Discours inaugural prononcé à loccasion du
Congrès des sciences tenu à Gembloux en août 
Évolution
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En acceptant de prendre la parole à votre congrès, malgré des contraintes
professionnelles et familiales particulièrement lourdes, cette semaine, j’ai vou-
lu souligner limportance que jaccorde à la mission que vous remplissez. En
eet, dans notre monde moderne, lenseignement de la biologie joue un rôle
capital.
Rôle dinformation, d’abord. Par le canal des mouvements écologiques, la
biologie a pris pied dans la politique. Pour la première fois dans lhistoire de
lhumanité – et c’est très bien – on se préoccupe des eets nocifs que lactivité
humaine exerce sur la nature. Cest très bien, pour autant que le public soit
correctement informé et ne soit pas manipulé par des groupes de pression et
des mouvements politiques plus soucieux d’électoralisme que de rigueur
scientique.
Mission de formation, également. L’humanité vient dentrer dans l’êre de
la biotechnologie, appelée à révolutionner de vastes secteurs de lactivité éco-
nomique et industrielle. Dans bien des domaines, les biologistes vont rempla-
cer les ingénieurs et les chimistes. Pour cela, il faut les former.
Mission déducation, enn. Les progrès de la biologie nous mènent à
réexaminer la place de lhomme dans lunivers, dans le contexte de son ori-
gine, de son évolution et de son avenir. L’honnête homme de cette n du e
siècle ne peut pas ignorer cet apport fondamental. Il doit pouvoir aussi juger
Revue des Questions Scientiques, ,  () : -
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   
dune manière critique les thèses philosophiques, parfois contradictoires, que
la biologie moderne a engendrées.
Si donc je massocie de tout cœur à vos débats et à vos préoccupations, je
nen reste pas moins embarrassé par le choix dun thème susceptible de
s’inscrire dans le cadre général que vous vous êtes donné. En eet, si je devais
caractériser son évolution personnelle, je serais tende dire: Du DNA à
Darwin et au-delà, plutôt que le contraire. Dans mon œuvre scientique, en
eet, j’appartiens indiscutablement au camp dit réductionniste. Devant la
complexité de la cellule vivante, je me suis toujours eorcé de suivre le second
précepte de Descartes « de diviser chacune des dicultés que j’examinerais en
autant de parcelles quil se pourrait et quil serait requis pour les mieux résoudre »,
suivant en cela les recommandations du fondateur, trop souvent ignoré, de
lexpérimentation biologique moderne, Claude Bernard, qui écrivait en :
« Pour arriver à résoudre ces divers problèmes, il faut en quelque sorte décomposer
successivement l’organisme, comme on démonte une machine pour en connaître et
en étudier tous les rouages. » « Il faut donc », conclut-il, « recourir à une étude
analytique successive des phénomènes de la vie. »
Cela étant, je mempresse dajouter que le réductionnisme est une -
thode, non une théorie philosophique. Réduire un problème à une dimension
accessible pour l’étudier nest pas l’équivalent den sous-estimer l’ampleur. Ici
encore, je ne puis mieux faire que de citer à nouveau Claude Bernard: « Il faut
donc bien savoir », écrit-il, « que, si l’on décompose l’organisme vivant en isolant
ses diverses parties, ce nest que pour la facilité de l’analyse expérimentale, et non
point pour les concevoir séparément ». Et il ajoute ; « Il faudra donc toujours, après
avoir pratiqué l’analyse des phénomènes, refaire la synthèse physiologique, an de
voir l’action réunie de toutes les parties que l’on avait isolées. » Cest clair.
Dans un sens, je soupçonne que Charles Darwin lui-même ne désavoue-
rait pas lappellation de réductionniste. De son voyage sur le Beagle il a ra-
mené nombre d’études minutieuses et essentiellement ponctuelles. Et ce nest
quen ,  ans après son retour, quil publie sa grande synthèse. Je ne
doute pas qu’il eût éen même temps émerveilet profondément satisfait
par les découvertes de la biologie cellulaire et moléculaire moderne. Celles-ci
sont autant de triomphes de la démarche analytique, ce qui ne les empêche
pas de déboucher sur une synthèse encore plus grandiose que celle de Darwin.
Cette synthèse est encore en pleine élaboration. À côté de certaines données
que j’oserais qualier de certitudes, malgré le danger dutiliser ce mot en
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science, il en est dautres qui donnent lieu à de vives controverses, même entre
experts. Avec votre permission, j’aimerais essayer de dégager quelques aspects
de cette nouvelle tentative de synthèse, telle que je la vois du bout de ma lor-
gnette réductionniste.
Il y a dabord, parmi les certitudes, le fait de l’évolution, déjà solidement
établi par Darwin et ses successeurs sur la base dobservations essentiellement
morphologiques, et que l’on a maintenant reconnu dans la trame moléculaire
de la vie, inscrit en un langage que seuls les ignorants et les malhonnêtes peu-
vent encore récuser. Vous connaissez les faits. Lorsque lon compare les sé-
quences dacides aminés de protéines homologues appartenant à diérentes
espèces, on trouve que le nombre de diérences , c’est-à-dire de substitutions
dun acide aminé par un autre, ou éventuellement dadditions ou de délétions
dacides aminés, est dautant plus élevé que les espèces comparées sont plus
éloignées évolutivement de leur ancêtre commun, en dautres termes, que le
temps durant lequel les protéines homologues ont pu évoluer séparément est
plus long. Ainsi, pour le cytochrome c, lhomme dière du macaque par un
seul acide aminé, du chien par , du thon par , du froment par  et de la
levure par . Même dans ce dernier cas, il reste plus de  acides aminés in-
changés, preuve évidente de la parenté des deux molécules.
À laide de ce genre de données, on peut construire des arbres phylogéné-
tiques. La méthode est loin d’être simple et laisse de nombreuses incertitudes.
On est étonné, néanmoins, des concordances remarquables entre les résultats
quelle a fournis et ceux de la paléontologie. On trouve certaines divergences,
c’est exact. Mais celles-ci ne sont pas toujours à mettre au passif de la méthode
moléculaire; et elles s’eacent ou s’expliquent au fur et à mesure que le nombre
de comparaisons eectuées augmente.Aujourdhui, on a déjà appliqcette
méthode à de nombreuses protéines et on la étendue aux séquences de nu-
cléotides dans des RNA et dans des gênes. Éventuellement, grâce à laide
dordinateurs, on devrait aboutir à la reconstitution historique détaillée et
univoque de la liation des êtres vivants, au dépens de lempreinte quelle a
laissée dans leur structure moléculaire.
On nest pas encore là, encore que certaines révisions importantes de nos
notions aient déjà éintroduites ou proposées. On songe, notamment, au
chercheur américain Carl Woese, qui le conduisent à postuler une séparation
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très précoce dune forme vivante ancestrale primitive, quil appelle progénote,
en trois branches: les eubactéries, doù seraient issues la plupart des bactéries
actuelles, les « urkaryotes », précurseurs des eucaryotes végétaux et animaux, et
enn les archébactéries, dont quelques formes bactériennes spécialisées, telles
que méthanogènes, halophiles ou thermoacidophiles, seraient des descen-
dants.
Mais ce sont des détails certains très importants, c’est entendu
dans la structure de larbre évolutif. La alité de cet arbre est, elle, indéniable.
Lévolution nest plus une hypothèse, encore moins une doctrine. Cest un
fait. Lalternative dite « créationniste » que certaines sectes fondamentalistes
américaines veulent lui imposer est une insulte au Créateur qu’elles croient
honorer, en en faisant un être facétieux, sinon malicieusement irresponsable,
qui aurait trué son œuvre de fausses pistes moléculaires, dans le seul but,
apparemment, de confondre ceux qui tenteraient de la comprendre.
Heureusement, les créationnistes ne vissent pas dans notre pays et vous
navez pas à vous en préoccuper. Sur le plan de lenseignement, on peut je
dirais plutôt, on doit présenter lévolution des êtres vivants et lorigine
dêtres plus complexes, y compris lhomme, à partir de formes ancestrales
plus simples, comme des faits acquis. Point n’est besoin de tergiverser ou de
prendre des précautions oratoires par souci exagéré dobjectivité.
Un deuxième point à propos duquel la biologie moderne est quasi for-
melle concerne le mécanisme de l’évolution. Quiconque connaît le rôle de la
trilogie DNA-RNA-Protéines dans la transmission des caractères héréditaires
est pratiquement forcé de souscrire à larmation de Jacques Monod lorsquil
écrit: « Le hasard est seul à la source de toute nouveauté, de toute création, dans
la biosphère. » Armation qu’il renforce dailleurs, dans un style étonnam-
ment catégorique pour un scientique, en ajoutant: « Cette notion centrale de
la biologie moderne n’est pas aujourd hui une hypothèse, parmi dautres possibles
ou au moins convenables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible
avec les faits d’observation et d’expérience. »
On voudrait pouvoir protester contre une déclaration aussi arrogante.
Mais quelle alternative y-a-t-il, du moins dans le cadre du déterminisme scien-
tique? Pour ma part, je n’en vois pas. La chaîne de causalité qui relie le
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message génétique à son expression est telle qu’une perturbation extérieure ne
peut en aucune manière induire une modication adaptative du contenu du
message, autrement, comme le dit si bien François Jacob, « quà travers le long
détour dune boucle de rétroaction qui ajuste la qualitédu message par la quan-
tité de la descendance. » Ce détour est celui de la sélection naturelle, qui re-
tient, parmi toutes les modications accidentelles que subit le programme
génétique, celles qui confèrent un certain avantage reproducteur à lindividu
aecté et à sa progéniture.
Cependant, en présentant ce point, j’ai dit que la biologie moderne est
quasi formelle à son propos. Je n’ai pas dit « formelle ». La raison en est que
nous ne savons pas aujourdhui quel est le rôle dans lévolution, sil en est un,
dune forme dhérédité qui pourrait ne pas être transmise par le DNA (ou
éventuellement par le RNA) et qui dès lors pourrait avoir une composante
Lamarckienne. Je songe ici, notamment, au rôle que pourraient jouer cer-
taines stuctures en tant que « patrons » de leur propre reproduction. Le mode
dimplantation des cils à la surface de certaines paramécies en est un exemple
classique, clairement étudié par Tracy Sonneborn. La structure des cytomem-
branes en est un autre, du moins possible. On doit remarquer, en eet, que les
membranes biologiques, à lencontre de beaucoup dautres structures, ne nais-
sent jamais de novo, par auto-assemblage. Elles se forment par addition à des
membranes préexistantes, dont la structure pourrait dès lors inuencer la sé-
lection des matériaux et la manière dont ils sont assemblés. Tout cela à linté-
rieur dun déterminisme strictement Mendélien, bien entendu, mais qui
pourrait laisser latitude à diverses variantes adaptatives transmissibles par un
mécanisme non-Mendélien.
Un problème plus important est celui de l’évolution culturelle, objet au-
jourdhui de violentes polémiques, souvent plus idéologiques que scienti-
ques, suscitées notamment par la sociobiologie d’ Edward Wilson. Cest un
thème très important, mais beaucoup trop délicat et complexe pour pouvoir
être traité au cours dun bref exposé
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