CAS CARREFOUR Lorsqu’en janvier 2005 le groupe Carrefour annonça un chiffre d’affaires en croissance de 4,2 % pour l’année 2004 (soit 81,4 milliards d’euros), les analystes ne furent que peu rassurés. En effet, depuis 2003, Carrefour était frappé par une baisse de son activité historique, les hypermarchés en France. Or, même si le groupe était fortement internationalisé (numéro deux mondial derrière l’Américain Wal- Mart et numéro un en Europe et en Amérique latine), 50 % de son chiffre d’affaires et surtout la moitié de son bénéfice étaient encore réalisés sur le marché français. Tout recul en France (–0,3 % en 2003) était donc perçu comme une menace pour la rentabilité du groupe. Carrefour était en fait confronté à deux enjeux majeurs. D’un côté, la concurrence mondiale était de plus en plus vive, bien entendu avec Wal-Mart (la plus grosse entreprise du monde, avec un chiffre d’affaires équivalant au PIB de la Russie, qui ouvrait un hypermarché toutes les 28 heures), mais également avec le Japonais Aeon (leader sur l’Asie) ou encore avec le Britannique Tesco (dont les ventes avaient cru de près de 20 % en 2003 et dont la capitalisation boursière dépassait désormais celle de Carrefour de 40 %). De l’autre côté, Carrefour était confronté à la concurrence locale des groupes de hard discount, notamment les Allemands Lidl et Aldi, qui avec leurs prix bas et leurs gammes étroites avaient redéfini l’offre de référence sur de nombreux marchés, notamment en Europe. Non seulement le hard discount connaissait une croissance continue (+3 % en 2003), mais de plus, par rapport aux niveaux de prix pratiqués par ces enseignes, les hypermarchés Carrefour étaient perçus comme trop chers. D’autres enseignes françaises de distribution, comme Leclerc, avaient apparemment su se positionner plus tôt face à cette menace. Carrefour devait donc réagir, au risque de redéfinir son périmètre d’activité et ses modalités de développement. L’expansion d’un pionnier de la distribution L’entreprise Carrefour avait été fondée en France en 1959 par deux familles, les Defforey (des grossistes et succursalistes alimentaires) et les Fournier. Le premier magasin, un supermarché, fut ouvert en 1960 près d’Annecy, dans les Alpes, sur un emplacement où convergeaient cinq routes (d’où le nom Carrefour). Cependant, la véritable innovation fut l’ouverture en 1963, à Sainte-Geneviève-des- Bois, dans la banlieue sud de Paris, du premier hypermarché du monde, trois à cinq fois plus grand que les supermarchés de l’époque. Cohérent avec l’essor de la société de consommation, la diffusion large de l’automobile et l’urbanisation croissante de la population, ce format de distribution, bientôt imité par Auchan, Leclerc ou Casino, connut un succès extraordinaire. Rien qu’en France, le nombre d’hypermarchés passa ainsi de 2 en 1965 à 254 en 1975, 579 en 1985, 1 038 en 1995 et près de 1 300 en 2005. Dans les années 1960 et 1970, à côté d’une croissance interne soutenue, l’expansion de Carrefour reposa essentiellement sur des alliances avec d’autres groupes de distribution régionaux français, que ce soit au travers de prises de participations ou de créations de coentreprises. La législation française était en effet relativement contraignante à l’égard de l’ouverture de nouveaux magasins, considérés comme des menaces vis-à-vis des petits commerçants. La croissance externe permettait donc d’étendre le groupe en dépit de ce strict encadrement réglementaire. Carrefour eut également recours à la franchise, en cédant successivement des licences de sa marque aux groupes Dock du Nord en 1969 et Promodès en 1970. Cependant, du fait de l’apparition d’une concurrence interne entre les trois groupes, le contrat de franchise fut rompu en 1972 pour Promodès (qui passa ses hypermarchés Carrefour sous sa propre enseigne, Continent) et en 1975 pour Dock du Nord (qui créa la marque Cora). Carrefour débuta son internationalisation dans les années 1970, là-encore en recourant la plupart du temps à l’association avec des distributeurs locaux (généralement par une prise de participation minoritaire) : en 1969 en Belgique, en 1970 en Suisse, en 1971 au Royaume-Uni, en 1975 au Brésil, en 1976 en Espagne et en Autriche. Parallèlement, soucieux de couvrir plusieurs segments de la distribution, Carrefour lança en 1969 une enseigne de supermarchés (Champion) et en 1978 une chaîne de hard discount (Ed). De même, lors de la vague Internet de la fin des années 1990, Carrefour inaugura le site de vente en ligne Ooshop qui en dépit de résultats décevants (17 millions d’euros de pertes pour 52 millions de chiffre d’affaires en 2002) fut étendu au marché espagnol. Le véritable bon de croissance de Carrefour fut cependant réalisé en 1999, au travers d’une vaste opération de fusion avec son ancien franchisé, Promodès. Il s’agissait notamment à l’époque de constituer un groupe capable de faire barrage aux ambitions de Wal-Mart, qui souhaitait acquérir un concurrent en France, après l’avoir fait au Royaume-Uni en 1998 (Asda) et en Allemagne en 1999 (InterSpar). Étant donné que Carrefour et Promodès auraient pu chacun faire l’objet d’une OPA de la part du groupe américain, ils préférèrent fusionner. Outre sa chaîne d’hypermarchés Continent, Promodès apportait ainsi à Carrefour une enseigne de hard discount en Espagne (Dia), la chaîne de supermarchés Shopi et les petits commerces de proximité 8 à Huit. Cette fusion donna naissance au numéro deux mondial de la distribution, avec 9 000 magasins, dont 680 hypermarchés, 2 600 supermarchés et 3 200 magasins de hard discount. Le groupe employait 240 000 personnes en 1999, dont 110 000 en France, pour un chiffre d’affaires de 54 milliards d’euros. Menaces sur le cœur de métier 1 Depuis la fusion avec Promodès, Carrefour avait poursuivi son expansion, à la fois par croissance interne (une ouverture d’hypermarché par semaine dans le monde et environ 20 000 recrutements chaque année), mais aussi au travers du rachat de concurrents (en Italie, au Brésil, en Pologne, en Belgique, au Mexique, en Roumanie, au Portugal ou en Argentine), d’ouvertures de magasins (en Chine), de nouvelles alliances (création d’une coentreprise avec le groupe Maus en Suisse et avec le groupe Marinopoulos en Grèce en 2000, alliance pour la création d’une plate-forme d’approvisionnement sur Internet avec Sears et Oracle, etc.) et de franchises pour le hard discount (Dia) ou pour le commerce de proximité (Shopi, 8 à Huit). En dépit de ces efforts de diversification et d’internationalisation, le groupe Carrefour avait encore réalisé en 2004 la moitié de ses 81,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France : Or, si les hypermarchés français contribuaient encore à environ un quart de l’activité mondiale de tout le groupe Carrefour, leur position dominante historique était menacée. Comme l’avait fait remarquer un observateur : « le cœur du système Carrefour est aussi son point faible. » La crainte principale venait de la croissance continue des groupes de hard discount, notamment des Allemands Aldi et Lidl. Avec leurs magasins à l’aménagement sommaire (souvent de simples palettes de produits posées à même le sol), de taille réduite (entre 600 et 1 500 mètres carrés contre plus de 10 000 pour un hypermarché Carrefour) et proposant une gamme étroite (650 produits alimentaires de base contre jusqu’à 17 000 produits 2 allant de l’alimentaire au textile en passant par l’électronique et la librairie dans un Carrefour), ils connaissaient un succès croissant en France : le hard discount avait représenté 12,7 % des ventes de produits de grande consommation en France en 2003, contre 9 % en 1999. Près de la moitié des Français déclaraient fréquenter de temps à autre ces magasins. En Allemagne, cette part de marché atteignait 35 % en 2004, mais la profusion d’enseignes locales et la densité de magasins Aldi et Lidl laissaient craindre une saturation. Sur le marché allemand, les ventes de Aldi et de Lidl avaient d’ailleurs baissé en 2004, ce qui les poussait à accroître encore leur internationalisation. Le résultat de cette montée en puissance du hard discount avait été un déplacement de l’offre de référence sur le marché français : les consommateurs, éduqués à de nouveaux niveaux de prix par les Aldi et Lidl, finissaient par trouver que Carrefour était trop cher. Cette perception était aggravée par le fait qu’au moment où le hard discount s’était implanté en France, Carrefour avait expérimenté une montée en gamme de ses hypermarchés, en donnant une légère touche de luxe (en tout cas moins d’austérité) à ses magasins les plus récents, tout en augmentant très sensiblement la largeur de sa gamme. De fait, sans le vouloir réellement, Carrefour s’était retrouvé positionné audessus d’une offre de référence qui baissait en gamme. Pour la première fois depuis quarante ans, ce n’était plus Carrefour qui définissait l’offre de référence de la grande distribution en France. Ce phénomène de décalage de prix était encore renforcé par la présence sur le marché français d’un concurrent particulièrement agressif, Leclerc. Alors que Carrefour était un groupe multinational, Leclerc était une fédération d’hypermarchés indépendants presque exclusivement présente en France (sur un total de 391 hypermarchés en 2005, seulement 32 étaient implantés hors de France et uniquement en Europe). Cependant, le positionnement historique de Leclerc, depuis sa fondation en 1949, avait toujours été les prix bas : à l’origine, Édouard Leclerc avait ainsi proposé dans sa petite épicerie bretonne des tarifs inférieurs de 25 à 30 % à ceux de ses concurrents. Au début des années 2000, Leclerc était toujours perçu comme une enseigne à bon marché, par rapport à laquelle l’offre de Carrefour semblait donc souvent trop onéreuse. Alors que Carrefour multipliait les services dans ses magasins (assurances, services financiers, vacances, billetterie, optique, fleurs, entretien automobile, etc.) et avait orchestré une campagne médiatique sur le développement durable, Leclerc continuait systématiquement à communiquer sur son niveau de prix. De fait, en 2001, Leclerc était redevenu leader de la grande distribution en France (place qu’il avait perdu en 1999 lors de la fusion entre Carrefour et Promodès), avec 16,9 % de part de marché, contre 16,2 % pour Carrefour. La machine Wal-Mart en embuscade En dehors de ces conflits sur son marché historique, Carrefour était soumis à une pression croissante au plan international, du fait de l’inévitable comparaison avec le leader mondial, Wal-Mart. Les analystes remarquaient ainsi que la croissance du groupe américain était significativement plus rapide, avec une capitalisation boursière près de huit fois supérieure et un chiffre d’affaires plus de trois fois plus élevé (285,2 milliards de dollars en 2004). Proportionnellement à son bénéfice, l’action Carrefour valait en 2004 deux fois moins cher que celle de Wal-Mart. Le cours de l’action Carrefour était d’ailleurs un sujet sensible. Entre le sommet atteint en novembre 1999 au moment de la fusion avec Promodès et l’annonce du chiffre d’affaires 2004, le titre avait chuté de 60 %, soit deux fois plus que l’indice de la Bourse de Paris. Du point de vue des actionnaires, les bénéfices de la fusion étaient en effet contestables : chevauchement des systèmes informatiques et logistiques, redondance de nombreux postes à la direction générale, nécessité légale de vendre des magasins à la concurrence afin de respecter la réglementation sur les positions dominantes locales, flou dans le contrôle des dépenses et surtout baisse continue de la part de marché en France. De fait, les actionnaires familiaux, héritiers des familles fondatrices, qui détenaient encore 3,6 % du capital et 4,9 % des droits de vote, avaient manifesté un vif mécontentement, qui s’était traduit en juin 2004 par un conflit avec la direction du groupe. S’appuyant sur les autres actionnaires principaux – dont les héritiers des fondateurs de Promodès –, les dirigeants avaient donc conclu un nouveau pacte d’actionnaires, de manière à limiter tout risque d’OPA hostile. Wal-Mart était en effet toujours en embuscade. Alors que ses résultats d’implantation en Europe restaient jusquelà relativement décevants, ses impératifs de croissance l’obligeaient à considérer de nouvelles cibles. Pour la plus grosse entreprise du monde, qui avec un million et demi de salariés avait réalisé en 2004 un bénéfice de 10,3 milliards de dollars, le maintien d’une croissance annuelle de plus de 10 % impliquait de trouver chaque année un surplus de chiffre d’affaires près de 30 milliards, soit un tiers de la taille de Carrefour. Les actionnaires déçus de Carrefour pouvaient donc être tentés de vendre leurs titres au groupe américain, qui ne pouvait s’étendre en Europe que par acquisitions, du fait de la réglementation restrictive. À intervalles réguliers, la rumeur d’une OPA de Wal-Mart sur Carrefour refaisait donc surface. Cette éventualité était cependant limitée par l’intervention très probable des autorités de la concurrence, qui ne manqueraient pas de s’opposer à une absorption de cette importance. La menace était pourtant suffisamment crédible pour que la direction générale de Carrefour décide de mener une campagne de reconquête, surtout que d’autres acquéreurs potentiels étaient régulièrement évoqués, notamment le Britannique Tesco. 3 Le plan de reconquête L’opération de redressement, menée à partir de fin 2003, comprenait deux volets. Sur le plan opérationnel, face à la menace de Lidl et Aldi, Carrefour réagit en renforçant sa division hard discount, qui comprenait début 2005 plus de 3 700 magasins (en propre ou en franchise) et qui était présente en Espagne, en Grèce, en Turquie, au Brésil, au Mexique et en Argentine sous l’enseigne Dia, au Portugal sous l’enseigne Minipreço et en France sous l’enseigne Ed. En Espagne, Dia était le leader de l’alimentation sous emballage avec une part de marché de 12 % et près de 2 400 magasins. En France, le programme d’ouverture de magasins Ed fut renforcé, pour atteindre un total de 459 magasins et un chiffre d’affaires de 1,5 milliard d’euros. Ce plan avait notamment inclus la reprise des 44 magasins à l’enseigne Treff Marché que l’entreprise allemande Edeka possédait en France. Par ailleurs, dans les hypermarchés, Carrefour entreprit en France une véritable guerre des prix avec Leclerc, en important de sa filiale espagnole le concept des « Produits n°1 » (des produits basiques à très bas prix), en abaissant significativement le prix de ses autres marques distributeur (Tex, Firstline, Topbike, etc.) et en inaugurant une nouvelle carte de fidélité qui permettait d’obtenir des coupons de réduction plus avantageux. Parallèlement, le partenariat historique avec l’agence de publicité Publicis fut rompu, les campagnes étant désormais conçues par BETC Euro RSCG et quasi exclusivement axées sur les prix. Cette baisse des prix permit de stopper l’érosion du chiffre d’affaires, mais elle se traduisit mécaniquement par une baisse de la marge commerciale. En ce qui concerne le périmètre du groupe, la direction générale déploya toute une série de mesures visant à rassurer les actionnaires. Outre la mise à l’écart d’un certain nombre de responsables (le directeur de la branche hypermarchés fut muté en Colombie alors que 27 directeurs de magasins étaient remplacés), Carrefour entreprit toute une série de cessions d’actifs, pour un total d’environ un milliard d’euros. En quatre ans, Carrefour céda ainsi l’enseigne de produits surgelés Picard à un consortium d’investisseurs, ses centres d’entretien automobile au groupe Feu Vert, son activité optique à Alain Afflelou, son reliquat de participation dans Cora, sa participation dans le distributeur américain de produits et services pour animaux PetsMart, ses sept magasins chiliens, ses huit hypermarchés japonais, ses quatre unités de Hongkong, ainsi que 19 hypermarchés et 13 galeries commerciales en Europe de l’Est et en Turquie. Parallèlement, il était également prévu d’ouvrir un million de mètres carrés de surface de vente supplémentaire, dont 20 % en France et 50 hypermarchés en Asie. Le développement des enseignes de proximité avait également été poursuivi, avec notamment la reprise sous enseigne 8 à Huit des magasins des stations-service d’autoroute de BP en France. Enfin, le plan prévoyait une économie de coûts (notamment dans la logistique et l’informatique), qui selon certains observateurs pourrait atteindre un total de 500 millions d’euros. En février 2005, alors que la baisse de part de marché en France n’était toujours pas enrayée (17,5 % pour Leclerc, 14,5 % pour Carrefour et 12,7% pour le hard discount), Carrefour annonça une accentuation de ce plan de redressement, avec de nouveau 300 millions d’euros investis sur des baisses de prix en magasins, 200 millions sur des baisses de coûts (surtout en logistique, en publicité et en frais de siège) et 440 millions pour l’agrandissement et la rénovation du parc d’hypermarchés. Rien que pour l’année 2005 et uniquement pour le marché français, l’effort consenti s’élevait dont à près de 1 milliard d’euros. Dès le lendemain de l’annonce de ce plan, à l’occasion d’un conseil d’administration exceptionnel du groupe, Daniel Bernard, le P-DG en poste depuis 1992, architecte de la fusion de 1999 et de l’implantation réussie en Chine, fut poussé à la démission et remplacé par le Belge Luc Vandevelde (l’ancien directeur général de Promodès) et l’Espagnol José Luis Duran (l’ancien directeur financier). Les analystes s’attendaient à des décisions majeures (réorientation de la stratégie ? Annonce d’une nouvelle fusion?), tout en rappelant que le redressement en France dépendrait avant tout du comportement des consommateurs. Sources : C. Lhermie, Carrefour ou l’invention de l’hypermarché, 2e édition, Vuibert, 2003 ; Le Figaro entreprises, 3 janvier 2005 ; Les Echos, 12 janvier 2005, 2 et 3 février 2005 ; L’Expansion, 25 février 2004 ; Capital, janvier 2002 ; lexpansion.com ; e-leclerc.com ; carrefour.com. 1. identifiez les orientations de développement envisageables pour Carrefour. Évaluez la pertinence de chacune de ces options en les classant 2. Pour chacune des quatre orientations les mieux classées, comparez les mérites respectifs de chaque modalité de développement (croissance interne, fusion, acquisition, alliance, partenariat). 3. Complétez votre évaluation des options qui vous apparaissent les plus pertinentes en utilisant les critères d’acceptabilité et de faisabilité 4. Quelles options privilégieriez-vous ? Expliquez en quoi ce choix serait différent si vous étiez le nouveau directeur général de Carrefour. 4