► Le désordre produit le désordre. La lettre 138 énumère impitoyablement la confusion
politique de la Régence : défilé des ministres, multiplication inutile des projets, réforme salutaire,
mais éphémère, de la polysynodie*, et surtout catastrophe du système de Law, qui provoqua une
dévaluation vertigineuse et une rage de spéculation ; la lettre 146 dénonce avec une indignation
solennelle cette décomposition morale : J’ai vu la foi des contrats bannie, les plus saintes
conventions anéanties, toutes les lois des familles renversées. Üsbek et Rica dénoncent le règne de
la faveur (88) qui exclut le mérite personnel, et le pouvoir occulte des femmes (107), véritable Etat
dans l’Etat qui fausse la machine politique. Quant à la politique étrangère, elle fait fi du droit public
que la flatterie des écrivains (autre allusion à Machiavel) a corrompu de sorte qu’il n’est plus
qu’une science qui apprend aux princes jusqu’à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer
leurs intérêts.
► Voilà le sombre tableau que le roman dresse. On comprend l’abdication des deux reines de
Suède (139) qui vont chercher loin des miasmes du pouvoir le bonheur et la sagesse, et le dégoût
de la lettre 40 : Quand je vois le Mogol qui, toutes les années, va sottement se mettre dans une
balance et se faire peser comme un bœuf : quand je vois les peuples se réjouir de ce que ce prince
est devenu plus matériel, c’est-à-dire moins capable de gouverner : j’ai pitié. Ibben de
l’extravagance humaine. Nous sommes tous complices. Montesquieu nous appelle à réagir.
■ Le despotisme, maladie contagieuse
Le texte s’attaque aussi au despotisme, régime politique extrême : le pouvoir du prince et la crainte
des sujets y atteignent leur tension maximale, toujours proche de la rupture.
► Le despote ne connaît pas d’autre loi que son caprice, ses sujets n’ont aucun recours contre
ce pouvoir exorbitant qui frappe toujours de façon mortelle. En effet, il n’existe pas de gradation
dans les peines : Un Persan, qui par imprudence ou par malheur, s’est attiré la disgrâce du prince
est sûr de mourir (102). En outre, cet exercice forcené du pouvoir ne connaît pas de délai ; au
moindre signe qu’ils font, la sentence est exécutée.
► Le despotisme est aussi le règne de l’instant : à tout moment les fortunes peuvent se faire
ou se défaire parce que la réputation et la vertu y sont regardées comme imaginaires si elles ne
sont accompagnées de la faveur du prince, avec laquelle elles naissent et meurent de même (89).
► Mais cette précarité a sa contrepartie dans l’extrême fragilisation du despote ; son règne
ne peut pas non plus s’inscrire dans la durée car dans la moindre disgrâce, voyant la mort certaine,
et ne voyant rien de pis, il (le sujet persan) se porte naturellement à troubler l’Etat et à conspirer
contre le souverain : seule ressource qui lui reste (102). Conséquence de la politique de la terreur,
chaque moment peut renverser le pouvoir du tyran.
► Le despotisme est aussi un régime extrême parce qu’il déshumanise : les sujets revêtent le
masque de l’uniformité, parce qu’on n’entend parler que la crainte, qui n’a qu’un langage. Le rire,
expression salvatrice de l’esprit critique et de la liberté de pensée, n’éclaire pas les visages : en
Turquie, l’on pourrait trouver des familles où, de père en fils, personne n’a ri depuis le fondement
de la Monarchie. C’est que la logique despotique maintient chaque individu dans un isolement
stérile, empêchant les amitiés, propices aux échanges philosophiques et, de là, subversives ; voilà
pourquoi, aussi, le recul critique y est si engourdi : en quittant la Perse, Usbek est persuadé d’être
né dans un royaume florissant (1).
Un tel régime ne peut aboutir qu’à l’échec. La violence despotique désertifie le pays, ruine son
économie, compromet jusqu’à sa capacité de se défendre en cas de guerre (19).
► Pouvoir contre nature, le despotisme n’est pas un type de gouvernement à part entière,
mais un phantasme, dont Montesquieu, et à sa suite les autres philosophes du XVIIIe siècle, se
servent ' comme épouvantail pour détourner les rois d’Occident de la tentation de l’absolutisme.
Ainsi, l’Espagne présente une troublante homologie avec le paysage despotique, avec ses
campagnes ruinées et des contrées désertes. Ainsi encore, le système financier de Law entraîne
une confusion des rangs évoquant celle du despotisme : Tous ceux qui étaient riches il y a six mois
sont à présent dans la pauvreté, et ceux qui n’avaient pas de pain regorgent de richesses. Dans un
même esprit, la lettre 131 fait du despotisme la loi générale, et de la république un accident de
l’histoire, sur lequel il tend à reprendre ses droits. C’est pourquoi il faut montrer aux rois que ce