Point fort 3

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Point fort 3
24 heures | Lundi 20 avril 2015
Santé
«Nous avons peu de temps
pour préparer le tsunami gris»
Gériatre venant de l’hôpital, Stéfanie Monod a un parcours atypique. Elle bouscule
désormais les soignants vaudois appelés à faire face au vieillissement des patients
gnants. Ces plaintes épinglent un système
qui ne garantit pas la continuité des soins.
Quand une personne âgée est hospitalisée, on traite sa pneumonie ou on réduit
sa fracture. Mais les symptômes liés au
grand âge, comme l’état confusionnel accentué par le choc de l’hospitalisation,
sont ignorés. Vite, les soignants courent
derrière une cascade d’effets négatifs non
anticipés. Le ballottage du patient dans le
système de soins et sa mauvaise information par des acteurs ne parlant pas le
même langage occasionnent des souffrances inutiles et des coûts indus.
L’essentiel
U Vieillissement Le nombre des
plus de 80 ans va exploser.
U Effet Le système de soins est
menacé d’asphyxie.
U Soins coordonnés La continuité des soins est le défi majeur.
François Modoux
37% des plus de 90 ans vivent à
domicile sans recevoir de soins.
Peut-on faire encore mieux?
Ce résultat est déjà assez incroyable. On
peut sans doute l’améliorer si on se concentre sur la prévention du déclin. Les
soins à domicile permettent de pallier les
déficits fonctionnels de la personne (lui
fournir des repas, de l’aide pour sa toilette
par exemple). Le nouvel effort est de mettre en œuvre des prestations de prévention du déclin fonctionnel (comment je
soutiens une personne pour qu’elle reste
indépendante). Cela peut se traduire par
le maintien d’une activité physique accompagnée, par exemple, ou encore par
la revue d’un plan de médication.
S
téfanie Monod travaillait au
CHUV en tant que médecin
gériatre avant de devenir
cheffe du Service vaudois de
la santé publique (SSP) il y a
une année. Sa connaissance du terrain et
ses idées originales sur l’organisation des
soins ont été deux motifs de son engagement. Elle entend conduire le système de
soins vers des réformes importantes pour
faire face à l’augmentation du nombre de
personnes âgées dans un proche avenir.
Car c’est un «tsunami gris» qui s’annonce.
Le SSP organise d’ailleurs ce lundi à Lausanne un symposium consacré à ce
thème et à l’«enjeu crucial» de la continuité des soins. Stéfanie Monod explique
les défis des futures réformes, qui s’annoncent de longue haleine.
Vous avez dit: «Si le système
de santé ne se remet pas en
question, il court à la catastrophe
d’ici vingt à trente ans.» Sur quoi
est fondée cette conviction?
C’est juste les chiffres! Le vieillissement
de nos populations est un magnifique héritage de l’évolution de notre société, résultat de son progrès social et économique. Les plus de 80 ans d’aujourd’hui
sont nés avant le baby-boom. Ces vingt
prochaines années, leur nombre décuplera pour augmenter de 120% d’ici à
2040. Or plus on est âgé, plus on est
exposé aux maladies chroniques qui entraînent un risque de dépendance fonctionnelle. On s’attend, dans une quinzaine d’années, au doublement du nombre de personnes ayant besoin d’autrui
pour faire face aux activités quotidiennes.
Les prestataires de soins ont-ils
conscience de cette déferlante?
Pas assez. Une grande partie de mon travail est d’informer sur cette réalité. Toutes les gouvernances des institutions de
soins doivent se responsabiliser. Il y aura
prochainement des directives de l’Etat,
mais je sais que le changement de culture
ne sera pas imposé d’en haut, top-down.
Il ne sera possible qu’avec la prise de
conscience de tous les acteurs de la santé,
sur le terrain. Je souhaite un partenariat
fort avec les prestataires de soins. Chaque
institution sera responsable de trouver la
meilleure manière de faire à son échelle.
Quelle est la faiblesse de notre
système de santé?
Son cloisonnement. Et le fait que le système de santé est organisé pour traiter
ponctuellement des épisodes de maladies
aiguës sans véritablement être capable
d’intégrer la trajectoire du patient.
Quels leviers avez-vous identifiés
pour initier le changement?
Les mécanismes de financement sont cruciaux. Un projet de décret sur la coordination des soins est en gestation. Il s’agit de
créer des incitatifs favorables à la continuité des soins. Demain, chaque institution aura intérêt à s’impliquer et à déveVL1
Contrôle qualité
De l’hôpital à l’administration. Stéfanie Monod pilote les réformes du système de santé vaudois. FLORIAN CELLA
En chiffres
+120%
L’augmentation
des plus de
80 ans d’ici à 2040.
+75%
La hausse attendue,
d’ici quinze ans,
du nombre de patients de plus de 80 ans
qui seront hospitalisés
37%
La part des plus de
90 ans qui vivent à la
maison, autonomes, sans soins à domicile
lopper des activités de coordination des
soins en collaboration avec ses partenaires pour pouvoir garantir une continuité
de prise en charge ainsi qu’un flux d’information efficient. On sait qu’étendre la
responsabilité des soignants au-delà du
séjour hospitalier (un simple téléphone
au patient 24 à 48 heures après la sortie
d’un patient qui n’aurait pas besoin de
soins à domicile) permet de diminuer le
risque de réadmission. Des nouveaux modes de financement devront être développés pour faciliter la mise en place de ces
nouvelles pratiques.
Les soins coordonnés, on en parle
depuis vingt ans, mais rien ne s’est
passé. Pourquoi cet immobilisme?
Des efforts ont été faits, mais surtout basés
sur le volontarisme des acteurs. Ce n’est
pas suffisant pour l’avenir. L’Etat doit être
une force de proposition afin d’aider les
partenaires à réaliser complètement cette
coordination des soins. Nous disposons
de moyens financiers adaptés, mais le
cloisonnement du système de soins ne
permet pas d’en profiter au maximum.
Les usagers ne sont-ils pas
globalement satisfaits?
Oui, le public est content d’accéder à des
soins de qualité sans liste d’attente. Sur ce
point, la Suisse est très bien notée en
comparaison internationale. Mais les doléances qui se multiplient traitent surtout
du ballottage des patients dans la chaîne
de soins. Elles émanent de personnes
âgées dont les témoignages sont poi-
Un médecin au service des plus vulnérables
U Jamais Stéfanie Monod n’avait
imaginé quitter la pratique médicale.
Quand le département de Pierre-Yves
Maillard l’approche pour lui proposer
de conduire le Service de la santé
publique, elle sait à peine ce que
recouvre cette fonction. Elle
rencontrera le conseiller d’Etat, à sa
demande, à trois reprises, et chaque
fois elle lui dira qu’il se trompe de
personne. A la fin, Pierre-Yves
Maillard la provoque: «Vous pouvez
continuer à donner des conférences et
dire que le système de santé doit
changer, mais moi je vous donne les
clés, et vous faites!» Ebranlée, elle
réfléchit, et finalement accepte. La
voilà à la tête d’un lourd service de
l’Etat, avec un budget annuel de
1,4 milliard de francs.
Née à Lausanne en 1970, Stéfanie
Monod a passé sa jeunesse en Afrique.
En Algérie puis au Burundi, où son
père travaillait comme ingénieur. A
l’âge de 18 ans, elle rentre en Suisse
pour étudier la médecine à Lausanne
et à Zurich. Elle se forme en médecine
interne dans plusieurs hôpitaux
romands puis s’oriente vers la
gériatrie. Depuis 2009, elle était
médecin-cadre au CHUV.
L’Afrique, dit-elle, l’a éveillée à la
discrimination, à la vulnérabilité, à la
souffrance. Ce sera un aiguillon dans
sa décision de faire médecine, métier
où l’on se met au service d’autrui. Le
choix de la gériatrie relève de la même
logique. Une exigence morale de se
mobiliser pour les plus fragiles. Et le
signe de son intérêt pour une médecine qui considère le patient dans sa
globalité. La gériatrie, c’est la discipline systémique par excellence, le
contraire des spécialisations focalisées
sur un seul organe, explique cette
mère de deux jeunes enfants. L’air
de rien, dans ce parcours atypique, il
y a un fil rouge. Réorienter le système
de soins suppose précisément la vue
d’ensemble et l’attention aux plus
vulnérables.
La technologie, que le public associe
à la médecine véritablement
efficace, peut-elle apporter de
nouvelles réponses aux effets du
vieillissement sur la santé?
Allons-nous vivre des révolutions médicales telles qu’elles infléchiront les pronostics thérapeutiques liés au grand âge?
Franchement, je suis dubitative. La génomique, champ d’innovation sans doute le
plus prometteur, doit être explorée, mais
pour des résultats qui ne sont pas attendus avant 50 ou 60 ans. Or la vague de
vieillissement est à notre porte. La pression sur le système de santé va brutalement s’accroître. On a peu de temps pour
prendre les mesures qui éviteront l’asphyxie du système de soins dans 20 ans.
La médecine communautaire et la
prévention ne restent-elles pas les
parents pauvres de la médecine en
Suisse?
Le Service de la santé publique a la mission de garantir la couverture des besoins
de santé de la population. La prévention
est un élément central pour pouvoir limiter autant que possible l’impact épidémiologique du vieillissement démographique. Le service est également garant d’un
accès de la population aux soins de santé.
En ce sens, il est aussi le garant d’une
adaptation du système de santé aux besoins des personnes âgées les plus vulnérables. Cet enjeu est traité par les pouvoirs
politiques avec autant de sérieux que les
demandes du CHUV d’acquérir des équipements de pointe. Ces deux exigences
sont complémentaires, j’y tiens. L’erreur
serait de jouer l’une contre l’autre.
Comment allez-vous piloter
le changement?
Nos lignes directrices, très attendues, seront publiées en toute clarté. Nous travaillons aussi à un système performant de
monitoring du besoin de soins de la population. Sur ce plan, la Suisse a du retard.
Nous manquons par exemple d’informations centralisées pertinentes sur les besoins réels de soins des différents groupes
de population. Il est urgent de réunir les
données qui documenteront les futurs
besoins de soins et permettront d’ajuster
l’allocation des ressources au plus près de
ces besoins.
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