ÉPIMÉTHÉE 1'5SAIS PHILOSOl'HIQL'ES Collection fondée par Jean Hyppolite et dirigée par Jean-Luc Marion HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME L'explication silencieuse DIDIER FRANCK PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE DU MÊME AUTEUR Chair et corps. Sur fa phénoménologie de Husserl Éditions de Minuit, 1981 Heidegger et le problème de l'espace Éditions de Minuit, 1986 Niet:yrche et l'o111hre de Dieu coll. «Epiméthée», PUF, 1998 Dramatique des phénomènes coll. «Épiméthée», PUF, 2001 ISBN 2 13 054229 8 Dépôt légal - J" édition : 2004, mars 2< tirage : 2005, octobre © Presses Universitaires de France, 2004 6, avenue Reille, 75014 Paris «La penst.\ de l'être est le souci porté à l'usage de la langue. »1 1. W'i11k1' (1941), in A11s drr l:"tj{ilmmg des Denkens, Gesamtausgabc (GA), Bd. 13, p. 33. Se retournant sur le chemin parcouru pour y prendre un nouvel élan et après avoir expliqué comment l'inachèvement d'Être et temps le conduisit à repenser d'un seul et même mouvement aussi bien le rapport du Dasein à l'être depuis la vérité de celui-ci que l'ensemble de l'histoire de la philosophie occidentale d'Anaximandre à Nietzsche, Heidegger poursuivait : «Et qui pourrait méconnaître que tout ce chemin s'accompagna silencieusement d'une explication avec le christianisme - une explication qui n'est ni ne fut un "problème" rapporté mais le maintien de la provenance la plus propre - celle de la maison parentale, du pays natal et de la jeunesse - et simultanément la séparation douloureuse d'avec tout cela ? Seul qui fut ainsi enraciné dans un monde catholique effectivement vécu pourra pressentir quelque chose des nécessités auxquelles le chemin de mon questionnement fut jusqu'à présent soumis comme à des secousses telluriques souterraines. Les années marbourgeoises y ajoutèrent l'expérience plus directe d'un christianisme protestant - mais déjà comme de tout ce qui devait être fondamentalement surmonté sans pour autant être mis à bas. Il ne convient pas de parler de cette explication la plus intime et qui ne porte pas sur des questions de dogmatique ou sur des articles de foi mais uniquement sur la question de savoir si le dieu nous fuit ou non, et si nous-mêmes pouvons encore véritablement, c'est-à-dire en tant que créateurs, en faire l'expérience. Et il ne s'agit pas non plus d'un simple arrière-fond "religieux" de la philosophie mais de l'unique question de la vérité de l'être qui seule décide du "temps" et du "lieu" qui nous sont historialement impartis au sein de l'histoire de l'Occident et de ses dieux. »1 1. « Ein Rückblick auf den·Weg», in Btsinmmg, GA, Bd. 66, p. 415-416. Ce texte est daté par Heidegger lui-même de 1936-1937. 10 HEIDEGGER FT LE CIIRISTIANISME L'explication magistrale avec l'histoire de la philosophie, la mise en question de cette dernière depuis la vérité de l'être dont témoigne l'ensemble des cours postérieurs à la publication d' Être et temps se sont donc accompagnées d'une explication aussi douloureuse que silencieuse avec la tradition chrétienne, ont eu lieu en présence du christianisme, c'est-à-dire finalement, d'une manière ou l'autre, en présence du dieu chrétien luimême. Mais présence tue, sans parole aucune, adressée ou énoncée. Et la rupture de ce silence y reconduit plus sûrement encore puisque Heidegger tient pour inconvenant voire indécent d'exposer ce qui lui est intimement propre, à supposer bien sûr qu'on puisse tenir pour tel la question de savoir si nous pouvons encore, au sein d'un Occident marqué par la révélation judéo-chrétienne, faire l'expérience du dieu. Dès lors, comment entendre ce silence et sa langue tels qu'en eux-mêmes ils se déploient sans contrevenir à toute retenue sinon, peut-être, en les laissant résonner depuis et dans la parole et la langue qui leur furent concomitantes, en examinant par conséquent la manière dont la mémoire du christianisme a pu intervenir dans la remémoration de l'histoire de l'être et de sa vérité? L'explication avec la métaphysique et le débat avec le christianisme appartiennent donc au même chemin de pensée. L'une et l'autre peuventils alors rester sans incidence l'une sur l'autre ou encore la langue de la première n'emprunter jamais à celle du second? Sans doute le mouvement qui anime l'interprétation de la métaphysique diffère-t-il de celui auquel doit être soumise la confrontation avec le christianisme, mais la coordination et l'articulation de ces deux mouvements sont requises par le cheminement lui-même. Où et comment est-il alors possible et surtout nécessaire de les faire apparaître ? Il faut, bien évidemment, partir de l'explication avec l'histoire de la philosophie, explication qui serait insuffisante pour ne pas dire vaine si elle n'en considérait pas l'ensemble et tout particulièrement le commencement et la fin. Le commencement, c'est-à-dire la parole d'Anaximandre qui « passe pour la plus ancienne parole de la pensée occidentale », et la fin, c'est-à-dire la pensée nietzschéenne puisque cette explication «parvient à sa conclusion avec les cours sur Nietzsche »1• Mais, relativement 1. Cf. «Der Spruch des Anaximander», in HolZ?vege, GA, Bd. 5, p. 321 et« Beilagc zu Wunsch und Wille », in Besim11111g, GA, Bd. 66, p. 420. 111'.IDEGGER ET LE CHRISTIANISME 11 au christianisme, la situation du commencement et celle de la fin de la métaphysique ne sont nullement comparables: la parole d'Anaximandre appartient au seul monde grec quand l'œuvre de Nietzsche s'ouvre par La Naissance de la tragédie pour s'achever sur L'Antéchrist. En d'autres termes, s'il n'y a aucune difficulté de principe à admettre que l'interprétation de la pensée nietzschéenne et de la philosophie moderne dans son ensemble puisse s'accompagner d'un débat avec le christianisme, il en va tout autrement pour l'interprétation de la philosophie grecque et singulièrement de la parole d'Anaximandre. Non seulement l'une et l'autre sont étrangères à la révélation chrétienne mais, en accédant à la dimension à partir de laquelle la pensée grecque s'est initialement déployée, Heidegger s'est inlassablement efforcé de rendre cette dernière à elle-même, c'est-à-dire aussi à elle seule. Le débat avec le christianisme n'en a pas moins accompagné cette «vaste interprétation de la pensée présocratique »1 à laquelle Heidegger s'est consacré depuis 1932 et dont la sienne propre est inséparable. Quel est alors le poids du premier sur les secondes, et n'est-ce pas en faisant l'épreuve d'une pensée qui, par elle-même, n'a absolument rien de chrétien que celle de Heidegger est le plus susceptible de laisser clairement ressortir le sens de la relation tacite qu'elle entretient avec le christianisme ? Ou encore et de manière plus précise mais en aucun cas plus étroite, l'interprétation de la parole d'Anaximandre, c'est-à-dire du commencement grec, ne requiert-elle pas, d'une manière ou l'autre, la lumière de la révélation chrétienne ? 1. « Spiegel-Gespriich », in R.ede111111d a11dere Ze11g11isse eines Lebensweges, GA, Bd. 16, p. 653. Le cours du semestre d'été 1932, intitulé Le con1mence111ent de la philosophie occidentale, porte sur Anaximandre et Parménide. 1 Tel qu'il est traditionnellement reçu depuis la citation qu'en fait Simplicius dans son commentaire de la P~siq11e d'Aristote, le texte de la parole d'Anaximandre est le suivant: èÇ &v ôè ~ yéve:ali; ÈO'TL Toî'i; ooaL Xtxt ' ..J,O ' E:Lt; > ':"Ol:UTOI: 0 ' Ol:UTOC > ' oLX7)V XOl:L rtjV '+' . Of)Ol:V YLVE:O'VOl:L XOl:TOI:' TUl )(pe:wv· oLo\'.'6 VOCL yocp TLCHV OCÀÀ~ÀOLÇ 't"iïç ocÔLxloci; XOl:'t'Ot T~V TOU xp6vou TiiÇLv. Après avoir rappelé ks traductions qu'en donnèrent Nietzsche et Diels, après avoir retracé l'histoire de sa transmission, Heidegger en propose une première version liLLérale: «Or, depuis quoi la génération est aux choses, aussi la perdition vers cela s'engendre selon le nécessaire; car elles se donnent droit et réparation les unes les autres pour l'injustice, selon l'ordre du temps. »1 Puis, une fois écartées les présuppositions majeures qui en déterminent généralement l'interprétation, il s'attache à préciser ce dont la parole parle. « Grammaticalement, la parole consiste en deux phrases. La première commence par : èÇ wv ôè -fi yéve:ali; ÈO'TL Toî'i; ooaL••• Il est question des ovToc ; TOt ovToc signifie, littéralement traduit : l'étant. Le pluriel du neutre nomme TOt 7t'oÀÀii, la multitude au sens de la multiplicité de l'étant. Toutefois TOt ovToi: ne désigne pas une multiplicité quelconque ou sans limite mais 't'Ot 7tiXvToc, le tout de l'étant. C'est pourquoi 't'Ot ov't'oc signifie I I \'.' 1. «Der Spruch des Anaximander », in Holzµ;ege, GA, Bd. 5, p. 329. \'.'I ' 14 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME l'étant multiple en son entier. La deuxième phrase commence par: 8LMvou ycXp 0tÙ't"cX ... Le 0tÙ-rcX reprend le -roï:c; oùcn de la première phrase. La parole parle de l'étant multiple en son entier. »1 Mais désigner ce dont la parole parle est une chose, comprendre ce qu'elle en dit, une autre. Et comment pourrait-on comprendre ce que cette parole dit de l'étant dans son être sans commencer par s'enquérir de ce que signifient ov et dv0tL, mots que,« dans notre langue maternelle »2, nous traduisons correctement mais aveuglément par « étant » et « être » ? Qui plus est et surtout dans le cas de la plus ancienne des paroles de la pensée grecque, ce dont elle parle doit lui avoir été préalablement offert par la langue même dans et selon laquelle elle en parle. Aussi est-ce dans l'usage de cette dernière et extérieurement à la parole d'Anaximandre qu'il faut tout d'abord rechercher le sens de -rcX on0t. Cette extériorité de départ est également requise par la délimitation de la parole elle-même. En effet, la manière dont Simplicius cite Anaximandre ne permet pas de déterminer avec certitude le début et la fin de la citation. L'historien et philologue J. Burnet auquel, à la suite de F. Dirlmeier, Heidegger fait ici appel, notait, contre Diels qui fait commencer la citation par èl; wv 8è f, yévecrlc; ... que « l'usage grec, qui est de fondre les citations dans le texte, s'y oppose. Il est très rare qu'un écrivain grec ouvre abruptement une citation littérale. Il est d'ailleurs plus sûr de ne pas attribuer à Anaximandre les termes yévecrLc; et <J>f)op&: dans le sens technique que leur donne Platon »1. Tout en rappelant que les mots yévecnc; et <J>6op&: sont déjà connus d'Homère, Heidegger fait donc commencer le texte par XOt't"cX -rà x_pewv. Mais si la phrase qui précède x0t-rcX -rà x_pewv est, quant à sa tonalité et sa structure, plus aristotélicienne qu'archaïque, cela vaut aussi pour les derniers mots du texte : xoc-cck -r~v -roü x_p6vou -r&:l;LV 4 • Dès lors, seuls 1. Ibid., p. 330. 2. Ibid., p. 334. 3. Ibid., p. 340. Cf. J. Burnet, L'011rore de la philosophie grecque, trad. franç., p. 55, n. 2, et F. Dirlmeier, «Der Satz des Anaximandros », in Rheinisches M11se11111 far Philologie, Neue Folge, Bd. 87, p. 377. Heidegger renvoie à cette étude en précisant: «Je suis d'accord avec la délimitation du texte mais pas avec ses raisons», in HolZJPCge, GA, Bd. 5, p. 376. 4. C'est en référence à un passage de Simplicius relatif à Héraclite que F. Dirlmeier a établi le caractère tardif de xoc-;à. -d,v -;r,;; ï.p6vo•J -;ci1;tv. Cf. «Der Satz des Anaximandros », in op. cil., p. 379 sq., et pour le texte de Simplicius en question, cf. D. K. 22 A 5. 1li':IDEGGER ET LE CHRISTIANISME 15 seraient authentiques les mots suivants : x.oc't'àc 't'O zpe:wv· 8tMvocL yàcp ix1hàc >llx."f)v x.ixt 't'tmv &t..Àfi/...otc, Tf,ç &8tx.locc, : ... selon la nécessité ; car ils se paient ks uns aux autres châtiment et réparation pour l'injustice. « Ce sont précisément», dit alors Heidegger pour conclure ces remarques philologiques l'i après avoir quelque peu modifié sa première traduction, « ce sont les mots à propos desquels Théophraste note qu'Anaximandre parle de manière plutôt poétique. Depuis qu'il y a quelques années, j'ai à nouveau médité toute la question, traitée à plusieurs reprises dans mes cours, j'incline à ne tenir pour immédiatement authentiques que ces mots, à rnndition toutefois que le texte qui les précède ne soit pas simplement éliminé mais, en raison de la rigueur et de la force de diction de sa pensée, soit retenu à titre de témoignage indirect du penser d'Anaximandre. Cela 1Tt)uiert que nous comprenions les mots yéve:mç et <j>6opei tels qu'ils sont pensés de manière grecque, et ce, qu'ils soient des mots préconceptuels ou des mots conceptuels platonico-aristotéliciens »1• Nous ne saurions toutefois comprendre le sens que les mots yéve:mç t't <j>Oopei pouvaient avoir pour et non selon Anaximandre sans déterminer au préalable, fût-ce provisoirement, ce que veut dire «penser de manière grecque » et quelle signification proprement philosophique revêt ici cet adjectif. « Dans notre façon de parler», précise Heidegger, «grec ne désigne aucune particularité populaire, nationale, culturelle ou anthropologique ; grec est le matin du destin conformément auquel l'être luimême s'éclaire dans l'étant et revendique une essence de l'homme qui, en tant que destinale, y a le cours de son histoire comme maintenue dans "l'être" ou délaissée par lui, sans en être pourtant jamais séparée. »2 Mais si, par «grec», il faut comprendre l'effacement de l'être devant l'étant comme lueur initiale de l'être même, effacement qui transit notre manière de penser, mais si le «grec » doit être compris à partir de la question de la vérité de l'être et non à l'inverse celle-ci depuis celui-là, mais si le« grec» est, malgré les réserves que peut appeler ici cette expression, une «cons- 1. «Der Spruch des Anaximander», in HolZJPege, GA, Bd. 5, p. 341. Dans la seconde partie du cours de 1941, G'rtmdbegrijfe, GA, Bd. 51, p. 94 et sq., Heidegger s'en tenait encore à la leçon de Dicls. 2. lhid., p. 336. 16 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME truction phénoménologique »1 avant d'être un constat philologique et historique, qu'est-ce alors que «penser de manière grecque la pensée des Grecs »2 ? C'est d'abord penser sans recourir à des concepts plus tardifs, modernes par exemple, ou à des représentations directement ou indirectement chrétiennes, romaines; c'est ensuite et surtout penser depuis l'&À-f)Üe:L<X et le retrait de l'être comme mode initial de son décèlement.« Le grec, le chrétien, le moderne, le planétaire et l'occidental au sens indiqué, nous les pensons à partir d'un trait fondamental de l'être que celui-ci, en tant qu'&À+,fJe:Lcx, cèle plutôt qu'il ne dévoile dans la Àf,61). Et ce cèlement de son essence et de la provenance de celle-ci est le trait selon lequel l'être initialement s'éclaire et ce de telle manière que la pensée ne s'y attache justement pas. L'étant lui-même n'entre pas dans cette lumière de l'être. Le non-retrait (Unverborgenheit) de l'étant, la clarté qui lui est octroyée, obscurcit la lumière de l'être. w' Toutes réserves faites sur la possibilité de penser« le chrétien» et ce qui, dans « le moderne » ou dans « le planétaire » en relève depuis l'&Àf,6e:Lcx et avant de préciser le sens de TcX oncx que l'usage de la langue offre à la pensée, revenons aux mots yÉve:crLç et <j>Oopii habituellement traduits par« génération » et« corruption». En tout état de cause, yÉve:mc; et <j>Oop&, Aristote en témoigne encore, doivent être compris relativement à la <j>ucnc;. Quel est alors le sens initial de cette dernière ? Y accédant par l'interprétation du fragment d'Héraclite selon lequel <j>ucnc; xpu7tTe:crficxL <j>LÀe:i', la nature aime à se retirer ou mieux l'émergence accorde sa faveur au se-celer, Heidegger souligne que la cpucnc; en tant qu'émergence est essentiellement liée au se-celer (Sichverbergen) dès lors que celui-ci est entendu comme un décliner ou un sombrer : comme entrée dans le cèlement (Verbergun.f!). «La cpumc;, l'émergence (Aufgehen), se tient dans une relation essentielle au se-fermer, c'est-à-dire à l'entrée dans le cèlement, 1. Cette expression est employée par Heidegger au § 72 de Sein 1111d Zeit, au § 42 de Kant mu/ das Prohle111 der Metapl!J•sik et au § 5 du cours de 1927, Die Gru11dproble111e der Phanofl1enoloJ!.ie, GA, Bd. 24. Et lorsque, dans Je cours de 1941 partiellement consacrée à la parole d'Anaximandre, il évoque« l'effroi du philologue devant les constructions philosophiques arbitraires», l'ironie porte plus sur l'adjectif que sur Je nom; cf. Gn111dheg1fffe, GA, Bd. 51, p. 100. 2. «Der Spruch des Anaximander », in Holz!11ege, GA, Bd. 5, p. 336. 3. fhid., p. 336-337. Sur le sens de l'occidental, cf. p. 326. 111·.ll>EGGER ET LE CHRISTIANISME 17 donc au "décliner" (Untergehen) pensé de manière grecque. Selon le frag111rnt 123, ce lien essentiel est nommé par le mot qnÀe'L. »1 Inséparable de l'iiÀ·~lfaLot, la cj>uaLç doit alors être pensée comme« l'avancée (Heroorgehen) dans l'ouvert, l'éclaircir de cette éclaircie au sein de laquelle quelque chose 1·11 général apparaît, se pose dans son contour, se montre sous son "aspcc_t" (ei8oç, l8éot) et peut ainsi, à chaque fois, être présent comme ceci 011 cela. »2 Unité du double mouvement ou de la mouvance qui régit tout paraître, la cj>uaL:; est <d'émerger et décliner s'éclairant »3• Que peuvent alors signifier yÉvemç et cj>Oop& sinon, pour la première, l'avancée dans l'e 1uvert hors du retrait et, pour la seconde, la sortie hors de l'ouvert vers k retrait?« La yÉvemç est le surgir et !'arriver (das Heroor- undAnkommen) clans le non-retrait. La <j>Oop& signifie : en tant qu'arrivé là, s'en aller et sortir (hinweg- und abgehen) du sans-retrait dans le retrait. Le surgir dans ... et le s'en aller vers ... (das Hervor in... und das Hinweg zu...) sont (wesen) au sein du 111111-retrait entre ce qui est en retrait et ce qui est hors du retrait. Ils cc 111cernent !'arriver et le sortir de !'arrivé. »4 Si ce qui précède le texte finalement tenu pour authentique n'est pas purement et simplement éliminé mais, au contraire, retenu à titre de 1i·111oignage indirect de la pensée d'Anaximandre, il faut alors admettre que celui-ci doit avoir parlé de ce qui est nommé par les mots yéveaLç et 1J1llr,p& tels qu'ils peuvent être compris depuis la relation essentielle entre 1J1•)rnç et à.À-fj0eLot. En d'autres termes, la parole d'Anaximandre« parle de n: qui, surgissant, arrive dans le non-retrait et, arrivé là, sort en s'en allant »5• S'agit-il pour autant de 't'à ov't'ot? «Eu égard à l'amplitude selon lal1uelle parle le otÙ't'cX de la seconde phrase et compte tenu de la référence de cette dernière à Kot't'à 't'O i(pewv, le otÙ't'cX ne saurait rien nommer d'autre que le tout de l'étant éprouvé de manière préconceptuelle: 't'à 7tOÀÀcX, 't'à rr&v-rot, "l'étant". »6 Mais comment les Grecs comprennent-ils l'être de cet 1. flemklit, GA, Bd. 55, p. 135. 2. btii11tm111gen z11 Hô1derli11s Dichtung, GA, Bd. 4, p. 56. Cf. Einftihrung in die Metap~•1ik1 <;,\Bd. 40, p. 16 sq. et, sur le lien entre 9•jatç et ŒÀ"ÎjOitix, p. 109-110. 3. « Der Spruch des Anaximander », in HolZJI"!!, GA, Bd. 5, p. 342. 4. Ibid. 5. Ibid., p. 343. 6. Ibid., p. 342. 18 HEIDEGGER ET I.E CHRISTIANISME «étant» dans le domaine duquel ils font l'expérience de la yéve:crLç et de la <j>Oop&., de l'arrivée dans... et de la sortie de .. ., bref d'un devenir qui n'est pas encore opposé à l'être? Que pensent-ils en disant -.dt ov-.cx ou: que signifie Tàt ovTcx antérieurement et extérieurement à la parole d'Anaximandre ? Un passage d'Homère est susceptible de nous le faire comprendre. Il s'agit des vers 68-72 du premier chant de l'11/iade. Devant Troie, la peste envoyée par Apollon ravage depuis neuf jours le camp des Achéens. Le dixième jour, Achille convoque l'assemblée des guerriers et les invite à interroger un devin, un prêtre ou un oniromancien afin de savoir d'où vient la colère de Phœbos Apollon . ... Toi:'cn 8' &vÉo'T'Yj KaÀx.ixc; 0e:oTopŒ·r,c; o1w1on:ÔÀWV oz' opta-roc; OÇ tJ8'1j Ta T' èÔVTIX Ta T' ÈCJoÔµe:VIX n:po T' èOVTIX xixl v+,e:oo' ·f,y+,oixT' 'Ai(IXLWV "IÀLOV E:LCJW f,v i'ILdc p.1XVTOC1'JV'1jV, -:-·Iiv o[ n:6pe: <l>oî:~r,c; 'A n:oÀÀoiv· « ... Et voici que se lève Calchas le Thestoride, de loin le meilleur des augures, qui savait ce qui est, ce qui sera et ce qui était auparavant, qui avait guidé les navires des Achéens jusqu'à Ilion grâce à la science divinatoire reçue de Phœbos Apollon. » D'où Calchas tire+il son excellence? Calchas est le meilleur des augures parce qu'il «savait ce qui est, ce qui sera et ce qui était auparavant». Que savait-il ou plus précisément qu'avait-il vu si t)S·IJ, il savait, est le plus-que-parfait du parfait o!Se:v: il a vu? L'augure est celui pour qui, de manière exemplaire, voir c'est avoir vu ou encore celui qui ayant toujours déjà vu est à même de prévoir. A quoi la vision de Calchas s'est-elle toujours déjà attachée?« Uniquement à ce qui, dans la clarté que traverse sa vision, vient-en-présance (an-west). » En d'autres termes, «le vu d'une telle vision ne peut être que le présant (das Anwesende) dans le nonretrait »1, c'est-à-dire ici et selon Homère, -:-&. ·r' è6vTcx TIX. T' ècrcr6µe:vcx np6 -.' È6VTcx, l'étant, l'étant-advenant, l'étant-autrefois. Mais si l'étant, l'étant à venir ou passé viennent également en présance dans le non-retrait, corn1. Ibid., p. 346. 111·:11 >J'.(i(iER ET LE CHRISTIANISME 19 111c·11t les distinguer les uns des autres? Toc è6vw. désigne l'étant présent (.v,r;11,r111JJi.irtig), Toc Èaa6µe:vat et 7tp6 è6vp<at, l'étant au sens du non-présent (111~1!,f;l!,enwi.irtig). Que faut-il entendre par là et quelle différence y a-t-il entre n· c1ui-vient-en-présance (das Anwesende) et le caractère présent ou non- 11ri·sent de ce-qui-vient-en présance ou encore entre das Anwesende, le préHa11t, et das Gegenwartige, le présent ?1 Revenons un instant à Homère. Au premier chant de l'Ocfyssée, Télé11iac1ue accueille un étranger sous l'aspect duquel il reconnaît Athéna. Après l'avoir fait asseoir, il lui offre de se restaurer. C'est alors que «la digne intendante s'avança, portant le pain, et généreusement les entretint Mur ses réserves, e:t30tT0t 7toÀ/( èml:le:î'aat )(otpi~oµÉv'Y) 7tatpe:6nwv »2• Les 1'é·serves, «x 7tatpe:6vTot, c'est ce qui est disponible et proche, à portée de 111ain. «De manière éclairante, les Grecs nomment aussi le présant préHrnl Tilt 7t0tpe:6vT0t; 7tatpoc signifie "près", à savoir parvenu près le nonrctrait. Dansgegenwartig, legegen ne désigne pas le vis-à-vis (Gegeniiber) d'un sujet mais la contrée (Gegend) ouverte du non-retrait dans laquelle pénètre c·t au sein de laquelle demeure (venveilt) ce qui est-parvenu-près. Par l'onséquent, "présent'', en tant que caractère des ÈovTot, signifie autant c1ue: parvenu à demeure (in der Weile) au sein de la contrée du non-retrait. 1.'F:.6vw énoncé en premier, accentué et ainsi proprement distingué de 7tp<Je:6vTot et de Èaa6µe:vat, nomme pour les Grecs le présant pour autant <1u'il est arrivé, au sens précédemment expliqué, à demeure dans la rnntrée du non-retrait. Une telle arrivée est proprement advenue, est la présance du proprement présant. »3 Calchas ne voit pas seulement ce qui est mais encore ce qui sera et ce l1ui fut. Il ne saurait toutefois le faire sans que les uns et les autres ne tra1. La traduction de Amnsen par venir-en-présance ou de A11wesmbeil par présance et de das l1111,e.re11de par présant n'est ici qu'un expédient. Dans la «Note préliminaire» de A11tre111enl 1111'et1f 011 a11-delà de l'esse11ce, Levinas avertissait: «Le terme essence y exprime l'être différent de l'f/11111, le Sei11 allemand distinct du Seie11des, l'esse latin distinct de l'ens scolastique. On n'a pas osé l'l'crire essa11ce comme l'exigerait l'histoire de la langue où le suffixe ance, provenant de a11tia ou c le mtia a donné naissance à des noms abstraits d'action. » En osant néanmoins traduire Anwe11·11 par présance, nous souhaitons en souligner le sens verbal et, autant que faire se peut, rendre 'inon audible du moins lisible en français la différence entre das Amnse11de et das Gegemviirtige. 2. Otfyssée, l, 140. Nous citons la traduction de Ph. Jacottet. 3. «Der Spruch des Anaximander »,in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 346-347. 20 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME versent sa vision, viennent-en-présance. Qu'est-ce qui distingue alors Ta èacr6µ&voc et 7tp6 è6noc de Ta è6vToc? «Le passé et le futur viennent-enprésance mais hors de la contrée du non-retrait. Le présant non-présent est l'ab-sant (das Ab-wesende). »1 Mais rendu à son sens verbal, l'absant ne saurait désigner autre chose que ce qui surgit dans ou sort de la contrée du non-retrait. Autrement dit l'absant vient-en-présance dans le nonretrait comme ce qui s'en absante et il est alors possible de dire, abstraction faite de la différence entre présent et non-présent, que « è6v signifie : venant-en-présance dans le non-retrait »2 • Cette détermination de l'è6v appelle d'ores et déjà plusieurs remarques: 1 /l'étant (è6v) est, en tant que tel, exclusivement compris depuis l'à.À~6&ioc ou le non-retrait en. tant que dimension de sa venue-enprésance. 2 /La relation entre celui-là et celle-ci n'intervient pas entre des termes préalablement arrêtés mais doit être exclusivement pensée comme un mouvement à nul autre comparable puisqu'il s'agit d'un mouvement sans mobile, d'un mouvement qui ne déplace aucune ligne, dont ni l'espace ni le temps ne sauraient donner la mesure. Non pas mouvement de l'être mais mouvement d'être qui est l'être même. 3 /La signification du présant est ambiguë. Ta è6v-roc peut désigner le présant présent ou, plus largement, tout ce qui est présant, que ce soit de manière présente ou non-présente. Est-ce à dire pour autant que le premier soit une espèce du second? Nullement, car« quant à la chose même, c'est bien le présant présent et le non-retrait y régnant qui régissent l'essence de l'absant en tant que présant non-présent »3• Quelle est alors la relation de celui qui voit à ce qu'il voit, quel est le mode d'être du voyant et d'où provient son savoir? C'est à partir du nonretrait que le voyant peut voir tout ce qui vient-en-présance. En effet, voir ce qui est, c'est le voir dans sa vérité, dans le non-retrait depuis lequel se laisse également voir le retrait de ce qui s'absante. «Le voyant voit dans la mesure où il a vu toutes choses en tant que des présants ; x.ocl, et c'est seulement pourquoi, v~&crcr' ~y~crocT', il pouvait guider les navires des Achéens 1. Ibid., p. 347. 2. Ibid. 3. Ibid. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 21 jusqu'à Troie. Et il le peut grâce à la µ0tv't'oauv11 que lui a octroyée le dieu. »1 Que faut-il entendre par µ0tv't'OO'UV"IJ ? M0tv't'oauv11, don de prophétie, dérive de µav't'tc;, devin, prophète, nom dont le radical est le même que celui du verbe µ0tlvoµ0tt: être pris de rage, et qui se dit d'hommes mis hors d'eux par la divinité 2• En quel sens le devin est-il par essence hors de lui-même? Être hors de soi, c'est être parti.« Le frénétique est hors de soi. Il est parti, er ist weg. ».l Mais d'où et vers où le devin est-il parti ? Il est« parti du pur et simple afflux de ce qui repose devant, de ce qui n'est présant que de manière présente et parti vers l'absant donc, du même coup, vers le présant présent dans la mesure où celui-ci n'est toujours que l'arrivée d'un partant (das Ankiinftige eines Abgehenden). Le voyant est hors de soi dans la vastitude unie de la présance de ce qui, d'une manière ou l'autre, est présant. C'est pourquoi, depuis le départ vers cette vastitude (aus dem "weg" in diese Weil~, il peut en même temps venir et revenir vers ce qui, à l'instar de la peste dévastatrice, est précisément présant. La frénésie de l'être-parti voyant ne signifie pas que le frénétique enrage, roule les yeux et disloque ses membres. La frénésie du voir peut aller de pair avec le repos discret du recueillement corporel »4 • Transporté dans la vastitude unie de la présance, autrement dit de l'être, le devin est à même de voir l'étant dans son être, dans sa vérité, dans le non-retrait. Et si l'étant présent est ce qui vient-en-présance dans le non-retrait, voir l'étant présent depuis le non-retrait, c'est aussi le voir comme ce qui, partant du retrait, arrive dans le non-retrait et ne peut y arriver qu'en retournant du même coup dans le retrait dont il part et arrive, départ, arrivée et retour ne signifiant ici rien d'autre que l'être même de l'étant présent, rien d'autre que la présance du présant présent. Notons-le au passage, les problèmes de traduction que nous avons déjà rencontrés, que nous ne cesserons de rencontrer et dont notre langue porte, parfois douloureusement, la marque, tiennent autant sinon davan1. Ibid. 2. Selon le Dittionnai1? étymologique de la /a11g11e gmq11e de P. Chantraine, µ.otlveiµ.otL «répond formellement au sanscrit n1a1[1ale: penser» et« le verbe grec s'est dissocié de la notion générale de "penser'' pour s'appliquer à la notion d'ardeur folle et furieuse ». 3. «Der Spruch des Anaximander », in HolZJPtge, GA, Bd. 5, p. 347. 4. Ibid, p. 348. 22 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME tage à la difficulté qu'il y a à penser exclusivement selon et dans ces mouvements qu'aux seules différences syntaxiques et lexicales entre le français et l'allemand ou, pour le dire peut-être autrement, l'accentuation du sens verbal de l'être modifie et accroît ici l'écart entre les deux langues parce qu'il les rend d'abord l'une et l'autre étrangères à elles-mêmes avant de les rendre étrangères l'une à l'autre. Ayant vu depuis le non-retrait tout ce qui, présentement ou non, vient-en-présance - c'est dans cette orientation du regard que consiste la µ<Xnom'iv'Y) - et voyant donc autrement que ceux qui s'en tiennent à ce qui est simplement là devant, le devin est en mesure d'expliquer la colère de Phœbos Apollon auquel il est redevable de sa µ<Xv't"ocr•'.iv"IJ. « Pour le voyant, tout présant et tout absant sont rassemblés et par là aperçus (gewahrl} en tme présance » dit alors Heidegger qui poursuit aussitôt : «Notre vieux mot "war" signifie la garde. Nous le rencontrons encore dans les verbes "wahrnehmen", percevoir, c'est-à-dire in die Wahr nehmen, prendre garde à.. ., dans "gewahren", apercevoir, "vemahren", prendre en garde. Il faut penser le garder (das Wahren) comme l'héberger rassemblant-éclaircissant (das lichtend-versammelnde Bergen). La présance garde le présant, qu'il soit présent ou non-présent, dans le non-retrait. C'est à partir de la garde (Wahr) du présant que parle (sagt) le voyant. Il est celui qui dit la garde, le devin (er ist der Wahr-Sager). »1 Être un étant, c'est d'une façon ou d'une autre appartenir au nonretrait. Dès lors, l'être ou la présance garde tout étant ou tout présant dans le non-retrait. Voyant depuis ce dernier, le devin ne manque pas alors de tout voir depuis cette unique présance qui garde et régit tout présant. Et voir ainsi, c'est prendre garde à la présance elle-même, la prendre en garde: le devin est le gardien de l'être. Mais il ne saurait prendre garde à la présance une et unique si cette dernière ne déterminait pas tout son être. Autrement dit, la frénésie du voyant n'est pas incompatible avec le recueillement corporel et l'être-hors-de-soi du devin n'en démembre pas le corps parce que l'unité de ce dernier repose dans l'unité de la présance, dans l'éclaircie de l'être elle-même.« Le voir ne se détermine pas à partir 1. lhid. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 23 de l'œil mais à partir de l'éclaircie de l'être. Le maintien au sein de celle-ci est la structure de tous les sens humains. »1 Cette détermination du voyant comme gardien de l'être serait cependant inaccessible sans le passage par la langue allemande et ses ressources propres. En effet, c'est seulement après avoir affirmé que le voyant rassembl~ et aperçoit (gewahrt) tout présant et tout absant en une présance unique que Heidegger, portant l'accent sur le radical wahr pour remonter au moyen et vieil haut-allemand war, peut assigner le devin (Wahrsager) à la vérité (Wahrheit) et comprendre ensuite celle-ci en tant que garde (Wahr) de l'être. Autrement dit, si la caractérisation de Calchas comme voyant est directement issue d'Homère puisque le Thestoride est celui qui sait pour avoir déjà vu et su, rien dans la seule lettre du texte grec ne permet d'interpréter directement le voyant comme celui dont la parole prend en garde l'être. C'est donc en pensant depuis et selon la langue allemande que Heidegger accède ici à 1'&:1..~fü:t<X., à la dimension selon laquelle se déploie ce qui est grec. En faut-il une confirmation ? Aussitôt après avoir compris le voyant ou devin comme celui qui dit la garde, Heidegger précise : « Nous pensons ici la garde au sens du rassemblement hébergeantéclairant (der lichtend-bet'genden Versammlung) en lequel s'annonce un trait fondamental et jusqu'ici voilé de la présance, c'est-à-dire de l'être. Un jour nous apprendrons à penser notre mot usé de vérité (Wahrheit) à partir de la garde (die Waht:J, à éprouver que la vérité est la garde (Wahrnis) de l'être et que l'être en tant que présance y appartient. À la garde de l'être (Der Wahrnis ais der Hut des Seins) correspond le berger (der Hirt) qui a si peu à faire avec une idyllique bergerie et une mystique de la nature qu'il ne peut devenir berger de l'être qu'en demeurant celui qui fait place au néant. Les deux sont le même et l'homme n'est capable de l'un et de l'autre qu'au sein de la résolution du Dasein. »2 Non seulement la première personne du pluriel désigne ici ceux à la langue desquels appartient le mot usé de Wahrheit, mais encore, d'un alinéa à l'autre, Heidegger est passé du garder compris comme l'héberger rassemblant-éclairant à la garde au sens du rassemblement hébergeant-éclairant. Que signifie ce déplacement 1. Ibid., p. 349. 2. Ibid., p. 348. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 24 d'accent dont la langue allemande ouvre la possibilité? Rien d'autre en un sens que cette possibilité même car en substituant «le rassemblement» à «l'héberger» et «hébergeant» à «rassemblant», Heidegger lie le dire à la garde, la langue à l'être, le Myoc, à l'&:)...'fi0e:tot. En effet, après avoir rappelé quelques pages plus loin que «depuis l'aube de la pensée, "être" nomme la présance du présant au sens du rassemblement hébergeant-éclairant», il ne précisait pas seulement que « le A6yoc, a été nommé et pensé comme ce rassemblement» mais surtout que« le A6yoc, (Àeye:iv, recueillir, rassembler) est éprouvé à partir de l' A)...'fi6e:tot, l'héberger décelant »1• Le passage par l'allemand ne consiste donc pas ici à traduire le grec en allemand ou l'allemand en grec mais à traverser «notre langue maternelle» pour être à même d'atteindre la dimension qui confère à tout ce qui est son empreinte initiale, c'est-à-dire grecque puisque, relativement à l'histoire de l'être, ce n'est pas le grec qui est l'initial mais l'initial qui est le grec. Du même coup, cette traversée, ce passage, ouvre la possibilité de toute traduction entre l'une et l'autre langue. Méditant à l'occasion de la traduction du mot grec i):)...'fi6e:tot par le mot allemand Untierborg,enheit, sur ce que signifie proprement traduire, Heidegger écrivait : « Nous comprenons d'abord ce processus extérieurement, de manière philologicotechnique. On croit que "traduire", consiste à transférer une langue dans une autre, la langue étrangère dans la langue maternelle ou l'inverse. Nous méconnaissons alors que, sans cesse, nous traduisons déjà notre propre langue, la langue maternelle, dans ses propres mots. Parler et dire sont en soi un traduire dont l'essence ne se limite nullement au fait que le mot traduit et le mot qui traduit appartiennent à des langues différentes. Un traduire originaire règne sur tout dialogue ainsi que sur tout monologue. Nous ne songeons pas d'abord ici au processus selon lequel, au sein d'une même langue, nous substituons une tournure à une autre et faisons usage de la "paraphrase". Le changement dans le choix des mots résulte déjà du fait que ce qui est à dire s'est, pour nous, traduit (übergesetZ4 transposé) dans une autre vérité et une autre clarté, voire une obscurité. Ce traduire peut avoir lieu sans changement de l'expression linguistique. Le 1. lhid., p. 352. l IEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 25 poème d'un poète, le traité d'un penseur résident dans leur parole (Wo~ propre, simple, unique. Ils nous contraignent à toujours refaire l'expérience de cette parole comme si nous l'entendions pour la première fois. Ces prémices de la parole nous font à chaque fois passer (setzen uns über) sur une nouvelle rive. Ce qu'on nomme traduction (Übersetzen) et paraphrase ·n'est jamais que la conséquence du transfert (Übersetzen) de tout notre être dans le domaine d'une vérité changée. C'est seulement lorsque nous sommes proprement livrés à ce transfert que nous sommes soucieux du mot. Et c'est à partir du respect de la langue ainsi fondé que nous pouvons entreprendre la tâche plus aisée et plus limitée de traduire un mot étranger par un mot de notre propre langue. »1 La traduction du grec en allemand présuppose donc la traduction de l'allemand en allemand. Mais comment faut-il entendre cette dernière? Après avoir affirmé qu'il est plus difficile de traduire sa propre langue dans ses mots les plus propres que de traduire une langue étrangère dans sa propre langue, Heidegger poursuivait : «C'est ainsi, par exemple, que la traduction des mots ou de la parole d'un penseur allemand dans la langue allemande est particulièrement difficile parce que règne ici le préjugé tenace selon lequel nous comprendrions immédiatement le mot allemand puisqu'il appartient à la langue propre, alors que, pour traduire une parole grecque, nous devons en outre apprendre d'abord une langue étrangère. Nous ne pouvons élucider ici et plus en détail pourquoi et dans quelle mesure tout dialogue et tout dire est, au sein de la langue propre, un traduire originaire et ce que, dans ce cas, signifie proprement "traduire". »2 Si la traduction originaire tire sa difficulté de la familiarité que nous entretenons avec notre propre langue et l'étant qui s'y dit, alors cette traduction ne saurait avoir lieu sans que notre langue nous soit devenue étrangère et que, du même coup, la familiarité avec l'étant soit rompue. Mais que faut-il entendre par cette familiarité sinon l'oubli de l'être et de 1. Pt1m11nides, GA, Bd. 54, p. 17-18. Cf. Eïnfiihnmgi11 die Metopl?Jsik, GA, Bd. 40, p. 29, où, après avoir dit que «le poète parle toujours comme si l'étant était pour la première fois exprimé et interpellé », Heidegger poursuit : « Le dire des poètes et la pensée des penseurs donnent lieu à un monde si vaste que chacune des choses qui s'y trouvent, un arbre, une montagne, une maison, un cri d'oiseau, en perdent tout caractère indifférent et habituel.» 2. Ibid, p. 18. 26 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME sa vérité ? Dès lors, en nous contraignant à faire l'apprentissage de notre propre langue comme étrangère, la traduction originaire dont relèvent les œuvres poétiques ou philosophiques nous transporte d'un domaine de vérité à un autre et, ce faisant, nous introduit au domaine de la vérité ellemême, à la vérité comme domaine. Mais qu'est-ce que la vérité comme domaine sinon la vérité de l'être à partir de laquelle se déploie le grec comme tel, sinon l'&.À+,0e:Loc qui est le grec comme tel? En ce sens et si toute traduction d'une langue à l'autre est peu ou prou ordonnée à la vérité, alors le grec en constitue l'élément. Schelling ne disait-il pas déjà que la mythologie grecque contenait «la clé parfaite et l'explication de toutes les autres »1 ? Cette détermination de la traduction originaire, issue, rappelons-le, de l'élucidation de l'&.Àf,6e:ux au fil conducteur de sa traduction par Unverborgenheit, implique que l'accès à ce qui, pour la pensée de l'être, est initial, grec, serait impossible si l'allemand n'était pas préalablement devenu à soi-même une langue étrangère. Bref, à titre de construction ou peut-être mieux de reconstruction phénoménologique, le grec n'est possible qu'en cette autre langue qu'est l'allemand, mais, c'est l'essentiel, un allemand préalablement traduit de lui-même, ce qui ne revient surtout pas à dire que le grec n'est possible qu'en allemand. Et c'est exclusivement de ce point de vue et à l'horizon de ce que la pensée de l'être tient pour grec qu'il est possible de soutenir, par-delà ou en deçà de tout comparatisme, que, «relativement aux possibilités du penser, la langue grecque est, avec l'allemande, la plus puissante et la plus spirituelle »2 • Avant d'en venir directement à la parole d'Anaximandre, revenons brièvement sur ,ex. è6v-rcc. Nous l'avons vu, ,ex. è6v't"oc désigne autant le présant présent que celui qui ne l'est pas et si le second est compris à partir du premier, -.CX. Èov•oc signifie tout à la fois le présant présent et l'absant. Mais comment comprendre leur relation ? Le présant présent n'est pas séparé ou coupé de l'absant. «Lorsque le présant s'offre d'emblée à la vision, tout se déploie (u1est) ensemble, l'un vient avec l'autre, l'un laisse aller l'autre. Le présant présent dans le non-retrait y séjourne (weilt) 1. Philo.wphie der AfJ•lhologie (1842), Siimmtliche Werke, Bd. V, p. 457. 2. éï1!fiihl'll11!. i11 dir Metap~)'J'ik, GA, Bd. 40, p. 61. 1IEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 27 comme dans la contrée ouverte. Le présentement séjournant (le passager) dans la contrée y vient depuis le retrait et arrive dans le non-retrait (das gegenwartig in die Gegend Weilende (Weilige) kommt in sie aus der Verborgenheit hervor und kom111t in der Unverborgenheit an). Mais séjournant sur le mode de l'arrivée, le présant est dans la mesure où déjà il part du non-retrait et s'en va dans le retrait. Le présant présent séjourne de manière passagère (weilt je1veils). Il demeure en arrivée et partance (es verweilt in Hervorkunft und Hinweggang). Le séjourner est le passage de venue à allée (das Wei/en ist der llbergang aus Kunft zu Gang). Le présant est le séjournant-toujours-enpassant (das Je-weilige). Séjournant de manière transitoire, il séjourne encore dans la provenance et déjà dans le départ. Le présant séjournant en passant, le présant présent, se déploie à partir de l'absance. Tel est ce qu'il faut dire du proprement présant que notre représentation habituelle voudrait séparer de toute absance. »1 De cette description dont la syntaxe épouse le va-et-vient propre à l'être lui-même et qui, ici traduite, perd tout à la fois sa simplicité et sa ductilité, nous devons retenir que si le présant (èov) est, d'un seul tenant, sans succession, passage du retrait au non-retrait (yive:cm;) et du nonretrait au retrait (cj>OopiX.), il est inséparable de l'absance. Déterminée par le retrait et le non-retrait, la présance est donc toujours habitée par l'absance, habitée d'absance. 1. «Der Spruch des Anaximander », in HolZJVtge, GA, Bd. 5, p. 350. Il Après avoir ainsi élucidé le sens de ce dont parle la parole d'Anaximandre, il est désormais possible d'examiner ce qu'elle en dit. Relisons-la : « ... xixToc To x.pe:wv. 8L86vixL yocp ixù-.oc 8lK'l)V xixt -rlcnv Ô:ÀÀ~ÀoLc; ·t'"ijc; ô:8ntlixc; : ..• selon la nécessité ; car ils se paient les uns aux autres châtiment et réparation pour l'injustice. » Commençons par la seconde phrase. Le pronom ixÙToc ne peut désigner ici que ce qui, d'une manière ou l'autre vient-en-présance dans le non-retrait, c'est-à-dire «tout présant qui vient-en-présance sur le mode du séjournant-toujours-enpassant : dieux et hommes, temples et villes, mer et terre, aigle et serpent, arbre et buisson, vent et lumière, pierre et sable, jour et nuit »1• Aucune de ces choses conjointes ne saurait toutefois venir-en-présance sans appartenir à cette unique présance à laquelle les unes et les autres sont redevables de leur commun séjour dans le non-retrait. «Le présant co-appartient à l'un de la présance puisque chaque présant vient-enprésance à chaque présant en son séjour, de manière à séjourner avec l'autre.» Et Heidegger poursuit: «Cette multiplicité (7toÀM) n'est pas la mise en rang d'objets séparés derrière lesquels se tient quelque chose qui les contient par sommation. Au contraire, le séjourner1. «Der Spruch des Anaximander », in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 353. 30 HEIDEGGER ET LE Cl IRISTIANISME convergent d'un rassemblement en retrait règne au sein de la présance elle-même. »1 Comment Anaximandre comprend-il alors l'ensemble des présants qui séjournent de concert dans la vérité? Qu'est-ce qui caractérise de part en part chaque présant dès lors qu'il séjourne avec d'autres dans le nonretrait ou encore et plus précisément, sur quel mode les présants qui ne vont jamais seuls - dieux et hommes, temples et villes, etc. - accomplissent-ils cette commune présance qui est leur propre présance même ? 2 Le dernier mot de la phrase, fi àoLxloc, donne la réponse : tout présant est selon l'injustice. Si àoLXloc signifie la privation de ôlx"I], que veut dire alors ôlx:r,? Ce mot provient de la racine indo-européenne *deik, présente dans le grec ôdxv•;µL, montrer et dan.s le latin dico, dire. Comment expliquer alors le sens de justice finalement pris par ôlxri? *deik signifie montrer par la parole, montrer avec autorité et montrer ce qui doit être, toutes choses à l'œuvre dans les actes de justice3. Et si le mot ôlxYJ, qui n'a originairement aucune signification juridique ou éthique, possède une valeur impérative et désigne ce qui doit être, inversement àôLXloc signifie que quelque chose ne va pas comme il faudrait et est aus den Fugen 4 , disjoint. Présant sur le mode de l'àôLxloc, le présant est hors de ce qui lui est joint, hors de ce à quoi il est joint et si la parole dit clairement que« le présant est, en tant que le présant qu'il est, disjoint», il faut alors admettre qu'il lui est essentiellement possible de se tenir hors d'un joint qui appartient essentiellement à la présance elle-même. Quel est ce joint qui ressortit à la présance ? Il est ce qui conjoint présance et absance. En effet, si le présant est, relativement au non-retrait, arrivée et départ, sa présance est doublement conjointe à l'absance en dehors de laquelle elle ne saurait se déployer. « La venue-en-présance du séjournant avance dans ce dont provient la provenance et dans ce vers quoi part le départ (Anwesen des lf?'ei/en- 1. ibid. 2. En abordant l'analyse de l'être de l'étant intramondain par l'affirmation scion laquelle il n'y a pas d'ustensile isolé et que «conformément à son ustensilité, un ustensile n'est toujours que par son appartenance à un autre ustensile», Heidegger situait déjà l'être des choses dans le rapport qu'elles entretiennent les unes avec les autres ; cf. Sein 1111d Zeit, § 15. 3. Cf. E. Benveniste, Le 1•ocalmllli1~ des i11slil11lio11.r i11do-europée1111e.r, t. 2, p. 107 et sq. 4. «Der Spruch des Anaximander », in 1-lolZ?nge, GA, Bd. 5, p. 354. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 31 den schiebt sich vor in das Her von Herkueft und schiebt sich vor in das Hin von Weggang). La venue-en-présance est ajointée (veifugt) à l'absance selon ces deux directions. La présance vient-en-présance dans un tel ajointement (Fuge). »1 Mais si le présant est cet ajointement, en quel sens l'cX.8LJ<.Lot peut-elle, comme le dit Anaximandre, en constituer le trait fondamental ? Ce qui séjourne-toujours-en-passant, le présant, se déploie depuis et selon le double ajointement de la présance à l'absance. Mais, en tant que présant, «ce qui séjourne-toujours-en-passant (dasje-Weilige) peut, précisément lui et lui seul, en même temps demeurer en son séjour (in seiner Weile sich verweilen) »2 • Qu'est-ce à dire? Le présant n'est pas sans la présance qu'il n'est pas. Comment pourrait-il toutefois n'être pas cette présance dont il sourd sans se déprendre de ce qui la constitue, à savoir son double ajointement à l'absance: son caractère transitoire? Et comment le pourrait-il sans que son séjour par essence passager et transitoire ne devienne arrêt, station, constance ? « L'advenu peut même tenir (bestehen) à son séjour uniquement pour rester ainsi plus présant au sens de la constance. Ce qui séjourne-toujours-en-passant persiste dans sa présance. De cette manière, il se retire de son séjour transitoire. Il se rengorge dans l'entêtement du persister. Il ne se tourne plus vers les autres présants. Il s'obstine, comme si c'était là le demeurer-en-son-séjour, sur la constance du persévérer durablement. » Le présant se tient et retient dans la présance et, y stationnant avec constance, se trouve disjoint de l'absance à laquelle est doublement ajointée sa présance même. «Tout séjournanten-passant se tient dans la disjonction (Un-Fuge) »\ - se tient, steht, écrit Heidegger, et non pas ist ou anwest: est ou vient-en-présance. Mais si la disjonction est la consistance même du présant, faut-il en conclure que le «se-tenir-dans-la-disjonction» est l'essence de tout présant, de tout étant? Et est-ce bien simplement là ce que dit la parole d'Anaximandre ? Dans quel horizon cette dernière nomme-t-elle l'cX.8LJ<.Lot? La disjonction est ce pour quoi les présants « se paient châtiment », 8L86vcxL 8lK1JV. 1. Ibid, p. 355. Cf. Was heij!t denleen ?, GA, Bd. 8, p. 239-241. 2. Ibid 3. Ibid 32 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME Comment faut-il entendre ces derniers mots? Afin de répondre à cette question, Heidegger commence par revenir sur la disjonction pour en décrire à nouveau l'événement et préciser le sens du présant. «La disjonction consiste en ceci que le séjournant-en-passant cherche à s'obstiner dans le séjour, au sens de ce qui n'est que constant. Pensé à partir de l'ajointement du séjour, le séjourner comme persister est l'insurrection dans le pur et simple perdurer. Au sein de la présance elle-même qui toujours fait demeure au présant dans la contrée du non-retrait, au sein de la présance s'insurge la constance. Par ce caractère insurrectionnel du séjour, le séjournant-en-passant consiste en pure et simple constance. Le présant vient-en-présance sans et contre l'ajointement du séjour. La parole ne dit pas que le chaque fois présant se perd dans la disjonction. La parole dit que le séjournant-en-passant, et au regard de la disjonction, 3LMvcx~ 3lx:riv, donne ajointement (Fuge gibt). »1 Avant de poursuivre, il convient de faire plusieurs remarques. 1 /En différenciant ainsi présance et constance, Heidegger redétermine, depuis la seule vérité de l'être elle-même, la différence ontologique. Cette dernière n'a donc pas le même sens selon qu'elle est pensée à partir du projet d'ontologie fondamentale ou depuis l'&.Àf,Os:icx et la ),f,fh;. 2 /La constance n'est pas l'essentiel de la présance mais ce qui, advenant en die et contre elle, lui est essentiellement inessentiel. À la question: «la constance estelle la non-essence de la venue-en-présance, la constance élimine-t-elle l'essentiel de la venue-en-présance? », Heidegger répond: «Sans nul doute »2• Dès lors et si par métaphysique on entend l'oubli de l'être, celleci n'a jamais pensé la présance comme telle ou encore il n'y a jamais eu de métaphysique de la présance mais tout au plus une métaphysique de la constance, voire, cela revient au même, du présant'. 3 / Pour décrire la manière dont celui-ci contrevient à la présance dont il provient, Heidegger recourt à des verbes dont le sens appellerait plutôt un « sujet animé» qu'un «sujet inanimé». Autrement dit, comment le présant en tant que 1. ibid., p. 356. 2. Gn111dheg1?flè,GA,Bd.51,p.113;cf.p.112, 114, 116, 117, 119. 3. Cf. « Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens », in Z11r Sac/Je des Dm· keJJ.r, p. 78. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 33 tel, indépendamment du partage entre celui que nous sommes et celui que nous ne sommes pas, comment le présant en général peut-il« chercher à s'obstiner», «se rengorger» ou «s'insurger» quand la quête, l'obstination, le rengorgement et l'insurrection se présentent d'abord comme des conduites humaines ? Et si, par principe, rien n'interdit de rendre œs verbes étrangers à leur sens courant, pourquoi n'avoir pas pris soin, dans ce cas incomparable à tout autre et à la différence de tant d'autres, de le faire explicitement? Ou, pour formuler la question plus précisément, depuis quel domaine d'expérience Heidegger procède-t-il ici à la traduction silencieuse de ces verbes ? Laissons cette question en pierre d'attente pour examiner comment, relativement à la disjonction, ce qui séjourne-en-passant 8L86votL 8lx:r,v, donne ajointement. Que veut dire ici «donner» et que faut-il entendre par 8lxri ? Donner, c'est «laisser appartenir à un autre ce qui, en tant que sa part, lui est approprié »1• En donnant ajointement, le présant donne à un autre présant ce qui lui revient en propre. Or, qu'est-ce qui appartient ou revient proprement au présant comme tel sinon la présance ellemême, c'est-à-dire l'ajointement d'un séjour qui ne se prolonge pas en constance ? Mais si l'ajointement appartient à ce qui séjourne-en-passant, inversement ce qui séjourne en passant appartient à l'ajointement pour y prendre place. En d'autres termes, donner à l'étant ce qui lui revient en propre, c'est lui donner d'être accordé à son être, d'être accordé à l'être. « L'ajointement est l'accord (Die Fuge ist der Fui!) »2 dit alors Heidegger en recourant au mot par lequel il traduit le grec 8l>t1j. Mais de quelle compréhension de la 8lx1j cette traduction est-elle empreinte ? À traduire 8lxri par Fug et non par « justice » (Gerechtigkeit), Heidegger restitue à l'être ce qu'il soustrait au droit et à la morale. Quel est alors le trait de l'être auquel la 8lx1j donne relief? L'être règne sur l'étant et le règne souverain de l'être impose son ordre à l'étant dans son ensemble. Son ordre, c'est-à-dire tout à la fois et simultanément la manière dont s'ordonne ce règne lui-même, l'ajointement du présant à la présance et la conjonction des présants entre eux. Après avoir traduit 1. «Der Spruch des Anaximander», in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 356-357. 2. lhid. 34 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME ~lxri par Fug, Heidegger précisait : «Nous comprenons ici Fug d'abord comme ajointement et conjonction (Fuge und Gefage) ; ensuite comme injonction (Fiigung), comme la directive que ce qui règne souverainement donne à son règne ; enfin comme la conjonction ordonnatrice qui contraint à l'insertion et au se-soumettre (das fiigende Gèfage, das Einfiigung und Sich.ftigen erzwingt). »1 En d'autres termes, l'être se déploie en s'accordant à lui-même, en s'accordant l'étant et en accordant les étants les uns aux autres, et aucun de ces trois moments ne saurait être dissocié des autres. «L'être, en tant que 8lx1j, est la clé de l'étant dans sa conjonction. »2 L'être est donc 8lx"f), Fùg, ordre, accord ou, cela revient au même, 8lx"I) est un mot pour l'être de l'étant dans son ordonnance d'ensemble. Et si «la 8lx·lj, pensée à partir de l'être cqmme présance, est l'accord qui ajointe et ordonne (der fugend-:fagende Fui!)», inversement« l'oc8utloc. est le discord (der Un-Fug) »3• Revenons plus directement à la parole d'Anaximandre. Que signifie, relativement à la venue-en-présance du présant, 8L86voc.L 8lx"f)v, «donner l'accord» ? Le présant vient-en-présance dans la mesure où il séjourneen-passant, dans la mesure où par conséquent il consiste à transiter entre provenance et départ. Consister (bestehen) ainsi à passer, telle est «la juste constance (die fagliche Bestiindigkeit) du présant », une constance qui, pour être ordonnée à la venue-en-présance, ne vire pas en persistance mais en surmonte la possibilité et avec elle l'oc8Lxloc.. C'est donc en «séjournant son séjour que ce qui séjourne-en-passant laisse appartenir son essence - la présance - à l'accord», laisser-appartenir que désigne le verbe 8L86voc.L. Partant, la présance de chaque présant ne consiste pas dans la seule oc8LXLot, disjonction OU discord, mais dans le 8L86VotL 8LX"f)V ... ·djt:; oc8Lxtott:;, dans le« laisser-appartenir à l'accord (dans le surmontement) du discord »4 ou, pour le dire autrement, tout présant vient-en-présance pour 1. I:..ï11fiilm111g i11 die M.etap~ysik, GA, Bd. 40, p. 169. 2. lhid., p. 175. «Ce sens de 8ix·r, », poursuit Heidegger après avoir renvoyé à la parole d'Anaximandre et aux fragments D. K. 80, 23 et 28 d'Héraclite, «se laisse clairement tirer des trente puissants vers introductifs du "poème didactique" de Parménide». Cela ne revient évi· demment pas à dire <JU'Anaximandre, Parménide ou Héraclite comprennent la 8ix·r. d'une seule et mème manière. 3. «Der Spruch des Anaximander», in HolZJ1<ege, GA, Bd. 5, p. 357. 4. lhid. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 35 autant qu'il laisse appartenir en propre et au péril de la constance l'accord qui ajointe et ordonne. Mais à qui ou à quoi le présant laisse-t-il proprement appartenir l'accord? La parole semble répondre d'elle-même: IM6vcXL yàtp ocù-ràt 8lx.'Y)" xod -rlaw cXÀÀ~Àotc;, les présants laissent appartenir l'accord cXÀÀ~Àotc;, les uns aux autres.« C'est ainsi qu'on lit généralement le texte», note Heidegger qui ajoute: «On rapporte cXÀÀ~Àotc; à 8lx'Y)v et -rlatv [...]. Il me semble toutefois qu'il n'est ni nécessaire du point de vue de la langue ni surtout justifié quant à la chose même de rapporter immédiatement :l.ÀÀ~Àotc; à 8t86vocL 8lx'Y)V K<XL -rlatv. C'est pourquoi il faut d'abord et à partir de la chose même poser la question de savoir si cXÀÀ~Àotc; doit être immédiatement rapporté à 8lx'Y)V ou s'il ne doit pas plutôt être rapporté au -rlmv qui le précède immédiatement. Sur ce point, la décision dépend de la manière dont nous traduisons le xcxl qui se tient entre 8lx'Y)V et -rlatv. Et cela se détermine à partir de ce que dit ici -rlatc;. »1 Que veut donc dire -rlatc; ? Tlmc; signifie « expiation», « châtiment» mais telle n'est pas selon Heidegger la signification essentielle et originaire du mot. « Tlatc;, c'est l'estime. Estimer quelque chose veut dire: y prendre garde et ainsi satisfaire !'estimé en ce qu'il est. La conséquence essentielle de l'estime, la satisfaction, peut, dans le cas du bien, advenir comme bienfait mais, relativement au mal, comme châtiment. Toutefois, la simple explication du mot ne nous conduit pas à ce dont il s'agit dans ce mot de la parole si, comme ce fut déjà le cas pour &8txlcx et 8lx'Y), nous ne pensons pas à partir de la chose même qui parle dans la parole. »2 1. Ibid., p. 358. 2. Ibid., p. 359. Selon Heidegger car, selon le Greek-Engli.rh Lexicon de Liddell-Scott-Jones, ':'!mç qui provient du verbe 'l'(vw signifiant, à l'actif, «payer une dette» et, au moyen, «se faire payer » ou « châtier», 'l'Latç signifie exclusivement « paiement en retour», « rétribution », « vengeance ». Il est vraisemblable que Heidegger s'appuie ici sur le Diction11airr i(J•1110/ogiq11e de la la1ig11e gre,q11e de E. Boisacq auquel il fait d'ailleurs une fois explicitement référence et selon qui le verbe 'l'lvw est une forme du verbe ':'LW : « honorer», « estimer» ; cf. op. fit., .rub. ':'Lw, et Heidegger, 01110/ogie, GA, Bd. 63, p. 9. Il est alors possible d'accorder au mot ':'Latç le double sens en question. li faut toutefois remarquer que ce rapport entre 'l'l<ù et ':'!vw était, à la même époque, exclu par le dictionnaire de Liddell-Scott-Jones comme il l'est depuis par ceux, étymologiques, de H. Frisk ou de P. Chantraine. Cf. éi,'lllerncnt E. Benveniste, Le IJfKabnlairr des ùutiflltionr indoe11ropée1111e.r, t. 2, p. 50-55. Loin de se soumettre à l'étymologie, Heidegger a donc ici comme partout ailleurs soumis l'étymologie à la chose même. 36 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME Revenons donc à la chose même. En prolongeant son séjour, ce qui séjourne-toujours-en-passant, le présant, y demeure, s'y retient et du même coup se tient dans la disjonction et le discord. Heidegger le dit à nouveau et dans une langue toujours aussi étrange, c'est-à-dire étrangère à elle-même : «Les présants séjournant-toujours-en-passant [...] persévèrent. Car dans le passage de provenance à départ, ils traversent le séjour en hésitant (ziigernd). Ils persévèrent: ils se tiennent à eux-mêmes (sie halten an sich). Dans la mesure où les séjournants-en-passant persévèrent à séjourner, persévérants ils suivent du même coup l'inclination à persister dans cette persévérance et même à persister en insistant sur elle. Ils s'obstinent sur la perdurance constante et ne se tournent pas vers la 8lK1), vers l'accord du séjour. »1 Quelle est alors la conséquence de cette obstination ? En prenant ainsi consistance, les présants se disjoignent de la venue-en-présance pour se soustraire à l'ordre qu'elle impose aux présants et fait régner entre eux. « Chaque séjournant se rengorge déjà face à l'autre. Aucun ne prend garde à l'essence séjournante des autres. Les séjournants-enpassant sont dépourvus d'égard les uns pour les autres, chacun toujours à partir de la fureur de la persistance qui règne dans la présance séjournante elle-même et qu'elle suscite. »2 Dès lors et si tout présant vient-enprésance pour autant qu'il donne l'accord en surmontant le discord, comment ce qui séjourne-en-passant laisse-t-il appartenir sa présance à l'accord ou encore, sur quel mode les séjournants doivent-ils séjourner pour surmonter la fureur de la persistance ? Séjourner-en-passant dans le non-retrait sans s'y cantonner, c'est avoir égard aux autres séjournants sans se cantonner en soi-même. «C'est pourquoi les séjournants-enpassant ne se dissolvent pas dans la pure et simple absence d'égard. C'est cette dernière elle-même qui les pousse à la persistance et ce de telle sorte qu'ils viennent encore en présance en tant que présant. Le présant dans son ensemble ne se morcelle pas seulement en étants isolés dépourvus d'égard et ne se disperse pas dans l'inconsistance. Au contraire, la parole dit maintenant : 8L86vocL ... -rlcnv cXÀÀ~ÀoLc:;, eux, les séjour1. Ibid. Le verbe zpgem signifie hésiter et larder à... 2. Ibid. 1IEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 37 nants-en-passant, laissent appartenir l'un à l'autre : l'égard (die Riicksicht) l'un pour l'autre. »1 Mais peut-on ainsi traduire TlaLc; par Riicksicht, mot qui, selon l'analytique existentiale, désigne un mode de l'être-avec ? 2 Est-il possible de comprendre la relation entre les présants depuis la seule relation entre les existants ? Manifestement non, et Heidegger prévient aussitôt : « Le mot Riicksicht, égard, nomme pour nous trop immédiatement l'être humain alors que TlaLc; est dit au neutre, parce que de manière plus essentielle, de tout présant: cxÙTcX (TIX èOvTcx). Notre mot Riicksicht ne manque pas seulement de l'ampleur nécessaire mais avant tout de poids pour parler comme traduction de TlaLc; au sein de la parole et en correspondance avec 8htl), l'accord.»-' Dès lors, comment traduire TlaLc; si ce mot doit nommer la relation que, depuis et selon la venue-en-présance elle-même, tous les présants entretiennent les uns avec les autres et ce quels qu'ils soient : dieux et hommes, temples et villes, mer et terre ? Pour ce faire, Heidegger recourt à un mot qui, pour avoir depuis longtemps disparu, est susceptible d'un élargissement de signification. &oche désignait, dans le moyen haut-allemand, le souci, c'est-à-dire «le se-tourner vers un autre en sorte qu'il demeure en son être. Ce se-tourner-vers est, pensé à partir des séjournants-en-passant et relativement à la venue-en-présance, la Tlcnc;, der Ruch, la déférence »4• Étranger à la langue allemande au sein de laquelle il se trouve ainsi repris, le mot &ch qui, à l'instar de Riicksicht, signifiait déjà une conduite ou une situation humaines, peut alors, en raison même de cette disparition dont il tire son étrangeté, recevoir un sens dont la nouveauté et l'ampleur tiennent à son essentielle neutralité, à la réduction de sa dimension exclusivement humaine. Il y a donc accord entre les séjournants lorsque ceux-ci, «dans la même fureur, ne se repoussent pas les uns les autres hors du présant présent »5 ou encore quand ils défèrent les uns aux autres « au sein de la 1. 2. 3. 4. 5. Ibid. Cf. Sei11 1111d Zeit, § 26, p. 123. « Der Spruch des Anaximander », in Ho1ZJP«6, GA, Bd. 5, p. 359-360. Ibid., p. 360. Ibid. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 38 contrée ouverte du non-retrait »1• Les uns aux autres: àHf,Àotc;. «Plus nous pensons rigoureusement dans tXÀÀ~Àotc, la multiplicité de ce qui séjourne-en-passant», dit alors Heidegger qui, tranchant la question de savoir s'il faut rapporter tXÀÀ-ljÀotc, à 8lx·'lv ou à 't'Lcrtv, récapitule l'interprétation de la seconde phrase, « plus devient net le rapport nécessaire de àÀÀ~Àotç à 't'Lcrtç. Et plus ce rapport ressort avec netteté, plus nous reconnaissons clairement que le 8i86vou ... 't'Lcrtv tXÀÀ"~Àotc,, le déférer les uns aux autres, est le mode sur lequel les séjournants-en-passant séjournent en tant que présants, c'est-à-dire 8i86voci 8lx11v, donnent l'accord. Le xocl entre 8lx11v et >Lcrtv n'est pas un "et" vide, de simple conjonction. Il signifie une conséquence essentielle. Les présants donnent l'accord quand, à titre de séjournants-eq-passant, ils ont déférence les uns pour les autres. Le surmontement du discord a proprement lieu par le laisserappartenir de la déférence. Ce qui veut dire: il y a dans l'à8txloc et en tant que conséquence essentielle du discord, le ne-pas-déférer-à... , l'absence de déférence »2• Ainsi parvenu au terme de l'interprétation de la seconde phrase de la parole d'Anaximandre, il est possible de faire immédiatement les remarques suivantes : 1 / En décrivant la manière dont les séjournants s'opposent à l'ajointement du séjour, Heidegger décrit la manière dont l'étant se différencie de l'être, différenciation qui repose sur la modification de la présance en constance, sur le retrait de l'être. La différence ontologique est donc plus l'aventure de la constance ou de la persistance que celle de la venue-à-la-présance elle-même dont elle n'est qu'une modification. 2 /En expliquant d'une part que les séjournants s'opposent à l'ajointement du séjour pour rester« plus présants »et, d'autre part, que, « persistants en une même fureur, ils se repoussent les uns les autres hors du présant présent», hors du non-retrait, Heidegger saisit in statu nascendi la constitution onto-théo-logique de la métaphysique puisque le dieu de celle-ci est l'étant suprême, c'est-à-dire celui dont la constance surpasse celle de tous les autres étants et qui, pour cette raison, est le plus vrai de tous. La constitution onto-théo-logique ne date donc pas de Pla1. lhid., p. 360-361. 2. Ibid., p. 361. l IEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 39 ton ou d'Aristote, elle est aussi ancienne que le retrait de l'être. 3 /Prolongeant leur séjour, constants, les présants s'en tiennent à eux-mêmes. Dès lors les séjournants n'attiennent plus les uns aux autres mais cantonnés en soi - ce cantonnement est leur identité même et sans la mutation de la présance en constance, l'identité ne serait pas un trait de l'être - ils sont s~parés les uns des autres et tous de l'être. Isolés, ils peuvent alors et alors seulement se montrer tels qu'en eux-mêmes ils sont et, du même coup, devenir phénomène si on entend par là ce qui se montre en soimême, das Sich-an-ihm-selbst-zeigende'. La phénoménalité commence donc avec l'insurrection de la constance contre la venue-en-présance dans son double ajointement à l'absance et il n'y a rien de plus originairement métaphysique que la phénoménologie. 1. Cf. .\èi111111d Zeit, § 7, sur le concept de phénomène et§ 16, p. 75-76, pour une explication du «se-tenir-en-soi» (A11sithhalten) de l'étant à portée de main. III L'interprétation de la seconde phrase de la parole d'Anaximandre dont, jusqu'à maintenant, nous avons tenté sans presque l'interrompre de suivre le mouvement, soulève d'ores et déjà deux questions essentielles. L'une porte sur la déférence, l'autre concerne les verbes et la langue par lesquels Heidegger décrit la disjonction du présant et de la présance, l'événement de la différence ontologique et avec elle de la métaphysique. Commençons par la déférence. Si les présants donnent l'accord en déférant les uns aux autres, Heidegger ne précise cependant pas la manière dont ainsi ils séjournent ensemble. Est-il possible de le faire et quel est le mode d'accomplissement de la déférence si elle n'a rien d'un souci ? Au seuil de l'élucidation de cette même seconde phrase, Heidegger rappelait qu'il devait y être question de tout ce qui séjourne-en-passant : « dieux et hommes, temples et villes, mer et terre, aigle et serpent, arbre et buisson, vent et lumière, pierre et sable, jour et nuit». N'est-ce pas alors en déterminant l'événement que signifie, dans cet inventaire, la conjonction de coordination que nous pourrons préciser le mode d'accomplissement de la déférence? À cette fin, partons d'une autre énumération qui, tout en reprenant partiellement les mêmes termes, est en outre une description. Après avoir montré que l'œuvre d'art met en œuvre la vérité et pour rendre visible i2 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME ,'avènement de celle-ci dans celle-là, Heidegger entreprend de décrire un ~emple grec : « Il se tient simplement là, au milieu d'une vallée rocheuse et :revassée. L'édifice entoure la figure du dieu et, dans cette mise à l'abri, à :ravers le portique ouvert, la laisse ressortir dans l'enceinte sacrée. Par le :emple, le dieu vient-en-présance dans le temple. Ce venir-en-présance :lu· dieu est en soi l'extension et la délimitation de l'enceinte comme ;acrée. Mais le temple et son enceinte ne se perdent pas dans 'indéterminé. Avant tout, l'œuvre-temple ordonne et simultanément ras;emble autour de soi l'unité des voies et des rapports dans lesquels nais;ance et mort, malheur et bonheur, victoire et opprobre, persévérance et :uine - confèrent à l'être humain la figure de son destin. La vastitude :égnante de ces rapports ouverts est le monde de ce peuple historique. :::'est d'abord en elle et à partir d'elle qu'il revient à lui-même pour tccomplir sa détermination. Se tenant là, l'édifice repose sur le fond :ocheux. Ce reposer-sur de l'œuvre arrache au rocher l'obscurité de sa mrtance qui, pour être brute, ne doit cependant pas être écartée. Se enant là, l'édifice résiste à la tempête qui s'abat sur lui, montrant d'abord 1insi la tempête elle-même dans sa violence. L'éclat et la luminosité de la >ierre qui apparaît elle-même grâce au soleil, font paraître la clarté du our, l'ampleur du ciel, l'obscurité de la nuit. La sûre élévation [du temple] ·end visible l'espace invisible de l'air. L'œuvre inébranlable fait face à 'agitation des flots marins et le repos de celle-là laisse apparaître le léchaînement de ceux-ci. L'arbre et l'herbe, l'aigle et le taureau, le serpent :t le grillon se découpent selon leur figure et paraissent comme ce qu'ils ont. Très tôt, les Grecs ont nommé cf>ucrn; ce surgissement et cette émer;ence eux-mêmes et dans leur 'totalité. Elle ~a <j>umç] éclaire en même emps ce sur quoi et ce dans quoi l'homme fonde son habiter. Nous le 10mmons la Terre. »1 De cette description où, à proprement parler, rien ne se montre soinême mais où tout est néanmoins montré et rayonne de la splendeur de 'indirect, ne ressort-il pas que si chaque présant en montre un autre, la léférence des séjournants les uns à l'égard des autres doit être comprise 1. «Der Ursprung des Kunstwcrkes »,in HolZJl!ege, GA, Bd. 5, p. 27-28. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 43 comme un laisser-paraître? Oui et non. Oui, car c'est bien la résistance du temple à la tempête qui en montre la violence et la manière dont la pierre prend la lumière qui laisse paraître la clarté du jour ou l'obscurité de la nuit ; mais non, parce que ce n'est pas n'importe quel présant ou séjournant qui en montre n'importe quel autre ou, pour le dire autrement, parce qu'ici, seul le temple en tant qu'œuvre «ouvre un monde» et « don"ne aux choses leur aspect et aux hommes la vision d'eux-mêmes »1• Est-il alors possible de déterminer la manière dont s'accomplit la déférence des séjournants les uns à l'égard les autres sans en faire la seule œuvre de l'art? Et comment y parvenir sans partir de ce qui apparente l'œuvre d'art aux présants ou séjournants qu'elle laisse paraître, à savoir ce que Heidegger nomme son « caractère de chose »2 ? Au début de L'origine de /'œuvre d'art où la question de la choséité des choses ouvre la voie à celle de l'œuvre d'art avant d'y être finalement subordonnée et par elle à l'ocÀ~6e:tot3, Heidegger s'attache à circonscrire le domaine de ce que nous désignons par le mot de « chose ». Après avoir montré comment les interprétations traditionnelles de l'être des choses (en tant que support de propriétés, unité d'une multiplicité de données sensibles ou matière informée) échouent à penser la choséité des choses faute d'atteindre le «reposer-en-soi-même» et la «constance »4 qui leur sont propres, voire ce qu'elles ont de« sauvage» - au sens où une plante et un animal peuvent l'être-, bref après avoir montré que« la chose de peu d'apparence (unscheinbare) est ce qui se dérobe le plus obstinément à la pensée »5 dès lors qu'elle est métaphysique, Heidegger restreint le domaine des choses « proprement dites » aux « choses d'usage qui nous entourent et sont les plus proches »6 • La chose est toujours à proximité et c'est une des raisons pour lesquelles la conférence qui porte ce titre commence par distinguer entre la suppression technique de toute distance et Ibid., p. 29. lhid., p. 4. lhid., p. 56-58. Sur le se-reposer-en-soi-même (dos !11sichmhe11), cf. id., p. 9, 11, 19; sur la constance (Siii11digkeit), cf. p. 11, et sur le caractère sauvage (dos Eigemviichsige) des choses, cf. p. 9, 14 et 47, où il est question de la <'/icnç comme de «l'étant émergeant sauvagement». 5. lhid., p. 17. 6. lhid., p. 14. 1. 2. 3. 4. 44 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME :ette proximité où se tiennent les choses pour, ensuite, tenter d'accéder à l'essence de la première en partant de l'une des secondes 1• Qu'est-ce donc ~u'une chose et peut-on préciser le mode d'accomplissement de la défé:ence en interrogeant la choséité? Si la cruche est une chose, qu'est-ce alors que la cruche? Un récipient ~ui, entre ses flancs et son fond, contient en soi autre chose que soi et qui Jeut être tenu par l'anse. «En tant que contenant, la cruche est quelque :hose qui se tient en soi. Le se-tenir-en-soi caractérise la cruche comme iuelque chose qui se tient par soi-même (etwas Selbstandiges, quelque chose l'indépendant). »2 La tenue ou la stance (Selbststand) de la cruche n'est :ependant pas celle d'un objet (Gegenstand). Quelle différence y a-t-il entre es deux ? Le tenir-par-soi-même ne tient qu'à la cruche et à elle seule Llors que l'objet est toujours d'une manière ou l'autre posé devant nous 'vor uns geste/If}, c'est-à-dire représenté (vorgestellt). Bref, si la cruche en tant 1ue quelque chose qui se tient par soi-même peut devenir l'objet d'une eprésentation, elle n'en demeure pas moins la cruche qu'elle est, que ious nous la représentions ou non. La choséité de la. chose ne saurait lonc être pensée à partir de l'objectivité et si, à l'horizon de cette dernière :i chose est toujours moindre que l'objet, congé est du même coup lonné à l'interprétation kantienne de la chose. Le se-tenir-en-soi de la cruche suffit-il néanmoins à en faire une hose, en est-il proprement un trait ou lui vient-il d'ailleurs ? «En tant 1ue récipient la cruche ne se tient que dans la mesure où elle à été portée un tenir. C'est bien ce qui est arrivé et a eu lieu par un poser (Stellen), à avoir par le produire (Herstellen). »3 Un potier a fabriqué cette cruche avec e la terre choisie à dessein, en quoi elle consiste et grâce à quoi elle peut ~nir debout sur le sol ou sur une table. « Ce qui tire sa consistance d'une ~Ile production est le se-tenant-en-soi-même. »4 Mais comprendre la ruche comme un récipient produit et son se-tenir-en-soi depuis la prouction, n'est-ce pas finalement la penser comme objet ? Certes, le pro1. Cf.« Das Ding», in V01triige 11nd Allfliitze, GA, Bd. 7, p. 167-168. 2. lhid. Cf.« Der Ursprung des Kunstwerkes >>,in HolZ!vege, GA, Bd. 5, p. 5, où la cruche ~urait déjà parmi les choses. 3. Id, p. 169. 4. Ibid. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 45 duit n'est pas un objet de la représentation «mais il est un objet qu'un produire nous propose, pose face à nous et à notre encontre »1• La cruche produite qui reçoit sa consistance, son se-tenir-en-soi, de la production elle-même, demeure donc un objet parce que, avant d'être relative à la représentation, l'objectivité ou mieux l'obstance, est relative au produire en tan.t qu'il est un faire-venir ou un poser-à-l'encontre, devant, en face. « Le se-tenir-en-soi semble caractériser la cruche comme chose », dit alors Heidegger qui précise : « En vérité pourtant, nous pensons le se-tenir-ensoi à partir de la production. Le se-tenir-en-soi est ce que vise la production. »2 Le tenir-en-soi ne saurait toutefois être pensé depuis la production comme ce qu'elle vise sans appartenir à cette même production. Il n'est donc pas un trait de la chose mais seulement de sa production, de la production. La cruche n'est-elle pas cependant sortie des mains du potier, n'at-elle pas été produite et ne devait-elle pas l'être? Sans doute, «mais l'avoir-été-produite par le potier ne constitue nullement ce qui est propre à la cruche dans la mesure où elle est en tant que cruche. La cruche n'est pas un récipient parce qu'elle a été produite mais elle a dû être produite parce qu'elle était ce récipient »3. Comment comprendre alors le rapport de la cruche à la production? Produire la cruche, c'est la faire advenir à ce qui lui est propre mais ce qui lui est propre n'est pas fabriqué dans cette production. Le potier ne pourrait donc produire la cruche sans en avoir préalablement vu l'aspect. Et dans quel horizon le voit-il sinon encore et toujours dans celui de la production?« Ce qui se montre, l'aspect (l'el8oç, l'Z8&oc.) ne caractérise la cruche que dans la seule perspective où le récipient se tient à l'encontre du producteur comme ce qui est à produire. »4 Faire l'expérience de la cruche depuis son Z8&oc., relativement à sa production, ce n'est donc pas faire l'expérience de ce qu'elle est ni de la manière dont elle est en tant que cette chose-cruche. Il ne s'agit pas ici de distinguer entre la cruche ou son idée et cette cruche-ci mais, plus pro- J. 2. 3. 4. lhid. //1id. lhid. lhid., p. 170. 46 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME fondément, entre l'être que la production confère à la cruche et ce qui est Jropre à la seule cruche. Comment toutefois la production pourrait-elle Jctroyer l'être à la cruche sans être le sens même de l'être ou encore comnent déterminer la cruche dans l'optique de la production sans préalablenent comprendre tout présant comme un produit ? D'où cette compré1ension de l'être tire-t-elle alors son origine et que signifie produire?« La Jroduction fait venir hors du retrait dans le non-retrait (das Her-vor-bringen 1ringt aus der Verborgenheit her in die Unverborgenheit vor). Produire advient sich ereignet) dans la seule mesure où ce qui est en retrait arrive dans le 10n-retrait. Cette arrivée repose sur et tire son élan de ce que nous nomnons décèlement. Les Grecs ont pour cela le mot cXÀ1i6eLoc.. »1 Quel sens ·evêt ici cette dernière ? Il suffit pour répondre de prêter attention à la lirection prise par le mouvement productif. La production procède du etrait vers le non-retrait, est entièrement aimantée par le non-retrait sans amais, d'une manière ou l'autre, revenir au retrait. En d'autres termes, orsque l'être et la présance sont pensés comme production, l'àÀ+i6eLoc. est :xclusivement comprise comme décèlement et la À1ifl1l dont elle provient lemeure elle-même en retrait, impensée. La compréhension de l'être omme production et de l'étant comme produit (Ëpyov)2, compréhension lepuis laquelle la chose demeure proprement inaccessible, a donc pour •rigine l'oubli de l'àÀ+ifleLoc. en tant qu'elle est indissociable de la À1)fll), oubli de la contrée du non-retrait en sa double limite. N'est-ce pas dire .ue la détermination de l'être comme production requiert que la présance oit disjointe de l'absance, que la présance se soit modifiée en constance ·ar insurrection de celle-ci contre celle-là ou encore que la différence ntologique se soit elle-même produite? Inversement, qu'est-ce à dire inon que pour penser la chose, il faut au moins penser le domaine au ein duquel l'cXÀ1)6eLoc. et la À1)61) sont appropriées l'une à l'autre et, du 1ême coup, surmonter la différence ontologique ? Mais comment y parenir sans penser ce que les Grecs n'orit pas pensé, sans cesser de penser e manière grecque ? 1. «Die Fragc nach der Technik», in f.'ortriige 1111dA11fsiitze, GA, Bd. 7, p. 13. 2. Sur le sens grec de Ëpy<1•1, cf. « Wissenschaft und Besinnung », in i '01trii.ge 11nd A11jjiifZ!, A, Bd. 7, p. 43-44. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 47 Revenons à la cruche. En la remplissant, nous en laissons apparaître le caractère de contenant. Qu'est-ce qui alors, proprement, contient? Ce ne sont ni les flancs ni le fond puisque nous ne versons pas l'eau ou le vin en eux mais entre eux. Et si seule une cruche vide peut être remplie, « le vide est la contenance du récipient. Le vide, ce rien à même la cruche, est ce qu'est la cruche en tant que récipient contenant »1• Produire une cruche ce n'est donc plus donner forme à une matière mais au vide.« Le potier saisit (fait) d'abord et toujours l'insaisissable (UnfaJliche) du vide et le produit en tant que contenance (Fassende) dans la forme du récipient (GefaJes). Le vide de la cruche détermine chacun des gestes de la production. »2 Mais comment le vide contient-il ou en quoi est-il propre à la cruche ? Le vide contient en prenant ce qu'on y verse, en retenant ce qu'il reçoit. Contenir, c'est prendre et retenir et si l'un ne va pas sans l'autre, l'un et l'autre trouvent leur unité dans le déverser à quoi la cruche est destinée. Le déverser est la manière dont le contenir accomplit sa contenance, est proprement ce qu'il est. Comment, à son tour, le déverser s'accomplit-il?« Déverser la cruche est offrir (AusgieJen aus dem Krug ist schenken) »,dit alors Heidegger qui, substituant le verbe ausschenken (verser) au verbe ausgieJen (déverser, répandre) et séparant la particule aus du verbe schenken, laisse ressortir le sens de ce dernier: offrir. Reprenant le cours d'une description qui s'en tient sans la moindre relâche à la seule chose et dont l'intelligibilité est entièrement suspendue au sens verbal de l'être, il poursuit: «Le contenir du récipient est (west) dans l'offre du liquide. Le contenir a besoin du vide comme celui de ce qui contient. L'essence du vide contenant est rassemblé dans l'offrir. Offrir (scbenken) est cependant plus riche que le pur et simple verser (ausscbenken). L'offrir, par où la cruche est cruche, se rassemble dans le double contenir, à savoir dans le déverser. Nous nommons massif (Gebirg) le rassemblement des montagnes (Berge). Le rassemblement du double contenir dans le déverser qui, à titre d'ensemble, constitue d'abord l'essence pleine de l'offrir, nous le nommons: l'offrande (Geschenk). Le caractère de cruche de la cruche s'accomplit (west) dans l'offrande du liquide. »3 1. « Das Ding», in Vortriige 1111d A'!fsiilZ!, GA, Bd. 7, p. 170. 2. /hid., p. 171. 3. lhid., p. 173-174. Le« double contenir» est le contenir en tant que prendre et retenir. 18 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME Cette description de la cruche répond pour une part à celle, anté:ieure, de l'ustensile. La cruche est ce qu'elle est dans le versement du iquide tout comme ce dont il retourne avec le marteau, à savoir marteler >our enfoncer un clou, constitue «la détermination ontologique de l'être de :et étant »1• Pour une part seulement, car la cruche ne reçoit jamais le 10m <l'étant et il ne s'agit jamais d'en rechercher l'être. L'absence des nots être et étant signifie-t-elle alors que la description de la chose ne se ~ait plus à la lumière de la différence ontologique ? Si la réduction décisive lu se-tenir-en-soi de la cruche, c'est-à-dire de sa constance et de tout ce 1ui avec elle relève de la production, comme trait de l'être impropre à la :ruche en tant que chose, en est peut-être l'annonce, rien ne permet :ncore de l'affirmer. La suite de la description autorisera-t-elle à le faire ? Déverser la :ruche, ce peut être offrir à boire, de l'eau ou du vin. Mais d'où provien1ent l'eau et le vin sinon de la source et de la vigne? Renouant alors avec i langue de La parole d'Anaxi111andre, Heidegger écrit : «Dans l'eau offerte éjourne la source. Dans la source séjourne la roche et en elle l'obscur ssoupissement de la terre qui reçoit du ciel la pluie et la rosée. Dans l'eau le la source séjournent les noces du ciel et de la terre. Elles séjournent tans le vin que donne le fruit du cep de vigne en lequel les caractères 1ourriciers de la terre et du ciel sont confiés l'un à l'autre. Dans l'offrande .e l'eau, dans l'offrande du vin, le ciel et la terre séjournent à chaque fois . .fais l'offrande du liquide est le caractère de cruche de la cruche. Dans essence de la cruche séjournent la terre et le ciel. »2 Toute cette descripon a pour foyer le verbe weilen : séjourner, s'attarder, demeurer. Or, dans A parole d'Anaxi111andre, le présant était caractérisé comme ce qui éjourne-toujours-en-passant (das je-Weilige) dans la contrée du non~trait et qui, pour cette raison, se déploie toujours depuis et selon le ouble ajointement de la présance à l'absance. Ce rappel suffit à montrer ue si le présant séjourne dans la vérité, c'est dans l'essence de la cruche ue séjournent le ciel et la terre. Et dès lors que le site du séjour diffère, le ~journer lui-même ne saurait, de part et d'autre, avoir le même sens. 1. Cf. Sei1111nd Zeit, § 18, p. 84. 2. « Das Ding», in J. ô1triige 1111d Aefsiitz.e, GA, Bd. 7, p. 174. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 49 Quel est alors le mode d'accomplissement du séjourner propre à l'essence de la cruche ? Le liquide versé par la cruche peut être une boisson pour les mortels mais aussi un breuvage offert aux dieux immortels. N'est-ce là qu'une distinction secondaire ou l'oblation liquide ne constitue-t-elle pas le sens propre du versement? Tel est bien le cas et« l'offrande du liquide en tant que breuvage est l'offrande proprement dite». En effet, si le substantif GujJ, liquide, les verbes allemand giejJen et grec xéeLv proviennent d'une racine indo-européenne *gbeu qui signifie faire une oblation liquide, le domaine d'expérience auquel renvoie originairement le versement, est bien celui de la relation entre les mortels et les dieux. « Là où il est accompli de manière essentielle, suffisamment pensé et authentiquement dit, giejJen, verser, signifie : faire don, sacrifier et par conséquent offrir. »1 Mais si le caractère de cruche de la cruche réside dans le versement du liquide et que celui-ci peut s'adresser aux mortels ou aux dieux, alors «dans l'offrande du liquide qui est une boisson, séjournent à leur manière les mortels. Dans l'offrande du liquide qui est un breuvage, séjournent à leur manière les divins qui reçoivent en retour l'offrande du versement en tant que libation et don. Dans l'offrande du liquide séjournent toujours différemment les mortels et les divins. Dans l'offrande du liquide séjournent la terre et le ciel. Dans l'offrande du liquide séjournent à la fois la terre et le ciel, les divins et les mortels. Unis à partir d'eux-mêmes, les quatre s'entre-appartiennent. Ils sont, devançant tout présant, rassemblés simplement (eingejaltet) en un unique quadrat »2 • Le versement oblatif caractérise la cruche comme cruche dans la mesure où y séjournent à la fois, c'est-à-dire ensemble, le ciel et la terre, les divins et les mortels. Le séjourner propre à l'essence de la cruche est un séjourner-ensemble et c'est depuis cet ensemble qu'il faut comprendre d'abord et négativement pourquoi le mode d'accomplissement de la déférence est resté indéter1. l/1id. Sur le verbe indo-européen *ghe11, cf. E. Benveniste, Le 110tab11/ain des i11stit11tio11s indo-e111YJpée1111es, t. 2, p. 216, qui souligne le sens« religieux» du verbe zit1v. 2. Id., p. 175. Le mot q11adrat ou tadrat par lequel nous traduisons Quiert est un terme d'imprimerie désignant un petit morceau de fonte plus bas que les lettres et servant à remplir les vides d'une ligne. C'est parce qu'il provient du latin q11adraf11s que nous nous permettons ici d'en détourner le sens. 50 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME miné, ensuite et positivement la manière dont s'accompiissent ici, dans le cas de la chose, le séjourner et le demeurer. Revenons à La parole d'Anaximandre. Selon la compréhension « tra5ique »1 de l'être qui s'y fait jour, chaque présant vient-en-présance pour mtant qu'il donne l'accord (ôioov(l(L 3lxr,v) par la déférence (Tlcnc;,) en surnontant le discord (&ôixl(l(). Et c'est parce que l'&ôixl(l(, la ÔLX"fJ et la TL<nc;, ;ont des traits de la venue-en-présance elle-même que, «dans le passage ie provenance à départ, les présants séjournant-toujours-en-passant tra1ersent le séjour en hésitant »2• Mais que signifie cette hésitation dès lors :iu'elle doit être, elle aussi, un trait du séjourner, de l'être? Présant sur le node du discord, le présant persiste dans sa présance, se cantonne consamment en soi, est identique à soi mais présant en donnant l'accord et ourmontant le discord, il doit surmonter son identité et sa constance '°ur, déférant, se tourner vers les autres présants en sorte qu'ils demeu·ent dans leur être. Venant-en-présance par et selon ces deux mouvenents aussi concomitants que contrastés, le présant ne peut donc man1uer d'être, en et par sa présance même, hésitant. L'hésitation ainsi comprise retient ou suspend l'accomplissement de la léférence et c'est pourquoi la parole d'Anaximandre ne permet pas d'en >réciser le mode. Faut-il alors y renoncer? Oui, aussi longtemps du moins 1ue règne le retrait de l'iiÀfi0ei:x en tant qu'elle sourd de la À+i0r,. En effet, le 1résant ne saurait être désajointé de la présance sans l'être de l'absance à iquelle cette même présance est doublement conjointe puisqu'elle en proient et y revient. L'insurrection de la constance contre la présance, insurcction qui, relativement à l'être, n'est autre que l'iiôLxt(l(, ne saurait donc voir lieu sans que le retrait (la Àfifl"fJ) dont provient le non-retrait (l'iiÀ·~()ei(l() t qui en est la ressource ne soit lui-même en retrait. Or, Heidegger ne cesera de le dire, c'est ce retrait du retrait, en d'autres termes l'oubli de l'être, ui caractérise le grec comme tel et avec lui l'histoire de la métaphysique. )ans l'avant-dernière des quatre conférences qu'il prononça en 1949 sous : titre Regard dans ce qui est, et en écho à La parole d'Anaximandre selon 1quelle « le cèlement de son essence et de la provenance de celle-ci est le 1. «Der Spruch des Anaximander», in Holzll'ege, GA, Bd. 5, p. 357. 2. Id., p. 359, déjà cité. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 51 trait selon lequel l'être initialement s'éclaire »1, Heidegger précise la manière dont s'accomplit ce retrait de l'essence de l'à.Àf,6e:Lot et de la présance qui est à l'origine del'à.8ndot : « Mais l"A-Àf,6e:Lot, non-retrait du présant comme tel, se déploie (west) seulement et aussi longtemps qu'elle advient (sich ereignet) comme Af,611. Car l"AÀf,6e:Lot ne supprime pas la A+,611. Le non-retrait n'épuh;e pas le retrait mais le non-retrait requiert sans cesse le retrait et, ce faisant, le corrobore en tant que source essentielle del'' AÀf,6e:Lot. Celle-ci se tient à la Af,6"1) et se tient en elle. Et de manière si décisive que, très tôt, l' 'AÀf,6e:Lot elle-même en tant que telle retombe dans le retrait, qui plus est au profit du présant comme tel. Le présant prend le pas sur ce dans quoi il vient uniquement à la présance. Car venir-en-présance, c'est-à-dire durer dans l'éclaircie d'un ouvert à caractère de monde, ne se déploie (west) que dans la mesure où le non-retrait advient, que celui-ci soit proprement éprouvé voire représenté ou non. En fait, l' 'AÀf,6e:Lot ne se préserve pas proprement dans son essence propre. Elle choit dans le retrait, Af,611. L"AÀf,6e:Lot tombe dans l'oubli. Celui-ci ne consiste nullement en quelque chose dont la représentation humaine ne conserverait pas le souvenir mais l'oubli, la chute dans le retrait, advient avec l"AÀf,6e:Lot elle-même et ce au profit de l'essence du présant qui vient-en-présance au sein du non-retrait. Af,611 est l'oubli de la garde de l'essence de l'être. A telle enseigne que la Af,O"f) est précisément la source d'essence et la provenance essentielle du règne de chaque mode d'être. L'expression "oubli de l'être", expression abrégée et qui, par conséquent prête aisément à malentendus, signifie que l'essence de l'être, le venir-en-présance, y compris sa provenance essentielle depuis l' 'AÀf,Oe:Lot en tant qu'événement (Breignis) de l'essence de cette provenance, choit dans le retrait de concert avec l"AÀf,6e:Lot. Avec cette chute dans le retrait, l'essence de l"AÀ+,6e:Lot et de la venue-en-présance se retire. Et dans la mesure où celles-ci se retirent, elles demeurent inaccessibles à la perception et à la représentation humaines. »2 1. Id., p. 336, déjà cité. 2. «Die Gefahr »,in Bremer 1111d Freib11rger Vonriige, GA, Bd. 79, p. 49-50. Ces quatre conférences, rassemblées sous le titre Ei11blick i11 dos 1/111S ist, ont successivement pour titte « La chose », «Le dispositif (Ge-J~ell) », «Le danger» et «Le tournant». Notons au passage que la description de la cruche comme chose est antérieure à la conférence de 1949 puisqu'elle apparaît dans un dialogue écrit en 1944-1945, c'est-à-dire un an avant la version finale de La parole d'A11nxù11a11dre; cf.« 'Ay1.L{3a!11l·r, »,in Feldweg-Gespriiche, GA, Bd. 77, p. 126 et sq. 52 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME Laissons provisoirement de côté la question de savoir comment et pourquoi la pensée a pu finir par accéder à ce qui lui était initialement inaccessible. Le retrait de l'être en tant que mode initial, grec, de son éclaircie interdit donc l'accomplissement de la déférence et le séjournerensemble puisqu'il soustrait le présant à l'absance doublement conjointe à sa présance même et fait de tout séjournant-transitoire un présant dont la présance, c'est-à-dire le séjour au sein de l'ouvert, se poursuit isolément sans déférence pour les autres : un présant persistant, un étant constant. Mais s'il en est ainsi, depuis quelle expérience est-il néanmoins possible de parler de déférence ou encore depuis quelle expérience y a-t-il un sens à tenir l'hésitation pour un trait de la présance elle-même ? Seule l'expérience de l'&À·~0e:toc en tant qu'elle provient de la À#lYJ peut donner sens à la déférence et à l'hésitation. En effet, celles-ci ne vont pas sans le retrait ou l'absance, la déférence parce qu'elle surmonte le discord en prenant garde à l'essence séjournante, transitoire, ajointée à l'absance, de chaque présant, l'hésitation parce qu'elle advient entre le séjour transitoire et le cantonnement à demeure, c'est-à-dire entre les modes essentiel et essentiellement inessentiel de la venue-en-présance. Mais si c'est bien l'&À~(:Je:toc et la kfi8YJ qui permettent de penser la déférence et l'hésitation, qu'est-ce qui atteste que, d'une manière ou l'autre, les Grecs ont bien fait l'expérience du retrait et du non-retrait comme déterminations de la pré>ance elle-même alors que, nous venons de le voir, l'&.À~0e:t(J(, en tant qu'elle provient de la À~Û-IJ, sombre dans l'oubli au profit du présant :omme tel? Où et comment l'inaccessible &/,·fi(:Je:toc se laisse-t-elle néannoins apercevoir, plus précisément où et comment le rapport essentiel :lu retrait, de l'absance, à la venue-en-présance a-t-il été éprouvé ? Pour :épondre à cette question, Heidegger fait encore appel à Homère. Au :hant VIII de l'Otfyssée, celui-ci raconte comment, en présence des Phéa:iens et tandis que l'aéde Démodocos évoque la querelle qui opposa \chille et Ulysse devant Troie, ce dernier voile son visage et pleure sans ~tre remarqué. Après avoir cité le vers 93 : €v8' &noue; µèv n6:v"t"ocç :MvfJocve: Mxpuoc Àe:l~wv, Heidegger commente: «Selon l'esprit de notre angue, nous traduisons correctement : "Alors il versa des larmes sans iue tous les autres le remarquent." La traduction de VoJ3 est plus proche lu dire grec parce qu'elle reprend dans la version allemande le verbe por- HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 53 teur ÈÀocv6ocve:: "À tous les autres convives, il cacha l'afflux de ses larmes." Pourtant, èl.ocv6ocve: ne signifie pas, de manière transitive, "il cacha" mais "il demeura caché (verborgen, en retrait) - en tant que versant des larmes". Dans la langue grecque, le "demeurer en retrait" est le mot directeur. La langue allemande dit au contraire: il pleurait sans que les autres le remarquent. De même, nous traduisons le précepte épicurien bien connu M6e: ~twaocc:; par : "vis caché". Pensée de manière grecque, la parole dit : "En tant que celui qui conduit sa vie, demeure (cependant) en retrait." Le retrait détermine ici le mode sur lequel l'homme doit venir-en-présance parmi les hommes. Par sa façon de dire, la langue grecque nous apprend que le retrait, c'est-à-dire en même temps le demeurer-hors-retrait a souverainement le pas sur tous les autres modes dont les présants viennenten-présance. Le trait fondamental de la présance elle-même est déterminé par le demeurer en retrait et hors retrait. »1 Alors que, pour nous, Ulysse pleure sans être remarqué par les autres convives, à l'inverse il apparaît aux Grecs comme nimbé d'un retrait qui le soustrait aux regards de l'assistance. Retrait et non-retrait sont donc propres à l'étant et nullement à la perception qu'on en pourrait avoir. Mais comment la langue grecque pourrait-elle ainsi attester que retrait et non-retrait appartiennent à la présance sans avoir elle-même reçu l'empreinte de l'&l.~6e:toc, sans en provenir? Une fois rappelé que« partout la présance du présant ne vient à la langue que dans le paraître, le semanifester, le reposer-devant, le surgir, le se-produire et s'offrir à la vue», Heidegger concluait : « Dans son harmonie sans trouble au sein de l'existence grecque et de sa langue, tout cela serait impensable si demeurer-en-retrait - demeurer-hors-retrait ne régnait pas comme ce qui n'a tout d'abord pas besoin d'être proprement porté à la langue puisque cette 1. « Aletheia (Heraklit, fragment 16) », in Vo1t1iige 1111d AllfsiilZ!, GA, Bd. 7, p. 269-270. Cette analyse, corroborée par celle de« l'oubli» (p. 272-273), reproduit pour l'essentiel deux passages du cours de 1942-1943 sur Parménide ; cf. Parme11ides, GA, Bd. 54, p. 34 et sq. et p. 40 et sq. Dans le cours de 1931-1932 sur l'essence de la vérité et pour expliquer le sens du verbe /.avOiiv<», Heidegger citait déjà ce même vers d'Homère,« un vers que depuis l'école nous avons toujours dans l'oreille» ajoutait-il en manière de confidence ; cf. Vom Wesetr der Wahrheil, GA, Bd. 34, p. 141. Ce qui vaut pour la traduction du grec à l'allemand vaut pour celle du grec au français. Ph. Jacottet, par exemple, traduit : « Ainsi à tout le monde il put dissimuler ses larmes. » 54 HElDEGGER ET LE CHRISTIANISME langue elle-même en provient. »1 C'est donc par la langue elle-même que la pensée peut se laisser indirectement concerner par ce qui lui est directement inaccessible: l'ocÀ+,6eL0t et la Àf,01). Et si la déférence et l'hésitation peuvent avoir un sens malgré le retrait de l'ocÀ+,OeLOt seule susceptible de le leur conférer, c'est parce que« toute l'essence de la langue repose dans le décèlement, dans le règne de l'&À+,fleLOt >>2, décèlement qui ne cesse de provenir du cèlement, &.Àf,OeLOt dont la À+,6ri est l'inépuisable ressource. Avant de poursuivre, il n'est sans doute pas inutile de procéder à une brève récapitulation. Cherchant à préciser le mode d'accomplissement de la déférence sur lequel l'interprétation de la parole d'Anaximandre demeure silencieuse, nous sommes parti du caractère de chose qui apparente l'œuvre d'art à tout ce qu'elle laisse paraître. Au fil conducteur de la description de la chose, il est progressivement apparu que le retrait impensé de l'&.Àf,0eL0t en tant qu'elle provient de la Àf,01), retrait qui constitue l'expérience que les Grecs en eurent, que ce retrait interdisait de déterminer la manière dont s'exerce la déférence sans toutefois la priver de sens puisque la langue qui offre à la pensée initiale ce dont elle parle, ,&; è:6v<cx, les présants et la présance, lui offre du même coup l'&.À+,0eLcx et la À+,6ri comme ce au sein de quoi elle les pense et en parle mais non comme ce qui est proprement à penser et à dire. Après avoir commenté la parole de Pindare selon laquelle la Àf,fl'Y) est chéxµcxp•cx vé<j>oc;, le nuage que rien ne laisse voir, Heidegger écrivait: «La parole poétique de Pindare sur la Àf,61) atteste que les Grecs ont originairement fait l'expérience du caractère réciproquement contre-essentiel de l'&.À+,0eLcx et de la J..f,(hJ. 1. Id, p. 270. Cf. llVos heijft De11ke11 ?, GA, Bd. 8, p. 262 où il est dit : « La lanh'lle est dans la mesure où le non-retrait, 1" A-A-f,(JeLcx, advient (skh ereignet). » 2. «Hegel und die Griechen »,in Weg111orkt11, GA, Bd. 9, p. 443. À propos du Myr,ç héraclitéen et après avoir rappelé que « venir-en-présence signifie : 1111e fai.r s111,P,i, d11rer dons le 11011relmil », Heidegger poursuivait : « Dans la mesure où le /,6yo~ laisse reposer-devant ce qui, en tant que tel, repose-devant, il décèle le présant dans sa présance. Mais le décèler est l'&J.·f,flELcx. Celle-ci et le A6yr,ç sont le même. Le Myetv laisse reposer-devant &J.·l;fl:fot, ce qui, en tant que tel, est hcll'S-retrait (B 112). Tout décèlement soustrait le présant au retrait. Le décèlement a besoin du retrait. L"A-A'i]fleLcx repose dans la A+,O·r,, y puise, met en avant (legl ll()r) ce c1ui par celle-ci demeure retiré (hù1terlegt). Le .\6yr1; est m /11i-111ê111e à la fais décèlement et cèlement. Il est J",\J.·f,flsL<X. »Cf.« Logos (Heraklit, fraE,>ment 50) »,in Vonnïge mrdAefsiitZ!, GA, Bd. 7, p. 225226. C'est ce mouvement d'arrière (hinter) en avant (vor) qui donne son sens le plus profond à la 1J1itophysique. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 55 Nous pourrions par conséquent attendre que ce rapport essentiel entre i):)ç/;fü:tcx et À~Û'YJ soit, de manière correspondante et originaire, posé dans la pensée et pensé à fond. Cette attente n'est pas remplie. Les Grecs n'ont jamais proprement pensé l'&.;.fiOe:ux et la }.fi()Yi quant à leur essence propre et à son fondement parce qu'elles avaient déjà transi tout penser et tout dire comme "l'essence" de ce-qui-est-à-penser. Les Grecs pensent, poétisent, agissent dans l'essence de l'&:À~<h:tcx et de la k/;Ori mais ils ne pensent ni ne poétisent en direction de cette essence, pas plus qu'ils n'agissent sur elle. Il suffit aux Grecs d'être interpellés et entourés par l'&:À·/;Oe:icx elle-même. »1 Mais si penser depuis l'&:À~Ûet:x sans penser l'&Àfi6etcx elle-même, c'est-à-dire la /,fifh;, est bien ce qui, relativement au destin et à la pensée de l'être, caractérise la pensée comme grecque, il en ressort clairement que le séjournerensemble propre à l'essence de la cruche ne saurait être pensé aussi longtemps que l'&:/,~Oe:tcx et la Àfi0·1J ne l'auront pas été, bref tant que la pensée demeurera grecque. Préciser le mode d'accomplissement de la déférence ou du rassemblement du ciel et de la terre, des divins et des mortels dans le versement de la cruche requiert alors de penser l'essence propre de l'&:À·/;6e:tcx et de la À·/;O·ij, de penser d'une manière qui ne soit plus grecque ce que les Grecs n'ont pas eux-mêmes pensé mais sans quoi ils n'auraient cependant jamais pu penser ce qu'ils ont pensé. 1. Pam1e11ide.r, GA, Bd. 54, p. 129. A propos des vers 45 et suivants de la VII< Olympique, cf. p. 109 et sg., ainsi que 120 et sq. Sur le rapport des Grecs à 1'&1.-f,61:toc, cf. le cours de 19371938, (,/1111djh(geJJ der Philosophie, GA, Bd. 45, p. 108 et sq. IV Comment accéder à l'essence propre de l'&.t..1j0e:Lct sans partir de ce qui en est la source et la ressource : la t..#h1 ? Si «ce qu'est le retrait est exprimé pour la première et dernière fois dans le xpu7t-re:a6ctt d'Héraclite »1, la manière dont celui-ci comprend l'&t..f,fü:tct n'est-elle pas alors, plus que toute autre, susceptible de nous en indiquer l'essence ? N'est-ce pas aussi et même surtout pour cette raison que Heidegger a placé l'élucidation du sens héraclitéen de l'&.t..f,0e:tct au terme du recueil de ses Essais et conférences, recueil dont la composition reçoit son principe du rapport entre l'&.J..f,Oe:tct, le dispositif (Gestel~ en tant qu'essence de la technique et I'Ereignis, mot dont, pour l'instant, il suffit de savoir qu'il nomme ce qui n'est plus grec. Depuis !'Antiquité, Héraclite a été nommé !'Obscur et c'est par la mention de cette épithète que Heidegger ouvre et achève l'essai qui, consacré à l'&t..1j6e:tct, vise à élucider le sens de cette obscurité. Héraclite est «!'Obscur» en raison même de ce qu'il s'attache à penser : le se-celer de l'être 2 mais il est aussi le Clair «car il dit l'éclairant puisqu'il tente d'en convoquer l'éclat (Scheinen) dans la langue de la pensée. L'éclairant dure 1. « Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag "Zeit und Sein"», in ZNr Sache des De11ke11s, p. 56. Il s'agit bien sûr du fragment 123. 2. Cf. Hemklit, GA, Bd. 55, p. 28 et sq. 58 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME pour autant qu'il éclaire. Nous nommons son éclaircir l'éclaircie (die Lichtung). Ce qui lui appartient, où et comment elle advient, cela reste à méditer. Le mot "clair" signifie : luminescent, rayonnant, illuminant. L'éclaircir octroie l'éclat, libère l'éclatant dans un apparaître. La libre vastitude (das rreie) est le domaine du non-retrait que régit le déceler. Qu'est-ce qui appartient nécessairement à celui-ci, décèlement et éclaircie sont-ils, et dans quelle mesure, la même chose, ce sont là encore des questions. »1 Et n'est-ce pas à ces dernières que fait justement écho Héraclite lorsqu'il demande -:à µ~ 8uv6v r.o-:e 7tW<;; &v 't"LÇ MOot, comment quelqu'un peut-il demeurer caché devant ce qui ne sombre jamais? N'est-ce pas alors en vue de l'éclaircie et du décélement qu'il convient d'interroger ce fragment 16 ? Certes, mais ne risque-t-on pas. ainsi d'ajouter une interprétation aux autres, interprétation que rien ne distinguera fondamentalement des autres puisqu'elle en prendra simplement la suite ? Acette objection, Heidegger répond en reconduisant la parole d'Héraclite au domaine de ce qui est à penser, en indiquant le site depuis lequel il se tourne vers elle : «Le caractère toujours autre de chaque interprétation dialoguée est le signe d'une plénitude non dite, celle de ce que Héraclite lui-même n'a pu dire que selon les perspectives qui lui étaient octroyées. Vouloir se lancer à la poursuite de la doctrine objectivement conforme d'Héraclite est un projet qui se soustrait au danger salutaire d'être atteint par la vérité d'une pensée. » Puis, allant à la ligne, il prévient : « Les remarques suivantes ne conduisent à aucun résultat (Ergehnis). Elles montrent dans l'Ereignis. »2 Quelle est la portée de cet avertissement que souligne la typographie ? Il signifie d'abord que c'est depuis l'Ereignis, depuis ce qui n'est plus grec, que Heidegger s'enquiert ici de l'ocl;f;Oetoc, de ce qui caractérise le grec comme tel. Il signifie ensuite, et le second point dépend du premier, que, d'une certaine façon, c'est aussi depuis la plénitude réservée de l'Ereignis" 1. « Aletheia (Heraklit, fragment 16) »,in Vo1tnïge1111d Af!/.riitze, GA, Bd. 7, p. 265-266. 2. Ibid., p. 269. 3. En marge de son propre exemplaire et à propos du pronom démonstratif clans la proposition « ... celle de ce que Héraclite lui-même n'a pu dire ... », Heidegger a noté : «Qu'est-ce que cela? l'Ere{~11is? » i\1/11/atis 11111ta11dis, la même chose vaut pour le -;/, 'J.•i-;/, du fra1,,'1Ilent 3 de Parménide; cf.« Moira (Parmenides VIII, 34-41) »,in Vo1triige 1111d A11fsiitze, G1\, Bd. 7, p. 260 et« Der Satz der ldentitat », in ldmtit(it mu/ Df/lmmz, p. 24-27. · HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 59 que Héraclite pouvait voir et dire l'ciÀ-lj6etcx. L'interprétation du fragment 16 devrait alors nous permettre de préciser le rapport entre l'ciÀ·~6etcx et l'E'reignis, entre ce qui est grec et ce qui ne l'est plus pour en être l'essence, devrait par conséquent nous permettre de commencer à déterminer le mode d'accomplissement de la déférence. To µY, 8uv6v 7tO't"& 7twc; &v Ttc; M6ot. Héraclite pose une question : 7twc; &v TL<; ÀciOot, comment quelqu'un peut-il demeurer caché ... ? Sans revenir sur le demeurer-caché dont l'élucidation était précisément destinée à indiquer le domaine d'où provient et auquel revient cette même question, rappelons toutefois que la description d'Ulysse pleurant obombré par le retrait rend à sa manière manifeste que ce dernier est un trait essentiel de la présance, voire que «la présance est le se-celer éclairci (das gelichtete Sichverberg,en) »1• Mais cela ne suffit pas à déterminer ce devant quoi quelqu'un peut ou pourrait demeurer en retrait: TO µY, 8uv6v 7tOTE, ce qui ne sombre jamais. Que signifient donc ces mots ? To 8uv6v est lié au verbe 8uw, pénétrer dans, s'enfoncer, plonger, se coucher (en parlant d'un astre), bref entrer dans le cèlement. To µ·Ji 8uv6v 7ton, c'est ce qui ne sombre jamais dans le cèlement ou le retrait. Sous la forme d'une question oratoire, Héraclite affirme donc que, devant ce qui ne sombre jamais dans le retrait, personne ne peut demeurer caché. Partant, que désigne positivement ce qui est dit ne sombrer jamais ? « Aussitôt que nous ne saisissons plus séparément les mots porteurs, •o 8üv6v et M6ot, et que nous les entendons dans l'ensemble intact de la parole», répond alors Heidegger, « il devient clair que celle-ci ne se meut nullement dans le champ du cèlement mais dans le domaine tout simplement opposé. Un léger déplacement de l'ordre des mots sous la forme To µ-lj7ton 8uvov manifeste instantanément ce dont parle la phrase : de ce qui ne sombre jamais. Et si nous convertissons intégralement la tournure négative en l'affirmation correspondante, alors seulement nous entendons ce que la parole nomme par "ce qui ne sombre jamais", à savoir: ce qui toujours émerge. En grec, cela devrait se dire : To &.et <J>uov. Cette locution ne se 1. Id., p. 271. 60 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME trouve pas chez Héraclite qui néanmoins parle de la cJ>ucrn;. »1 Mais si cette dernière est ce qui toujours émerge, c'est-à-dire se décèle, quel est son mode de décèlement propre ? Contre l'usage prosaïque, Héraclite ne dit donc pas 't'O µ1j7tO't'E auvov mais -ro µ+, 8uvov r.o-re. La tmèse met en reliefla négation. Quel est alors le sens de cette dernière ? La négation peut se dire par µ+, ou par où. Selon la terminologie des grammairiens, où marque la négation objective et µ·~ la négation subjective, où nie directement quelque chose et µ+, nie indirectement quelque chose de quelque chose d'autre qui n'est pas lui-même nié, exprime une défense ou une prohibition. « M+, ... 7tO't'E signifie donc : que... ne ... jamais. Quoi donc ? Que quelque chose soit autrement qu'il n'est.» La négation porte sur le sens verbal du participe et 't'O µ·fi auvov 7t0't'E doit être compris comme: le pourtant-bien-ne-sombrer-jamais (das doch ja nicht Untergehen je)2. Mais nommer ainsi la <j>umc;, n'est-ce pas dire que le décèlement est toujours tourné vers le cèlement? «Les mots -ro p.+, 3uv6v r.o-re, le pourtant-bien-ne-sombrer-jamais, désignent les deux : décèlement et cèlement, non comme des événements différents et passant de l'un à l'autre mais comme une seule et même chose. w' Le fragment 123 selon lequel cj>•)aLç xpu7t-rea6aL <j>LÀE'L, l'émergence accorde sa faveur au seceler, n'en est-il pas la confirmation ? Quelle est en effet la portée de cette juxtaposition de cJ>uaLç et de xp•)7t-rea(hL qui rapproche surgir-hors-du-retrait et se-mettre-en-retrait ? Elle ne signifie pas l'alternance ou la succession de deux états mais décrit le mode d'accomplissement du décèlement lui-même. « L'émerger est comme tel toujours déjà incliné vers le se-clore (dem Sichverschlieffen). Dans celui-ci, celui-là demeure en réserve, à l'abri (geborgen). En tant que semettre-en-retrait et à l'abri (Sichverbergen), le xpuït-reaOaL n'est pas un simple se-clore mais un abriter (Bergen) où demeure préservée la possibilité essentielle de l'émergence et auquel appartient !'émerger en tant que tel. Le se-mettre-en-retrait se porte garant de l'essence du se-déceler. A 1. Id., p. 275. Dans la prose arriquc, :J:f;... 7tr,-;z, pas une fois, jamais, s'écrie en un seul mor, ' !Xljï;'r,-;-~. 2. Id., p. 276. 3. Id., p. 277. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 61 l'inverse, dans le se-mettre-en-retrait règne la retenue de l'inclination au se-déceler. Que serait un se-déceler qui, tourné vers l'émergence, ne se retiendrait pas ? <l>u<rn; et xpu1tTe:aflcu ne sont pas alors séparés l'un de l'autre mais inclinés l'un vers l'autre. Ils sont le même. C'est seulement dans une telle inclination que l'un accorde à l'autre son essence propre. Cette faveur en elle-même adversative est l'essence du <!>tl.e:r et de la <!>tl.lcx. Dans cette inclination qui incline l'un dans l'autre !'émerger et le semettre-en-retrait repose la plénitude d'essence de la <Puat<;. »1 Interprété comme <Pu<n<;, émergence hors du retrait et n'y sombrant jamais, •o µ+, 8uv6v 1ton désigne donc «le domaine que fonde et régit l'intimité mouvante du décéler et du céler », le domaine du retrait et du non-retrait, le domaine de l'ocl.+,fle:tcx et de la 1.f,61). Comprise selon l'unité adversative qui lui est propre, celle-ci est alors « l'inapparence de toute inapparence [...] puisqu'elle offre le paraître à toute apparition >>2, voire le domaine des domaines « où croît ensemble (concrescit) tout ce qui appartient à l'événement (Ereignis) du déceler éprouvé comme il convient »3. c'est-à-dire dans son unité avec le céler lui-même. Le domaine du« pourtant-bien-ne-sombrer-jamais» est par conséquent «le concret pur et simple» tout comme, à l'époque d'Être et temps, l'être était« le transcendens pur et simple »4, et si le déploiement adversatif de l'ocl.f,fle:tcx et de la )..·~6'1) est à la source de tout ce qui apparaît, il en est du même coup l'événement par excellence, unique. Revenons un instant en arrière. Si les mots TO à.et <!>uov par lesquels Heidegger traduit « ce qui toujours émerge » sont absents des fragments d'Héraclite, la substitution de •+,v <Puatv à To µ+, 8uv6v 1tOTe: n'est-elle pas alors entachée d'arbitraire ? Ce n'est pas sûr car, à la place du mot oce:L<i>uov et dans un fragment auquel Heidegger fait référence sans en citer intégralement le texte, nous trouvons le mot oce:l~wov : toujours vivant. Le fragment 30 dit en effet : « xoaµov 't'OV8e:, TOV CXÙTOV Ot1t0CVTWV, OUTe: Tt<; fle:&v " , f} pwr.wv ' ' ll)O'E:V, CXl\I\ , '\ '\ ' ..l.,,v cxe:t , \ ,, ,, , ,,., OUTe: CXV E:1t0 XCXL\ E:O' TLV XCXL\ E:O' TCXL 1tUp cxe:t~wov, 1. Id., p. 278-279. 2. Id, p. 279. 3. Id, p. 280. 4. lhid et .Sèi11 1111d Zeil, § 7, p. 38. 62 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 0t7t•oµe:vov µ&-.p0t K<XL &7toa~e:vvuµe:vov µ&-.p0t, ce monde, le même pour tous, ni un dieu ni un homme ne l'a produit mais il était toujours, est et sera feu toujours vivant, s'allumant en mesure et s'éteignant en mesure». Que veut dire « toujours vivant» et quel est le sens grec du vivre ? « Dans ~r,v, dans ~ocw, parle la racine ~Ot- »dit Heidegger•. Z0t- a la fonction d'un préfixe intensif. Mais comment en préciser la signification sans procéder depuis les noms et les verbes qu'il vient modifier? C'est ainsi que Pindare parle de ~0tO&~ fi uÀcp, la divine Pylos ou de 'la6µéil -.e: ~0t6&~, l'isthme divin. Pindare, commente alors Heidegger, « nomme ~oc6e:oc; les lieux et les montagnes, les prairies et les rives fluviales lorsqu'il souhaite dire que les dieux, ceux qui, paraissants, regardent-dans, s'y sont souvent et proprement laissé voir, y vinrent en présance dans une apparition. Ces lieux sont particulièrement sacrés parce qu'ils émergent exclusivement dans le laisser-apparaître du paraissant ». Si « ~Ot- désigne le pur laisser-émerger dans et pour les modes de !'apparaître, du regarder-dans, de l'irruption, de l'arrivée »2, alors vivre, ~r,v, ne saurait signifier autre chose qu'émerger dans la clarté. Bref, « ~w·fi et <!>uaLc; disent la même chose : &d~wov signifie ' 1 .1,' . 'file : 't'O1 µ'Y1) ouvov ~- ' OtEL·rUOV, s1gm 7t0't'E ))".l Dans le fragment 30, le mot &.d~wov succède au mot 7tÜp, le feu. Que faut-il entendre alors par feu sinon ce monde qu'aucun homme ou dieu n'a jamais produit? Mais si le feu éclaire, embrase, consume et anéantit tout à la fois, quel est celui de ses caractères descriptifs qui permet de le penser comme coextensif au monde ? D'une part, le feu donne une étendue à la clarté et d'autre part, selon un fragment découvert par K. Reinhardt, il est aussi, pour Héraclite, -.à <!>povLµov, le méditant. 4 Que signifie ce titre? Méditer, c'est rassembler toutes choses dans leur être et le feu peut être compris comme « le méditant» parce qu'il rassemble en exhibant et exposant dans la présance. Et si rassembler est le premier sens de Mye:Lv, on peut en conclure que« •à flüp, le feu, est 6 A6yoc; », feu 1. Id., p. 281. Sur cette interprétation du vivre qui repose entièrement sur l'usai,>e poétique de la racine ~Ol- avec laquelle le verbe ~&w, ~if1c.i, n'a pas de rapport étymologique, cf. 1-Jernklit, GA, Bd. 55, p. 93 et sq. 2. Id., p. 281. Cf. lythiq11es, V, 70 et lsth111it111es, I, 32. 3. Id., p. 282. 4. Cf. K. Reinhardt,« Heraklits Lelue vom Feucr», in vér111iicht11is der Antike, p. 41-71. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 63 dont «la méditation est le cœur, c'est-à-dire la vastitude hébergeanteéclairante, du monde »1• 'Ae:l~wov signifiant <X.e:l<!>uov, le feu toujours vivant est un autre nom pour -ro µTi 8iJv6v 7to-re:. C'est donc comme émergence perpétuelle hors du se-celer que le feu est ignescent. Mais il est aussi ce qui éclaire et « si nous le pensons comme le pur éclaircir (das Lichten) », dit alors Heidegger, «celui-ci n'apporte pas seulement le lumineux (die Helle) mais en même temps la libre-vastitude où toutes choses, surtout les adverses, viennent à paraître. Éclaircir est donc plus que simplement illuminer (Erhellen), plus aussi que mettre à jour (Frei/egen). Éclaircir est la mise-enavant dans la libre-vastitude, mise-en-avant qui rassemble en méditant (das si11nend-versatt11t1elnde Vorbringen), est l'octroi de la présance »2• Comment faut-il penser cette éclaircie dès lors qu'elle est plus et autre chose qu'une mise en lumière ou quel est le rapport entre éclaircie et lumière? Partons de !'apparaître. Tout ce qui paraît vient à la lumière. Mais s'il n'y a pas de lumière sans ombre, l'une et l'autre ne peuvent entrer en contraste qu'au sein d'une dimension préalable qui les ouvre l'une à l'autre. «Nous nommons cette ouverture qui octroie un possible laisser-paraître et montrer, l'éclaircie», dit Heidegger en précisant peu après que« la lumière peut bien pénétrer dans l'éclaircie, dans son ouvert, et laisser jouer en elle le clair et l'obscur. Mais en aucun cas la lumière ne crée d'abord l'éclaircie, à l'inverse celle-là, la lumière, présuppose celle-ci, l'éclaircie». Au-delà des rayons et des ombres, «l'éclaircie est l'ouvert pour tout ce qui vient-en-présance, pour tout ce qui s'absante »3. Plus encore, l'éclaircie ouvre l'accès à la présance. «Avant tout l'éclaircie octroie la possibilité du chemin vers la présance et octroie la possible présance de ce chemin lui-même. L'<X.Àfi6e:L<X, le non-retrait, nous devons les penser comme l'éclaircie qui octroie l'être et la pensée dans leur présance réciproque. »4 L'éclaircie ouvre l'être à la pensée et la pensée à l'être. Pourquoi la pensée ne s'est-elle pas alors initialement tournée 1. « Alecheia (Heraklic, frai,'ITlent 16) »,in Vorlrage 1md A11(ratze, GJ\, Bd. 7, p. 283. 2. Ibid. 3. « Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens », in Z11r Sache des De11ke11s, p. 71 et 72; cf. p. 74. 4. Ibid., p. 75. 64 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME vers l':X.Àf,fleLoc qui la noue à l'être? Nous l'avons vu, si la À+,Or., le se-celer, le se-mettre-à l'abri, est le cœur même de l'&À+,0eLoc ou éclaircie de la présance, la pensée ne saurait se tourner vers ce qui, par essence, se dérobe en se retirant. Mais comment dire cela sans avoir fait l'expérience du retrait lui-même et comment cette dernière pourrait-elle avoir lieu si, avant d'être celle de la présance, l'éclaircie n'était celle de son retrait? Dès lors que la présance se retire devant le présant, le retrait appartient à la présance et l'éclaircie de la présance est celle de son retrait. Et n'est-ce pas parce que l'éclaircie est celle du retrait de la présance, de la présance comme retrait, que la pensée est susceptible d'accéder à ce qui lui était initialement ou presque inaccessible ? Mais une chose est d'expliquer comment la pensée peut faire l'expérience de l'oubli de l'être, une autre de déterminer ce qui l'y contraint et la question de savoir pourquoi la pensée a pu finir par atteindre ce qui lui était initialement soustrait demeure entière. Nous y reviendrons. Si avant d'être celle de la présance, c'est-à-dire l'&À+,0eLoc, l'éclaircie est bien celle du retrait et du se-celer propres à la présance du présant, ne recèle-t-elle pas alors ce qui donne lieu à l'&t..+,f-leLoc comme à la présance et «dans le se-celer (Sichverhergen) de l'éclaircie de la présance, ne règne-t-il pas encore un abriter (Bergen) et prendre-en-garde (Verwahren) qui octroie d'abord le non-retrait pour qu'ainsi le présant puisse apparaitre dans sa présance »1 ? Sans répondre immédiatement à cette question, précisons-en la portée. Si le xpu7tn116ocL héraclitéen abrite la possibilité du non-retrait et de la présance, de l'être et de l'&t..+,6eLoc, il recèle du même coup l'éclaircir de l'éclaircie elle-même, de cette éclaircie au sein de laquelle nous accédons à l'étant et, d'une certaine façon, à l'être. Dès lors, remonter de l'éclaircie de la présance ou &t..+,OeLOt, à l'éclaircie du retrait de la présance qui en est l'essence même et à l'abriter qui lui est propre, n'est-ce pas remonter à la source même de l'&t..+,6eL0t et excéder ce qui est grec vers ce qui ne l'est plus ? Dans le même contexte et à propos de quelques-uns des concepts les plus fondamentaux de la métaphysique, Heidegger avertit que nous ne pourrons jamais les déterminer de façon suffisante« sans d'abord faire, de 1. Ibid., p. 78. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 65 mantere grecque, l'expérience de l"Al..~Oe:toc comme non-retrait pour ensuite, par-delà le grec, la penser en tant qu'éclaircie du se-celer »1• Ailleurs, après avoir déclaré que« notre pensée d'aujourd'hui a pour tâche de penser de manière encore plus grecque ce qui fut pensé de manière grecque», il précise: «Relativement à l'essence de !'apparaître, cela se laisse bien expliquer. Quand la présance elle-même est pensée comme apparaître, alors le venir au clair dans le non-retrait règne sur la présance. Le non-retrait advient (sich ereignet) dans le déceler comme un éclaircir. Cet éclaircir lui-même demeure cependant et à tout point de vue impensé en tant qu'événement (Ereignis). S'engager à penser cet impensé signifie : s'occuper plus originairement de ce qui fut pensé de manière grecque, le voir dans sa provenance essentielle. Quant à son mode, ce regard est grec, relativement à ce qu'il voit il n'est cependant plus, plus jamais, grec. >>2 Dès lors que la différence entre ce qui est grec et ce qui ne l'est plus, entre ce qui appartient à l'histoire de l'être et ce qui n'en relève plus, est celle de l'oct.~Oe:toc et de l'Ereignis - mot dont la traduction par « événement» n'épuise pas, tant s'en faut, le sens -, n'est-ce pas en continuant d'interroger la manière dont Héraclite pense la première que nous serons en mesure de réaccomplir le chemin qui mène au second ? Revenons donc au fragment 16. Ilwc; ocv ·ne; /.oc6ot, comment quelqu'un peut-il demeurer caché ... ? demande Héraclite. Le caractère oratoire de cette question signifie, nous l'avons déjà dit, que nul ne saurait se soustraire à ce qui ne sombre jamais ou se dérober à l'éclaircie. Mais pourquoi? Tant que nous ignorerons qui désigne le pronom indéfini, nous ne pourrons évidemment répondre. À qui donc le pronom-adjectif interrogatif ·ne; renvoie-t-il ? Aux hommes certes mais aux dieux également puisque ni les uns ni les autres n'ont produit ce feu toujours vivant qu'est le monde. Comment pourraient-ils alors être toujours assignés à ce qui ne sombre jamais si l'éclaircie ne régissait leur présance elle-même ou encore si« nepas-demeurer-caché » et « venir-en-présance » ne signifiait une seule et même chose? 1. Ihid., p. 79. En 1938-1939, Heidegger tenait déjà« la conception du non-retrait comme ouioerl1117!de l'étant pour 110n-grecqueen un sens remarquable»; cf. Berùmu11g, GA, Bd. 66, p. 316. 2. « Aus cincm Gcspriich vonderSprache »,in U11tenve.,f!,I zurSprache, GA, Bd. 12, p. 127. 66 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME Mais l'éclaircie ne concerne-t-elle que les seules présances humaine et divine, que la seule présance des ~<;>ex, des vivants ? Rien n'est moins sûr car si, comme le dit Heidegger dans une formule dont la compréhension entraîne de proche en proche celle de toute sa pensée, si « présance signifie : demeurer à partir du cèlement en avant dans le décèlement (aus der Verbergung her in die EntbC7,ung vor 111ahren) »1, alors l'éclaircie où se déploie l'unité adversative du cèlement et du décèlement concerne bien la présance de tous les présants et ce quels qu'ils soient. Il reste toutefois que le sujet grammatical du fragment 16 est «quelqu'un» et non «quelque chose». Faut-il en conclure que cette parole héraclitéenne n'a qu'une simple portée régionale ou y voir au contraire le signe du rapport singulier qui lie les hommes et les dieux à l'éclaircie elle-même? Ce rapport est en effet singulier à double titre. D'une part les hommes et les dieux ne vont jamais sans les plantes et les animaux, la montagne, la mer et les étoiles, « choses qui, en un autre sens, sont divines et humaines », bref sans le ciel et la terre auxquels, chacun à leur manière, ils sont essentiellement ouverts, d'autre part et surtout «ils ne peuvent jamais demeurer cachés dans leur rapport à l'éclaircie». Pourquoi ? La réponse vient sur le champ : «Parce que leur rapport à l'éclaircie n'est rien d'autre que l'éclaircie elle-même dans la mesure où celle-ci rassemble et retient dans l'éclaircie les dieux et les hommes. »2 Comprise comme la dimension au sein de laquelle se déploie l'unité adversative du cèlement et du décèlement, unité qui règne sur la présance de chaque présant, l'éclaircie les laisse paraître en les rassemblant dans la présance. Nous ne saurions donc déterminer le rapport des hommes et des dieux à l'éclaircie sans procéder depuis leur propre mode de présance. Mais ceux-ci et ceux-là ne sont évidemment pas présants sur le même mode. Quelle est la différence et surtout affecte-t-elle, en son fait, le rap1. « Aletheia (Heraklit, fragment 16) », in Vortriige 1md ANjsiilZ!, GA, Bd. 7, p. 284. La même formule ou presque réapparaît quelques années plus tard, dans la conférence Hegel 11nd die G'rircbe11, lorsque la présance est explicitée comme « le demeurer à partir du retrait en avant dans le non·retrait (tlas a11s der Verborgmheit her i11 die l111verborge11heil vor- IV'iihre11) » ; cf. Weg111arke11, GA, Bd. 9, p. 441. Cette formule reproduit, au verbe près, 1viihre11 au lieu de bri11f!.ell, celle, citée plus haut (p. 46), par laquelle Heidegger caractérise la production et la <l>•ja~~ ; cf. également «Die Gefahr », in Brenier Nlld FiribNwr v'i11tn1ge, GA, Bd. 79, p. 64. 2. Id, p. 285. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 67 port à l'éclaircie? Après avoir évoqué le fragment 53 selon lequel 7t6Àeµoc:;, l'explication conflictuelle, laisse paraître certains présants comme des dieux et d'autres comme des hommes, Heidegger commentait:« Cela veut dire: l'éclaircie qui dure laisse venir en présance dans le non-retrait les dieux et les hommes de telle sorte qu'aucun d'entre eux ne puisse jamais demeurer caché. [...] Toutefois, la présance des dieux est autre que celle des hommes. En tant que ~ixlµovec:;, fk&ovnc:;, les dieux sont ceux qui regardent-dans, dans l'éclaircie du présant, présant qui concerne les mortels à leur manière puisqu'ils le laissent reposer-devant dans sa présance sans cesser d'y prêter attention. »1 En d'autres termes, si les dieux viennent-en-présance en tant qu'ils regardent dans l'éclaircie et les hommes en tant qu'ils regardent depuis l'éclaircie, les uns et les autres tirent leur être ou présance du rapport à l'éclaircie. Quel est-il, comment advient-il, quel en est le mode de déploiement? À la différence des autres présants, les hommes et les dieux « ne sont pas seulement illuminés (beleuchtet) dans l'éclaircie mais rendus lumineux par elle et pour elle (aus ihr Z!' ihr er-leuchtet). Ils peuvent alors ainsi, à leur manière, accomplir (amener à la plénitude de son essence) l'éclaircir et par là garder l'éclaircie. Les hommes et les dieux ne sont pas seulement exposés à la lumière (belichtet), fût-elle suprasensible, en sorte que, devant elle, ils ne puissent jamais se dissimuler dans l'obscurité. Ils sont dans leur essence éclaircis (gelichtet). Ils sont éclairés (er-lichtet) : appropriés à l'événement de l'éclaircie et, pour cette raison, jamais célés mais décélés (in das Ereignis der Lichtung vereignet, darum nie verborgen, sondern ent-borgen) et cela pensé encore en un autre sens. De même que les éloignés appartiennent aux lointains (wie die Entftrnten der Ferne gehiiren), de même les décélés (die Entborgenen), au sens qu'il convient maintenant de penser, sont confiés à l'éclaircie qui les abrite, les tient et retient (der bergenden, sie haltenden und verhaltenden Lichtung zugetraut) >>2. Présants dans l'éclaircie, les hommes et les dieux ne le sont évidemment pas au même titre que le ciel et la terre 1. Id., p. 284. Sur le sens du verbe 6&&.ù(·"'"• blicken, regarder, l'assimilation des dieux aux regardants et la détermination de l'homme comme celui dont le regard répond à la vue (Blick) qu'offre ce qui se montre, comme celui dont le regard répond à celui de l'être, comme le regardé (An-geblickte), cf. Pant1mides, GA, Bd. 54, p. 152-162 et particulièrement p. 158 et 160. 2. Id, p. 285. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 68 dès lors qu'ils sont ouverts à la présance en tant que telle. Mais comment pourraient-ils être ouverts à la présance sans l'être d'abord à son éclaircie et comment pourraient-ils être ouverts à l'ouvert ou à l'éclaircie dans l'éclaircie sans être eux-mêmes et par vocation éclaircis en tant qu'éclairants et ce d'autant plus que l'ouvert est l'éclaircie? Que signifie alors ce rapport incomparable à tout autre sinon que les hommes et les dieux sont appropriés à l'éclaircie de telle sorte que cette appropriation (Er-eignis) est l'éclaircir même et ainsi l'événement s'il en fut jamais ? Et dans cette appropriation les hommes et les dieux sont nécessairement toujours décélés puisqu'ils sont l'éclaircie - dans une autre langue on dirait : toujours dans la vérité de l'être car leur être en est le lieu - ou encore nécessairement remis dans leur être, c'est-à-dire confiés, à l'éclaircie qui, nous l'avons vu, ne va pas sans un abriter. Mais Je fragment 16 porte-t-il bien sur le rapport des hommes et des dieux à l'éclaircie en tant que domaine des domaines? Si les mots TO µ~ 3uv6v n:oTe: et M6ot par lesquels commence et finit ce fragment nomment le décèlement et le cèlement dont seule l'éclaircie ouvre le rapport, c'est sans nul doute le domaine des domaines, le domaine de l'&À1j6e:toc qui est pris en vue. Et si questionner est propre à l'homme et aux dieux, la forme interrogative de cette parole d'Héraclite indique que ce dernier « pense l'éclaircir célant-décélant, le feu du monde, dans un rapport à peine visible à ceux qui, par essence sont éclairés et qui ainsi, en un sens insigne, sont à l'écoute de l'éclaircie à laquelle ils appartiennent (der Lichtung Zuhiirende und Zugehiirige sind) »1• La question d'Héraclite ne signifie-t-elle pas alors que le rapport du feu du monde aux dieux et aux hommes est tel que les uns et les autres« appartiennent à l'éclaircie non seulement en tant qu'ils sont exposés à la lumière et mis en vue mais comme ces inapparents qui, à leur manière, co-apportent l'éclaircir, le prennent-en-garde et le transmettent dans sa durée »2 ? Mais ainsi comprise, cette question ne reçoit-elle pas son sens de l'Ereignis et, d'une certaine manière, ne montre-t-elle pas les hommes, les dieux et le feu du monde depuis l'Ereignis, voire dans l'Ereignis si ce dernier est« le milieu se découvrant et se 1. Id., p. 286. 2. Ibid. 69 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME médiatisant lui-même (die sich selbst ermittelnde und vermittelnde Mille) dans lequel doit être par avance repensé toute essance (Wesung) de la vérité de l'être »1 ? N'est-ce pas alors de l'~À~6etix à l'Ereignis que nous a acheminé l'interprétation de la parole d'Héraclite ou, plus précisément, de l'éclaircie de la présance au seuil de l'appropriation de l'être à l'homme et de l'homme à l'être, appropriation depuis laquelle il y a et l'homme et l'être puisqu'elle est l'éclaircir de l'éclaircie? Parcourir ce chemin, n'est-ce pas alors comprendre la différence entre penser depuis l'éclaircie et penser l'événement (Ereignis) de l'éclaircir - événement qui advient dans, par et surtout comme appropriation (Er-eignis) réciproque de l'être et de l'homme-, n'est-ce pas surtout se porter au lieu du partage ou de la décision2 entre ce qui est grec et ce qui ne l'est plus ou pas encore ? 1. Beitriige zur Pbiloropbie, GA, Bd. 65, p. 73. 2. Sur le sens que peut avoir la décision dans un tel contexte, cf. Beitriige GA, Bd. 65, p. 87 et sq. Zf'T Pbilosopbie, V Si tout étant ou tout présant se tient dans l'éclaircie, il n'en demeure pas moins comme soustrait à l'éclaircie dans l'éclaircie même puisque son être n'y est pas aussi accessible que lui. L'éclaircie où l'étant vient en présance est donc d'abord celle du retrait de l'être. Elle n'est pas circonscrite ou limitée par ce retrait mais elle est «éclaircie pour ce qui se-céle ». Et Heidegger ajoute : « Nous pouvons et devons comprendre cette détermination du se-célant - vue depuis l'éclaircie de l'étant - comme une première caractérisation essentielle de l'être lui-même. » Le se-celer de l'être est néanmoins de nature particulière car l'étant qui se tient dans l'éclaircie ne saurait nous y être accessible en tant que tel sans que l'être ne se soit d'une manière ou l'autre préalablement laissé voir. Il faut alors en conclure que l'être« simultanément se montre et se retire», que« le se-refuser hésitant est 1:e qui est proprement éclairci dans l'éclaircie et à quoi d'ordinaire nous ne prêtons pas attention »1• Une fois encore, l'hésitation est un trait de l'être. La vérité n'est donc pas seulement l'éclaircie de l'étant, c'est-à-dire le non-retrait du présant ou àÀf,Oe:toc, mais plus originairement« l'éclaircie pour le se-celer hésitant »2 • 1. Gimulfmgm der Philosophie, GA, Bd. 45, p. 210. 2. Ibid., p. 211. Cf. Bcitriige Z!"' Phi/o,·ophie, GA, Bd. 65, p. 346. 72 HEIDEGGER ET LE CHRISI1ANISME L'éclaircie de l'étant concerne notre être dans la mesure où c'est en elle et par elle que nous pouvons accomplir ce qui nous est propre, à savoir nous rapporter à l'étant en tant qu'étant, qu'il s'agisse de celui dont nous nous préoccupons ou de celui que nous sommes. Et si l'éclaircie du présant est proprement celle de la présance et de son retrait, de la présance en son retrait, l'éclaircie du retrait ou du se-celer est alors le véritable lieu ou abri de notre être puisque nous ne saurions nous rapporter à l'étant comme tel sans être auparavant rapporté à l'être, bref sans être rapport à l'être lui-même, c'est-à-dire à son retrait. Nous sommes donc bien confiés à l'éclaircie du retrait qui nous abrite et tel est le sens du jeu de mot, autorisé par la chose même, selon lequel, tout comme les éloignés appartiennent aux lointains; die Entborgenen signifie à la fois les décélés et ceux dont l'être appartient à ce .qu'abrite (bergen) l'éclaircie du seceler (Sïchverbergen). Cette éclaircie toutefois ne saurait être le site de l'essence de l'homme sans que la seconde ne soit nécessaire à la première, appelée par elle. Qui est alors l'homme sinon « celui qui est requis (gebraucht) par l'être pour soutenir l'essance de la vérité de l'être »1 ? Mais comment l'homme pourrait-il être ainsi nécessaire à l'éclaircie ou à la vérité de l'être sans y être approprié ou transproprié et par cette appropriation même contribuer à l'éclaircir?« En tant qu'essance de l'éclaircie du se-celer, le Da-sein appartient à ce se-celer lui-même qui se déploie (west) comme ap-propriation »2• Abritant l'éclair éclairant que nous sommes, l'éclaircie du retrait abrite donc rien moins que l'Ereignis, c'est-à-dire l'appropriation de l'être à l'homme et de l'homme à l'être, appropriation dans et par laquelle l'événement de l'éclaircir a lieu et dont proviennent par conséquent 1'&1..~fü:LOt et la présance. En déterminant l'essence de la vérité comme «la mise à l'abri éclairante de l'appropriation (die lichtende Verbergung des Ereignisses) »3. Heidegger ne dit pas autre chose. Penser et voir l'appropriation, c'est alors voir et penser dans l'appropriation. L'appropriation de l'homme à l'être et de l'être à l'homme 1. Beilriige zHr Philosophie, GA, Bd. 65, p. 318. A l'époque de Sei11 Nlld Zeil, Heidegger affirmait déjà : « Vérité "il y a" pour autant et aussi longtemps que le Dasei11 est» ; cf. op. cil., § 44 c, p. 226. 2. Id., p. 297. 3. Id., p. 344. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 73 qui est l'éclaircir même est« le rapport de tous les rapports »1, le rapport qui précède tous les autres et dans le milieu duquel ils peuvent seulement avoir lieu. Engagés dans l'appropriation,« nous ne pouvons jamais poser l'Ereignis devant nous, que ce soit à titre de vis-à-vis ou comme ce qui englobe tout »2 et seule l'appropriation peut mettre fin à l'empire de la représentation. Penser l'appropriation, c'est en effet renoncer à séparer l'être et l'homme, à les isoler l'un de l'autre.« Nous disons de "l'être luimême" toujours trop peu lorsque, disant "l'être'', nous laissons de côté la présance à l'essence de l'homme (das An-wesen zum Menschenwesen), méconnaissant ainsi que cette essence elle-même co-constitue l'être. Nous disons de l'homme aussi toujours trop peu lorsque, disant l' "être" (non pas l'êtrehomme), nous posons l'homme à part pour ensuite, une fois ainsi posé, le mettre en relation à l' "être". Mais nous disons aussi de l'être toujours trop quand, le tenant pour ce qui englobe tout, nous nous représentons du même coup l'homme comme un étant particulier parmi d'autres (plantes, animaux) et que nous mettons en relation ceux-ci avec celui-là; car il y a déjà, dans l'essence de l'homme, la relation à ce qui, par le rapport, le rapporter au sens du requis-pour (d11rch den BeZ!'g, das Bezjehen im Sinne des Brauchens), est déterminé comme "être" et qui est ainsi soustrait à son prétendu "en soi et pour soi". Le terme "être" chasse la représentation d'un embarras à l'autre sans que la source de cette perplexité puisse se montrer. »3 Et un peu plus loin, pensant toujours depuis l'Ereignis sans le nommer jamais, Heidegger proposera l'abandon du mot «être» parce qu'il «isole et sépare »4• Si l'essence de ce qui est grec est essentiellement autre que grec, il n'y a plus alors rien de grec dans l'appropriation. Mais que faut-il entendre par là sinon la fin de l'histoire de l'être et du règne de la différence ontologique? La fin du retrait de l'être et de son destin, parce que l'accès à l'appropriation suppose que le retrait se soit montré comme retrait. «La 1. «Der Weg zur Sprache »,in Unterwegs z.Hr Spraçhe, GA, Bd. 12, p. 256; cf.« Das Wesen der Sprache », id., p. 203 où la langue est également comprise comme le « rapport de tous les rapports». 2. « Zeit und Sein », in Zur Jaçhe des De11kens, p. 24. 3. « Zur Seinsfrage »,in Wegn1arken, GA, Bd. 9, p. 407-408. 4. Ibid., p. 408. 74 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME métaphysique est l'oubli de l'être, c'est-à-dire l'histoire du cèlement et du retrait de ce qui donne être. L'entrée de la pensée dans l'E'reignis équivaut à la fin de cette histoire du retrait. L'oubli de l'être est "levé" ("hebt" sich "auj") avec l'éveil à l'Ereignis. »1 La fin du règne de la différence ontologique, puisque celle-ci ne va pas sans l'insurrection du présant contre la présance, sans cette modification de la présance en constance que le retrait de la À#hi rend possible, bref sans le retrait du retrait auquel, à sa manière, l'appropriation met un terme. La différence ontologique surmontée - mais peut-on encore parler ainsi ? -, il est enfin possible de revenir sur le mode d'accomplissement de la déférence ou mieux sur le séjourner-ensemble propre à l'essence de cette chose qu'est la cruche. Si Je retrait de l'être et de sa vérité donne libre cours à « la fureur de la persistance »2 qui anéantit tout séjournerensemble, à l'inverse l'Ereignis où, avec l'être, disparaît la constance, doit au moins en favoriser le déploiement. Mais comment? Il y a dans l'essai sur l'à:.À#Je:ux et le fragment 16 d'Héraclite une courte proposition que rien n'annonce et qui demeure tout à la fois sans explication et sans suite, une de ces propositions où, comme le remarque Heidegger à propos de Parménide, les penseurs disent l'essentiel comme en passant 3 • Après avoir interprété le feu méditant comme l'éclaircir qui donne la présance, c'est-à-dire l'être et avant d'assigner cet éclaircir au se-celer, Heidegger écrit simplement ceci:« L'événement-appropriant (Ereignis) de l'éclaircie est le monde. »4 Quel est le sens de cette proposition et faut-il penser le mode d'accomplissement de la déférence ou le séjourner-ensemble depuis le monde en tant qu'événement-appropriant? Reprenons la description de La chose au point où nous l'avons interrompue. Après avoir montré que 1. « Protokoll zu einem Seminar über den Vorrrag "Zeit und Sein"», in ZNrSache des Denkeus, p. 44 ; cf. p. 32 où il est dit qu'en se réveillant de (l.::n/lachen) l'oubli de l'être la pensée s'éveille à (E11t11•achm) l'appropriation. Dans la première des notes portant sur le dépassement de la métaphysique (1936-1946), Heidegger comprend «l'appropriation au sein de laquelle l'être lui-même ~st surmonté» comme «ce à partir de quoi l'histoire de l'être manifeste son essence»; cf. « Uberwindung der Metaphysik »,in Vo1t1wge H11d Aufriitze, GA, Bd. 7, p. 69. 2. «Der Spruch des Anaximander »,in Holz11-ege, GA, Bd. 5, p. 359, déjà cité. 3. Cf. « Moira (Parmenides VIII, 34-41) », in Vortrage H11d A11ftiitze, GA, Bd. 7, p. 256. 4. « Alethcia (Heraklit, fragment 16) », in Vi1rtroge 1111d AH_/iiilZ!, GA, Bd. 7, p. 283. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 75 «l'offrande du liquide est offrande dans la mesure où elle laisse demeurer (es verweilt) le ciel et la terre, les divins et les mortels », Heidegger précisait : «Mais maintenant, demeurer n'est plus le pur et simple persister d'un subsistant. Demeurer approprie. Demeurer porte les quatre à la clarté de leur propre. A partir de la simplicité de cette clarté, ils sont confiés les uns aux autres. Unis dans ce l'un-à-l'égard-de-l'autre, ils sont hors-retrait (unverborgen). »1 Demeurer signifie donc persister ou approprier. Quelle est la signification et la portée de cette distinction? Nous l'avons vu au cours de l'interprétation de la parole d'Anaximandre, un présant persiste et persiste à part, demeure en son séjour, cantonné en soi, sans égard pour les autres, lorsque la présance est modifiée en constance, régie par 1'&8L>d0t et la différence ontologique. «Mais maintenant», c'est-à-dire après que l'oubli de l'être a été levé par l'accès à l'appropriation, demeurer peut signifier séjourner-ensemble et c'est bien en ce sens que, «la simplicité des quatre demeure dans l'offrande du liquide »2• Passer d'une manière de demeurer à l'autre, c'est alors passer de l'&Àfi0e:tOt à l'Ereignis, de ce qui est grec à ce qui ne l'est plus. Toutefois, comment le demeurer-ensemble approprie-t-il? «"Sur terre" veut déjà dire "sous le ciel". Tous les deux signifient aussi "demeurer devant les divins" et impliquent "en appartenant à la communauté des hommes". »3 Le ciel et la terre, les divins et les mortels sont donc appropriés ou s'approprient réciproquement dans la mesure où aucun d'entre eux ne va sans les autres, dans la mesure où, pour parler de manière grecque, chacun reçoit son « être » de celui des autres auxquels il est ainsi remis en propre et proprement remis : confié. Ce n'est donc pas le séjourner-ensemble qui donne lieu à l'appropriation mais l'appropriation qui a lieu comme le séjourner-ensemble, comme déférence. C'est d'ailleurs pourquoi l'accomplissement de cette dernière est impossible sous le règne de la seule &Àfi0e:toc. Et si le persisterisolément accomplit 1'&8nc.loc, l'oubli de l'être et son destin métaphysique, le séjourner-ensemble par contre se déploie comme Ereignis, c'est-à-dire aussi comme l'éclaircir de l'éclaircie. Telle est la raison pour laquelle 1. « Das Ding>>, in Vorlrage N11d AnftiitZ!, GA, Bd. 7, p. 175. 2. //1id. 3. « Bauen Wohnen Denken »,in Vortriige Nnd ArifsalZ!, GA, Bd. 7, p. 151. 76 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME « demeurer porte les quatre à la clarté de leur propre», telle est la raison pour laquelle, «confiés les uns aux autres », les quatre sont du même coup confiés à la clarté de l'éclaircie: hors-retrait mais en un sens suffisamment initial pour n'être plus grec. La cruche est cruche dans et par l'offrande où se rassemblent la contenance et le vide, l'offrande est offrande dans et par le séjourner-ensemble du ciel et de la terre, des dieux et des mortels. Tout ce que rassemble le versement oblatif et qui est la cruche même est donc rassemblé dans et par le séjourner appropriant du quadrat. « Ce rassemblement simple sous forme multiple est l'essance de la cruche» et si, pour désigner le rassemblement, le vieil haut-allemand disposait du mot thing, il est alors possible de nommer Ding, chose, la cruche ainsi comprise.« L'essence de la cruche est le pur rassemblement oblatif du simple quadrat en un séjour (Weile). La cruche se déploie (west) comme chose. La cruche est la cruche en tant qu'une chose. Mais comment la chose se déploie+elle ? La chose chose (das Ding ding!). Le choser (das Dingen) rassemble. Appropriant le quadrat, le choser en assemble le séjour (Weile) dans quelque chose à chaque fois de séjour (in ein je Weil~es) : dans cette chose-ci, dans cette chose-là. »1 Quelle est alors la différence entre la chose et le présant si l'une est à chaque fois de séjour et l'autre ce qui séjourne-toujours-en-passant (das je-Weil~e)? La chose reçoit son titre de séjour du séjourner-ensemble des quatre, c'est-àdire de l'Ere~nis, le présant tire son caractère séjournant de l'ocÀ~6eLcx en tant qu'elle provient de la À~6YJ. Le séjourner de la chose est propre à la chose, le présant, l'étant, est redevable de son séjour à la présance, à l'être. Ici et là le séjour n'a donc pas le même sens et si tout présant-séjournant peut s'établir à demeure aux dépens des autres à raison du retrait de l'être ou de la À~6·1), la chose ne le saurait puisqu'elle est en elle-même offerte au séjourner-ensemble et à l'appropriation. Comment l'unité du ciel et de la terre, des divins et des mortels, comment l'unité du quadrat s'accomplit-elle? Elle n'est pas la sommation encore métaphysique du ciel et de la terre, des dieux et des mortels mais l'entrecroisement des quatre à la faveur duquel chacun vient à son 1. «Das Ding», in VortriigeimdAuftiitze, GA, Bd. 7, p. 175. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 77 propre. L'unité de l'éclaircir n'est ni humaine ou divine, ni terrestre ou céleste, mais celle de l'intervalle à partir duquel les uns et les autres parviennent à ce qui leur est propre « Chacun des quatre reflète à sa manière l'essence des autres. À sa manière, chacun est ainsi renvoyé par spécularité à son propre au sein de la simplicité des quatre. »1 Que signifie ici « refléter» ou, plus précisément, quel est le trait de la relation spéculaire apte à décrire le mode d'unité des quatre? Avant d'être le site de l'image, le miroir est ce par l'intermédiaire de quoi quelque chose d'autre peut apparaître, venir à soi et à ce qui lui est propre. Le ciel reflète la terre parce que la terre est proprement ce qu'elle est sous le ciel.« Que ce ciel terrestre est divin! »2 s'exclamait Mallarmé, faisant ainsi, en s'y inscrivant, l'expérience des quatre. La réflexion approprie et en appropriant éclaire puisque, pour rappeler à nouveau ce qui confère à cette description toute sa portée, l'appropriation dont les quatre sont indissociables, à supposer qu'ils puissent en être distingués, l'appropriation est l'éclaircir même. « Éclairant chacun des quatre, la réflexion en approprie les unes aux autres l'essence propre et ce dans la simplicité de la propriation (Vereignun!). Reflétant selon ce mode appropriant-éclairant, chacun des quatre se transmet (sich zuspielt) à chacun des autres. Le refléter appropriant libère chacun des quatre à son propre mais lie ces libérés dans la simplicité de leur mutualité essentielle. »3 En rassemblant le ciel et la terre, les mortels et les divins, la chose les rapproche les uns des autres. Mais rapprocher le lointain en tant que lointain, qu'est-ce sinon l'essence de la proximité? Relativement à la chose, cela implique qu'elle n'est pas« dans» la proximité mais que la proximité règne sur le rassemblement qu'elle est; concernant le ciel et la terre, les divins et les mortels, cela signifie que chacun d'entre eux quatre est ouvert aux autres dans leur éloignement même, c'est-à-dire ouvert sur leur propre retrait. Comprenant le rapport du ciel et de la terre, de l'homme et du dieu, comme un «vis-à-vis-l'un-de-l'autre», Heidegger précisait : «Sous le règne du vis-à-vis-l'un-de-l'autre, chacun, l'un pour l'autre, est ouvert, 1. Ibid., p. 180. 2. Lettre à Cazalis du 28 avril 1866, in Œ11v17!s conplètes, La Pléiade, t. 1, p. 698. 3. « Das Ding», in Vortriige 1111dAefsiilZf, GA, Bd. 7, p. 180-181. 78 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME ouvert dans son se-celer; ainsi l'un s'étend jusqu'à l'autre, l'un s'en remet à l'autre et chacun demeure ainsi lui-même ; l'un est sur l'autre en tant qu'il veille sur lui, le garde, l'un est sur l'autre en tant qu'il le voile. »1 Si s'en remettre à un autre en y prenant abri sans cesser d'être soi, c'est se confier ou être confié, alors l'unité appropriante-éclairante du q4adrat s'accomplit comme confiance. «Le refléter qui lie dans ce qui est libre (ins Freie) est le jeu qui confie les uns aux autres chacun des quatre à partir du tenant pliant-joignant de la propriation. Aucun des quatre ne s'obstine sur sa particularité séparée. A l'intérieur de leur propriation, chacun des quatre est, au contraire, exproprié vers un propre (enteignet Z!' einem blgenen). Ce proprier expropriant est le jeu-miroir du quadrat. C'est à partir de ce proprier que la simplicité des quatre est mise en confiance. » Allant à la ligne, Heidegger ajoute alors : « Nous nommons monde le jeumiroir (Spiegel-Spie~ appropriant de la simplicité de la terre et du ciel, des divins et des mortels. »2 L'éclaircir de l'éclaircie est l'appropriation de l'être à l'homme et de l'homme à l'être, appropriation abritée dans le se-celer. Mais si l'homme ne va pas sans les dieux, le ciel et la terre, l'appropriation advient comme leur unité et le quadrat est alors ce à partir de quoi toutes choses s'entreappartiennent et reposent dans l'éclaircie: le monde. Élevé au rang de l'éclaircir, «devançant tout présant »\ le monde ne désigne plus alors le x6crµoç ou l'ensemble des présants mais, «événement-appropriant de l'éclaircie» et, à ce titre, gardant et rassemblant les choses en leur octroyant de séjourner-ensemble selon une confiance que nulle constance ne saurait rompre puisqu'aucun des quatre ne peut s'obstiner sur sa particularité, le monde est d'un seul et même trait «la vérité de l'essence de l'être »4 et le mode sur lequel s'accomplit la déférence. Tant que l'être n'est pas subordonné au monde en tant qu'événement-appropriant de l'éclaircie - l'éclaircie de l'être ne relève pas de l'être - la déférence 1. « Das Wesen der Sprache », in Untenvegs z11r Spra,he, GA, Bd. 12, p. 199. En marge des mots « ouverts dans son se-celer », Heidegger a noté : « les lointains confiés les uns aux autres ». 2. « Das Ding», in Vortriige und A1!JsiitZ!, GA, Bd. 7, p. 181. 3. Id., p. 175, déjà cité. 4. «Die Gefahr »,in Bre111er n11d Fir:if1nrger Vortriige, GA, Bd. 79, p. 48. Cf. Beitriige z11r Philosophie, GA, Bd. 65, p. 485. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 79 confiante est aussi impossible qu'impensable ou, pour le dire autrement, préciser le mode d'accomplissement de la déférence requiert le passage de l'ocÀf,6ELot à l'Ereignis, de ce qui est grec à ce qui ne l'est plus pour en être l'essence, requiert par conséquent la fin du destin de l'être et du règne de la différence ontologique. S'opposant à l'analytique existentiale pour laquelle le monde est une structure du Dasein, une manière d'être, Heidegger peut alors affirmer que «le monde n'est pas un mode de l'être ni soumis à celui-ci. L'être reçoit en propre son essence du monder du monde (dem Welten von Wei~. Cela suggère que le monder du monde est, en un sens encore inexpérimenté du mot, l'approprier. Quand le monde a proprement lieu, l'être, et avec lui le rien, disparaît dans le monder. C'est seulement lorsque le rien, dans son essence, s'évanouit dans la vérité de l'être à partir de celle-ci, que le nihilisme est surmonté »1• Laissons provisoirement de côté le nihilisme, c'est-à-dire l'essence de la technique. Vérité de l'essence de l'être, le monde n'est ni un fondement ni une condition de possibilité et n'est passible d'aucune explication. «Le monde se déploie (wes~ en tant qu'il monde. Cela veut dire : le monder du monde n'est ni explicable par autre chose ni fondé sur autre chose.» Cela veut donc dire encore : le monde est un jeu et ce jeu spéculaire où, confiés les uns aux autres, les quatre se montrent les uns par et dans les autres, est «la ronde de l'approprier (der Reigen des Ereignens) »2• Mais cette ronde n'est pas un cercle venant entourer et réunir après-coup le ciel, la terre, les dieux et les mortels pris un à un, elle est« l'anneau qui s'enroule (der Ring der ring~, règne en ordonnant tandis qu'il joue comme miroitement »3• Une telle détermination du monde qui emprunte partiellement sa langue à celle de Nietzsche dans le « miroir» duquel le monde apparaît comme «un jeu de forces» soumis à «l'anneau» de l'éternel retour4, ne 1. Id, p. 48-49. Cf. « Zeit und Sein», in Zur Sache des Denleens, p. 22 où il est dit que« l'être s'évanouit dans l'appropriation». Le verbe «monder» qui signifie purifier, nettoyer, ne provient pas du nom mais de l'adjectif n1und11s: propre. Nous lui donnons un autre sens afin de restituer autant que faire se peut une formule où il est essentiel que le nom devienne verbe. 2. « Das Ding», in Vorlriige 11nd A".fsiifZ!, GA, Bd. 7, p. 181. 3. Ibid, p. 182. 4. 1885, 38 (12); cf. 1884, 26 (193), 1888, 14 (188) ad. 5 et 1885, 35 (39) où la troisième partie de Midi et étemité est intitulée : « De l'anneau des anneaux. Ou : "Le miroir"». De part et d'autre, il s'agit de déstabiliser la constance. 80 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME va pas sans un bouleversement de ce qu'on peut nommer le régime de monstration. Nous l'avons déjà dit, si on entend par phénomène ce qui se montre soi-même, il n'y a rien de plus originairement métaphysique que la phénoménologie car c'est seulement depuis et pour l'étant que le semontrer peut passer pour l'essence de l'éclaircie. Lorsque, après avoir dé_fini la vérité comme« l'éclaircie appartenant à l'être en tant qu'appropriation », Heidegger ajoute que« l'essence de la vérité ne peut jamais être interrogée à partir du se-montrer »1, il ne dit rien d'autre. Quel est donc le régime de monstration propre au monde comme appropriation et éclaircie ? Si chacun des quatre est proprement ce qu'il est dans et par les autres, reflétant et reflété tout à la fois, il est tout à la fois montré et montrant dans et par l'appropriation~éclaircie. Et ce qui vaut pour les quatre vaut pour la chose qui en est le rassemblement. Chaque chose montre le monde et est montrée en et par lui ou, pour le dire dans la langue révolue de ce qui s'évanouit dans l'appropriation, chaque étant montre l'être grâce auquel il est montré sans jamais se montrer lui-même. En reprenant un mot de Cézanne pour remarquer que« dans l'œuvre tardive du peintre le pli du présant et de la présance est simplifié, tout à la fois "réalisé" et surmonté, transformé en identité secrète »2, Heidegger n'en offrait-il pas lui-même comme une traduction picturale ? Mais aucune chose ne pourrait être ainsi montrée-montrante comme cela ressortait déjà de la description du temple grec si l'appropriation ne se confondait pas avec l'éclaircir même. Car c'est bien l'appropriation des quatre les uns aux autres qui déploie l'événement de l'éclaircie, l'éclaircir de l'éclaircie. Montrer ne signifie donc plus se montrer aux dépens de l'être et de son éclaircie, mais montrer l'éclaircir dans l'éclaircie, montrer l'Ereignis dans l'Ereignis et, du même coup, y être montré3. 1. Besùmnng, GA, Bd. 66, p. 314. . 2. «Cézanne», inA11sder Eifohr11ngdes Denkms, GA, Bd. 13, p. 223. A Aix-en-Provence, le 20 mars 1958, lors des quelques mots de remerciements qui précédèrent la conférence Hegel el les Greçs, Heidegger confiait: «J'ai trouvé ici le chemin de Paul Cézanne auquel, d'une certaine manière, de son début à sa fin, correspond mon propre chemin de pensée » ; cf. « Liebeserkliirung an die Provence », in Reden 11nd a11dere Ze11g11isse ei11es Lebmswege.r, GA, Bd. 16, p. 551. 3. Cf. A. Lowit, « Que signifient les 81lxo\iv-r0< du Poème de Parménide ? », in 1-feitlegP,er J~11dies, 1995, p. 123 et sq., où le passage du grec à ce qui ne l'est plus est déjà compris comme celui du « se-montrer» au « montrer dans l' F:reignù » ; du même, cf. « Heidegger et les Grecs », in Reu11e de Métapl?Jsique el de Morale, 1/1982. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 81 Quel est alors le rapport de la chose et du monde si la première n'est ni un étant ou un ustensile, si le second n'est ni l'ensemble des présants ou un existential ? « Monde et chose ne se maintiennent (bestehen) pas l'un à côté de l'autre. Ils passent l'un à travers (dllrchgehen) l'autre. »1 Mais si, à défaut de constance, monde et chose ne peuvent se maintenir, subsister ou pei;sister séparément, comment peuvent-ils passer l'un à travers l'autre sans confusion? Traversés l'un par l'autre, «les deux parcourent-etmesurent (durchmessen) un milieu. En celui-ci, ils sont unis (einig). En tant qu'ils sont ainsi les unis, ils sont intimes (innig). Le milieu des deux est l'intimité. Notre langue nomme das Zwischen, l'entre, le milieu de deux choses. Le latin dit: inter. À quoi correspond l'allemand unter. L'intimité du monde et de la chose n'est pas une fusion. L'intimité ne règne que là où l'intime, monde et chose, se sépare purement et demeure séparé. Dans le milieu des deux, dans l'entre monde et chose, dans leur inter, dans cet Unter-, règne la séparation (der Schied) ». Ouvrant un nouvel alinéa, Heidegger reprend : « L'intimité du monde et de la chose se déploie (west) dans la séparation de l'entre, se déploie dans la différence ( Unter-Schied, l'entre-séparation). »2 Comment penser celle-ci dès lors qu'elle est le mode sur lequel s'accomplit l'intimité de la chose et du monde, intimité en raison de laquelle, loin de toute relation entre micro- et macrocosme, loin de la différence ontologique, il est possible de parler de « chosemonde » et de « monde-chose »3 ? Rassemblant le ciel et la terre, les dieux et les mortels, les choses déploient le monde et le monde, dans son éclaircie, abrite et offre les choses qui, à chaque fois, y séjournent. Le monde vient des choses et les choses viennent du monde. Ce faisant, monde et chose décrivent la dimension et le milieu où ils se séparent l'un de l'autre dans «le croisement de leur essence »4 • Issus d'un seul et même milieu, chose et monde sont intimes l'un à l'autre ; y croisant leur essence en le traversant, l'un et l'autre s'y déploient en s'y séparant. C'est l'ensemble de ces mouvements ou mieux 1. 2. 3. 4. «Die Sprache », in Untenpegs zNr Spradie, GA, Bd. 12, p. 21-22. Ibid., p. 22. I/Jid., p. 26. Cf. Besi1111N1tg, GA, Bd. 66, p. 307. 82 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME ce mouvement d'ensemble que désigne le mot Unter-Schied, l'entreséparation, la différence. Comment l'entendre et surtout comment l'entendre maintenant, c'est-à-dire, une fois encore, après que l'oubli de l'être ait été levé par accès à l'appropriation? «Le mot Unter-Schied est maintenant soustrait à son sens habituel et courant. Ce que nomme maintenant le mot "différence" n'est pas un concept générique pour toutes sortes de différences. La différence maintenant nommée est exclusivement une. Elle est unique. A partir d'elle-même, la différence tient distendu (auseinanderhiilt} le milieu vers et à travers lequel monde et chose sont unis l'un à l'autre. L'intimité de la différence est l'unissant de la ÔL0t<j>op&., de ce qui accorde en transportant (des durchtragenden Austrags). La différence porte le monde à son monder, les choses à leur choser (Der Unter-Jèhied triigt Welt in ihr Wellen, triigt die Dinge in ihr Dingen aus). Les portant ainsi, elle les rapporte l'un à l'autre. La différence ne médiatise pas après coup en nouant le monde et les choses par l'ajout d'une médiation (Mitte). En tant que milieu (Mitte) la différence découvre (ermittelt) d'abord monde et chose en leur essence, c'est-à-dire dans leur mutualité dont elle porte l'unité. » 1 Et si, comme nous l'avons déjà vu, l'appropriation (Ereignis) est« le milieu se découvrant et se médiatisant lui-même dans lequel doit être par avance repensée toute essance de la vérité de l'être »2, alors la différence ne saurait être autre chose que la manière dont l'appropriation approprie. «Être est ap-propriation, ap-propriation à caractère de différence : différence (S~n ist Er-eignis, austragsames Er-eignis: Austrag) »3 dit Heidegger. Par contraste avec l'Ëv 8L0t<j>Épov é0tuTcj> héraclitéen auquel il est ici silencieusement fait écho4, ce n'est pas tant l'un qui se différencie en lui- 1. «Die Sprache », in U11ttm1egs z11r Sprache, GA, Bd. 12, p. 22. 2. Beitrage z11r Philosophie, GA, Bd. 65, p. 73; déjà cité. 3. Besin1111ng, GA, Bd. 66, p. 15. Dans l'avant-propos qui ouvre le recueil lde11/itiil 11nd Diffa· rrnz dont le titre évoque le chapitre de la Wissenscheft der Logik où Hegel traite de l'identité, de la différence (Unterschied) et de la contradiction Qivre II, sect. 1, chap. II), Heidegger avertissait : «Dans quelle mesure la différence provient de l'essence de l'identité, c'est ce que le lecteur trouvera de lui-même en prétant l'oreille à l'harmonie qui règne entre Ereignis et A11slrag »; op. cit., p. 8. C'est donc à partir de l'appropriation que doit être compris ce singulier rapport entre Heidegger et Hegel dont il est question dans le séminaire sur« Temps et Être»; cf. «Protokoll zu einem Seminar über den Vorrrag "Zeit und Sein"», in Z11r Sache des De11k411s, p. 28-29. 4. Cf. Martin Heidegger - Eugen Fink, « Heraklit », in Seminare, GA, Bd. 15, p. 183 et 193. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 83 même que l'unique différence qui, dans et par sa différenciation même, porte monde et chose à ce qui leur est propre. Les mots 8toc<j>opa (8toc<j>épw), différence (disfero), Aus-trag (aus-tragen) signifient tous «porter à travers, porter de côté et d'autre». Toutefois, en traduisant 8toc<j>opa par durchtragenden Austrag, Heidegger confère à l'entre-séparation, à la différence, un autre sens encore. Austragen veut également dire « porter à maturité » et « régler un différend par voie de conciliation »1• Dès lors, rien n'interdit de nommer différence (Austrag) le mouvement qui, portant monde et chose à ce qui leur est respectivement propre, les rapporte l'un à l'autre en les accordant. La différence n'est donc pas un pur et simple écartement mais l'ouverture du monde à la chose et de la chose au monde dans le croisement de leur essence, elle est le mode sur lequel s'accomplit l'appropriation, c'est-à-dire l'éclaircir de l'éclaircie 2• Après avoir compris la différence mais aussi déjà l'appropriation comme «milieu découvrant», Heidegger poursuivait : « Le mot Unter-Schied ne désigne plus alors une distinction entre des objets posée à l'initiative de notre représentation. La différence n'est pas non plus une simple relation présente entre monde et chose que la représentation pourrait rencontrer et établir. La différence n'est pas prélevée après-coup sur monde et chose comme leur lien. La différence pour monde et chose approprie (ereignet) les choses dans l'apport du monde, approprie le monde dans l'offre des choses. »3 L'appropriation ne va donc pas sans la différence, a le caractère d'une différenciation qui accorde ou encore «le rapport des rapports » ne saurait avoir lieu sans porter à leur terme, c'est-à-dire à ce qu'ils ont de propre, les termes de ce rapport et ce en les rapportants l'un à l'autre. 1. Cf. Besi11111111g. GA, Bd. 66, p. 317; «Der europiiische Nihilismus »,in NielZfche Il, GA, Bd. 6. 2, p. 186 ; «Die onto-theo-logische Verfassung der Metaphysik », in ldenliliil und D!ffe· rmz, p. 57 et sq. 2. Cf. Besi11n11ng, GA, Bd. 66, p. 83-84; 307-311 ; 314-315. 3. «Die Sprache », in Unltrnlff,S ZJIT Sprache, GA, Bd. 12, p. 22. Heidegger ayant rappelé plus haut (p. 19) que la signification du verbe a11slrage11 recouvre en partie celle de l'ancien allemand biim1: fructifier, mettre au monde, verbe d'où proviennentgebiinm: porter à terme, enfanter et Gebiirde: geste, nous avons traduit ici ce dernier mot par «apport». VI Après avoir montré que la déférence ou le séjourner-ensemble s'accomplissait comme l'appropriation, revenons à La parole d'Anaximandre et plus précisément à la question soulevée par les verbes et la langue selon lesquels Heidegger y décrit la disjonction du présant et de la présance, l'avènement de la différence ontologique et de la métaphysique. Rappelons-le, cette disjonction advient lorsque le séjournant-transitoire «persiste dans sa présance », «se rengorge dans l'entêtement du persister», «cherche à s'obstiner dans le séjour» ou encore lorsque, la constance« s'insurgeant» contre la présance, le séjournant-transitoire« persévère à séjourner »1• Si les verbes qui décrivent la manière dont le présant en tant que tel se disjoint de la présance appellent un « sujet animé» rapporté à lui-même plutôt qu'un « sujet inanimé » dénué de rapport à soi puisqu'ils désignent des conduites humaines, de quel champ d'expérience reçoivent-ils ici leur sens et comment se laissent-ils traduire de leur domaine d'origine dans le plus originaire des domaines, dans le domaine des domaines ? Afin d'accéder au champ d'expérience qui confère à ces verbes leur puissance descriptive, commençons par déterminer la situation depuis 1. «Der Spruch des Anaximander »,in Holwege, GA, Bd. 5, p. 355, 356 et 359, déjà citées. 86 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME laquelle nous interrogeons la parole d'Anaximandre. A la fin du texte, après avoir expliqué que celle-ci demeurera muette aussi longtemps que nous l'aborderons de manière exclusivement historique et philologique, Heidegger ajoutait : «Paradoxalement, la parole se met à parler lorsque nous abandonnons les exigences de notre représentation habituelle pour méditer en quoi consiste la confusion du présent destin du monde. » A quel moment de ce destin en sommes-nous, sur quel mode l'être y est-il présant ? La réponse vient sur le champ : « L'homme est sur le point de se jeter sur l'ensemble de la terre et de son atmosphère, de s'emparer, sous forme de forces, du règne célé de la nature et de soumettre le cours de l'histoire à la planification et à l'ordre d'un gouvernement terrestre. Ce même homme insurgé (aufstandige) est hors d'état (aujerstande) de dire simplement ce qui est, de dire ce que cela est qu'une chose soit. L'ensemble de l'étant est le seul objet d'une unique volonté de conquête. La simplicité de l'être est ensevelie sous un unique oubli. »1 C'est donc au moment où, maître de l'étant et de nous-mêmes en tant qu'étant, nous sommes le plus éloignés de l'être dont nous tenons notre être, auquel notre être est en sa vérité proprement attenant, et où, pour cette raison nous sommes essentiellement en danger, c'est à cet instant que la parole d'Anaximandre« se met à parler». Comment caractériser le présent destin du monde ? L'homme ne saurait dominer l'étant et se détourner de l'être sans que ce dernier ne les y prédispose l'un et l'autre, l'un à l'autre. Sur quel mode le sont-ils ou, plus précisément, de quelle manière l'être vient-il aujourd'hui en présance, à quel appel de l'être le règne de la technique répond et correspond-il ? «Sans peine ou contraint, pressé ou poussé, l'ensemble de notre Dasein se trouve partout mis en demeure de s'appliquer à tout planifier et calculer. Qu'est-ce qui parle dans cette mise en demeure? Surgit-elle seulement d'un caprice spontané de l'homme ? Ou n'est-ce pas déjà l'étant lui-même qui nous concerne en s'adressant à nous comme planifiable et calculable ? L'être ne serait-il pas alors mis en demeure de laisser apparaître l'étant sous la perspective de la calculabilité ? De fait. Et pas seulement l'être. 1. Id., p. 372. l IEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 87 Autant que l'être, l'homme est mis en demeure, c'est-à-dire sommé (geste/If) de s'assurer (sicherz!1stellen) de l'étant qui le concerne comme du fonds (Bestand) de ses plans et calculs et d'étendre à perte de vue cette mise à disposition (Bestellen). Le rassemblement de la sommation qui remet (zustellt) ainsi l'homme et l'être l'un à l'autre en sorte qu'ils se posent (stellen) réciproquement a pour nom : le dispositif (Gestel~. »1 Ainsi sommés à comparaître par le dispositif, l'homme et l'être ont partie liée, sont partie prenante l'un de l'autre. Qu'est-ce à dire sinon que, sous« la constellation de notre temps »,l'homme est, d'une certaine façon, approprié à l'être et l'être remis en propre à l'homme?« Un étrange approprier et remettre en propre règne dans le dispositif. »2 Laissons-le très brièvement ressortir sur l'exemple de la physique moderne. Alors que dans la science classique, l'étant est objectivé et la vérité comprise comme certitude subjective de la représentation, «dans la physique atomique la plus récente, l'ol?/et lui-même disparaît, la relation sujet-objet en tant que pure relation l'emporte sur l'objet et sur le sujet pour atteindre à la certitude à titre de fonds (Bestand) »3. Autrement dit, si la physique newtonienne tient la nature pour un domaine clos dont le sujet théorique est exclu, auquel il fait face, la physique quantique ne sépare pas l'observé de l'observateur et de ses appareils. « En fin de compte, par la relation d'indétermination de Heisenberg, l'homme est explicitement inclus dans la technicité des instruments, y devient une pièce du fonds »4 auquel il est donc ainsi approprié. Comment la technique déploie-t-elle son essence ? En sommant tout étant, naturel ou humain, d'apparaître comme pièce d'un unique fonds permanent d'exploitation possible, le dispositif approprie l'homme à 1. «Der Satz der Identitat », in ldmtitdt 1111d Diffem1z, p. 22-23. 2. Id., p. 24. Sur la « constellation de l'être», cf. «Die Kehre », in Br1:111er 1111d Freiburger Vorlriige, GA, Bd. 79, p. 75 et sq. 3. « Wissenschaft und Besinnung », in Vonriige 1111d Auftiitze, GA, Bd. 7, p. 54-55. Cc texte date de 1953. Cf.« Ayz~~eto+r, »,in Fcld1JJeg-Gespriiche, GA, Bd. 77, où il est longuement question du statut de la physique dans son rapport à la technique, et Der Satz vom Grtmd, GA, Bd. 10, p. 9. 4. Id., p. 57, note marginale. La relation d'indétermination est ce qu'on appelle improprement la relation d'incertitude. Par ailleurs «pièce» ne signifie pas «partie d'un tout» mais « pièce détachée », « pièce de rechange » ; cf. « Das Ge-stell », in Bremer und /-reibmger Vo1triige, GA, Bd. 79, p. 36-37, où Heidegger s'attarde sur ce caractère essentiel du fonds pour conclure que, sous la domination de la technique, «l'homme est à sa manière pièce du fonds au sens rigoureux des mots pièce et fonds >>. 88 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME l'être dans et par le retrait de celui-ci, consomme l'oubli de l'être et plus encore de sa vérité. Mais ici consommer, c'est-à-dire mener à son terme l'oubli de la vérité de l'être signifie également consumer, détruire en usant et en réduisant à rien, oubliant jusqu'à cet oubli même. «L'essence du dispositif est la mise à disposition (Stellen) en elle-même rassemblée qui chasse (nachstellt) dans l'oubli sa propre vérité d'essence, chasse qui se dissimule (verste/li) en ce qu'elle se déploie dans la mise en demeure (Bestellen) de tout présant comme fonds, s'y installe et, en tant que telle, domine. »1 Bref, l'appel de l'être auquel répond le dispositif en devient lui-même une pièce parmi d'autres, la technique poursuit l'être jusqu'à l'oubli et «l'essence la plus intime de la mise à disposition en laquelle s'accomplit (west) le dispositif est cette poursuite (Nachstellen) »2• Rappelant alors qu'en vieil haut-allemand «poursuivre» se disait fara, Heidegger peut nommer Gefahr, danger, l'essence de la technique et affirmer que« l'essence du dispositif est le danger »3• D'où provient ce danger et qu'est-ce qui s'y trouve exposé? L'essence de la technique moderne concerne l'être de l'étant dont elle parachève l'oubli, ou, pour le dire autrement, elle se déploie en détournant la présance de l'ocÀ~6etcx dont elle sourd, en la tournant contre la vérité de son essence. Et si le dispositif est le mode de décèlement par lequel l'être advient comme son propre oubli, voire comme le retrait de ce qui lui est propre, alors« en tant qu'essence de l'être, le dispositif place l'être hors de la vérité de son essence, déplace (entsetz!) l'être de sa vérité». À l'époque de la technique depuis laquelle nous interrogeons la parole d'Anaximandre, «l'être lui-même se déplace de la vérité de son essence sans pourtant jamais pouvoir, dans ce déplacement et cet écartement de soi (in diesem Ent-setzen und Sichabsetzen), se séparer de l'essence de l'être »4• Le danger qui 1. «Die Kchre », in Bmner und Freib11rger Vorlrage, GA, Bd. 79, p. 68. Le verbe nachstellen veut dire poursuivre, tendre des pièges, traquer. Heidegger y fait également appel pour préciser le sens nietzschéen de la «vengeance»; cf. « Wer ist Nietzsches Zarathoustra?», in Vorlrage 1111d ANjialZ!, GA, Bd. 7, p. 111. 2. «Die Gefahr », in Bm11er 1111d Freib11rger Vortrage, GA, Bd. 79, p. 53. 3. «Die Kehre », in Bremer 1111d Freib11rger Vorl11ïge, GA, Bd. 79, p. 71. 4. «Die Gefahr », in Bm11er 11nd Freib11rger Vorlrage, GA, Bd. 79, p. 52. Le verbe allemand mlselZ!ll signifie couramment «effrayer» mais litréralement «déposer», «déplacer». Le verbe français effrq;oer est, quant à lui, issu du latin populaire exfridare, « faire sortir de la paix ». HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 89 menace l'être en provient mais ce n'est pas au même titre qu'il peut être dangereux et en danger. Si «l'être est, en tant qu'être, le danger de sa propre essence »1, il est menaçant en tant que dispositif et menacé dans sa propre vérité d'essence. Dès lors, le dispositif qui consomme l'oubli de l'être d'une part, et le monde qui en est la vérité d'essence d'autre part, «sont le même» si on entend par là« le rapport de la différence »2• Mais comment le rapport différencié du même s'accomplit-il ? «Le même, l'essence de l'être en elle-même différenciée, est déplacé hors de soi dans une opposition en sorte que le monde se déplace, de manière plus retirée, dans le dispositif. »3 Que décrit cette proposition qui serait dialectique si le retrait pouvait être confondu avec la négativité, que décrit-elle donc sinon le mouvement par lequel l'essence de la technique étend son règne en déplaçant tout ce qui est et l'être lui-même hors de sa propre vérité d'essence, c'est-à-dire hors du monde en tant qu'événement de l'éclaircie ? Ce déplacement de l'être hors de son essence dans l'opposition du dispositif au monde ou de }'essentiellement inessentiel au proprement essentiel, et qui, extirpant l'être de sa vérité, transit dangereusement la manière dont tout ce qui est vient en présance, ce déplacement est à la fois retrait du monde et surgissement de la différence ontologique. Il est retrait du monde comme événement-appropriant de l'éclaircie et vérité de l'essence de l'être, il est surgissement de la différence ontologique parce que le retrait du monde anéantit le séjourner-ensemble dont il est le mode d'accomplissement pour donner libre cours à la « fureur de la persistance», à la métaphysique dont l'essence de la technique marque l'achèvement4• Mais cette situation n'est-elle pas précisément, au moins dans son principe, celle que décrit la seconde phrase de la parole d'Anaximandre? N'est-ce pas alors parce que la situation depuis laquelle nous l'interrogeons trouve son origine dans la situation qui y est pensée, n'est-ce pas pour cette raison que la plus ancienne des paroles de l'Occident peut à nouveau se mettre à nous parler? Et le pourrait-elle si 1. Ibid, p. 53. 2. Ibid, p. 52. Cf. Der Satz llOIN Gn111d, GA, Bd. 10, p. 133. 3. Ibid, P.· 53. 4. Cf.« Uberwindung der Metaphysik »,in Vortnïge11ndA".fsiilZ!, GA, Bd. 7, p. 79, où il est dit que par technique il ne faut pas entendre autre chose que l'achèvement de la métaphysique. 90 HEIDEGGER ET LE CllRISTlr\NISME nous n'étions pas concernés par ce dont il y est question: le surmontement de 1'&:8~xla dans le laisser-appartenir de la déférence, si nous n'étions pas nécessairement exposés à ce danger qu'est l'essence de l'être puisque tout notre être réside dans le rapport à l'être? Mais cet être auquel par essence nous appartenons peut-il être préservé de lui-même ou, pour Je dire autrement, le dispositif en tant que mode de décèlement et destin de l'être peut-il être surmonté? Dès lors que l'être se destine toujours sous une «empreinte d'époque »1 à chaque fois différente, <J>ucm;, subjectivité ou dispositif, par exemple, tout destin de l'être est destiné à un autre destin qui s'en trouve du même coup changé sans être pour autant aboli. «L'être lui-même se destine et se déploie toujours comme un destin et par suite se change destinalement. »2 Un destin de l'être n'est donc jamais un simple arrêt qu'un autre arrêt viendrait rendre caduc et s'il est susceptible de modifications, l'essence de la technique peut être surmontée sans être pour autant mise hors-jeu ou purement effacée. L'homme ne saurait toutefois y parvenir à lui seul car, le dispositif étant, d'une certaine façon, l'être même, nous ne pouvons surplomber et maîtriser le destin de ce dont tout notre être est d'être la sentinelle. «La technique dont l'essence est l'être lui-même ne se laisse jamais surmonter par l'homme. Pour ce faire, il faudrait qu'il soit le seigneur de l'être.»' Mais si l'homme ne règne pas sur l'être, celui-ci n'en requiert pas moins celui-là comme le site de sa vérité et, humainement insurmontable, l'essence de la technique ne sera cependant jamais surmontée sans «le concours de l'essence de l'homme »4 • Quel peut-il être et comment pouvons-nous contribuer à sauvegarder l'être et notre être de ce danger qu'est le dispositif? Nous l'avons vu, l'essence de la technique se déploie en laissant apparaître tout étant comme pièce d'un fonds d'exploitation possible, bref en appropriant l'homme à l'être en son retrait. Mais si cette appropriation qui fait de 1. 2. 3. 4. «Die onto-theo-logischc Verfassung der Metaphysik »,in ldentitiit 1111d Dijjem1z, p. 59. «Die Kehre »,in BmllFr 1111d J-reib11r;rt,er Vort1i'~e, GA, Bd. 79, p. 69. Id. Schelling emploie l'expression« seigneur de l'être» pour désigner le dieu chrétien. Id. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 91 l'homme «le comm1ss1onnaire du fonds »1 ressortit au dispositif et à l'oubli de l'être, nous ne saurions aider à surmonter la technique sans accéder à la dimension au sein de laquelle elle déploie son essence, bref sans être approprié à l'être en sa vérité.« L'homme est bien requis par le surmontement de l'essence de la technique» mais, précise Heidegger, «il est ici requis dans son essence en tant que celle-ci correspond à ce surmontement. C'est pourquoi l'essence de l'homme doit d'abord s'ouvrir à l'essence de la technique, ce qui est un tout autre événement (Ereignis) que le processus par lequel l'homme affirme et revendique la technique et ses moyens. Et pour qu'en son essence il devienne attentif à l'essence de la technique, pour qu'entre la technique et l'homme s'institue, relativement à leurs essences respectives, une relation essentielle, pour tout cela l'homme des temps modernes doit avant tout retrouver la vastitude de son espace essentiel. Cet espace essentiel à l'homme en son être reçoit uniquement la dimension qui l'ordonne de ce rapport (Verhiiltnis) par lequel la garde de l'être lui-même est appropriée à l'essence de l'homme en tant que requise par l'être. S'il en va autrement et que l'homme ne construit pas dans cet espace essentiel pour y habiter, il demeurera incapable de quoi que ce soit d'essentiel au sein du destin aujourd'hui régnant. Méditant cela, nous prenons en considération une parole de Maître Eckhardt en la pensant à partir de son fond. Elle dit : "Ceux qui ne sont pas d'un grand être, quelles que soient leurs œuvres, il n'en résultera rien." Le grand être de l'homme, nous le pensons en ceci qu'il appartient à l'essence de l'être et en est requis pour garder l'essence de l'être dans sa vérité >>2. L'essence de la technique ne saurait donc être surmontée sans que l'homme ne s'y ouvre. Mais que signifie s'ouvrir à l'essence de la technique sinon s'ouvrir à la vérité de l'essence de l'être dont le dispositif est 1. «Die Frage nach der Technik »,in Vo1troge u11d /111fsiitZ!, GA, Bd. 7, p. 27-28. 2. «Die Kehre », in Bre111er u11d Frei/111rger Vorlri{~. GA, Bd. 79, p. 70 et Meister Eckhardt, «Die rede der underscheidunge », in Die de11tsche11 Werke, herausgegeben von J. Quint, Bd. V, p. 198 et p. 508. Heidegger a légèrement modifié ce texte de 1949 lorsqu'il le publia en 1962, notamment en écrivant Ve1,Hiilt11is au lieu de Verholt11is, insistant ainsi sur ce qui tient et entretient le rapport; cf. «Die Kehre », in Die Technik 11nd die Kehre, p. 39, et sur le sens du mot VérHolt11is, cf. «Der Weg zur Sprache », in Untem-egs Z!"" Spracbe, GA, Bd. 12, p. 256; « Zeit und Sein », in Xur Sache de.r Denke11s, p. 4 et p. 20. 92 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME un destin, sinon s'ouvrir à ce que Heidegger nomme ici« le rapport» ou «le tenant du rapport», bref à ce «rapport des rapports» qu'est l'événement-appropriant? Et si accomplir cette ouverture c'est, pour l'homme, «retrouver l'espace essentiel» au sein duquel il peut bâtir sa demeure, recouvrer par conséquent le monde en tant que quadrat, la pensée de Heidegger, notons-le au passage, décrit alors un mouvement analogue à celui par lequel il caractérise lui-même celle de Nietzsche «qui ne veut au fond rien renverser mais seulement reprendre quelque chose »1• D'un côté en effet, l'inversion (Umkehrung) des valeurs vise à refaire de la justice une fonction de la puissance après que la transvaluation sacerdotale en eut fait une fonction de l'impuissance, s'attache à modifier l'essence de l'homme et du monde en réduisant «le "vrai", le "bien", le "rationnel", le "beau" à n'être que des cas particuliers de puissances inversées »2 ; de l'autre, penser· l'essence de la technique signifie d'abord penser la manière dont «l'être, dans l'oubli de son essence, se détourne de cette essence et, du même coup, se tourne contre la vérité de cette essence »3, signifie ensuite penser que, dans l'essence de la technique, est célée la possibilité d'un tournant (Kehre) par lequel l'être advient à la vérité de son essence la plus propre, par lequel l'homme accède à l'ampleur de ce qui lui confère son «grand être». Quelle que soit par conséquent l'étendue des destructions exigées par la transvaluation ou par la question de l'être, l'une et l'autre ne font jamais que préluder, différemment sans doute, à une construction. « Que se brise donc tout ce qui, de nos vérités - peut être brisé ! Il y a encore de nombreuses maisons à construire! »4 dit Zarathoustra. Et, après avoir déterminé l'appropriation comme «le domaine en lui-même oscillant au travers duquel l'homme et l'être s'atteignent l'un l'autre dans leur essence et acquièrent leur déploiement essentiel tout en perdant ces déterminations que la métaphysique leur avait accordées », Heidegger ajoutait : «Penser l'événement comme 1. W{1s beijft Denken ?, GA, Bd. 8, p. 73. 2. Nietzsche, 1885, 43 (1); sur l'inversion sacerdotale, cf.Jenseits vo11 Gut und Bose,§ 195 et Z11r Genea/ogie der Moral, l, § 7 et 8. 3. «Die Kehrc »,in Bre111er und Freiburger Vorlriige, GA, Bd. 79, p. 71. 4. Also spmcb Zaratho11slra, II,« Von der Selbst-Ueberwindung », i11 fine. À la place de« maisons», Nietzsche avait d'abord écrit« mondes»; cf. 1883, 11 (16). HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 93 appropriation (das Ereignis ais Er-eignis) signifie travailler à construire ce domaine en lui-même oscillant. »1 Mais pourquoi cette construction est-elle, à l'époque de la technique, tout à la fois possible et nécessaire ou, pour revenir sur une question laissée en suspens, comment la pensée peut-elle tardivement atteindre ce qui lui· était initialement soustrait et accéder ainsi à ce que dit la parole d'Anaximandre? Après avoir montré que le dispositif approprie (vereignen) l'homme à l'être et remet en propre (ZJl-eignen) l'être à l'essence de l'homme en les sommant l'un et l'autre à comparaître, Heidegger poursuivait:« Il s'agit de faire simplement l'expérience de cet appropriement (Eignen) au sein duquel l'homme et l'être sont appropriés l'un à l'autre, c'est-à-dire d'entrer (einkehren) dans ce que nous nommons l'Ereignis. » Puis, une fois rappelé que le verbe er-eignen, approprier, signifiait originairement er-augen, saisir ou appeler du regard, il ajoutait : « Ce dont, à travers le monde technique moderne, nous faisons l'expérience dans le dispositif en tant que constellation de l'être et de l'homme est un prélude à ce que désigne l'Er-eignis. Mais celui-ci n'en reste pas nécessairement à son prélude. Car, dans l'Er-eignis, s'annonce la possibilité de surmonter le règne du dispositif vers un approprier plus initial. »2 Il y a donc une ambiguïté du dispositif qui, d'une part, approprie l'homme à l'être en en consommant l'oubli et qui, de l'autre, est une «pré-apparition» ou une «pré-forme »3 de l'appropriation elle-même, c'est-à-dire de la vérité de l'essence de l'être. Mais comment cette dualité qui rend possible le surmontement de la différence ontologique et la pensée de 1'Ereignis4, peut-elle ressortir en tant que telle? La question est double : comment le dispositif laisse-t-il paraître son caractère ambigu et que doit être l'homme pour y correspondre et y accéder ? Le dispositif est ce destin de l'être par lequel celui-ci s'écarte de sa propre essence sans pouvoir s'en séparer jamais. Il ne saurait donc se déployer sans déployer 1. « Der Satz der Identitiit », in ldenlitiil 1111d Differenz, p. 26. 2. Ibid., p. 24 et p. 25. 3. « Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag "Zeit und Sein"», in Z11r Sache des Denkms, p. 35 et p. 57. 4. Cf. ibid., p. 35-36 et «Der Weg zur Sprache », in U11teT1J1egs zµr Spmche, GA, Bd. 12, p. 251. 94 HEIDEGGER ET LE CI-IRISTIANISME sur le mode de l'oubli et du retrait cela même dont il est essentiellement inséparable. En d'autres termes, «dans le dispositif en tant que destin accompli de l'oubli de l'être, rayonne de manière inapparente, la lointaine arrivée du monde »1• Et sous le règne de l'essence de la technique, le monde en tant que vérité de l'essence de l'être advient comme ce qui se retire et se refuse, comme ce retrait qui octroie et le non-retrait et ce qui y vient en présance. «Pour autant que le monde refuse son monder, ce n'est pas rien du monde qui arrive mais le refus rayonne de la grande proximité du plus lointain éloignement du monde. »2 Comment pouvons-nous alors apercevoir la lueur inapparente de la vérité de l'essence de l'être, c'est-à-dire le monde en tant que quadrat? Après avoir remarqué que« c'est seulement dans l'extrême retrait de l'être que la pensée avise l'essence de l'être», Heidegger notait:« Cela.est probablement conforme à l'essence de l'homme si toutefois nous sommes ainsi faits que c'est seulement dans la perte de ce qui est perdu que nous apparaît ce qui nous appartient. >r1 C'est donc parce que, à l'instar de l'être lui-même, nous pouvons nous écarter et nous éloigner de notre essence au point de la perdre que nous sommes à même d'apercevoir la lueur de ce qui nous est le plus propre et à quoi nous sommes essentiellement appropriés. Mais qui sommes-nous lorsque nous nous écartons métaphysiquement de notre essence - et la métaphysique est le nom de cet écart et que devons-nous devenir pour en retrouver le site ? Avant de répondre à cette question, rappelons que si l'homme n'est pas en mesure de surmonter à lui seul ce destin de l'être qu'est le règne de la technique, il peut toutefois y prêter la main en s'ouvrant à l'essence du dispositif, c'est-à-dire à l'être en tant que danger de lui-même. Accédant à l'être en tant qu'il se détourne de sa propre essence, l'homme accède à la dimension au sein de laquelle l'être peut advenir à la vérité de son essence et où, par conséquent, l'oubli de l'être peut cesser d'être. Mais si l'homme est inséparable de l'être et que la pensée est le mode sur lequel celui-là 1. «Die Gefahr »,in Bm11er 1111d Freilmrger Vo11riige, GA, Bd. 79, p. 53; cf. également« Die Kchre », ibid., p. 75. 2. Ibid. 3. Der .\è1tz 1•0111 G11111d, GA, Bd. 10, p. 84. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 95 répond à l'appel de celui-ci, le tournant de l'oubli de l'être à la prise en garde de sa vérité n'ira pas sans une modification de notre essence et de notre pensée. À l'inverse, poser la question de la vérité de l'être, c'est «déjà se tenir dans l'ombre par avance projetée de la venue de ce tournant »1 et commencer d'y correspondre. Et n'est-ce pas alors en veillant sur la vérité de l'être, en nous y appropriant, que nous pouvons préparer le surmontement de l'essence de la technique ? Mais comment pourrions-nous appartenir à la vérité de l'essence de l'être, au quadrat, sans devenir des mortels et, du même coup, cesser de nous penser métaphysiquement comme animal rationnel ? Après avoir expliqué que nous ne pouvons penser la terre ou le ciel ou les divins sans les penser chacun à partir de la simplicité du quadrat, Heidegger en vient aux mortels. «Les mortels», dit-il, «sont les hommes. Ils s'appellent les mortels parce qu'ils peuvent mourir. Mourir veut dire : pouvoir la mort en tant que mort. Seul l'homme meurt. L'animal périt. La mort comme mort, il ne l'a ni devant ni derrière lui. La mort est l'écrin du néant, à savoir de ce qui, à tout point de vue, n'est jamais un pur et simple étant mais qui pourtant se déploie (west) comme le secret de l'être lui-même. En tant qu'écrin du néant, la mort abrite en elle l'essance de l'être. En tant qu'écrin du néant, la mort est l'abri de l'être. Nous donnons maintenant aux mortels le nom de mortels - non parce que leur vie terrestre prend fin mais parce qu'ils peuvent la mort en tant que mort. Déployant leur être dans l'abri de l'être, les mortels sont ceux qu'ils sont en tant que mortels. Ils sont le rapport se déployant à l'être en tant qu'être. La métaphysique, par contre, représente l'homme en tant qu'animai, comme être vivant. Même si la ratio domine de part en part l' ani111alitas, l'être de l'homme demeure déterminé à partir de la vie et de ses vécus. Les êtres vivants rationnels doivent d'abord devenir des mortels. »2 C'est donc en 1. « Die Kehre », in Brmm· Nnd FreibNrger Vorlri(ge, GA, Bd. 79, p. 71. 2. « Das Ding», in J:.'ortrii,_~e J111dANfsiitze, GA, Bd. 7, p. 180. Cf. Sei11J1ndZeit,§49-53 et 6162. Dès lors qu'ici er maintenant, nous sommes plus romain que grec, Heidegger esr en droit de parler de 1'011i1J10/ rotionale plurôr que du ~<Ï>'•V Myw Ëzùv. Cela die, la détermination grecque de l'homme comme « œ présant surgissant qui peur laisser apparaître le présant » est également métaphysique qui signifie que nous sommes le mode sur lequel s'accomplir la différence ontologique ; cf. Was heijlt De11km ?, GA, Bd. 8, p. 73 et P11111Je11ides, GA, Bd. 54, p. 100. 96 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME cessant d'être métaphysiquement écarté de son essence, en cessant d'être un animal rationnel pour devenir, Heidegger y insiste, un mortel approprié à la vérité de l'être que l'homme pourra, quant à lui, contribuer à surmonter l'essence de la technique. Et s'il ne dépend pas de nous de changer le destin de l'être, il demeure que, pour nous, tout ici dépend de ce passage du statut de vivant doué de raison à celui de mortel et que, pour nous encore, tout ici se rassemble sur ce changement dans notre manière de penser et d'être, de penser la vérité de l'être et d'être cette pensée car «penser est proprement agir (Hande/n) dès lors qu'agir signifie prêter la main (Hand) à l'essence de l'être. C'est-à-dire: préparer (construire) pour l'essence de l'être et au sein de l'étant ce lieu où l'être et son essence viennent se dire »1• 1. «Die Kehre »,in Die Tech11ik 1111d die Kehre, p. 40. Heidegger a modifié la version de 1949 en insérant entre parenthèses le verbe « construire » et en ajoutant les mots « au sein de l'étant»; cf. «Die Kehrc », in Bremer 1md rreib11rger Vottrage, GA, Bd. 79, p. 71. VII Au point où nous sommes ainsi parvenus, n'avons-nous pas tout à fait perdu de vue la question relative à l'étrange langue selon laquelle Heidegger décrit l'avènement de la différence ontologique et de la métaphysique ? Ce n'est pas sûr. En effet, nous ne saurions nous enquérir du champ d'expérience qui, au moins pour une part, confère à cette langue son sens originaire et sa puissance descriptive sans procéder depuis cela même dont provient la différence ontologique. Or, si les mortels deviennent tels pour être appropriés au monde comme vérité de l'essence de l'être, inversement et considéré depuis l'Ereignis, l'homme en tant que ~<i'>ov Myov ë:xov, comme animal rationnel, cet homme métaphysique tire son essence du monde en tant qu'il se refuse. Et ce refus du monde interdit également aux choses d'apparaître, les« anéantit »1 en tant qu'elles rassemblent le ciel, la terre, les divins et les mortels ou, pour le dire autrement et si tant est que l'anéantissement soit une modification, le serefuser du monde modifie les choses en étants constants et les mortels qui séjournent auprès d'elles en vivants doués de raison, ouverts à l'étant dans son être. Est-ce à dire que le rapport entre l'être et l'étant, la différence ontologique, provient du rapport entre monde et chose ? 1. « Das Ding», in Vortriige Hnd ANjsiitZ!, GA, Bd. 7, p. 172, 173 et 183. 98 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME Sans doute. Expliquant un passage de la conférence Temps et être, Heidegger est amené à distinguer deux sens de l'expression Anwesenlassen, laisser-être ou laisser-venir-en-présance. D'une part, le laisser-êm est l'être dans son rapport à l'étant qu'il laisse précisément être et laisser signifie faire venir dans le non-retrait ; de l'autre, le laisser-être concerne l'être même, désigne ce à partir de quoi être il y a, ce à quoi l'être appartient et laisser signifie donner ou destiner. D'un côté, le laisser-être est pensé depuis la différence ontologique sur laquelle repose la métaphysique, de l'autre il est pensé relativement à I'Ereignis en tant que vérité de l'essence de l'être. Quel rapport entretiennent alors ces deux acceptions opposées du laisser-être ? « À parler formellement », répond Heidegger, «il existe entre les deux membres· de l'opposition un rapport de détermination: c'est seulement dans la mesure où ily a le laisser de la venue-en-présance (das Lassen von Anwesen) qu'est possible le laisser-venir-en-présance du présant (das Anwesenlassen von Anwesenden). » Mais comment ce rapport doit-il être pensé et comment la distinction entre les deux sens du laisser-être doit-elle être déterminée à partir de l'Ereignis? «La principale difficulté», poursuit-il, « tient à ce qu'il devient nécessaire de penser la différence ontologique depuis I'Ereignis. Or, à partir de I'Ereignis, ce rapport se montre au contraire comme celui de la chose et du monde, rapport qui tout d'abord et d'une certaine façon pourrait être conçu comme celui de l'être et de l'étant mais, dans ce cas, ce qu'il a de propre est perdu. »1 Nous l'avons vu, la différence (Austrag) entre monde et chose n'est pas un pur et simple écart entre celui-là et celle-ci mais le mouvement qui, portant l'un et l'autre à ce qui leur est respectivement propre, les rapporte l'un à l'autre en les accordant, les ouvre l'un à l'autre dans l'entrecroisement de leur essence et constitue le mode sur lequel s'accomplit l'appropriation elle-même, l'éclaircir de l'éclaircie. En d'autres termes et dans une langue inappropriée, le laisser-être et le laisser-êm passent l'un dans l'autre sans se confondre. Mais lorsque le monde, événementappropriant de l'éclaircie, vient à se refuser, le laisser-être se retire au profit du seul laisser-êm, c'est-à-dire de l'être en tant qu'il diffère de l'étant. 1. « Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag "Zcit und Sein"», in Zur Sache de.r De11ke11s, p. 40. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 99 Pensée depuis l'Ereignis, la différence ontologique n'est autre que la différence de la chose et du monde lorsque le monde se refuse et que ce refus anéantit la chose. Ne serait-ce pas alors en comprenant la différence ontologique ainsi, depuis l'appropriation, que nous parviendrons à identifier le domaine d'expérience d'où les verbes qui en décrivent l'avènement reçoivent leur sens ? Qu'advient-il aux mortels et aux choses lorsque le monde vient à se refuser ? Ils sont soustraits à la vérité de leur essence. Concernant les choses, le retrait du monde porte atteinte au séjourner-ensemble, produit l'&.3Lxlix et du même coup la différence ontologique; concernant les mortels, le retrait du monde les ferme à cela même à quoi ils sont par essence proprement ouverts: l'événement-appropriant de l'éclaircie, en fait des animaux rationnels aptes à différencier l'être de l'étant. Mais si les choses sont démondanisées, les mortels sont, quant à eux, privés de monde dès lors que par privation on entend un ne-pas-avoir sur fond de pouvoiravoir. Or, c'est par une telle privation de monde que, selon Heidegger, se déterminent l'animalité et plus généralement la vie. Certes, le monde dont le vivant est privé est un mode d'être et non la vérité de son essence, mais la privation du monde comme existential prive nécessairement du monde en tant que quadrat puisque celui-ci est la vérité de celui-là. Et si «dès le commencement, la tradition ontologique que nous tenons pour décisive - explicitement chez Parménide - a manqué le phénomène de monde »1, la privation de ce dernier est essentielle à la détermination métaphysique de l'homme. L'animal rationnel relativement à la vérité de l'essence de l'être d'un côté, le simple animal relativement à l'être de l'étant de l'autre, sont donc dans une même situation de privation et cette similitude relève, pour une part au moins, de ce que Heidegger a nommé une fois le caractère « insondable, à peine imaginable, de notre parenté corporelle avec l'animal »2• Mais si le refus du monde qui fait du mortel un animal rationnel se déploie, nous l'avons vu plus haut, comme dispositif et si, considérés 1. Sein 1111d Zeit, § 21, p. 100. Cette remarque faite, Heidegger demandait aussitôt:« D'où provient le constant retour de cette omission ? » et se proposajt d'y revenir dans la troisième section de la première partie, Temps et être, au seuil de laquelle Etre el tmlj>s fut interrompu. 2. « Brief über den "Humanismus" »,in Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 326. 100 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME depuis l'Ereignis, l'animalité de l'homme, la différence ontologique et l'essence de la technique proviennent du même refus du monde au point que l'homme moderne, celui que Nietzsche nommait « le dernier homme», peut être compris comme «l'animal technicisé »1, ne doit-on pas en conclure que les verbes par lesquels Heidegger décrit l'insurrection du présant contre la présance tirent leur sens du domaine de la vie ? Non, car si la privation du monde en tant que quadrat fait bien du mortel un ~<!>ov Myov ëxov, un animal rationnel, il est évidemment impossible de tenir tout étant pour vivant. Cette réponse n'est cependant pas aussi négative qu'il y paraît car elle signifie au moins que Heidegger retrace « la généalogie essentielle »2 de la différence ontologique depuis un champ d'expérience dù l'insurrection de l'étant en général est liée à celle du vivant que nous sommes. Ne serait-ce pas alors en interrogeant l'essence du vivant et de l'animalité que nous pourrons enfin accéder à ce domaine auquel la vie doit appartenir sans toutefois suffire à le définir et l'analyse ontologique de l'organisme en tant que mode d'être du vivant, ne doit-elle pas, à un moment ou l'autre, le laisser affleurer et transparaître ? Après avoir longuement décrit l'essence de l'organisme au fil conducteur de la thèse selon laquelle« l'animal est pauvre en monde», Heidegger y revient sous la forme d'une objection à soi-même adressée. Ne dit-on pas trop en affirmant que l'animal est privé de monde puisque ce dernier lui a toujours été fermé ? Et caractériser l'animal ou le vivant par la pauvreté en monde, n'est-ce pas outrepasser les limites de son être en le comparant à l'homme qui a pour essence d'être formateur de monde ? «C'est seulement vu depuis l'homme que l'animal est pauvre en monde mais l'être-animal n'est pas en soi privé de monde. Pour le dire plus clairement et plus largement : si la privation est dans certains cas une souffrance, si la privation de monde et la pauvreté appartiennent à l'être de l'animal, alors une souffrance et une douleur parcourent tout le règne animal et le règne de la vie en général. De cela, la biologie ne sait tout simplement rien. Fabuler à ce propos est peut-être un privilège de poète. "Cela n'a rien à 1. Beitriige zur Philosophie, GA, Bd. 65, p. 275. 2. «Die Gefahr », in Bren1er 1111d Freiburger Vorlriige, GA, Bd. 79, p. 65. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 101 voir avec la science." »1 En conclusion d'un examen dont le détail est ici sans importance, Heidegger se refuse finalement à abandonner la thèse selon laquelle l'animal est pauvre en monde au profit de cette autre selon laquelle l'animal n'aurait pas du tout de monde. «Au contraire», écrit-il alors, au moment d'interrompre l'analyse de l'organisme pour aborder celle du monde, « nous devons laisser ouverte la possibilité que la compréhension propre et explicite de l'essence du monde nous contraigne malgré tout à comprendre le non-avoir du monde de l'animal comme une privation et à trouver dans le mode d'être de l'animal en tant que tel une pauvreté. Que la biologie ne connaisse rien de semblable n'est pas une preuve du contraire contre la métaphysique. Qu'à l'occasion, peut-être, seuls les poètes parlent de ces choses est un argument qui n'autorise pas à se moquer de la métaphysique. En fin de compte, la foi chrétienne n'est pas bien nécessaire pour comprendre quelque chose à cette parole que Paul (Romains, VIII, 19) écrit au sujet de l'&.7toxocpocooxloc ·rijc; x-rlas:wc;, du guet ardent des créatures et de la création dont, comme le dit encore le quatrième livre d'Esdras, VII, 12, les voies sont, en cet âge, devenues étroites, désolées, ardues. Et il n'est même pas besoin d'un pessimisme pour pouvoir déployer la pauvreté en monde de l'animal comme problème interne de l'animalité. Car, en vertu de l'ouverture de l'animal à ce qui désinhibe, celui-ci est, dans son obnubilation, essentiellement expulsé vers quelque chose d'autre qui certes ne peut jamais lui être manifeste en tant qu'étant ou non-étant mais qui, au titre de ce qui désinhibe et avec toutes les formes de désinhibitions qui s'y trouvent impliquées, introduit dans l'essence de l'animal un ébranlement essentiel. »2 C'est une citation scripturaire qui vient donc pour finir éclairer la souffrance ou la pauvreté en monde propres à l'animal ou à la vie et c'est à l'Épître aux Romains plutôt, par exemple, qu'à la huitième des Élégies de Duino que Heidegger fait appel pour corroborer sa thèse3. Si cette référence n'est pas sans précédent puisqu'en parlant de «la tristesse 1. Die Gnmbegriffe der Metapqysik, GA, Bd. 29/30, p. 393. Ce cours fut prononcé durant le semestre d'hiver 1929-1930. 2. lhid., p. 395-396. Sur cette interprétation de l'animalité, sur la désinhibition et l'obnubilation, cf. «L'être et le vivant», in Dra!l1atiq11e des phé110111è11es, p. 35-55. 3. Cf. Pan11enides, GA, Bd. 54, p. 225 et sq. 102 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME qu'affiche toute vie finie» ou de «la profonde et indestructible mélancolie de toute vie »1, Schelling faisait déjà écho aux mêmes versets, elle a ici un caractère exceptionnel. En effet, réserve faite de ses premiers cours, Heidegger n'invoque jamais l'autorité de }'Écriture et quand il lui arrive parfois, rarement, d'en rappeler telle ou telle parole, c'est toujours pour marquer une infranchissable distance 2• Tel n'est pas ici simplement le cas. En effet, que dit Heidegger ? Il affirme indirectement que, toute foi mise à part, l'&.7toxocpoc8oxloc ..-;.c; X't'taewc; d'un côté et la pauvreté en monde de l'autre sont deux manières d'exprimer la souffrance inhérente au vivant comme tel ou encore que la pauvreté en monde est le contenu «ontologique» de l'&.7toxocpoc8oxloc njc; xTlaewc;. Mais, et c'est la question que soulève immédiatement cette· affirmation, est-il possible d'entendre quelque chose à la parole de saint Paul en faisant abstraction de sa foi ou, pour le dire autrement, le regard de l'apôtre se laisse-t-il dédoubler en un regard ontologique et un regard chrétien, en un regard non-croyant et un regard croyant ? Revenoris à I'Épître aux Romains et plus précisément à la péricope dont il est question. Saint Paul y étend la rédemption à l'ensemble des créatures et fait de l'espérance du salut le drame de toute la création. Après avoir annoncé que « les souffrances du temps présent sont sans poids face à la gloire qui se révélera en nous », il explique : «Car l'attente tendue de la créature aspire à la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise à la vanité, non de son gré, mais par égard pour celui qui l'y a soumise, et dans l'espérance parce que la création sera libérée de laservitude de la corruption pour la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Car nous savons que la création, à l'unisson, gémit et souffre les douleurs de l'enfantement jusqu'à maintenant, et non seulement elle mais nous qui avons les prémices de l'Esprit, nous aussi nous gémissons en nousmêmes, en attente de l'adoption, de la rédemption, de notre corps. »3 1. Schelling, Über dos Wese11 des menschlichen Freiheit, herausgegeben von T. Buchheim, Philosophische Bibliothek, p. 71 ou Siimn1tliche Werke, Bd. VII, p. 399 ; cf. Heidegger, Schelling: Vo1n We.ren des menschliche11 Freiheit, GA, Bd. 42, p. 278. 2. Cf. par exemple Pannenides, GA, Bd. 54, p. 68, «Die Sprache », in UntenJle!,S ZJll" .fprache, GA, Bd. 12, p. 12 et« Das Wesen der Sprache »,id, p. 191-192. 3. Ro111ai11s, VIII, 18-23. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 103 Saint Paul distingue donc deux âges et annonce celui qui vient depuis celui où nous sommes dans «la tribulation et l'angoisse »1• Quels sont-ils? Si le temps présent est celui de la vanité, de l'assujettissement à la corruption et de la souffrance, le temps à venir sera celui de la gloire révélée, de la liberté dans l'esprit, de l'adoption, de la rédemption. Ces deux âges ne concernent pas seulement l'homme mais toute la création que Dieu lui a soumise en le créant à son image et que, pécheur, il a entraîné dans sa chute. Ainsi asservies au règne du péché, les créatures, aussi bien celles qui ont en commun avec l'homme d'être vivantes que la terre elle-même sur laquelle, depuis Adam et le meurtre de Caïn, pèse une malédiction 2, les créatures attendent en gémissant, c'est-à-dire en s'exprimant sans parole, attendent la rédemption du corps que nous sommes comme leur propre délivrance. Partant, la plainte qu'exhale l'ensemble des créatures soutient et renforce notre propre espérance du salut et« l'attente tendue de la créature» tire exclusivement son sens de la seule révélation. Saint Paul ne voit donc pas l'espérance de la rédemption à la lumière de la souffrance animale, au contraire, il comprend la douleur de tout ce qui vit, de tout ce qui est créé - et à l'horizon de la création, la parenté corporelle avec l'animal demeure peut-être insondable puisqu'elle se fonde en Dieu mais cesse d'être inimaginable -, depuis l'unique lumière du Christ mort et ressuscité. Et si, « de ses yeux perçants d'apôtre, saint Paul a vu la sainte croix, la croix bien-aimée, dans toutes les créatures »3, l'oc7toxotpot8oxloc TT,c;; x't'lae:wc;; est inséparable 1. Id., II, 9. 2. Cf. Ge11èse, III, 17-18 et IV, 10-12. 3. Heidegger connaissait pourtant cette parole de Luther pour l'avoir lue dans L'épitre a11x R.o1nai11s de Karl Barth qui, à propos des versets 19-22 du chapitre VIII, citait déjà le même passage du quatrième livre d'Esdras mais sans omettre de préciser que, si les voies sont en cet âge devenues étroites, c'est à la suite de la transgression d'Adam ; cf. Der /Uimerbrief(!l.rste Fassung), 1919, in Karl Barth, Gesan1ta11.rgabe1 p. 327 pour la citation d'Esdras et p. 326 pour celle de Luther tirée du second sermon que celui-ci consacra à la même péricope ; cf. Luther, « Predigt am 4. Sonntag nach Trinitatis, nachmittags » (1535), in Werke, Kritische Gesnmtausgabe, Bd. 41, p. 311. Barth cite également (p. 327-328) Calvin selon qui les versets 19-22 signifient «qu'il n'y a aucun élément ni aucune partie du monde qui ne soient comme touchés par la reconnaissance de la misère présente, qui ne soient tendus vers l'espérance de la résurrection»; cf. Joannis Calvini, Com1nentari11s i11 epùtola1N Pa111i ad R.o111a11os1 in Opera omnia, 2' série, t. XIII, Genève 1999, p. 168. 104 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME de la révélation chrétienne, saint Paul n'a qu'un seul regard et, contrairement à ce que dit Heidegger, l'intelligence de celle-là requiert la foi en celle-ci. Avant de comprendre pour croire, il faut croire pour comprendre, crede ut intellegas sed inteUege ut credas 1• Sans doute n'est-il pas nécessaire d'être présentement chrétien pour entendre quelque chose à la .parole apostolique mais il est nécessaire, historiquement au moins, de l'avoir été, d'en conserver la mémoire, de se trouver dans une situation depuis laquelle la révélation demeure accessible, fût-ce sur le mode d'un passé désormais inactualisable. Citant saint Paul auquel le Christ a ouvert les yeux, faisant appel à ce que voit l'apôtre pour corroborer sa propre description, Heidegger ne recourt donc pas seulement à ce qu'il nomme ailleurs « la force illuminative dès images, leur présence originaire et incontournable »2 mais aussi, silencieusement, à cela même dont les images de la créature tendue dans l'attente de la révélation des fils de Dieu et de la création gémissant dans l'espérance de sa délivrance reçoivent toute leur acuité, présence et force. Que signifie alors, relativement à l'économie du salut où elle s'inscrit, l'&.7toxocpoc8oxloc Tijc; x-rlae:wc;? Et d'abord, comment traduire? 'A7toxocpoc8oxloc est la forme substantive du verbe &.7toxocpoc8o.xéw qui signifie «attendre ardemment »3• Et c'est ce sens d'une attente entièrement tendue vers ce qui seul est susceptible de la délivrer de la tension douloureuse qui l'anime, c'est cette acception que s'attachent à restituer les diverses traductions allemandes dont Heidegger avait connaissance. Mais si Luther traduit OC7toxocpoc8oxloc -rijc; x-rlae:wc; par das iingstliche Hamn der I<reatur, l'attente angoissée de la créature, Barth par das gesj>annte Harren der Schopfung, l'attente tendue de la création, K. Weizsacker par das sehnsüchtige Hamn der Schopfung, l'ardente attente de la création, Heidegger, quant à lui, ne recourt pas au verbe Hamn puisqu'il traduit par das sehnsüchtige Aus.rpiihen der Geschopft und der Schopfung, le guet ardent des 1. Saint Augustin, Homélies s11r févangile Je saint Jean, XXIX, 6. 2. « Zur Seinsfrage », in Wegmarke11, GA, Bd. 9, p. 422. 3. « Expect earnesdy » dit le Gmk-E11glish Lexico11 de Liddell-Scott-Jones. Le substantif .X7to11.0tp0t3oxC0t, les verbes .X7to11.0tp0t3011.Éw et 11.0tp0t3011.éw qui apparaissent à l'époque hellénistique sont absents de la traduction des Septante. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 105 créatures et de la création 1• De quelle différence d'interprétation cette traduction singulière est-elle l'empreinte? Si le verbe ausspiihen, apparenté au grec aKÉ7tTOfLOtL, regarder, ou au latin specio, examiner, signifie épier ou espionner, exprime une attente liée à la vue et qui ne saurait avoir d'autre objet que les créatures visibles - le vieil haut-allemand spehàn désignait l'observation militaire 2 - , le verbe Harren par contre signifie attendre avec espoir et confiance 3, exprime une attente liée à l'espérance et à la foi, exclusivement tournée vers l'invisible, vers le salut en Dieu. «Une espérance que l'on voit n'est plus une espérance, car comment espérer ce qu'on voit? »4 précisait saint Paul aussitôt après avoir affirmé que si nous gémissons dans l'attente de la rédemption, c'est bien dans l'espérance que nous avons été sauvés. Traduire cX7tOK0tp0t8o>tl0t par das Ausspiihen plutôt que par das Harren revient donc à modifier la nature de ce qui est attendu et, du même coup, le sens de l'attente, revient par conséquent à dissocier la foi chrétienne de ce que, seule, elle rend visible et intelligible. A nouveau, que signifie l'<X7to>t0tp0t8o>tl0t -rijt;; K-rlae:wt;;? Une fois l'attente tendue de la créature restituée à la révélation, il est possible et légitime de répondre à l'aide du principe selon lequel chaque verset de la Bible a pour contexte l'ensemble de celle-ci. Annonçant le renouvellement de la création dans et par le Christ, saint Paul fait écho à Isaïe qui décrivait ainsi le règne à venir du messie : « La justice sera la ceinture de ses lombes et la foi la ceinture de ses reins. Le loup habitera avec l'agneau et la panthère reposera auprès du chevreau. Le veau et le lionceau et le gras bétail seront menés ensemble par un petit garçon. La vache et l'ourse paîtront ; ensemble reposeront leurs petits et le lion mangera de la paille t. Durant le semestre d'hiver 1920-1921, au seuil d'une «interprétation phénoménologique » des épitres de saint Paul aux Galates et aux Thessaloniciens et après avoir mis en garde contre les traductions de Luther, « trop dépendantes de son propre point de vue de théologien», Heidegger recommande celles de Karl Weizsiicker et d'Eberhard Nestle, ce dernier reproduisant en le révisant parfois le texte de Luther ; cf. Phii110111enologie des Religiiùen ubens, GA, Bd. 60, p. 68. 2. Cf. A. Emout et A. Meillet, Dictio11naire é!Jmologiq11e de la lang11e latine, s11b. spedo. 3. Cf. Philippiens, l, 20, où l'&7toKo:po:3oK!o: est associée à èÀm~, l'espérance. 4. Ro111ains, VIII, 24. 106 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME comme le bœuf. »1 A contrario, depuis la chute où Adam a précipité la création, les créatures attendent la rédemption en vivant les unes et les autres au détriment les unes des autres. Le loup guette l'agneau, la panthère chasse le chevreau, le lion dévore le bœuf et toutes les créatures s'entre-tuent. Bref, depuis que l'homme, créé à l'image de Dieu, a entraîné toute la création jusques et y compris la terre, dans son insurrection contre leur unique Créateur, la discorde et l'injustice règnent entre les créatures pour lesquelles souffrir d'être séparées de Dieu et souffrir les unes des autres ne constitue qu'une seule et même souffrance. L'oc7tox.otpot3ox.lot est donc propre au status corruptionis et désigne le mode sur lequel y vivent l'ensemble des créatures. 1. fraie, XI, 5-7. Nous traduisons la version de Luther. Sur le renouvellement de la création, cf. Isaïe, LXV, 17, LXVI, 22; Il Corinthiens, V, 17; Ga/ales, VI, 15 et Matthieu, XXIV, 35 où il est annoncé que «le ciel et la terre passeront». Le chapitre VII du quatrième livre d'Esdras que citent Barth et Heidegger y fait également référence; cf. IV Esdras, VII, 75. VIII Après avoir ainsi rappelé que l'attente tendue caractérise la manière dont, en cet âge, sous le règne du péché, toute la création dont l'homme est le couronnement, se retourne douloureusement vers le Créateur dont l'homme l'a détourné, revenons plus directement à Heidegger. Citant comme il le fait et au moment où il le fait, c'est-à-dire au moment d'interrompre l'élucidation de l'essence de l'organisme et de la vie, citant l' cX7toxcxpcx8ox(cx ·djr.; xTLaEwr.;, Heidegger veut dire que la pauvreté en monde propre à l'animalité et l'attente tendue de la créature ont le même sens, désignent un seul et même phénomène dès lors que tout ce qui est chrétien est mis hors jeu. Cette affirmation implique qu'il y a plus dans l'oc7toxcxpoc8oxloc Tijr.; xTLaEwr.; que dans pauvreté en monde puisqu'on peut accéder à celle-ci en séparant celle-là de la foi. Le phénomène le plus riche ayant toujours la priorité sur le phénomène le plus pauvre, Heidegger ne conclut donc pas de la privation de monde à l'attente de la créature, à l'inverse, il pense l'essence de l'animalité et de la vie depuis l'cX7toxcxpcx8oxlcx Tijr.; XTtaEwr.;. Mais penser la pauvreté en monde du vivant depuis l'attente tendue de la créature ne revient pas à faire de celle-ci le modèle de celle-là. En effet, si on entend par modèle « ce dont la pensée doit nécessairement s'écarter comme de sa présupposition naturelle et de manière à ce que le 108 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME ce-de-quoi elle s'écarte soit simultanément le ce-avec-quoi elle s'écarte»', ·tijc; xTlae:wc; ne saurait stricto sensu servir de modèle à la privation de monde puisqu'elle ne relève nullement de l'expérience naturelle ou ontique. En outre, lorsque la pensée emprunte un modèle à la langue naturelle, c'est pour le retourner contre celle-ci et surmonter les modes de compréhension qu'elle véhicule. Toutefois «surmonter ne signifie pas repousser mais disposer à neuf >>2, et cette nouvelle disposition consiste toujours à faire du terminus a quo un cas particulier et subordonné du tern1inus ad quem. Considérer l'attente tendue de la créature comme le modèle de la privation de monde propre à l'animal reviendrait alors à admettre que la première n'est qu'une version réduite de la seconde. Que signifie finalement cette singulière référence scripturaire sur laquelle se clôt l'élucidation de l'essence de l'animalité, c'est-à-dire de la vie en général ?3 En assimilant l'cX.7toxotpot~oKlot •iic; x•lae:wc; à la pauvreté l'cX.7toxotpot~oxlot 1. « Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag "Zeit und Sein" », in Z11r Sache des Denke11s, p. 54. 2. « Phanomenologie und Theologie »,in Weg111arken, GA, Bd. 9, p. 63. Il convient de restituer cette proposition à son contexte. Après avoir déterminè la foi comme une renaissance et expliqué que celle-ci implique «le dépassement de l'existence pré-croyante, c'est-à-dire noncroyante du Dasein », Heidegger poursuivait: « Dèpassé (aefgehoben) ne signifie pas ici èliminé mais surélevé dans la nouvelle création, maintenu et gardé en elle. Dans la foi, en effet, l'existence pré-chrétienne est surmontée de manière ontico-existenticlle. Mais ce surmontement existentiel de l'existence prè-chrétienne, surmontement qui appartient à la foi en tant que renaissance, signifie précisément que, dans l'existence croyante, le Dasein pré-chrétien surmonté est ontologico-existentialement co-indus. » Puis, après avoir précisè que « surmonter ne signifie pas repousser mais disposer à neuf», il concluait que « tous les concepts thèologiques fondamentaux, dans la plénitude de leur connexion régionale, ont à chaque fois un contenu pré-chrétien, contenu certes existentiellement impuissant, c'est-à-dire ontiq11e111ent dépassè mais qui, à cause de cela, les détermine ontologiq11e111enl et peut alors être saisi de manière purement rationnelle. Tous les concepts théologiques recèlent nécessairement en eux la compréhension de l'être que le Dasei11 humain comme tel a de lui-même dans la simple mesure où il existe». En concevant ainsi la relation de l'ontologie fondamentale à la théologie chrétienne, Heidegger ne cesse toutefois d'assimiler l'existence pré-chrétienne à l'existence en général. Or, et à supposer que la détermination de l'essence de l'homme comme Dasein soit compatible avec le statut de créature, l'existence pré-chrétienne est, pour l'existence chrétienne, l'existence juive ou nonjuive, c'est-à-dire «païenne». Bref, la révélation chrétienne n'a pas lieu sur un sol ontologique thèologiquement vacant ou neutre et c'est aussi pourquoi il est impossible de comprendre 1'&:7tr1xapa8oxlix ·djç ><Tlaeb.lç depuis la pauvreté en monde. 3. Cf. Die Gnmbegriffe der'Metap~sik, GA, Bd. 29-30, p. 303. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 109 en monde, Heidegger traduit la parole de saint Paul dans la langue de l'ontologie. Mais si l'attente de la créature précède en droit la pauvreté en monde puisqu'on peut accéder à celle-ci en isolant celle-là de la foi qui l'anime, la pauvreté en monde est déjà elle-même une traduction de l'à.7toxcxpcx3oxlcx -rijc; x-rlaEwc;. Qu'est-ce à dire sinon que l'ontologie de la vie se fonde finalement sur cette expérience chrétienne de la vie déchue dont Heidegger a commencé par faire le paradigme de la vie facticielle 1 ? Mais alors et si l'animal rationnel est le mode sur lequel s'accomplit la différence ontologique, ne serait-ce pas depuis le domaine d'expérience de la foi chrétienne que procède la traduction silencieuse des verbes qui décrivent l'avènement de ce sur quoi repose la métaphysique grecque ? La différence ontologique est-elle toutefois essentiellement liée à l'animalité de l'homme et à une privation de monde qui lui serait propre ? En la formulant explicitement pour la première fois, Heidegger écrivait ceci : «La différence est là, elle a le mode d'être de l'être-là (Dasein), elle appartient à l'existence. Exister équivaut à "être dans l'accomplissement de cette différence". Seule une âme qui peut faire cette différence est propre à devenir l'âme d'un homme au-delà de celle d'un animal. »2 Mais si transcender l'animalité en différenciant l'être de l'étant constitue notre être, nous ne cessons néanmoins d'être rapporté à l'animalité comme à ce qui est transcendé. En d'autres termes, «alors même que l'homme est distingué à titre de vivant rationnel, il apparait toujours de telle manière que son caractère de vivant reste déterminant et ce même si le biologique au sens de l'animal et du végétal reste subordonné aux caractères rationnel et personnel de l'homme, caractères qui déterminent sa vie spirituelle »3. Et puisque la vie ou l'animalité qui est essentielle à l'homme métaphysique est essentiellement pauvre en monde, ne doit-on pas conclure que, tout en accomplissant la différence ontologique en tant que 1. Cf. Gr1111dprob/e1ne der Phii11omenologie (1919-1920), GA, Bd. 58, p. 61. 2. Die Gn111dprob/e1ne der Phii11omenologie, GA, Bd. 24, p. 454. 3. Wa1 heijt Denken?, GA, Bd. 8, p. 152. Sur le primat de l'animalité dans la détermination métaphysique de l'homme, cf. Besi11111111g, GA, Bd. 66, p. 140-142. 110 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME ~<!>ov Myov ëxov, nous demeurons privé de monde ? Oui et non. Non si on entend par monde un mode d'être, mais oui s'il s'agit de l'événement· appropriant de l'éclaircie. La différence ontologique change donc de sens selon qu'elle est pensée depuis l'être de l'étant ou depuis la vérité de l'essence de l'être. Dans le premier cas, elle distingue l'homme de l'animal mais dans le second elle apparente le mortel à l'animal. Ces deux points de vue n'ont évidemment pas le même rang et celui-ci commande celui-là. Or, si depuis l'Ereignis la différence ontologique apparaît comme le mode sur lequel s'accomplissent le refus ou la privation du monde en tant que quadrat et la mutation du mortel en animal rationnel, en vivant doué de raison, la langue qui en retrace l'avènement ne peut alors manquer de porter la trace de cette autre langue dont, nous venons de le voir, la pauvreté en monde est traduite et à partir de laquelle l'animalité et la vie sont décrites puisque, une fois encore, c'est sur la base de l'expérience chrétienne de la vie déchue qu'est comprise et déterminée l'essence de la vie et de l'animalité en général. Faut-il d'ailleurs s'en étonner s'il est vrai, comme l'a dit une fois Heidegger avant de substituer définitivement l'existence à la vie et à la subjectivité - substitution sans laquelle il est aussi impossible de poser la question de l'être que «d'expulser hors de la problématique philosophique les restes de théologie chrétienne »1 - , faut-il s'en étonner s'il est vrai que « le terme ~w~, vita, désigne un phénomène fondamental sur lequel les interprétations grecque, vétéro-testamentaire, néo-testamentaire chrétienne et gréco-chrétienne du Dasein humain sont centrées», s'il est vrai par conséquent que la vie elle-même renvoie autant à la révélation judéo-chrétienne qu'à la métaphysique grecque puisque «la pluralité de sens du terme trouve ses racines dans l'objet signifié luimême »2 ? Mais si, d'une part, l'essence de l'animalité et de la vie en général est comprise depuis l'expérience chrétienne de la vie déchue et que, de l'autre, le mortel devient animal rationnel par le retrait et la privation du 1. Sei11 1111d Zeit, § 44 c, p. 229. Sur la position de la question de l'être, cf. § 2. 2. Phii110111e110/ogie b1tepretotio11m z11 Aristote/es (1922), in Dilth1!JJ"hrb11çh, 1989, p. 240. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 111 monde en tant que vérité de l'essence de l'être, retrait qui s'accomplit comme différence ontologique, où la description de cette dernière laisser-elle transparaître la dimension chrétienne de son sens? Et pour poser la question de manière plus aiguë, la différence ontologique et le péché présentent-ils, aux yeux de Heidegger, des traits communs ? Derechef, cette différence advient lorsque chaque séjournant « se rengorge dans l'entêtement du persister »1, «se rengorge face à l'autre et qu'aucun ne prend garde à l'essence séjournante des autres »2, lorsque la constance s'insurge contre la présance et que le séjour au sein du non-retrait prend un « caractère insurrectionnel »\ lorsque « les séjournants transitoires se dispersent complètement dans l'entêtement sans limite à se rengorger de la pure et simple persistante persévérance pour ainsi, dans la même fureur, se repousser les uns les autres hors du présant présent »4• L'avènement de la différence ontologique est donc insurrection et rengorgement. Or, c'est également comme rengorgement et insurrection que Heidegger a lui-même caractérisé le péché. « Le péché est manque de foi, l'insurrection contre Dieu comme rédempteur. »5 Et en 1936, dix ans avant La parole d'Anaximandre, commentant les pages des Recherches sur l'essence de la liberté humaine où Schelling élucide la possibilité du mal assimilé au péché, Heidegger en explique la malignité dans les termes suivants:« Selon la nouvelle détermination qui vient d'en être donnée, la liberté est le pouvoir du bien et du mal. Par conséquent, le mal s'annonce comme une disposition propre de la volonté, voire comme un mode de l'être-libre au sens de l'être-soi à partir de sa propre loi d'essence. S'élevant au-dessus de la volonté universelle, la volonté 1. «Der Spruch des Anaximander »,in HolZJnge, GA, Bd. 5, p. 355, déjà cité. 2. Ibid, p. 359, déjà cité. 3. Ibid, p. 356, déjà cité. 4. Ibid, p. 360, déjà cité. 5. 117as beijlt Dmkm ?, GA, Bd. 8, p. 108. Au même moment, à l'occasion d'un séminaire tenu à Zurich le 6 novembre 1951 et dont il contresigna Je compte rendu, Heidegger déclarait : «La bombe atomique a explosé depuis longtemps ; à savoir à l'instant où l'homme est entré en insurrection contre l'être et a de lui-même posé l'être comme objet de sa représentation. Depuis Descartes» (in« Zürcher Seminar », Se111inore, GA, Bd. 15, p. 433). L'insurrection contre l'être est évidemment bien antérieure à Descartes à partir de qui elle ne fait que prendre la figure de l'objectivité ; cf., à ce sujet,« Das Ding», in Vortriige 11nd Atifsiitzc, GA, Bd. 7, p. 168. 112 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME propre veut précisément être cette volonté universelle même. A travers ce soulèvement, un mode propre d'unification donc un mode propre de l'être-esprit vient à s'accomplir. Mais l'unification est une perversion de la volonté initiale, c'est-à-dire une perversion de l'unité du monde divin, dans lequel la volonté universelle concorde avec la volonté du fond. Dans cette perversion de la volonté, par contre, s'accomplit le devenir d'un dieu inversé, du contre-esprit, et du même coup l'insurrection (Aujruhr) contre l'être-originaire, le rengorgement de ce qui est advers (Widersacher!Hflt} à l'essence de l'être, le renversement de l'ajointement de l'être (S~nsfuge) en disjonction (Ungefage), renversement par lequel le fond s'élève vers l'existence pour prendre sa place. »1 Plus loin, et toujours dans une langue qui est autant: sinon plus la sienne que celle de Schelling, Heidegger ajoutera : «Le fond n'excite pas le mal lui-même, il n'excite pas non plus au mal mais il excite le principe possible du mal. Le principe est la libre mobilité du· fond et de l'existence l'un par rapport à l'autre, la possibilité de leur dissociation et par suite la possibilité du rengorgement de la volonté propre à dominer la volonté commune.»2 Qu'est-ce qui ouvre l'horizon au sein duquel Heidegger peut ainsi déplacer l'essence du mal tout en interprétant les Recherches sur l'essence de la liberté hu111aine? La parole d'Anaximandre. D'une part en effet, à propos de l'introduction où Schelling s'interroge sur la compatibilité entre les concepts de liberté et de système, Heidegger souligne que ce dernier concept s'impose dans la mesure où l'étant ne va jamais seul et que «là où il y a étant, il y a conjonction et injonction ». Et il ajoute : « Nous voyons déjà ici clairement transparaître la mêmeté de l'être et de la conjonction. Dans la mesure où nous comprenons "être'', nous visons par là quelque chose comme conjonction et injonction. La plus ancienne parole de la philosophie occidentale qui nous ait été transmise, celle d'Anaximandre, parle déjà de la 1llx1J et de l'&.3txla., de l'accord ou du dis1. Schelling: Vo111 ll:'esm des 11/eJ/SCh/ichen rreiheit, GA, Bd. 42, p. 247-248. Sur l'identification du mal au péché, cf. p. 251 sq. et Schelling, Ober das Wesen des mmschlichen Freiheit, herausgegeben von T. Buchhcim, Philosophische Bibliothek, p. 38, ou Siimmtliche Wtrke, Bd. Vil, p. 366. 2. Id., p. 262-263. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 113 cord de l'être, parole que nous devons tenir éloignée de toutes représentations morales, juridiques et même chrétiennes de la justice et de l'injustice. »1 D'autre part et surtout, Heidegger a lui-même établi un lien particulier entre 1'&:8tx.lcx, qui est discord (Un-Fug)2, et le mal, quand, à la question de savoir pour quelle raison le traité sur la liberté parle surtout de ce dernier, il répond:« Parce que le mal met à jour, au sein de l'étant, la plus intérieure et la plus ample discorde (Zwietracht). Et pourquoi justement cette discorde ? Le mal est pensé parce que, dans cette discorde authentique et la plus extrême en tant que discord (Unfug), c'est simultanément l'unité de la conjonction de l'étant dans son ensemble qui doit apparaître le plus nettement. »1 En traduisant la langue de Schelling qui ne parle évidemment pas du «règne de ce qui est advers à l'essence de l'être», dans la sienne propre et qui est déjà celle de La. parole d'Anaximandre, Heidegger, selon qui, rappelons-le, « un traduire originaire règne sur tout dialogue comme sur tout monologue »4 , modifie donc l'essence du mal. Comment cela? Assimilant celui-ci au péché, Schelling comprend le mal dans l'horizon du rapport de la créature au Dieu créateur et non dans celui du rapport de l'étant à l'essence et à la vérité de l'être. «Le péché», dit Heidegger à propos de cette assimilation,« le péché est le mal interprété de manière chrétienne et ce de telle sorte que, dans cette interprétation, l'essence du mal parvient, selon une direction tout à fait déterminée, plus nettement au jour. Mais le mal n'est pas seulement péché et il n'est pas exclusivement concevable en tant que péché. Dans la mesure où notre interprétation vise la question métaphysique fondamentale proprement dite, celle de l'être, nous n'interrogeons pas le mal sous la figure <lu péché mais l'élucidons relativement à l'essence et à la vérité de l'être. Cela indique du même coup et 1. Id, p. 86. 2. Cf. «Der Spruch des Anaximander », in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 357, déjà cité. 3. « Ausgewahltc Stücke aus den Manuskripten zur Vorbereitung des Schelling-Seminars Sommersemester 1941 »,in Schellù{g, p. 216. Ces notes préparatoires ont été publiées en appendice à la première édition en 1971 du cours de 1936 sur Schelling. Elles n'ont pas été reprises dans le volume des œuvres complètes où ce cours a été réédité. 4. P<1mm1ides, GA, Bd. 54, p. 17 ; déjà cité. 114 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME indirectement que le domaine de l'éthique ne suffit pas pour concevoir le mal et que l'éthique et la morale concernent au contraire une législation relative à la conduite à tenir face au mal pour le surmonter, le repousser ou l'atténuer». Et il avertit: «Cette remarque est importante pour bien mesurer en quel sens notre interprétation est unilatérale, voire consciemment unilatérale, orientée qu'elle est sur le versant principal de la philosophie, la question de l'être. »1 En quoi consiste cette unilatéralité assumée ? Que signifie-t-elle et quels sont ces côtés sur lesquels l'accent peut être inégalement porté ? « Pour Schelling», précise encore Heidegger, « la sécularisation du concept théologique de péché et la christianisation du concept métaphysique de mal passent l'une dans l'autre. »2 Ce disant, le second distingue ce que le premier confond, à savoir la théologie chrétienne d'un côté et la métaphysique de l'autre sur laquelle il choisit de porter l'accent. Toutefois, à supposer que l'une et l'autre se laissent déterminer comme autant de côtés, Schelling n'assimile pas le péché au mal mais le mal au péché\ tient celui-ci pour l'essence de celui-là et non pour une de ses figures. En d'autres termes, la métaphysique du mal esc, en tant que métaphysique, une métaphysique du péché. Dès lors que pour Schelling, la dimension chrétienne est métaphysiquement essentielle, dès lors que tout ce que dit Schelling à propos du mal comme la langue dans laquelle il le dit sont l'un et l'autre relatifs au péché, l'unilatéralité à laquelle se tient Heidegger en traduisant la langue de Schelling dans la sienne propre ne peut consister finalement qu'à traduire le rengorgement et l'insurrection4 du domaine de la foi dans celui de l'être et de sa vérité, 1. Schellù(~: I.·0111 lf'esen des 111enscbliche11 rreiheit, GA, Bd. 42, p. 252-253. 2. lhid., p. 251. 3. Cf. lÏher das ll7esen dn J1te11schlicbe11 freiheit, édition citée, p. 60 (SU"; Bd. VII, p. 388) où le « mal originaire» est assimilé au «péché originaire». 4. Pour prévenir toute confusion entre les langues de Schelling et de Heidegger, signalons que celui-là n'emploie jamais le verbe sit-b aufspreize11, se rengorger et que, pour dire l'insurrection, il recourt à é'rbehu11g plutôt qu'à Au(stand ou Aufr11hr. Selon le dictionnaire Grimm, le verbe sicb alljSpreizen a le même sens que les verbes latins int11111esce1~, enfler, ou .r11pe1c hù~, s'enorgueillir. Le rengorgement traduit donc la superhia qui, selon /'Ecclésiastique (X, 15), est i11itiu111 011111is peccati, le commencement de tout péché. Par ailleurs et toujours à propos de la langue de Heidegger dont en quelque sorte nous interrogeons la composition et l'usage, parlant du «règne de ce qui est ad vers (ll/'idersachert11111) à l'essence de l'être», Heidegger reprend le mot HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 115 bref à changer l'objet de l'adversité sans toutefois changer la forme sous laquelle elle s'accomplit puisque l'insurrection et Je rengorgement ne sont plus relatifs à Dieu mais à l'être. La question est alors de savoir s'il est possible de dissocier l'objet de l'adversité de la forme qu'elle revêt ou si la manière dont elle s'accomplit peut être la même selon qu'il s'agit de Dieu ou de l'être. A l'évidence non puisque tout comportement reçoit son sens et le type de mobilité qui lui est propre de ce à l'égard de quoi il se comporte. Partant, si le rengorgement et l'insurrection sont les formes que prend l'opposition à Dieu, décrire l'adversité à l'essence de l'être dans les mêmes termes, n'est-ce pas déplacer le mal sans modifier ce mode d'accomplissement qu'il reçoit du péché ? Et si la fureur de la persistance est à l'essence de l'être ce que le péché de la créature est à Dieu, à savoir insurrection et rengorgement, n'est-ce pas à la lumière du status corruptionis qu'est retracée la genèse de la différence ontologique ?1 C'est donc depuis le domaine d'expérience de la création où la chute de l'homme en tant que vivant créé à l'image de Dieu entraîne celle de toutes les autres créatures que Heidegger traduit les verbes qui décrivent l'événement de la différence ontologique puisque, considéré depuis l'Ereignis, le retrait du monde promeut l'animal rationnel dont la vie ou l'animalité sont comprises depuis l'à.7toxcxpcx3oxlcx rijc; x-rlcrewc; et donne lieu à la différenciation de l'être et de l'étant sous les formes peccamineuses de l'insurrection et du rengorgement. Faut-il alors en conclure que la foi chrétienne ne va pas sans le retrait de la vérité de l'essence de l'être et que, relativement à cette dernière, la différence ontologique, essentiellement inessentielle, est le mal, un mal qui ne s'oppose pas au bien, un mal sans bien: le mauvais destin de l'être? Sans doute, et Hei- qui dans un verset de la seconde épître aux Thessaloniciens (II, 4) désigne l'Antéchrist, verset sur lequel il s'était arrêté lors du cours de 1920-1921 sur saint Paul; cf. Phii11omenologie des rrligiOse11 Lehe11s, GA, Bd. 60, p. 99 et 107-108. Signalons pour finir que, dans l'addition au§ 258 de l' E/19•clopidie, Hegel parle du « rengorgement (A11Jiprriz.1111f) du maintenant» et que ce texte est cité par Heidegger au§ 82 a de Sein 1111d Zeit, p. 431. 1. Sur le caractère « insurrectionnel » du mal, cf. « Abendgespriich in einem Kriegsgefangenenlager», in Fe/tfwet;-Cespriifhe, GA, Bd. 77, p. 207-208. Ce dialogue de 1945 est contemporain de 1..11 parole d'A11oxùnondre. 116 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME degger ne disait pas autre chose lorsque, au seuil de l'interprétation de la seconde phrase de la parole d'Anaximandre, il écrivait ceci : « La pensée est pensée de l'être. La pensée ne prend pas naissance. Elle est dans la mesure où l'être se déploie. Mais la déchéance (Veifall) de la pensée dans les sciences et dans la foi est le mauvais destin de l'être.» Une note marginale précise : « [Bôse} aber nicht "schlecht", mauvais par malignité et non par défaut. »1 1. «Der Spruch des Anaximander »,in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 352-353. Cf. Wa.r beijfl Dmke11 ?, GA, Bd. 8, p. 32. En affirmant que« le mal, c'est l'ordre de l'être tout court - et [qu1 au contraire, aller vers l'autre c'est la percée de l'humain dans l'être, un "autrement qu'être"», Levinas étend à la vérité de l'essence de l'être dont, faut-il le rappeler, les mortels sont partie prenante, ce que Heidegger réservait à son seul destin métaphysique. Cette «extension» est étroitement solidaire d'une mésinterprétation des pages de La parole d'Anaxi111a11dre décrivant l'insurrection de la constance contre la présance. À propos de la relation asymétrique du moi à l'autre en tant qu'elle dérange toute corrélation noético-noématique, Levinas écrit en effet: « Mise en question en moi de la position naturelle du sujet, de la persévérance du moi - de sa persévérance de bonne conscience - dans son être, mise en question de son co11atHs c.rse11di, de son insistance <l'étant. Voilà l'indiscrète - ou l' "injuste" - présence dont il est pcut-ètre déjà question dans la "Proposition d'Anaximandre'', telle que Heidegger l'interprète dans HolZ}vege: mise en question de cette "positivité" de l'esse dans sa prise11ce, signifiant, brusquement, empiétement et usurpation ! Heidegi,>er ne s'est-il pas heurté ici - malgré tout ce qu'il entend enseigner sur la priorité de la "pensée de l'être" - à la signifiance originelle de l'éthique?» A cette question oratoire, il faut néanmoins répondre par la négative car il n'y a rien de proprement originaire, sinon pour la métaphysique, dans l'z8Lx!ot ou dans la fureur de la persistance et afortiori dans le IMl,v:lf.L ot·~~dt 8lx1iv x0tl ~(mv oc).).·;,).r,tç. À l'inverse, le retrait de la vérité de l'essence de l'être, c'est-à-dire le mauvais destin de l'être, rend possible ce que Levinas entend par « éthique» ainsi que la mise en question du <'Ollal11s essendi comme être des étants, ou intéressement de l'être, à laquelle il pmcède dans A11tre1Nenf qu'être 011 au-delà de /'essence. Cette mise en question qui fait fond sur /.a parole d',- lllaxi111011dre pour ce qui concerne la détermination du co11at11s essmdi, n'atteint cependant pas I'h'reig11is au sein duquel il n'r a aucun sens à envisa!,rcr «une percée de l'humain dans l'être» et, relativement à la pensée de Heidegger lui-même, elle demeure une tâche pour le moins secondaire puisqu'elle consiste à retourner contre ce dernier ce qu'il s'attache explicitement à surmonter. Cf. Levinas, «Philosophie, Justice et Amour» et «Diachronie et représentation», in Entre 11011s, respectivement p. 132 et p. 187. IX Aussi longtemps que nous n'aurons pas examiné la première des deux phrases qui constituent la parole d'Anaximandre, nous serons évidemment dans l'impossibilité de préciser la portée de ce qui concerne la seconde. Avant de tirer une quelconque conclusion du rapport que la différence ontologique entretient avec la création déchue, il est donc nécessaire de parachever l'interprétation de la plus ancienne des paroles de la pensée grecque en remontant de la seconde à la première de ses deux phrases. Mais qu'est-ce qui atteste la possibilité d'un tel mouvement? Le seul mot de la seconde phrase laissé dans l'ombre : 8~86voc~ yiXp ocù-rOC... car ils laissent appartenir... «Le yŒp, car, à savoir, introduit une explication. En tout cas, la seconde phrase explique dans quelle mesure ce qui a été dit dans la phrase précédente est ainsi qu'il a été dit. »1 Si, nous l'avons vu, cette seconde phrase décrit la manière dont les présants surmontent le discord par le laisser-appartenir de la déférence, elle « nomme le présant dans le mode de sa présance, [...] elle explique la présance du présant ». Par conséquent, «la première phrase doit nommer la présance elle-même et dans la mesure où elle détermine le présant en tant que tel ; car c'est seulement alors et dans cette mesure seulement que, 1. «Der Spruch des Anaximander »,in HolZJIJe!,e, GA, Bd. 5, p. 361-362. 118 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME référée à la première au moyen du yiXp, la seconde phrase peut à l'inverse expliquer la présance depuis le présant. Relativement au présant, la présance est toujours ce conformément à quoi le présant se déploie. La première phrase nomme la présance conformément à laquelle... De cette première phrase, seuls trois mots sont conservés : xcx.-iX .-o x_pe:wv »1• Pour commencer, que signifie le xcx•iX qui précède .-o :x_pe:wv ? De haut en bas. Dès lors, « ce en relation à quoi le xcx.-iX est dit possède en soi une déclivité au long de laquelle c'est, avec autre chose, de telle ou telle manière, le cas »2• Et puisque la première phrase concerne autant la présance elle-même que le rapport au présant qui lui est propre, c'est selon la déclivité de la présance que le présant vient à déploiement. « Le présant qui séjourne-toujours-en-passant séjourne xcx.-iX .-o )(pe:wv. »3 Qu'est-ce à dire précisément? La présance des présants s'accomplit comme surmontement de cette fureur de la persistance dont la possibilité est ouverte par le séjourner lui-même et les séjournants transitoires accomplissent le surmontement de l'oc3Lxlcx dans le laisser-appartenir à l'accord: par la déférence. «Mais à quoi les présants laissent-ils appartenir l'accord de l'ajointement? »4 Ou encore, à quoi cet accord revient-il en propre ? «L'accord appartient à ce au long de quoi la présance du présant qui est ce surmontement, se déploie. L'accord est xcx.-iX .-o xpe:wv. Ainsi s'éclaire, même si c'est encore de très loin, l'essence du )(pe:wv. Si, comme essence de la présance, il se rapporte essentiellement au présant, alors ce rapport doit impliquer que 't"O :x_pe:wv ordonne l'accord et avec lui la déférence. Le x.pe:wv ordonne qu'au long de lui-même le présant laisse appartenir accord et déférence. Le :x_pe:wv laisse parvenir au présant un tel ordonner et lui destine ainsi le mode de son arrivée en tant que séjour de ce-qui-àchaque-fois-séjourne-en-passant. »3 Cette première explication de 't"O :x_pe:wv demeure indirecte qui ne dit rien du mot .-o x_pe:wv lui-même et procède quasi exclusivement depuis l'interprétation de la seconde phrase. Que signifie donc .-o x.pe:wv ? Une 1. 2. 3. 4. 5. Ibid., Ibid., Ibid. Ibid., Ibid., p. 362. p. 363. p. 361. p. 363. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 119 fois encore et ici plus que nulle part ailleurs, il importe de rappeler sous quelle constellation de l'être nous posons la question. Si «ce qui maintenant est se tient dans l'ombre préalablement portée du destin de l'oubli de l'être »1 que consomme l'essence de la technique, c'est bien depuis l'oubli de l'être comme oubli de la différence de l'être à l'étant que nous interrogeons le mot 10 xpe:wv. Nous ne saurions toutefois faire maintenant l'expérience de l'être et de l'étant en tant que différenciés si cette différence oubliée ne s'était initialement dévoilée dans la présance du présant, si cette différence, recouverte par l'assimilation subreptice de la présance à ce qui est suprêmement présant, n'avait« empreint de sa trace la langue à laquelle l'être est advenu »2 et qui, pour la pensée, est grecque à la faveur et de cette advenue et de la trace de son retrait. « Pensant ainsi », dit alors Heidegger, « nous pouvons présumer que la différence, sans pourtant jamais avoir été nommée en tant que telle, s'est plutôt éclaircie dans la parole initiale de l'être que dans les paroles ultérieures. Éclaircie de la différence ne veut donc pas dire que la différence apparaît en tant que la différence. Par contre, la relation au présant peut s'annoncer dans la présance comme telle et ce de sorte que la présance advienne à la. parole en tant que cette relation. »3 Cette «éclaircie de la différence» n'est donc pas encore l'éclaircie du retrait de l'être qui abrite l'Ereignis mais seulement l'éclaircie du rapport de la présance au présant en tant qu'il appartient à la présance elle-même ou, si l'être est toujours l'être de l'étant, l'éclaircie de « ce génitif énigmatique, riche de sens, qui nomme une genèse, une provenance du présant à partir de la présance »4 • En d'autres termes, l'éclaircie de la différence dont il est question intervient entre l'éclaircie de l'étant et celle de l'être en son retrait. Elle est donc essentiellement ambiguë puisqu'elle fait signe - et par signe il faut entendre «un se-refuser hésitant »5 - d'un côté vers ce qui est le plus initialement grec et, de lhid, p. 365. Ibid. Ibid Ibid, p. 364. &itriige znr Philosophie, GA, Bd. 65, p. 383. Cf.« Aus einem Gespriich von der Sprache », in U11tmJ1egs Z!',. Sproçhe, GA, Bd. 12, p. 133, où Heidegger confie à son interlocuteur japonais le 1. 2. 3. 4. 5. soin de dire que «le signe (lf1nk) est l'annonce du voiler éclairant». 120 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME l'autre, vers ce qui ne l'est plus pour en être l'essence. Toute l'entreprise de Heidegger tire alors sa possibilité de cette éclaircie de la différence où l'être vient se dire en tant que relation de l'étant à l'être et si« la parole initiale de l'être, -rà :x,pewv, nomme quelque chose de tel» 1, la pensée de la vérité de l'être dans son mouvement d'ensemble vient enfin répondre à celle d'Anaximandre. On traduit généralement -rà :x,pewv par« la nécessité» et, lors du cours de 1941 qui, pour partie, traite de la parole d'Anaximandre, Heidegger traduisait encore par die niitigende Not: l'instante nécessité2. Cinq ans plus tard, tenant cette signification pour « dérivée », il écrit : « Dans :x,pewv, il y a XPcXW, xp<Xoµoct. A travers ce verbe, parle ~ xelp, la main ; :;(pcXW veut dire: je prends quelque chose en main, m'en saisis, lui prête la main et lui tends la main. Xp<Xw signifie donc en même temps : donner dans la main, remettre en main propre, partant délivrer et remettre à une appartenance. Une telle remise en main est toutefois telle qu'elle garde en sa main et la remise et ce qui est remis. »3 Rapporté à l'être de l'étant, -rà xpewv signifie donc « la remise en main propre de la présance, laquelle remise en main propre délivre en main propre la présance au présant et ainsi garde précisément en main le présant en tant que tel, c'est-à-dire le sauvegarde dans la présance »4 • Mais si -rà xpec:iv désigne l'incomparable relation de la présance au présant en tant qu'elle appartient à la seule présance, bref la différence ontologique comme ce trait propre à l'être qui seul peut l'exposer au danger d'un déplacement hors de la vérité de son essence, hors du quadrat, comment convient-il de traduire le plus ancien des mots par lesquels la pensée a été appelée à dire l'être ? «Anaximandre dit: -rà xpewv. Nous risquons», avertit alors et pour finir Heidegger, «nous risquons une traduction apparemment étrange et qui demeure tout d'abord passible de mésinterprétation : TO xpewv, der Brauch »5• Avant de s'enquérir du sens de cette traduction, il convient d'en mesurer toute la charge et la portée. Si l'interprétation de la plus ancienne 1. «Der Spruch des Anaximander », in Holz111e,ge, GA, Bd. 5, p. 365. 2. Cf. G'r1111dbegriffe, GA, Bd. 51, p. 95 et sq. 3. «Der Spruch des Anaximander », in HolZfvege, GA, Bd. 5, p. 366. 4. Ibid. 5. lhid. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 121 parole de la pensée occidentale s'achève par la traduction de son premier mot : -ro x_pewv, c'est parce qu'il en est, quant à la chose même, le plus important et que traduire consiste à se transporter dans le domaine où ce qui est dit se laisse saisir du regard 1• La traduction ne vient donc pas se surajouter à l'interprétation mais l'accomplir. Et si -ro :x_pe:wv est le plus initial des mots de la pensée grecque, celui auquel, d'une manière ou l'autre, viennent répondre la Mo'Lpot de Parménide, le A6yoç d'Héraclite, l't81fot de Platon et l'Èvépye:tot d'Aristote 2, la traduction de -ro :x_pewv constitue la pierre fondamentale du grec en tant que construction ou reconstruction de la pensée. Il y a plus. Accéder à la relation de l'étant à l'être comme trait de l'être, c'est se laisser convoquer dans le domaine du « se-refuser hésitant»' où tout à la fois l'être se montre et se retire. Par suite et si« -ro x.pe:cf.iv nomme sans doute une trace de ce qui reste proprement à penser dans le mot der Brauch, trace qui disparaît aussitôt dans le destin de l'être se déployant historico-mondialement comme métaphysique occidentale »4, l'interprétation de cette trace ou de cette hésitation d'un instant qu'est -ro x.pe:wv vient finalement répondre de la décision entre ce qui est grec et ce qui ne l'est plus. Par quel chemin Heidegger est-il conduit à traduire -ro :x_pe:wv par der Brauch? Nous ne saurions répondre sans rappeler d'abord ce que, de manière générale, signifient le verbe brauchen et le substantif Brauch, sans déterminer ensuite celle de leurs significations qui permet de décrire et de penser la relation de l'être à l'étant, sans préciser enfin ce qui, dans le mot -ro :x_pe:wv, répond et correspond à der Brauch. Certes, emprunter cette voie, c'est, pour une part au moins, passer de l'allemand au grec et non du grec à l'allemand, mais, outre qu'il s'agit avant tout d'atteindre la chose même, c'est bien ainsi que procède Heidegger qui explique et justifie sa traduction en réponse à la question : « Dans quelle mesure -ro :x_pewv est-il der Brauch? »5 plutôt qu'à celle de savoir comment der Brauch traduit -ro :x_pe:cf.iv. 1. 2. 3. 4. 5. Cf. 117as heijfl De11ken ?, GA, Bd. 8, p. 236. Cf. «Der Spruch des Anaximander», in HolZ}11ege, GA, Bd. 5, p. 369-371. Gn111dfragt11 der Philosophie, GA, Bd. 45, p. 210, déjà cité. «Der Spruch des Anaximander », in Ho/Z}vege, GA, Bd. 5, p. 369. Ibid., p. 367; le est n'est pas souligné dans le texte. 122 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME Que veulent donc dire Brauch et brauchen? Brauch signifie usage, utilité (usus, utilitas) ou coutume, et brauchen qui provient de .frui, signifie user (uti), appliquer ou employer (adhibere), user et jouir (uti et.frui), avoir besoin (indigere) 1• Comment faut-il alors entendre l'usage quand il s'agit de penser la relation de la présance au présant ou en vertu de quel trait l'usage est-il propre à décrire la relation de l'être à l'étant? Quelques années après La parole d'Anaximandre et à propos de l'impersonnel xpf, généralement traduit en français par « il faut », en allemand par es ist niitig ou es hraucht et par lequel commence le fragment VI de Parménide, impersonnel dont x.pewv est le participe neutre, Heidegger reviendra plus longuement sur l'essence de l'usage. Après avoir affirmé que « x_pf, appartient au verbe x.pocw, x.pT,cr60tL » et que ce dernier implique une référence au mot +, zelp, la main, il poursuit : « x_pocw, x_pocoµOtL signifie : je manie et ainsi me maintiens dans la main, j'utilise (gebrauche) et fais usage (brauche). C'est à partir de la manière dont les hommes font usage que nous tentons d'en indiquer l'essence. L'usage n'est pas d'abord le fait de l'homme. "User" ne signifie pas non plus une pure et simple utilisation, usure ou mise à profit. L'utilisation n'est qu'un mode mineur ou déviant de l'usage. Quand nous manions une chose, par exemple, la main doit s'ajuster à la chose. L'usage implique la réponse qui s'ajuste. L'usage proprement dit n'abaisse pas ce qu'il utilise mais l'usage trouve sa détermination en ce qu'il laisse ce dont il use dans son être. Ce laisser ne signifie cependant pas l'insouciance de la négligence ou de l'abandon. Au contraire : l'usage proprement dit met tout d'abord ce dont il use dans son être et l'y garde. Ainsi pensé, l'usage, der Brauch, est lui-même ce qui requiert que quelque chose soit mis dans son essence et l'usage ne le laisse pas s'en démettre. User, c'est: mettre dans l'essence, garder dans l'essence. »2 L'usage n'est donc pas initialement l'affaire de l'homme mais celle de l'être et, inversement, celui-là est, de manière insigne, en l'usage de celui-ci. L'homme ne saurait toutefois être à l'usage de l'être sans en être requis et y être approprié et, de ce point de vue, l'usage fait signe vers l'Ereignis. Mais d'un autre côté, si« l'usage 1. Cf. J. u. W. Grimm, DeNls&hes Wô'rter/Jnth, s. v. qui distingue les différents sens en indiquant leurs équivalents latins. 2. Wns heij!t Denkm ?, GA, Bd. 8, p. 190. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 123 confie ce dont il use à son être propre »1, il n'est autre que l'accomplissement de la différence ontologique. Traduisant To x.pe:wv par der Brauch, Heidegger accède à ce qui, dans l'être comme être de l'étant, est le génitif même, à ce qui confère à tout étant le mouvement d'être par lequel il est et demeure pour y être maintenu, bref à l'essance, mieux à l'essancifiant de l'être au sens où, mutatis mutandis, Leibniz a pu dire que « l'Être nécessaire est existentifiant >>2. En outre, déterminant l'essence de l'usage comme ce qui engage et maintient l'étant dans son être, détermination qui fait écho à l'analyse de l'ustensilité selon laquelle seul l'usage du marteau nous en découvre l'être 3, Heidegger laisse également ressortir ce par quoi der Brauch, l'usage, répond à To xpe:wv. En effet, si le verbe xpcX.w est présent dans xpe:wv et implique une référence à la main sans laquelle il n'y a pas d'usage, der Brauch peut traduire, c'est-à-dire être, -ro xpe:wv 4• Revenons plus directement à La parole d'Anaximandre où Heidegger justifie cette traduction de manière différente. Après avoir écarté la compréhension ordinaire de l'usage comme utilisation et s'attachant à la provenance du verbe brauchen, il écrit:« Brauchen, c'est br11chen, en latinfru4 en allemandfruchten [fructifier], Frucht [fruit]. Nous le traduisons librement par "jouir de... (geniejen)" ; mais jouir (niejen) signifie : se réjouir de quelque chose et ce de manière à en avoir l'usage. C'est seulement par dérivation que "jouir" désigne la simple consommation ou le savourer. »5 Où cette signification de brauchen en tant que frui est-elle toutefois exemplairement attestée ? « Cette signification fondamentale de brauchen 1. ltl, p. 198 ; cf. p. 195. 2. « 24 thèses métaphysiques » (1697), thèse 4, in Op11stnles el Fra1111mts inédits, édités par L Coutumt, p. 534; cf. Heidegger, Nietz!the li, GA, Bd. 6.2, p. 414. 3. Cf. Sei11 1111d Zeit, § 15. 4. Heidegger ne dit pas que :1.,tlp, la main et x;pocw, user, se servir de, sont apparentés mais simplement que, de part son sens, le second renvoie à la première. Signalons toutefois que, dans les articles de son Diftio1111airt éty1110/ogiq11e de la la11g11e grt«j11e consacrés aux mots x;c!p et ;zp+, sur lesquels est formé le verbe :1.,pocw, E. Boisacq mentionne à chaque fois la même mcinegher. Quant au rapport entre zp·f, et zp·îjafl0<1, P. Chantmine écrit : « On donne le verbe pour dénominatif du substantif :1.,p·f,. Mais les formes du parfait xÉ:1.,p1jfL«L, qui pamissent les plus anciennes, pourmient être primitives et avoir fourni le point de départ de tout le verbe, :1.,p·f, restant isolé comme nom-mcine » (in Dirtio1111aire étyn1,,/ogiq11e de la la111,11e gmq11e, 111b. zpf,). 5. «Der Spruch des Anaximander », in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 367. 124 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME comme .frui est atteinte », dit Heidegger, « quand Augustin demande : Quid enim est aliud quod dicimus.frui, nisi praesto habere, quod diligis? (de moribus eccl. lib. I. c. 3 ; cf. de doctrina christiana lib. 1. c. 2-4). Dans .frui il y a : praesto habere; praesto, praesitum se dit en grec Ù7toxelµevov, ce qui gît déjà làdevant déjà dans le non-retrait, l'oùaloc, ce qui est à chaque fois présant. "Br_auchen'' signifie donc : laisser venir en présance quelque chose de présant en tant que tel ; .frui, bruchen, brauchen, Brauch signifient : remettre en main propre quelque chose à son essence propre et le conserver en tant qu'ainsi présant (Anwesende) en une main qui garde. » 1 Puis, à la ligne, Heidegger poursuit : « Dans la traduction de 't"O xpewv, der Brauch est pensé comme l'essance (das Wesende) en l'être lui-même. Le bruchen, .frui, ne désigne plus maintenant le comportement jouissant de l'homme en relation par conséquent à un quelconque étant, fût-il suprême (fruitio Dei en tant que beatitudo hon1inis), mais der Brauch nomme maintenant le mode sur lequel l'être même se déploie en tant que relation au présant, relation qui concerne et prend en main le présant en tant que présant : To xpewv. »2 Alors que l'explicitation du XP~ parménidien ne fait aucune mention de l'origine latine du verbe brauchen et s'attache à atteindre l'essence de l'usage par voie descriptive, c'est à partir du sens que revêt le verbe frui chez saint Augustin que, dans La parole d'Anaximandre, Heidegger justifie la traduction de 't"O xpewv par der Brauch et en explicite le sens. Toutefois, et indépendamment de la différence entre l'une et l'autre manière d'y atteindre, le sens de der Brauch, de l'usage, demeure identique, à savoir : laisser venir l'étant à son être et l'y maintenir ou garder. Dès lors et si le sens le plus propre de l'usage peut être fixé sans recours à saint Augustin, quels peuvent être la signification et la portée de cette référence à la pensée chrétienne et à la langue latine, l'une et l'autre partie prenante de l'oubli de l'être, quand il s'agit d'accéder à ce qui est initialement grec, à ce qui intervient entre l'&t..~6etoc et l'Ereignis et qui depuis celle-là fait signe vers celui-ci? 1. Ibid. 2. //Jid., p. 367-368. X Dans quel mouvement de pensée la référence à saint Augustin vientelle s'inscrire? Après avoir rappelé que le verbe bra11chen provient du latin jrui, Heidegger le « traduit librement» par niejfen : se réjouir de quelque chose en sorte d'en avoir l'usage, c'est-à-dire par un verbe qui signifie tout à la fois .frui et 11ti1. Puis, pour faire valoir que le verbe brauchen peut désigner la jouissance en tant qu'usage et possession, il produit aussitôt une citation de saint Augustin attestant que le verbe .frui a déjà reçu ce même sens. Avant d'analyser la manière dont cette citation intervient dans la démarche de Heidegger et l'interprétation qu'il en donne, rappelons-en très brièvement le contexte d'origine. Au début du livre intitulé Des mœurs de l'église catholiq11e, saint Augustin traite du bonheur. Après avoir soutenu que l'homme ne saurait y parvenir sans aimer et posséder ce qui, pour lui, est le meilleur, il explique : « Qu'est-ce en effet que nous nommons jouir sinon avoir à disposition ce qu'on aime ? Et nul n'est heureux qui ne jouit pas de ce qui est le meilleur pour l'homme ; et quiconque en jouit ne peut 1. Cf. J. u. W. Grimm, De11/sçhes Wô'rterb11çh, s. v. Signalons que Heidegger y emprunte la « traduction » de lm111the11 par gC11ief1m et que le mot allemand pour usufruit est Niefibrauth ; cf. id., su/J bmuche11. 126 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME pas ne pas être heureux. Ce qui est le meilleur pour nous doit donc être à notre disposition si nous méditons de vivre heureux. »1 Jouir, c'est donc tout à la fois aimer et posséder ce qui est, pour nous, le meilleur. Et, après avoir établi que l'âme est le meilleur de l'homme, saint Augustin conclut que, pour celle-ci, Dieu est ce qu'il y a de meilleur. Être heureux, c'est «avoir Dieu, c'est-à-dire jouir de Dieu >>2, conclura-t-il au terme du dialogue sur La vie heureuse. Partant, jouir, c'est jouir de Dieu et il est impossible de séparer la jouissance de celui dont, uniquement, elle jouit. C'est pourtant ce que fait Heidegger en ne retenant du .frui que le seul avoir-à-disposition. «Dans .frui il y a: praesto habere », écrit-il sans plus. Mais si jouir, c'est disposer de ce qu'on aime,praesto habere quod di/igis, et qu'il n'est finalement d'amour que de Dieu, le sens du praesto habere, de l'avoir-à-disposition, est ici fonction du sens de ce qu'on aime, quod di/igis, et la signification du .frui dépend de Dieu avant de dépendre l'avoir-à-disposition. En insistant sur le second au dépens du premier, Heidegger sépare donc la jouissance de celui dont exclusivement elle jouit et, ce faisant, modifie radicalement le sens de la citation augustinienne à laquelle il fait appel puisqu'il la prive de son caractère théologique, chrétien. À quelle nécessité vient-elle alors répondre et la façon dont Heidegger explicite le sens du praesto habere permet-elle de le préciser? Comprenant l'adverbe praesto à partir de *praesito, poser ou placer devant\ Heidegger comprend ce qui est praesitum, posé-devant, comme la version latine du grec Ô7tox.e:lµe:vov qu'il traduit habituellement par substantia ou subjectum 4 • Le grec ainsi retrouvé sous le latin, il devient possible de comprendre d'abord, littéralement, l'u7tox.e:lµe:vov comme ce qui gît déjà là-devant dans le non-retrait et est à chaque fois présant, pour ensuite comprendre der Brauch comme l'avoir-à-disposition ou sous-lamain ce qui est et, en en accentuant le sens verbal, comme ce qui laisse1. De morib111 catholicae ecclesiae, I, III, 4. 2. De beala uila, 34. 3. Selon A. Ernout et A. Meillet, «il a été proposé de l'adverbe [praeslo} des explications diverses dont aucune ne s'impose » et parmi lesqqelles figure *prae-sito (v. po-si/111) ; cf. Dirtio1111aire étymologiq11e de la la11g11e lali11e, s. 11. 4. Cf. par exemple Vom Wese11 der me11schliche11 Freiheit, GA, Bd. 31, p. 65-66 et «Der Ursprung des Kunstwerkes »,in 1-lolZJvege, GA, Bd. 5, p. 7-8; sur la signification générale de la traduction du grec en latin, cf. p. 8. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 127 venir-en-présance le présant, comme la remise en main propre de la présance au présant qui confère à tout étant l'être par lequel il est et demeure pour y être maintenu. Abstraction faite de la question de savoir s'il est possible de retourner directement du latin au grec après que la traduction du grec en latin eut transféré l'expérience initiale dans un mode de pensée qui ne l'est plus et, du même coup, consolidé la mutation de la présance en constance, ce qui précède suffirait peut-être à rendre compte du recours à la détermination augustinienne de la jouissance si Heidegger n'opposait pas aussitôt lafruitio Dei en tant que béatitude humaine à l'usage en tant que mode de déploiement de l'être dans son rapport à l'étant, mettant ainsi en parallèle le rapport que l'homme peut avoir à Dieu avec celui qu'il peut avoir à l'être puisque,« dans son essence, l'être fait usage (braucht) de l'essence de l'homme »1 et que l'homme est« celui qui est requis (gebraucht) par l'être pour soutenir l'essance de la vérité de l'être >>2. Il est donc impossible de déterminer la signification que peut avoir la référence à saint Augustin lorsqu'il s'agit d'accéder à ce qui est le plus initialement grec sans préciser le sens du parallèle entre la fruition de Dieu et l'usage comme prise en main par l'être. Après avoir mentionné l'origine de la citation d'Augustin depuis laquelle il accède à l'usage en tant qu'il relève de l'être, Heidegger ajoute un simple renvoi aux deux chapitres du De doctrina christiana qui ont pour objet de faire le départ entre uti etfrui, user et jouir. Une telle référence serait toutefois privée de sens si cette distinction sur laquelle Heidegger s'était antérieurement arrêté, ne concernait pas, d'une manière ou l'autre, ce qu'il faut entendre par der Brauch. Aussi convient-il d'en faire l'examen détaillé pour tenter de comprendre pourquoi la fruitio Dei et l'usage en tant que trait de l'être peuvent être rapportés l'un à l'autre. Dans La doctrine chrétienne, saint Augustin se propose d'enseigner les règles nécessaires à l'interprétation des Écritures. Après avoir affirmé que l'étude de celles-ci repose sur la manière de découvrir ce qui doit être compris et la manière d'exprimer ce qui en a été compris, après avoir rap1. «Der Spruch des Anaximander », in Ho/~, GA, Bd. 5, p. 373. 2. Beitriige z11r Philosophie, GA, Bd. 65, p. 318; déjà cité. 128 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME pelé que toute doctrine porte sur les choses ou sur les signes et que c'est par les seconds qu'on peut apprendre les premières, saint Augustin, pour qui «ce qui n'est aucune chose (res) n'est absolument rien»\ partage les choses entre celles dont il faut jouir, celles dont il faut user et celles qui jouissent et font usage. « Celles dont il faut jouir nous rendent heureux. Cel!es dont il faut faire usage nous aident et pour ainsi dire nous soutiennent lorsque nous tendons vers la béatitude afin que nous puissions parvenir jusqu'à celles qui nous rendent heureux et nous y attacher. Quant à nous qui jouissons et faisons usage, nous sommes placés entre les unes et les autres. »2 Quel est le principe de cette partition ? Le double rapport de l'homme à Dieu et au monde. En effet, si d'un côté« jouir, c'est s'attacher d'amour à une chose pour elle-même» et que, de l'autre,« user, c'est rapporter ce dont on fait usage à la possession de ce qu'on aime, s'il faut toutefois l'aimer»\ nous devons jouir de Dieu et user du monde. Qu'en est-il alors du prochain qui est avec nous dans le monde ? Devons-nous l'aimer pour lui-même et en jouir ou l'aimer pour autre chose et en user? «Tout homme, en tant qu'il est homme, doit être aimé pour Dieu mais Dieu pour lui-même »4 car il n'est d'amour que de Dieu ou, pour le dire autrement, parce que l'énoncé de «la règle d'amour établie par Dieu »5 place l'amour du Seigneur avant celui du prochain 6 • Il y a donc bien d'un côté« les choses dont nous devons jouir, le Père, le Fils, !'Esprit saint et en même temps la Trinité, unique chose suprême et commune à ceux qui en jouissent, si tant est qu'elle soit une chose et non la cause de toutes les choses, si tant est qu'elle soit une cause»' et, de l'autre, celles dont nous devons user, qu'il s'agisse du monde ou de« ceux 1. De doct1i11t1 christit11/{/, I, II, 2. Heidegger fait fréquemment appel à cet ouvrage dans le cours de 1921, «Augustin et le néoplatonisme», consacré au livre X des Co11Jessio11s; cf. Phii110111e110/ogie de.r rel(~iô:rei1 Leben.r, GA, Bd. 60, p. 270-280. 2. Id., I, lII, 3; cf. I, XXII, 20, où il est dit que« nous qui jouissons et usons des autres choses, nous sommes en quelque sorte des choses ». 3. Id., I, IV, 4. 4. Id., I, XXVII, 28. 5. Id., I, XXII, 21. 6. Id., I, XXVI, 27, qui commente Mot1hie11, XXH, 37-39. 7. Id., I, V, 5; cf. 1, X, 10 et I, XXXIII, 37. HEIDEGGER ET LF. CHRISTIANISME 129 qui, avec nous, peuvent jouir de Dieu »1 et que, pour ce faire, il nous commande d'aimer puisque «quiconque aime justement son prochain doit se comporter avec lui de manière à ce que lui aussi aime Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit» et qu'en «l'aimant ainsi comme lui-même, il rapporte tout l'amour de soi-même et du prochain à cet amour de Dieu qui ne souffre pas qu'on en détourne le moindre ruisselet dont la dérivation le diminuerait »2 • Partant, la jouissance et l'usage désignent les rapports de l'homme à Dieu ou au monde et à nos prochains, étant entendu que nous pouvons toujours prendre le monde pour Dieu et jouir de ce dont il ne faut qu'user. «Toute perversion humaine, ce qu'on appelle vice, consiste à vouloir user de ce dont il faut jouir et à jouir de ce dont il faut user. Inversement, l'ordre, ce qu'on nomme vertu, consiste à jouir de ce dont il faut jouir, à user de ce dont il faut user. »l Est-ce à dire que la jouissance et l'usage ne sont l'une et l'autre que des possibilités humaines? Ce n'est pas tout à fait sûr. Revenant sur l'affirmation selon laquelle, jouir signifiant aimer une chose pour ellemême, nous devons jouir de cela seul dont la possession nous rend heureux et user de toutes les autres, saint Augustin y voit une équivoque. « Dieu nous aime en effet et la divine Écriture fait souvent valoir son amour pour nous. De quelle manière aime-t-il donc ? Pour user de nous ou pour en jouir ? Mais s'il jouit de nous, il a besoin de notre bien, ce que personne de sensé ne saurait dire. Car tout notre bien, c'est luimême ou vient de lui-même. Et pour qui est-il obscur ou douteux que la lumière n'a pas besoin de l'éclat des choses qu'elle a elle-même illuminées? Le prophète dit aussi très clairement: "J'ai dit au Seigneur: tu es mon Dieu puisque tu n'as pas besoin de mes biens." Il ne jouit donc pas de nous mais en use. Car s'il ne jouit ni n'use, je ne vois pas comment il aimerait. »4 1. Id., 1, XXIX, 30. 2. Id., 1, XXII, 21 ; cf. 1, XXXIII, 37. 3. De diversis q11oe.rtio11i/J11s L\XXl/l, q. 30. Ce texte est cité par Heidegger in Pha11ome110/ogie des reli/!,iiùm /1/JC11.r, GA, Bd. 60, p. 271-272. Dans le De 1ii11ilole, après avoir montré la volonté est cc par quoi nous pouvons jouir ou faire usage de la mémoire et de l'intelligence, saint Augustin conclut que «c'est uniquement par le mauvais usage et la mauvaise jouissance que la vie des hommes est vicieuse et coupable» (in op. dt., X, X, 13; cf. id., IX, VIII, 13). 4. De doclli110 c/J1istù1110, 1, XXXI, 34; cf. Psa11111es, XVI, 2. 130 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME Où réside l'équivoque? Dans le sens que prend l'amour selon qu'il est celui que Dieu a pour nous ou celui que nous avons pour Dieu, le second répondant à la grâce du premier puisque Dieu n'~st pas seulement celui dont la jouissance nous rend heureux mais encore et surtout « celui de qui tous ceux qui l'aiment tiennent et leur être et leur amour pour lui »1• Et si aimer Dieu, comme Dieu le prescrit, c'est jouir de lui et user de nos prochains pour jouir les uns des autres mais en lui, à l'inverse Dieu ne saurait jouir de nous puisque le bien suprême et immuable auquel est, par essence, ordonnée la jouissance et vers lequel nous sommes en chemin comme vers notre patrie, c'est lui-même. Dieu ne jouit donc pas de nous et si l'amour est usage ou jou~ssance, il ne saurait nous aimer autrement qu'en usant de nous. Mais comment en use-t-il, lui qui ne saurait user de nous comme nous usons des choses ? Si nous rapportons ce dont nous usons à la jouissance de la bonté de Dieu - l'usage illicite n'est pas un usage (usus) mais un abus (abusus vel abusio)2-, «Dieu rapporte à sa propre bonté l'usage qu'il fait de nous. En effet, parce qu'il est bon, nous sommes et, en tant que nous sommes, nous sommes bons. En outre, parce qu'il est également juste, nous ne sommes pas impunément mauvais et dans la mesure où nous sommes mauvais, dans la même mesure aussi nous sommes moins. Car celui-là est suprêmement et primordialement qui est absolument immuable et qui a pu dire en toute plénitude: "Je suis celui qui suis" et "Tu leur diras : celui qui est m'a envoyé à vous." Ainsi, toutes les autres choses qui sont ne sauraient être sans lui et ne sauraient être bonnes qu'à proportion de ce qu'elles ont reçu pour être. L'usage que Dieu est donc dit faire de nous ne se rapporte pas à son utilité mais à la nôtre et à sa seule bonté. »3 Quel est le trait propre à l'usage que Dieu fait de nous ou, pour poser la question de manière plus précise, relativement à quoi et comment Di(;!U use-t-il de nous dès lors que tout usage rapporte ce dont on fait usage à autre chose ? Dieu use de nous parce qu'il nous rapporte à sa propre 1. Id., I, XXIX, 30; cf. 1, XXX, 33. 2. Cf. id., I, IV, 4. Cette argumentation suppose évidemment que «n'use pas qui use mal» ; cf. De dÎ!Jel'SÎs q1111eslionilm.r LXXXIII, q. 30. 3. id., I, XXXII, 35 ; cf. h'xode, III, 14. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 131 bonté en nous accordant d'être. Et si Dieu est «celui qui est» et qui est suprêmement, primordialement, immuablement, l'usage qu'il fait de nous et de l'ensemble de la création est ce par quoi tout ce qui est se rapporte à lui qui est par-dessus tout. L'usage accomplit donc la différence entre ce qui est et celui par qui cela est, entre la création et le créateur. Usant de nous, Dieu nous est de surcroît utile puisqu'il nous accorde d'être pour que nous jouissions de lui. Par suite, l'usage que Dieu fait de nous précède et la jouissance que nous pouvons en avoir et l'usage que nous pouvons faire de ce qui permet d'y parvenir ou, pour le dire autrement, à titre de possibilités humaines, user (uti) et jouir (/mi) se fondent dans l'usus divin. Sommes-nous désormais en mesure de comprendre l'opposition ou le parallèle entre lafruitio Dei qui ne va pas sans l'usus divin dont elle tire son origine et der Brauch ? Sans doute, mais après avoir ajouté trois remarques. 1 / La différence entre uti et frui peut elle-même être comprise comme une différence entre deux modes d'usage. D'une part, « jouir» et « user avec délectation » sont, dit saint Augustin, des expressions dont les sens respectifs sont« extrêmement proches »1, et d'autre part, si« user de quelque chose, c'est la soumettre au pouvoir de la volonté, jouir, par contre, c'est user avec la joie, non pas encore de l'espérance mais déjà de la chose. Il en résulte», poursuit-il, «que celui qui jouit de quelque chose en use puisqu'il soumet quelque chose au pouvoir de la volonté à fin de délectation mais qui use de quelque chose n'en jouit pas s'il ne recherche pas pour elle-même mais pour autre chose cette chose qu'il soumet au pouvoir de la volonté »2• Bref,Jrui équivaut à uti c11m dekctatione ou à uti cum gaudio et, quel qu'il soit, avec ou sans joie et délectation, l'usus humain vient répondre à l'usus divin. 2 / Si la fruitio Dei désigne principalement le mode sur lequel s'accomplit l'amour que l'homme peut avoir pour Dieu dont la bonté est à la source de son être et de l'être, il reste toutefois possible mais à titre exclusivement secondaire et dérivé, de comprendre cette fruition comme le comportement jouissant de l'homme .relativement à l'étant ou à la chose suprême. En d'autres termes, faire appel à lafruitio 1. Id., I, XXXIII, 37. 2. De Trinitale, X, XI, 17. 132 HEIDEGGER ET LE CHRISTL-\NISl\IE Dei, c'est faire appel à la Trinité et à l'usus divin avant de faire appel à l'attitude de l'homme vis-à-vis de l'étant suprême. 3 /Par ailleurs, en tant que trait de l'être, l'usage qui introduit tout étant à son être propre concerne du même coup celui que nous sommes. À l'instar des autres étants, nous recevons notre être de l'usage que l'être fait de nous mais, à la différence des autres étants, nous sommes celui dont l'être fait usage pour que soit prise en garde, c'est-à-dire pensée, la vérité de son essence qui est aussi la nôtre puisque tout notre être est afférent à l'être. En mettant alors en parallèle la .fruitio Dei comme beatitudo hominis et l'usage comme mode de déploiement de la différence ontologique, Heidegger n'oppose donc pas seulement le rapport de l'homme à la Trinité d'un côté au rapport de l'être à l'étant en général, de l'autre, mais plus encore et implicitement, c'est-à-dire silencieusement, il oppose l'usus divin - sans lequel nous ne saurions jouir de Dieu puisque c'est par lui que nous sommes - à l'usage comme l'essancifiant de l'être, dont nous recevons le nôtre, auquel nous sommes appropriés. Et si, « maintenant », les verbes bruchen et.frui ne désignent plus « le comportement jouissant de l'homme en relation à un quelconque étant, fût-il suprême», c'est-à-dire s'ils ne signifient plus la relation à Dieu dont la bonté est à l'origine de tout ce qui est, bonté par rapport à laquelle il use de nous et sans laquelle il ne saurait par conséquent y avoir le moindre lien à quelque étant que ce soit mais 'lue, « maintenant» toujours, ils désignent « le mode sur lequel l'être même se déploie en tant que relation à l'étant», alors la traduction de -ro xpe:wv par der Brauch ne va pas sans le passage d'un usage, celui de Dieu, à un autre, celui de l'être, sans que l'usage soit transféré et traduit du domaine de l'expérience de Dieu dans le domaine de l'expérience de l'être. L'interprétation de chacune des deux phrases de la parole d'Anaximandre donnant lieu à un tel transfert, doit-on immédiatement en conclure que la plus ancienne parole de l'être est traduite de la parole de Dieu ou que le grec initial tel que le construit Heidegger est traduit du chrétien? Tant que nous n'aurons pas examiné si la relation entre l'être et l'étant propre à l'usage n'est pas elle-même la traduction de la relation entre Dieu et la création, il demeurera impossible d'en décider. Aussitôt après l'avoir opposé à la fruitio Dei, Heidegger revient une dernière fois sur l'usage pour en préciser le mode d'accomplissement. HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 133 L'usage délivre le présant à sa présance, c'est-à-dire à son séjour. Mais comme ce dernier est transitoire et que les séjournants donnent l'accord en déférant les uns aux autres, «l'usage délivre accord et déférence de telle manière qu'il se réserve par avance ce qu'il délivre, le rassemble sur soi et, en tant que présant, l'abrite dans la présance »1• A cet égard, l'usage laisse être l'étant au sein de l'être lui-même. Remettant ainsi le présant à la déférence et à l'accord selon lesquels il vient en présance, l'usage «lâche (loslajlt) dans le séjour et abandonne (iiberliijlt) le présant à son séjour de chaque fois. Par là et du même coup, le présant est aussi exposé (eingelassen) au danger constant de se durcir à partir du persévérer séjournant en un pur et simple persister. L'usage demeure donc simultanément et en lui-même ce qui remet le présant au discord (Un-Fttg). L'usage ajointe le dis- (der Brauch fagt das Un-) »2• Que veut dire cette proposition qui, lapidairement, rassemble toute l'interprétation de la parole d'Anaximandre et d'une certaine façon tout le destin de la métaphysique ? Elle souligne d'abord et à nouveau l'hésitation de l'être puisqu'en remettant le présant à la présance en sorte de l'y abriter, l'usage ouvre simultanément la possibilité de l'insurrection du présant contre la présance et des présants les uns contre les autres. Elle signifie ensuite que la relation de l'étant à l'être accomplie dans et par l'usage est le lieu d'origine du« mauvais destin de l'être» puisque le mal en est le discord. Elle implique enfin que le grec initial est bien traduit du chrétien car si la différence ontologique est traduite du status corruptionis et l'usage propre à l'être de l'usus divin, la relation de la création à Dieu est, tout comme celle de l'étant à son être, le lieu d'origine du mal mais sous la figure du péché. 1. «Der Spruch des Anaximander », in Ho/Z!vege, GA, Bd. 5, p. 368. 2. lhid. Faisant signe vers l'Ereignis et vers la différence ontologique, la parole d'Anaximandre est la parole initiale de l'être à raison de cette ambiguïté même. Est-ce à dire pour autant qu'elle est de part et d'autre également traduite de la parole de Dieu? À l'évidence, non. Mais si seul ce qui, au regard de l'histoire de l'être, est grec, à savoir tout ce à quoi le règne de la seule ocÀÎ)0EL<X et de l'ocÀ~0EL<X seule donne libre cours et un cours furieux, est décrit ou compris dans la lumière plus ou moins directe de la révélation chrétienne, il reste que l'essence non-grecque de ce qui est grec, l'Ereignis, ne peut manquer d'en être concernée. Que signifie alors cette singulière situation et quelles questions soulève-t-elle? Si la différence ontologique et l'usage sont l'un et l'autre traduits du chrétien, c'est-à-dire décrits et compris en transférant ce qui relève du domaine d'expérience de la foi dans celui de l'expérience de l'être, c'est le grec en tant que construction ou reconstruction phénoménologique et, au-delà, l'ensemble de la métaphysique qui en sont également traduits. À cet égard, depuis les Grecs, l'être porte la trace de Dieu, la voix de l'être résonne d'accents propres à celle de Dieu. Face à l'être, a dit une fois mais une fois pour toutes Heidegger, « nous ne pouvons plus en quelque sorte que dire "tu" »1• Et dès lors que le grec initial est une traduction de la parole de Dieu, cette traduction ouvre la langue de l'être à elle-même. Heidegger ne dit peut-être pas autre chose même s'il dit aussi autre chose encore, lorsque, évoquant sa « provenance théologique », il confie : « En ce temps là, j'étais particulièrement retenu par la question du rapport 1. 1/0111 117esm der 111e11schliche11 freiheil, GA, Bd. 31, p. 104. 136 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISl\IE entre la parole de !'Écriture sainte et la pensée spéculative-théologique. C'était, si vous voulez, le même rapport, celui entre la langue et l'être, mais voilé et pour moi inaccessible, de sorte qu'à travers bien des égarements et détours, je cherchais vainement un fil conducteur. »1 Comment en effet mettre en parallèle ces deux rapports, voire les identifier l'un à l'autre s'ils n'étaient pas traductibles l'un par l'autre? Et comment le seraient-ils si, à leur tour, la langue de l'être et la parole de Dieu ne l'étaient pas ? La traduction de celle-ci dans celle-là, en grec - et à nouveau, le grec est grec par l'être qui s'y déploie en se retirant -, cette traduction se distingue de celle des Septante. Il ne. s'agit plus, en effet, de traduire et de proclamer la loi de Moïse à la face des nations mais de retraduire le grec néo-testamentaire qui, relativement à l'être, n'a de grec que le nom 2 et, avec lui, le latin de la chrétienté, dans le grec initial auquel seule l'à:À~0eLoc donne sa mesure et qui est tout à fait étranger à l'ensemble de la révélation. La traduction est ici la forme la plus radicale de déthéologisation car elle va à l'encontre de l'unique traduction à laquelle Dieu ait jamais pris part - la version des Septante est inspirée - et en en traduisant la parole, Heidegger ne cesse par conséquent d'en prononcer silencieusement la mort. Silencieusement car, dès l'instant où la traduction de la parole de Dieu ouvre à elle-même la langue de l'être, elle ouvre du même coup la dimension au sein de laquelle peut avoir lieu l'explication avec la métaphysique qui en est le destin. Et comme pour l'ouvrir, elle s'en excepte, l'explication avec le christianisme est, relativement à la langue de l'être, nécessairement vouée au silence. Mais si le grec initial est ainsi redevable au chrétien, l'essence nongrecque du grec ne doit-elle pas être également non-chrétienne et peuton accéder à l'Ereignis sans surmonter la différence ontologique et la révélation ? Que signifie toutefois surmonter la révélation chrétienne quand surmonter la différence ontologique signifie accéder à l'essence non-grecque du grec ? Est-ce accéder à l'essence non-chrétienne de ce qui est chrétien ou ne serait-ce pas plutôt se tourner vers celui que Hei1. « Aus einem Gespriich von der Sprache »,in U11tem1tgs ZJ'I" Sprache, GA, Bd. 12, p. 91. 2. Cf. Pammlide.r, GA, Bd. 54, p. 68. HEIDEGGF.R ET LE CHRISTIANISME 137 degger nomme der letz!e Gott, l'ultime ou dernier dieu, dont nous ne saurions attendre la venue sans avoir préalablement atteint l'Ereignis et qui, « par rapport aux dieux passés et surtout par rapport au dieu chrétien » est « le tout autre »1 ? Sans doute, mais comment prendre la mesure de cette altérité et penser ce que peut signifier ce dernier dieu en confiant au seul silence l'explication avec la révélation chrétienne, avec la parole de Dieu et Dieu comme parole ? Ne convient-il pas alors, et relativement à l'Ereignis lui-même, de soustraire au silence cette explication avec le christianisme dont s'est toujours accompagnée celle qui concerne la métaphysique ? Comment toutefois y parvenir sans penser pour lui-même et en luimême ce silence et comment pourrait-il l'être sans que soit au préalable posée la question de savoir de quel espace commun la traduction du chrétien au grec reçoit sa possibilité ou, en d'autres termes, sans que soit déterminée la dimension dont relève le «maintenant» à partir duquel frui cesse de désigner la relation de l'homme à Dieu et der Brauch commence à signifier l'usage propre à l'être, - «maintenant» qui est aussi celui à partir duquel demeurer ne signifie plus persister mais approprier, à partir duquel la différence ne nomme plus le rapport de l'être à l'étant mais le mode sur lequel l'appropriation approprie ? Au sein de quelle unique dimension le regard et la pensée doivent-ils se tenir et se déplacer pour pouvoir accéder au dieu chrétien ou à la différence ontologique, au retrait du monde et à l'anéantissement des choses ou à l'Ereignis? Ou encore et pour finir: comment faut-il penser l'essence de la langue si, d'une part, elle doit être «le plus propre des modes de l'approprier »2 et que, de l'autre, l'explication avec la parole de Dieu ne peut plus être réservée au silence? 1. Beitriige z11r Philorophie, GA, Bd. 65, p. 403. 2. «Der Weg zur Sprachc »,in Untenwgr zµr Sprad1e, GA, Bd. 12, p. 251. TABLE DES MATIÈRES 1.............................................. 13 II.............................................. III . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV.............................................. V.............................................. VI.............................................. VII.............................................. VIII.............................................. IX.............................................. 29 41 117 X.............................................. 125 57 71 85 97 107