allons ici mettre en perspective les réflexions développées
par Jacques Monod dans « Le hasard et la nécessité » et
l’« Autocritique », mais aussi dans sa « leçon inaugurale » au Collège
de France6 et dans sa conférence « On Values in the Age of Science »7
en regard de ce qu’ont pu écrire par ailleurs d’autres auteurs,
biologistes ou philosophes, antérieurs, contemporains de Monod ou
modernes. Il convient d’effectuer cette re-lecture sous l’éclairage des
données récentes en biologie.
Nous traiterons du postulat d’objectivité et de la téléonomie puis
ensuite du hasard et la nécessité, de la contingence et la contrainte.
Monod, un chercheur de son temps, un temps révolu ?
5
E. Pieiller, Albert Camus et le zouave du pont de l’Alma, Le Monde
Diplomatique, n° 674, mai 2010.
6
J. Monod, Leçon inaugurale au Collège de France, 3 novembre 1967.
7
J. Monod, On Values in the Age of Science (rencontres Nobel The Place of Values in
a Word of Facts, Fondation Nobel) 1970.
La première page du manuscrit « Autocritique » et de l’article publié dans
Prospectives et Santé, 1976.
DU POSTULAT D’OBJECTIVITE ET DE LA TELEONOMIE
Dissipons un malentendu trop souvent exprimé : l’objectivité dont
il est question dans « Le hasard et la nécessité » n’est pas l’assertion
naïve que le scientifique au travail puisse être dénué de tout
présupposé, de tout imaginaire, de toute idéologie. Il serait donc
« objectif » ! Selon Holton, la matière première de l’imagination serait
emplie d’invariants inconscients et de motifs archétypaux orientant la
pensée du chercheur : les thêmata. Dans une note de bas de page de
sa « Notes de bas de page », Monod explique : « le mot objectivité, je
ne l’ai pas pris dans le sens subjectif de l’approche de l’individu ou de
l’homme de science. Tout le monde sait qu’un homme de science
n’est pas objectif du point de vue subjectif… ». L’objectivité dont
parle Jacques Monod est ici véritablement le principe fondateur de la
démarche scientifique. Ce n’est pas le principe de causalité, notion
ambiguë. De quelle objectivité parle-t-on alors ? De celle qui est posée
comme un postulat, un postulat « métaphysique »8 indémontrable par
essence, qui énonce que toute démarche de recherche qui inclurait une
cause finale, transcendante, extérieure à l’entité étudiée sortirait de la
science, ne pourrait prétendre à la scientificité. Toute interprétation de
phénomène donné en terme de projet, projet extérieur à l’objet d’étude
mais le concernant, ne peut conduire à une connaissance « vraie »,
dans le cadre de la démarche scientifique. Admettre une
transcendance, un dessein premier, l’essence précédant l’existence,
comme système explicatif, c’est borner la science. Ajouter une finalité
extérieure à l’objet d’étude, c’est ruiner épistémologiquement la
démarche scientifique, la nier structurellement. Mais dès lors que l’on
adopte ce point de vue, celui du postulat d’objectivité ainsi défini, que
l’on s’abstrait de tout finalisme comme élément de connaissance, de
toute « vérité » explicative apportée a priori, alors on est bien, et sans
limite, dans une rationalité scientifique qui construit la connaissance.
Monod précise : « Le postulat d’objectivité est consubstantiel à la
science »9. A ce niveau, il importe peu d’identifier si cette
construction du savoir passe par des changements de paradigmes
(Kuhn), si la démarche est hypothético-déductive et, au sens
8
J. Monod, « Notes de bas de pages », Prospectives et Santé, n°1, 11-22, 1977.
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie
moderne, Seuil, 1970.
9
poppérien, s’élabore de conjectures en réfutations, si, comme
l’explique Lakatos, elle se nourrit de la concurrence entre des
programmes de recherche, avec ceinture de protection et heuristique,
si elle surgit, Bachelard le décrit fort bien, par le franchissement
d’obstacles épistémologiques, si elle doit s’affranchit de toute
méthode, comme nous le dit Feyerabend, dans sa théorie anarchiste de
la connaissance… Et l’on comprendra que les réflexions
philosophiques sur l’objectivisme et le subjectivisme comme
métaphysique, sur le chercheur, en tant que sujet épistémique, face et
dans le monde qu’il étudie, réflexions d’une très grande importance,
mais que l’on n’abordera pas ici, ne viendront aussi qu’en second
temps, après le postulat d’objectivité ainsi défini, admis.
Deux mots cependant sur l’objectivité (non celle du postulat: celle
qui s’oppose à la subjectivité) : si une gnoséologie objectiviste
soutient que l’on peut appréhender des données en soi, les séparer de
toute expérience épistémique, Mach nous rappelle que tout ce qui peut
être connu ne peut l’être que par les expériences sensibles10. Pour
Kant, se sont les structures épistémiques du sujet qui garantissent
l’émergence d’une science objective11. Avec Morin, rappelons que
« de toute façon, le problème de l’erreur et de la vérité ne se résorbe
pas dans celui de l’objectivité. Ainsi, la théorie géocentrique était une
théorie fausse se fondant sur des observations et des relations
objectives »12, et, avec Favre, qu’une didactique de la démarche
scientifique, par la réalisation qu’une erreur n’est pas une faute, peut
faire comprendre que l’apprentissage opère souvent comme une
rupture épistémologique13.
Mais la position épistémologique, celle du postulat d’objectivité,
infère logiquement de penser le monde comme athée, à tout le moins
agnotiste, au risque de susciter l’incompréhension voir l’ire de ceux
qui ne le sont pas. Cette « philosophie naturelle » qui fait dire à
Monod, lors de sa conférence aux rencontres Nobel, à propos de
10
R. Nadeau, Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, dir. D. Lecourt,
Presse Univ. De France, 2006.
11
Ibid.
12
E. Morin, La méthode, Les Idées des Idées, Opus Seuil, 2008.
13
D. Favre, Transformer la violence des élèves. Cerveau, motivations et apprentissages.
Dunod, 2007.
l’émergence de notre espèce : « the unfathomable cosmos around us
could not have care less ». Alors dans ce « théâtre de l’absurde », cher
à Melvin Cohn, immunologiste américain collaborateur de Monod de
1948 à 1954, peut-on même révéler en laboratoire des phénomènes
biologiques paradoxaux où toute raison d’être semble absente: la
gratuité chimique14. Ainsi de la β-galactosidase qui peut-être induite
fortement par le methyl β -D-thiogalactoside, malgré que ce dernier ne
peut pas, structurellement, en être le substrat et qu’il n’existe pas dans
l’environnement naturel de la bactérie pourtant productrice de
l’enzyme. Le composé est inducteur fort d’un enzyme inutile : c’est
une relation gratuite, chimiquement arbitraire, sans projet. C’est bien
dans cet esprit que Monod évoque le procès de Galilée. Il pointe avec
justesse que la véritable révolution paradigmatique, au sens kuhnien,
n’est pas dans la révélation que « et pourtant elle tourne » mais bien
plutôt dans le fait que Galilée a affirmé implicitement le postulat
d’objectivité en défendant l’hypothèse copernicienne : « the church
would have been wise to condemn Galileo for the ominous discovery,
rather than for his defence of the Copernician system »15.
Est ainsi rejetée une interprétation aristotélicienne du monde,
téléologique, où cause finale et cause efficiente participent d’un même
schème où s’articule toute réalité, le géocentrisme dans un univers
ordonné par une intelligence suprême et, en biologie, une
représentation hiérarchisée mais fixiste du vivant. A l’instar de
Galilée, Monod ne veut pas de cette conception téléologique et, pour
aborder la nature paradoxale du vivant comme un être ayant un projet,
dans l’ontogenèse (morphogenèse autonome) et dans la conservation
de l’espèce (invariance reproductive), choisira « volontairement » le
terme de téléonomie. Il définira cette propriété comme « la quantité
d’information qui doit être transférée, en moyenne, par individu, pour
assurer la transmission à la génération suivante du contenu spécifique
d’invariance reproductive », assurant la conservation de la norme
structurale spécifique16. La biologie s’occupe de finalité interne, la
14
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie
moderne, Seuil, 1970.
15
J. Monod, On Values in the Age of Science (rencontres Nobel The Place of Values
in a Word of Facts, Fondation Nobel) 1970.
16
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie
moderne, Seuil, 1970.
téléonomie, et point de finalité externe qui n’est pas son objet et dont
elle n’a nul besoin. Le postulat d’objectivité posé, le projet qui émane
ontologiquement de tout vivant, l’invariance reproductive et la
morphogenèse autonome, relève de la téléonomie, hors de tout projet
téléologique. Alors l’univers, nous dit Monod dans son
« Autocritique », devient « sans objet et objectif ».
Dans son « Histoire Naturelle des animaux sans vertèbres »17,
Lamarck écrit : « C’est surtout dans les corps vivans, et
principalement dans les animaux, qu’on a cru apercevoir un but aux
opérations de la nature. Ce but cependant n’y est là, comme ailleurs,
qu’une simple apparence et non une réalité. En effet, dans chaque
organisation particulière de ces corps, un ordre de chose, préparé par
les causes qui l’ont graduellement établi, n’a fait qu’amener par des
développemens progressifs de parties, régis par les circonstances, ce
qui nous paraît être un but, et ce qui n’est réellement qu’une
nécessité. »
DU HASARD ET LA NECESSITE, DE LA CONTINGENCE ET LA
CONTRAINTE
Si le projet de tout vivant est de maintenir, d’une génération à
l’autre, la norme structurale spécifique, comment dès lors expliquer la
variation et le progrès phylétique ? Il serait trop long ici de relater les
longues disputes au XIXème ou au début du XXème siècle entre tenants
du fonctionnalisme (l’adaptation), tels Lamarck, Cuvier puis plus tard
Darwin et ceux du structuralisme (la contrainte), Geoffroy St-Hilaire,
ou, plus proche de nous, D’Arcy Thompson… Nombre d’arguments et
contre arguments étaient avancés par exemple pour expliquer, en
morphologie, l’homologie spéciale, où des organes similaires,
construits sur un même modèle (main de l’homme, griffe de la taupe,
jambe du cheval, nageoire du marsouin, aile de chauve-souris, pour
reprendre les exemples de Darwin) ont des fonctions différentes.
Owen, le « Cuvier britannique », ne pouvant trancher véritablement
entre explication fonctionnaliste ou structuraliste (est-ce la fonction
qui crée l’organe ou l’inverse ?), devait invoquer, en désespoir de
cause, le hasard, ce « marécage de la désespérance » (slough of
17
www.lamarck.net
despond)18. Mais le hasard de Owen est-il le hasard de Monod ? Le
hasard est-il une notion scientifique ?
Owen, devant un véritable obstacle épistémologique bachelardien,
une impuissance à comprendre, s’en remet au hasard, faute de mieux.
Le hasard de Owen se résorbe en un petit dieu grec, bien commode
pour fournir une explication. Tel n’est pas le sens que Monod attribue
au mot hasard, où, contrairement à ce que des détracteurs indélicats
ont pu pensé, hasard n’est pas employé par lui comme un « aveu
d’ignorance » mais comme « une donnée de l’expérience qui n’est pas
dépassable »19, une « incertitude essentielle » qui n’est pas
opérationnelle20. Le mot de Démocrite « tout ce qui existe dans
l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité »21, cité en exergue
(un apocryphe épigraphe ?), pourrait donner l’impression, si l’on suit
Albert Jacquard, qu’il y a, dans la pensée de Monod, « soit le hasard,
soit la nécessité, et que tout dépend d’eux »22. En effet, Jacques
Monod disjoint très clairement deux mondes, celui, au niveau
« microphysique », où le hasard opère (celui des mutations dans le
matériel génomique) et celui, macroscopique, des organismes, où
règne la nécessité. Il écrit, à propos de « l’accident singulier » (la
mutation) : « tiré du règne du pur hasard, il entre dans celui de la
nécessité, des certitudes les plus implacables ». Il ajoute : « la
sélection opère en effet sur les produits du hasard, …, mais elle opère
dans un domaine d’exigences rigoureuses dont le hasard est banni. »23.
Les accents romantiques de ces phrases cachent mal un certain
dogmatisme. Les affirmations apodictiques en science, et
particulièrement en biologie, les « certitudes les plus implacables »
n’ont qu’une certaine durée de vie, car la science est mouvement, dans
le dialogue ininterrompu et critique des hypothèses et des données de
l’expérimentation ou de l’observation.
18
S. J. Gould, La structure de la théorie de l’évolution, nrf essais, Gallimard, 2006.
J. Monod, Notes de bas de pages », Prospectives et Santé, n°1, 11-22, 1977.
20
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie
moderne, Seuil, 1970.
19
21
22
Ibid.
A. Jacquard, Hasard et génétique des populations in Le hasard aujourd’hui, Seuil,
1991.
23
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie
moderne, Seuil, 1970.
Cependant le hasard, conceptuellement, ne saurait être une notion
scientifique. La question de l’existence du hasard relève plus de la
philosophie, c’est une question ontologique. Pourquoi le prix Nobel at-il choisi ce terme ? Antoine Danchin propose : « pour des raisons
morales, très marquées par l’époque et par la philosophie de Camus,
par exemple, sur la solitude du monde… »24. En science, on emploiera
plus volontiers le mot contingence comme le résultat aléatoire de
l’enchevêtrement de plusieurs déterminismes (l’incertitude essentielle
de Monod). Cependant, l’impossibilité de prévoir est inhérente aussi
au déterminisme. Poincaré a montré l’impossibilité de savoir la
position de la Terre ou de la Lune dans deux milliards d’années, en
restant pourtant dans le système newtonien, d’un pur déterminisme.
Le chaos est bien généré par des systèmes déterministes présentant
une instabilité qui les rend sensibles aux conditions initiales et,
modulant une propriété de récurrence, les rend imprévisibles à terme.
Appréhendées empiriquement, ces conditions initiales sont
contingentes par rapport au système théorique. Et ce qui est vrai en
astronomie l’est bien plus encore pour la science qui s’intéresse à des
systèmes complexes, la biologie.
Contingence plutôt que hasard
Ne faisons pas trop grief à Monod d’avoir utilisé le mot hasard.
Retenons donc ce terme, contingence, largement utilisé dans les
sciences du vivant, et particulièrement en biologie de l’évolution et du
développement des organismes (évo-dévo). Un système vivant est un
système contingent et déterminé. Contingent parce que, étant, il
pourrait ne pas être. Déterminé, parce son fonctionnement obéit, par
exemple, aux lois de la physico-chimie. L’apparition de la vie sur
Terre, purement aléatoire, s’insère dans le cadre des lois physicochimiques nécessaires. C’est dans ce cadre du hasard et de la
nécessité, de la contingence et de la contrainte, que va s’épanouir la
singularité du vivant dans tout un « jeu des possibles »25.
Le bricolage : une contingence
Au cours de l’évolution, la nature va utiliser des protéines, voir
des structures anatomiques, déjà existantes, les détourner de leurs
24
25
A. Danchin, Hasard et biologie moléculaire in Le hasard aujourd’hui, Seuil, 1991.
F. Jacob, Le jeu des possibles, Essai sur la diversité du vivant, Fayard, 1981.
fonctions pour créer de la nouveauté : on parlera d’exaptation26. Nous
sommes en présence d’un véritable « bricolage » de l’évolution27 ou
d’« opportunisme moléculaire »28. Les protéines du cristallin, cette
lentille dans l’œil, sont un bel exemple de ce détournement: des
enzymes du métabolisme vont être mobilisés pour s’agencer en
polymères de grandes tailles, assurant un indice de réfraction précis,
garant de la transparence de la lentille29. Ainsi l’arginino-succinatelyase est-elle la cristalline delta du poulet, l’alpha-énolase la cristalline
tau de la tortue…Ces protéines exaptées sont le résultat d’un
processus appelé « partage de gène » ou un gène code pour une
protéine ayant deux fonctions différentes30. L’évolution va retenir, par
ce bricolage contingent, « au hasard », sans autre finalité que celui de
la nécessité locale d’émergence d’une fonction, les arrangements
biologiques efficaces du jeu des possibles.
La contrainte : retour au structuralisme
La nature va aussi faire émerger des contraintes biologiques qui,
structurant les formes du vivant, infèrent la « nécessité » dans la
morphogenèse autonome.
La controverse citée en début de chapitre, entre le structuralisme
et le fonctionnalisme, la contrainte ou l’adaptation, l’organe ou la
fonction, semble aujourd’hui évoluer vers l’idée que c’est bien
l’organe, la structure, mais surtout, en amont, le mécanisme
morphogénétique inducteur (aussi une structure), qui est à l’origine de
la fonction. Ce schème en biologie du développement émane des
données obtenues depuis vingt cinq ans en évo-dévo. Examinons deux
exemples : celui de l’induction morphogénétique des organes visuels
par les « gènes régulateurs maîtres » et celui de l’édification du plan
du corps par les gènes architectes.
1. Les études du gène Pax-6/eyeless ont révélé que les
mécanismes d’induction de la formation d’un œil semblent être
26
S. J. Gould, La structure de la théorie de l’évolution, nrf essais, Gallimard, 2006.
F. Jacob, Evolution and Tinkering, Science, vol. 196, 1161-1166, 1977.
28
A. Danchin, Hasard et biologie moléculaire in Le hasard aujourd’hui, Seuil, 1991.
29
M. Delaye and A. Tardieu, Short-range order of crystallin proteins accounts for eye
lens transparency. Nature 302, 415, 1983.
30
J. Piatigorsky and G.J. Wistow, Enzyme crystallins : gene sharing as an evolution
strategy. Cell 57, 197-199, 1989.
27
conservés dans l’ensemble du règne animal quelques soient les
considérables différences anatomiques entre un œil de vertébré et
d’invertébré. Ainsi le gène Pax-6 de mouche, mais aussi de souris ou
de calmar, est-il capable d’induire ectopiquement la formation d’yeux
surnuméraires sur les antennes ou les pattes de la mouche31. Les
rétines d’arthropodes et de vertébrés sont façonnées par une activité
morphogénétique dont le déroulement temporel, sous le contrôle du
gène hedgehog, présente d’étonnantes similarités32.
Si, comme le souligne Monod33, le projet de l’oeil est bien de voir,
propriété téléonomique dans un monde sans projet, comment cette
fonction - concept difficile à cerner - a-t-elle pu apparaître ? Au cours
de l’évolution, bien avant l’émergence, dans un animal, d’un organe
« œil », avec une lentille et ses cristallines, avec les rétines
pigmentaire et neurale, les premiers balbutiements de la fonction
« voir » ont été présents dans des organismes sans yeux. Chez la
planaire Girardia tinigra, un système visuel élémentaire, les taches
oculaires, rappelle l’oeil prototypique de Darwin. Ici également,
interviennent des gènes homologues à Pax-6 ou sine oculis,
exactement comme dans les phyla où existent des yeux à cristallin34.
Allons plus loin encore : la fonction « voir » commence dans la
perception de la lumière et la capacité d’y répondre. Des êtres
unicellulaires possèdent des pigments photosensibles qui transforment
la lumière en signal. Alors le fait que la rhodopsine, pigment visuel,
soit régulée par Pax-635 pourrait suggérer qu’un jeu moléculaire
morphogénétique, présentant un avantage sélectif, ait pu être
primitivement sélectionné par l’évolution puis maintenu ensuite,
comme contrainte nécessaire à la morphogenèse visuelle, nécessaire
au projet téléonomique, dans toute la diversité phylétique.
31
W.J. Gehring, The master control gene for morphogenesis and evolution of the eye.
Genes Cells 1: 11-15, 1996.
32
C.J. Neumann and C. Nüsslein-Volhard, Patterning of the zebrafish retina by a
wave of Sonic Hedgehog activity. Science, 289: 2137-2139, 2000.
33
J. Monod, Notes de bas de pages », Prospectives et Santé, n°1, 11-22, 1977.
34
D. Pineda, J. Gonzales, P. Calllaerts, K. Ikeo, W. Gehring and E. Salo. Searching
for the prototypic eye genetic network : sine oculis is essential for eye regenerations
in planarians. Proc. Natl. Acad. USA 97, 4525-4529, 2000.
35
G. Sheng, E. Thouvenot, Schmucker, D. Wilson and C. Desplan, Direct regulation
of rhodopsin 1 by Pax-6/eyeless in Drosophila: evidence for a conserved function in
photoreceptors. Genes & Development, 11:1122-1131, 1997.
2. Les gènes architectes, les gènes Hox, qui orchestrent
l’apparition des structures morphologiques durant la vie
embryonnaire, présentent un degré étonnant de conservation chez les
bilatériens. Plus encore: la règle de colinéarité entre l’arrangement
spatial des gènes Hox sur le chromosome et la séquence
développementale le long de l’axe antéropostérieur de l’embryon
semble maintenue par l’évolution depuis 600 millions d’années36.
Cette relation entre deux espaces-temps, celui du génome et celui du
corps, cette contrainte, canalise la formation des bilatériens selon un
même plan de développement37et38.
Que ce soit dans le large éventail des différentes façons de « voir»
ou dans l’immense multiplicité des variétés anatomiques adoptées par
les bilatériens au cours de l’histoire, on comprendra que le terme
« contrainte » ne peut être entendu que dans un sens positif, pas d’une
entrave mais bien d’une facilitation de la diversité.
Si l’évolution a retenu depuis si longtemps les contraintes
moléculaires des gènes Hox et de celles des gènes des autres axes de
polarité du corps (dorso-ventral, médio-latéral, gauche-droit), dans
l’ensemble des schèmes morphogénétiques du vivant, comment
expliquer la spéciation, la diversité phylétique en général, voir les
brusques accélérations évolutives et les explosions de la diversité
(celle du cambrien) en particulier ?
La contingence et la contrainte
C’est précisément cette contrainte morphogénétique spatiotemporelle qui est à la base, avec le jeu de la contingence, des
potentialités d’émergence des changements anatomiques. Il n’est nul
besoin d’avoir un ensemble important de mutations: une simple
substitution de base nucléotidique peut inverser la polarité du corps39.
Les modifications dans la régulation de l’activité des gènes de
polarité40 ou leur réorganisation par des éléments mobiles du génome
36
S. J. Gould, La structure de la théorie de l’évolution, nrf essais, Gallimard, 2006.
K.J. Peterson and E. Davidson, Regulatory evolution and the origin of the
bilatériens. PNAS, 97, 4430-4433, 2000.
38
M. Kirschner and J. Gerhart, Evolvability. PNAS, 95, 8420-8427, 1998.
39
G. Struhl, K. Struhl and P. Macdonald, The gradient morphogen bicoid is a
concentration dependant transcriptional activator. Cell 57:1259-1273, 1989.
40
S. J. Gould, La structure de la théorie de l’évolution, nrf essais, Gallimard, 2006.
37
offrent une immense potentialité à l’émergence du nouveau: le très
large éventail morphologique des squamates (serpents et lézards)
proviendrait d’une invasion de « gènes sauteurs », les transposons41.
Dans cette dialectique de la contingence et de la contrainte, il nous
faut comprendre, avec François Jacob : « …si dans le mélange de
contraintes et d’histoire qui a façonné l’univers, seule l’histoire
apporte un élément de contingence, ou, si, à l’origine, les contraintes
premières ont pu, elles aussi, être le résultat d’une contingence »42. La
contingence est, dit Gould, une « chose en soi », « ni plus ni moins
que l’essence de l’histoire… non la combinaison du déterminisme et
du hasard ». En adoptant la métaphore d’un film qui retracerait toutes
les étapes de l’évolution, en revenant dans le passé puis en redéroulant
le film, chaque imprévisibilité dans la multitude des étapes évolutives,
pourra orienter, tel un chaos déterministe, l’évolution dans de toutes
autres directions43. Monod le formule autrement: « Chaque espèce est
le résultat d’une chaîne infinie d’événements uniques et constitue ellemême un événement unique »44.
Dans l’émergence des formes de vie : contingence, contrainte… et
chaos.
QUARANTE ANS APRES L’AUTOCRITIQUE… ELOGES ET CRITIQUES
Le savant et le moraliste
Monod a posé très clairement les bases épistémologiques de la
recherche scientifique, au moins dans le monde de la mésophysique,
en énonçant le postulat d’objectivité. Si l’on apporte une finalité
extérieure à l’objet étudié, dès lors, on fait autre chose que de la
science. Il a rappelé fort justement, dans son « Autocritique », que ce
postulat n’a rien à voir avec une quelconque objectivité -une illusiondu chercheur. Mais Monod a voulu ériger cette démarche, celle de la
connaissance objective, en éthique. L’on peut absolument adhérer à la
thèse du savant sans pour autant suivre le moraliste. Dans sa leçon
41
N. Di-Poï, J.I. Montoya-Burgos, H.Miller, O.Pourquié, M.C.Milinkovitch & D.
Duboule, Changes in Hox genes’structure and function during the evolution of the
squamate body plan. Nature, 464, n°4, 99-103, 2010.
42
F. Jacob, La souris, la mouche et l’homme, Odile Jacob, 1997.
43
S.J. Gould. La vie est belle. Les surprises de l’évolution. Seuil, 1991.
44
J. Monod, Notes de bas de pages », Prospectives et Santé, n°1, 11-22, 1977.
inaugurale au Collège de France45, Jacques Monod peint
axiologiquement la connaissance objective comme « valeur
suprême », comme « souverain bien » et termine son discours en
proposant cette exigence comme un idéal permettant la re-conquête du
néant, toute croyance évacuée. On entend ici les accents d’un
humanisme tragique, celui de la philosophie existentielle d’Albert
Camus, évoquant l’homme, apparu par hasard, seul dans l’univers
indifférent. Mais l’éthique de la connaissance, décrite par Monod luimême, comme « une idée austère et froide », devient dès lors,
paradoxalement, une nouvelle transcendance et le monde des
connaissances, celui de la noosphère appelé de ses voeux, révélant un
Monod platonicien, serait un nouveau noûs, le monde des savants.
Cette nouvelle transcendance n’est pas sans évoquer l’église
universelle de la religion de l’humanité d’Auguste Comte ou celle
d’Ernst Haeckel. Il y a quelque incohérence à vouloir substituer une
transcendance par une autre, fut-elle laïque. Il faudrait approfondir
cette question de la production et du partage du savoir, cette question
de la science dans la société46et47, du noûs face au thymos et
l’épithymia. Reconnaissons à Monod cependant que cette éthique
conquérante, nietzschéenne, il ne la conçoit que dans l’affrontement
des idées et au « mépris de la violence et de la domination
temporelle ». C’est une « éthique de la liberté personnelle et politique,
car la contestation, la critique, la constante remise en question n’y sont
pas seulement un droit, mais un devoir »48. Cette exigence est toujours
d’actualité.
François Jacob, qui partage cette éthique de la liberté, n’aura pas
cette « puritaine arrogance » mais une vision constructiviste de la
connaissance scientifique, avec une épistémologie plus adaptée à
l’étude du vivant, à sa richesse et sa diversité. Convenons avec
Morange que « Monod est un classique et Jacob un moderne »49.
45
J. Monod, Leçon inaugurale au Collège de France, 3 novembre 1967.
G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique,Vrin, 1938.
47
B. Bensaude-Vincent, La science contre l’opinion, histoire d’un divorce, Les
Empêcheurs de penser en rond/ Seuil, 2003.
48
J. Monod, Leçon inaugurale au Collège de France, 3 novembre 1967.
49
M. Morange, Les mousquetaires de la nouvelle biologie. Pour la Science, Les
génies de la science, n°10, février-mai 2002.
46
Dogmatisme et intuitions
Dans le « hasard et la nécessité », quant au modèle informationnel
ADN ARN protéines, Monod n’hésite pas à affirmer : « ce
système est absolument incapable de recevoir quelque enseignement
que ce soit du monde extérieur ». Quarante années plus tard, les
données abondent qui montrent combien l’information s’est
considérablement diversifiée mais surtout que la phrase dogmatique
est devenue erronée. De l’information peut venir de l’extérieur au
génome, des modifications épigénétiques peuvent modifier le
génotype50 et le phénotype51. La modestie affichée, dans
l’« autocritique », comme une demande d’excuse, suggère que
Jacques Monod était certainement conscient de ce dogmatisme rigide.
Peut-être cette affirmation péremptoire cachait-elle à la fois
l’enthousiasme pour une science toute récente, celle de la biologie
moléculaire, et la crainte que le vivant offre une palette du possible
telle que ce modèle soit réfuté, le champ de la complexité aussi vite
refermé qu’entrevu. Car le titre paradigmatique, évoque, avec une
acuité toujours moderne, la singularité du vivant par la relation
dialogique hasard ↔ nécessité. Ces deux termes s’enrichissent l’un
l’autre, heuristiquement, dans une démarche cognitive qui tient en
compte la complexité biologique. Ainsi de l’auto-organisation du
vivant décrite par Monod, Edgar Morin parlera de la récursion auto(géno ↔ phéno)-organisation, où le génotype et le phénotype ne sont
pas dans une logique hiérarchique mais inséparables et
coorganisateurs l’un de l’autre52. Le hasard et la nécessité, concepts
qui évoquent immédiatement Jacques Monod, sont bien, au travers des
termes contingence et contrainte, constitutifs du paradigme moderne
évo-dévo. Pour Monod cependant, « la sélection opère sur les produits
du hasard, et ne peut s’alimenter ailleurs »53. Contemporain des
fondateurs de la « théorie synthétique de l’évolution » qui unifie la
sélection naturelle de Darwin avec la théorie mendélienne de
50
N.D. Allen. Temporal and epigenetic regulation of neurodevelopmental plasticity.,
Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci. 12; 363, 23–38, 2008.
51
H.D. Morgan, H.G.E. Sutherland, D.I.K. Martin & E. Whitelaw. Epigenetic
inheritance at the agouti locus in the mouse. Nature Genetics, 23, 314-318, 1999.
52
E. Morin, La Méthode, La Vie de la Vie, Opus Seuil, 2008.
53
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie
moderne, Seuil, 1970.
l’hérédité, Monod a tout naturellement une conception du hasard
compatible avec un darwinisme classique où les mutations dans le
génome sont l’unique moteur de l’évolution, dans une vision
gradualiste de celle-ci. Les sciences de la vie ont identifié, depuis,
bien d’autres formes de contingences, l’importance de l’épigenèse et
une histoire de l’évolution probablement discontinue et en mosaïque54.
Si des reproches peuvent être adressés à Jacques Monod sur le côté
parfois péremptoire de ses affirmations, on ne peut le faire sur une
méconnaissance de données qu’il ne pouvait connaître. D’autant que
le prix Nobel avait conscience que le hasard n’est pas le seul
déterminisme dans l’évolution, en évoquant une forme de contrainte,
l’évolution canalisée en raison de facteurs internes : l’orthogenèse.
L’exemple pertinent de Monod est celui du langage qui, présentant un
avantage sélectif dès son émergence, aurait imposé une direction
évolutive
favorisant
les
structures
anatomiques
et
neuromorphogénétiques qui lui sont propres.
De l’opéron à l’induction neurale : franchissement d’obstacles
épistémologiques.
Quand Jacques Monod et François Jacob proposent, dans les
années 1960, le modèle de l’opéron, celle d’une induction par
inactivation d’une répression, ils heurtent le « bon sens » qui ne veut
voir que l’effet d’un activateur. Cette géniale intuition sera largement
confirmée ensuite dans toutes les boucles de rétro-activationsinhibitions décrites en biologie cellulaire et, en particulier, dans les
contrôles récursifs d’expression d’un gène et de son produit. Une
fenêtre sur la complexité du vivant s’ouvre alors. Cette idée forte se
vérifiera aussi contre la représentation naïve et fausse qui veut qu’un
neurone soit de plus grande « importance » qu’un banal épiderme.
Pendant des décennies, cet obstacle a contraint à rechercher, dans la
formation de la plaque neurale à partir de l’ectoderme, la présence
d’un inducteur. Dans les années 1990, la surprise fut grande de
réaliser que le « noble » neurone se formait par défaut, spontanément,
dans l’ectoderme, alors que l’épiderme se réalise par l’interdiction
d’une interdiction. Il convient de préciser que ce modèle du neurone
par défaut ne convient que sur des ectodermes isolés et que, chez
54
P. Picq. Fossiles, grands singes et ADN : la mosaïque de l’évolution humaine, Bull.
Hist. Epistém. Sci. Vie, 16 (1), 75-94, 2009.
l’embryon entier, l’induction neurale semble aussi nécessiter un signal
instructif.55
…et la biologie synthétique ?
Etudier en laboratoire l’émergence vitale et l’évolution des
processus auto-organisateurs en annulant la temporalité de l’évolution
naturelle, c’est le projet de la convergence NBIC (Nanotechnology,
Biotechnology, Information, Cognitive science): la biologie synthétique56.
Par cette biologie du XXIème siècle, le statut téléonomique de l’existant
vivant, issu des processus évolutifs de la nature, décrit par Monod,
devient, en laboratoire sous le contrôle d’un savant démiurge,
téléologique. C’est bien là un formidable paradoxe qu’apporte la
biologie synthétique.
CONCLUSION
Par son « petit livre » de philosophie naturelle sur la biologie
moderne, Jacques Monod pose les bases épistémologiques de la
démarche scientifique. Le postulat d’objectivité (explicitement
reformulé dans son « Autocritique »), les propriétés téléonomiques du
vivant, la contingence et la contrainte dans l’émergence du nouveau,
font de l’auteur un savant toujours moderne. Il ne pouvait, au tout
début de la biologie moléculaire, conceptualiser la réalité complexe du
vivant qui commence à se révéler dans les données actuelles, telle la
dialogique de la vie et de la mort dans l’élaboration et la permanence
du vivant57 ou les interactions entre réseaux géniques et champs
morphogénétiques58. Mais Monod en avait l’intuition en parlant de
l’émergence, qualité propre à l’auto-organisation d’un système vivant
et pas aux parties moléculaires qui le constituent. Cette notion sera
qualifiée de « bombe conceptuelle » par Morin59, évoquant Monod.
55
C.D. Stern. Neural induction : old problem, new findings, yet more questions.
Development, 132, 2007-2021, 2005.
56
J. Delord. Vers une écologie biotech ? L’exemple de la recréation des espèces
éteintes. Noesis, 113-128, automne 2008.
57
J.-C. Ameisen, La sculpture du vivant, Seuil, Points Science, 2003.
58
O. Perru, Réseaux et genèse de la forme : perspectives épistémologiques. N.T.M.
15, 161-178, 2007.
59
E. Morin, Complexité restreinte, complexité généralisée, Colloque « Intelligence de
la complexité: épistémologie et pragmatique », Cerisy-La-salle, 2005.
On le suivra plus difficilement dans son exigence, en forme
d’ascèse, d’une éthique de la connaissance qui a des accents de
nouvelle transcendance.
Trente ans après le Hasard et la Nécessité, à la fin de son livre
« La vie est belle »60, Stephen Jay Gould écrit : « Nous sommes les
enfants de l’histoire, et devons tracer nos propres voies dans le plus
riche et intéressant des univers – indifférent à notre souffrance – et
offrant donc le maximum de liberté pour que nous nous épanouissions
ou faisions fiasco en toute responsabilité ». Le paléontologue a là des
accents du prix Nobel 1965.
REMERCIEMENTS
Pour les aimables discussions avec Mmes Agnès Ullmann, Denise
Paulin et MM. François Gros, Michel Goldberg, Michel Morange,
Stéphane Kraxner. Pour les émouvantes conversations avec Mme
Madeleine Brunerie, secrétaire de Jacques Monod. Un spécial
remerciement pour les critiques et suggestions à Bernadette Serène,
Grégoire Molinatti et Patrick Caroll.
60
S.J. Gould. La vie est belle. Les surprises de l’évolution. Seuil, 1991.
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