concerne la pratique de la vie et les qualités morales. Et encore : La connaissance
révélée ne porte que sur l'obéissance. Donc, s'il est d'accord avec Ibn Rushd pour
reconnaître à la religion une valeur pour le commun des hommes, il lui refuse toute
signification en matière de connaissance.
Mais d'autre part, l'Islam a également connu des exégètes littéralistes comparables à
Rabbi Jéhuda Alpakhar. Le plus célèbre est sans doute Ibn Hazm de Cordoue qui
vivait au XIe siècle Page 153
de notre ère en Espagne. Il est le grand théoricien de l'école appelée zâhirite qui ne
s'appuie que sur le sens apparent des textes, le zâhir. Pour mener à bien son
exégèse, Ibn Hazm a créé une grammaire zâhirite, une logique zâhirite. Son but est
d'expliquer les textes révélés par des textes révélés ou inspirés : le Coran par
le hadîth, et le hadîth par le Coran, sans jamais laisser intervenir une raison
indépendante. L'explication métaphorique est totalement bannie. Y a-t-il une
contradiction dans la lettre, on s'appliquera à chercher si les mots ne comportent un
sens, même rare, qui la réduirait ; ou encore, on se demandera si l'un des deux
textes ne doit pas être entendu universaliter (calâ' l-cumûm) et
l'autre particulariter (clâ 'l-khusûs), de façon à excepter (istithnâ) le second du
premier. Mais que dire si les deux textes contradictoires sont pris également dans
un sens général ? Spinoza envisage cette question à propos de deux versets
bibliques, l'un tiré de I Samuel, 15, 29 : La Gloire d'Israël ne trompe pas et ne se
repent pas, l'autre de Jérémie : Mais cette nation s'est convertie de sa malice… et je
me suis repenti du mal que j'avais songé à lui faire (18, 8). C'est le même
verbe hinnâhêm, au niphcal qui est employé, une première fois négativement : v lô
yinnâhêm (Il ne se repent pas) et une seconde fois affirmativement : va-nihamtî (et
je me suis repenti). Spinoza écrit donc à ce sujet (Traité théologico-
politique, ch. XV) : Ces deux déclarations ne s'opposent-elles pas l'une à l'autre…
Les deux propositions sont universelles et contraires. L'une affirme directement ce
que l'autre nie directement. La question peut embarrasser Rabbi Jehuda. Elle
n'embarrasserait pas Ibn Hazm. En effet l'Islam admet l'abrogation (naskh) : Dieu,
en sa toute puissance, peut quand Il le veut, changer une loi, abroger un verset et le
remplacer par un autre qui peut être tout à fait opposé. Il y a des règles pour
déterminer quel est l'abrogeant et quel est l'abrogé. Ainsi, quand la conciliation est
impossible, comme c'est le cas dans l'exemple précédent on a recours à
l'abrogation. Dieu se repent quand il veut, s'il le veut, il révèle qu'il se repent. Il ne
se repent pas quand il ne le veut pas, et s'il le veut, il révèle qu'il ne se repent pas.
Mais à vrai dire des cas de ce genre, comportant une contradiction à propos d'une
qualification de Dieu ne se rencontrent pas dans le Coran. Mais il faut noter que
dans les controverses contre les juifs et aussi contre les chrétiens, les docteurs
musulmans se sont félicités de cette supériorité de leur Loi qui admet l'abrogation,
alors que la Loi mosaïque n'en fait pas état. On voit donc par cet aperçu rapide que,
lorsque Spinoza Page 154
traite de la religion et de l'exégèse des textes sacrés, bien qu'il n'ait en vue que le
judaïsme, il se meut dans des eaux tout à fait familières aux penseurs musulmans.