Revue des Questions Scientifiques, 2014, 185 (2) : 195-206 Discours inaugural prononcé à l’occasion du Congrès des sciences tenu à Gembloux en août 1982 Évolution Christian de Duve En acceptant de prendre la parole à votre congrès, malgré des contraintes professionnelles et familiales particulièrement lourdes, cette semaine, j’ai voulu souligner l’importance que j’accorde à la mission que vous remplissez. En effet, dans notre monde moderne, l’enseignement de la biologie joue un rôle capital. Rôle d’information, d’abord. Par le canal des mouvements écologiques, la biologie a pris pied dans la politique. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité – et c’est très bien – on se préoccupe des effets nocifs que l’activité humaine exerce sur la nature. C’est très bien, pour autant que le public soit correctement informé et ne soit pas manipulé par des groupes de pression et des mouvements politiques plus soucieux d’électoralisme que de rigueur scientifique. Mission de formation, également. L’humanité vient d’entrer dans l’êre de la biotechnologie, appelée à révolutionner de vastes secteurs de l’activité économique et industrielle. Dans bien des domaines, les biologistes vont remplacer les ingénieurs et les chimistes. Pour cela, il faut les former. Mission d’ éducation, enfin. Les progrès de la biologie nous mènent à réexaminer la place de l’homme dans l’univers, dans le contexte de son origine, de son évolution et de son avenir. L’honnête homme de cette fin du xxe siècle ne peut pas ignorer cet apport fondamental. Il doit pouvoir aussi juger 196 revue des questions scientifiques d’une manière critique les thèses philosophiques, parfois contradictoires, que la biologie moderne a engendrées. Si donc je m’associe de tout cœur à vos débats et à vos préoccupations, je n’en reste pas moins embarrassé par le choix d’un thème susceptible de s’inscrire dans le cadre général que vous vous êtes donné. En effet, si je devais caractériser son évolution personnelle, je serais tenté de dire : Du DNA à Darwin et au-delà, plutôt que le contraire. Dans mon œuvre scientifique, en effet, j’appartiens indiscutablement au camp dit réductionniste. Devant la complexité de la cellule vivante, je me suis toujours efforcé de suivre le second précepte de Descartes « de diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’ il se pourrait et qu’ il serait requis pour les mieux résoudre », suivant en cela les recommandations du fondateur, trop souvent ignoré, de l’expérimentation biologique moderne, Claude Bernard, qui écrivait en 1865 : « Pour arriver à résoudre ces divers problèmes, il faut en quelque sorte décomposer successivement l’organisme, comme on démonte une machine pour en connaître et en étudier tous les rouages. » « Il faut donc », conclut-il, « recourir à une étude analytique successive des phénomènes de la vie. » Cela étant, je m’empresse d’ajouter que le réductionnisme est une méthode, non une théorie philosophique. Réduire un problème à une dimension accessible pour l’étudier n’est pas l’équivalent d’en sous-estimer l’ampleur. Ici encore, je ne puis mieux faire que de citer à nouveau Claude Bernard : « Il faut donc bien savoir », écrit-il, « que, si l’on décompose l’organisme vivant en isolant ses diverses parties, ce nest que pour la facilité de l’analyse expérimentale, et non point pour les concevoir séparément ». Et il ajoute ; « Il faudra donc toujours, après avoir pratiqué l’analyse des phénomènes, refaire la synthèse physiologique, afin de voir l’action réunie de toutes les parties que l’on avait isolées. » C’est clair. Dans un sens, je soupçonne que Charles Darwin lui-même ne désavouerait pas l’appellation de réductionniste. De son voyage sur le Beagle il a ramené nombre d’études minutieuses et essentiellement ponctuelles. Et ce n’est qu’en 1859, 22 ans après son retour, qu’il publie sa grande synthèse. Je ne doute pas qu’il eût été en même temps émerveillé et profondément satisfait par les découvertes de la biologie cellulaire et moléculaire moderne. Celles-ci sont autant de triomphes de la démarche analytique, ce qui ne les empêche pas de déboucher sur une synthèse encore plus grandiose que celle de Darwin. Cette synthèse est encore en pleine élaboration. À côté de certaines données que j’oserais qualifier de certitudes, malgré le danger d’utiliser ce mot en évolution 197 science, il en est d’autres qui donnent lieu à de vives controverses, même entre experts. Avec votre permission, j’aimerais essayer de dégager quelques aspects de cette nouvelle tentative de synthèse, telle que je la vois du bout de ma lorgnette réductionniste. � Il y a d’abord, parmi les certitudes, le fait de l’évolution, déjà solidement établi par Darwin et ses successeurs sur la base d’observations essentiellement morphologiques, et que l’on a maintenant reconnu dans la trame moléculaire de la vie, inscrit en un langage que seuls les ignorants et les malhonnêtes peuvent encore récuser. Vous connaissez les faits. Lorsque l’on compare les séquences d’acides aminés de protéines homologues appartenant à différentes espèces, on trouve que le nombre de différences , c’est-à-dire de substitutions d’un acide aminé par un autre, ou éventuellement d’additions ou de délétions d’acides aminés, est d’autant plus élevé que les espèces comparées sont plus éloignées évolutivement de leur ancêtre commun, en d’autres termes, que le temps durant lequel les protéines homologues ont pu évoluer séparément est plus long. Ainsi, pour le cytochrome c, l’homme diffère du macaque par un seul acide aminé, du chien par 11, du thon par 21, du froment par 43 et de la levure par 45. Même dans ce dernier cas, il reste plus de 50 acides aminés inchangés, preuve évidente de la parenté des deux molécules. À l’aide de ce genre de données, on peut construire des arbres phylogénétiques. La méthode est loin d’être simple et laisse de nombreuses incertitudes. On est étonné, néanmoins, des concordances remarquables entre les résultats qu’elle a fournis et ceux de la paléontologie. On trouve certaines divergences, c’est exact. Mais celles-ci ne sont pas toujours à mettre au passif de la méthode moléculaire ; et elles s’effacent ou s’expliquent au fur et à mesure que le nombre de comparaisons effectuées augmente.Aujourd’hui, on a déjà appliqué cette méthode à de nombreuses protéines et on l’a étendue aux séquences de nucléotides dans des RNA et dans des gênes. Éventuellement, grâce à l’aide d’ordinateurs, on devrait aboutir à la reconstitution historique détaillée et univoque de la filiation des êtres vivants, au dépens de l’empreinte qu’elle a laissée dans leur structure moléculaire. On n’est pas encore là, encore que certaines révisions importantes de nos notions aient déjà été introduites ou proposées. On songe, notamment, au chercheur américain Carl Woese, qui le conduisent à postuler une séparation 198 revue des questions scientifiques très précoce d’une forme vivante ancestrale primitive, qu’il appelle progénote, en trois branches : les eubactéries, d’où seraient issues la plupart des bactéries actuelles, les « urkaryotes », précurseurs des eucaryotes végétaux et animaux, et enfin les archébactéries, dont quelques formes bactériennes spécialisées, telles que méthanogènes, halophiles ou thermoacidophiles, seraient des descendants. Mais ce sont là des détails – certains très importants, c’est entendu – dans la structure de l’arbre évolutif. La réalité de cet arbre est, elle, indéniable. L’évolution n’est plus une hypothèse, encore moins une doctrine. C’est un fait. L’alternative dite « créationniste » que certaines sectes fondamentalistes américaines veulent lui imposer est une insulte au Créateur qu’elles croient honorer, en en faisant un être facétieux, sinon malicieusement irresponsable, qui aurait truffé son œuvre de fausses pistes moléculaires, dans le seul but, apparemment, de confondre ceux qui tenteraient de la comprendre. Heureusement, les créationnistes ne sévissent pas dans notre pays et vous n’avez pas à vous en préoccuper. Sur le plan de l’enseignement, on peut – je dirais plutôt, on doit – présenter l’évolution des êtres vivants et l’origine d’êtres plus complexes, y compris l’homme, à partir de formes ancestrales plus simples, comme des faits acquis. Point n’est besoin de tergiverser ou de prendre des précautions oratoires par souci exagéré d’objectivité. � Un deuxième point à propos duquel la biologie moderne est quasi formelle concerne le mécanisme de l’évolution. Quiconque connaît le rôle de la trilogie DNA-RNA-Protéines dans la transmission des caractères héréditaires est pratiquement forcé de souscrire à l’affirmation de Jacques Monod lorsqu’il écrit : « Le hasard est seul à la source de toute nouveauté, de toute création, dans la biosphère. » Affirmation qu’il renforce d’ailleurs, dans un style étonnamment catégorique pour un scientifique, en ajoutant : « Cette notion centrale de la biologie moderne n’est pas aujourd’ hui une hypothèse, parmi d’autres possibles ou au moins convenables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience. » On voudrait pouvoir protester contre une déclaration aussi arrogante. Mais quelle alternative y-a-t-il, du moins dans le cadre du déterminisme scientifique ? Pour ma part, je n’en vois pas. La chaîne de causalité qui relie le évolution 199 message génétique à son expression est telle qu’une perturbation extérieure ne peut en aucune manière induire une modification adaptative du contenu du message, autrement, comme le dit si bien François Jacob, « qu’ à travers le long détour d’une boucle de rétroaction qui ajuste la qualité du message par la quantité de la descendance. » Ce détour est celui de la sélection naturelle, qui retient, parmi toutes les modifications accidentelles que subit le programme génétique, celles qui confèrent un certain avantage reproducteur à l’individu affecté et à sa progéniture. � Cependant, en présentant ce point, j’ai dit que la biologie moderne est quasi formelle à son propos. Je n’ai pas dit « formelle ». La raison en est que nous ne savons pas aujourd’hui quel est le rôle dans l’évolution, s’il en est un, d’une forme d’hérédité qui pourrait ne pas être transmise par le DNA (ou éventuellement par le RNA) et qui dès lors pourrait avoir une composante Lamarckienne. Je songe ici, notamment, au rôle que pourraient jouer certaines stuctures en tant que « patrons » de leur propre reproduction. Le mode d’implantation des cils à la surface de certaines paramécies en est un exemple classique, clairement étudié par Tracy Sonneborn. La structure des cytomembranes en est un autre, du moins possible. On doit remarquer, en effet, que les membranes biologiques, à l’encontre de beaucoup d’autres structures, ne naissent jamais de novo, par auto-assemblage. Elles se forment par addition à des membranes préexistantes, dont la structure pourrait dès lors influencer la sélection des matériaux et la manière dont ils sont assemblés. Tout cela à l’intérieur d’un déterminisme strictement Mendélien, bien entendu, mais qui pourrait laisser latitude à diverses variantes adaptatives transmissibles par un mécanisme non-Mendélien. � Un problème plus important est celui de l’évolution culturelle, objet aujourd’hui de violentes polémiques, souvent plus idéologiques que scientifiques, suscitées notamment par la sociobiologie d’ Edward Wilson. C’est un thème très important, mais beaucoup trop délicat et complexe pour pouvoir être traité au cours d’un bref exposé � 200 revue des questions scientifiques J’aimerais laisser de côté également les divergences, plus techniques et aussi plus artificielles, qui opposent aujourd’hui les partisans du gradualisme à ceux du cladisme, ou encore les Darwiniens de stricte observance, qui pensent que tout ce qui existe dans le monde vivant est passé par le filtre de la sélection naturelle et donc à une valeur adaptative, à ceux qui croient que si la sélection naturelle rejette ce qui est nocif à l’espèce, elle peut très bien laisser passer quantité de variations qui n’apportent aucun avantage, mais ne sont pas non plus préjudiciables. La plupart des mutations ponctuelles conservées dans les substitutions de nucléotides ou d’acides aminés auxquels j’ai fait allusion au début de mon exposé seraient de ce type. Ce sont là des querelles d’écoles, importantes pour ceux qui y sont mêlés, instructives pour ceux qui s’intéressent aux idées modernes sur le mécanisme de l’évolution. Mais elles ne sont pas cruciales, car elles n’ébranlent pas fondamentalement la vision néo-Darwinienne inspirée de la biologie moléculaire et résumée par la formule lapidaire que Monod a empruntée à Démocrite : « Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité ; » � Mais une question qui n’est pas résolue et qui continue à faire couler beaucoup d’encre est : Combien de hasard et combien de nécessité ? Le dernier livre de François Jacob s’intitule Le Jeu des Possibles. Manfred Eigen, de son côté, a sorti avec Ruthild Winkler Das Spiel, Le Jeu, sous-titré : Les lois de la Nature gouvernent le Hasard. Moi-même, j’ai écrit, il y a quelques années dans la Revue Générale un article sur Les Contraintes du Hasard. Bien d’autres ont épilogué sur le même sujet. Pour ma part, j’ai voulu m’élever contre la conception qui assimile le hasard à l’arbitraire, sinon à l’absurde, et prétend trouver dans la biologie moléculaire la preuve d’une vision pessimiste, néo-existentialiste, du monde et de l’homme. Celle que défendait Monod lorsqu’il écrivait : « L’Univers n’ était pas gros de la vie, ni la biosphère de l’ homme », ou encore : « L’ homme sait enfin qu’ il est seul dans l’ immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. » Je reconnais que ce genre de discussion sort dans une certaine mesure du domaine strict de la science. Je crois néanmoins pouvoir avancer deux arguments contre les affirmations de Monod. Le premier concerne l’origine de la vie. D’apès les dernières données cosmologiques, géochimiques et paléontolo- évolution 201 giques, il n’a pas fallu plus d’un milliard d’années pour que, partant d’éléments très simples, notre planète n’enfante des bactéries qui n’étaient probablement pas très différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui. Si la terre n’avait pas été « grosse de la vie », un tel événement eût été strictement impossible. Il ne suffit pas, en effet, d’invoquer le hasard et d’écrire : « Notre numéro est sorti au jeu de Monte-Carlo ». Dans son ouvrage Probabilité et Certitude, le grand spécialiste du hasard, Émile Borel, a souligné qu’il y a des événements dont la probabilité est tellement infime que l’on peut, dans un univers limité, les qualifier de rigoureusement impossibles. L’apparition de la vie serait de ceux-là si elle était, comme certains le prétendent, le fruit quasi miraculeux d’un gigantesque coup de dés cosmique, et non, comme je le soutiens avec la majorité de mes collègues biochimistes, un processus naturel inscrit dans les propriétés associatives de la matière et obligé, comme la formation des atomes et des molécules, de se reproduire du moment que les conditions y sont favorables. Prenez un simple polypeptide fait d’une centaine d’acides caminés. Imaginez que pour en reproduire la structure par le jeu aléatoire des combinaisons vous disposiez de toute la masse de l’univers et que vous en renouvelliez la composition tous les milliardièmes de seconde sans jamais répéter deux fois le même assemblage moléculaire. Même si vous aviez commencé le jour du « Big Bang », vous auriez moins d’une chance sur 50 000 d’avoir déjà abouti. Que dire alors des centaines de protéines qui sont nées en un milliard d’années avec les quelques poussières disponibles à la surface du globe ? Leurs chances de naître simultanément par le pur jeu du hasard est rigoureusement nulle. Et il ne sert à rien d’imaginer un vaisseau spatial nous amenant des germes de vie d’un autre coin de l’univers, comme vient de le faire le célèbre Francis Crick, l’auteur avec Jim Watson de la découverte historique de la « Double Hélice ». Le problème n’est pas déplacé : il n’est pas résolu. Il n’y tout simplement pas assez de matière ni assez de temps, même dans l’univers entier, pour que notre numéro sorte au jeu de Monte-Carlo – sauf si la roulette est truquée. Entendez-moi bien. Je n’essaie pas ici de ressusciter ici un quelconque vitalisme. Je suis prêt à laisser jouer le hasard, et le hasard seul, comme le veut Monod, mais à l’intérieur des contraintes qui lui sont imposées par la structure de l’univers. La roulette truquée, c’est cela. C’est notre univers tel qu’il est, avec des atomes et des molécules prêts à s’unir en des structures de plus en plus complexes et de plus en plus autorégulées, du moment que l’occasion leur 202 revue des questions scientifiques en est donnée par les circonstances physico-chimiques favorables. Quant à la probabilité de réalisation de telles circonstances, les opinions des cosmologues sont encore très partagées, allant depuis ceux qui croient que notre biosphère est unique – une probabilité zéro en plus- à ceux qui soupçonnent que l’espace est rempli de planètes porteuses de vie. Devant les avis d’experts aussi divergents, je me sens autorisé, pour ma part, à adopter provisoirement une attitude intermédiaire et à penser que ce qui s’est passé chez nous peut bien s’être passé ou se passer ailleurs. Ici encore, je préfère ne pas devoir invoquer le miracle. � Mais il n’y a pas que la vie. Il y a toute cette évolution vers cet extraordinaire éventail de microorganismes, de plantes et d’animaux de toute espèce que nous connaissons aujourd’hui. Et puis il y a la percée toute récente de l’hominisation, l’émergence d’un être doué de raison qui cherche à comprendre sa propre nature et celle de l’univers auquel il appartient. Ici encore, les opinions sont très divisées. Songez, nous dit-on d’un côté, au chemin extraordinairement sinueux, vrai parcours stochastique, que l’évolution a suivi pour conduire jusqu’à nous, aux innombrables éléments fortuits qui se sont succédé pour en déterminer le tracé. Il est rigoureusement impossible qu’un tel scénario se joue une deuxième fois. À quoi d’autres, dont je suis, répondent : D’accord pour le chemin en question. Mais combien d’autres voies possibles y-a-t-il qui aboutiront, sinon aux mêmes individus ou aux mêmes espèces, du moins à des êtres de plus en plus complexes dont certains acquerront un système nerveux qui finira par s’encéphaliser ? Notre chance d’émerger n’aurait-elle pas été rigoureusement nulle au départ si une telle évolution n’était pas elle aussi inscrite dans la trame de l’univers et presque imposée par ses propriétés ? Aucun torrent, disons-nous, n’a jamais descendu une montagne en suivant deux fois exactement le même tracé. Mais tous, ou presque, finissent par aboutir à la mer. Il s’agit là, je vous l’accorde, avant tout d’opinion personnelle. Pour ma part, il m’est difficile d’imaginer un univers qui serait capable d’engendrer un cerveau susceptible de le concevoir et ne porterait pas en lui l’obligation d’exprimer une aussi étonnante potentialité. Sur le plan plus concret des faits, je suis frappé par l’allure apparemment autocatalytique de l’évolution. Après avoir pris deux milliards d’années pour donner naissance à la première cellule évolution 203 eucaryote, elle produit coup sur coup, à un rythme de plus en plus accéléré, les protozoaires, les invertébrés, les protocordés, les poissons, les amphibiens et les reptiles, pour aboutir aux oiseaux et aux mammifères il y a quelque 200 millions d’années. Quant au phénomène le plus surprenant de tous, le développement de l’homme à partir des singes anthropoïdes, avec, notamment, doublement du poids du cerveau et de la capacité cranienne, il s’est fait en l’espace de deux à trois millions d’années tout au plus, soit au cours de ce qui serait la dernière minute si l’évolution avait duré 24 heures. Cette accélération progressive du processus évolutif est d’autant plus surprenante qu’elle va de pair avec un allongement du temps de génération. Songez-y : du singe à l’homme il y a à peine 150.000 générations, ce qu’une bactérie peut donner en moins de 10 ans. Quiconque est sensible à l’éloquence des chiffres et est quelque peu familiarisé avec les lois de la cinétique ne peut manquer d’être impressionné par les aspects quantitatifs du déroulement de l’évolution. � À ce propos, il est étonnant de constater à quel point la philosophie des sciences reste fondée uniquement sur la physique, et traite le vivant comme un para-phénomène qui se serait produit en quelque sorte en marge des lois de la nature. Une telle vision est en fait très proche du vitalisme, sauf qu’elle invoque le hasard plutôt qu’une force vitale spéciale, mais à un degré de probabilité tel qu’il ne se différencie pas du miracle. Les deux conceptions ont en commun de créditer la matière des seules propriétés qu’en révèle la physique. En ajoutant à ces dernières les « fluctuations dissipatives », Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, dans leur ouvrage récent « La Nouvelle Alliance », croient offrir un moyen de sortir du paradoxe, en montrant comment une forme de déséquilibre entretenu, c’est-à-dire d’ordre, peut naître fortuitement du désordre statistique. Mais on est encore loin du vivant. Celui-ci ne peut pas, à mon avis, se déduire du non-vivant, pas plus que la richesse du monde moléculaire ne peut se déduire du comportement des particules élémentaires au cœur d’une étoile. Le rapport entre particules et molécules ne peut se faire qu’a posteriori, par le détour de la chimie. On peut, d’une manière similaire, tenter de reconstituer l’émergence du vivant par l’intérieur, en en sondant la nature et en y déchiffrant les traces qu’y ont laissées son histoire. Cette démarche, la biologie moderne vient de 204 revue des questions scientifiques l’entreprendre. Chose étonnante, elle s’y est engagée sans dessein conscient, du moins au départ. Par le simple biais d’une analyse de plus en plus fouillée des êtres vivants contemporains, elle a commencé à faire surgir du passé des formes ancestrales depuis longtemps éteintes qui n’ont laissé aucun souvenir fossile de leur existence. J’ai cité un exemple de cette démarche en mentionnant la biochimie comparée des séquences d’acides aminés et de nucléotides. Un autre est représenté par les nombreux indices moléculaires qui étayent l’hypothèse que les microorganismes endosymbiotiques pourraient être à l’origine des chloroplastes et des mitochondries. Les étapes de notre histoire prébiotique sont éventuellement plus difficiles à reconstituer. Mais certaines tentatives, telles que celles de Eigen, indiquent que la chose n’est pas impossible. Nul ne peut prévoir où aboutira cette fouille moléculaire du vivant, ni si elle rejoindra un jour l’approche expérimentale inaugurée par Alexandre Oparin, Stanley Miller, Sidney Fox, Cyril Ponnamperuma et d’autres. Mais on ne peut s’empêcher d’être impressionné par les progrès qui ont déjà été accomplis alors que l’entreprise vient à peine de débuter. � En tout état de cause – et c’est le message que je voudrais vous laisser – nous devons, dans la mesune où nous ne l’avons déjà fait, corriger l’attitude mentale qui exclut le vivant du nécessaire. Hasard et nécessité, oui, et rien d’autre. Mais à l’intérieur d’un univers qui était « fait pour », si l’on peut dire, c’est-à-dire qui portait le vivant en puissance. En étudiant le vivant, nous ne faisons qu’étendre la chimie ; au domaine des macromolécules, d’abord ; puis à celui des associations, dynamiquement stabilisées par des « hypercycles » de rétroaction de plus en plus complexes ; enfin aux cellules vivantes, aux organismes, aux sociétés, à la biosphère. Tout cela s’inscrit dans l’ordre naturel des choses. Nous ne sommes pas en marge de la physique, mais dans son prolongement. Je ne sais dans quelle mesure il est possible d’intégrer une telle conception dans l’enseignement de la biologie. Votre mission est devenue, je m’en rends compte, infiniment plus difficile qu’elle ne l’était au temps où la biologie se réduisait en grande partie à l’histoire naturelle et à la systématique. Mais d’un autre côté, la vision unitaire quadridimentionnelle que vous pouvez présenter aujourd’hui à vos élèves est tellement plus enrichissante, et j’ose- évolution 205 rais presque dire plus rassurante et encourageante, qu’elle vaut bien l’effort supplémentaire qu’elle pourrait exiger de la part des professeurs et de celle des élèves. Plus que jamais, notre jeunesse a besoin de foi, d’idéal, d’optimisme. Trop souvent elle se tourne vers le fallacieux et l’irrationnel et se laisse séduire par ceux qui spéculent sur la générosité et sur son ignorance pour l’embrigader dans l’armée croissante des ennemis de la démarche scientifique, rendue responsable des principaux maux de notre époque. Malheureusement, la science se défend mal devant ces accusations. Elle semble conserver à la mémoire le souvenir gêné des promesses successives qu’elle a faites au siècle passé, et oublie de souligner tout ce que l’humanité lui doit et risque de perdre si on se détourne d’elle. Au lieu d’essayer de communiquer ce sentiment unique, fait en même temps de joie dans la connaissance et d’humilité devant le mystère, qu’elle procure à ceux qui ont le privilège de la pratiquer, elle se cantonne trop souvent dans un silence orgueilleux ou dans un nihilisme sceptique et méprisant. En tant que professeur de biologie, vous avez une occasion exceptionnelle de redresser la situation. La discipline que vous enseignez vient de faire des progrès révolutionnaires, qui permettent aujourd’hui d’intégrer toute la diversité du monde vivant et son infinie complexité en une image synthétique d’une remarquable simplicité et d’une étonnante beauté. C’est un sujet en or. Ces connaissances qui font notre ravissement sont destinées à avoir une influence profonde sur de nombreux aspects de notre société, y compris la médecine, l’agriculture, les industries chimiques, pharmaceutiques, alimentaires et bien d’autres. Votre mission est de préparer et de sensibiliser la jeunesse au rôle qu’elle aura à jouer dans un monde qui sera fondé de plus en plus sur la biotechnologie. Enfin, comme j’ai essayé de le montrer, le message de la biologie moderne à propos du monde et de la place que nous y occupons n’est pas nécessairement négatif et décourageant. On peut y trouver aussi des raisons de croire et d’espérer dans l’avenir de l’humanité. 206 revue des questions scientifiques Christian de Duve lors de la conférence qu’ il fit le 19 octobre 2010 dans l’amphithéâtre de la Faculté de Médecine de l’Université de Namur