vers un machin des chevaux, un parc, parce qu'il y avait beaucoup de parcs à ce moment-là pour les chevaux: y
avait pas tant de tracteurs que maintenant! Alors, avec le copain, là, on pouvait pas aller plus loin: "Demain, on
partira. Ils viendront nous chercher!". Alors tous ceux qui n'étaient pas passés au front, qui étaient à l'arrière, ils
venaient nous chercher pour nous évacuer à Marcelcave5. Bon! Alors il fallait passer la nuit! Alors les chevaux, ils
leur avaient donné à manger, un machin de foin et de paille. "Oh!", je dis au copain, "attends: j'ai encore ma toile
de tente, là!". On a défait les toiles de tente, attachées ensemble: "Et on couchera là-dessus! Je vais chercher du
foin!". Alors je vais chercher du foin, je ramassais le foin des chevaux. Ces pauvres bêtes, ils me regardaient, ils
avaient l'air de dire: "Tu parles d'un salaud, hein!" Ils savaient pas parler, mais rien qu'à les voir, on voyait bien
qu'ils comprenaient, qu'ils étaient pas contents! Mais moi, j'ai dit: "Mon vieux, c'est à celui qui se sauvera là-
dedans!". Enfin, j'ai emporté une grande brassée de foin et de paille…
E- Vous aviez l'impression qu'ils vous le reprochaient?
T- Ah oui, oui! Et puis moi comme je connais le cœur des chevaux! Puis j'aime les chevaux! C'est des bêtes que
j'aime …(émotion dans la voix) beaucoup! Alors ça me faisait ben mal, mais c'est la vie ou la mort! Alors, quand je
suis arrivé vers le collègue, il me dit: "Oh ben, ça va! On sera bien avec ça!" Alors on a fait un petit matelas, puis
on a mis les machines (les toiles de tente) par dessus, et puis on a dormi. On s'est mis bien l'un contre l'autre pour
se tenir chaud et on a dormi. Et puis le lendemain, vers les 9 heures, ils sont venus nous chercher, et ils nous ont
emmenés à Marcelcave… Mais on marchait comme sur des épingles! On avait un commencement de pieds gelés
quand même, hein!
E- Ah! Ça faisait ça? On pouvait pas…
T- Les pieds enflaient! Les pieds enflaient! Alors quand on est arrivé chez nous, eh ben mon ami, les femmes et tout
ça, elles nous ont dit: "Hein, mes pauvres enfants, qu'est-ce que vous avez que vous marchez ben si mal?". On dit:
"On a les commencements des pieds gelés!'. Alors les femmes se sont mises à faire des chaussettes, des foulards…
On a resté que huit-dix jours, mais alors pfffou! On est parti avec des foulards, des chaussettes! C'était bien!
E- Et alors, y en a qui ont eu les pieds gelés, là, parmi vos copains?
T- J'ai pas eu connaissance qu'ils ont eu les pieds gelés amputés… Y en a un (mais c'était à Bouchavesnes alors,
c'était avant ça), je l'ai emporté sur mon dos! On a tombé peut-être… Oh! Ça faisait bien 3 km, pas loin! Dans la
boue, dans le.. Ce qui était le plus embêtant, c'étaient les fils de téléphone qui traînaient un peu partout! Alors on
s'entravait dedans, et puis on dégringolait! Alors fallait se…On pleurait! On disait: "Oh! mon vieux, autant être
mort que faire un boulot pareil! " Oh oui! Enfin, finalement, on est arrivé au bout! Et le copain, il a été évacué tout
de suite, il a été à Issy-les-Moulineaux, vers Paris, et ils lui ont coupé les deux pieds! Alors il m'a écrit peut-être un
mois après (pas tout de suite, bien sûr) et il m'a dit: "Gayet, je te dois la vie! Tu m'as sauvé la vie! (émotion) Parce
que sans toi, je serais mort!". Parce que tous ceux qui l'ont opéré, ils lui ont dit: "Vous avez eu de la chance que
votre copain, il vous a emporté!" Il pouvait pas marcher, il fallait le porter sur le dos! Et on tombait, pardi!
Forcément!
E- Sur plusieurs kilomètres, vous l'avez traîné?
T- Oh, bien 3 km… Alors on est tombé peut-être… cinq-six fois, je sais pas combien. Alors on se relevait, on était
pleins de boue (rire). C'était un drôle de boulot! Alors après, pour me guérir, moi je suis remonté en ligne! Avec un
peu de ravitaillement… Et voilà!"
Lutte contre le froid
Connaissant le mal que pouvaient infliger le froid et les gelures, les soldats ont tenté de s'en prémunir, et
l'armée leur a aussi fourni des moyens de lutte.
En ce qui concerne les mesures prises par l'armée française, Amand Beyron (cl. 11) né à Viricelles, fils d'un
chapelier de Chazelles-sur-Lyon, directeur d'usine textiles plus tard, musicien-brancardier au 99e R.I. de Vienne
signale brièvement dans son journal de guerre en janvier 1915, la réception de peaux de mouton, de galoches et de
lainages:
"Samedi 23 Janvier - […] Le régiment reçoit toujours des peaux de moutons pour les hommes des tranchées
qui en ont bien besoin, des galoches aussi, des sabots, aussi des lainages. Dans qq. jours tout le monde sera bien
servi, heureusement. Le froid peut venir, on pourra tenir le coup sans trop de bronchites et de fluxions de
poitrine."
Cet optimisme paraît irréaliste si l'on songe à ce qu'ont vécu les Poilus dans ce premier hiver et dans les
suivants. Pour ce qui est des galoches et sabots, aucun témoin (et même pas Amand Beyron dans la suite de son
journal) n'en a indiqué l'usage effectif , incompatible en première et deuxièmes lignes avec la nécessité d'être
toujours prêt à riposter à une attaque, ce qui suppose d'avoir ses godillots aux pieds.
Le moyen de lutte le plus simple contre le froid, sans recours au moindre accessoire, est celui que signale
Ernest Pigeron (cl. 17) né à Montaiguët-en-Forez (Allier), qui a passé son enfance à Loddes (Allier) et a fait un
apprentissage de boucher, profession exercée à Moulins avant son incorporation en janvier 1916, à Roanne et au
Coteau ensuite, avant de se retirer à Renaison. Avec le 3e Bataillon de Zouaves de Lyon, il a connu le froid des
5 Localité située à 30 km au sur-ouest de Péronne et 15 km à l'est de Villers-Bretonneux, dans la Somme