allant de l’alimentaire au textile en passant par l’électronique et la librairie dans un Carrefour), ils connaissaient
un succès croissant en France : le hard discount avait représenté 12,7 % des ventes de produits de grande
consommation en France en 2003, contre 9 % en 1999. Près de la moitié des Français déclaraient fréquenter de
temps à autre ces magasins. En Allemagne, cette part de marché atteignait 35 % en 2004, mais la profusion
d’enseignes locales et la densité de magasins Aldi et Lidl laissaient craindre une saturation. Sur le marché
allemand, les ventes de Aldi et de Lidl avaient d’ailleurs baissé en 2004, ce qui les poussait à accroître encore leur
internationalisation.
Le résultat de cette montée en puissance du hard discount avait été un déplacement de l’offre de référence sur le
marché français : les consommateurs, éduqués à de nouveaux niveaux de prix par les Aldi et Lidl, finissaient par
trouver que Carrefour était trop cher. Cette perception était aggravée par le fait qu’au moment où le hard discount
s’était implanté en France, Carrefour avait expérimenté une montée en gamme de ses hypermarchés, en donnant
une légère touche de luxe (en tout cas moins d’austérité) à ses magasins les plus récents, tout en augmentant très
sensiblement la largeur de sa gamme. De fait, sans le vouloir réellement, Carrefour s’était retrouvé positionné au-
dessus d’une offre de référence qui baissait en gamme. Pour la première fois depuis quarante ans, ce n’était plus
Carrefour qui définissait l’offre de référence de la grande distribution en France.
Ce phénomène de décalage de prix était encore renforcé par la présence sur le marché français d’un concurrent
particulièrement agressif, Leclerc. Alors que Carrefour était un groupe multinational, Leclerc était une fédération
d’hypermarchés indépendants presque exclusivement présente en France (sur un total de 391 hypermarchés en
2005, seulement 32 étaient implantés hors de France et uniquement en Europe). Cependant, le positionnement
historique de Leclerc, depuis sa fondation en 1949, avait toujours été les prix bas : à l’origine, Édouard Leclerc
avait ainsi proposé dans sa petite épicerie bretonne des tarifs inférieurs de 25 à 30 % à ceux de ses concurrents. Au
début des années 2000, Leclerc était toujours perçu comme une enseigne à bon marché, par rapport à laquelle
l’offre de Carrefour semblait donc souvent trop onéreuse. Alors que Carrefour multipliait les services dans ses
magasins (assurances, services financiers, vacances, billetterie, optique, fleurs, entretien automobile, etc.) et avait
orchestré une campagne médiatique sur le développement durable, Leclerc continuait systématiquement à
communiquer sur son niveau de prix. De fait, en 2001, Leclerc était redevenu leader de la grande distribution en
France (place qu’il avait perdu en 1999 lors de la fusion entre Carrefour et Promodès), avec 16,9 % de part de
marché, contre 16,2 % pour Carrefour.
La machine Wal-Mart en embuscade
En dehors de ces conflits sur son marché historique, Carrefour était soumis à une pression croissante au plan
international, du fait de l’inévitable comparaison avec le leader mondial, Wal-Mart. Les analystes remarquaient
ainsi que la croissance du groupe américain était significativement plus rapide, avec une capitalisation boursière
près de huit fois supérieure et un chiffre d’affaires plus de trois fois plus élevé (285,2 milliards de dollars en
2004). Proportionnellement à son bénéfice, l’action Carrefour valait en 2004 deux fois moins cher que celle de
Wal-Mart.
Le cours de l’action Carrefour était d’ailleurs un sujet sensible. Entre le sommet atteint en novembre 1999 au
moment de la fusion avec Promodès et l’annonce du chiffre d’affaires 2004, le titre avait chuté de 60 %, soit deux
fois plus que l’indice de la Bourse de Paris. Du point de vue des actionnaires, les bénéfices de la fusion étaient en
effet contestables : chevauchement des systèmes informatiques et logistiques, redondance de nombreux postes à la
direction générale, nécessité légale de vendre des magasins à la concurrence afin de respecter la réglementation
sur les positions dominantes locales, flou dans le contrôle des dépenses et surtout baisse continue de la part de
marché en France. De fait, les actionnaires familiaux, héritiers des familles fondatrices, qui détenaient encore 3,6
% du capital et 4,9 % des droits de vote, avaient manifesté un vif mécontentement, qui s’était traduit en juin 2004
par un conflit avec la direction du groupe. S’appuyant sur les autres actionnaires principaux – dont les héritiers des
fondateurs de Promodès –, les dirigeants avaient donc conclu un nouveau pacte d’actionnaires, de manière à
limiter tout risque d’OPA hostile.
Wal-Mart était en effet toujours en embuscade. Alors que ses résultats d’implantation en Europe restaient jusque-
là relativement décevants, ses impératifs de croissance l’obligeaient à considérer de nouvelles cibles. Pour la plus
grosse entreprise du monde, qui avec un million et demi de salariés avait réalisé en 2004 un bénéfice de 10,3
milliards de dollars, le maintien d’une croissance annuelle de plus de 10 % impliquait de trouver chaque année un
surplus de chiffre d’affaires près de 30 milliards, soit un tiers de la taille de Carrefour. Les actionnaires déçus de
Carrefour pouvaient donc être tentés de vendre leurs titres au groupe américain, qui ne pouvait s’étendre en
Europe que par acquisitions, du fait de la réglementation restrictive. À intervalles réguliers, la rumeur d’une OPA
de Wal-Mart sur Carrefour refaisait donc surface. Cette éventualité était cependant limitée par l’intervention très
probable des autorités de la concurrence, qui ne manqueraient pas de s’opposer à une absorption de cette
importance. La menace était pourtant suffisamment crédible pour que la direction générale de Carrefour décide de
mener une campagne de reconquête, surtout que d’autres acquéreurs potentiels étaient régulièrement évoqués,
notamment le Britannique Tesco.