Thème 1 la représentation du pouvoir

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MONTESQUIEU, Lettres persanes, 1721.
THEME 1 : LA REPRESENTATION DU POUVOIR
Dès 1680, des écrivains comme La Bruyère, Fénelon, Bayle ont nourri un courant de contestation politique.
Montesquieu s’inscrit dans cette lignée en dénonçant les abus de ceux qui nous gouvernent. La hantise de la
déchéance et du désordre caractérise sa mise en accusation d’un pouvoir malade.
La corruption de toute forme de gouvernement
Montesquieu fixera dans LEsprit des Lois trois types de gouvernements (démocratie, monarchie,
despotisme), définira leurs principes (vertu, honneur, crainte), établira les facteurs qui les détermi-
nent (climat, étendue du pays, mœurs...), montrera que l’évolution de l’histoire les amène à
dégénérer. Sans disposer de ces théories, les Lettres persanes abordent néanmoins cette idée.
S’il est permis, ainsi, à travers l’anarchie vertueuse des Troglodytes, de lire le fonctionnement
de la démocratie, régime idéal, on voit que l’augmentation de la population conduit à un change-
ment politique : les Troglodytes crurent qu’il était à propos de se choisir un roi ; un facteur
démographique suffit à ruiner ce régime fragile, d’où les pleurs du vieillard choisi pour roi : je
mourrai de douleur d’avoir vu en naissant les Troglodytes libres et de les voir aujourd’hui assujettis.
La démocratie s’est corrompue en monarchie.
La démocratie étant réservée aux petits Etats et surtout à l’Antiquité, la monarchie, dira
LEsprit des Lois est le seul régime applicable aux grands états modernes ; or, elle aussi est guettée
par une dégradation : C’est un État violent, qui dégénère toujours en despotisme ou en république
: la puissance ne peut jamais être également partagée entre le peuple et le prince... mais l’avantage
est ordinairement du côté du prince (102). La monarchie est menacée de glisser vers la tyrannie.
Quant au despotisme, cest un régime précaire qui se corrompt sans cesse, « parce qu’il est
corrompu par sa nature » (Esprit des lois). Si les despotes n'avaient à leur solde un nombre
innombrable de troupes pour tyranniser le reste de leurs sujets, leur empire ne subsisterait pas un
mois (102).
Une passion génératrice de désordre
Les Lettres montrent comment l’exercice du pouvoir conjugue toutes les formes de désordre.
Montesquieu dénonce les passions indignes de ceux qui nous gouvernent ; nous les voyons
s’adonner au vin ou aux femmes : la loi coranique interdit aux sultans l’usage du vin, et pourtant
ils en boivent avec un excès qui les dégrade de l’humanité même (33j ; l’entourage des femmes
enlève aux princes l’énergie virile indispensable à un gouvernement efficace. Lorsque j’arrivai en
France, je trouvai le feu Roi absolument gouverné par les femmes constate Rica dans la lettre 107.
Ils brillent par des paradoxes scandaleux et un orgueil démesuré : Louis XIV a un ministre
qui n’a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts ; le despote oriental est capable
de réduire un général d’armée au rang de cuisinier et de ne lui plus laisser espérer d’autre éloge
que celui d’avoir fait un bon ragoût (89). La lettre 44 met en scène le roi de Guinée et le Khan de
Tartarie, l’un nu et misérable, croyant qu’il devait faire parler tout l’Univers, l’autre, faisant crier
par héraut, après avoir dîné, que les autres princes de la Terre peuvent en faire autant, car il
regarde tous les rois du Monde comme ses esclaves et les insulte régulièrement deux fois par jour.
On se bouscule autour du prince pour lui ôter le peu de lucidité qui lui reste : Un prince a
des passions ; le ministre les remue... Les courtisans le séduisent par leurs louanges, et lui le flatte
plus dangereusement par ses conseils, par les desseins qu’il lui inspire, et par les maximes qu’il lui
propose (127) ; c’est ici Machiavel1 et ses préceptes de gouvernement que Montesquieu vise. On
dit que l’on ne peut jamais connaître le caractère des rois d’occident jusques à ce qu’ils aient passé
par les deux grandes épreuves de leur maîtresse et de leur confesseur (107). Sans compter
l’influence d’un magicien qui s’appelle le Pape (24) et qui lui fait croire d’étranges choses ! La raison
éclairée et éclairante, thème majeur du XVIIIe siècle, semble donc impossible au pouvoir : elle en
a été méticuleusement évacuée.
Des Lettres persanes à
L’Esprit des lois
La corruption du régime
démocratique
La corruption du régime
monarchique
La corruption du régime
despotique
Les passions déréglées
des princes
Un pouvoir
déraisonnable
Un entourage pernicieux
1
Machiavel (1469-1527): homme politique et philosophe italien dont l’œuvre majeure, Le Prince, propose une réflexion sur le pouvoir caractérisée par le cynisme et la
priorité de la raison d’état.
MONTESQUIEU, Lettres persanes, 1721.
Le désordre produit le désordre. La lettre 138 énumère impitoyablement la confusion
politique de la Régence : défilé des ministres, multiplication inutile des projets, réforme salutaire,
mais éphémère, de la polysynodie*, et surtout catastrophe du système de Law, qui provoqua une
dévaluation vertigineuse et une rage de spéculation ; la lettre 146 dénonce avec une indignation
solennelle cette décomposition morale : J’ai vu la foi des contrats bannie, les plus saintes
conventions anéanties, toutes les lois des familles renveres. Üsbek et Rica dénoncent le règne de
la faveur (88) qui exclut le mérite personnel, et le pouvoir occulte des femmes (107), véritable Etat
dans l’Etat qui fausse la machine politique. Quant à la politique étrangère, elle fait fi du droit public
que la flatterie des écrivains (autre allusion à Machiavel) a corrompu de sorte qu’il n’est plus
qu’une science qui apprend aux princes jusqu’à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer
leurs intérêts.
Voilà le sombre tableau que le roman dresse. On comprend l’abdication des deux reines de
Suède (139) qui vont chercher loin des miasmes du pouvoir le bonheur et la sagesse, et le dégoût
de la lettre 40 : Quand je vois le Mogol qui, toutes les années, va sottement se mettre dans une
balance et se faire peser comme un bœuf : quand je vois les peuples se réjouir de ce que ce prince
est devenu plus matériel, c’est-à-dire moins capable de gouverner : j’ai pitié. Ibben de
l’extravagance humaine. Nous sommes tous complices. Montesquieu nous appelle à réagir.
Le despotisme, maladie contagieuse
Le texte s’attaque aussi au despotisme, régime politique extrême : le pouvoir du prince et la crainte
des sujets y atteignent leur tension maximale, toujours proche de la rupture.
Le despote ne connaît pas d’autre loi que son caprice, ses sujets n’ont aucun recours contre
ce pouvoir exorbitant qui frappe toujours de façon mortelle. En effet, il n’existe pas de gradation
dans les peines : Un Persan, qui par imprudence ou par malheur, s’est attiré la disgrâce du prince
est sûr de mourir (102). En outre, cet exercice forcené du pouvoir ne connaît pas de délai ; au
moindre signe qu’ils font, la sentence est exécutée.
Le despotisme est aussi le règne de l’instant : à tout moment les fortunes peuvent se faire
ou se défaire parce que la réputation et la vertu y sont regardées comme imaginaires si elles ne
sont accompagnées de la faveur du prince, avec laquelle elles naissent et meurent de même (89).
Mais cette précaria sa contrepartie dans l’extrême fragilisation du despote ; son règne
ne peut pas non plus s’inscrire dans la durée car dans la moindre disgrâce, voyant la mort certaine,
et ne voyant rien de pis, il (le sujet persan) se porte naturellement à troubler l’Etat et à conspirer
contre le souverain : seule ressource qui lui reste (102). Conséquence de la politique de la terreur,
chaque moment peut renverser le pouvoir du tyran.
Le despotisme est aussi un régime extrême parce qu’il déshumanise : les sujets revêtent le
masque de l’uniformité, parce qu’on n’entend parler que la crainte, qui n’a qu’un langage. Le rire,
expression salvatrice de l’esprit critique et de la liberté de pensée, n’éclaire pas les visages : en
Turquie, l’on pourrait trouver des familles où, de père en fils, personne n’a ri depuis le fondement
de la Monarchie. C’est que la logique despotique maintient chaque individu dans un isolement
stérile, empêchant les amitiés, propices aux échanges philosophiques et, de là, subversives ; voilà
pourquoi, aussi, le recul critique y est si engourdi : en quittant la Perse, Usbek est persuadé d’être
né dans un royaume florissant (1).
Un tel régime ne peut aboutir qu’à l’échec. La violence despotique désertifie le pays, ruine son
économie, compromet jusqu’à sa capacité de se défendre en cas de guerre (19).
Pouvoir contre nature, le despotisme n’est pas un type de gouvernement à part entière,
mais un phantasme, dont Montesquieu, et à sa suite les autres philosophes du XVIIIe siècle, se
servent ' comme épouvantail pour tourner les rois d’Occident de la tentation de l’absolutisme.
Ainsi, l’Espagne présente une troublante homologie avec le paysage despotique, avec ses
campagnes ruinées et des contrées désertes. Ainsi encore, le système financier de Law entraîne
une confusion des rangs évoquant celle du despotisme : Tous ceux qui étaient riches il y a six mois
sont à présent dans la pauvreté, et ceux qui n’avaient pas de pain regorgent de richesses. Dans un
même esprit, la lettre 131 fait du despotisme la loi générale, et de la république un accident de
l’histoire, sur lequel il tend à reprendre ses droits. C’est pourquoi il faut montrer aux rois que ce
Des conséquences politi-
ques et sociales désas-
treuses
Un constat pessimiste et
un appel à réagir
Un régime brutal
Précarité de la condition
des sujets
Précarité de la condition
du prince
Un pouvoir contre
nature
Un échec total
Un phantasme politique
brandi comme
épouvantail
MONTESQUIEU, Lettres persanes, 1721.
type de pouvoir est contraire à leurs intérêts (102 et 103) : en exerçant une autorité trop brutale
sur leur sujets, les princes d’Asie sont soumis aux revers et aux caprices de la fortune ; et en se
cachant, ils attachent l’esprit des sujets à un certain trône, et non pas à une certaine personne, ce
qui fait qu’LA mécontent, en Asie, va droit au prince, étonne, frappe, renverse... dans un instant,
usurpateur et légitime.
On le voit, dès les Lettres persanes, Montesquieu s’est attaché à exorciser l’absolutisme des
princes.
Cette hantise sera au cœur de L’Esprit des lois.
Le sérail, métaphore de la passion politique
« Mais qui m’expliquera tous ces eunuques ? » s’écrie Paul Valéry ; le quart de l’ouvrage
est en effet consacré à l’intrigue de sérail, et le regroupement des lettres 147 à 161, avec l’effet de
retour en arrière, manifeste la volonté de conférer un statut particulier aux démêlés d’Usbek avec
ses épouses et ses esclaves. Montesquieu a-t-il voulu piquer le lecteur par une peinture exotique
à la sensualité violente, donner à son personnage une épaisseur romanesque, suggérer la difficulté
qu’il a à passer de la théorie à la pratique ? Certes.
Mais surtout, on peut y voir une image de la passion politique : Je me trouve dans le rail
comme dans un petit empire, et mon ambition, la seule passion qui me reste, se satisfait un peu,
confie le premier eunuque (9).
Aussi, le fonctionnement du sérail reproduit-il celui du despotisme à l’échelle de la famille : les
épouses mènent une existence claustrale à l’ombre de murs impénétrables, leurs moindres faits
et gestes sont épiés par les eunuques, la dissimulation y est le fruit d’une trop grande sévérité, les
esclaves, soumis à la voloncapricieuse du maître, y ont une situation aussi fluctuante que son
humeur : Combien de fois m’est-il arrivé de me coucher dans la faveur et de me lever dans la
disgrâce ? poursuit amèrement l’eunuque. Pour résoudre la crise, Usbek recourt à la politique de
la terreur : il a envoyé des ordres sanglants pour punir l’infidélité de ses femmes et de ses
esclaves ; enfin, Solim isole chaque femme dans son appartement.
Ainsi se vérifie la contagion despotique : Usbek a fui la tyrannie, mais la reproduit dans son sérail ;
femmes et eunuques, asservis, s’oppriment dans l’alternance d’un pouvoir malsain : quand je les
prive de tout, il me semble que c’est pour moi, et il m’en revient une satisfaction indirecte avoue le
premier eunuque ; mais il y a entre nous comme un flux et un reflux d’empire et de soumission, et
Zélis enseigne à sa fille, dès sept ans, les lois du sérail.
Le sérail met aussi en scène la jouissance suspecte du pouvoir : Je vais... faire changer tout un sérail
de face. Que de passions je vais émouvoir ! Que de craintes et de peines je prépare ! (96).
Enfin, l’art politique y a sa place ; les lettres 64 et 96 sont de véritables traités de
machiavélisme : C’est sous ce grand maître que j’appris l'art difficile de commander, et que je me
formai aux maximes d’un gouvernement inflexible. J’étudiai sous lui le cœur des femmes ; il
m'apprit à profiter de leurs faiblesses. On reconnaît l’utilisation cynique de la ruse et de la
connaissance du cœur humain au service de la raison d’Etat.
L’intrigue du sérail est donc une mise en abyme des réflexions politiques de l’ouvrage, et joue, à la
fin, le même rôle didactique que l’apologue* des Troglodytes au début, soit faire sentir sur le plan
de la fiction des raisonnements fort abstraits. Derrière le badinage des Lettres persanes se
découvre une préoccupation politique centrale.
Une place à part
Un microcosme
politique
Le despotisme à échelle
réduite
Un cercle vicieux
Le plaisir trouble du
pouvoir
Un traité d’art politique
Un épisode symbolique
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