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D. Franck - Heidegger et le christianisme l’explication silencieuse

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ÉPIMÉTHÉE
1'5SAIS PHILOSOl'HIQL'ES
Collection fondée par Jean Hyppolite
et dirigée par Jean-Luc Marion
HEIDEGGER
ET LE CHRISTIANISME
L'explication silencieuse
DIDIER FRANCK
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
DU MÊME AUTEUR
Chair et corps. Sur fa phénoménologie de Husserl
Éditions de Minuit, 1981
Heidegger et le problème de l'espace
Éditions de Minuit, 1986
Niet:yrche et l'o111hre de Dieu
coll. «Epiméthée», PUF, 1998
Dramatique des phénomènes
coll. «Épiméthée», PUF, 2001
ISBN
2 13 054229 8
Dépôt légal - J" édition : 2004, mars
2< tirage : 2005, octobre
© Presses Universitaires de France, 2004
6, avenue Reille, 75014 Paris
«La penst.\ de l'être est le souci porté à l'usage de la langue. »1
1. W'i11k1' (1941), in A11s drr l:"tj{ilmmg des Denkens, Gesamtausgabc (GA), Bd. 13, p. 33.
Se retournant sur le chemin parcouru pour y prendre un nouvel élan et
après avoir expliqué comment l'inachèvement d'Être et temps le conduisit à
repenser d'un seul et même mouvement aussi bien le rapport du Dasein à
l'être depuis la vérité de celui-ci que l'ensemble de l'histoire de la philosophie occidentale d'Anaximandre à Nietzsche, Heidegger poursuivait :
«Et qui pourrait méconnaître que tout ce chemin s'accompagna silencieusement d'une explication avec le christianisme - une explication qui n'est
ni ne fut un "problème" rapporté mais le maintien de la provenance la plus
propre - celle de la maison parentale, du pays natal et de la jeunesse - et
simultanément la séparation douloureuse d'avec tout cela ? Seul qui fut ainsi
enraciné dans un monde catholique effectivement vécu pourra pressentir
quelque chose des nécessités auxquelles le chemin de mon questionnement fut jusqu'à présent soumis comme à des secousses telluriques souterraines. Les années marbourgeoises y ajoutèrent l'expérience plus
directe d'un christianisme protestant - mais déjà comme de tout ce qui
devait être fondamentalement surmonté sans pour autant être mis à bas. Il
ne convient pas de parler de cette explication la plus intime et qui ne porte
pas sur des questions de dogmatique ou sur des articles de foi mais uniquement sur la question de savoir si le dieu nous fuit ou non, et si nous-mêmes
pouvons encore véritablement, c'est-à-dire en tant que créateurs, en faire
l'expérience. Et il ne s'agit pas non plus d'un simple arrière-fond "religieux" de la philosophie mais de l'unique question de la vérité de l'être qui
seule décide du "temps" et du "lieu" qui nous sont historialement impartis
au sein de l'histoire de l'Occident et de ses dieux. »1
1. « Ein Rückblick auf den·Weg», in Btsinmmg, GA, Bd. 66, p. 415-416. Ce texte est daté
par Heidegger lui-même de 1936-1937.
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HEIDEGGER FT LE CIIRISTIANISME
L'explication magistrale avec l'histoire de la philosophie, la mise en
question de cette dernière depuis la vérité de l'être dont témoigne
l'ensemble des cours postérieurs à la publication d' Être et temps se sont donc
accompagnées d'une explication aussi douloureuse que silencieuse avec la
tradition chrétienne, ont eu lieu en présence du christianisme, c'est-à-dire
finalement, d'une manière ou l'autre, en présence du dieu chrétien luimême. Mais présence tue, sans parole aucune, adressée ou énoncée. Et la
rupture de ce silence y reconduit plus sûrement encore puisque Heidegger
tient pour inconvenant voire indécent d'exposer ce qui lui est intimement
propre, à supposer bien sûr qu'on puisse tenir pour tel la question de savoir
si nous pouvons encore, au sein d'un Occident marqué par la révélation
judéo-chrétienne, faire l'expérience du dieu. Dès lors, comment entendre
ce silence et sa langue tels qu'en eux-mêmes ils se déploient sans contrevenir à toute retenue sinon, peut-être, en les laissant résonner depuis et dans
la parole et la langue qui leur furent concomitantes, en examinant par
conséquent la manière dont la mémoire du christianisme a pu intervenir
dans la remémoration de l'histoire de l'être et de sa vérité?
L'explication avec la métaphysique et le débat avec le christianisme
appartiennent donc au même chemin de pensée. L'une et l'autre peuventils alors rester sans incidence l'une sur l'autre ou encore la langue de la
première n'emprunter jamais à celle du second? Sans doute le mouvement qui anime l'interprétation de la métaphysique diffère-t-il de celui
auquel doit être soumise la confrontation avec le christianisme, mais la
coordination et l'articulation de ces deux mouvements sont requises par
le cheminement lui-même. Où et comment est-il alors possible et surtout
nécessaire de les faire apparaître ?
Il faut, bien évidemment, partir de l'explication avec l'histoire de la
philosophie, explication qui serait insuffisante pour ne pas dire vaine si
elle n'en considérait pas l'ensemble et tout particulièrement le commencement et la fin. Le commencement, c'est-à-dire la parole d'Anaximandre
qui « passe pour la plus ancienne parole de la pensée occidentale », et la
fin, c'est-à-dire la pensée nietzschéenne puisque cette explication «parvient à sa conclusion avec les cours sur Nietzsche »1• Mais, relativement
1. Cf. «Der Spruch des Anaximander», in HolZ?vege, GA, Bd. 5, p. 321 et« Beilagc zu
Wunsch und Wille », in Besim11111g, GA, Bd. 66, p. 420.
111'.IDEGGER ET LE CHRISTIANISME
11
au christianisme, la situation du commencement et celle de la fin de la
métaphysique ne sont nullement comparables: la parole d'Anaximandre
appartient au seul monde grec quand l'œuvre de Nietzsche s'ouvre par La
Naissance de la tragédie pour s'achever sur L'Antéchrist. En d'autres termes,
s'il n'y a aucune difficulté de principe à admettre que l'interprétation de la
pensée nietzschéenne et de la philosophie moderne dans son ensemble
puisse s'accompagner d'un débat avec le christianisme, il en va tout autrement pour l'interprétation de la philosophie grecque et singulièrement de
la parole d'Anaximandre. Non seulement l'une et l'autre sont étrangères à
la révélation chrétienne mais, en accédant à la dimension à partir de
laquelle la pensée grecque s'est initialement déployée, Heidegger s'est
inlassablement efforcé de rendre cette dernière à elle-même, c'est-à-dire
aussi à elle seule.
Le débat avec le christianisme n'en a pas moins accompagné cette
«vaste interprétation de la pensée présocratique »1 à laquelle Heidegger
s'est consacré depuis 1932 et dont la sienne propre est inséparable. Quel
est alors le poids du premier sur les secondes, et n'est-ce pas en faisant
l'épreuve d'une pensée qui, par elle-même, n'a absolument rien de chrétien que celle de Heidegger est le plus susceptible de laisser clairement
ressortir le sens de la relation tacite qu'elle entretient avec le christianisme ? Ou encore et de manière plus précise mais en aucun cas plus
étroite, l'interprétation de la parole d'Anaximandre, c'est-à-dire du commencement grec, ne requiert-elle pas, d'une manière ou l'autre, la lumière
de la révélation chrétienne ?
1. « Spiegel-Gespriich », in R.ede111111d a11dere Ze11g11isse eines Lebensweges, GA, Bd. 16, p. 653.
Le cours du semestre d'été 1932, intitulé Le con1mence111ent de la philosophie occidentale, porte sur
Anaximandre et Parménide.
1
Tel qu'il est traditionnellement reçu depuis la citation qu'en fait Simplicius dans son commentaire de la P~siq11e d'Aristote, le texte de la
parole d'Anaximandre est le suivant: èÇ &v ôè ~ yéve:ali; ÈO'TL Toî'i; ooaL Xtxt
' ..J,O
' E:Lt;
> ':"Ol:UTOI:
0
' Ol:UTOC
> ' oLX7)V XOl:L
rtjV
'+' . Of)Ol:V
YLVE:O'VOl:L
XOl:TOI:' TUl )(pe:wv· oLo\'.'6 VOCL yocp
TLCHV OCÀÀ~ÀOLÇ 't"iïç ocÔLxloci; XOl:'t'Ot T~V TOU xp6vou TiiÇLv. Après avoir rappelé
ks traductions qu'en donnèrent Nietzsche et Diels, après avoir retracé
l'histoire de sa transmission, Heidegger en propose une première version
liLLérale: «Or, depuis quoi la génération est aux choses, aussi la perdition
vers cela s'engendre selon le nécessaire; car elles se donnent droit et
réparation les unes les autres pour l'injustice, selon l'ordre du temps. »1
Puis, une fois écartées les présuppositions majeures qui en déterminent
généralement l'interprétation, il s'attache à préciser ce dont la parole
parle. « Grammaticalement, la parole consiste en deux phrases. La première commence par : èÇ wv ôè -fi yéve:ali; ÈO'TL Toî'i; ooaL••• Il est question
des ovToc ; TOt ovToc signifie, littéralement traduit : l'étant. Le pluriel du
neutre nomme TOt 7t'oÀÀii, la multitude au sens de la multiplicité de l'étant.
Toutefois TOt ovToi: ne désigne pas une multiplicité quelconque ou sans
limite mais 't'Ot 7tiXvToc, le tout de l'étant. C'est pourquoi 't'Ot ov't'oc signifie
I
I
\'.'
1. «Der Spruch des Anaximander », in Holzµ;ege, GA, Bd. 5, p. 329.
\'.'I
'
14
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
l'étant multiple en son entier. La deuxième phrase commence par:
8LMvou ycXp 0tÙ't"cX ... Le 0tÙ-rcX reprend le -roï:c; oùcn de la première phrase. La
parole parle de l'étant multiple en son entier. »1
Mais désigner ce dont la parole parle est une chose, comprendre ce
qu'elle en dit, une autre. Et comment pourrait-on comprendre ce que
cette parole dit de l'étant dans son être sans commencer par s'enquérir de
ce que signifient ov et dv0tL, mots que,« dans notre langue maternelle »2,
nous traduisons correctement mais aveuglément par « étant » et « être » ?
Qui plus est et surtout dans le cas de la plus ancienne des paroles de la
pensée grecque, ce dont elle parle doit lui avoir été préalablement offert
par la langue même dans et selon laquelle elle en parle. Aussi est-ce dans
l'usage de cette dernière et extérieurement à la parole d'Anaximandre
qu'il faut tout d'abord rechercher le sens de -rcX on0t. Cette extériorité de
départ est également requise par la délimitation de la parole elle-même.
En effet, la manière dont Simplicius cite Anaximandre ne permet pas de
déterminer avec certitude le début et la fin de la citation. L'historien et
philologue J. Burnet auquel, à la suite de F. Dirlmeier, Heidegger fait ici
appel, notait, contre Diels qui fait commencer la citation par èl; wv 8è f,
yévecrlc; ... que « l'usage grec, qui est de fondre les citations dans le texte,
s'y oppose. Il est très rare qu'un écrivain grec ouvre abruptement une
citation littérale. Il est d'ailleurs plus sûr de ne pas attribuer à Anaximandre les termes yévecrLc; et <J>f)op&: dans le sens technique que leur donne
Platon »1. Tout en rappelant que les mots yévecnc; et <J>6op&: sont déjà
connus d'Homère, Heidegger fait donc commencer le texte par XOt't"cX -rà
x_pewv. Mais si la phrase qui précède x0t-rcX -rà x_pewv est, quant à sa tonalité
et sa structure, plus aristotélicienne qu'archaïque, cela vaut aussi pour les
derniers mots du texte : xoc-cck -r~v -roü x_p6vou -r&:l;LV 4 • Dès lors, seuls
1. Ibid., p. 330.
2. Ibid., p. 334.
3. Ibid., p. 340. Cf. J. Burnet, L'011rore de la philosophie grecque, trad. franç., p. 55, n. 2, et
F. Dirlmeier, «Der Satz des Anaximandros », in Rheinisches M11se11111 far Philologie, Neue Folge,
Bd. 87, p. 377. Heidegger renvoie à cette étude en précisant: «Je suis d'accord avec la délimitation du texte mais pas avec ses raisons», in HolZJPCge, GA, Bd. 5, p. 376.
4. C'est en référence à un passage de Simplicius relatif à Héraclite que F. Dirlmeier a établi le caractère tardif de xoc-;à. -d,v -;r,;; ï.p6vo•J -;ci1;tv. Cf. «Der Satz des Anaximandros », in
op. cil., p. 379 sq., et pour le texte de Simplicius en question, cf. D. K. 22 A 5.
1li':IDEGGER ET LE CHRISTIANISME
15
seraient authentiques les mots suivants : x.oc't'àc 't'O zpe:wv· 8tMvocL yàcp ix1hàc
>llx."f)v x.ixt 't'tmv &t..Àfi/...otc, Tf,ç &8tx.locc, : ... selon la nécessité ; car ils se paient
ks uns aux autres châtiment et réparation pour l'injustice. « Ce sont précisément», dit alors Heidegger pour conclure ces remarques philologiques
l'i après avoir quelque peu modifié sa première traduction, « ce sont les
mots à propos desquels Théophraste note qu'Anaximandre parle de
manière plutôt poétique. Depuis qu'il y a quelques années, j'ai à nouveau
médité toute la question, traitée à plusieurs reprises dans mes cours,
j'incline à ne tenir pour immédiatement authentiques que ces mots, à
rnndition toutefois que le texte qui les précède ne soit pas simplement
éliminé mais, en raison de la rigueur et de la force de diction de sa pensée,
soit retenu à titre de témoignage indirect du penser d'Anaximandre. Cela
1Tt)uiert que nous comprenions les mots yéve:mç et <j>6opei tels qu'ils sont
pensés de manière grecque, et ce, qu'ils soient des mots préconceptuels
ou des mots conceptuels platonico-aristotéliciens »1•
Nous ne saurions toutefois comprendre le sens que les mots yéve:mç
t't <j>Oopei pouvaient avoir pour et non selon Anaximandre sans déterminer au préalable, fût-ce provisoirement, ce que veut dire «penser de
manière grecque » et quelle signification proprement philosophique revêt
ici cet adjectif. « Dans notre façon de parler», précise Heidegger, «grec
ne désigne aucune particularité populaire, nationale, culturelle ou anthropologique ; grec est le matin du destin conformément auquel l'être luimême s'éclaire dans l'étant et revendique une essence de l'homme qui, en
tant que destinale, y a le cours de son histoire comme maintenue dans
"l'être" ou délaissée par lui, sans en être pourtant jamais séparée. »2 Mais
si, par «grec», il faut comprendre l'effacement de l'être devant l'étant
comme lueur initiale de l'être même, effacement qui transit notre manière
de penser, mais si le «grec » doit être compris à partir de la question de la
vérité de l'être et non à l'inverse celle-ci depuis celui-là, mais si le« grec»
est, malgré les réserves que peut appeler ici cette expression, une «cons-
1. «Der Spruch des Anaximander», in HolZJPege, GA, Bd. 5, p. 341. Dans la seconde
partie du cours de 1941, G'rtmdbegrijfe, GA, Bd. 51, p. 94 et sq., Heidegger s'en tenait encore à la
leçon de Dicls.
2. lhid., p. 336.
16
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
truction phénoménologique »1 avant d'être un constat philologique et historique, qu'est-ce alors que «penser de manière grecque la pensée des
Grecs »2 ? C'est d'abord penser sans recourir à des concepts plus tardifs,
modernes par exemple, ou à des représentations directement ou indirectement chrétiennes, romaines; c'est ensuite et surtout penser depuis
l'&À-f)Üe:L<X et le retrait de l'être comme mode initial de son décèlement.« Le
grec, le chrétien, le moderne, le planétaire et l'occidental au sens indiqué,
nous les pensons à partir d'un trait fondamental de l'être que celui-ci, en
tant qu'&À+,fJe:Lcx, cèle plutôt qu'il ne dévoile dans la Àf,61). Et ce cèlement
de son essence et de la provenance de celle-ci est le trait selon lequel l'être
initialement s'éclaire et ce de telle manière que la pensée ne s'y attache justement pas. L'étant lui-même n'entre pas dans cette lumière de l'être. Le
non-retrait (Unverborgenheit) de l'étant, la clarté qui lui est octroyée, obscurcit la lumière de l'être. w'
Toutes réserves faites sur la possibilité de penser« le chrétien» et ce
qui, dans « le moderne » ou dans « le planétaire » en relève depuis
l'&Àf,6e:Lcx et avant de préciser le sens de TcX oncx que l'usage de la langue
offre à la pensée, revenons aux mots yÉve:crLç et <j>Oopii habituellement traduits par« génération » et« corruption». En tout état de cause, yÉve:mc; et
<j>Oop&, Aristote en témoigne encore, doivent être compris relativement à
la <j>ucnc;. Quel est alors le sens initial de cette dernière ? Y accédant par
l'interprétation du fragment d'Héraclite selon lequel <j>ucnc; xpu7tTe:crficxL
<j>LÀe:i', la nature aime à se retirer ou mieux l'émergence accorde sa faveur
au se-celer, Heidegger souligne que la cpucnc; en tant qu'émergence est
essentiellement liée au se-celer (Sichverbergen) dès lors que celui-ci est
entendu comme un décliner ou un sombrer : comme entrée dans le cèlement (Verbergun.f!). «La cpumc;, l'émergence (Aufgehen), se tient dans une
relation essentielle au se-fermer, c'est-à-dire à l'entrée dans le cèlement,
1. Cette expression est employée par Heidegger au § 72 de Sein 1111d Zeit, au § 42 de Kant
mu/ das Prohle111 der Metapl!J•sik et au § 5 du cours de 1927, Die Gru11dproble111e der Phanofl1enoloJ!.ie,
GA, Bd. 24. Et lorsque, dans Je cours de 1941 partiellement consacrée à la parole
d'Anaximandre, il évoque« l'effroi du philologue devant les constructions philosophiques arbitraires», l'ironie porte plus sur l'adjectif que sur Je nom; cf. Gn111dheg1fffe, GA, Bd. 51, p. 100.
2. «Der Spruch des Anaximander », in Holz!11ege, GA, Bd. 5, p. 336.
3. fhid., p. 336-337. Sur le sens de l'occidental, cf. p. 326.
111·.ll>EGGER ET LE CHRISTIANISME
17
donc au "décliner" (Untergehen) pensé de manière grecque. Selon le frag111rnt 123, ce lien essentiel est nommé par le mot qnÀe'L. »1 Inséparable de
l'iiÀ·~lfaLot, la cj>uaLç doit alors être pensée comme« l'avancée (Heroorgehen)
dans l'ouvert, l'éclaircir de cette éclaircie au sein de laquelle quelque chose
1·11 général apparaît, se pose dans son contour, se montre sous son
"aspcc_t" (ei8oç, l8éot) et peut ainsi, à chaque fois, être présent comme ceci
011 cela. »2 Unité du double mouvement ou de la mouvance qui régit tout
paraître, la cj>uaL:; est <d'émerger et décliner s'éclairant »3• Que peuvent
alors signifier yÉvemç et cj>Oop& sinon, pour la première, l'avancée dans
l'e 1uvert hors du retrait et, pour la seconde, la sortie hors de l'ouvert vers
k retrait?« La yÉvemç est le surgir et !'arriver (das Heroor- undAnkommen)
clans le non-retrait. La <j>Oop& signifie : en tant qu'arrivé là, s'en aller et sortir (hinweg- und abgehen) du sans-retrait dans le retrait. Le surgir dans ... et le
s'en aller vers ... (das Hervor in... und das Hinweg zu...) sont (wesen) au sein du
111111-retrait entre ce qui est en retrait et ce qui est hors du retrait. Ils
cc 111cernent !'arriver et le sortir de !'arrivé. »4
Si ce qui précède le texte finalement tenu pour authentique n'est pas
purement et simplement éliminé mais, au contraire, retenu à titre de
1i·111oignage indirect de la pensée d'Anaximandre, il faut alors admettre
que celui-ci doit avoir parlé de ce qui est nommé par les mots yéveaLç et
1J1llr,p& tels qu'ils peuvent être compris depuis la relation essentielle entre
1J1•)rnç et à.À-fj0eLot. En d'autres termes, la parole d'Anaximandre« parle de
n: qui, surgissant, arrive dans le non-retrait et, arrivé là, sort en s'en
allant »5• S'agit-il pour autant de 't'à ov't'ot? «Eu égard à l'amplitude selon
lal1uelle parle le otÙ't'cX de la seconde phrase et compte tenu de la référence
de cette dernière à Kot't'à 't'O i(pewv, le otÙ't'cX ne saurait rien nommer d'autre
que le tout de l'étant éprouvé de manière préconceptuelle: 't'à 7tOÀÀcX, 't'à
rr&v-rot, "l'étant". »6 Mais comment les Grecs comprennent-ils l'être de cet
1. flemklit, GA, Bd. 55, p. 135.
2. btii11tm111gen z11 Hô1derli11s Dichtung, GA, Bd. 4, p. 56. Cf. Einftihrung in die Metap~•1ik1
<;,\Bd. 40, p. 16 sq. et, sur le lien entre 9•jatç et ŒÀ"ÎjOitix, p. 109-110.
3. « Der Spruch des Anaximander », in HolZJI"!!, GA, Bd. 5, p. 342.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 343.
6. Ibid., p. 342.
18
HEIDEGGER ET I.E CHRISTIANISME
«étant» dans le domaine duquel ils font l'expérience de la yéve:crLç et de la
<j>Oop&., de l'arrivée dans... et de la sortie de .. ., bref d'un devenir qui
n'est pas encore opposé à l'être? Que pensent-ils en disant -.dt ov-.cx ou:
que signifie Tàt ovTcx antérieurement et extérieurement à la parole
d'Anaximandre ?
Un passage d'Homère est susceptible de nous le faire comprendre. Il
s'agit des vers 68-72 du premier chant de l'11/iade. Devant Troie, la peste
envoyée par Apollon ravage depuis neuf jours le camp des Achéens. Le
dixième jour, Achille convoque l'assemblée des guerriers et les invite à
interroger un devin, un prêtre ou un oniromancien afin de savoir d'où
vient la colère de Phœbos Apollon .
... Toi:'cn 8' &vÉo'T'Yj
KaÀx.ixc; 0e:oTopŒ·r,c; o1w1on:ÔÀWV
oz' opta-roc;
OÇ tJ8'1j Ta T' èÔVTIX Ta T' ÈCJoÔµe:VIX n:po T' èOVTIX
xixl v+,e:oo' ·f,y+,oixT' 'Ai(IXLWV "IÀLOV E:LCJW
f,v i'ILdc p.1XVTOC1'JV'1jV, -:-·Iiv o[ n:6pe: <l>oî:~r,c; 'A n:oÀÀoiv·
« ... Et voici que se lève
Calchas le Thestoride, de loin le meilleur des augures,
qui savait ce qui est, ce qui sera et ce qui était auparavant,
qui avait guidé les navires des Achéens jusqu'à Ilion
grâce à la science divinatoire reçue de Phœbos Apollon. »
D'où Calchas tire+il son excellence? Calchas est le meilleur des
augures parce qu'il «savait ce qui est, ce qui sera et ce qui était auparavant». Que savait-il ou plus précisément qu'avait-il vu si t)S·IJ, il savait, est
le plus-que-parfait du parfait o!Se:v: il a vu? L'augure est celui pour qui,
de manière exemplaire, voir c'est avoir vu ou encore celui qui ayant toujours déjà vu est à même de prévoir. A quoi la vision de Calchas s'est-elle
toujours déjà attachée?« Uniquement à ce qui, dans la clarté que traverse
sa vision, vient-en-présance (an-west). » En d'autres termes, «le vu d'une
telle vision ne peut être que le présant (das Anwesende) dans le nonretrait »1, c'est-à-dire ici et selon Homère, -:-&. ·r' è6vTcx TIX. T' ècrcr6µe:vcx np6
-.' È6VTcx, l'étant, l'étant-advenant, l'étant-autrefois. Mais si l'étant, l'étant à
venir ou passé viennent également en présance dans le non-retrait, corn1. Ibid., p. 346.
111·:11 >J'.(i(iER ET LE CHRISTIANISME
19
111c·11t les distinguer les uns des autres? Toc è6vw. désigne l'étant présent
(.v,r;11,r111JJi.irtig), Toc Èaa6µe:vat et 7tp6 è6vp<at, l'étant au sens du non-présent
(111~1!,f;l!,enwi.irtig).
Que faut-il entendre par là et quelle différence y a-t-il entre
n· c1ui-vient-en-présance (das Anwesende) et le caractère présent ou non-
11ri·sent de ce-qui-vient-en présance ou encore entre das Anwesende, le préHa11t, et das Gegenwartige, le présent ?1
Revenons un instant à Homère. Au premier chant de l'Ocfyssée, Télé11iac1ue accueille un étranger sous l'aspect duquel il reconnaît Athéna.
Après l'avoir fait asseoir, il lui offre de se restaurer. C'est alors que «la
digne intendante s'avança, portant le pain, et généreusement les entretint
Mur ses réserves, e:t30tT0t 7toÀ/( èml:le:î'aat )(otpi~oµÉv'Y) 7tatpe:6nwv »2• Les
1'é·serves, «x 7tatpe:6vTot, c'est ce qui est disponible et proche, à portée de
111ain. «De manière éclairante, les Grecs nomment aussi le présant préHrnl Tilt 7t0tpe:6vT0t; 7tatpoc signifie "près", à savoir parvenu près le nonrctrait. Dansgegenwartig, legegen ne désigne pas le vis-à-vis (Gegeniiber) d'un
sujet mais la contrée (Gegend) ouverte du non-retrait dans laquelle pénètre
c·t au sein de laquelle demeure (venveilt) ce qui est-parvenu-près. Par
l'onséquent, "présent'', en tant que caractère des ÈovTot, signifie autant
c1ue: parvenu à demeure (in der Weile) au sein de la contrée du non-retrait.
1.'F:.6vw énoncé en premier, accentué et ainsi proprement distingué de
7tp<Je:6vTot et de Èaa6µe:vat, nomme pour les Grecs le présant pour autant
<1u'il est arrivé, au sens précédemment expliqué, à demeure dans la
rnntrée du non-retrait. Une telle arrivée est proprement advenue, est la
présance du proprement présant. »3
Calchas ne voit pas seulement ce qui est mais encore ce qui sera et ce
l1ui fut. Il ne saurait toutefois le faire sans que les uns et les autres ne tra1. La traduction de Amnsen par venir-en-présance ou de A11wesmbeil par présance et de das
l1111,e.re11de par présant n'est ici qu'un expédient. Dans la «Note préliminaire» de A11tre111enl
1111'et1f 011 a11-delà de l'esse11ce, Levinas avertissait: «Le terme essence y exprime l'être différent de
l'f/11111, le Sei11 allemand distinct du Seie11des, l'esse latin distinct de l'ens scolastique. On n'a pas osé
l'l'crire essa11ce comme l'exigerait l'histoire de la langue où le suffixe ance, provenant de a11tia ou
c le mtia a donné naissance à des noms abstraits d'action. » En osant néanmoins traduire Anwe11·11 par présance, nous souhaitons en souligner le sens verbal et, autant que faire se peut, rendre
'inon audible du moins lisible en français la différence entre das Amnse11de et das Gegemviirtige.
2. Otfyssée, l, 140. Nous citons la traduction de Ph. Jacottet.
3. «Der Spruch des Anaximander »,in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 346-347.
20
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
versent sa vision, viennent-en-présance. Qu'est-ce qui distingue alors Ta
èacr6µ&voc et 7tp6 è6noc de Ta è6vToc? «Le passé et le futur viennent-enprésance mais hors de la contrée du non-retrait. Le présant non-présent
est l'ab-sant (das Ab-wesende). »1 Mais rendu à son sens verbal, l'absant ne
saurait désigner autre chose que ce qui surgit dans ou sort de la contrée
du non-retrait. Autrement dit l'absant vient-en-présance dans le nonretrait comme ce qui s'en absante et il est alors possible de dire, abstraction
faite de la différence entre présent et non-présent, que « è6v signifie :
venant-en-présance dans le non-retrait »2 •
Cette détermination de l'è6v appelle d'ores et déjà plusieurs remarques: 1 /l'étant (è6v) est, en tant que tel, exclusivement compris depuis
l'à.À~6&ioc ou le non-retrait en. tant que dimension de sa venue-enprésance. 2 /La relation entre celui-là et celle-ci n'intervient pas entre des
termes préalablement arrêtés mais doit être exclusivement pensée comme
un mouvement à nul autre comparable puisqu'il s'agit d'un mouvement
sans mobile, d'un mouvement qui ne déplace aucune ligne, dont ni
l'espace ni le temps ne sauraient donner la mesure. Non pas mouvement
de l'être mais mouvement d'être qui est l'être même. 3 /La signification
du présant est ambiguë. Ta è6v-roc peut désigner le présant présent ou,
plus largement, tout ce qui est présant, que ce soit de manière présente ou
non-présente. Est-ce à dire pour autant que le premier soit une espèce du
second? Nullement, car« quant à la chose même, c'est bien le présant
présent et le non-retrait y régnant qui régissent l'essence de l'absant en
tant que présant non-présent »3•
Quelle est alors la relation de celui qui voit à ce qu'il voit, quel est le
mode d'être du voyant et d'où provient son savoir? C'est à partir du nonretrait que le voyant peut voir tout ce qui vient-en-présance. En effet, voir
ce qui est, c'est le voir dans sa vérité, dans le non-retrait depuis lequel se
laisse également voir le retrait de ce qui s'absante. «Le voyant voit dans la
mesure où il a vu toutes choses en tant que des présants ; x.ocl, et c'est seulement pourquoi, v~&crcr' ~y~crocT', il pouvait guider les navires des Achéens
1. Ibid., p. 347.
2. Ibid.
3. Ibid.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
21
jusqu'à Troie. Et il le peut grâce à la µ0tv't'oauv11 que lui a octroyée le dieu. »1
Que faut-il entendre par µ0tv't'OO'UV"IJ ? M0tv't'oauv11, don de prophétie, dérive
de µav't'tc;, devin, prophète, nom dont le radical est le même que celui du
verbe µ0tlvoµ0tt: être pris de rage, et qui se dit d'hommes mis hors d'eux
par la divinité 2• En quel sens le devin est-il par essence hors de lui-même?
Être hors de soi, c'est être parti.« Le frénétique est hors de soi. Il est parti,
er ist weg. ».l Mais d'où et vers où le devin est-il parti ? Il est« parti du pur et
simple afflux de ce qui repose devant, de ce qui n'est présant que de
manière présente et parti vers l'absant donc, du même coup, vers le présant présent dans la mesure où celui-ci n'est toujours que l'arrivée d'un
partant (das Ankiinftige eines Abgehenden). Le voyant est hors de soi dans la
vastitude unie de la présance de ce qui, d'une manière ou l'autre, est présant. C'est pourquoi, depuis le départ vers cette vastitude (aus dem "weg" in
diese Weil~, il peut en même temps venir et revenir vers ce qui, à l'instar de
la peste dévastatrice, est précisément présant. La frénésie de l'être-parti
voyant ne signifie pas que le frénétique enrage, roule les yeux et disloque
ses membres. La frénésie du voir peut aller de pair avec le repos discret du
recueillement corporel »4 •
Transporté dans la vastitude unie de la présance, autrement dit de
l'être, le devin est à même de voir l'étant dans son être, dans sa vérité,
dans le non-retrait. Et si l'étant présent est ce qui vient-en-présance dans
le non-retrait, voir l'étant présent depuis le non-retrait, c'est aussi le voir
comme ce qui, partant du retrait, arrive dans le non-retrait et ne peut y
arriver qu'en retournant du même coup dans le retrait dont il part et
arrive, départ, arrivée et retour ne signifiant ici rien d'autre que l'être
même de l'étant présent, rien d'autre que la présance du présant présent.
Notons-le au passage, les problèmes de traduction que nous avons déjà
rencontrés, que nous ne cesserons de rencontrer et dont notre langue
porte, parfois douloureusement, la marque, tiennent autant sinon davan1. Ibid.
2. Selon le Dittionnai1? étymologique de la /a11g11e gmq11e de P. Chantraine, µ.otlveiµ.otL «répond
formellement au sanscrit n1a1[1ale: penser» et« le verbe grec s'est dissocié de la notion générale
de "penser'' pour s'appliquer à la notion d'ardeur folle et furieuse ».
3. «Der Spruch des Anaximander », in HolZJPtge, GA, Bd. 5, p. 347.
4. Ibid, p. 348.
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HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
tage à la difficulté qu'il y a à penser exclusivement selon et dans ces mouvements qu'aux seules différences syntaxiques et lexicales entre le français et l'allemand ou, pour le dire peut-être autrement, l'accentuation du
sens verbal de l'être modifie et accroît ici l'écart entre les deux langues
parce qu'il les rend d'abord l'une et l'autre étrangères à elles-mêmes avant
de les rendre étrangères l'une à l'autre.
Ayant vu depuis le non-retrait tout ce qui, présentement ou non,
vient-en-présance - c'est dans cette orientation du regard que consiste la
µ<Xnom'iv'Y) - et voyant donc autrement que ceux qui s'en tiennent à ce qui
est simplement là devant, le devin est en mesure d'expliquer la colère de
Phœbos Apollon auquel il est redevable de sa µ<Xv't"ocr•'.iv"IJ. « Pour le
voyant, tout présant et tout absant sont rassemblés et par là aperçus
(gewahrl} en tme présance » dit alors Heidegger qui poursuit aussitôt :
«Notre vieux mot "war" signifie la garde. Nous le rencontrons encore
dans les verbes "wahrnehmen", percevoir, c'est-à-dire in die Wahr nehmen,
prendre garde à.. ., dans "gewahren", apercevoir, "vemahren", prendre en
garde. Il faut penser le garder (das Wahren) comme l'héberger rassemblant-éclaircissant (das lichtend-versammelnde Bergen). La présance garde le
présant, qu'il soit présent ou non-présent, dans le non-retrait. C'est à partir de la garde (Wahr) du présant que parle (sagt) le voyant. Il est celui qui
dit la garde, le devin (er ist der Wahr-Sager). »1
Être un étant, c'est d'une façon ou d'une autre appartenir au nonretrait. Dès lors, l'être ou la présance garde tout étant ou tout présant
dans le non-retrait. Voyant depuis ce dernier, le devin ne manque pas
alors de tout voir depuis cette unique présance qui garde et régit tout présant. Et voir ainsi, c'est prendre garde à la présance elle-même, la prendre
en garde: le devin est le gardien de l'être. Mais il ne saurait prendre garde
à la présance une et unique si cette dernière ne déterminait pas tout son
être. Autrement dit, la frénésie du voyant n'est pas incompatible avec le
recueillement corporel et l'être-hors-de-soi du devin n'en démembre pas
le corps parce que l'unité de ce dernier repose dans l'unité de la présance,
dans l'éclaircie de l'être elle-même.« Le voir ne se détermine pas à partir
1. lhid.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
23
de l'œil mais à partir de l'éclaircie de l'être. Le maintien au sein de celle-ci
est la structure de tous les sens humains. »1
Cette détermination du voyant comme gardien de l'être serait cependant inaccessible sans le passage par la langue allemande et ses ressources
propres. En effet, c'est seulement après avoir affirmé que le voyant rassembl~ et aperçoit (gewahrt) tout présant et tout absant en une présance
unique que Heidegger, portant l'accent sur le radical wahr pour remonter
au moyen et vieil haut-allemand war, peut assigner le devin (Wahrsager) à la
vérité (Wahrheit) et comprendre ensuite celle-ci en tant que garde (Wahr)
de l'être. Autrement dit, si la caractérisation de Calchas comme voyant est
directement issue d'Homère puisque le Thestoride est celui qui sait pour
avoir déjà vu et su, rien dans la seule lettre du texte grec ne permet
d'interpréter directement le voyant comme celui dont la parole prend en
garde l'être. C'est donc en pensant depuis et selon la langue allemande
que Heidegger accède ici à 1'&:1..~fü:t<X., à la dimension selon laquelle se
déploie ce qui est grec. En faut-il une confirmation ? Aussitôt après avoir
compris le voyant ou devin comme celui qui dit la garde, Heidegger précise : « Nous pensons ici la garde au sens du rassemblement hébergeantéclairant (der lichtend-bet'genden Versammlung) en lequel s'annonce un trait
fondamental et jusqu'ici voilé de la présance, c'est-à-dire de l'être. Un
jour nous apprendrons à penser notre mot usé de vérité (Wahrheit) à partir
de la garde (die Waht:J, à éprouver que la vérité est la garde (Wahrnis) de
l'être et que l'être en tant que présance y appartient. À la garde de l'être
(Der Wahrnis ais der Hut des Seins) correspond le berger (der Hirt) qui a si
peu à faire avec une idyllique bergerie et une mystique de la nature qu'il
ne peut devenir berger de l'être qu'en demeurant celui qui fait place au
néant. Les deux sont le même et l'homme n'est capable de l'un et de
l'autre qu'au sein de la résolution du Dasein. »2 Non seulement la première
personne du pluriel désigne ici ceux à la langue desquels appartient le mot
usé de Wahrheit, mais encore, d'un alinéa à l'autre, Heidegger est passé du
garder compris comme l'héberger rassemblant-éclairant à la garde au sens
du rassemblement hébergeant-éclairant. Que signifie ce déplacement
1. Ibid., p. 349.
2. Ibid., p. 348.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
24
d'accent dont la langue allemande ouvre la possibilité? Rien d'autre en un
sens que cette possibilité même car en substituant «le rassemblement» à
«l'héberger» et «hébergeant» à «rassemblant», Heidegger lie le dire à la
garde, la langue à l'être, le Myoc, à l'&:)...'fi0e:tot. En effet, après avoir rappelé
quelques pages plus loin que «depuis l'aube de la pensée, "être" nomme
la présance du présant au sens du rassemblement hébergeant-éclairant»,
il ne précisait pas seulement que « le A6yoc, a été nommé et pensé comme
ce rassemblement» mais surtout que« le A6yoc, (Àeye:iv, recueillir, rassembler) est éprouvé à partir de l' A)...'fi6e:tot, l'héberger décelant »1•
Le passage par l'allemand ne consiste donc pas ici à traduire le grec en
allemand ou l'allemand en grec mais à traverser «notre langue maternelle» pour être à même d'atteindre la dimension qui confère à tout ce
qui est son empreinte initiale, c'est-à-dire grecque puisque, relativement à
l'histoire de l'être, ce n'est pas le grec qui est l'initial mais l'initial qui est le
grec. Du même coup, cette traversée, ce passage, ouvre la possibilité de
toute traduction entre l'une et l'autre langue. Méditant à l'occasion de la
traduction du mot grec i):)...'fi6e:tot par le mot allemand Untierborg,enheit, sur ce
que signifie proprement traduire, Heidegger écrivait : « Nous comprenons d'abord ce processus extérieurement, de manière philologicotechnique. On croit que "traduire", consiste à transférer une langue dans
une autre, la langue étrangère dans la langue maternelle ou l'inverse. Nous
méconnaissons alors que, sans cesse, nous traduisons déjà notre propre
langue, la langue maternelle, dans ses propres mots. Parler et dire sont en
soi un traduire dont l'essence ne se limite nullement au fait que le mot traduit et le mot qui traduit appartiennent à des langues différentes. Un traduire originaire règne sur tout dialogue ainsi que sur tout monologue.
Nous ne songeons pas d'abord ici au processus selon lequel, au sein
d'une même langue, nous substituons une tournure à une autre et faisons
usage de la "paraphrase". Le changement dans le choix des mots résulte
déjà du fait que ce qui est à dire s'est, pour nous, traduit (übergesetZ4 transposé) dans une autre vérité et une autre clarté, voire une obscurité. Ce
traduire peut avoir lieu sans changement de l'expression linguistique. Le
1. lhid., p. 352.
l IEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
25
poème d'un poète, le traité d'un penseur résident dans leur parole (Wo~
propre, simple, unique. Ils nous contraignent à toujours refaire l'expérience de cette parole comme si nous l'entendions pour la première fois.
Ces prémices de la parole nous font à chaque fois passer (setzen uns über)
sur une nouvelle rive. Ce qu'on nomme traduction (Übersetzen) et paraphrase ·n'est jamais que la conséquence du transfert (Übersetzen) de tout
notre être dans le domaine d'une vérité changée. C'est seulement lorsque
nous sommes proprement livrés à ce transfert que nous sommes soucieux
du mot. Et c'est à partir du respect de la langue ainsi fondé que nous pouvons entreprendre la tâche plus aisée et plus limitée de traduire un mot
étranger par un mot de notre propre langue. »1
La traduction du grec en allemand présuppose donc la traduction de
l'allemand en allemand. Mais comment faut-il entendre cette dernière?
Après avoir affirmé qu'il est plus difficile de traduire sa propre langue
dans ses mots les plus propres que de traduire une langue étrangère dans
sa propre langue, Heidegger poursuivait : «C'est ainsi, par exemple, que
la traduction des mots ou de la parole d'un penseur allemand dans la
langue allemande est particulièrement difficile parce que règne ici le préjugé tenace selon lequel nous comprendrions immédiatement le mot allemand puisqu'il appartient à la langue propre, alors que, pour traduire une
parole grecque, nous devons en outre apprendre d'abord une langue
étrangère. Nous ne pouvons élucider ici et plus en détail pourquoi et dans
quelle mesure tout dialogue et tout dire est, au sein de la langue propre,
un traduire originaire et ce que, dans ce cas, signifie proprement "traduire". »2 Si la traduction originaire tire sa difficulté de la familiarité que
nous entretenons avec notre propre langue et l'étant qui s'y dit, alors cette
traduction ne saurait avoir lieu sans que notre langue nous soit devenue
étrangère et que, du même coup, la familiarité avec l'étant soit rompue.
Mais que faut-il entendre par cette familiarité sinon l'oubli de l'être et de
1. Pt1m11nides, GA, Bd. 54, p. 17-18. Cf. Eïnfiihnmgi11 die Metopl?Jsik, GA, Bd. 40, p. 29, où,
après avoir dit que «le poète parle toujours comme si l'étant était pour la première fois exprimé et interpellé », Heidegger poursuit : « Le dire des poètes et la pensée des penseurs donnent lieu à un monde si vaste que chacune des choses qui s'y trouvent, un arbre, une montagne,
une maison, un cri d'oiseau, en perdent tout caractère indifférent et habituel.»
2. Ibid, p. 18.
26
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
sa vérité ? Dès lors, en nous contraignant à faire l'apprentissage de notre
propre langue comme étrangère, la traduction originaire dont relèvent les
œuvres poétiques ou philosophiques nous transporte d'un domaine de
vérité à un autre et, ce faisant, nous introduit au domaine de la vérité ellemême, à la vérité comme domaine. Mais qu'est-ce que la vérité comme
domaine sinon la vérité de l'être à partir de laquelle se déploie le grec
comme tel, sinon l'&.À+,0e:Loc qui est le grec comme tel? En ce sens et si
toute traduction d'une langue à l'autre est peu ou prou ordonnée à la
vérité, alors le grec en constitue l'élément. Schelling ne disait-il pas déjà
que la mythologie grecque contenait «la clé parfaite et l'explication de
toutes les autres »1 ?
Cette détermination de la traduction originaire, issue, rappelons-le, de
l'élucidation de l'&.Àf,6e:ux au fil conducteur de sa traduction par Unverborgenheit, implique que l'accès à ce qui, pour la pensée de l'être, est initial,
grec, serait impossible si l'allemand n'était pas préalablement devenu à
soi-même une langue étrangère. Bref, à titre de construction ou peut-être
mieux de reconstruction phénoménologique, le grec n'est possible qu'en
cette autre langue qu'est l'allemand, mais, c'est l'essentiel, un allemand
préalablement traduit de lui-même, ce qui ne revient surtout pas à dire
que le grec n'est possible qu'en allemand. Et c'est exclusivement de ce
point de vue et à l'horizon de ce que la pensée de l'être tient pour grec
qu'il est possible de soutenir, par-delà ou en deçà de tout comparatisme,
que, «relativement aux possibilités du penser, la langue grecque est, avec
l'allemande, la plus puissante et la plus spirituelle »2 •
Avant d'en venir directement à la parole d'Anaximandre, revenons
brièvement sur ,ex. è6v-rcc. Nous l'avons vu, ,ex. è6v't"oc désigne autant le présant présent que celui qui ne l'est pas et si le second est compris à partir
du premier, -.CX. Èov•oc signifie tout à la fois le présant présent et l'absant.
Mais comment comprendre leur relation ? Le présant présent n'est pas
séparé ou coupé de l'absant. «Lorsque le présant s'offre d'emblée à la
vision, tout se déploie (u1est) ensemble, l'un vient avec l'autre, l'un laisse
aller l'autre. Le présant présent dans le non-retrait y séjourne (weilt)
1. Philo.wphie der AfJ•lhologie (1842), Siimmtliche Werke, Bd. V, p. 457.
2. éï1!fiihl'll11!. i11 dir Metap~)'J'ik, GA, Bd. 40, p. 61.
1IEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
27
comme dans la contrée ouverte. Le présentement séjournant (le passager)
dans la contrée y vient depuis le retrait et arrive dans le non-retrait (das
gegenwartig in die Gegend Weilende (Weilige) kommt in sie aus der Verborgenheit
hervor und kom111t in der Unverborgenheit an). Mais séjournant sur le mode de
l'arrivée, le présant est dans la mesure où déjà il part du non-retrait et s'en
va dans le retrait. Le présant présent séjourne de manière passagère (weilt
je1veils). Il demeure en arrivée et partance (es verweilt in Hervorkunft und Hinweggang). Le séjourner est le passage de venue à allée (das Wei/en ist der
llbergang aus Kunft zu Gang). Le présant est le séjournant-toujours-enpassant (das Je-weilige). Séjournant de manière transitoire, il séjourne
encore dans la provenance et déjà dans le départ. Le présant séjournant
en passant, le présant présent, se déploie à partir de l'absance. Tel est ce
qu'il faut dire du proprement présant que notre représentation habituelle
voudrait séparer de toute absance. »1
De cette description dont la syntaxe épouse le va-et-vient propre à
l'être lui-même et qui, ici traduite, perd tout à la fois sa simplicité et sa
ductilité, nous devons retenir que si le présant (èov) est, d'un seul tenant,
sans succession, passage du retrait au non-retrait (yive:cm;) et du nonretrait au retrait (cj>OopiX.), il est inséparable de l'absance. Déterminée par le
retrait et le non-retrait, la présance est donc toujours habitée par
l'absance, habitée d'absance.
1. «Der Spruch des Anaximander », in HolZJVtge, GA, Bd. 5, p. 350.
Il
Après avoir ainsi élucidé le sens de ce dont parle la parole
d'Anaximandre, il est désormais possible d'examiner ce qu'elle en dit.
Relisons-la : « ... xixToc To x.pe:wv. 8L86vixL yocp ixù-.oc 8lK'l)V xixt -rlcnv Ô:ÀÀ~ÀoLc;
·t'"ijc; ô:8ntlixc; : ..• selon la nécessité ; car ils se paient les uns aux autres châtiment et réparation pour l'injustice. » Commençons par la seconde
phrase. Le pronom ixÙToc ne peut désigner ici que ce qui, d'une manière
ou l'autre vient-en-présance dans le non-retrait, c'est-à-dire «tout
présant qui vient-en-présance sur le mode du séjournant-toujours-enpassant : dieux et hommes, temples et villes, mer et terre, aigle et serpent, arbre et buisson, vent et lumière, pierre et sable, jour et nuit »1•
Aucune de ces choses conjointes ne saurait toutefois venir-en-présance
sans appartenir à cette unique présance à laquelle les unes et les autres
sont redevables de leur commun séjour dans le non-retrait. «Le présant
co-appartient à l'un de la présance puisque chaque présant vient-enprésance à chaque présant en son séjour, de manière à séjourner
avec l'autre.» Et Heidegger poursuit: «Cette multiplicité (7toÀM) n'est
pas la mise en rang d'objets séparés derrière lesquels se tient quelque
chose qui les contient par sommation. Au contraire, le séjourner1. «Der Spruch des Anaximander », in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 353.
30
HEIDEGGER ET LE Cl IRISTIANISME
convergent d'un rassemblement en retrait règne au sein de la présance
elle-même. »1
Comment Anaximandre comprend-il alors l'ensemble des présants
qui séjournent de concert dans la vérité? Qu'est-ce qui caractérise de part
en part chaque présant dès lors qu'il séjourne avec d'autres dans le nonretrait ou encore et plus précisément, sur quel mode les présants qui ne
vont jamais seuls - dieux et hommes, temples et villes, etc. - accomplissent-ils cette commune présance qui est leur propre présance même ? 2 Le
dernier mot de la phrase, fi àoLxloc, donne la réponse : tout présant est
selon l'injustice. Si àoLXloc signifie la privation de ôlx"I], que veut dire alors
ôlx:r,? Ce mot provient de la racine indo-européenne *deik, présente dans
le grec ôdxv•;µL, montrer et dan.s le latin dico, dire. Comment expliquer
alors le sens de justice finalement pris par ôlxri? *deik signifie montrer
par la parole, montrer avec autorité et montrer ce qui doit être, toutes
choses à l'œuvre dans les actes de justice3. Et si le mot ôlxYJ, qui n'a originairement aucune signification juridique ou éthique, possède une valeur
impérative et désigne ce qui doit être, inversement àôLXloc signifie que
quelque chose ne va pas comme il faudrait et est aus den Fugen 4 , disjoint.
Présant sur le mode de l'àôLxloc, le présant est hors de ce qui lui est
joint, hors de ce à quoi il est joint et si la parole dit clairement que« le présant est, en tant que le présant qu'il est, disjoint», il faut alors admettre
qu'il lui est essentiellement possible de se tenir hors d'un joint qui appartient essentiellement à la présance elle-même. Quel est ce joint qui ressortit à la présance ? Il est ce qui conjoint présance et absance. En effet, si le
présant est, relativement au non-retrait, arrivée et départ, sa présance est
doublement conjointe à l'absance en dehors de laquelle elle ne saurait se
déployer. « La venue-en-présance du séjournant avance dans ce dont provient la provenance et dans ce vers quoi part le départ (Anwesen des lf?'ei/en-
1. ibid.
2. En abordant l'analyse de l'être de l'étant intramondain par l'affirmation scion laquelle il
n'y a pas d'ustensile isolé et que «conformément à son ustensilité, un ustensile n'est toujours
que par son appartenance à un autre ustensile», Heidegger situait déjà l'être des choses dans le
rapport qu'elles entretiennent les unes avec les autres ; cf. Sein 1111d Zeit, § 15.
3. Cf. E. Benveniste, Le 1•ocalmllli1~ des i11slil11lio11.r i11do-europée1111e.r, t. 2, p. 107 et sq.
4. «Der Spruch des Anaximander », in 1-lolZ?nge, GA, Bd. 5, p. 354.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
31
den schiebt sich vor in das Her von Herkueft und schiebt sich vor in das Hin von
Weggang). La venue-en-présance est ajointée (veifugt) à l'absance selon ces
deux directions. La présance vient-en-présance dans un tel ajointement
(Fuge). »1
Mais si le présant est cet ajointement, en quel sens l'cX.8LJ<.Lot peut-elle,
comme le dit Anaximandre, en constituer le trait fondamental ? Ce qui
séjourne-toujours-en-passant, le présant, se déploie depuis et selon le
double ajointement de la présance à l'absance. Mais, en tant que présant,
«ce qui séjourne-toujours-en-passant (dasje-Weilige) peut, précisément lui
et lui seul, en même temps demeurer en son séjour (in seiner Weile sich verweilen) »2 • Qu'est-ce à dire? Le présant n'est pas sans la présance qu'il n'est
pas. Comment pourrait-il toutefois n'être pas cette présance dont il sourd
sans se déprendre de ce qui la constitue, à savoir son double ajointement
à l'absance: son caractère transitoire? Et comment le pourrait-il sans que
son séjour par essence passager et transitoire ne devienne arrêt, station,
constance ? « L'advenu peut même tenir (bestehen) à son séjour uniquement pour rester ainsi plus présant au sens de la constance. Ce
qui séjourne-toujours-en-passant persiste dans sa présance. De cette
manière, il se retire de son séjour transitoire. Il se rengorge dans
l'entêtement du persister. Il ne se tourne plus vers les autres présants. Il
s'obstine, comme si c'était là le demeurer-en-son-séjour, sur la constance
du persévérer durablement. » Le présant se tient et retient dans la présance et, y stationnant avec constance, se trouve disjoint de l'absance à
laquelle est doublement ajointée sa présance même. «Tout séjournanten-passant se tient dans la disjonction (Un-Fuge) »\ - se tient, steht, écrit
Heidegger, et non pas ist ou anwest: est ou vient-en-présance. Mais si la
disjonction est la consistance même du présant, faut-il en conclure que le
«se-tenir-dans-la-disjonction» est l'essence de tout présant, de tout
étant? Et est-ce bien simplement là ce que dit la parole d'Anaximandre ?
Dans quel horizon cette dernière nomme-t-elle l'cX.8LJ<.Lot? La disjonction est ce pour quoi les présants « se paient châtiment », 8L86vcxL 8lK1JV.
1. Ibid, p. 355. Cf. Was heij!t denleen ?, GA, Bd. 8, p. 239-241.
2. Ibid
3. Ibid
32
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
Comment faut-il entendre ces derniers mots? Afin de répondre à cette
question, Heidegger commence par revenir sur la disjonction pour en
décrire à nouveau l'événement et préciser le sens du présant. «La disjonction consiste en ceci que le séjournant-en-passant cherche à s'obstiner
dans le séjour, au sens de ce qui n'est que constant. Pensé à partir de
l'ajointement du séjour, le séjourner comme persister est l'insurrection
dans le pur et simple perdurer. Au sein de la présance elle-même qui toujours fait demeure au présant dans la contrée du non-retrait, au sein de la
présance s'insurge la constance. Par ce caractère insurrectionnel du
séjour, le séjournant-en-passant consiste en pure et simple constance. Le
présant vient-en-présance sans et contre l'ajointement du séjour. La
parole ne dit pas que le chaque fois présant se perd dans la disjonction. La
parole dit que le séjournant-en-passant, et au regard de la disjonction,
3LMvcx~ 3lx:riv, donne ajointement (Fuge gibt). »1
Avant de poursuivre, il convient de faire plusieurs remarques. 1 /En
différenciant ainsi présance et constance, Heidegger redétermine, depuis
la seule vérité de l'être elle-même, la différence ontologique. Cette dernière n'a donc pas le même sens selon qu'elle est pensée à partir du projet
d'ontologie fondamentale ou depuis l'&.Àf,Os:icx et la ),f,fh;. 2 /La constance
n'est pas l'essentiel de la présance mais ce qui, advenant en die et contre
elle, lui est essentiellement inessentiel. À la question: «la constance estelle la non-essence de la venue-en-présance, la constance élimine-t-elle
l'essentiel de la venue-en-présance? », Heidegger répond: «Sans nul
doute »2• Dès lors et si par métaphysique on entend l'oubli de l'être, celleci n'a jamais pensé la présance comme telle ou encore il n'y a jamais eu de
métaphysique de la présance mais tout au plus une métaphysique de la
constance, voire, cela revient au même, du présant'. 3 / Pour décrire la
manière dont celui-ci contrevient à la présance dont il provient, Heidegger recourt à des verbes dont le sens appellerait plutôt un « sujet animé»
qu'un «sujet inanimé». Autrement dit, comment le présant en tant que
1. ibid., p. 356.
2. Gn111dheg1?flè,GA,Bd.51,p.113;cf.p.112, 114, 116, 117, 119.
3. Cf. « Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens », in Z11r Sac/Je des Dm·
keJJ.r, p. 78.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
33
tel, indépendamment du partage entre celui que nous sommes et celui
que nous ne sommes pas, comment le présant en général peut-il« chercher à s'obstiner», «se rengorger» ou «s'insurger» quand la quête,
l'obstination, le rengorgement et l'insurrection se présentent d'abord
comme des conduites humaines ? Et si, par principe, rien n'interdit de
rendre œs verbes étrangers à leur sens courant, pourquoi n'avoir pas pris
soin, dans ce cas incomparable à tout autre et à la différence de tant
d'autres, de le faire explicitement? Ou, pour formuler la question plus
précisément, depuis quel domaine d'expérience Heidegger procède-t-il ici
à la traduction silencieuse de ces verbes ?
Laissons cette question en pierre d'attente pour examiner comment,
relativement à la disjonction, ce qui séjourne-en-passant 8L86votL 8lx:r,v,
donne ajointement. Que veut dire ici «donner» et que faut-il entendre
par 8lxri ? Donner, c'est «laisser appartenir à un autre ce qui, en tant que
sa part, lui est approprié »1• En donnant ajointement, le présant donne à
un autre présant ce qui lui revient en propre. Or, qu'est-ce qui appartient
ou revient proprement au présant comme tel sinon la présance ellemême, c'est-à-dire l'ajointement d'un séjour qui ne se prolonge pas en
constance ? Mais si l'ajointement appartient à ce qui séjourne-en-passant,
inversement ce qui séjourne en passant appartient à l'ajointement pour y
prendre place. En d'autres termes, donner à l'étant ce qui lui revient en
propre, c'est lui donner d'être accordé à son être, d'être accordé à l'être.
« L'ajointement est l'accord (Die Fuge ist der Fui!) »2 dit alors Heidegger en
recourant au mot par lequel il traduit le grec 8l>t1j.
Mais de quelle compréhension de la 8lx1j cette traduction est-elle
empreinte ? À traduire 8lxri par Fug et non par « justice » (Gerechtigkeit),
Heidegger restitue à l'être ce qu'il soustrait au droit et à la morale. Quel
est alors le trait de l'être auquel la 8lx1j donne relief? L'être règne sur
l'étant et le règne souverain de l'être impose son ordre à l'étant dans son
ensemble. Son ordre, c'est-à-dire tout à la fois et simultanément la
manière dont s'ordonne ce règne lui-même, l'ajointement du présant à la
présance et la conjonction des présants entre eux. Après avoir traduit
1. «Der Spruch des Anaximander», in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 356-357.
2. lhid.
34
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
~lxri par Fug, Heidegger précisait : «Nous comprenons ici Fug d'abord
comme ajointement et conjonction (Fuge und Gefage) ; ensuite comme
injonction (Fiigung), comme la directive que ce qui règne souverainement
donne à son règne ; enfin comme la conjonction ordonnatrice qui contraint à l'insertion et au se-soumettre (das fiigende Gèfage, das Einfiigung und
Sich.ftigen erzwingt). »1 En d'autres termes, l'être se déploie en s'accordant à
lui-même, en s'accordant l'étant et en accordant les étants les uns aux
autres, et aucun de ces trois moments ne saurait être dissocié des autres.
«L'être, en tant que 8lx1j, est la clé de l'étant dans sa conjonction. »2 L'être
est donc 8lx"f), Fùg, ordre, accord ou, cela revient au même, 8lx"I) est un
mot pour l'être de l'étant dans son ordonnance d'ensemble. Et si «la
8lx·lj, pensée à partir de l'être cqmme présance, est l'accord qui ajointe et
ordonne (der fugend-:fagende Fui!)», inversement« l'oc8utloc. est le discord (der
Un-Fug) »3•
Revenons plus directement à la parole d'Anaximandre. Que signifie,
relativement à la venue-en-présance du présant, 8L86voc.L 8lx"f)v, «donner
l'accord» ? Le présant vient-en-présance dans la mesure où il séjourneen-passant, dans la mesure où par conséquent il consiste à transiter entre
provenance et départ. Consister (bestehen) ainsi à passer, telle est «la juste
constance (die fagliche Bestiindigkeit) du présant », une constance qui, pour
être ordonnée à la venue-en-présance, ne vire pas en persistance mais en
surmonte la possibilité et avec elle l'oc8Lxloc.. C'est donc en «séjournant
son séjour que ce qui séjourne-en-passant laisse appartenir son essence
- la présance - à l'accord», laisser-appartenir que désigne le verbe
8L86voc.L. Partant, la présance de chaque présant ne consiste pas dans la
seule oc8LXLot, disjonction OU discord, mais dans le 8L86VotL 8LX"f)V ... ·djt:;
oc8Lxtott:;, dans le« laisser-appartenir à l'accord (dans le surmontement) du
discord »4 ou, pour le dire autrement, tout présant vient-en-présance pour
1. I:..ï11fiilm111g i11 die M.etap~ysik, GA, Bd. 40, p. 169.
2. lhid., p. 175. «Ce sens de 8ix·r, », poursuit Heidegger après avoir renvoyé à la parole
d'Anaximandre et aux fragments D. K. 80, 23 et 28 d'Héraclite, «se laisse clairement tirer des
trente puissants vers introductifs du "poème didactique" de Parménide». Cela ne revient évi·
demment pas à dire <JU'Anaximandre, Parménide ou Héraclite comprennent la 8ix·r. d'une seule
et mème manière.
3. «Der Spruch des Anaximander», in HolZJ1<ege, GA, Bd. 5, p. 357.
4. lhid.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
35
autant qu'il laisse appartenir en propre et au péril de la constance l'accord
qui ajointe et ordonne.
Mais à qui ou à quoi le présant laisse-t-il proprement appartenir
l'accord? La parole semble répondre d'elle-même: IM6vcXL yàtp ocù-ràt
8lx.'Y)" xod -rlaw cXÀÀ~Àotc;, les présants laissent appartenir l'accord cXÀÀ~Àotc;,
les uns aux autres.« C'est ainsi qu'on lit généralement le texte», note Heidegger qui ajoute: «On rapporte cXÀÀ~Àotc; à 8lx'Y)v et -rlatv [...]. Il me
semble toutefois qu'il n'est ni nécessaire du point de vue de la langue ni
surtout justifié quant à la chose même de rapporter immédiatement
:l.ÀÀ~Àotc; à 8t86vocL 8lx'Y)V K<XL -rlatv. C'est pourquoi il faut d'abord et à partir
de la chose même poser la question de savoir si cXÀÀ~Àotc; doit être immédiatement rapporté à 8lx'Y)V ou s'il ne doit pas plutôt être rapporté au -rlmv
qui le précède immédiatement. Sur ce point, la décision dépend de la
manière dont nous traduisons le xcxl qui se tient entre 8lx'Y)V et -rlatv. Et
cela se détermine à partir de ce que dit ici -rlatc;. »1
Que veut donc dire -rlatc; ? Tlmc; signifie « expiation», « châtiment»
mais telle n'est pas selon Heidegger la signification essentielle et originaire du mot. « Tlatc;, c'est l'estime. Estimer quelque chose veut dire: y
prendre garde et ainsi satisfaire !'estimé en ce qu'il est. La conséquence
essentielle de l'estime, la satisfaction, peut, dans le cas du bien, advenir
comme bienfait mais, relativement au mal, comme châtiment. Toutefois,
la simple explication du mot ne nous conduit pas à ce dont il s'agit dans
ce mot de la parole si, comme ce fut déjà le cas pour &8txlcx et 8lx'Y), nous
ne pensons pas à partir de la chose même qui parle dans la parole. »2
1. Ibid., p. 358.
2. Ibid., p. 359. Selon Heidegger car, selon le Greek-Engli.rh Lexicon de Liddell-Scott-Jones,
':'!mç qui provient du verbe 'l'(vw signifiant, à l'actif, «payer une dette» et, au moyen, «se faire
payer » ou « châtier», 'l'Latç signifie exclusivement « paiement en retour», « rétribution », « vengeance ». Il est vraisemblable que Heidegger s'appuie ici sur le Diction11airr i(J•1110/ogiq11e de la la1ig11e
gre,q11e de E. Boisacq auquel il fait d'ailleurs une fois explicitement référence et selon qui le
verbe 'l'lvw est une forme du verbe ':'LW : « honorer», « estimer» ; cf. op. fit., .rub. ':'Lw, et Heidegger, 01110/ogie, GA, Bd. 63, p. 9. Il est alors possible d'accorder au mot ':'Latç le double sens en
question. li faut toutefois remarquer que ce rapport entre 'l'l<ù et ':'!vw était, à la même époque,
exclu par le dictionnaire de Liddell-Scott-Jones comme il l'est depuis par ceux, étymologiques,
de H. Frisk ou de P. Chantraine. Cf. éi,'lllerncnt E. Benveniste, Le IJfKabnlairr des ùutiflltionr indoe11ropée1111e.r, t. 2, p. 50-55. Loin de se soumettre à l'étymologie, Heidegger a donc ici comme partout ailleurs soumis l'étymologie à la chose même.
36
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
Revenons donc à la chose même. En prolongeant son séjour, ce qui
séjourne-toujours-en-passant, le présant, y demeure, s'y retient et du
même coup se tient dans la disjonction et le discord. Heidegger le dit à
nouveau et dans une langue toujours aussi étrange, c'est-à-dire étrangère
à elle-même : «Les présants séjournant-toujours-en-passant [...] persévèrent. Car dans le passage de provenance à départ, ils traversent le séjour
en hésitant (ziigernd). Ils persévèrent: ils se tiennent à eux-mêmes (sie halten an sich). Dans la mesure où les séjournants-en-passant persévèrent à
séjourner, persévérants ils suivent du même coup l'inclination à persister
dans cette persévérance et même à persister en insistant sur elle. Ils
s'obstinent sur la perdurance constante et ne se tournent pas vers la 8lK1),
vers l'accord du séjour. »1
Quelle est alors la conséquence de cette obstination ? En prenant
ainsi consistance, les présants se disjoignent de la venue-en-présance
pour se soustraire à l'ordre qu'elle impose aux présants et fait régner
entre eux. « Chaque séjournant se rengorge déjà face à l'autre. Aucun ne
prend garde à l'essence séjournante des autres. Les séjournants-enpassant sont dépourvus d'égard les uns pour les autres, chacun toujours
à partir de la fureur de la persistance qui règne dans la présance séjournante elle-même et qu'elle suscite. »2 Dès lors et si tout présant vient-enprésance pour autant qu'il donne l'accord en surmontant le discord,
comment ce qui séjourne-en-passant laisse-t-il appartenir sa présance à
l'accord ou encore, sur quel mode les séjournants doivent-ils séjourner
pour surmonter la fureur de la persistance ? Séjourner-en-passant dans le
non-retrait sans s'y cantonner, c'est avoir égard aux autres séjournants
sans se cantonner en soi-même. «C'est pourquoi les séjournants-enpassant ne se dissolvent pas dans la pure et simple absence d'égard.
C'est cette dernière elle-même qui les pousse à la persistance et ce de
telle sorte qu'ils viennent encore en présance en tant que présant. Le
présant dans son ensemble ne se morcelle pas seulement en étants isolés
dépourvus d'égard et ne se disperse pas dans l'inconsistance. Au contraire, la parole dit maintenant : 8L86vocL ... -rlcnv cXÀÀ~ÀoLc:;, eux, les séjour1. Ibid. Le verbe zpgem signifie hésiter et larder à...
2. Ibid.
1IEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
37
nants-en-passant, laissent appartenir l'un à l'autre : l'égard (die Riicksicht)
l'un pour l'autre. »1
Mais peut-on ainsi traduire TlaLc; par Riicksicht, mot qui, selon
l'analytique existentiale, désigne un mode de l'être-avec ? 2 Est-il possible
de comprendre la relation entre les présants depuis la seule relation entre
les existants ? Manifestement non, et Heidegger prévient aussitôt : « Le
mot Riicksicht, égard, nomme pour nous trop immédiatement l'être
humain alors que TlaLc; est dit au neutre, parce que de manière plus essentielle, de tout présant: cxÙTcX (TIX èOvTcx). Notre mot Riicksicht ne manque
pas seulement de l'ampleur nécessaire mais avant tout de poids pour parler comme traduction de TlaLc; au sein de la parole et en correspondance
avec 8htl), l'accord.»-' Dès lors, comment traduire TlaLc; si ce mot doit
nommer la relation que, depuis et selon la venue-en-présance elle-même,
tous les présants entretiennent les uns avec les autres et ce quels qu'ils
soient : dieux et hommes, temples et villes, mer et terre ? Pour ce faire,
Heidegger recourt à un mot qui, pour avoir depuis longtemps disparu, est
susceptible d'un élargissement de signification. &oche désignait, dans le
moyen haut-allemand, le souci, c'est-à-dire «le se-tourner vers un autre
en sorte qu'il demeure en son être. Ce se-tourner-vers est, pensé à partir
des séjournants-en-passant et relativement à la venue-en-présance, la
Tlcnc;, der Ruch, la déférence »4• Étranger à la langue allemande au sein de
laquelle il se trouve ainsi repris, le mot &ch qui, à l'instar de Riicksicht,
signifiait déjà une conduite ou une situation humaines, peut alors, en raison même de cette disparition dont il tire son étrangeté, recevoir un sens
dont la nouveauté et l'ampleur tiennent à son essentielle neutralité, à la
réduction de sa dimension exclusivement humaine.
Il y a donc accord entre les séjournants lorsque ceux-ci, «dans la
même fureur, ne se repoussent pas les uns les autres hors du présant présent »5 ou encore quand ils défèrent les uns aux autres « au sein de la
1.
2.
3.
4.
5.
Ibid.
Cf. Sei11 1111d Zeit, § 26, p. 123.
« Der Spruch des Anaximander », in Ho1ZJP«6, GA, Bd. 5, p. 359-360.
Ibid., p. 360.
Ibid.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
38
contrée ouverte du non-retrait »1• Les uns aux autres: àHf,Àotc;. «Plus
nous pensons rigoureusement dans tXÀÀ~Àotc, la multiplicité de ce qui
séjourne-en-passant», dit alors Heidegger qui, tranchant la question de
savoir s'il faut rapporter tXÀÀ-ljÀotc, à 8lx·'lv ou à 't'Lcrtv, récapitule
l'interprétation de la seconde phrase, « plus devient net le rapport nécessaire de àÀÀ~Àotç à 't'Lcrtç. Et plus ce rapport ressort avec netteté, plus nous
reconnaissons clairement que le 8i86vou ... 't'Lcrtv tXÀÀ"~Àotc,, le déférer les uns
aux autres, est le mode sur lequel les séjournants-en-passant séjournent
en tant que présants, c'est-à-dire 8i86voci 8lx11v, donnent l'accord. Le xocl
entre 8lx11v et >Lcrtv n'est pas un "et" vide, de simple conjonction. Il
signifie une conséquence essentielle. Les présants donnent l'accord
quand, à titre de séjournants-eq-passant, ils ont déférence les uns pour les
autres. Le surmontement du discord a proprement lieu par le laisserappartenir de la déférence. Ce qui veut dire: il y a dans l'à8txloc et en tant
que conséquence essentielle du discord, le ne-pas-déférer-à... , l'absence
de déférence »2•
Ainsi parvenu au terme de l'interprétation de la seconde phrase de la
parole d'Anaximandre, il est possible de faire immédiatement les remarques suivantes : 1 / En décrivant la manière dont les séjournants
s'opposent à l'ajointement du séjour, Heidegger décrit la manière dont
l'étant se différencie de l'être, différenciation qui repose sur la modification de la présance en constance, sur le retrait de l'être. La différence
ontologique est donc plus l'aventure de la constance ou de la persistance
que celle de la venue-à-la-présance elle-même dont elle n'est qu'une
modification. 2 /En expliquant d'une part que les séjournants s'opposent à l'ajointement du séjour pour rester« plus présants »et, d'autre part,
que, « persistants en une même fureur, ils se repoussent les uns les autres
hors du présant présent», hors du non-retrait, Heidegger saisit in statu
nascendi la constitution onto-théo-logique de la métaphysique puisque le
dieu de celle-ci est l'étant suprême, c'est-à-dire celui dont la constance
surpasse celle de tous les autres étants et qui, pour cette raison, est le plus
vrai de tous. La constitution onto-théo-logique ne date donc pas de Pla1. lhid., p. 360-361.
2. Ibid., p. 361.
l IEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
39
ton ou d'Aristote, elle est aussi ancienne que le retrait de l'être. 3 /Prolongeant leur séjour, constants, les présants s'en tiennent à eux-mêmes.
Dès lors les séjournants n'attiennent plus les uns aux autres mais cantonnés en soi - ce cantonnement est leur identité même et sans la mutation
de la présance en constance, l'identité ne serait pas un trait de l'être - ils
sont s~parés les uns des autres et tous de l'être. Isolés, ils peuvent alors et
alors seulement se montrer tels qu'en eux-mêmes ils sont et, du même
coup, devenir phénomène si on entend par là ce qui se montre en soimême, das Sich-an-ihm-selbst-zeigende'. La phénoménalité commence donc
avec l'insurrection de la constance contre la venue-en-présance dans son
double ajointement à l'absance et il n'y a rien de plus originairement
métaphysique que la phénoménologie.
1. Cf. .\èi111111d Zeit, § 7, sur le concept de phénomène et§ 16, p. 75-76, pour une explication du «se-tenir-en-soi» (A11sithhalten) de l'étant à portée de main.
III
L'interprétation de la seconde phrase de la parole d'Anaximandre
dont, jusqu'à maintenant, nous avons tenté sans presque l'interrompre de
suivre le mouvement, soulève d'ores et déjà deux questions essentielles.
L'une porte sur la déférence, l'autre concerne les verbes et la langue par
lesquels Heidegger décrit la disjonction du présant et de la présance,
l'événement de la différence ontologique et avec elle de la métaphysique.
Commençons par la déférence. Si les présants donnent l'accord en déférant les uns aux autres, Heidegger ne précise cependant pas la manière
dont ainsi ils séjournent ensemble. Est-il possible de le faire et quel est le
mode d'accomplissement de la déférence si elle n'a rien d'un souci ? Au
seuil de l'élucidation de cette même seconde phrase, Heidegger rappelait
qu'il devait y être question de tout ce qui séjourne-en-passant : « dieux et
hommes, temples et villes, mer et terre, aigle et serpent, arbre et buisson,
vent et lumière, pierre et sable, jour et nuit». N'est-ce pas alors en déterminant l'événement que signifie, dans cet inventaire, la conjonction de coordination que nous pourrons préciser le mode d'accomplissement de la
déférence?
À cette fin, partons d'une autre énumération qui, tout en reprenant
partiellement les mêmes termes, est en outre une description. Après avoir
montré que l'œuvre d'art met en œuvre la vérité et pour rendre visible
i2
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
,'avènement de celle-ci dans celle-là, Heidegger entreprend de décrire un
~emple grec : « Il se tient simplement là, au milieu d'une vallée rocheuse et
:revassée. L'édifice entoure la figure du dieu et, dans cette mise à l'abri, à
:ravers le portique ouvert, la laisse ressortir dans l'enceinte sacrée. Par le
:emple, le dieu vient-en-présance dans le temple. Ce venir-en-présance
:lu· dieu est en soi l'extension et la délimitation de l'enceinte comme
;acrée. Mais le temple et son enceinte ne se perdent pas dans
'indéterminé. Avant tout, l'œuvre-temple ordonne et simultanément ras;emble autour de soi l'unité des voies et des rapports dans lesquels nais;ance et mort, malheur et bonheur, victoire et opprobre, persévérance et
:uine - confèrent à l'être humain la figure de son destin. La vastitude
:égnante de ces rapports ouverts est le monde de ce peuple historique.
:::'est d'abord en elle et à partir d'elle qu'il revient à lui-même pour
tccomplir sa détermination. Se tenant là, l'édifice repose sur le fond
:ocheux. Ce reposer-sur de l'œuvre arrache au rocher l'obscurité de sa
mrtance qui, pour être brute, ne doit cependant pas être écartée. Se
enant là, l'édifice résiste à la tempête qui s'abat sur lui, montrant d'abord
1insi la tempête elle-même dans sa violence. L'éclat et la luminosité de la
>ierre qui apparaît elle-même grâce au soleil, font paraître la clarté du
our, l'ampleur du ciel, l'obscurité de la nuit. La sûre élévation [du temple]
·end visible l'espace invisible de l'air. L'œuvre inébranlable fait face à
'agitation des flots marins et le repos de celle-là laisse apparaître le
léchaînement de ceux-ci. L'arbre et l'herbe, l'aigle et le taureau, le serpent
:t le grillon se découpent selon leur figure et paraissent comme ce qu'ils
ont. Très tôt, les Grecs ont nommé cf>ucrn; ce surgissement et cette émer;ence eux-mêmes et dans leur 'totalité. Elle ~a <j>umç] éclaire en même
emps ce sur quoi et ce dans quoi l'homme fonde son habiter. Nous le
10mmons la Terre. »1
De cette description où, à proprement parler, rien ne se montre soinême mais où tout est néanmoins montré et rayonne de la splendeur de
'indirect, ne ressort-il pas que si chaque présant en montre un autre, la
léférence des séjournants les uns à l'égard des autres doit être comprise
1. «Der Ursprung des Kunstwcrkes »,in HolZJl!ege, GA, Bd. 5, p. 27-28.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
43
comme un laisser-paraître? Oui et non. Oui, car c'est bien la résistance
du temple à la tempête qui en montre la violence et la manière dont la
pierre prend la lumière qui laisse paraître la clarté du jour ou l'obscurité
de la nuit ; mais non, parce que ce n'est pas n'importe quel présant ou
séjournant qui en montre n'importe quel autre ou, pour le dire autrement,
parce qu'ici, seul le temple en tant qu'œuvre «ouvre un monde» et
« don"ne aux choses leur aspect et aux hommes la vision d'eux-mêmes »1•
Est-il alors possible de déterminer la manière dont s'accomplit la déférence des séjournants les uns à l'égard les autres sans en faire la seule
œuvre de l'art? Et comment y parvenir sans partir de ce qui apparente
l'œuvre d'art aux présants ou séjournants qu'elle laisse paraître, à savoir
ce que Heidegger nomme son « caractère de chose »2 ?
Au début de L'origine de /'œuvre d'art où la question de la choséité des
choses ouvre la voie à celle de l'œuvre d'art avant d'y être finalement
subordonnée et par elle à l'ocÀ~6e:tot3, Heidegger s'attache à circonscrire le
domaine de ce que nous désignons par le mot de « chose ». Après avoir
montré comment les interprétations traditionnelles de l'être des choses
(en tant que support de propriétés, unité d'une multiplicité de données
sensibles ou matière informée) échouent à penser la choséité des choses
faute d'atteindre le «reposer-en-soi-même» et la «constance »4 qui leur
sont propres, voire ce qu'elles ont de« sauvage» - au sens où une plante
et un animal peuvent l'être-, bref après avoir montré que« la chose de
peu d'apparence (unscheinbare) est ce qui se dérobe le plus obstinément à la
pensée »5 dès lors qu'elle est métaphysique, Heidegger restreint le
domaine des choses « proprement dites » aux « choses d'usage qui nous
entourent et sont les plus proches »6 • La chose est toujours à proximité et
c'est une des raisons pour lesquelles la conférence qui porte ce titre commence par distinguer entre la suppression technique de toute distance et
Ibid., p. 29.
lhid., p. 4.
lhid., p. 56-58.
Sur le se-reposer-en-soi-même (dos !11sichmhe11), cf. id., p. 9, 11, 19; sur la constance
(Siii11digkeit), cf. p. 11, et sur le caractère sauvage (dos Eigemviichsige) des choses, cf. p. 9, 14 et 47,
où il est question de la <'/icnç comme de «l'étant émergeant sauvagement».
5. lhid., p. 17.
6. lhid., p. 14.
1.
2.
3.
4.
44
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
:ette proximité où se tiennent les choses pour, ensuite, tenter d'accéder à
l'essence de la première en partant de l'une des secondes 1• Qu'est-ce donc
~u'une chose et peut-on préciser le mode d'accomplissement de la défé:ence en interrogeant la choséité?
Si la cruche est une chose, qu'est-ce alors que la cruche? Un récipient
~ui, entre ses flancs et son fond, contient en soi autre chose que soi et qui
Jeut être tenu par l'anse. «En tant que contenant, la cruche est quelque
:hose qui se tient en soi. Le se-tenir-en-soi caractérise la cruche comme
iuelque chose qui se tient par soi-même (etwas Selbstandiges, quelque chose
l'indépendant). »2 La tenue ou la stance (Selbststand) de la cruche n'est
:ependant pas celle d'un objet (Gegenstand). Quelle différence y a-t-il entre
es deux ? Le tenir-par-soi-même ne tient qu'à la cruche et à elle seule
Llors que l'objet est toujours d'une manière ou l'autre posé devant nous
'vor uns geste/If}, c'est-à-dire représenté (vorgestellt). Bref, si la cruche en tant
1ue quelque chose qui se tient par soi-même peut devenir l'objet d'une
eprésentation, elle n'en demeure pas moins la cruche qu'elle est, que
ious nous la représentions ou non. La choséité de la. chose ne saurait
lonc être pensée à partir de l'objectivité et si, à l'horizon de cette dernière
:i chose est toujours moindre que l'objet, congé est du même coup
lonné à l'interprétation kantienne de la chose.
Le se-tenir-en-soi de la cruche suffit-il néanmoins à en faire une
hose, en est-il proprement un trait ou lui vient-il d'ailleurs ? «En tant
1ue récipient la cruche ne se tient que dans la mesure où elle à été portée
un tenir. C'est bien ce qui est arrivé et a eu lieu par un poser (Stellen), à
avoir par le produire (Herstellen). »3 Un potier a fabriqué cette cruche avec
e la terre choisie à dessein, en quoi elle consiste et grâce à quoi elle peut
~nir debout sur le sol ou sur une table. « Ce qui tire sa consistance d'une
~Ile production est le se-tenant-en-soi-même. »4 Mais comprendre la
ruche comme un récipient produit et son se-tenir-en-soi depuis la prouction, n'est-ce pas finalement la penser comme objet ? Certes, le pro1. Cf.« Das Ding», in V01triige 11nd Allfliitze, GA, Bd. 7, p. 167-168.
2. lhid. Cf.« Der Ursprung des Kunstwerkes >>,in HolZ!vege, GA, Bd. 5, p. 5, où la cruche
~urait déjà parmi les choses.
3. Id, p. 169.
4. Ibid.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
45
duit n'est pas un objet de la représentation «mais il est un objet qu'un
produire nous propose, pose face à nous et à notre encontre »1• La cruche
produite qui reçoit sa consistance, son se-tenir-en-soi, de la production
elle-même, demeure donc un objet parce que, avant d'être relative à la
représentation, l'objectivité ou mieux l'obstance, est relative au produire
en tan.t qu'il est un faire-venir ou un poser-à-l'encontre, devant, en face.
« Le se-tenir-en-soi semble caractériser la cruche comme chose », dit alors
Heidegger qui précise : « En vérité pourtant, nous pensons le se-tenir-ensoi à partir de la production. Le se-tenir-en-soi est ce que vise la production. »2 Le tenir-en-soi ne saurait toutefois être pensé depuis la production comme ce qu'elle vise sans appartenir à cette même production. Il
n'est donc pas un trait de la chose mais seulement de sa production, de la
production.
La cruche n'est-elle pas cependant sortie des mains du potier, n'at-elle pas été produite et ne devait-elle pas l'être? Sans doute, «mais
l'avoir-été-produite par le potier ne constitue nullement ce qui est propre
à la cruche dans la mesure où elle est en tant que cruche. La cruche n'est
pas un récipient parce qu'elle a été produite mais elle a dû être produite
parce qu'elle était ce récipient »3. Comment comprendre alors le rapport
de la cruche à la production? Produire la cruche, c'est la faire advenir à ce
qui lui est propre mais ce qui lui est propre n'est pas fabriqué dans cette
production. Le potier ne pourrait donc produire la cruche sans en avoir
préalablement vu l'aspect. Et dans quel horizon le voit-il sinon encore et
toujours dans celui de la production?« Ce qui se montre, l'aspect (l'el8oç,
l'Z8&oc.) ne caractérise la cruche que dans la seule perspective où le récipient se tient à l'encontre du producteur comme ce qui est à produire. »4
Faire l'expérience de la cruche depuis son Z8&oc., relativement à sa production, ce n'est donc pas faire l'expérience de ce qu'elle est ni de la
manière dont elle est en tant que cette chose-cruche. Il ne s'agit pas ici de
distinguer entre la cruche ou son idée et cette cruche-ci mais, plus pro-
J.
2.
3.
4.
lhid.
//1id.
lhid.
lhid., p. 170.
46
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
fondément, entre l'être que la production confère à la cruche et ce qui est
Jropre à la seule cruche. Comment toutefois la production pourrait-elle
Jctroyer l'être à la cruche sans être le sens même de l'être ou encore comnent déterminer la cruche dans l'optique de la production sans préalablenent comprendre tout présant comme un produit ? D'où cette compré1ension de l'être tire-t-elle alors son origine et que signifie produire?« La
Jroduction fait venir hors du retrait dans le non-retrait (das Her-vor-bringen
1ringt aus der Verborgenheit her in die Unverborgenheit vor). Produire advient
sich ereignet) dans la seule mesure où ce qui est en retrait arrive dans le
10n-retrait. Cette arrivée repose sur et tire son élan de ce que nous nomnons décèlement. Les Grecs ont pour cela le mot cXÀ1i6eLoc.. »1 Quel sens
·evêt ici cette dernière ? Il suffit pour répondre de prêter attention à la
lirection prise par le mouvement productif. La production procède du
etrait vers le non-retrait, est entièrement aimantée par le non-retrait sans
amais, d'une manière ou l'autre, revenir au retrait. En d'autres termes,
orsque l'être et la présance sont pensés comme production, l'àÀ+i6eLoc. est
:xclusivement comprise comme décèlement et la À1ifl1l dont elle provient
lemeure elle-même en retrait, impensée. La compréhension de l'être
omme production et de l'étant comme produit (Ëpyov)2, compréhension
lepuis laquelle la chose demeure proprement inaccessible, a donc pour
•rigine l'oubli de l'àÀ+ifleLoc. en tant qu'elle est indissociable de la À1)fll),
oubli de la contrée du non-retrait en sa double limite. N'est-ce pas dire
.ue la détermination de l'être comme production requiert que la présance
oit disjointe de l'absance, que la présance se soit modifiée en constance
·ar insurrection de celle-ci contre celle-là ou encore que la différence
ntologique se soit elle-même produite? Inversement, qu'est-ce à dire
inon que pour penser la chose, il faut au moins penser le domaine au
ein duquel l'cXÀ1)6eLoc. et la À1)61) sont appropriées l'une à l'autre et, du
1ême coup, surmonter la différence ontologique ? Mais comment y parenir sans penser ce que les Grecs n'orit pas pensé, sans cesser de penser
e manière grecque ?
1. «Die Fragc nach der Technik», in f.'ortriige 1111dA11fsiitze, GA, Bd. 7, p. 13.
2. Sur le sens grec de Ëpy<1•1, cf. « Wissenschaft und Besinnung », in i '01trii.ge 11nd A11jjiifZ!,
A, Bd. 7, p. 43-44.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
47
Revenons à la cruche. En la remplissant, nous en laissons apparaître le
caractère de contenant. Qu'est-ce qui alors, proprement, contient? Ce ne
sont ni les flancs ni le fond puisque nous ne versons pas l'eau ou le vin en
eux mais entre eux. Et si seule une cruche vide peut être remplie, « le vide
est la contenance du récipient. Le vide, ce rien à même la cruche, est ce
qu'est la cruche en tant que récipient contenant »1• Produire une cruche ce
n'est donc plus donner forme à une matière mais au vide.« Le potier saisit
(fait) d'abord et toujours l'insaisissable (UnfaJliche) du vide et le produit en
tant que contenance (Fassende) dans la forme du récipient (GefaJes). Le vide
de la cruche détermine chacun des gestes de la production. »2 Mais comment le vide contient-il ou en quoi est-il propre à la cruche ? Le vide
contient en prenant ce qu'on y verse, en retenant ce qu'il reçoit. Contenir,
c'est prendre et retenir et si l'un ne va pas sans l'autre, l'un et l'autre trouvent
leur unité dans le déverser à quoi la cruche est destinée. Le déverser est la
manière dont le contenir accomplit sa contenance, est proprement ce qu'il
est. Comment, à son tour, le déverser s'accomplit-il?« Déverser la cruche
est offrir (AusgieJen aus dem Krug ist schenken) »,dit alors Heidegger qui, substituant le verbe ausschenken (verser) au verbe ausgieJen (déverser, répandre) et
séparant la particule aus du verbe schenken, laisse ressortir le sens de ce dernier: offrir. Reprenant le cours d'une description qui s'en tient sans la
moindre relâche à la seule chose et dont l'intelligibilité est entièrement suspendue au sens verbal de l'être, il poursuit: «Le contenir du récipient est
(west) dans l'offre du liquide. Le contenir a besoin du vide comme celui de ce
qui contient. L'essence du vide contenant est rassemblé dans l'offrir. Offrir
(scbenken) est cependant plus riche que le pur et simple verser (ausscbenken).
L'offrir, par où la cruche est cruche, se rassemble dans le double contenir, à
savoir dans le déverser. Nous nommons massif (Gebirg) le rassemblement
des montagnes (Berge). Le rassemblement du double contenir dans le déverser qui, à titre d'ensemble, constitue d'abord l'essence pleine de l'offrir,
nous le nommons: l'offrande (Geschenk). Le caractère de cruche de la
cruche s'accomplit (west) dans l'offrande du liquide. »3
1. « Das Ding», in Vortriige 1111d A'!fsiilZ!, GA, Bd. 7, p. 170.
2. /hid., p. 171.
3. lhid., p. 173-174. Le« double contenir» est le contenir en tant que prendre et retenir.
18
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
Cette description de la cruche répond pour une part à celle, anté:ieure, de l'ustensile. La cruche est ce qu'elle est dans le versement du
iquide tout comme ce dont il retourne avec le marteau, à savoir marteler
>our enfoncer un clou, constitue «la détermination ontologique de l'être de
:et étant »1• Pour une part seulement, car la cruche ne reçoit jamais le
10m <l'étant et il ne s'agit jamais d'en rechercher l'être. L'absence des
nots être et étant signifie-t-elle alors que la description de la chose ne se
~ait plus à la lumière de la différence ontologique ? Si la réduction décisive
lu se-tenir-en-soi de la cruche, c'est-à-dire de sa constance et de tout ce
1ui avec elle relève de la production, comme trait de l'être impropre à la
:ruche en tant que chose, en est peut-être l'annonce, rien ne permet
:ncore de l'affirmer.
La suite de la description autorisera-t-elle à le faire ? Déverser la
:ruche, ce peut être offrir à boire, de l'eau ou du vin. Mais d'où provien1ent l'eau et le vin sinon de la source et de la vigne? Renouant alors avec
i langue de La parole d'Anaxi111andre, Heidegger écrit : «Dans l'eau offerte
éjourne la source. Dans la source séjourne la roche et en elle l'obscur
ssoupissement de la terre qui reçoit du ciel la pluie et la rosée. Dans l'eau
le la source séjournent les noces du ciel et de la terre. Elles séjournent
tans le vin que donne le fruit du cep de vigne en lequel les caractères
1ourriciers de la terre et du ciel sont confiés l'un à l'autre. Dans l'offrande
.e l'eau, dans l'offrande du vin, le ciel et la terre séjournent à chaque fois .
.fais l'offrande du liquide est le caractère de cruche de la cruche. Dans
essence de la cruche séjournent la terre et le ciel. »2 Toute cette descripon a pour foyer le verbe weilen : séjourner, s'attarder, demeurer. Or, dans
A parole d'Anaxi111andre, le présant était caractérisé comme ce qui
éjourne-toujours-en-passant (das je-Weilige) dans la contrée du non~trait et qui, pour cette raison, se déploie toujours depuis et selon le
ouble ajointement de la présance à l'absance. Ce rappel suffit à montrer
ue si le présant séjourne dans la vérité, c'est dans l'essence de la cruche
ue séjournent le ciel et la terre. Et dès lors que le site du séjour diffère, le
~journer lui-même ne saurait, de part et d'autre, avoir le même sens.
1. Cf. Sei1111nd Zeit, § 18, p. 84.
2. « Das Ding», in J. ô1triige 1111d Aefsiitz.e, GA, Bd. 7, p. 174.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
49
Quel est alors le mode d'accomplissement du séjourner propre à
l'essence de la cruche ?
Le liquide versé par la cruche peut être une boisson pour les mortels
mais aussi un breuvage offert aux dieux immortels. N'est-ce là qu'une
distinction secondaire ou l'oblation liquide ne constitue-t-elle pas le sens
propre du versement? Tel est bien le cas et« l'offrande du liquide en tant
que breuvage est l'offrande proprement dite». En effet, si le substantif
GujJ, liquide, les verbes allemand giejJen et grec xéeLv proviennent d'une
racine indo-européenne *gbeu qui signifie faire une oblation liquide, le
domaine d'expérience auquel renvoie originairement le versement, est
bien celui de la relation entre les mortels et les dieux. « Là où il est
accompli de manière essentielle, suffisamment pensé et authentiquement
dit, giejJen, verser, signifie : faire don, sacrifier et par conséquent offrir. »1
Mais si le caractère de cruche de la cruche réside dans le versement du
liquide et que celui-ci peut s'adresser aux mortels ou aux dieux, alors
«dans l'offrande du liquide qui est une boisson, séjournent à leur manière
les mortels. Dans l'offrande du liquide qui est un breuvage, séjournent à
leur manière les divins qui reçoivent en retour l'offrande du versement en
tant que libation et don. Dans l'offrande du liquide séjournent toujours
différemment les mortels et les divins. Dans l'offrande du liquide séjournent la terre et le ciel. Dans l'offrande du liquide séjournent à la fois la
terre et le ciel, les divins et les mortels. Unis à partir d'eux-mêmes, les
quatre s'entre-appartiennent. Ils sont, devançant tout présant, rassemblés
simplement (eingejaltet) en un unique quadrat »2 • Le versement oblatif
caractérise la cruche comme cruche dans la mesure où y séjournent à la
fois, c'est-à-dire ensemble, le ciel et la terre, les divins et les mortels. Le
séjourner propre à l'essence de la cruche est un séjourner-ensemble et
c'est depuis cet ensemble qu'il faut comprendre d'abord et négativement
pourquoi le mode d'accomplissement de la déférence est resté indéter1. l/1id. Sur le verbe indo-européen *ghe11, cf. E. Benveniste, Le 110tab11/ain des i11stit11tio11s
indo-e111YJpée1111es, t. 2, p. 216, qui souligne le sens« religieux» du verbe zit1v.
2. Id., p. 175. Le mot q11adrat ou tadrat par lequel nous traduisons Quiert est un terme
d'imprimerie désignant un petit morceau de fonte plus bas que les lettres et servant à remplir
les vides d'une ligne. C'est parce qu'il provient du latin q11adraf11s que nous nous permettons ici
d'en détourner le sens.
50
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
miné, ensuite et positivement la manière dont s'accompiissent ici, dans le
cas de la chose, le séjourner et le demeurer.
Revenons à La parole d'Anaximandre. Selon la compréhension « tra5ique »1 de l'être qui s'y fait jour, chaque présant vient-en-présance pour
mtant qu'il donne l'accord (ôioov(l(L 3lxr,v) par la déférence (Tlcnc;,) en surnontant le discord (&ôixl(l(). Et c'est parce que l'&ôixl(l(, la ÔLX"fJ et la TL<nc;,
;ont des traits de la venue-en-présance elle-même que, «dans le passage
ie provenance à départ, les présants séjournant-toujours-en-passant tra1ersent le séjour en hésitant »2• Mais que signifie cette hésitation dès lors
:iu'elle doit être, elle aussi, un trait du séjourner, de l'être? Présant sur le
node du discord, le présant persiste dans sa présance, se cantonne consamment en soi, est identique à soi mais présant en donnant l'accord et
ourmontant le discord, il doit surmonter son identité et sa constance
'°ur, déférant, se tourner vers les autres présants en sorte qu'ils demeu·ent dans leur être. Venant-en-présance par et selon ces deux mouvenents aussi concomitants que contrastés, le présant ne peut donc man1uer d'être, en et par sa présance même, hésitant.
L'hésitation ainsi comprise retient ou suspend l'accomplissement de la
léférence et c'est pourquoi la parole d'Anaximandre ne permet pas d'en
>réciser le mode. Faut-il alors y renoncer? Oui, aussi longtemps du moins
1ue règne le retrait de l'iiÀfi0ei:x en tant qu'elle sourd de la À+i0r,. En effet, le
1résant ne saurait être désajointé de la présance sans l'être de l'absance à
iquelle cette même présance est doublement conjointe puisqu'elle en proient et y revient. L'insurrection de la constance contre la présance, insurcction qui, relativement à l'être, n'est autre que l'iiôLxt(l(, ne saurait donc
voir lieu sans que le retrait (la Àfifl"fJ) dont provient le non-retrait (l'iiÀ·~()ei(l()
t qui en est la ressource ne soit lui-même en retrait. Or, Heidegger ne cesera de le dire, c'est ce retrait du retrait, en d'autres termes l'oubli de l'être,
ui caractérise le grec comme tel et avec lui l'histoire de la métaphysique.
)ans l'avant-dernière des quatre conférences qu'il prononça en 1949 sous
: titre Regard dans ce qui est, et en écho à La parole d'Anaximandre selon
1quelle « le cèlement de son essence et de la provenance de celle-ci est le
1. «Der Spruch des Anaximander», in Holzll'ege, GA, Bd. 5, p. 357.
2. Id., p. 359, déjà cité.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
51
trait selon lequel l'être initialement s'éclaire »1, Heidegger précise la manière
dont s'accomplit ce retrait de l'essence de l'à.Àf,6e:Lot et de la présance qui est
à l'origine del'à.8ndot : « Mais l"A-Àf,6e:Lot, non-retrait du présant comme tel,
se déploie (west) seulement et aussi longtemps qu'elle advient (sich ereignet)
comme Af,611. Car l"AÀf,6e:Lot ne supprime pas la A+,611. Le non-retrait
n'épuh;e pas le retrait mais le non-retrait requiert sans cesse le retrait et, ce
faisant, le corrobore en tant que source essentielle del'' AÀf,6e:Lot. Celle-ci se
tient à la Af,6"1) et se tient en elle. Et de manière si décisive que, très tôt,
l' 'AÀf,6e:Lot elle-même en tant que telle retombe dans le retrait, qui plus est au
profit du présant comme tel. Le présant prend le pas sur ce dans quoi il
vient uniquement à la présance. Car venir-en-présance, c'est-à-dire durer
dans l'éclaircie d'un ouvert à caractère de monde, ne se déploie (west) que
dans la mesure où le non-retrait advient, que celui-ci soit proprement
éprouvé voire représenté ou non. En fait, l' 'AÀf,6e:Lot ne se préserve pas proprement dans son essence propre. Elle choit dans le retrait, Af,611.
L"AÀf,6e:Lot tombe dans l'oubli. Celui-ci ne consiste nullement en quelque
chose dont la représentation humaine ne conserverait pas le souvenir mais
l'oubli, la chute dans le retrait, advient avec l"AÀf,6e:Lot elle-même et ce au
profit de l'essence du présant qui vient-en-présance au sein du non-retrait.
Af,611 est l'oubli de la garde de l'essence de l'être. A telle enseigne que la
Af,O"f) est précisément la source d'essence et la provenance essentielle du
règne de chaque mode d'être. L'expression "oubli de l'être", expression
abrégée et qui, par conséquent prête aisément à malentendus, signifie que
l'essence de l'être, le venir-en-présance, y compris sa provenance essentielle depuis l' 'AÀf,Oe:Lot en tant qu'événement (Breignis) de l'essence de cette
provenance, choit dans le retrait de concert avec l"AÀf,6e:Lot. Avec cette
chute dans le retrait, l'essence de l"AÀ+,6e:Lot et de la venue-en-présance se
retire. Et dans la mesure où celles-ci se retirent, elles demeurent inaccessibles à la perception et à la représentation humaines. »2
1. Id., p. 336, déjà cité.
2. «Die Gefahr »,in Bremer 1111d Freib11rger Vonriige, GA, Bd. 79, p. 49-50. Ces quatre conférences, rassemblées sous le titre Ei11blick i11 dos 1/111S ist, ont successivement pour titte « La
chose », «Le dispositif (Ge-J~ell) », «Le danger» et «Le tournant». Notons au passage que la
description de la cruche comme chose est antérieure à la conférence de 1949 puisqu'elle apparaît dans un dialogue écrit en 1944-1945, c'est-à-dire un an avant la version finale de La parole
d'A11nxù11a11dre; cf.« 'Ay1.L{3a!11l·r, »,in Feldweg-Gespriiche, GA, Bd. 77, p. 126 et sq.
52
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
Laissons provisoirement de côté la question de savoir comment et
pourquoi la pensée a pu finir par accéder à ce qui lui était initialement
inaccessible. Le retrait de l'être en tant que mode initial, grec, de son
éclaircie interdit donc l'accomplissement de la déférence et le séjournerensemble puisqu'il soustrait le présant à l'absance doublement conjointe
à sa présance même et fait de tout séjournant-transitoire un présant dont
la présance, c'est-à-dire le séjour au sein de l'ouvert, se poursuit isolément
sans déférence pour les autres : un présant persistant, un étant constant.
Mais s'il en est ainsi, depuis quelle expérience est-il néanmoins possible
de parler de déférence ou encore depuis quelle expérience y a-t-il un sens
à tenir l'hésitation pour un trait de la présance elle-même ?
Seule l'expérience de l'&À·~0e:toc en tant qu'elle provient de la À#lYJ peut
donner sens à la déférence et à l'hésitation. En effet, celles-ci ne vont pas
sans le retrait ou l'absance, la déférence parce qu'elle surmonte le discord
en prenant garde à l'essence séjournante, transitoire, ajointée à l'absance,
de chaque présant, l'hésitation parce qu'elle advient entre le séjour transitoire et le cantonnement à demeure, c'est-à-dire entre les modes essentiel
et essentiellement inessentiel de la venue-en-présance. Mais si c'est bien
l'&À~(:Je:toc et la kfi8YJ qui permettent de penser la déférence et l'hésitation,
qu'est-ce qui atteste que, d'une manière ou l'autre, les Grecs ont bien fait
l'expérience du retrait et du non-retrait comme déterminations de la pré>ance elle-même alors que, nous venons de le voir, l'&.À~0e:t(J(, en tant
qu'elle provient de la À~Û-IJ, sombre dans l'oubli au profit du présant
:omme tel? Où et comment l'inaccessible &/,·fi(:Je:toc se laisse-t-elle néannoins apercevoir, plus précisément où et comment le rapport essentiel
:lu retrait, de l'absance, à la venue-en-présance a-t-il été éprouvé ? Pour
:épondre à cette question, Heidegger fait encore appel à Homère. Au
:hant VIII de l'Otfyssée, celui-ci raconte comment, en présence des Phéa:iens et tandis que l'aéde Démodocos évoque la querelle qui opposa
\chille et Ulysse devant Troie, ce dernier voile son visage et pleure sans
~tre remarqué. Après avoir cité le vers 93 : €v8' &noue; µèv n6:v"t"ocç
:MvfJocve: Mxpuoc Àe:l~wv, Heidegger commente: «Selon l'esprit de notre
angue, nous traduisons correctement : "Alors il versa des larmes sans
iue tous les autres le remarquent." La traduction de VoJ3 est plus proche
lu dire grec parce qu'elle reprend dans la version allemande le verbe por-
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
53
teur ÈÀocv6ocve:: "À tous les autres convives, il cacha l'afflux de ses larmes."
Pourtant, èl.ocv6ocve: ne signifie pas, de manière transitive, "il cacha" mais
"il demeura caché (verborgen, en retrait) - en tant que versant des larmes".
Dans la langue grecque, le "demeurer en retrait" est le mot directeur. La
langue allemande dit au contraire: il pleurait sans que les autres le remarquent. De même, nous traduisons le précepte épicurien bien connu M6e:
~twaocc:; par : "vis caché". Pensée de manière grecque, la parole dit : "En
tant que celui qui conduit sa vie, demeure (cependant) en retrait." Le
retrait détermine ici le mode sur lequel l'homme doit venir-en-présance
parmi les hommes. Par sa façon de dire, la langue grecque nous apprend
que le retrait, c'est-à-dire en même temps le demeurer-hors-retrait a souverainement le pas sur tous les autres modes dont les présants viennenten-présance. Le trait fondamental de la présance elle-même est déterminé
par le demeurer en retrait et hors retrait. »1
Alors que, pour nous, Ulysse pleure sans être remarqué par les autres
convives, à l'inverse il apparaît aux Grecs comme nimbé d'un retrait qui
le soustrait aux regards de l'assistance. Retrait et non-retrait sont donc
propres à l'étant et nullement à la perception qu'on en pourrait avoir.
Mais comment la langue grecque pourrait-elle ainsi attester que retrait et
non-retrait appartiennent à la présance sans avoir elle-même reçu
l'empreinte de l'&l.~6e:toc, sans en provenir? Une fois rappelé que« partout la présance du présant ne vient à la langue que dans le paraître, le semanifester, le reposer-devant, le surgir, le se-produire et s'offrir à la vue»,
Heidegger concluait : « Dans son harmonie sans trouble au sein de
l'existence grecque et de sa langue, tout cela serait impensable si demeurer-en-retrait - demeurer-hors-retrait ne régnait pas comme ce qui n'a
tout d'abord pas besoin d'être proprement porté à la langue puisque cette
1. « Aletheia (Heraklit, fragment 16) », in Vo1t1iige 1111d AllfsiilZ!, GA, Bd. 7, p. 269-270.
Cette analyse, corroborée par celle de« l'oubli» (p. 272-273), reproduit pour l'essentiel deux passages du cours de 1942-1943 sur Parménide ; cf. Parme11ides, GA, Bd. 54, p. 34 et sq. et p. 40 et sq.
Dans le cours de 1931-1932 sur l'essence de la vérité et pour expliquer le sens du verbe /.avOiiv<»,
Heidegger citait déjà ce même vers d'Homère,« un vers que depuis l'école nous avons toujours
dans l'oreille» ajoutait-il en manière de confidence ; cf. Vom Wesetr der Wahrheil, GA, Bd. 34,
p. 141. Ce qui vaut pour la traduction du grec à l'allemand vaut pour celle du grec au français.
Ph. Jacottet, par exemple, traduit : « Ainsi à tout le monde il put dissimuler ses larmes. »
54
HElDEGGER ET LE CHRISTIANISME
langue elle-même en provient. »1 C'est donc par la langue elle-même que
la pensée peut se laisser indirectement concerner par ce qui lui est directement inaccessible: l'ocÀ+,6eL0t et la Àf,01). Et si la déférence et l'hésitation
peuvent avoir un sens malgré le retrait de l'ocÀ+,OeLOt seule susceptible de le
leur conférer, c'est parce que« toute l'essence de la langue repose dans le
décèlement, dans le règne de l'&À+,fleLOt >>2, décèlement qui ne cesse de provenir du cèlement, &.Àf,OeLOt dont la À+,6ri est l'inépuisable ressource.
Avant de poursuivre, il n'est sans doute pas inutile de procéder à une
brève récapitulation. Cherchant à préciser le mode d'accomplissement de
la déférence sur lequel l'interprétation de la parole d'Anaximandre
demeure silencieuse, nous sommes parti du caractère de chose qui apparente l'œuvre d'art à tout ce qu'elle laisse paraître. Au fil conducteur de la
description de la chose, il est progressivement apparu que le retrait
impensé de l'&.Àf,0eL0t en tant qu'elle provient de la Àf,01), retrait qui constitue l'expérience que les Grecs en eurent, que ce retrait interdisait de
déterminer la manière dont s'exerce la déférence sans toutefois la priver
de sens puisque la langue qui offre à la pensée initiale ce dont elle parle,
,&; è:6v<cx, les présants et la présance, lui offre du même coup l'&.À+,0eLcx et
la À+,6ri comme ce au sein de quoi elle les pense et en parle mais non
comme ce qui est proprement à penser et à dire. Après avoir commenté
la parole de Pindare selon laquelle la Àf,fl'Y) est chéxµcxp•cx vé<j>oc;, le nuage
que rien ne laisse voir, Heidegger écrivait: «La parole poétique de Pindare sur la Àf,61) atteste que les Grecs ont originairement fait l'expérience
du caractère réciproquement contre-essentiel de l'&.À+,0eLcx et de la J..f,(hJ.
1. Id, p. 270. Cf. llVos heijft De11ke11 ?, GA, Bd. 8, p. 262 où il est dit : « La lanh'lle est dans la
mesure où le non-retrait, 1" A-A-f,(JeLcx, advient (skh ereignet). »
2. «Hegel und die Griechen »,in Weg111orkt11, GA, Bd. 9, p. 443. À propos du Myr,ç héraclitéen et après avoir rappelé que « venir-en-présence signifie : 1111e fai.r s111,P,i, d11rer dons le 11011relmil », Heidegger poursuivait : « Dans la mesure où le /,6yo~ laisse reposer-devant ce qui, en
tant que tel, repose-devant, il décèle le présant dans sa présance. Mais le décèler est l'&J.·f,flELcx.
Celle-ci et le A6yr,ç sont le même. Le Myetv laisse reposer-devant &J.·l;fl:fot, ce qui, en tant que
tel, est hcll'S-retrait (B 112). Tout décèlement soustrait le présant au retrait. Le décèlement a
besoin du retrait. L"A-A'i]fleLcx repose dans la A+,O·r,, y puise, met en avant (legl ll()r) ce c1ui par
celle-ci demeure retiré (hù1terlegt). Le .\6yr1; est m /11i-111ê111e à la fais décèlement et cèlement. Il est
J",\J.·f,flsL<X. »Cf.« Logos (Heraklit, fraE,>ment 50) »,in Vonnïge mrdAefsiitZ!, GA, Bd. 7, p. 225226. C'est ce mouvement d'arrière (hinter) en avant (vor) qui donne son sens le plus profond à la
1J1itophysique.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
55
Nous pourrions par conséquent attendre que ce rapport essentiel entre
i):)ç/;fü:tcx et À~Û'YJ soit, de manière correspondante et originaire, posé dans
la pensée et pensé à fond. Cette attente n'est pas remplie. Les Grecs n'ont
jamais proprement pensé l'&.;.fiOe:ux et la }.fi()Yi quant à leur essence propre et à son
fondement parce qu'elles avaient déjà transi tout penser et tout dire comme
"l'essence" de ce-qui-est-à-penser. Les Grecs pensent, poétisent, agissent
dans l'essence de l'&:À~<h:tcx et de la k/;Ori mais ils ne pensent ni ne poétisent
en direction de cette essence, pas plus qu'ils n'agissent sur elle. Il suffit aux
Grecs d'être interpellés et entourés par l'&:À·/;Oe:icx elle-même. »1 Mais si
penser depuis l'&:À~Ûet:x sans penser l'&Àfi6etcx elle-même, c'est-à-dire la
/,fifh;, est bien ce qui, relativement au destin et à la pensée de l'être, caractérise la pensée comme grecque, il en ressort clairement que le séjournerensemble propre à l'essence de la cruche ne saurait être pensé aussi longtemps que l'&:/,~Oe:tcx et la Àfi0·1J ne l'auront pas été, bref tant que la pensée
demeurera grecque. Préciser le mode d'accomplissement de la déférence
ou du rassemblement du ciel et de la terre, des divins et des mortels dans
le versement de la cruche requiert alors de penser l'essence propre de
l'&:À·/;6e:tcx et de la À·/;O·ij, de penser d'une manière qui ne soit plus grecque
ce que les Grecs n'ont pas eux-mêmes pensé mais sans quoi ils n'auraient
cependant jamais pu penser ce qu'ils ont pensé.
1. Pam1e11ide.r, GA, Bd. 54, p. 129. A propos des vers 45 et suivants de la VII< Olympique,
cf. p. 109 et sg., ainsi que 120 et sq. Sur le rapport des Grecs à 1'&1.-f,61:toc, cf. le cours de 19371938, (,/1111djh(geJJ der Philosophie, GA, Bd. 45, p. 108 et sq.
IV
Comment accéder à l'essence propre de l'&.t..1j0e:Lct sans partir de ce qui
en est la source et la ressource : la t..#h1 ? Si «ce qu'est le retrait est
exprimé pour la première et dernière fois dans le xpu7t-re:a6ctt d'Héraclite »1, la manière dont celui-ci comprend l'&t..f,fü:tct n'est-elle pas alors,
plus que toute autre, susceptible de nous en indiquer l'essence ? N'est-ce
pas aussi et même surtout pour cette raison que Heidegger a placé
l'élucidation du sens héraclitéen de l'&.t..f,0e:tct au terme du recueil de ses
Essais et conférences, recueil dont la composition reçoit son principe du rapport entre l'&.J..f,Oe:tct, le dispositif (Gestel~ en tant qu'essence de la technique et I'Ereignis, mot dont, pour l'instant, il suffit de savoir qu'il nomme
ce qui n'est plus grec.
Depuis !'Antiquité, Héraclite a été nommé !'Obscur et c'est par la
mention de cette épithète que Heidegger ouvre et achève l'essai qui,
consacré à l'&t..1j6e:tct, vise à élucider le sens de cette obscurité. Héraclite est
«!'Obscur» en raison même de ce qu'il s'attache à penser : le se-celer de
l'être 2 mais il est aussi le Clair «car il dit l'éclairant puisqu'il tente d'en
convoquer l'éclat (Scheinen) dans la langue de la pensée. L'éclairant dure
1. « Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag "Zeit und Sein"», in ZNr Sache des De11ke11s, p. 56. Il s'agit bien sûr du fragment 123.
2. Cf. Hemklit, GA, Bd. 55, p. 28 et sq.
58
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
pour autant qu'il éclaire. Nous nommons son éclaircir l'éclaircie (die Lichtung). Ce qui lui appartient, où et comment elle advient, cela reste à
méditer. Le mot "clair" signifie : luminescent, rayonnant, illuminant.
L'éclaircir octroie l'éclat, libère l'éclatant dans un apparaître. La libre vastitude (das rreie) est le domaine du non-retrait que régit le déceler. Qu'est-ce
qui appartient nécessairement à celui-ci, décèlement et éclaircie sont-ils, et
dans quelle mesure, la même chose, ce sont là encore des questions. »1 Et
n'est-ce pas à ces dernières que fait justement écho Héraclite lorsqu'il
demande -:à µ~ 8uv6v r.o-:e 7tW<;; &v 't"LÇ MOot, comment quelqu'un peut-il
demeurer caché devant ce qui ne sombre jamais? N'est-ce pas alors en vue
de l'éclaircie et du décélement qu'il convient d'interroger ce fragment 16 ?
Certes, mais ne risque-t-on pas. ainsi d'ajouter une interprétation aux
autres, interprétation que rien ne distinguera fondamentalement des
autres puisqu'elle en prendra simplement la suite ? Acette objection, Heidegger répond en reconduisant la parole d'Héraclite au domaine de ce qui
est à penser, en indiquant le site depuis lequel il se tourne vers elle : «Le
caractère toujours autre de chaque interprétation dialoguée est le signe
d'une plénitude non dite, celle de ce que Héraclite lui-même n'a pu dire
que selon les perspectives qui lui étaient octroyées. Vouloir se lancer à la
poursuite de la doctrine objectivement conforme d'Héraclite est un projet
qui se soustrait au danger salutaire d'être atteint par la vérité d'une
pensée. » Puis, allant à la ligne, il prévient : « Les remarques suivantes ne
conduisent à aucun résultat (Ergehnis). Elles montrent dans l'Ereignis. »2
Quelle est la portée de cet avertissement que souligne la typographie ?
Il signifie d'abord que c'est depuis l'Ereignis, depuis ce qui n'est plus grec,
que Heidegger s'enquiert ici de l'ocl;f;Oetoc, de ce qui caractérise le grec
comme tel. Il signifie ensuite, et le second point dépend du premier, que,
d'une certaine façon, c'est aussi depuis la plénitude réservée de l'Ereignis"
1. « Aletheia (Heraklit, fragment 16) »,in Vo1tnïge1111d Af!/.riitze, GA, Bd. 7, p. 265-266.
2. Ibid., p. 269.
3. En marge de son propre exemplaire et à propos du pronom démonstratif clans la proposition « ... celle de ce que Héraclite lui-même n'a pu dire ... », Heidegger a noté : «Qu'est-ce
que cela? l'Ere{~11is? » i\1/11/atis 11111ta11dis, la même chose vaut pour le -;/, 'J.•i-;/, du fra1,,'1Ilent 3 de
Parménide; cf.« Moira (Parmenides VIII, 34-41) »,in Vo1triige 1111d A11fsiitze, G1\, Bd. 7, p. 260
et« Der Satz der ldentitat », in ldmtit(it mu/ Df/lmmz, p. 24-27.
·
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
59
que Héraclite pouvait voir et dire l'ciÀ-lj6etcx. L'interprétation du fragment 16 devrait alors nous permettre de préciser le rapport entre l'ciÀ·~6etcx
et l'E'reignis, entre ce qui est grec et ce qui ne l'est plus pour en être
l'essence, devrait par conséquent nous permettre de commencer à déterminer le mode d'accomplissement de la déférence.
To µY, 8uv6v 7tO't"& 7twc; &v Ttc; M6ot. Héraclite pose une question : 7twc;
&v TL<; ÀciOot, comment quelqu'un peut-il demeurer caché ... ? Sans revenir
sur le demeurer-caché dont l'élucidation était précisément destinée à
indiquer le domaine d'où provient et auquel revient cette même question, rappelons toutefois que la description d'Ulysse pleurant obombré
par le retrait rend à sa manière manifeste que ce dernier est un trait
essentiel de la présance, voire que «la présance est le se-celer éclairci (das
gelichtete Sichverberg,en) »1• Mais cela ne suffit pas à déterminer ce devant
quoi quelqu'un peut ou pourrait demeurer en retrait: TO µY, 8uv6v 7tOTE,
ce qui ne sombre jamais. Que signifient donc ces mots ? To 8uv6v est lié
au verbe 8uw, pénétrer dans, s'enfoncer, plonger, se coucher (en parlant
d'un astre), bref entrer dans le cèlement. To µ·Ji 8uv6v 7ton, c'est ce qui
ne sombre jamais dans le cèlement ou le retrait. Sous la forme d'une
question oratoire, Héraclite affirme donc que, devant ce qui ne sombre
jamais dans le retrait, personne ne peut demeurer caché. Partant, que
désigne positivement ce qui est dit ne sombrer jamais ? « Aussitôt que
nous ne saisissons plus séparément les mots porteurs, •o 8üv6v et M6ot,
et que nous les entendons dans l'ensemble intact de la parole», répond
alors Heidegger, « il devient clair que celle-ci ne se meut nullement dans
le champ du cèlement mais dans le domaine tout simplement opposé.
Un léger déplacement de l'ordre des mots sous la forme To µ-lj7ton 8uvov
manifeste instantanément ce dont parle la phrase : de ce qui ne sombre
jamais. Et si nous convertissons intégralement la tournure négative en
l'affirmation correspondante, alors seulement nous entendons ce que la
parole nomme par "ce qui ne sombre jamais", à savoir: ce qui toujours
émerge. En grec, cela devrait se dire : To &.et <J>uov. Cette locution ne se
1. Id., p. 271.
60
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
trouve pas chez Héraclite qui néanmoins parle de la cJ>ucrn;. »1 Mais si
cette dernière est ce qui toujours émerge, c'est-à-dire se décèle, quel est
son mode de décèlement propre ?
Contre l'usage prosaïque, Héraclite ne dit donc pas 't'O µ1j7tO't'E auvov
mais -ro µ+, 8uvov r.o-re. La tmèse met en reliefla négation. Quel est alors le
sens de cette dernière ? La négation peut se dire par µ+, ou par où. Selon la
terminologie des grammairiens, où marque la négation objective et µ·~ la
négation subjective, où nie directement quelque chose et µ+, nie indirectement quelque chose de quelque chose d'autre qui n'est pas lui-même nié,
exprime une défense ou une prohibition. « M+, ... 7tO't'E signifie donc : que...
ne ... jamais. Quoi donc ? Que quelque chose soit autrement qu'il n'est.»
La négation porte sur le sens verbal du participe et 't'O µ·fi auvov 7t0't'E doit
être compris comme: le pourtant-bien-ne-sombrer-jamais (das doch ja
nicht Untergehen je)2. Mais nommer ainsi la <j>umc;, n'est-ce pas dire que le
décèlement est toujours tourné vers le cèlement? «Les mots -ro p.+, 3uv6v
r.o-re, le pourtant-bien-ne-sombrer-jamais, désignent les deux : décèlement et cèlement, non comme des événements différents et passant de
l'un à l'autre mais comme une seule et même chose. w' Le fragment 123
selon lequel cj>•)aLç xpu7t-rea6aL <j>LÀE'L, l'émergence accorde sa faveur au seceler, n'en est-il pas la confirmation ?
Quelle est en effet la portée de cette juxtaposition de cJ>uaLç et de
xp•)7t-rea(hL qui rapproche surgir-hors-du-retrait et se-mettre-en-retrait ?
Elle ne signifie pas l'alternance ou la succession de deux états mais décrit
le mode d'accomplissement du décèlement lui-même. « L'émerger est
comme tel toujours déjà incliné vers le se-clore (dem Sichverschlieffen). Dans
celui-ci, celui-là demeure en réserve, à l'abri (geborgen). En tant que semettre-en-retrait et à l'abri (Sichverbergen), le xpuït-reaOaL n'est pas un
simple se-clore mais un abriter (Bergen) où demeure préservée la possibilité essentielle de l'émergence et auquel appartient !'émerger en tant que
tel. Le se-mettre-en-retrait se porte garant de l'essence du se-déceler. A
1. Id., p. 275. Dans la prose arriquc, :J:f;... 7tr,-;z, pas une fois, jamais, s'écrie en un seul mor,
'
!Xljï;'r,-;-~.
2. Id., p. 276.
3. Id., p. 277.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
61
l'inverse, dans le se-mettre-en-retrait règne la retenue de l'inclination au
se-déceler. Que serait un se-déceler qui, tourné vers l'émergence, ne se
retiendrait pas ? <l>u<rn; et xpu1tTe:aflcu ne sont pas alors séparés l'un de
l'autre mais inclinés l'un vers l'autre. Ils sont le même. C'est seulement
dans une telle inclination que l'un accorde à l'autre son essence propre.
Cette faveur en elle-même adversative est l'essence du <!>tl.e:r et de la <!>tl.lcx.
Dans cette inclination qui incline l'un dans l'autre !'émerger et le semettre-en-retrait repose la plénitude d'essence de la <Puat<;. »1
Interprété comme <Pu<n<;, émergence hors du retrait et n'y sombrant
jamais, •o µ+, 8uv6v 1ton désigne donc «le domaine que fonde et régit
l'intimité mouvante du décéler et du céler », le domaine du retrait et du
non-retrait, le domaine de l'ocl.+,fle:tcx et de la 1.f,61). Comprise selon l'unité
adversative qui lui est propre, celle-ci est alors « l'inapparence de toute
inapparence [...] puisqu'elle offre le paraître à toute apparition >>2, voire le
domaine des domaines « où croît ensemble (concrescit) tout ce qui appartient à l'événement (Ereignis) du déceler éprouvé comme il convient »3.
c'est-à-dire dans son unité avec le céler lui-même. Le domaine du« pourtant-bien-ne-sombrer-jamais» est par conséquent «le concret pur et
simple» tout comme, à l'époque d'Être et temps, l'être était« le transcendens
pur et simple »4, et si le déploiement adversatif de l'ocl.f,fle:tcx et de la )..·~6'1)
est à la source de tout ce qui apparaît, il en est du même coup
l'événement par excellence, unique.
Revenons un instant en arrière. Si les mots TO à.et <!>uov par lesquels
Heidegger traduit « ce qui toujours émerge » sont absents des fragments
d'Héraclite, la substitution de •+,v <Puatv à To µ+, 8uv6v 1tOTe: n'est-elle pas
alors entachée d'arbitraire ? Ce n'est pas sûr car, à la place du mot oce:L<i>uov
et dans un fragment auquel Heidegger fait référence sans en citer intégralement le texte, nous trouvons le mot oce:l~wov : toujours vivant. Le fragment 30 dit en effet : « xoaµov 't'OV8e:, TOV CXÙTOV Ot1t0CVTWV, OUTe: Tt<; fle:&v
"
, f} pwr.wv
'
'
ll)O'E:V, CXl\I\
, '\ '\ ' ..l.,,v cxe:t
, \
,,
,,
, ,,.,
OUTe:
CXV
E:1t0
XCXL\ E:O'
TLV XCXL\ E:O'
TCXL 1tUp
cxe:t~wov,
1. Id., p. 278-279.
2. Id, p. 279.
3. Id, p. 280.
4. lhid et .Sèi11 1111d Zeil, § 7, p. 38.
62
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
0t7t•oµe:vov µ&-.p0t K<XL &7toa~e:vvuµe:vov µ&-.p0t, ce monde, le même pour
tous, ni un dieu ni un homme ne l'a produit mais il était toujours, est et
sera feu toujours vivant, s'allumant en mesure et s'éteignant en mesure».
Que veut dire « toujours vivant» et quel est le sens grec du vivre ? « Dans
~r,v, dans ~ocw, parle la racine ~Ot- »dit Heidegger•. Z0t- a la fonction d'un
préfixe intensif. Mais comment en préciser la signification sans procéder
depuis les noms et les verbes qu'il vient modifier? C'est ainsi que Pindare
parle de ~0tO&~ fi uÀcp, la divine Pylos ou de 'la6µéil -.e: ~0t6&~, l'isthme
divin. Pindare, commente alors Heidegger, « nomme ~oc6e:oc; les lieux et
les montagnes, les prairies et les rives fluviales lorsqu'il souhaite dire que
les dieux, ceux qui, paraissants, regardent-dans, s'y sont souvent et proprement laissé voir, y vinrent en présance dans une apparition. Ces lieux
sont particulièrement sacrés parce qu'ils émergent exclusivement dans le
laisser-apparaître du paraissant ». Si « ~Ot- désigne le pur laisser-émerger
dans et pour les modes de !'apparaître, du regarder-dans, de l'irruption, de
l'arrivée »2, alors vivre, ~r,v, ne saurait signifier autre chose qu'émerger
dans la clarté. Bref, « ~w·fi et <!>uaLc; disent la même chose : &d~wov signifie
'
1 .1,'
.
'file : 't'O1 µ'Y1) ouvov
~- '
OtEL·rUOV,
s1gm
7t0't'E ))".l
Dans le fragment 30, le mot &.d~wov succède au mot 7tÜp, le feu. Que
faut-il entendre alors par feu sinon ce monde qu'aucun homme ou dieu
n'a jamais produit? Mais si le feu éclaire, embrase, consume et anéantit
tout à la fois, quel est celui de ses caractères descriptifs qui permet de le
penser comme coextensif au monde ? D'une part, le feu donne une
étendue à la clarté et d'autre part, selon un fragment découvert par
K. Reinhardt, il est aussi, pour Héraclite, -.à <!>povLµov, le méditant. 4 Que
signifie ce titre? Méditer, c'est rassembler toutes choses dans leur être et
le feu peut être compris comme « le méditant» parce qu'il rassemble en
exhibant et exposant dans la présance. Et si rassembler est le premier
sens de Mye:Lv, on peut en conclure que« •à flüp, le feu, est 6 A6yoc; », feu
1. Id., p. 281. Sur cette interprétation du vivre qui repose entièrement sur l'usai,>e poétique
de la racine ~Ol- avec laquelle le verbe ~&w, ~if1c.i, n'a pas de rapport étymologique, cf. 1-Jernklit,
GA, Bd. 55, p. 93 et sq.
2. Id., p. 281. Cf. lythiq11es, V, 70 et lsth111it111es, I, 32.
3. Id., p. 282.
4. Cf. K. Reinhardt,« Heraklits Lelue vom Feucr», in vér111iicht11is der Antike, p. 41-71.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
63
dont «la méditation est le cœur, c'est-à-dire la vastitude hébergeanteéclairante, du monde »1•
'Ae:l~wov signifiant <X.e:l<!>uov, le feu toujours vivant est un autre nom
pour -ro µTi 8iJv6v 7to-re:. C'est donc comme émergence perpétuelle hors
du se-celer que le feu est ignescent. Mais il est aussi ce qui éclaire et « si
nous le pensons comme le pur éclaircir (das Lichten) », dit alors Heidegger, «celui-ci n'apporte pas seulement le lumineux (die Helle) mais en
même temps la libre-vastitude où toutes choses, surtout les adverses,
viennent à paraître. Éclaircir est donc plus que simplement illuminer
(Erhellen), plus aussi que mettre à jour (Frei/egen). Éclaircir est la mise-enavant dans la libre-vastitude, mise-en-avant qui rassemble en méditant
(das si11nend-versatt11t1elnde Vorbringen), est l'octroi de la présance »2•
Comment faut-il penser cette éclaircie dès lors qu'elle est plus et autre
chose qu'une mise en lumière ou quel est le rapport entre éclaircie et
lumière? Partons de !'apparaître. Tout ce qui paraît vient à la lumière.
Mais s'il n'y a pas de lumière sans ombre, l'une et l'autre ne peuvent
entrer en contraste qu'au sein d'une dimension préalable qui les ouvre
l'une à l'autre. «Nous nommons cette ouverture qui octroie un possible
laisser-paraître et montrer, l'éclaircie», dit Heidegger en précisant peu
après que« la lumière peut bien pénétrer dans l'éclaircie, dans son ouvert,
et laisser jouer en elle le clair et l'obscur. Mais en aucun cas la lumière ne
crée d'abord l'éclaircie, à l'inverse celle-là, la lumière, présuppose celle-ci,
l'éclaircie». Au-delà des rayons et des ombres, «l'éclaircie est l'ouvert
pour tout ce qui vient-en-présance, pour tout ce qui s'absante »3.
Plus encore, l'éclaircie ouvre l'accès à la présance. «Avant tout
l'éclaircie octroie la possibilité du chemin vers la présance et octroie la
possible présance de ce chemin lui-même. L'<X.Àfi6e:L<X, le non-retrait, nous
devons les penser comme l'éclaircie qui octroie l'être et la pensée dans
leur présance réciproque. »4 L'éclaircie ouvre l'être à la pensée et la pensée
à l'être. Pourquoi la pensée ne s'est-elle pas alors initialement tournée
1. « Alecheia (Heraklic, frai,'ITlent 16) »,in Vorlrage 1md A11(ratze, GJ\, Bd. 7, p. 283.
2. Ibid.
3. « Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens », in Z11r Sache des De11ke11s,
p. 71 et 72; cf. p. 74.
4. Ibid., p. 75.
64
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
vers l':X.Àf,fleLoc qui la noue à l'être? Nous l'avons vu, si la À+,Or., le se-celer,
le se-mettre-à l'abri, est le cœur même de l'&À+,0eLoc ou éclaircie de la présance, la pensée ne saurait se tourner vers ce qui, par essence, se dérobe
en se retirant. Mais comment dire cela sans avoir fait l'expérience du
retrait lui-même et comment cette dernière pourrait-elle avoir lieu si,
avant d'être celle de la présance, l'éclaircie n'était celle de son retrait? Dès
lors que la présance se retire devant le présant, le retrait appartient à la
présance et l'éclaircie de la présance est celle de son retrait. Et n'est-ce pas
parce que l'éclaircie est celle du retrait de la présance, de la présance
comme retrait, que la pensée est susceptible d'accéder à ce qui lui était initialement ou presque inaccessible ? Mais une chose est d'expliquer comment la pensée peut faire l'expérience de l'oubli de l'être, une autre de
déterminer ce qui l'y contraint et la question de savoir pourquoi la pensée
a pu finir par atteindre ce qui lui était initialement soustrait demeure
entière. Nous y reviendrons.
Si avant d'être celle de la présance, c'est-à-dire l'&À+,0eLoc, l'éclaircie est
bien celle du retrait et du se-celer propres à la présance du présant, ne
recèle-t-elle pas alors ce qui donne lieu à l'&t..+,f-leLoc comme à la présance et
«dans le se-celer (Sichverhergen) de l'éclaircie de la présance, ne règne-t-il pas
encore un abriter (Bergen) et prendre-en-garde (Verwahren) qui octroie
d'abord le non-retrait pour qu'ainsi le présant puisse apparaitre dans sa
présance »1 ? Sans répondre immédiatement à cette question, précisons-en
la portée. Si le xpu7tn116ocL héraclitéen abrite la possibilité du non-retrait et
de la présance, de l'être et de l'&t..+,6eLoc, il recèle du même coup l'éclaircir de
l'éclaircie elle-même, de cette éclaircie au sein de laquelle nous accédons à
l'étant et, d'une certaine façon, à l'être. Dès lors, remonter de l'éclaircie de
la présance ou &t..+,OeLOt, à l'éclaircie du retrait de la présance qui en est
l'essence même et à l'abriter qui lui est propre, n'est-ce pas remonter à la
source même de l'&t..+,6eL0t et excéder ce qui est grec vers ce qui ne l'est
plus ? Dans le même contexte et à propos de quelques-uns des concepts
les plus fondamentaux de la métaphysique, Heidegger avertit que nous ne
pourrons jamais les déterminer de façon suffisante« sans d'abord faire, de
1. Ibid., p. 78.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
65
mantere grecque, l'expérience de l"Al..~Oe:toc comme non-retrait pour
ensuite, par-delà le grec, la penser en tant qu'éclaircie du se-celer »1• Ailleurs, après avoir déclaré que« notre pensée d'aujourd'hui a pour tâche de
penser de manière encore plus grecque ce qui fut pensé de manière
grecque», il précise: «Relativement à l'essence de !'apparaître, cela se
laisse bien expliquer. Quand la présance elle-même est pensée comme
apparaître, alors le venir au clair dans le non-retrait règne sur la présance.
Le non-retrait advient (sich ereignet) dans le déceler comme un éclaircir. Cet
éclaircir lui-même demeure cependant et à tout point de vue impensé en
tant qu'événement (Ereignis). S'engager à penser cet impensé signifie :
s'occuper plus originairement de ce qui fut pensé de manière grecque, le
voir dans sa provenance essentielle. Quant à son mode, ce regard est grec,
relativement à ce qu'il voit il n'est cependant plus, plus jamais, grec. >>2
Dès lors que la différence entre ce qui est grec et ce qui ne l'est plus,
entre ce qui appartient à l'histoire de l'être et ce qui n'en relève plus, est
celle de l'oct.~Oe:toc et de l'Ereignis - mot dont la traduction par « événement» n'épuise pas, tant s'en faut, le sens -, n'est-ce pas en continuant
d'interroger la manière dont Héraclite pense la première que nous serons
en mesure de réaccomplir le chemin qui mène au second ? Revenons
donc au fragment 16. Ilwc; ocv ·ne; /.oc6ot, comment quelqu'un peut-il
demeurer caché ... ? demande Héraclite. Le caractère oratoire de cette
question signifie, nous l'avons déjà dit, que nul ne saurait se soustraire à
ce qui ne sombre jamais ou se dérober à l'éclaircie. Mais pourquoi? Tant
que nous ignorerons qui désigne le pronom indéfini, nous ne pourrons
évidemment répondre. À qui donc le pronom-adjectif interrogatif ·ne;
renvoie-t-il ? Aux hommes certes mais aux dieux également puisque ni les
uns ni les autres n'ont produit ce feu toujours vivant qu'est le monde.
Comment pourraient-ils alors être toujours assignés à ce qui ne sombre
jamais si l'éclaircie ne régissait leur présance elle-même ou encore si« nepas-demeurer-caché » et « venir-en-présance » ne signifiait une seule et
même chose?
1. Ihid., p. 79. En 1938-1939, Heidegger tenait déjà« la conception du non-retrait comme
ouioerl1117!de l'étant pour 110n-grecqueen un sens remarquable»; cf. Berùmu11g, GA, Bd. 66, p. 316.
2. « Aus cincm Gcspriich vonderSprache »,in U11tenve.,f!,I zurSprache, GA, Bd. 12, p. 127.
66
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
Mais l'éclaircie ne concerne-t-elle que les seules présances humaine et
divine, que la seule présance des ~<;>ex, des vivants ? Rien n'est moins sûr
car si, comme le dit Heidegger dans une formule dont la compréhension
entraîne de proche en proche celle de toute sa pensée, si « présance
signifie : demeurer à partir du cèlement en avant dans le décèlement (aus
der Verbergung her in die EntbC7,ung vor 111ahren) »1, alors l'éclaircie où se
déploie l'unité adversative du cèlement et du décèlement concerne bien la
présance de tous les présants et ce quels qu'ils soient. Il reste toutefois
que le sujet grammatical du fragment 16 est «quelqu'un» et non
«quelque chose». Faut-il en conclure que cette parole héraclitéenne n'a
qu'une simple portée régionale ou y voir au contraire le signe du rapport
singulier qui lie les hommes et les dieux à l'éclaircie elle-même?
Ce rapport est en effet singulier à double titre. D'une part les hommes et les dieux ne vont jamais sans les plantes et les animaux, la montagne, la mer et les étoiles, « choses qui, en un autre sens, sont divines et
humaines », bref sans le ciel et la terre auxquels, chacun à leur manière, ils
sont essentiellement ouverts, d'autre part et surtout «ils ne peuvent
jamais demeurer cachés dans leur rapport à l'éclaircie». Pourquoi ? La
réponse vient sur le champ : «Parce que leur rapport à l'éclaircie n'est
rien d'autre que l'éclaircie elle-même dans la mesure où celle-ci rassemble
et retient dans l'éclaircie les dieux et les hommes. »2
Comprise comme la dimension au sein de laquelle se déploie l'unité
adversative du cèlement et du décèlement, unité qui règne sur la présance
de chaque présant, l'éclaircie les laisse paraître en les rassemblant dans la
présance. Nous ne saurions donc déterminer le rapport des hommes et
des dieux à l'éclaircie sans procéder depuis leur propre mode de présance.
Mais ceux-ci et ceux-là ne sont évidemment pas présants sur le même
mode. Quelle est la différence et surtout affecte-t-elle, en son fait, le rap1. « Aletheia (Heraklit, fragment 16) », in Vortriige 1md ANjsiilZ!, GA, Bd. 7, p. 284. La
même formule ou presque réapparaît quelques années plus tard, dans la conférence Hegel 11nd
die G'rircbe11, lorsque la présance est explicitée comme « le demeurer à partir du retrait en avant
dans le non·retrait (tlas a11s der Verborgmheit her i11 die l111verborge11heil vor- IV'iihre11) » ; cf. Weg111arke11, GA, Bd. 9, p. 441. Cette formule reproduit, au verbe près, 1viihre11 au lieu de bri11f!.ell, celle,
citée plus haut (p. 46), par laquelle Heidegger caractérise la production et la <l>•ja~~ ; cf. également «Die Gefahr », in Brenier Nlld FiribNwr v'i11tn1ge, GA, Bd. 79, p. 64.
2. Id, p. 285.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
67
port à l'éclaircie? Après avoir évoqué le fragment 53 selon lequel
7t6Àeµoc:;, l'explication conflictuelle, laisse paraître certains présants
comme des dieux et d'autres comme des hommes, Heidegger commentait:« Cela veut dire: l'éclaircie qui dure laisse venir en présance dans le
non-retrait les dieux et les hommes de telle sorte qu'aucun d'entre eux ne
puisse jamais demeurer caché. [...] Toutefois, la présance des dieux est
autre que celle des hommes. En tant que ~ixlµovec:;, fk&ovnc:;, les dieux
sont ceux qui regardent-dans, dans l'éclaircie du présant, présant qui
concerne les mortels à leur manière puisqu'ils le laissent reposer-devant
dans sa présance sans cesser d'y prêter attention. »1 En d'autres termes, si
les dieux viennent-en-présance en tant qu'ils regardent dans l'éclaircie et
les hommes en tant qu'ils regardent depuis l'éclaircie, les uns et les autres
tirent leur être ou présance du rapport à l'éclaircie.
Quel est-il, comment advient-il, quel en est le mode de déploiement?
À la différence des autres présants, les hommes et les dieux « ne sont pas
seulement illuminés (beleuchtet) dans l'éclaircie mais rendus lumineux par
elle et pour elle (aus ihr Z!' ihr er-leuchtet). Ils peuvent alors ainsi, à leur
manière, accomplir (amener à la plénitude de son essence) l'éclaircir et
par là garder l'éclaircie. Les hommes et les dieux ne sont pas seulement
exposés à la lumière (belichtet), fût-elle suprasensible, en sorte que, devant
elle, ils ne puissent jamais se dissimuler dans l'obscurité. Ils sont dans leur
essence éclaircis (gelichtet). Ils sont éclairés (er-lichtet) : appropriés à
l'événement de l'éclaircie et, pour cette raison, jamais célés mais décélés
(in das Ereignis der Lichtung vereignet, darum nie verborgen, sondern ent-borgen) et
cela pensé encore en un autre sens. De même que les éloignés appartiennent aux lointains (wie die Entftrnten der Ferne gehiiren), de même les décélés
(die Entborgenen), au sens qu'il convient maintenant de penser, sont confiés
à l'éclaircie qui les abrite, les tient et retient (der bergenden, sie haltenden und
verhaltenden Lichtung zugetraut) >>2. Présants dans l'éclaircie, les hommes et
les dieux ne le sont évidemment pas au même titre que le ciel et la terre
1. Id., p. 284. Sur le sens du verbe 6&&.ù(·"'"• blicken, regarder, l'assimilation des dieux aux
regardants et la détermination de l'homme comme celui dont le regard répond à la vue (Blick)
qu'offre ce qui se montre, comme celui dont le regard répond à celui de l'être, comme le
regardé (An-geblickte), cf. Pant1mides, GA, Bd. 54, p. 152-162 et particulièrement p. 158 et 160.
2. Id, p. 285.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
68
dès lors qu'ils sont ouverts à la présance en tant que telle. Mais comment
pourraient-ils être ouverts à la présance sans l'être d'abord à son éclaircie
et comment pourraient-ils être ouverts à l'ouvert ou à l'éclaircie dans
l'éclaircie sans être eux-mêmes et par vocation éclaircis en tant
qu'éclairants et ce d'autant plus que l'ouvert est l'éclaircie? Que signifie
alors ce rapport incomparable à tout autre sinon que les hommes et les
dieux sont appropriés à l'éclaircie de telle sorte que cette appropriation
(Er-eignis) est l'éclaircir même et ainsi l'événement s'il en fut jamais ? Et
dans cette appropriation les hommes et les dieux sont nécessairement
toujours décélés puisqu'ils sont l'éclaircie - dans une autre langue on
dirait : toujours dans la vérité de l'être car leur être en est le lieu - ou
encore nécessairement remis dans leur être, c'est-à-dire confiés, à
l'éclaircie qui, nous l'avons vu, ne va pas sans un abriter.
Mais Je fragment 16 porte-t-il bien sur le rapport des hommes et des
dieux à l'éclaircie en tant que domaine des domaines? Si les mots TO µ~
3uv6v n:oTe: et M6ot par lesquels commence et finit ce fragment nomment
le décèlement et le cèlement dont seule l'éclaircie ouvre le rapport, c'est
sans nul doute le domaine des domaines, le domaine de l'&À1j6e:toc qui est
pris en vue. Et si questionner est propre à l'homme et aux dieux, la forme
interrogative de cette parole d'Héraclite indique que ce dernier « pense
l'éclaircir célant-décélant, le feu du monde, dans un rapport à peine
visible à ceux qui, par essence sont éclairés et qui ainsi, en un sens insigne,
sont à l'écoute de l'éclaircie à laquelle ils appartiennent (der Lichtung Zuhiirende und Zugehiirige sind) »1• La question d'Héraclite ne signifie-t-elle pas
alors que le rapport du feu du monde aux dieux et aux hommes est tel
que les uns et les autres« appartiennent à l'éclaircie non seulement en tant
qu'ils sont exposés à la lumière et mis en vue mais comme ces inapparents qui, à leur manière, co-apportent l'éclaircir, le prennent-en-garde et
le transmettent dans sa durée »2 ? Mais ainsi comprise, cette question ne
reçoit-elle pas son sens de l'Ereignis et, d'une certaine manière, ne
montre-t-elle pas les hommes, les dieux et le feu du monde depuis l'Ereignis, voire dans l'Ereignis si ce dernier est« le milieu se découvrant et se
1. Id., p. 286.
2. Ibid.
69
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
médiatisant lui-même (die sich selbst ermittelnde und vermittelnde Mille) dans
lequel doit être par avance repensé toute essance (Wesung) de la vérité de
l'être »1 ? N'est-ce pas alors de l'~À~6etix à l'Ereignis que nous a acheminé
l'interprétation de la parole d'Héraclite ou, plus précisément, de l'éclaircie
de la présance au seuil de l'appropriation de l'être à l'homme et de
l'homme à l'être, appropriation depuis laquelle il y a et l'homme et l'être
puisqu'elle est l'éclaircir de l'éclaircie? Parcourir ce chemin, n'est-ce pas
alors comprendre la différence entre penser depuis l'éclaircie et penser
l'événement (Ereignis) de l'éclaircir - événement qui advient dans, par et
surtout comme appropriation (Er-eignis) réciproque de l'être et de
l'homme-, n'est-ce pas surtout se porter au lieu du partage ou de la décision2 entre ce qui est grec et ce qui ne l'est plus ou pas encore ?
1. Beitriige zur Pbiloropbie, GA, Bd. 65, p. 73.
2. Sur le sens que peut avoir la décision dans un tel contexte, cf. Beitriige
GA, Bd. 65, p. 87 et sq.
Zf'T
Pbilosopbie,
V
Si tout étant ou tout présant se tient dans l'éclaircie, il n'en demeure
pas moins comme soustrait à l'éclaircie dans l'éclaircie même puisque son
être n'y est pas aussi accessible que lui. L'éclaircie où l'étant vient en présance est donc d'abord celle du retrait de l'être. Elle n'est pas circonscrite
ou limitée par ce retrait mais elle est «éclaircie pour ce qui se-céle ». Et
Heidegger ajoute : « Nous pouvons et devons comprendre cette détermination du se-célant - vue depuis l'éclaircie de l'étant - comme une première caractérisation essentielle de l'être lui-même. » Le se-celer de l'être
est néanmoins de nature particulière car l'étant qui se tient dans l'éclaircie
ne saurait nous y être accessible en tant que tel sans que l'être ne se soit
d'une manière ou l'autre préalablement laissé voir. Il faut alors en conclure que l'être« simultanément se montre et se retire», que« le se-refuser
hésitant est 1:e qui est proprement éclairci dans l'éclaircie et à quoi
d'ordinaire nous ne prêtons pas attention »1• Une fois encore, l'hésitation
est un trait de l'être. La vérité n'est donc pas seulement l'éclaircie de
l'étant, c'est-à-dire le non-retrait du présant ou àÀf,Oe:toc, mais plus originairement« l'éclaircie pour le se-celer hésitant »2 •
1. Gimulfmgm der Philosophie, GA, Bd. 45, p. 210.
2. Ibid., p. 211. Cf. Bcitriige Z!"' Phi/o,·ophie, GA, Bd. 65, p. 346.
72
HEIDEGGER ET LE CHRISI1ANISME
L'éclaircie de l'étant concerne notre être dans la mesure où c'est en
elle et par elle que nous pouvons accomplir ce qui nous est propre, à
savoir nous rapporter à l'étant en tant qu'étant, qu'il s'agisse de celui dont
nous nous préoccupons ou de celui que nous sommes. Et si l'éclaircie du
présant est proprement celle de la présance et de son retrait, de la présance en son retrait, l'éclaircie du retrait ou du se-celer est alors le véritable lieu ou abri de notre être puisque nous ne saurions nous rapporter à
l'étant comme tel sans être auparavant rapporté à l'être, bref sans être
rapport à l'être lui-même, c'est-à-dire à son retrait. Nous sommes donc
bien confiés à l'éclaircie du retrait qui nous abrite et tel est le sens du jeu
de mot, autorisé par la chose même, selon lequel, tout comme les éloignés appartiennent aux lointains; die Entborgenen signifie à la fois les décélés et ceux dont l'être appartient à ce .qu'abrite (bergen) l'éclaircie du seceler (Sïchverbergen). Cette éclaircie toutefois ne saurait être le site de
l'essence de l'homme sans que la seconde ne soit nécessaire à la première,
appelée par elle. Qui est alors l'homme sinon « celui qui est requis
(gebraucht) par l'être pour soutenir l'essance de la vérité de l'être »1 ? Mais
comment l'homme pourrait-il être ainsi nécessaire à l'éclaircie ou à la
vérité de l'être sans y être approprié ou transproprié et par cette appropriation même contribuer à l'éclaircir?« En tant qu'essance de l'éclaircie
du se-celer, le Da-sein appartient à ce se-celer lui-même qui se déploie
(west) comme ap-propriation »2• Abritant l'éclair éclairant que nous sommes, l'éclaircie du retrait abrite donc rien moins que l'Ereignis, c'est-à-dire
l'appropriation de l'être à l'homme et de l'homme à l'être, appropriation
dans et par laquelle l'événement de l'éclaircir a lieu et dont proviennent
par conséquent 1'&1..~fü:LOt et la présance. En déterminant l'essence de la
vérité comme «la mise à l'abri éclairante de l'appropriation (die lichtende
Verbergung des Ereignisses) »3. Heidegger ne dit pas autre chose.
Penser et voir l'appropriation, c'est alors voir et penser dans
l'appropriation. L'appropriation de l'homme à l'être et de l'être à l'homme
1. Beilriige zHr Philosophie, GA, Bd. 65, p. 318. A l'époque de Sei11 Nlld Zeil, Heidegger affirmait déjà : « Vérité "il y a" pour autant et aussi longtemps que le Dasei11 est» ; cf. op. cil., § 44 c,
p. 226.
2. Id., p. 297.
3. Id., p. 344.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
73
qui est l'éclaircir même est« le rapport de tous les rapports »1, le rapport
qui précède tous les autres et dans le milieu duquel ils peuvent seulement
avoir lieu. Engagés dans l'appropriation,« nous ne pouvons jamais poser
l'Ereignis devant nous, que ce soit à titre de vis-à-vis ou comme ce qui
englobe tout »2 et seule l'appropriation peut mettre fin à l'empire de la
représentation. Penser l'appropriation, c'est en effet renoncer à séparer
l'être et l'homme, à les isoler l'un de l'autre.« Nous disons de "l'être luimême" toujours trop peu lorsque, disant "l'être'', nous laissons de côté la
présance à l'essence de l'homme (das An-wesen zum Menschenwesen), méconnaissant ainsi que cette essence elle-même co-constitue l'être. Nous disons
de l'homme aussi toujours trop peu lorsque, disant l' "être" (non pas l'êtrehomme), nous posons l'homme à part pour ensuite, une fois ainsi posé, le
mettre en relation à l' "être". Mais nous disons aussi de l'être toujours trop
quand, le tenant pour ce qui englobe tout, nous nous représentons du
même coup l'homme comme un étant particulier parmi d'autres (plantes,
animaux) et que nous mettons en relation ceux-ci avec celui-là; car il y a
déjà, dans l'essence de l'homme, la relation à ce qui, par le rapport, le rapporter au sens du requis-pour (d11rch den BeZ!'g, das Bezjehen im Sinne des Brauchens), est déterminé comme "être" et qui est ainsi soustrait à son prétendu
"en soi et pour soi". Le terme "être" chasse la représentation d'un embarras à l'autre sans que la source de cette perplexité puisse se montrer. »3 Et
un peu plus loin, pensant toujours depuis l'Ereignis sans le nommer jamais,
Heidegger proposera l'abandon du mot «être» parce qu'il «isole et
sépare »4•
Si l'essence de ce qui est grec est essentiellement autre que grec, il n'y
a plus alors rien de grec dans l'appropriation. Mais que faut-il entendre
par là sinon la fin de l'histoire de l'être et du règne de la différence ontologique? La fin du retrait de l'être et de son destin, parce que l'accès à
l'appropriation suppose que le retrait se soit montré comme retrait. «La
1. «Der Weg zur Sprache »,in Unterwegs z.Hr Spraçhe, GA, Bd. 12, p. 256; cf.« Das Wesen
der Sprache », id., p. 203 où la langue est également comprise comme le « rapport de tous les
rapports».
2. « Zeit und Sein », in Zur Jaçhe des De11kens, p. 24.
3. « Zur Seinsfrage »,in Wegn1arken, GA, Bd. 9, p. 407-408.
4. Ibid., p. 408.
74
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
métaphysique est l'oubli de l'être, c'est-à-dire l'histoire du cèlement et du
retrait de ce qui donne être. L'entrée de la pensée dans l'E'reignis équivaut
à la fin de cette histoire du retrait. L'oubli de l'être est "levé" ("hebt" sich
"auj") avec l'éveil à l'Ereignis. »1 La fin du règne de la différence ontologique, puisque celle-ci ne va pas sans l'insurrection du présant contre la
présance, sans cette modification de la présance en constance que le
retrait de la À#hi rend possible, bref sans le retrait du retrait auquel, à sa
manière, l'appropriation met un terme.
La différence ontologique surmontée - mais peut-on encore parler
ainsi ? -, il est enfin possible de revenir sur le mode d'accomplissement
de la déférence ou mieux sur le séjourner-ensemble propre à l'essence de
cette chose qu'est la cruche. Si Je retrait de l'être et de sa vérité donne
libre cours à « la fureur de la persistance »2 qui anéantit tout séjournerensemble, à l'inverse l'Ereignis où, avec l'être, disparaît la constance, doit
au moins en favoriser le déploiement. Mais comment? Il y a dans l'essai
sur l'à:.À#Je:ux et le fragment 16 d'Héraclite une courte proposition que
rien n'annonce et qui demeure tout à la fois sans explication et sans suite,
une de ces propositions où, comme le remarque Heidegger à propos de
Parménide, les penseurs disent l'essentiel comme en passant 3 • Après
avoir interprété le feu méditant comme l'éclaircir qui donne la présance,
c'est-à-dire l'être et avant d'assigner cet éclaircir au se-celer, Heidegger
écrit simplement ceci:« L'événement-appropriant (Ereignis) de l'éclaircie
est le monde. »4
Quel est le sens de cette proposition et faut-il penser le mode
d'accomplissement de la déférence ou le séjourner-ensemble depuis le
monde en tant qu'événement-appropriant? Reprenons la description de
La chose au point où nous l'avons interrompue. Après avoir montré que
1. « Protokoll zu einem Seminar über den Vorrrag "Zeit und Sein"», in ZNrSache des Denkeus, p. 44 ; cf. p. 32 où il est dit qu'en se réveillant de (l.::n/lachen) l'oubli de l'être la pensée
s'éveille à (E11t11•achm) l'appropriation. Dans la première des notes portant sur le dépassement
de la métaphysique (1936-1946), Heidegger comprend «l'appropriation au sein de laquelle
l'être lui-même ~st surmonté» comme «ce à partir de quoi l'histoire de l'être manifeste son
essence»; cf. « Uberwindung der Metaphysik »,in Vo1t1wge H11d Aufriitze, GA, Bd. 7, p. 69.
2. «Der Spruch des Anaximander »,in Holz11-ege, GA, Bd. 5, p. 359, déjà cité.
3. Cf. « Moira (Parmenides VIII, 34-41) », in Vortrage H11d A11ftiitze, GA, Bd. 7, p. 256.
4. « Alethcia (Heraklit, fragment 16) », in Vi1rtroge 1111d AH_/iiilZ!, GA, Bd. 7, p. 283.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
75
«l'offrande du liquide est offrande dans la mesure où elle laisse demeurer
(es verweilt) le ciel et la terre, les divins et les mortels », Heidegger précisait :
«Mais maintenant, demeurer n'est plus le pur et simple persister d'un
subsistant. Demeurer approprie. Demeurer porte les quatre à la clarté de
leur propre. A partir de la simplicité de cette clarté, ils sont confiés les uns
aux autres. Unis dans ce l'un-à-l'égard-de-l'autre, ils sont hors-retrait
(unverborgen). »1 Demeurer signifie donc persister ou approprier. Quelle est
la signification et la portée de cette distinction? Nous l'avons vu au cours
de l'interprétation de la parole d'Anaximandre, un présant persiste et persiste à part, demeure en son séjour, cantonné en soi, sans égard pour les
autres, lorsque la présance est modifiée en constance, régie par 1'&8L>d0t et
la différence ontologique. «Mais maintenant», c'est-à-dire après que
l'oubli de l'être a été levé par l'accès à l'appropriation, demeurer peut
signifier séjourner-ensemble et c'est bien en ce sens que, «la simplicité
des quatre demeure dans l'offrande du liquide »2• Passer d'une manière de
demeurer à l'autre, c'est alors passer de l'&Àfi0e:tOt à l'Ereignis, de ce qui est
grec à ce qui ne l'est plus. Toutefois, comment le demeurer-ensemble
approprie-t-il? «"Sur terre" veut déjà dire "sous le ciel". Tous les deux
signifient aussi "demeurer devant les divins" et impliquent "en appartenant à la communauté des hommes". »3 Le ciel et la terre, les divins et les
mortels sont donc appropriés ou s'approprient réciproquement dans la
mesure où aucun d'entre eux ne va sans les autres, dans la mesure où,
pour parler de manière grecque, chacun reçoit son « être » de celui des
autres auxquels il est ainsi remis en propre et proprement remis : confié.
Ce n'est donc pas le séjourner-ensemble qui donne lieu à l'appropriation
mais l'appropriation qui a lieu comme le séjourner-ensemble, comme
déférence. C'est d'ailleurs pourquoi l'accomplissement de cette dernière
est impossible sous le règne de la seule &Àfi0e:toc. Et si le persisterisolément accomplit 1'&8nc.loc, l'oubli de l'être et son destin métaphysique,
le séjourner-ensemble par contre se déploie comme Ereignis, c'est-à-dire
aussi comme l'éclaircir de l'éclaircie. Telle est la raison pour laquelle
1. « Das Ding>>, in Vorlrage N11d AnftiitZ!, GA, Bd. 7, p. 175.
2. //1id.
3. « Bauen Wohnen Denken »,in Vortriige Nnd ArifsalZ!, GA, Bd. 7, p. 151.
76
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
« demeurer porte les quatre à la clarté de leur propre», telle est la raison
pour laquelle, «confiés les uns aux autres », les quatre sont du même
coup confiés à la clarté de l'éclaircie: hors-retrait mais en un sens suffisamment initial pour n'être plus grec.
La cruche est cruche dans et par l'offrande où se rassemblent la contenance et le vide, l'offrande est offrande dans et par le séjourner-ensemble
du ciel et de la terre, des dieux et des mortels. Tout ce que rassemble le versement oblatif et qui est la cruche même est donc rassemblé dans et par le
séjourner appropriant du quadrat. « Ce rassemblement simple sous forme
multiple est l'essance de la cruche» et si, pour désigner le rassemblement,
le vieil haut-allemand disposait du mot thing, il est alors possible de nommer Ding, chose, la cruche ainsi comprise.« L'essence de la cruche est le
pur rassemblement oblatif du simple quadrat en un séjour (Weile). La
cruche se déploie (west) comme chose. La cruche est la cruche en tant
qu'une chose. Mais comment la chose se déploie+elle ? La chose chose
(das Ding ding!). Le choser (das Dingen) rassemble. Appropriant le quadrat,
le choser en assemble le séjour (Weile) dans quelque chose à chaque fois de
séjour (in ein je Weil~es) : dans cette chose-ci, dans cette chose-là. »1 Quelle
est alors la différence entre la chose et le présant si l'une est à chaque fois
de séjour et l'autre ce qui séjourne-toujours-en-passant (das je-Weil~e)? La
chose reçoit son titre de séjour du séjourner-ensemble des quatre, c'est-àdire de l'Ere~nis, le présant tire son caractère séjournant de l'ocÀ~6eLcx en
tant qu'elle provient de la À~6YJ. Le séjourner de la chose est propre à la
chose, le présant, l'étant, est redevable de son séjour à la présance, à l'être.
Ici et là le séjour n'a donc pas le même sens et si tout présant-séjournant
peut s'établir à demeure aux dépens des autres à raison du retrait de l'être
ou de la À~6·1), la chose ne le saurait puisqu'elle est en elle-même offerte au
séjourner-ensemble et à l'appropriation.
Comment l'unité du ciel et de la terre, des divins et des mortels, comment l'unité du quadrat s'accomplit-elle? Elle n'est pas la sommation
encore métaphysique du ciel et de la terre, des dieux et des mortels mais
l'entrecroisement des quatre à la faveur duquel chacun vient à son
1. «Das Ding», in VortriigeimdAuftiitze, GA, Bd. 7, p. 175.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
77
propre. L'unité de l'éclaircir n'est ni humaine ou divine, ni terrestre ou
céleste, mais celle de l'intervalle à partir duquel les uns et les autres parviennent à ce qui leur est propre « Chacun des quatre reflète à sa manière
l'essence des autres. À sa manière, chacun est ainsi renvoyé par spécularité à son propre au sein de la simplicité des quatre. »1 Que signifie ici
« refléter» ou, plus précisément, quel est le trait de la relation spéculaire
apte à décrire le mode d'unité des quatre? Avant d'être le site de l'image,
le miroir est ce par l'intermédiaire de quoi quelque chose d'autre peut
apparaître, venir à soi et à ce qui lui est propre. Le ciel reflète la terre
parce que la terre est proprement ce qu'elle est sous le ciel.« Que ce ciel
terrestre est divin! »2 s'exclamait Mallarmé, faisant ainsi, en s'y inscrivant,
l'expérience des quatre. La réflexion approprie et en appropriant éclaire
puisque, pour rappeler à nouveau ce qui confère à cette description toute
sa portée, l'appropriation dont les quatre sont indissociables, à supposer
qu'ils puissent en être distingués, l'appropriation est l'éclaircir même.
« Éclairant chacun des quatre, la réflexion en approprie les unes aux
autres l'essence propre et ce dans la simplicité de la propriation (Vereignun!). Reflétant selon ce mode appropriant-éclairant, chacun des quatre
se transmet (sich zuspielt) à chacun des autres. Le refléter appropriant
libère chacun des quatre à son propre mais lie ces libérés dans la simplicité de leur mutualité essentielle. »3
En rassemblant le ciel et la terre, les mortels et les divins, la chose les
rapproche les uns des autres. Mais rapprocher le lointain en tant que lointain, qu'est-ce sinon l'essence de la proximité? Relativement à la chose,
cela implique qu'elle n'est pas« dans» la proximité mais que la proximité
règne sur le rassemblement qu'elle est; concernant le ciel et la terre, les
divins et les mortels, cela signifie que chacun d'entre eux quatre est ouvert
aux autres dans leur éloignement même, c'est-à-dire ouvert sur leur propre
retrait. Comprenant le rapport du ciel et de la terre, de l'homme et du dieu,
comme un «vis-à-vis-l'un-de-l'autre», Heidegger précisait : «Sous le
règne du vis-à-vis-l'un-de-l'autre, chacun, l'un pour l'autre, est ouvert,
1. Ibid., p. 180.
2. Lettre à Cazalis du 28 avril 1866, in Œ11v17!s conplètes, La Pléiade, t. 1, p. 698.
3. « Das Ding», in Vortriige 1111dAefsiilZf, GA, Bd. 7, p. 180-181.
78
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
ouvert dans son se-celer; ainsi l'un s'étend jusqu'à l'autre, l'un s'en remet à
l'autre et chacun demeure ainsi lui-même ; l'un est sur l'autre en tant qu'il
veille sur lui, le garde, l'un est sur l'autre en tant qu'il le voile. »1
Si s'en remettre à un autre en y prenant abri sans cesser d'être soi,
c'est se confier ou être confié, alors l'unité appropriante-éclairante du
q4adrat s'accomplit comme confiance. «Le refléter qui lie dans ce qui est
libre (ins Freie) est le jeu qui confie les uns aux autres chacun des quatre à
partir du tenant pliant-joignant de la propriation. Aucun des quatre ne
s'obstine sur sa particularité séparée. A l'intérieur de leur propriation,
chacun des quatre est, au contraire, exproprié vers un propre (enteignet Z!'
einem blgenen). Ce proprier expropriant est le jeu-miroir du quadrat. C'est
à partir de ce proprier que la simplicité des quatre est mise en confiance. »
Allant à la ligne, Heidegger ajoute alors : « Nous nommons monde le jeumiroir (Spiegel-Spie~ appropriant de la simplicité de la terre et du ciel, des
divins et des mortels. »2
L'éclaircir de l'éclaircie est l'appropriation de l'être à l'homme et de
l'homme à l'être, appropriation abritée dans le se-celer. Mais si l'homme
ne va pas sans les dieux, le ciel et la terre, l'appropriation advient comme
leur unité et le quadrat est alors ce à partir de quoi toutes choses s'entreappartiennent et reposent dans l'éclaircie: le monde. Élevé au rang de
l'éclaircir, «devançant tout présant »\ le monde ne désigne plus alors le
x6crµoç ou l'ensemble des présants mais, «événement-appropriant de
l'éclaircie» et, à ce titre, gardant et rassemblant les choses en leur
octroyant de séjourner-ensemble selon une confiance que nulle constance ne saurait rompre puisqu'aucun des quatre ne peut s'obstiner sur sa
particularité, le monde est d'un seul et même trait «la vérité de l'essence
de l'être »4 et le mode sur lequel s'accomplit la déférence. Tant que l'être
n'est pas subordonné au monde en tant qu'événement-appropriant de
l'éclaircie - l'éclaircie de l'être ne relève pas de l'être - la déférence
1. « Das Wesen der Sprache », in Untenvegs z11r Spra,he, GA, Bd. 12, p. 199. En marge des
mots « ouverts dans son se-celer », Heidegger a noté : « les lointains confiés les uns aux autres ».
2. « Das Ding», in Vortriige und A1!JsiitZ!, GA, Bd. 7, p. 181.
3. Id., p. 175, déjà cité.
4. «Die Gefahr »,in Bre111er n11d Fir:if1nrger Vortriige, GA, Bd. 79, p. 48. Cf. Beitriige z11r Philosophie, GA, Bd. 65, p. 485.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
79
confiante est aussi impossible qu'impensable ou, pour le dire autrement,
préciser le mode d'accomplissement de la déférence requiert le passage
de l'ocÀf,6ELot à l'Ereignis, de ce qui est grec à ce qui ne l'est plus pour en
être l'essence, requiert par conséquent la fin du destin de l'être et du
règne de la différence ontologique. S'opposant à l'analytique existentiale
pour laquelle le monde est une structure du Dasein, une manière d'être,
Heidegger peut alors affirmer que «le monde n'est pas un mode de l'être
ni soumis à celui-ci. L'être reçoit en propre son essence du monder du
monde (dem Welten von Wei~. Cela suggère que le monder du monde est,
en un sens encore inexpérimenté du mot, l'approprier. Quand le monde a
proprement lieu, l'être, et avec lui le rien, disparaît dans le monder. C'est
seulement lorsque le rien, dans son essence, s'évanouit dans la vérité de
l'être à partir de celle-ci, que le nihilisme est surmonté »1•
Laissons provisoirement de côté le nihilisme, c'est-à-dire l'essence de
la technique. Vérité de l'essence de l'être, le monde n'est ni un fondement
ni une condition de possibilité et n'est passible d'aucune explication. «Le
monde se déploie (wes~ en tant qu'il monde. Cela veut dire : le monder du
monde n'est ni explicable par autre chose ni fondé sur autre chose.» Cela
veut donc dire encore : le monde est un jeu et ce jeu spéculaire où, confiés
les uns aux autres, les quatre se montrent les uns par et dans les autres, est
«la ronde de l'approprier (der Reigen des Ereignens) »2• Mais cette ronde n'est
pas un cercle venant entourer et réunir après-coup le ciel, la terre, les dieux
et les mortels pris un à un, elle est« l'anneau qui s'enroule (der Ring der ring~,
règne en ordonnant tandis qu'il joue comme miroitement »3•
Une telle détermination du monde qui emprunte partiellement sa
langue à celle de Nietzsche dans le « miroir» duquel le monde apparaît
comme «un jeu de forces» soumis à «l'anneau» de l'éternel retour4, ne
1. Id, p. 48-49. Cf. « Zeit und Sein», in Zur Sache des Denleens, p. 22 où il est dit que« l'être
s'évanouit dans l'appropriation». Le verbe «monder» qui signifie purifier, nettoyer, ne provient pas du nom mais de l'adjectif n1und11s: propre. Nous lui donnons un autre sens afin de restituer autant que faire se peut une formule où il est essentiel que le nom devienne verbe.
2. « Das Ding», in Vorlriige 11nd A".fsiifZ!, GA, Bd. 7, p. 181.
3. Ibid, p. 182.
4. 1885, 38 (12); cf. 1884, 26 (193), 1888, 14 (188) ad. 5 et 1885, 35 (39) où la troisième
partie de Midi et étemité est intitulée : « De l'anneau des anneaux. Ou : "Le miroir"». De part et
d'autre, il s'agit de déstabiliser la constance.
80
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
va pas sans un bouleversement de ce qu'on peut nommer le régime de
monstration. Nous l'avons déjà dit, si on entend par phénomène ce qui se
montre soi-même, il n'y a rien de plus originairement métaphysique que
la phénoménologie car c'est seulement depuis et pour l'étant que le semontrer peut passer pour l'essence de l'éclaircie. Lorsque, après avoir
dé_fini la vérité comme« l'éclaircie appartenant à l'être en tant qu'appropriation », Heidegger ajoute que« l'essence de la vérité ne peut jamais être
interrogée à partir du se-montrer »1, il ne dit rien d'autre. Quel est donc le
régime de monstration propre au monde comme appropriation et
éclaircie ? Si chacun des quatre est proprement ce qu'il est dans et par les
autres, reflétant et reflété tout à la fois, il est tout à la fois montré et montrant dans et par l'appropriation~éclaircie. Et ce qui vaut pour les quatre
vaut pour la chose qui en est le rassemblement. Chaque chose montre le
monde et est montrée en et par lui ou, pour le dire dans la langue révolue
de ce qui s'évanouit dans l'appropriation, chaque étant montre l'être
grâce auquel il est montré sans jamais se montrer lui-même. En reprenant
un mot de Cézanne pour remarquer que« dans l'œuvre tardive du peintre
le pli du présant et de la présance est simplifié, tout à la fois "réalisé" et
surmonté, transformé en identité secrète »2, Heidegger n'en offrait-il pas
lui-même comme une traduction picturale ? Mais aucune chose ne pourrait être ainsi montrée-montrante comme cela ressortait déjà de la description du temple grec si l'appropriation ne se confondait pas avec
l'éclaircir même. Car c'est bien l'appropriation des quatre les uns aux
autres qui déploie l'événement de l'éclaircie, l'éclaircir de l'éclaircie. Montrer ne signifie donc plus se montrer aux dépens de l'être et de son
éclaircie, mais montrer l'éclaircir dans l'éclaircie, montrer l'Ereignis dans
l'Ereignis et, du même coup, y être montré3.
1. Besùmnng, GA, Bd. 66, p. 314.
.
2. «Cézanne», inA11sder Eifohr11ngdes Denkms, GA, Bd. 13, p. 223. A Aix-en-Provence, le
20 mars 1958, lors des quelques mots de remerciements qui précédèrent la conférence Hegel el
les Greçs, Heidegger confiait: «J'ai trouvé ici le chemin de Paul Cézanne auquel, d'une certaine
manière, de son début à sa fin, correspond mon propre chemin de pensée » ; cf. « Liebeserkliirung an die Provence », in Reden 11nd a11dere Ze11g11isse ei11es Lebmswege.r, GA, Bd. 16, p. 551.
3. Cf. A. Lowit, « Que signifient les 81lxo\iv-r0< du Poème de Parménide ? », in 1-feitlegP,er J~11dies, 1995, p. 123 et sq., où le passage du grec à ce qui ne l'est plus est déjà compris comme celui
du « se-montrer» au « montrer dans l' F:reignù » ; du même, cf. « Heidegger et les Grecs », in
Reu11e de Métapl?Jsique el de Morale, 1/1982.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
81
Quel est alors le rapport de la chose et du monde si la première n'est
ni un étant ou un ustensile, si le second n'est ni l'ensemble des présants
ou un existential ? « Monde et chose ne se maintiennent (bestehen) pas l'un
à côté de l'autre. Ils passent l'un à travers (dllrchgehen) l'autre. »1 Mais si, à
défaut de constance, monde et chose ne peuvent se maintenir, subsister
ou pei;sister séparément, comment peuvent-ils passer l'un à travers l'autre
sans confusion? Traversés l'un par l'autre, «les deux parcourent-etmesurent (durchmessen) un milieu. En celui-ci, ils sont unis (einig). En tant
qu'ils sont ainsi les unis, ils sont intimes (innig). Le milieu des deux est
l'intimité. Notre langue nomme das Zwischen, l'entre, le milieu de deux
choses. Le latin dit: inter. À quoi correspond l'allemand unter. L'intimité
du monde et de la chose n'est pas une fusion. L'intimité ne règne que là
où l'intime, monde et chose, se sépare purement et demeure séparé. Dans
le milieu des deux, dans l'entre monde et chose, dans leur inter, dans cet
Unter-, règne la séparation (der Schied) ». Ouvrant un nouvel alinéa, Heidegger reprend : « L'intimité du monde et de la chose se déploie (west)
dans la séparation de l'entre, se déploie dans la différence ( Unter-Schied,
l'entre-séparation). »2 Comment penser celle-ci dès lors qu'elle est le
mode sur lequel s'accomplit l'intimité de la chose et du monde, intimité
en raison de laquelle, loin de toute relation entre micro- et macrocosme,
loin de la différence ontologique, il est possible de parler de « chosemonde » et de « monde-chose »3 ?
Rassemblant le ciel et la terre, les dieux et les mortels, les choses
déploient le monde et le monde, dans son éclaircie, abrite et offre les choses qui, à chaque fois, y séjournent. Le monde vient des choses et les choses viennent du monde. Ce faisant, monde et chose décrivent la dimension
et le milieu où ils se séparent l'un de l'autre dans «le croisement de leur
essence »4 • Issus d'un seul et même milieu, chose et monde sont intimes
l'un à l'autre ; y croisant leur essence en le traversant, l'un et l'autre s'y
déploient en s'y séparant. C'est l'ensemble de ces mouvements ou mieux
1.
2.
3.
4.
«Die Sprache », in Untenpegs zNr Spradie, GA, Bd. 12, p. 21-22.
Ibid., p. 22.
I/Jid., p. 26.
Cf. Besi1111N1tg, GA, Bd. 66, p. 307.
82
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
ce mouvement d'ensemble que désigne le mot Unter-Schied, l'entreséparation, la différence. Comment l'entendre et surtout comment
l'entendre maintenant, c'est-à-dire, une fois encore, après que l'oubli de
l'être ait été levé par accès à l'appropriation? «Le mot Unter-Schied est
maintenant soustrait à son sens habituel et courant. Ce que nomme maintenant le mot "différence" n'est pas un concept générique pour toutes sortes de différences. La différence maintenant nommée est exclusivement
une. Elle est unique. A partir d'elle-même, la différence tient distendu
(auseinanderhiilt} le milieu vers et à travers lequel monde et chose sont unis
l'un à l'autre. L'intimité de la différence est l'unissant de la ÔL0t<j>op&., de ce
qui accorde en transportant (des durchtragenden Austrags). La différence
porte le monde à son monder, les choses à leur choser (Der Unter-Jèhied
triigt Welt in ihr Wellen, triigt die Dinge in ihr Dingen aus). Les portant ainsi, elle
les rapporte l'un à l'autre. La différence ne médiatise pas après coup en
nouant le monde et les choses par l'ajout d'une médiation (Mitte). En tant
que milieu (Mitte) la différence découvre (ermittelt) d'abord monde et chose
en leur essence, c'est-à-dire dans leur mutualité dont elle porte l'unité. » 1
Et si, comme nous l'avons déjà vu, l'appropriation (Ereignis) est« le milieu
se découvrant et se médiatisant lui-même dans lequel doit être par avance
repensée toute essance de la vérité de l'être »2, alors la différence ne saurait
être autre chose que la manière dont l'appropriation approprie. «Être
est ap-propriation, ap-propriation à caractère de différence : différence (S~n ist
Er-eignis, austragsames Er-eignis: Austrag) »3 dit Heidegger.
Par contraste avec l'Ëv 8L0t<j>Épov é0tuTcj> héraclitéen auquel il est ici
silencieusement fait écho4, ce n'est pas tant l'un qui se différencie en lui-
1. «Die Sprache », in U11ttm1egs z11r Sprache, GA, Bd. 12, p. 22.
2. Beitrage z11r Philosophie, GA, Bd. 65, p. 73; déjà cité.
3. Besin1111ng, GA, Bd. 66, p. 15. Dans l'avant-propos qui ouvre le recueil lde11/itiil 11nd Diffa·
rrnz dont le titre évoque le chapitre de la Wissenscheft der Logik où Hegel traite de l'identité, de la
différence (Unterschied) et de la contradiction Qivre II, sect. 1, chap. II), Heidegger avertissait :
«Dans quelle mesure la différence provient de l'essence de l'identité, c'est ce que le lecteur
trouvera de lui-même en prétant l'oreille à l'harmonie qui règne entre Ereignis et A11slrag »;
op. cit., p. 8. C'est donc à partir de l'appropriation que doit être compris ce singulier rapport
entre Heidegger et Hegel dont il est question dans le séminaire sur« Temps et Être»; cf. «Protokoll zu einem Seminar über den Vorrrag "Zeit und Sein"», in Z11r Sache des De11k411s, p. 28-29.
4. Cf. Martin Heidegger - Eugen Fink, « Heraklit », in Seminare, GA, Bd. 15, p. 183 et 193.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
83
même que l'unique différence qui, dans et par sa différenciation même,
porte monde et chose à ce qui leur est propre. Les mots 8toc<j>opa (8toc<j>épw), différence (disfero), Aus-trag (aus-tragen) signifient tous «porter à
travers, porter de côté et d'autre». Toutefois, en traduisant 8toc<j>opa par
durchtragenden Austrag, Heidegger confère à l'entre-séparation, à la différence, un autre sens encore. Austragen veut également dire « porter à
maturité » et « régler un différend par voie de conciliation »1• Dès lors,
rien n'interdit de nommer différence (Austrag) le mouvement qui, portant
monde et chose à ce qui leur est respectivement propre, les rapporte l'un
à l'autre en les accordant. La différence n'est donc pas un pur et simple
écartement mais l'ouverture du monde à la chose et de la chose au monde
dans le croisement de leur essence, elle est le mode sur lequel s'accomplit
l'appropriation, c'est-à-dire l'éclaircir de l'éclaircie 2• Après avoir compris
la différence mais aussi déjà l'appropriation comme «milieu découvrant», Heidegger poursuivait : « Le mot Unter-Schied ne désigne plus
alors une distinction entre des objets posée à l'initiative de notre représentation. La différence n'est pas non plus une simple relation présente
entre monde et chose que la représentation pourrait rencontrer et établir.
La différence n'est pas prélevée après-coup sur monde et chose comme
leur lien. La différence pour monde et chose approprie (ereignet) les choses
dans l'apport du monde, approprie le monde dans l'offre des choses. »3
L'appropriation ne va donc pas sans la différence, a le caractère d'une différenciation qui accorde ou encore «le rapport des rapports » ne saurait
avoir lieu sans porter à leur terme, c'est-à-dire à ce qu'ils ont de propre,
les termes de ce rapport et ce en les rapportants l'un à l'autre.
1. Cf. Besi11111111g. GA, Bd. 66, p. 317; «Der europiiische Nihilismus »,in NielZfche Il, GA,
Bd. 6. 2, p. 186 ; «Die onto-theo-logische Verfassung der Metaphysik », in ldenliliil und D!ffe·
rmz, p. 57 et sq.
2. Cf. Besi11n11ng, GA, Bd. 66, p. 83-84; 307-311 ; 314-315.
3. «Die Sprache », in Unltrnlff,S ZJIT Sprache, GA, Bd. 12, p. 22. Heidegger ayant rappelé
plus haut (p. 19) que la signification du verbe a11slrage11 recouvre en partie celle de l'ancien allemand biim1: fructifier, mettre au monde, verbe d'où proviennentgebiinm: porter à terme, enfanter et Gebiirde: geste, nous avons traduit ici ce dernier mot par «apport».
VI
Après avoir montré que la déférence ou le séjourner-ensemble
s'accomplissait comme l'appropriation, revenons à La parole d'Anaximandre et plus précisément à la question soulevée par les verbes et la
langue selon lesquels Heidegger y décrit la disjonction du présant et de la
présance, l'avènement de la différence ontologique et de la métaphysique.
Rappelons-le, cette disjonction advient lorsque le séjournant-transitoire
«persiste dans sa présance », «se rengorge dans l'entêtement du persister», «cherche à s'obstiner dans le séjour» ou encore lorsque, la constance« s'insurgeant» contre la présance, le séjournant-transitoire« persévère à séjourner »1• Si les verbes qui décrivent la manière dont le présant
en tant que tel se disjoint de la présance appellent un « sujet animé» rapporté à lui-même plutôt qu'un « sujet inanimé » dénué de rapport à soi
puisqu'ils désignent des conduites humaines, de quel champ d'expérience
reçoivent-ils ici leur sens et comment se laissent-ils traduire de leur
domaine d'origine dans le plus originaire des domaines, dans le domaine
des domaines ?
Afin d'accéder au champ d'expérience qui confère à ces verbes leur
puissance descriptive, commençons par déterminer la situation depuis
1. «Der Spruch des Anaximander »,in Holwege, GA, Bd. 5, p. 355, 356 et 359, déjà citées.
86
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
laquelle nous interrogeons la parole d'Anaximandre. A la fin du texte,
après avoir expliqué que celle-ci demeurera muette aussi longtemps que
nous l'aborderons de manière exclusivement historique et philologique,
Heidegger ajoutait : «Paradoxalement, la parole se met à parler lorsque
nous abandonnons les exigences de notre représentation habituelle pour
méditer en quoi consiste la confusion du présent destin du monde. » A
quel moment de ce destin en sommes-nous, sur quel mode l'être y est-il
présant ? La réponse vient sur le champ : « L'homme est sur le point de se
jeter sur l'ensemble de la terre et de son atmosphère, de s'emparer, sous
forme de forces, du règne célé de la nature et de soumettre le cours de
l'histoire à la planification et à l'ordre d'un gouvernement terrestre. Ce
même homme insurgé (aufstandige) est hors d'état (aujerstande) de dire simplement ce qui est, de dire ce que cela est qu'une chose soit. L'ensemble de
l'étant est le seul objet d'une unique volonté de conquête. La simplicité de
l'être est ensevelie sous un unique oubli. »1 C'est donc au moment où,
maître de l'étant et de nous-mêmes en tant qu'étant, nous sommes le plus
éloignés de l'être dont nous tenons notre être, auquel notre être est en sa
vérité proprement attenant, et où, pour cette raison nous sommes essentiellement en danger, c'est à cet instant que la parole d'Anaximandre« se
met à parler».
Comment caractériser le présent destin du monde ? L'homme ne saurait dominer l'étant et se détourner de l'être sans que ce dernier ne les y
prédispose l'un et l'autre, l'un à l'autre. Sur quel mode le sont-ils ou, plus
précisément, de quelle manière l'être vient-il aujourd'hui en présance, à
quel appel de l'être le règne de la technique répond et correspond-il ?
«Sans peine ou contraint, pressé ou poussé, l'ensemble de notre Dasein se
trouve partout mis en demeure de s'appliquer à tout planifier et calculer.
Qu'est-ce qui parle dans cette mise en demeure? Surgit-elle seulement
d'un caprice spontané de l'homme ? Ou n'est-ce pas déjà l'étant lui-même
qui nous concerne en s'adressant à nous comme planifiable et calculable ?
L'être ne serait-il pas alors mis en demeure de laisser apparaître l'étant
sous la perspective de la calculabilité ? De fait. Et pas seulement l'être.
1. Id., p. 372.
l IEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
87
Autant que l'être, l'homme est mis en demeure, c'est-à-dire sommé (geste/If) de s'assurer (sicherz!1stellen) de l'étant qui le concerne comme du fonds
(Bestand) de ses plans et calculs et d'étendre à perte de vue cette mise à
disposition (Bestellen). Le rassemblement de la sommation qui remet (zustellt) ainsi l'homme et l'être l'un à l'autre en sorte qu'ils se posent (stellen)
réciproquement a pour nom : le dispositif (Gestel~. »1
Ainsi sommés à comparaître par le dispositif, l'homme et l'être ont
partie liée, sont partie prenante l'un de l'autre. Qu'est-ce à dire sinon que,
sous« la constellation de notre temps »,l'homme est, d'une certaine façon,
approprié à l'être et l'être remis en propre à l'homme?« Un étrange approprier et remettre en propre règne dans le dispositif. »2 Laissons-le très brièvement ressortir sur l'exemple de la physique moderne. Alors que dans la
science classique, l'étant est objectivé et la vérité comprise comme certitude subjective de la représentation, «dans la physique atomique la plus
récente, l'ol?/et lui-même disparaît, la relation sujet-objet en tant que pure
relation l'emporte sur l'objet et sur le sujet pour atteindre à la certitude à
titre de fonds (Bestand) »3. Autrement dit, si la physique newtonienne tient
la nature pour un domaine clos dont le sujet théorique est exclu, auquel il
fait face, la physique quantique ne sépare pas l'observé de l'observateur et
de ses appareils. « En fin de compte, par la relation d'indétermination de
Heisenberg, l'homme est explicitement inclus dans la technicité des instruments, y devient une pièce du fonds »4 auquel il est donc ainsi approprié.
Comment la technique déploie-t-elle son essence ? En sommant tout
étant, naturel ou humain, d'apparaître comme pièce d'un unique fonds
permanent d'exploitation possible, le dispositif approprie l'homme à
1. «Der Satz der Identitat », in ldmtitdt 1111d Diffem1z, p. 22-23.
2. Id., p. 24. Sur la « constellation de l'être», cf. «Die Kehre », in Br1:111er 1111d Freiburger
Vorlriige, GA, Bd. 79, p. 75 et sq.
3. « Wissenschaft und Besinnung », in Vonriige 1111d Auftiitze, GA, Bd. 7, p. 54-55. Cc texte
date de 1953. Cf.« Ayz~~eto+r, »,in Fcld1JJeg-Gespriiche, GA, Bd. 77, où il est longuement question
du statut de la physique dans son rapport à la technique, et Der Satz vom Grtmd, GA, Bd. 10, p. 9.
4. Id., p. 57, note marginale. La relation d'indétermination est ce qu'on appelle improprement la relation d'incertitude. Par ailleurs «pièce» ne signifie pas «partie d'un tout» mais
« pièce détachée », « pièce de rechange » ; cf. « Das Ge-stell », in Bremer und /-reibmger Vo1triige,
GA, Bd. 79, p. 36-37, où Heidegger s'attarde sur ce caractère essentiel du fonds pour conclure
que, sous la domination de la technique, «l'homme est à sa manière pièce du fonds au sens
rigoureux des mots pièce et fonds >>.
88
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
l'être dans et par le retrait de celui-ci, consomme l'oubli de l'être et plus
encore de sa vérité. Mais ici consommer, c'est-à-dire mener à son terme
l'oubli de la vérité de l'être signifie également consumer, détruire en usant
et en réduisant à rien, oubliant jusqu'à cet oubli même. «L'essence du dispositif est la mise à disposition (Stellen) en elle-même rassemblée qui
chasse (nachstellt) dans l'oubli sa propre vérité d'essence, chasse qui se dissimule (verste/li) en ce qu'elle se déploie dans la mise en demeure (Bestellen)
de tout présant comme fonds, s'y installe et, en tant que telle, domine. »1
Bref, l'appel de l'être auquel répond le dispositif en devient lui-même une
pièce parmi d'autres, la technique poursuit l'être jusqu'à l'oubli et
«l'essence la plus intime de la mise à disposition en laquelle s'accomplit
(west) le dispositif est cette poursuite (Nachstellen) »2• Rappelant alors qu'en
vieil haut-allemand «poursuivre» se disait fara, Heidegger peut nommer
Gefahr, danger, l'essence de la technique et affirmer que« l'essence du dispositif est le danger »3•
D'où provient ce danger et qu'est-ce qui s'y trouve exposé? L'essence
de la technique moderne concerne l'être de l'étant dont elle parachève
l'oubli, ou, pour le dire autrement, elle se déploie en détournant la présance de l'ocÀ~6etcx dont elle sourd, en la tournant contre la vérité de son
essence. Et si le dispositif est le mode de décèlement par lequel l'être
advient comme son propre oubli, voire comme le retrait de ce qui lui est
propre, alors« en tant qu'essence de l'être, le dispositif place l'être hors de
la vérité de son essence, déplace (entsetz!) l'être de sa vérité». À l'époque de
la technique depuis laquelle nous interrogeons la parole d'Anaximandre,
«l'être lui-même se déplace de la vérité de son essence sans pourtant
jamais pouvoir, dans ce déplacement et cet écartement de soi (in diesem
Ent-setzen und Sichabsetzen), se séparer de l'essence de l'être »4• Le danger qui
1. «Die Kchre », in Bmner und Freib11rger Vorlrage, GA, Bd. 79, p. 68. Le verbe nachstellen
veut dire poursuivre, tendre des pièges, traquer. Heidegger y fait également appel pour préciser
le sens nietzschéen de la «vengeance»; cf. « Wer ist Nietzsches Zarathoustra?», in Vorlrage
1111d ANjialZ!, GA, Bd. 7, p. 111.
2. «Die Gefahr », in Bm11er 1111d Freib11rger Vortrage, GA, Bd. 79, p. 53.
3. «Die Kehre », in Bremer 1111d Freib11rger Vorl11ïge, GA, Bd. 79, p. 71.
4. «Die Gefahr », in Bm11er 11nd Freib11rger Vorlrage, GA, Bd. 79, p. 52. Le verbe allemand
mlselZ!ll signifie couramment «effrayer» mais litréralement «déposer», «déplacer». Le verbe
français effrq;oer est, quant à lui, issu du latin populaire exfridare, « faire sortir de la paix ».
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
89
menace l'être en provient mais ce n'est pas au même titre qu'il peut être
dangereux et en danger. Si «l'être est, en tant qu'être, le danger de sa
propre essence »1, il est menaçant en tant que dispositif et menacé dans sa
propre vérité d'essence. Dès lors, le dispositif qui consomme l'oubli de
l'être d'une part, et le monde qui en est la vérité d'essence d'autre part,
«sont le même» si on entend par là« le rapport de la différence »2• Mais
comment le rapport différencié du même s'accomplit-il ? «Le même,
l'essence de l'être en elle-même différenciée, est déplacé hors de soi dans
une opposition en sorte que le monde se déplace, de manière plus retirée,
dans le dispositif. »3 Que décrit cette proposition qui serait dialectique si le
retrait pouvait être confondu avec la négativité, que décrit-elle donc sinon
le mouvement par lequel l'essence de la technique étend son règne en
déplaçant tout ce qui est et l'être lui-même hors de sa propre vérité
d'essence, c'est-à-dire hors du monde en tant qu'événement de l'éclaircie ?
Ce déplacement de l'être hors de son essence dans l'opposition du
dispositif au monde ou de }'essentiellement inessentiel au proprement
essentiel, et qui, extirpant l'être de sa vérité, transit dangereusement la
manière dont tout ce qui est vient en présance, ce déplacement est à la
fois retrait du monde et surgissement de la différence ontologique. Il est
retrait du monde comme événement-appropriant de l'éclaircie et vérité
de l'essence de l'être, il est surgissement de la différence ontologique
parce que le retrait du monde anéantit le séjourner-ensemble dont il est le
mode d'accomplissement pour donner libre cours à la « fureur de la persistance», à la métaphysique dont l'essence de la technique marque
l'achèvement4• Mais cette situation n'est-elle pas précisément, au moins
dans son principe, celle que décrit la seconde phrase de la parole
d'Anaximandre? N'est-ce pas alors parce que la situation depuis laquelle
nous l'interrogeons trouve son origine dans la situation qui y est pensée,
n'est-ce pas pour cette raison que la plus ancienne des paroles de
l'Occident peut à nouveau se mettre à nous parler? Et le pourrait-elle si
1. Ibid, p. 53.
2. Ibid, p. 52. Cf. Der Satz llOIN Gn111d, GA, Bd. 10, p. 133.
3. Ibid, P.· 53.
4. Cf.« Uberwindung der Metaphysik »,in Vortnïge11ndA".fsiilZ!, GA, Bd. 7, p. 79, où il est
dit que par technique il ne faut pas entendre autre chose que l'achèvement de la métaphysique.
90
HEIDEGGER ET LE CllRISTlr\NISME
nous n'étions pas concernés par ce dont il y est question: le surmontement de 1'&:8~xla dans le laisser-appartenir de la déférence, si nous
n'étions pas nécessairement exposés à ce danger qu'est l'essence de l'être
puisque tout notre être réside dans le rapport à l'être?
Mais cet être auquel par essence nous appartenons peut-il être préservé de lui-même ou, pour Je dire autrement, le dispositif en tant que
mode de décèlement et destin de l'être peut-il être surmonté? Dès lors
que l'être se destine toujours sous une «empreinte d'époque »1 à chaque
fois différente, <J>ucm;, subjectivité ou dispositif, par exemple, tout destin
de l'être est destiné à un autre destin qui s'en trouve du même coup
changé sans être pour autant aboli. «L'être lui-même se destine et se
déploie toujours comme un destin et par suite se change destinalement. »2
Un destin de l'être n'est donc jamais un simple arrêt qu'un autre arrêt
viendrait rendre caduc et s'il est susceptible de modifications, l'essence de
la technique peut être surmontée sans être pour autant mise hors-jeu ou
purement effacée.
L'homme ne saurait toutefois y parvenir à lui seul car, le dispositif
étant, d'une certaine façon, l'être même, nous ne pouvons surplomber et
maîtriser le destin de ce dont tout notre être est d'être la sentinelle. «La
technique dont l'essence est l'être lui-même ne se laisse jamais surmonter
par l'homme. Pour ce faire, il faudrait qu'il soit le seigneur de l'être.»'
Mais si l'homme ne règne pas sur l'être, celui-ci n'en requiert pas moins
celui-là comme le site de sa vérité et, humainement insurmontable,
l'essence de la technique ne sera cependant jamais surmontée sans «le
concours de l'essence de l'homme »4 •
Quel peut-il être et comment pouvons-nous contribuer à sauvegarder
l'être et notre être de ce danger qu'est le dispositif? Nous l'avons vu,
l'essence de la technique se déploie en laissant apparaître tout étant
comme pièce d'un fonds d'exploitation possible, bref en appropriant
l'homme à l'être en son retrait. Mais si cette appropriation qui fait de
1.
2.
3.
4.
«Die onto-theo-logischc Verfassung der Metaphysik »,in ldentitiit 1111d Dijjem1z, p. 59.
«Die Kehre »,in BmllFr 1111d J-reib11r;rt,er Vort1i'~e, GA, Bd. 79, p. 69.
Id. Schelling emploie l'expression« seigneur de l'être» pour désigner le dieu chrétien.
Id.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
91
l'homme «le comm1ss1onnaire du fonds »1 ressortit au dispositif et à
l'oubli de l'être, nous ne saurions aider à surmonter la technique sans
accéder à la dimension au sein de laquelle elle déploie son essence, bref
sans être approprié à l'être en sa vérité.« L'homme est bien requis par le
surmontement de l'essence de la technique» mais, précise Heidegger, «il
est ici requis dans son essence en tant que celle-ci correspond à ce surmontement. C'est pourquoi l'essence de l'homme doit d'abord s'ouvrir à
l'essence de la technique, ce qui est un tout autre événement (Ereignis) que
le processus par lequel l'homme affirme et revendique la technique et ses
moyens. Et pour qu'en son essence il devienne attentif à l'essence de la
technique, pour qu'entre la technique et l'homme s'institue, relativement
à leurs essences respectives, une relation essentielle, pour tout cela
l'homme des temps modernes doit avant tout retrouver la vastitude de
son espace essentiel. Cet espace essentiel à l'homme en son être reçoit
uniquement la dimension qui l'ordonne de ce rapport (Verhiiltnis) par
lequel la garde de l'être lui-même est appropriée à l'essence de l'homme
en tant que requise par l'être. S'il en va autrement et que l'homme ne
construit pas dans cet espace essentiel pour y habiter, il demeurera incapable de quoi que ce soit d'essentiel au sein du destin aujourd'hui
régnant. Méditant cela, nous prenons en considération une parole de
Maître Eckhardt en la pensant à partir de son fond. Elle dit : "Ceux qui ne
sont pas d'un grand être, quelles que soient leurs œuvres, il n'en résultera
rien." Le grand être de l'homme, nous le pensons en ceci qu'il appartient
à l'essence de l'être et en est requis pour garder l'essence de l'être dans sa
vérité >>2.
L'essence de la technique ne saurait donc être surmontée sans que
l'homme ne s'y ouvre. Mais que signifie s'ouvrir à l'essence de la technique sinon s'ouvrir à la vérité de l'essence de l'être dont le dispositif est
1. «Die Frage nach der Technik »,in Vo1troge u11d /111fsiitZ!, GA, Bd. 7, p. 27-28.
2. «Die Kehre », in Bre111er u11d Frei/111rger Vorlri{~. GA, Bd. 79, p. 70 et Meister Eckhardt,
«Die rede der underscheidunge », in Die de11tsche11 Werke, herausgegeben von J. Quint, Bd. V,
p. 198 et p. 508. Heidegger a légèrement modifié ce texte de 1949 lorsqu'il le publia en 1962,
notamment en écrivant Ve1,Hiilt11is au lieu de Verholt11is, insistant ainsi sur ce qui tient et entretient le rapport; cf. «Die Kehre », in Die Technik 11nd die Kehre, p. 39, et sur le sens du mot VérHolt11is, cf. «Der Weg zur Sprache », in Untem-egs Z!"" Spracbe, GA, Bd. 12, p. 256; « Zeit und
Sein », in Xur Sache de.r Denke11s, p. 4 et p. 20.
92
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
un destin, sinon s'ouvrir à ce que Heidegger nomme ici« le rapport» ou
«le tenant du rapport», bref à ce «rapport des rapports» qu'est
l'événement-appropriant? Et si accomplir cette ouverture c'est, pour
l'homme, «retrouver l'espace essentiel» au sein duquel il peut bâtir sa
demeure, recouvrer par conséquent le monde en tant que quadrat, la
pensée de Heidegger, notons-le au passage, décrit alors un mouvement
analogue à celui par lequel il caractérise lui-même celle de Nietzsche «qui
ne veut au fond rien renverser mais seulement reprendre quelque
chose »1• D'un côté en effet, l'inversion (Umkehrung) des valeurs vise à
refaire de la justice une fonction de la puissance après que la transvaluation sacerdotale en eut fait une fonction de l'impuissance, s'attache à
modifier l'essence de l'homme et du monde en réduisant «le "vrai", le
"bien", le "rationnel", le "beau" à n'être que des cas particuliers de puissances inversées »2 ; de l'autre, penser· l'essence de la technique signifie
d'abord penser la manière dont «l'être, dans l'oubli de son essence, se
détourne de cette essence et, du même coup, se tourne contre la vérité de
cette essence »3, signifie ensuite penser que, dans l'essence de la technique, est célée la possibilité d'un tournant (Kehre) par lequel l'être advient
à la vérité de son essence la plus propre, par lequel l'homme accède à
l'ampleur de ce qui lui confère son «grand être». Quelle que soit par
conséquent l'étendue des destructions exigées par la transvaluation ou
par la question de l'être, l'une et l'autre ne font jamais que préluder, différemment sans doute, à une construction. « Que se brise donc tout ce qui,
de nos vérités - peut être brisé ! Il y a encore de nombreuses maisons à
construire! »4 dit Zarathoustra. Et, après avoir déterminé l'appropriation
comme «le domaine en lui-même oscillant au travers duquel l'homme et
l'être s'atteignent l'un l'autre dans leur essence et acquièrent leur déploiement essentiel tout en perdant ces déterminations que la métaphysique
leur avait accordées », Heidegger ajoutait : «Penser l'événement comme
1. W{1s beijft Denken ?, GA, Bd. 8, p. 73.
2. Nietzsche, 1885, 43 (1); sur l'inversion sacerdotale, cf.Jenseits vo11 Gut und Bose,§ 195 et
Z11r Genea/ogie der Moral, l, § 7 et 8.
3. «Die Kehrc »,in Bre111er und Freiburger Vorlriige, GA, Bd. 79, p. 71.
4. Also spmcb Zaratho11slra, II,« Von der Selbst-Ueberwindung », i11 fine. À la place de« maisons», Nietzsche avait d'abord écrit« mondes»; cf. 1883, 11 (16).
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
93
appropriation (das Ereignis ais Er-eignis) signifie travailler à construire ce
domaine en lui-même oscillant. »1
Mais pourquoi cette construction est-elle, à l'époque de la technique,
tout à la fois possible et nécessaire ou, pour revenir sur une question
laissée en suspens, comment la pensée peut-elle tardivement atteindre ce
qui lui· était initialement soustrait et accéder ainsi à ce que dit la parole
d'Anaximandre? Après avoir montré que le dispositif approprie (vereignen) l'homme à l'être et remet en propre (ZJl-eignen) l'être à l'essence de
l'homme en les sommant l'un et l'autre à comparaître, Heidegger poursuivait:« Il s'agit de faire simplement l'expérience de cet appropriement
(Eignen) au sein duquel l'homme et l'être sont appropriés l'un à l'autre,
c'est-à-dire d'entrer (einkehren) dans ce que nous nommons l'Ereignis. »
Puis, une fois rappelé que le verbe er-eignen, approprier, signifiait originairement er-augen, saisir ou appeler du regard, il ajoutait : « Ce dont, à travers
le monde technique moderne, nous faisons l'expérience dans le dispositif
en tant que constellation de l'être et de l'homme est un prélude à ce que
désigne l'Er-eignis. Mais celui-ci n'en reste pas nécessairement à son prélude. Car, dans l'Er-eignis, s'annonce la possibilité de surmonter le règne
du dispositif vers un approprier plus initial. »2
Il y a donc une ambiguïté du dispositif qui, d'une part, approprie
l'homme à l'être en en consommant l'oubli et qui, de l'autre, est une
«pré-apparition» ou une «pré-forme »3 de l'appropriation elle-même,
c'est-à-dire de la vérité de l'essence de l'être. Mais comment cette dualité
qui rend possible le surmontement de la différence ontologique et la
pensée de 1'Ereignis4, peut-elle ressortir en tant que telle? La question est
double : comment le dispositif laisse-t-il paraître son caractère ambigu et
que doit être l'homme pour y correspondre et y accéder ? Le dispositif est
ce destin de l'être par lequel celui-ci s'écarte de sa propre essence sans
pouvoir s'en séparer jamais. Il ne saurait donc se déployer sans déployer
1. « Der Satz der Identitiit », in ldenlitiil 1111d Differenz, p. 26.
2. Ibid., p. 24 et p. 25.
3. « Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag "Zeit und Sein"», in Z11r Sache des Denkms, p. 35 et p. 57.
4. Cf. ibid., p. 35-36 et «Der Weg zur Sprache », in U11teT1J1egs zµr Spmche, GA, Bd. 12,
p. 251.
94
HEIDEGGER ET LE CI-IRISTIANISME
sur le mode de l'oubli et du retrait cela même dont il est essentiellement
inséparable. En d'autres termes, «dans le dispositif en tant que destin
accompli de l'oubli de l'être, rayonne de manière inapparente, la lointaine
arrivée du monde »1• Et sous le règne de l'essence de la technique, le
monde en tant que vérité de l'essence de l'être advient comme ce qui se
retire et se refuse, comme ce retrait qui octroie et le non-retrait et ce qui y
vient en présance. «Pour autant que le monde refuse son monder, ce
n'est pas rien du monde qui arrive mais le refus rayonne de la grande
proximité du plus lointain éloignement du monde. »2
Comment pouvons-nous alors apercevoir la lueur inapparente de la
vérité de l'essence de l'être, c'est-à-dire le monde en tant que quadrat?
Après avoir remarqué que« c'est seulement dans l'extrême retrait de l'être
que la pensée avise l'essence de l'être», Heidegger notait:« Cela.est probablement conforme à l'essence de l'homme si toutefois nous sommes
ainsi faits que c'est seulement dans la perte de ce qui est perdu que nous
apparaît ce qui nous appartient. >r1 C'est donc parce que, à l'instar de l'être
lui-même, nous pouvons nous écarter et nous éloigner de notre essence
au point de la perdre que nous sommes à même d'apercevoir la lueur de
ce qui nous est le plus propre et à quoi nous sommes essentiellement
appropriés. Mais qui sommes-nous lorsque nous nous écartons métaphysiquement de notre essence - et la métaphysique est le nom de cet écart et que devons-nous devenir pour en retrouver le site ?
Avant de répondre à cette question, rappelons que si l'homme n'est
pas en mesure de surmonter à lui seul ce destin de l'être qu'est le règne de
la technique, il peut toutefois y prêter la main en s'ouvrant à l'essence du
dispositif, c'est-à-dire à l'être en tant que danger de lui-même. Accédant à
l'être en tant qu'il se détourne de sa propre essence, l'homme accède à la
dimension au sein de laquelle l'être peut advenir à la vérité de son essence
et où, par conséquent, l'oubli de l'être peut cesser d'être. Mais si l'homme
est inséparable de l'être et que la pensée est le mode sur lequel celui-là
1. «Die Gefahr »,in Bm11er 1111d Freilmrger Vo11riige, GA, Bd. 79, p. 53; cf. également« Die
Kchre », ibid., p. 75.
2. Ibid.
3. Der .\è1tz 1•0111 G11111d, GA, Bd. 10, p. 84.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
95
répond à l'appel de celui-ci, le tournant de l'oubli de l'être à la prise en
garde de sa vérité n'ira pas sans une modification de notre essence et de
notre pensée. À l'inverse, poser la question de la vérité de l'être, c'est
«déjà se tenir dans l'ombre par avance projetée de la venue de ce tournant »1 et commencer d'y correspondre. Et n'est-ce pas alors en veillant
sur la vérité de l'être, en nous y appropriant, que nous pouvons préparer
le surmontement de l'essence de la technique ?
Mais comment pourrions-nous appartenir à la vérité de l'essence de
l'être, au quadrat, sans devenir des mortels et, du même coup, cesser de
nous penser métaphysiquement comme animal rationnel ? Après avoir
expliqué que nous ne pouvons penser la terre ou le ciel ou les divins sans
les penser chacun à partir de la simplicité du quadrat, Heidegger en vient
aux mortels. «Les mortels», dit-il, «sont les hommes. Ils s'appellent les
mortels parce qu'ils peuvent mourir. Mourir veut dire : pouvoir la mort
en tant que mort. Seul l'homme meurt. L'animal périt. La mort comme
mort, il ne l'a ni devant ni derrière lui. La mort est l'écrin du néant, à
savoir de ce qui, à tout point de vue, n'est jamais un pur et simple étant
mais qui pourtant se déploie (west) comme le secret de l'être lui-même. En
tant qu'écrin du néant, la mort abrite en elle l'essance de l'être. En tant
qu'écrin du néant, la mort est l'abri de l'être. Nous donnons maintenant
aux mortels le nom de mortels - non parce que leur vie terrestre prend
fin mais parce qu'ils peuvent la mort en tant que mort. Déployant leur
être dans l'abri de l'être, les mortels sont ceux qu'ils sont en tant que mortels. Ils sont le rapport se déployant à l'être en tant qu'être. La métaphysique, par contre, représente l'homme en tant qu'animai, comme être
vivant. Même si la ratio domine de part en part l' ani111alitas, l'être de
l'homme demeure déterminé à partir de la vie et de ses vécus. Les êtres
vivants rationnels doivent d'abord devenir des mortels. »2 C'est donc en
1. « Die Kehre », in Brmm· Nnd FreibNrger Vorlri(ge, GA, Bd. 79, p. 71.
2. « Das Ding», in J:.'ortrii,_~e J111dANfsiitze, GA, Bd. 7, p. 180. Cf. Sei11J1ndZeit,§49-53 et 6162. Dès lors qu'ici er maintenant, nous sommes plus romain que grec, Heidegger esr en droit de
parler de 1'011i1J10/ rotionale plurôr que du ~<Ï>'•V Myw Ëzùv. Cela die, la détermination grecque de
l'homme comme « œ présant surgissant qui peur laisser apparaître le présant » est également
métaphysique qui signifie que nous sommes le mode sur lequel s'accomplir la différence ontologique ; cf. Was heijlt De11km ?, GA, Bd. 8, p. 73 et P11111Je11ides, GA, Bd. 54, p. 100.
96
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
cessant d'être métaphysiquement écarté de son essence, en cessant d'être
un animal rationnel pour devenir, Heidegger y insiste, un mortel approprié à la vérité de l'être que l'homme pourra, quant à lui, contribuer à surmonter l'essence de la technique. Et s'il ne dépend pas de nous de changer le destin de l'être, il demeure que, pour nous, tout ici dépend de ce
passage du statut de vivant doué de raison à celui de mortel et que, pour
nous encore, tout ici se rassemble sur ce changement dans notre manière
de penser et d'être, de penser la vérité de l'être et d'être cette pensée car
«penser est proprement agir (Hande/n) dès lors qu'agir signifie prêter la
main (Hand) à l'essence de l'être. C'est-à-dire: préparer (construire) pour
l'essence de l'être et au sein de l'étant ce lieu où l'être et son essence viennent se dire »1•
1. «Die Kehre »,in Die Tech11ik 1111d die Kehre, p. 40. Heidegger a modifié la version de 1949
en insérant entre parenthèses le verbe « construire » et en ajoutant les mots « au sein de
l'étant»; cf. «Die Kehrc », in Bremer 1md rreib11rger Vottrage, GA, Bd. 79, p. 71.
VII
Au point où nous sommes ainsi parvenus, n'avons-nous pas tout à
fait perdu de vue la question relative à l'étrange langue selon laquelle Heidegger décrit l'avènement de la différence ontologique et de la métaphysique ? Ce n'est pas sûr. En effet, nous ne saurions nous enquérir du
champ d'expérience qui, au moins pour une part, confère à cette langue
son sens originaire et sa puissance descriptive sans procéder depuis cela
même dont provient la différence ontologique. Or, si les mortels deviennent tels pour être appropriés au monde comme vérité de l'essence de
l'être, inversement et considéré depuis l'Ereignis, l'homme en tant que
~<i'>ov Myov ë:xov, comme animal rationnel, cet homme métaphysique tire
son essence du monde en tant qu'il se refuse. Et ce refus du monde interdit également aux choses d'apparaître, les« anéantit »1 en tant qu'elles rassemblent le ciel, la terre, les divins et les mortels ou, pour le dire autrement et si tant est que l'anéantissement soit une modification, le serefuser du monde modifie les choses en étants constants et les mortels
qui séjournent auprès d'elles en vivants doués de raison, ouverts à l'étant
dans son être. Est-ce à dire que le rapport entre l'être et l'étant, la différence ontologique, provient du rapport entre monde et chose ?
1. « Das Ding», in Vortriige Hnd ANjsiitZ!, GA, Bd. 7, p. 172, 173 et 183.
98
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
Sans doute. Expliquant un passage de la conférence Temps et être, Heidegger est amené à distinguer deux sens de l'expression Anwesenlassen,
laisser-être ou laisser-venir-en-présance. D'une part, le laisser-êm est
l'être dans son rapport à l'étant qu'il laisse précisément être et laisser
signifie faire venir dans le non-retrait ; de l'autre, le laisser-être concerne
l'être même, désigne ce à partir de quoi être il y a, ce à quoi l'être appartient et laisser signifie donner ou destiner. D'un côté, le laisser-être est
pensé depuis la différence ontologique sur laquelle repose la métaphysique, de l'autre il est pensé relativement à I'Ereignis en tant que vérité de
l'essence de l'être. Quel rapport entretiennent alors ces deux acceptions
opposées du laisser-être ? « À parler formellement », répond Heidegger,
«il existe entre les deux membres· de l'opposition un rapport de détermination: c'est seulement dans la mesure où ily a le laisser de la venue-en-présance (das
Lassen von Anwesen) qu'est possible le laisser-venir-en-présance du présant (das
Anwesenlassen von Anwesenden). » Mais comment ce rapport doit-il
être pensé et comment la distinction entre les deux sens du laisser-être
doit-elle être déterminée à partir de l'Ereignis? «La principale difficulté»,
poursuit-il, « tient à ce qu'il devient nécessaire de penser la différence
ontologique depuis I'Ereignis. Or, à partir de I'Ereignis, ce rapport se
montre au contraire comme celui de la chose et du monde, rapport qui
tout d'abord et d'une certaine façon pourrait être conçu comme celui de
l'être et de l'étant mais, dans ce cas, ce qu'il a de propre est perdu. »1
Nous l'avons vu, la différence (Austrag) entre monde et chose n'est
pas un pur et simple écart entre celui-là et celle-ci mais le mouvement qui,
portant l'un et l'autre à ce qui leur est respectivement propre, les rapporte
l'un à l'autre en les accordant, les ouvre l'un à l'autre dans l'entrecroisement de leur essence et constitue le mode sur lequel s'accomplit
l'appropriation elle-même, l'éclaircir de l'éclaircie. En d'autres termes et
dans une langue inappropriée, le laisser-être et le laisser-êm passent l'un
dans l'autre sans se confondre. Mais lorsque le monde, événementappropriant de l'éclaircie, vient à se refuser, le laisser-être se retire au profit du seul laisser-êm, c'est-à-dire de l'être en tant qu'il diffère de l'étant.
1. « Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag "Zcit und Sein"», in Zur Sache de.r De11ke11s, p. 40.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
99
Pensée depuis l'Ereignis, la différence ontologique n'est autre que la différence de la chose et du monde lorsque le monde se refuse et que ce refus
anéantit la chose.
Ne serait-ce pas alors en comprenant la différence ontologique ainsi,
depuis l'appropriation, que nous parviendrons à identifier le domaine
d'expérience d'où les verbes qui en décrivent l'avènement reçoivent leur
sens ? Qu'advient-il aux mortels et aux choses lorsque le monde vient à se
refuser ? Ils sont soustraits à la vérité de leur essence. Concernant les choses, le retrait du monde porte atteinte au séjourner-ensemble, produit
l'&.3Lxlix et du même coup la différence ontologique; concernant les mortels, le retrait du monde les ferme à cela même à quoi ils sont par essence
proprement ouverts: l'événement-appropriant de l'éclaircie, en fait des
animaux rationnels aptes à différencier l'être de l'étant. Mais si les choses
sont démondanisées, les mortels sont, quant à eux, privés de monde dès
lors que par privation on entend un ne-pas-avoir sur fond de pouvoiravoir. Or, c'est par une telle privation de monde que, selon Heidegger, se
déterminent l'animalité et plus généralement la vie. Certes, le monde dont
le vivant est privé est un mode d'être et non la vérité de son essence, mais
la privation du monde comme existential prive nécessairement du monde
en tant que quadrat puisque celui-ci est la vérité de celui-là. Et si «dès le
commencement, la tradition ontologique que nous tenons pour décisive
- explicitement chez Parménide - a manqué le phénomène de monde »1,
la privation de ce dernier est essentielle à la détermination métaphysique
de l'homme. L'animal rationnel relativement à la vérité de l'essence de
l'être d'un côté, le simple animal relativement à l'être de l'étant de l'autre,
sont donc dans une même situation de privation et cette similitude relève,
pour une part au moins, de ce que Heidegger a nommé une fois le caractère « insondable, à peine imaginable, de notre parenté corporelle avec
l'animal »2•
Mais si le refus du monde qui fait du mortel un animal rationnel se
déploie, nous l'avons vu plus haut, comme dispositif et si, considérés
1. Sein 1111d Zeit, § 21, p. 100. Cette remarque faite, Heidegger demandait aussitôt:« D'où
provient le constant retour de cette omission ? » et se proposajt d'y revenir dans la troisième
section de la première partie, Temps et être, au seuil de laquelle Etre el tmlj>s fut interrompu.
2. « Brief über den "Humanismus" »,in Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 326.
100
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
depuis l'Ereignis, l'animalité de l'homme, la différence ontologique et
l'essence de la technique proviennent du même refus du monde au point
que l'homme moderne, celui que Nietzsche nommait « le dernier
homme», peut être compris comme «l'animal technicisé »1, ne doit-on
pas en conclure que les verbes par lesquels Heidegger décrit l'insurrection du présant contre la présance tirent leur sens du domaine de la
vie ? Non, car si la privation du monde en tant que quadrat fait bien du
mortel un ~<!>ov Myov ëxov, un animal rationnel, il est évidemment
impossible de tenir tout étant pour vivant. Cette réponse n'est cependant pas aussi négative qu'il y paraît car elle signifie au moins que Heidegger retrace « la généalogie essentielle »2 de la différence ontologique
depuis un champ d'expérience dù l'insurrection de l'étant en général est
liée à celle du vivant que nous sommes. Ne serait-ce pas alors en interrogeant l'essence du vivant et de l'animalité que nous pourrons enfin accéder à ce domaine auquel la vie doit appartenir sans toutefois suffire à le
définir et l'analyse ontologique de l'organisme en tant que mode d'être
du vivant, ne doit-elle pas, à un moment ou l'autre, le laisser affleurer et
transparaître ?
Après avoir longuement décrit l'essence de l'organisme au fil conducteur de la thèse selon laquelle« l'animal est pauvre en monde», Heidegger
y revient sous la forme d'une objection à soi-même adressée. Ne dit-on
pas trop en affirmant que l'animal est privé de monde puisque ce dernier
lui a toujours été fermé ? Et caractériser l'animal ou le vivant par la pauvreté en monde, n'est-ce pas outrepasser les limites de son être en le comparant à l'homme qui a pour essence d'être formateur de monde ? «C'est
seulement vu depuis l'homme que l'animal est pauvre en monde mais
l'être-animal n'est pas en soi privé de monde. Pour le dire plus clairement
et plus largement : si la privation est dans certains cas une souffrance, si la
privation de monde et la pauvreté appartiennent à l'être de l'animal, alors
une souffrance et une douleur parcourent tout le règne animal et le règne
de la vie en général. De cela, la biologie ne sait tout simplement rien.
Fabuler à ce propos est peut-être un privilège de poète. "Cela n'a rien à
1. Beitriige zur Philosophie, GA, Bd. 65, p. 275.
2. «Die Gefahr », in Bren1er 1111d Freiburger Vorlriige, GA, Bd. 79, p. 65.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
101
voir avec la science." »1 En conclusion d'un examen dont le détail est ici
sans importance, Heidegger se refuse finalement à abandonner la thèse
selon laquelle l'animal est pauvre en monde au profit de cette autre selon
laquelle l'animal n'aurait pas du tout de monde. «Au contraire», écrit-il
alors, au moment d'interrompre l'analyse de l'organisme pour aborder
celle du monde, « nous devons laisser ouverte la possibilité que la compréhension propre et explicite de l'essence du monde nous contraigne malgré tout
à comprendre le non-avoir du monde de l'animal comme une privation et à
trouver dans le mode d'être de l'animal en tant que tel une pauvreté. Que
la biologie ne connaisse rien de semblable n'est pas une preuve du contraire contre la métaphysique. Qu'à l'occasion, peut-être, seuls les poètes
parlent de ces choses est un argument qui n'autorise pas à se moquer de
la métaphysique. En fin de compte, la foi chrétienne n'est pas bien nécessaire pour comprendre quelque chose à cette parole que Paul (Romains,
VIII, 19) écrit au sujet de l'&.7toxocpocooxloc ·rijc; x-rlas:wc;, du guet ardent des
créatures et de la création dont, comme le dit encore le quatrième livre
d'Esdras, VII, 12, les voies sont, en cet âge, devenues étroites, désolées,
ardues. Et il n'est même pas besoin d'un pessimisme pour pouvoir
déployer la pauvreté en monde de l'animal comme problème interne de l'animalité.
Car, en vertu de l'ouverture de l'animal à ce qui désinhibe, celui-ci est,
dans son obnubilation, essentiellement expulsé vers quelque chose
d'autre qui certes ne peut jamais lui être manifeste en tant qu'étant ou
non-étant mais qui, au titre de ce qui désinhibe et avec toutes les formes
de désinhibitions qui s'y trouvent impliquées, introduit dans l'essence de
l'animal un ébranlement essentiel. »2
C'est une citation scripturaire qui vient donc pour finir éclairer la
souffrance ou la pauvreté en monde propres à l'animal ou à la vie et c'est
à l'Épître aux Romains plutôt, par exemple, qu'à la huitième des Élégies de
Duino que Heidegger fait appel pour corroborer sa thèse3. Si cette référence n'est pas sans précédent puisqu'en parlant de «la tristesse
1. Die Gnmbegriffe der Metapqysik, GA, Bd. 29/30, p. 393. Ce cours fut prononcé durant le
semestre d'hiver 1929-1930.
2. lhid., p. 395-396. Sur cette interprétation de l'animalité, sur la désinhibition et
l'obnubilation, cf. «L'être et le vivant», in Dra!l1atiq11e des phé110111è11es, p. 35-55.
3. Cf. Pan11enides, GA, Bd. 54, p. 225 et sq.
102
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
qu'affiche toute vie finie» ou de «la profonde et indestructible mélancolie de toute vie »1, Schelling faisait déjà écho aux mêmes versets, elle a
ici un caractère exceptionnel. En effet, réserve faite de ses premiers
cours, Heidegger n'invoque jamais l'autorité de }'Écriture et quand il lui
arrive parfois, rarement, d'en rappeler telle ou telle parole, c'est toujours
pour marquer une infranchissable distance 2• Tel n'est pas ici simplement
le cas. En effet, que dit Heidegger ? Il affirme indirectement que, toute
foi mise à part, l'&.7toxocpoc8oxloc ..-;.c; X't'taewc; d'un côté et la pauvreté en
monde de l'autre sont deux manières d'exprimer la souffrance inhérente
au vivant comme tel ou encore que la pauvreté en monde est le contenu
«ontologique» de l'&.7toxocpoc8oxloc njc; xTlaewc;. Mais, et c'est la question
que soulève immédiatement cette· affirmation, est-il possible d'entendre
quelque chose à la parole de saint Paul en faisant abstraction de sa foi ou,
pour le dire autrement, le regard de l'apôtre se laisse-t-il dédoubler en un
regard ontologique et un regard chrétien, en un regard non-croyant et un
regard croyant ?
Revenoris à I'Épître aux Romains et plus précisément à la péricope
dont il est question. Saint Paul y étend la rédemption à l'ensemble des
créatures et fait de l'espérance du salut le drame de toute la création.
Après avoir annoncé que « les souffrances du temps présent sont sans
poids face à la gloire qui se révélera en nous », il explique : «Car l'attente
tendue de la créature aspire à la révélation des fils de Dieu. Car la création
a été soumise à la vanité, non de son gré, mais par égard pour celui qui l'y
a soumise, et dans l'espérance parce que la création sera libérée de laservitude de la corruption pour la liberté de la gloire des enfants de Dieu.
Car nous savons que la création, à l'unisson, gémit et souffre les douleurs
de l'enfantement jusqu'à maintenant, et non seulement elle mais nous qui
avons les prémices de l'Esprit, nous aussi nous gémissons en nousmêmes, en attente de l'adoption, de la rédemption, de notre corps. »3
1. Schelling, Über dos Wese11 des menschlichen Freiheit, herausgegeben von T. Buchheim, Philosophische Bibliothek, p. 71 ou Siimn1tliche Werke, Bd. VII, p. 399 ; cf. Heidegger, Schelling: Vo1n
We.ren des menschliche11 Freiheit, GA, Bd. 42, p. 278.
2. Cf. par exemple Pannenides, GA, Bd. 54, p. 68, «Die Sprache », in UntenJle!,S ZJll" .fprache,
GA, Bd. 12, p. 12 et« Das Wesen der Sprache »,id, p. 191-192.
3. Ro111ai11s, VIII, 18-23.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
103
Saint Paul distingue donc deux âges et annonce celui qui vient
depuis celui où nous sommes dans «la tribulation et l'angoisse »1• Quels
sont-ils? Si le temps présent est celui de la vanité, de l'assujettissement à
la corruption et de la souffrance, le temps à venir sera celui de la gloire
révélée, de la liberté dans l'esprit, de l'adoption, de la rédemption. Ces
deux âges ne concernent pas seulement l'homme mais toute la création
que Dieu lui a soumise en le créant à son image et que, pécheur, il a
entraîné dans sa chute. Ainsi asservies au règne du péché, les créatures,
aussi bien celles qui ont en commun avec l'homme d'être vivantes que la
terre elle-même sur laquelle, depuis Adam et le meurtre de Caïn, pèse
une malédiction 2, les créatures attendent en gémissant, c'est-à-dire en
s'exprimant sans parole, attendent la rédemption du corps que nous
sommes comme leur propre délivrance. Partant, la plainte qu'exhale
l'ensemble des créatures soutient et renforce notre propre espérance du
salut et« l'attente tendue de la créature» tire exclusivement son sens de
la seule révélation. Saint Paul ne voit donc pas l'espérance de la rédemption à la lumière de la souffrance animale, au contraire, il comprend la
douleur de tout ce qui vit, de tout ce qui est créé - et à l'horizon de la
création, la parenté corporelle avec l'animal demeure peut-être insondable puisqu'elle se fonde en Dieu mais cesse d'être inimaginable -,
depuis l'unique lumière du Christ mort et ressuscité. Et si, « de ses yeux
perçants d'apôtre, saint Paul a vu la sainte croix, la croix bien-aimée,
dans toutes les créatures »3, l'oc7toxotpot8oxloc TT,c;; x't'lae:wc;; est inséparable
1. Id., II, 9.
2. Cf. Ge11èse, III, 17-18 et IV, 10-12.
3. Heidegger connaissait pourtant cette parole de Luther pour l'avoir lue dans L'épitre a11x
R.o1nai11s de Karl Barth qui, à propos des versets 19-22 du chapitre VIII, citait déjà le même passage du quatrième livre d'Esdras mais sans omettre de préciser que, si les voies sont en cet âge
devenues étroites, c'est à la suite de la transgression d'Adam ; cf. Der /Uimerbrief(!l.rste Fassung),
1919, in Karl Barth, Gesan1ta11.rgabe1 p. 327 pour la citation d'Esdras et p. 326 pour celle de
Luther tirée du second sermon que celui-ci consacra à la même péricope ; cf. Luther, « Predigt
am 4. Sonntag nach Trinitatis, nachmittags » (1535), in Werke, Kritische Gesnmtausgabe,
Bd. 41, p. 311. Barth cite également (p. 327-328) Calvin selon qui les versets 19-22 signifient
«qu'il n'y a aucun élément ni aucune partie du monde qui ne soient comme touchés par la
reconnaissance de la misère présente, qui ne soient tendus vers l'espérance de la résurrection»;
cf. Joannis Calvini, Com1nentari11s i11 epùtola1N Pa111i ad R.o111a11os1 in Opera omnia, 2' série, t. XIII,
Genève 1999, p. 168.
104
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
de la révélation chrétienne, saint Paul n'a qu'un seul regard et, contrairement à ce que dit Heidegger, l'intelligence de celle-là requiert la foi en
celle-ci. Avant de comprendre pour croire, il faut croire pour comprendre, crede ut intellegas sed inteUege ut credas 1• Sans doute n'est-il pas
nécessaire d'être présentement chrétien pour entendre quelque chose à
la .parole apostolique mais il est nécessaire, historiquement au moins, de
l'avoir été, d'en conserver la mémoire, de se trouver dans une situation
depuis laquelle la révélation demeure accessible, fût-ce sur le mode d'un
passé désormais inactualisable. Citant saint Paul auquel le Christ a ouvert
les yeux, faisant appel à ce que voit l'apôtre pour corroborer sa propre
description, Heidegger ne recourt donc pas seulement à ce qu'il nomme
ailleurs « la force illuminative dès images, leur présence originaire et
incontournable »2 mais aussi, silencieusement, à cela même dont les images de la créature tendue dans l'attente de la révélation des fils de Dieu
et de la création gémissant dans l'espérance de sa délivrance reçoivent
toute leur acuité, présence et force.
Que signifie alors, relativement à l'économie du salut où elle s'inscrit,
l'&.7toxocpoc8oxloc Tijc; x-rlae:wc;? Et d'abord, comment traduire? 'A7toxocpoc8oxloc est la forme substantive du verbe &.7toxocpoc8o.xéw qui signifie
«attendre ardemment »3• Et c'est ce sens d'une attente entièrement
tendue vers ce qui seul est susceptible de la délivrer de la tension douloureuse qui l'anime, c'est cette acception que s'attachent à restituer les
diverses traductions allemandes dont Heidegger avait connaissance.
Mais si Luther traduit OC7toxocpoc8oxloc -rijc; x-rlae:wc; par das iingstliche Hamn
der I<reatur, l'attente angoissée de la créature, Barth par das gesj>annte Harren der Schopfung, l'attente tendue de la création, K. Weizsacker par das
sehnsüchtige Hamn der Schopfung, l'ardente attente de la création, Heidegger, quant à lui, ne recourt pas au verbe Hamn puisqu'il traduit par das
sehnsüchtige Aus.rpiihen der Geschopft und der Schopfung, le guet ardent des
1. Saint Augustin, Homélies s11r févangile Je saint Jean, XXIX, 6.
2. « Zur Seinsfrage », in Wegmarke11, GA, Bd. 9, p. 422.
3. « Expect earnesdy » dit le Gmk-E11glish Lexico11 de Liddell-Scott-Jones. Le substantif
.X7to11.0tp0t3oxC0t, les verbes .X7to11.0tp0t3011.Éw et 11.0tp0t3011.éw qui apparaissent à l'époque hellénistique
sont absents de la traduction des Septante.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
105
créatures et de la création 1• De quelle différence d'interprétation cette
traduction singulière est-elle l'empreinte? Si le verbe ausspiihen, apparenté au grec aKÉ7tTOfLOtL, regarder, ou au latin specio, examiner, signifie
épier ou espionner, exprime une attente liée à la vue et qui ne saurait
avoir d'autre objet que les créatures visibles - le vieil haut-allemand
spehàn désignait l'observation militaire 2 - , le verbe Harren par contre
signifie attendre avec espoir et confiance 3, exprime une attente liée à
l'espérance et à la foi, exclusivement tournée vers l'invisible, vers le salut
en Dieu. «Une espérance que l'on voit n'est plus une espérance, car
comment espérer ce qu'on voit? »4 précisait saint Paul aussitôt après
avoir affirmé que si nous gémissons dans l'attente de la rédemption,
c'est bien dans l'espérance que nous avons été sauvés. Traduire cX7tOK0tp0t8o>tl0t par das Ausspiihen plutôt que par das Harren revient donc à modifier la nature de ce qui est attendu et, du même coup, le sens de l'attente,
revient par conséquent à dissocier la foi chrétienne de ce que, seule, elle
rend visible et intelligible.
A nouveau, que signifie l'<X7to>t0tp0t8o>tl0t -rijt;; K-rlae:wt;;? Une fois
l'attente tendue de la créature restituée à la révélation, il est possible et
légitime de répondre à l'aide du principe selon lequel chaque verset de la
Bible a pour contexte l'ensemble de celle-ci. Annonçant le renouvellement de la création dans et par le Christ, saint Paul fait écho à Isaïe qui
décrivait ainsi le règne à venir du messie : « La justice sera la ceinture de
ses lombes et la foi la ceinture de ses reins. Le loup habitera avec l'agneau
et la panthère reposera auprès du chevreau. Le veau et le lionceau et le
gras bétail seront menés ensemble par un petit garçon. La vache et l'ourse
paîtront ; ensemble reposeront leurs petits et le lion mangera de la paille
t. Durant le semestre d'hiver 1920-1921, au seuil d'une «interprétation phénoménologique » des épitres de saint Paul aux Galates et aux Thessaloniciens et après avoir mis en garde
contre les traductions de Luther, « trop dépendantes de son propre point de vue de théologien», Heidegger recommande celles de Karl Weizsiicker et d'Eberhard Nestle, ce dernier
reproduisant en le révisant parfois le texte de Luther ; cf. Phii110111enologie des Religiiùen ubens,
GA, Bd. 60, p. 68.
2. Cf. A. Emout et A. Meillet, Dictio11naire é!Jmologiq11e de la lang11e latine, s11b. spedo.
3. Cf. Philippiens, l, 20, où l'&7toKo:po:3oK!o: est associée à èÀm~, l'espérance.
4. Ro111ains, VIII, 24.
106
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
comme le bœuf. »1 A contrario, depuis la chute où Adam a précipité la
création, les créatures attendent la rédemption en vivant les unes et les
autres au détriment les unes des autres. Le loup guette l'agneau, la panthère chasse le chevreau, le lion dévore le bœuf et toutes les créatures
s'entre-tuent. Bref, depuis que l'homme, créé à l'image de Dieu, a
entraîné toute la création jusques et y compris la terre, dans son insurrection contre leur unique Créateur, la discorde et l'injustice règnent entre
les créatures pour lesquelles souffrir d'être séparées de Dieu et souffrir les
unes des autres ne constitue qu'une seule et même souffrance. L'oc7tox.otpot3ox.lot est donc propre au status corruptionis et désigne le mode sur lequel
y vivent l'ensemble des créatures.
1. fraie, XI, 5-7. Nous traduisons la version de Luther. Sur le renouvellement de la création, cf. Isaïe, LXV, 17, LXVI, 22; Il Corinthiens, V, 17; Ga/ales, VI, 15 et Matthieu, XXIV, 35 où
il est annoncé que «le ciel et la terre passeront». Le chapitre VII du quatrième livre d'Esdras
que citent Barth et Heidegger y fait également référence; cf. IV Esdras, VII, 75.
VIII
Après avoir ainsi rappelé que l'attente tendue caractérise la manière
dont, en cet âge, sous le règne du péché, toute la création dont l'homme
est le couronnement, se retourne douloureusement vers le Créateur dont
l'homme l'a détourné, revenons plus directement à Heidegger. Citant
comme il le fait et au moment où il le fait, c'est-à-dire au moment
d'interrompre l'élucidation de l'essence de l'organisme et de la vie, citant
l' cX7toxcxpcx8ox(cx ·djr.; xTLaEwr.;, Heidegger veut dire que la pauvreté en
monde propre à l'animalité et l'attente tendue de la créature ont le même
sens, désignent un seul et même phénomène dès lors que tout ce qui est
chrétien est mis hors jeu. Cette affirmation implique qu'il y a plus dans
l'oc7toxcxpoc8oxloc Tijr.; xTLaEwr.; que dans pauvreté en monde puisqu'on peut
accéder à celle-ci en séparant celle-là de la foi. Le phénomène le plus
riche ayant toujours la priorité sur le phénomène le plus pauvre, Heidegger ne conclut donc pas de la privation de monde à l'attente de la créature, à l'inverse, il pense l'essence de l'animalité et de la vie depuis
l'cX7toxcxpcx8oxlcx Tijr.; XTtaEwr.;.
Mais penser la pauvreté en monde du vivant depuis l'attente tendue
de la créature ne revient pas à faire de celle-ci le modèle de celle-là. En
effet, si on entend par modèle « ce dont la pensée doit nécessairement
s'écarter comme de sa présupposition naturelle et de manière à ce que le
108
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
ce-de-quoi elle s'écarte soit simultanément le ce-avec-quoi elle s'écarte»',
·tijc; xTlae:wc; ne saurait stricto sensu servir de modèle à la
privation de monde puisqu'elle ne relève nullement de l'expérience naturelle ou ontique. En outre, lorsque la pensée emprunte un modèle à la
langue naturelle, c'est pour le retourner contre celle-ci et surmonter les
modes de compréhension qu'elle véhicule. Toutefois «surmonter ne
signifie pas repousser mais disposer à neuf >>2, et cette nouvelle disposition consiste toujours à faire du terminus a quo un cas particulier et subordonné du tern1inus ad quem. Considérer l'attente tendue de la créature
comme le modèle de la privation de monde propre à l'animal reviendrait
alors à admettre que la première n'est qu'une version réduite de la
seconde.
Que signifie finalement cette singulière référence scripturaire sur
laquelle se clôt l'élucidation de l'essence de l'animalité, c'est-à-dire de la
vie en général ?3 En assimilant l'cX.7toxotpot~oKlot •iic; x•lae:wc; à la pauvreté
l'cX.7toxotpot~oxlot
1. « Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag "Zeit und Sein" », in Z11r Sache des Denke11s, p. 54.
2. « Phanomenologie und Theologie »,in Weg111arken, GA, Bd. 9, p. 63. Il convient de restituer cette proposition à son contexte. Après avoir déterminè la foi comme une renaissance et
expliqué que celle-ci implique «le dépassement de l'existence pré-croyante, c'est-à-dire noncroyante du Dasein », Heidegger poursuivait: « Dèpassé (aefgehoben) ne signifie pas ici èliminé
mais surélevé dans la nouvelle création, maintenu et gardé en elle. Dans la foi, en effet,
l'existence pré-chrétienne est surmontée de manière ontico-existenticlle. Mais ce surmontement existentiel de l'existence prè-chrétienne, surmontement qui appartient à la foi en tant que
renaissance, signifie précisément que, dans l'existence croyante, le Dasein pré-chrétien surmonté est ontologico-existentialement co-indus. » Puis, après avoir précisè que « surmonter ne
signifie pas repousser mais disposer à neuf», il concluait que « tous les concepts thèologiques
fondamentaux, dans la plénitude de leur connexion régionale, ont à chaque fois un contenu
pré-chrétien, contenu certes existentiellement impuissant, c'est-à-dire ontiq11e111ent dépassè mais
qui, à cause de cela, les détermine ontologiq11e111enl et peut alors être saisi de manière purement
rationnelle. Tous les concepts théologiques recèlent nécessairement en eux la compréhension
de l'être que le Dasei11 humain comme tel a de lui-même dans la simple mesure où il existe». En
concevant ainsi la relation de l'ontologie fondamentale à la théologie chrétienne, Heidegger ne
cesse toutefois d'assimiler l'existence pré-chrétienne à l'existence en général. Or, et à supposer
que la détermination de l'essence de l'homme comme Dasein soit compatible avec le statut de
créature, l'existence pré-chrétienne est, pour l'existence chrétienne, l'existence juive ou nonjuive, c'est-à-dire «païenne». Bref, la révélation chrétienne n'a pas lieu sur un sol ontologique
thèologiquement vacant ou neutre et c'est aussi pourquoi il est impossible de comprendre
1'&:7tr1xapa8oxlix ·djç ><Tlaeb.lç depuis la pauvreté en monde.
3. Cf. Die Gnmbegriffe der'Metap~sik, GA, Bd. 29-30, p. 303.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
109
en monde, Heidegger traduit la parole de saint Paul dans la langue de
l'ontologie. Mais si l'attente de la créature précède en droit la pauvreté
en monde puisqu'on peut accéder à celle-ci en isolant celle-là de la foi
qui l'anime, la pauvreté en monde est déjà elle-même une traduction de
l'à.7toxcxpcx3oxlcx -rijc; x-rlaEwc;. Qu'est-ce à dire sinon que l'ontologie de la
vie se fonde finalement sur cette expérience chrétienne de la vie
déchue dont Heidegger a commencé par faire le paradigme de la vie facticielle 1 ? Mais alors et si l'animal rationnel est le mode sur lequel
s'accomplit la différence ontologique, ne serait-ce pas depuis le domaine
d'expérience de la foi chrétienne que procède la traduction silencieuse
des verbes qui décrivent l'avènement de ce sur quoi repose la métaphysique grecque ?
La différence ontologique est-elle toutefois essentiellement liée à
l'animalité de l'homme et à une privation de monde qui lui serait propre ?
En la formulant explicitement pour la première fois, Heidegger écrivait
ceci : «La différence est là, elle a le mode d'être de l'être-là (Dasein), elle
appartient à l'existence. Exister équivaut à "être dans l'accomplissement
de cette différence". Seule une âme qui peut faire cette différence est
propre à devenir l'âme d'un homme au-delà de celle d'un animal. »2 Mais
si transcender l'animalité en différenciant l'être de l'étant constitue notre
être, nous ne cessons néanmoins d'être rapporté à l'animalité comme à ce
qui est transcendé. En d'autres termes, «alors même que l'homme est
distingué à titre de vivant rationnel, il apparait toujours de telle manière
que son caractère de vivant reste déterminant et ce même si le biologique
au sens de l'animal et du végétal reste subordonné aux caractères rationnel et personnel de l'homme, caractères qui déterminent sa vie spirituelle »3. Et puisque la vie ou l'animalité qui est essentielle à l'homme
métaphysique est essentiellement pauvre en monde, ne doit-on pas conclure que, tout en accomplissant la différence ontologique en tant que
1. Cf. Gr1111dprob/e1ne der Phii11omenologie (1919-1920), GA, Bd. 58, p. 61.
2. Die Gn111dprob/e1ne der Phii11omenologie, GA, Bd. 24, p. 454.
3. Wa1 heijt Denken?, GA, Bd. 8, p. 152. Sur le primat de l'animalité dans la détermination
métaphysique de l'homme, cf. Besi11111111g, GA, Bd. 66, p. 140-142.
110
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
~<!>ov Myov ëxov, nous demeurons privé de monde ? Oui et non. Non si
on entend par monde un mode d'être, mais oui s'il s'agit de l'événement·
appropriant de l'éclaircie.
La différence ontologique change donc de sens selon qu'elle est
pensée depuis l'être de l'étant ou depuis la vérité de l'essence de l'être.
Dans le premier cas, elle distingue l'homme de l'animal mais dans le
second elle apparente le mortel à l'animal. Ces deux points de vue n'ont
évidemment pas le même rang et celui-ci commande celui-là. Or, si
depuis l'Ereignis la différence ontologique apparaît comme le mode sur
lequel s'accomplissent le refus ou la privation du monde en tant que quadrat et la mutation du mortel en animal rationnel, en vivant doué de raison, la langue qui en retrace l'avènement ne peut alors manquer de porter
la trace de cette autre langue dont, nous venons de le voir, la pauvreté en
monde est traduite et à partir de laquelle l'animalité et la vie sont décrites
puisque, une fois encore, c'est sur la base de l'expérience chrétienne de la
vie déchue qu'est comprise et déterminée l'essence de la vie et de
l'animalité en général. Faut-il d'ailleurs s'en étonner s'il est vrai, comme
l'a dit une fois Heidegger avant de substituer définitivement l'existence à
la vie et à la subjectivité - substitution sans laquelle il est aussi impossible
de poser la question de l'être que «d'expulser hors de la problématique
philosophique les restes de théologie chrétienne »1 - , faut-il s'en étonner
s'il est vrai que « le terme ~w~, vita, désigne un phénomène fondamental
sur lequel les interprétations grecque, vétéro-testamentaire, néo-testamentaire chrétienne et gréco-chrétienne du Dasein humain sont centrées», s'il est vrai par conséquent que la vie elle-même renvoie autant à la
révélation judéo-chrétienne qu'à la métaphysique grecque puisque «la
pluralité de sens du terme trouve ses racines dans l'objet signifié luimême »2 ?
Mais si, d'une part, l'essence de l'animalité et de la vie en général est
comprise depuis l'expérience chrétienne de la vie déchue et que, de
l'autre, le mortel devient animal rationnel par le retrait et la privation du
1. Sei11 1111d Zeit, § 44 c, p. 229. Sur la position de la question de l'être, cf. § 2.
2. Phii110111e110/ogie b1tepretotio11m z11 Aristote/es (1922), in Dilth1!JJ"hrb11çh, 1989, p. 240.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
111
monde en tant que vérité de l'essence de l'être, retrait qui s'accomplit
comme différence ontologique, où la description de cette dernière laisser-elle transparaître la dimension chrétienne de son sens? Et pour poser
la question de manière plus aiguë, la différence ontologique et le péché
présentent-ils, aux yeux de Heidegger, des traits communs ? Derechef,
cette différence advient lorsque chaque séjournant « se rengorge dans
l'entêtement du persister »1, «se rengorge face à l'autre et qu'aucun ne
prend garde à l'essence séjournante des autres »2, lorsque la constance
s'insurge contre la présance et que le séjour au sein du non-retrait prend
un « caractère insurrectionnel »\ lorsque « les séjournants transitoires se
dispersent complètement dans l'entêtement sans limite à se rengorger de
la pure et simple persistante persévérance pour ainsi, dans la même
fureur, se repousser les uns les autres hors du présant présent »4•
L'avènement de la différence ontologique est donc insurrection et rengorgement. Or, c'est également comme rengorgement et insurrection
que Heidegger a lui-même caractérisé le péché. « Le péché est manque
de foi, l'insurrection contre Dieu comme rédempteur. »5 Et en 1936, dix
ans avant La parole d'Anaximandre, commentant les pages des Recherches
sur l'essence de la liberté humaine où Schelling élucide la possibilité du mal
assimilé au péché, Heidegger en explique la malignité dans les termes
suivants:« Selon la nouvelle détermination qui vient d'en être donnée, la
liberté est le pouvoir du bien et du mal. Par conséquent, le mal
s'annonce comme une disposition propre de la volonté, voire comme un
mode de l'être-libre au sens de l'être-soi à partir de sa propre loi
d'essence. S'élevant au-dessus de la volonté universelle, la volonté
1. «Der Spruch des Anaximander »,in HolZJnge, GA, Bd. 5, p. 355, déjà cité.
2. Ibid, p. 359, déjà cité.
3. Ibid, p. 356, déjà cité.
4. Ibid, p. 360, déjà cité.
5. 117as beijlt Dmkm ?, GA, Bd. 8, p. 108. Au même moment, à l'occasion d'un séminaire
tenu à Zurich le 6 novembre 1951 et dont il contresigna Je compte rendu, Heidegger déclarait :
«La bombe atomique a explosé depuis longtemps ; à savoir à l'instant où l'homme est entré en
insurrection contre l'être et a de lui-même posé l'être comme objet de sa représentation.
Depuis Descartes» (in« Zürcher Seminar », Se111inore, GA, Bd. 15, p. 433). L'insurrection contre
l'être est évidemment bien antérieure à Descartes à partir de qui elle ne fait que prendre la
figure de l'objectivité ; cf., à ce sujet,« Das Ding», in Vortriige 11nd Atifsiitzc, GA, Bd. 7, p. 168.
112
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
propre veut précisément être cette volonté universelle même. A travers
ce soulèvement, un mode propre d'unification donc un mode propre de
l'être-esprit vient à s'accomplir. Mais l'unification est une perversion de
la volonté initiale, c'est-à-dire une perversion de l'unité du monde divin,
dans lequel la volonté universelle concorde avec la volonté du fond.
Dans cette perversion de la volonté, par contre, s'accomplit le devenir
d'un dieu inversé, du contre-esprit, et du même coup l'insurrection
(Aujruhr) contre l'être-originaire, le rengorgement de ce qui est advers
(Widersacher!Hflt} à l'essence de l'être, le renversement de l'ajointement de
l'être (S~nsfuge) en disjonction (Ungefage), renversement par lequel le fond
s'élève vers l'existence pour prendre sa place. »1 Plus loin, et toujours
dans une langue qui est autant: sinon plus la sienne que celle de
Schelling, Heidegger ajoutera : «Le fond n'excite pas le mal lui-même, il
n'excite pas non plus au mal mais il excite le principe possible du mal.
Le principe est la libre mobilité du· fond et de l'existence l'un par
rapport à l'autre, la possibilité de leur dissociation et par suite la possibilité du rengorgement de la volonté propre à dominer la volonté
commune.»2
Qu'est-ce qui ouvre l'horizon au sein duquel Heidegger peut ainsi
déplacer l'essence du mal tout en interprétant les Recherches sur l'essence de
la liberté hu111aine? La parole d'Anaximandre. D'une part en effet, à propos de l'introduction où Schelling s'interroge sur la compatibilité entre
les concepts de liberté et de système, Heidegger souligne que ce dernier
concept s'impose dans la mesure où l'étant ne va jamais seul et que «là
où il y a étant, il y a conjonction et injonction ». Et il ajoute : « Nous
voyons déjà ici clairement transparaître la mêmeté de l'être et de la
conjonction. Dans la mesure où nous comprenons "être'', nous visons
par là quelque chose comme conjonction et injonction. La plus ancienne
parole de la philosophie occidentale qui nous ait été transmise, celle
d'Anaximandre, parle déjà de la 1llx1J et de l'&.3txla., de l'accord ou du dis1. Schelling: Vo111 ll:'esm des 11/eJ/SCh/ichen rreiheit, GA, Bd. 42, p. 247-248. Sur l'identification
du mal au péché, cf. p. 251 sq. et Schelling, Ober das Wesen des mmschlichen Freiheit, herausgegeben von T. Buchhcim, Philosophische Bibliothek, p. 38, ou Siimmtliche Wtrke, Bd. Vil, p. 366.
2. Id., p. 262-263.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
113
cord de l'être, parole que nous devons tenir éloignée de toutes représentations morales, juridiques et même chrétiennes de la justice et de
l'injustice. »1 D'autre part et surtout, Heidegger a lui-même établi un lien
particulier entre 1'&:8tx.lcx, qui est discord (Un-Fug)2, et le mal, quand, à la
question de savoir pour quelle raison le traité sur la liberté parle surtout
de ce dernier, il répond:« Parce que le mal met à jour, au sein de l'étant,
la plus intérieure et la plus ample discorde (Zwietracht). Et pourquoi justement cette discorde ? Le mal est pensé parce que, dans cette discorde
authentique et la plus extrême en tant que discord (Unfug), c'est simultanément l'unité de la conjonction de l'étant dans son ensemble qui doit
apparaître le plus nettement. »1
En traduisant la langue de Schelling qui ne parle évidemment pas du
«règne de ce qui est advers à l'essence de l'être», dans la sienne propre et
qui est déjà celle de La. parole d'Anaximandre, Heidegger, selon qui, rappelons-le, « un traduire originaire règne sur tout dialogue comme sur tout
monologue »4 , modifie donc l'essence du mal. Comment cela? Assimilant
celui-ci au péché, Schelling comprend le mal dans l'horizon du rapport de
la créature au Dieu créateur et non dans celui du rapport de l'étant à
l'essence et à la vérité de l'être. «Le péché», dit Heidegger à propos de
cette assimilation,« le péché est le mal interprété de manière chrétienne et
ce de telle sorte que, dans cette interprétation, l'essence du mal parvient,
selon une direction tout à fait déterminée, plus nettement au jour. Mais le
mal n'est pas seulement péché et il n'est pas exclusivement concevable en
tant que péché. Dans la mesure où notre interprétation vise la question
métaphysique fondamentale proprement dite, celle de l'être, nous
n'interrogeons pas le mal sous la figure <lu péché mais l'élucidons relativement à l'essence et à la vérité de l'être. Cela indique du même coup et
1. Id, p. 86.
2. Cf. «Der Spruch des Anaximander », in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 357, déjà cité.
3. « Ausgewahltc Stücke aus den Manuskripten zur Vorbereitung des Schelling-Seminars
Sommersemester 1941 »,in Schellù{g, p. 216. Ces notes préparatoires ont été publiées en appendice à la première édition en 1971 du cours de 1936 sur Schelling. Elles n'ont pas été reprises
dans le volume des œuvres complètes où ce cours a été réédité.
4. P<1mm1ides, GA, Bd. 54, p. 17 ; déjà cité.
114
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
indirectement que le domaine de l'éthique ne suffit pas pour concevoir le
mal et que l'éthique et la morale concernent au contraire une législation
relative à la conduite à tenir face au mal pour le surmonter, le repousser
ou l'atténuer». Et il avertit: «Cette remarque est importante pour bien
mesurer en quel sens notre interprétation est unilatérale, voire consciemment unilatérale, orientée qu'elle est sur le versant principal de la philosophie, la question de l'être. »1
En quoi consiste cette unilatéralité assumée ? Que signifie-t-elle et
quels sont ces côtés sur lesquels l'accent peut être inégalement porté ?
« Pour Schelling», précise encore Heidegger, « la sécularisation du
concept théologique de péché et la christianisation du concept métaphysique de mal passent l'une dans l'autre. »2 Ce disant, le second distingue
ce que le premier confond, à savoir la théologie chrétienne d'un côté et
la métaphysique de l'autre sur laquelle il choisit de porter l'accent. Toutefois, à supposer que l'une et l'autre se laissent déterminer comme
autant de côtés, Schelling n'assimile pas le péché au mal mais le mal au
péché\ tient celui-ci pour l'essence de celui-là et non pour une de ses
figures. En d'autres termes, la métaphysique du mal esc, en tant que
métaphysique, une métaphysique du péché. Dès lors que pour Schelling,
la dimension chrétienne est métaphysiquement essentielle, dès lors que
tout ce que dit Schelling à propos du mal comme la langue dans laquelle
il le dit sont l'un et l'autre relatifs au péché, l'unilatéralité à laquelle se
tient Heidegger en traduisant la langue de Schelling dans la sienne
propre ne peut consister finalement qu'à traduire le rengorgement et
l'insurrection4 du domaine de la foi dans celui de l'être et de sa vérité,
1.
Schellù(~:
I.·0111 lf'esen des 111enscbliche11 rreiheit, GA, Bd. 42, p. 252-253.
2. lhid., p. 251.
3. Cf. lÏher das ll7esen dn J1te11schlicbe11 freiheit, édition citée, p. 60 (SU"; Bd. VII, p. 388) où le
« mal originaire» est assimilé au «péché originaire».
4. Pour prévenir toute confusion entre les langues de Schelling et de Heidegger, signalons
que celui-là n'emploie jamais le verbe sit-b aufspreize11, se rengorger et que, pour dire
l'insurrection, il recourt à é'rbehu11g plutôt qu'à Au(stand ou Aufr11hr. Selon le dictionnaire
Grimm, le verbe sicb alljSpreizen a le même sens que les verbes latins int11111esce1~, enfler, ou .r11pe1c
hù~, s'enorgueillir. Le rengorgement traduit donc la superhia qui, selon /'Ecclésiastique (X, 15), est
i11itiu111 011111is peccati, le commencement de tout péché. Par ailleurs et toujours à propos de la
langue de Heidegger dont en quelque sorte nous interrogeons la composition et l'usage, parlant
du «règne de ce qui est ad vers (ll/'idersachert11111) à l'essence de l'être», Heidegger reprend le mot
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
115
bref à changer l'objet de l'adversité sans toutefois changer la forme sous
laquelle elle s'accomplit puisque l'insurrection et Je rengorgement ne
sont plus relatifs à Dieu mais à l'être. La question est alors de savoir s'il
est possible de dissocier l'objet de l'adversité de la forme qu'elle revêt ou
si la manière dont elle s'accomplit peut être la même selon qu'il s'agit de
Dieu ou de l'être. A l'évidence non puisque tout comportement reçoit
son sens et le type de mobilité qui lui est propre de ce à l'égard de quoi il
se comporte. Partant, si le rengorgement et l'insurrection sont les
formes que prend l'opposition à Dieu, décrire l'adversité à l'essence de
l'être dans les mêmes termes, n'est-ce pas déplacer le mal sans
modifier ce mode d'accomplissement qu'il reçoit du péché ? Et si la
fureur de la persistance est à l'essence de l'être ce que le péché de la
créature est à Dieu, à savoir insurrection et rengorgement, n'est-ce pas à
la lumière du status corruptionis qu'est retracée la genèse de la différence
ontologique ?1
C'est donc depuis le domaine d'expérience de la création où la chute
de l'homme en tant que vivant créé à l'image de Dieu entraîne celle de
toutes les autres créatures que Heidegger traduit les verbes qui décrivent
l'événement de la différence ontologique puisque, considéré depuis
l'Ereignis, le retrait du monde promeut l'animal rationnel dont la vie ou
l'animalité sont comprises depuis l'à.7toxcxpcx3oxlcx rijc; x-rlcrewc; et donne
lieu à la différenciation de l'être et de l'étant sous les formes peccamineuses de l'insurrection et du rengorgement. Faut-il alors en conclure
que la foi chrétienne ne va pas sans le retrait de la vérité de l'essence de
l'être et que, relativement à cette dernière, la différence ontologique,
essentiellement inessentielle, est le mal, un mal qui ne s'oppose pas au
bien, un mal sans bien: le mauvais destin de l'être? Sans doute, et Hei-
qui dans un verset de la seconde épître aux Thessaloniciens (II, 4) désigne l'Antéchrist, verset
sur lequel il s'était arrêté lors du cours de 1920-1921 sur saint Paul; cf. Phii11omenologie des rrligiOse11 Lehe11s, GA, Bd. 60, p. 99 et 107-108. Signalons pour finir que, dans l'addition au§ 258 de
l' E/19•clopidie, Hegel parle du « rengorgement (A11Jiprriz.1111f) du maintenant» et que ce texte est
cité par Heidegger au§ 82 a de Sein 1111d Zeit, p. 431.
1. Sur le caractère « insurrectionnel » du mal, cf. « Abendgespriich in einem Kriegsgefangenenlager», in Fe/tfwet;-Cespriifhe, GA, Bd. 77, p. 207-208. Ce dialogue de 1945 est contemporain de 1..11 parole d'A11oxùnondre.
116
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
degger ne disait pas autre chose lorsque, au seuil de l'interprétation de la
seconde phrase de la parole d'Anaximandre, il écrivait ceci : « La pensée
est pensée de l'être. La pensée ne prend pas naissance. Elle est dans la
mesure où l'être se déploie. Mais la déchéance (Veifall) de la pensée dans
les sciences et dans la foi est le mauvais destin de l'être.» Une note marginale précise : « [Bôse} aber nicht "schlecht", mauvais par malignité et non
par défaut. »1
1. «Der Spruch des Anaximander »,in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 352-353. Cf. Wa.r beijfl Dmke11 ?, GA, Bd. 8, p. 32. En affirmant que« le mal, c'est l'ordre de l'être tout court - et [qu1 au
contraire, aller vers l'autre c'est la percée de l'humain dans l'être, un "autrement qu'être"»,
Levinas étend à la vérité de l'essence de l'être dont, faut-il le rappeler, les mortels sont partie
prenante, ce que Heidegger réservait à son seul destin métaphysique. Cette «extension» est
étroitement solidaire d'une mésinterprétation des pages de La parole d'Anaxi111a11dre décrivant
l'insurrection de la constance contre la présance. À propos de la relation asymétrique du moi à
l'autre en tant qu'elle dérange toute corrélation noético-noématique, Levinas écrit en effet:
« Mise en question en moi de la position naturelle du sujet, de la persévérance du moi - de sa
persévérance de bonne conscience - dans son être, mise en question de son co11atHs c.rse11di, de
son insistance <l'étant. Voilà l'indiscrète - ou l' "injuste" - présence dont il est pcut-ètre déjà
question dans la "Proposition d'Anaximandre'', telle que Heidegger l'interprète dans HolZ}vege:
mise en question de cette "positivité" de l'esse dans sa prise11ce, signifiant, brusquement, empiétement et usurpation ! Heidegi,>er ne s'est-il pas heurté ici - malgré tout ce qu'il entend enseigner
sur la priorité de la "pensée de l'être" - à la signifiance originelle de l'éthique?» A cette question oratoire, il faut néanmoins répondre par la négative car il n'y a rien de proprement originaire, sinon pour la métaphysique, dans l'z8Lx!ot ou dans la fureur de la persistance et afortiori
dans le IMl,v:lf.L ot·~~dt 8lx1iv x0tl ~(mv oc).).·;,).r,tç. À l'inverse, le retrait de la vérité de l'essence de
l'être, c'est-à-dire le mauvais destin de l'être, rend possible ce que Levinas entend par « éthique» ainsi que la mise en question du <'Ollal11s essendi comme être des étants, ou intéressement de
l'être, à laquelle il pmcède dans A11tre1Nenf qu'être 011 au-delà de /'essence. Cette mise en question qui
fait fond sur /.a parole d',- lllaxi111011dre pour ce qui concerne la détermination du co11at11s essmdi,
n'atteint cependant pas I'h'reig11is au sein duquel il n'r a aucun sens à envisa!,rcr «une percée de
l'humain dans l'être» et, relativement à la pensée de Heidegger lui-même, elle demeure une
tâche pour le moins secondaire puisqu'elle consiste à retourner contre ce dernier ce qu'il
s'attache explicitement à surmonter. Cf. Levinas, «Philosophie, Justice et Amour» et «Diachronie et représentation», in Entre 11011s, respectivement p. 132 et p. 187.
IX
Aussi longtemps que nous n'aurons pas examiné la première des deux
phrases qui constituent la parole d'Anaximandre, nous serons évidemment dans l'impossibilité de préciser la portée de ce qui concerne la
seconde. Avant de tirer une quelconque conclusion du rapport que la différence ontologique entretient avec la création déchue, il est donc nécessaire de parachever l'interprétation de la plus ancienne des paroles de la
pensée grecque en remontant de la seconde à la première de ses deux
phrases. Mais qu'est-ce qui atteste la possibilité d'un tel mouvement? Le
seul mot de la seconde phrase laissé dans l'ombre : 8~86voc~ yiXp ocù-rOC... car
ils laissent appartenir... «Le yŒp, car, à savoir, introduit une explication.
En tout cas, la seconde phrase explique dans quelle mesure ce qui a été
dit dans la phrase précédente est ainsi qu'il a été dit. »1
Si, nous l'avons vu, cette seconde phrase décrit la manière dont les
présants surmontent le discord par le laisser-appartenir de la déférence,
elle « nomme le présant dans le mode de sa présance, [...] elle explique la
présance du présant ». Par conséquent, «la première phrase doit nommer
la présance elle-même et dans la mesure où elle détermine le présant en
tant que tel ; car c'est seulement alors et dans cette mesure seulement que,
1. «Der Spruch des Anaximander »,in HolZJIJe!,e, GA, Bd. 5, p. 361-362.
118
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
référée à la première au moyen du yiXp, la seconde phrase peut à l'inverse
expliquer la présance depuis le présant. Relativement au présant, la présance est toujours ce conformément à quoi le présant se déploie. La première phrase nomme la présance conformément à laquelle... De cette
première phrase, seuls trois mots sont conservés : xcx.-iX .-o x_pe:wv »1•
Pour commencer, que signifie le xcx•iX qui précède .-o :x_pe:wv ? De haut
en bas. Dès lors, « ce en relation à quoi le xcx.-iX est dit possède en soi une
déclivité au long de laquelle c'est, avec autre chose, de telle ou telle
manière, le cas »2• Et puisque la première phrase concerne autant la présance elle-même que le rapport au présant qui lui est propre, c'est selon la
déclivité de la présance que le présant vient à déploiement. « Le présant
qui séjourne-toujours-en-passant séjourne xcx.-iX .-o )(pe:wv. »3 Qu'est-ce à
dire précisément? La présance des présants s'accomplit comme surmontement de cette fureur de la persistance dont la possibilité est ouverte par
le séjourner lui-même et les séjournants transitoires accomplissent le surmontement de l'oc3Lxlcx dans le laisser-appartenir à l'accord: par la déférence. «Mais à quoi les présants laissent-ils appartenir l'accord de
l'ajointement? »4 Ou encore, à quoi cet accord revient-il en propre ?
«L'accord appartient à ce au long de quoi la présance du présant qui est
ce surmontement, se déploie. L'accord est xcx.-iX .-o xpe:wv. Ainsi s'éclaire,
même si c'est encore de très loin, l'essence du )(pe:wv. Si, comme essence
de la présance, il se rapporte essentiellement au présant, alors ce rapport
doit impliquer que 't"O :x_pe:wv ordonne l'accord et avec lui la déférence. Le
x.pe:wv ordonne qu'au long de lui-même le présant laisse appartenir accord
et déférence. Le :x_pe:wv laisse parvenir au présant un tel ordonner et lui
destine ainsi le mode de son arrivée en tant que séjour de ce-qui-àchaque-fois-séjourne-en-passant. »3
Cette première explication de 't"O :x_pe:wv demeure indirecte qui ne dit
rien du mot .-o x_pe:wv lui-même et procède quasi exclusivement depuis
l'interprétation de la seconde phrase. Que signifie donc .-o x.pe:wv ? Une
1.
2.
3.
4.
5.
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.
Ibid.,
Ibid.,
p. 362.
p. 363.
p. 361.
p. 363.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
119
fois encore et ici plus que nulle part ailleurs, il importe de rappeler sous
quelle constellation de l'être nous posons la question. Si «ce qui maintenant est se tient dans l'ombre préalablement portée du destin de l'oubli de
l'être »1 que consomme l'essence de la technique, c'est bien depuis l'oubli
de l'être comme oubli de la différence de l'être à l'étant que nous interrogeons le mot 10 xpe:wv. Nous ne saurions toutefois faire maintenant
l'expérience de l'être et de l'étant en tant que différenciés si cette différence oubliée ne s'était initialement dévoilée dans la présance du présant,
si cette différence, recouverte par l'assimilation subreptice de la présance
à ce qui est suprêmement présant, n'avait« empreint de sa trace la langue
à laquelle l'être est advenu »2 et qui, pour la pensée, est grecque à la faveur
et de cette advenue et de la trace de son retrait. « Pensant ainsi », dit alors
Heidegger, « nous pouvons présumer que la différence, sans pourtant
jamais avoir été nommée en tant que telle, s'est plutôt éclaircie dans la
parole initiale de l'être que dans les paroles ultérieures. Éclaircie de la différence ne veut donc pas dire que la différence apparaît en tant que la différence. Par contre, la relation au présant peut s'annoncer dans la présance comme telle et ce de sorte que la présance advienne à la. parole en
tant que cette relation. »3 Cette «éclaircie de la différence» n'est donc pas
encore l'éclaircie du retrait de l'être qui abrite l'Ereignis mais seulement
l'éclaircie du rapport de la présance au présant en tant qu'il appartient à la
présance elle-même ou, si l'être est toujours l'être de l'étant, l'éclaircie de
« ce génitif énigmatique, riche de sens, qui nomme une genèse, une provenance du présant à partir de la présance »4 • En d'autres termes,
l'éclaircie de la différence dont il est question intervient entre l'éclaircie de
l'étant et celle de l'être en son retrait. Elle est donc essentiellement ambiguë puisqu'elle fait signe - et par signe il faut entendre «un se-refuser
hésitant »5 - d'un côté vers ce qui est le plus initialement grec et, de
lhid, p. 365.
Ibid.
Ibid
Ibid, p. 364.
&itriige znr Philosophie, GA, Bd. 65, p. 383. Cf.« Aus einem Gespriich von der Sprache »,
in U11tmJ1egs Z!',. Sproçhe, GA, Bd. 12, p. 133, où Heidegger confie à son interlocuteur japonais le
1.
2.
3.
4.
5.
soin de dire que «le signe (lf1nk) est l'annonce du voiler éclairant».
120
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
l'autre, vers ce qui ne l'est plus pour en être l'essence. Toute l'entreprise
de Heidegger tire alors sa possibilité de cette éclaircie de la différence où
l'être vient se dire en tant que relation de l'étant à l'être et si« la parole initiale de l'être, -rà :x,pewv, nomme quelque chose de tel» 1, la pensée de la
vérité de l'être dans son mouvement d'ensemble vient enfin répondre à
celle d'Anaximandre.
On traduit généralement -rà :x,pewv par« la nécessité» et, lors du cours
de 1941 qui, pour partie, traite de la parole d'Anaximandre, Heidegger
traduisait encore par die niitigende Not: l'instante nécessité2. Cinq ans plus
tard, tenant cette signification pour « dérivée », il écrit : « Dans :x,pewv, il y
a XPcXW, xp<Xoµoct. A travers ce verbe, parle ~ xelp, la main ; :;(pcXW veut
dire: je prends quelque chose en main, m'en saisis, lui prête la main et lui
tends la main. Xp<Xw signifie donc en même temps : donner dans la main,
remettre en main propre, partant délivrer et remettre à une appartenance.
Une telle remise en main est toutefois telle qu'elle garde en sa main et la
remise et ce qui est remis. »3 Rapporté à l'être de l'étant, -rà xpewv signifie
donc « la remise en main propre de la présance, laquelle remise en main
propre délivre en main propre la présance au présant et ainsi garde précisément en main le présant en tant que tel, c'est-à-dire le sauvegarde dans
la présance »4 • Mais si -rà xpec:iv désigne l'incomparable relation de la présance au présant en tant qu'elle appartient à la seule présance, bref la différence ontologique comme ce trait propre à l'être qui seul peut l'exposer
au danger d'un déplacement hors de la vérité de son essence, hors du
quadrat, comment convient-il de traduire le plus ancien des mots par lesquels la pensée a été appelée à dire l'être ? «Anaximandre dit: -rà xpewv.
Nous risquons», avertit alors et pour finir Heidegger, «nous risquons
une traduction apparemment étrange et qui demeure tout d'abord passible de mésinterprétation : TO xpewv, der Brauch »5•
Avant de s'enquérir du sens de cette traduction, il convient d'en
mesurer toute la charge et la portée. Si l'interprétation de la plus ancienne
1. «Der Spruch des Anaximander », in Holz111e,ge, GA, Bd. 5, p. 365.
2. Cf. G'r1111dbegriffe, GA, Bd. 51, p. 95 et sq.
3. «Der Spruch des Anaximander », in HolZfvege, GA, Bd. 5, p. 366.
4. Ibid.
5. lhid.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
121
parole de la pensée occidentale s'achève par la traduction de son premier
mot : -ro x_pewv, c'est parce qu'il en est, quant à la chose même, le plus
important et que traduire consiste à se transporter dans le domaine où ce
qui est dit se laisse saisir du regard 1• La traduction ne vient donc pas se
surajouter à l'interprétation mais l'accomplir. Et si -ro :x_pe:wv est le plus initial des mots de la pensée grecque, celui auquel, d'une manière ou l'autre,
viennent répondre la Mo'Lpot de Parménide, le A6yoç d'Héraclite, l't81fot de
Platon et l'Èvépye:tot d'Aristote 2, la traduction de -ro :x_pewv constitue la
pierre fondamentale du grec en tant que construction ou reconstruction
de la pensée. Il y a plus. Accéder à la relation de l'étant à l'être comme
trait de l'être, c'est se laisser convoquer dans le domaine du « se-refuser
hésitant»' où tout à la fois l'être se montre et se retire. Par suite et si« -ro
x.pe:cf.iv nomme sans doute une trace de ce qui reste proprement à penser
dans le mot der Brauch, trace qui disparaît aussitôt dans le destin de l'être
se déployant historico-mondialement comme métaphysique occidentale »4, l'interprétation de cette trace ou de cette hésitation d'un instant
qu'est -ro x.pe:wv vient finalement répondre de la décision entre ce qui est
grec et ce qui ne l'est plus.
Par quel chemin Heidegger est-il conduit à traduire -ro :x_pe:wv par der
Brauch? Nous ne saurions répondre sans rappeler d'abord ce que, de
manière générale, signifient le verbe brauchen et le substantif Brauch, sans
déterminer ensuite celle de leurs significations qui permet de décrire et de
penser la relation de l'être à l'étant, sans préciser enfin ce qui, dans le mot
-ro :x_pe:wv, répond et correspond à der Brauch. Certes, emprunter cette voie,
c'est, pour une part au moins, passer de l'allemand au grec et non du grec
à l'allemand, mais, outre qu'il s'agit avant tout d'atteindre la chose même,
c'est bien ainsi que procède Heidegger qui explique et justifie sa traduction en réponse à la question : « Dans quelle mesure -ro :x_pewv est-il der
Brauch? »5 plutôt qu'à celle de savoir comment der Brauch traduit -ro :x_pe:cf.iv.
1.
2.
3.
4.
5.
Cf. 117as heijfl De11ken ?, GA, Bd. 8, p. 236.
Cf. «Der Spruch des Anaximander», in HolZ}11ege, GA, Bd. 5, p. 369-371.
Gn111dfragt11 der Philosophie, GA, Bd. 45, p. 210, déjà cité.
«Der Spruch des Anaximander », in Ho/Z}vege, GA, Bd. 5, p. 369.
Ibid., p. 367; le est n'est pas souligné dans le texte.
122
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
Que veulent donc dire Brauch et brauchen? Brauch signifie usage, utilité
(usus, utilitas) ou coutume, et brauchen qui provient de .frui, signifie user
(uti), appliquer ou employer (adhibere), user et jouir (uti et.frui), avoir besoin
(indigere) 1• Comment faut-il alors entendre l'usage quand il s'agit de penser
la relation de la présance au présant ou en vertu de quel trait l'usage est-il
propre à décrire la relation de l'être à l'étant? Quelques années après La
parole d'Anaximandre et à propos de l'impersonnel xpf, généralement traduit en français par « il faut », en allemand par es ist niitig ou es hraucht et par
lequel commence le fragment VI de Parménide, impersonnel dont x.pewv
est le participe neutre, Heidegger reviendra plus longuement sur l'essence
de l'usage. Après avoir affirmé que « x_pf, appartient au verbe x.pocw,
x.pT,cr60tL » et que ce dernier implique une référence au mot +, zelp, la main,
il poursuit : « x_pocw, x_pocoµOtL signifie : je manie et ainsi me maintiens dans
la main, j'utilise (gebrauche) et fais usage (brauche). C'est à partir de la
manière dont les hommes font usage que nous tentons d'en indiquer
l'essence. L'usage n'est pas d'abord le fait de l'homme. "User" ne signifie
pas non plus une pure et simple utilisation, usure ou mise à profit.
L'utilisation n'est qu'un mode mineur ou déviant de l'usage. Quand nous
manions une chose, par exemple, la main doit s'ajuster à la chose. L'usage
implique la réponse qui s'ajuste. L'usage proprement dit n'abaisse pas ce
qu'il utilise mais l'usage trouve sa détermination en ce qu'il laisse ce dont
il use dans son être. Ce laisser ne signifie cependant pas l'insouciance de
la négligence ou de l'abandon. Au contraire : l'usage proprement dit met
tout d'abord ce dont il use dans son être et l'y garde. Ainsi pensé, l'usage,
der Brauch, est lui-même ce qui requiert que quelque chose soit mis dans
son essence et l'usage ne le laisse pas s'en démettre. User, c'est: mettre
dans l'essence, garder dans l'essence. »2 L'usage n'est donc pas initialement l'affaire de l'homme mais celle de l'être et, inversement, celui-là est,
de manière insigne, en l'usage de celui-ci. L'homme ne saurait toutefois
être à l'usage de l'être sans en être requis et y être approprié et, de ce point
de vue, l'usage fait signe vers l'Ereignis. Mais d'un autre côté, si« l'usage
1. Cf. J. u. W. Grimm, DeNls&hes Wô'rter/Jnth, s. v. qui distingue les différents sens en indiquant leurs équivalents latins.
2. Wns heij!t Denkm ?, GA, Bd. 8, p. 190.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
123
confie ce dont il use à son être propre »1, il n'est autre que l'accomplissement de la différence ontologique. Traduisant To x.pe:wv par der
Brauch, Heidegger accède à ce qui, dans l'être comme être de l'étant, est le
génitif même, à ce qui confère à tout étant le mouvement d'être par lequel
il est et demeure pour y être maintenu, bref à l'essance, mieux à
l'essancifiant de l'être au sens où, mutatis mutandis, Leibniz a pu dire que
« l'Être nécessaire est existentifiant >>2. En outre, déterminant l'essence de
l'usage comme ce qui engage et maintient l'étant dans son être,
détermination qui fait écho à l'analyse de l'ustensilité selon laquelle seul
l'usage du marteau nous en découvre l'être 3, Heidegger laisse également
ressortir ce par quoi der Brauch, l'usage, répond à To xpe:wv. En effet, si le
verbe xpcX.w est présent dans xpe:wv et implique une référence à la main
sans laquelle il n'y a pas d'usage, der Brauch peut traduire, c'est-à-dire être,
-ro xpe:wv 4•
Revenons plus directement à La parole d'Anaximandre où Heidegger
justifie cette traduction de manière différente. Après avoir écarté la compréhension ordinaire de l'usage comme utilisation et s'attachant à la provenance du verbe brauchen, il écrit:« Brauchen, c'est br11chen, en latinfru4 en
allemandfruchten [fructifier], Frucht [fruit]. Nous le traduisons librement
par "jouir de... (geniejen)" ; mais jouir (niejen) signifie : se réjouir de
quelque chose et ce de manière à en avoir l'usage. C'est seulement par
dérivation que "jouir" désigne la simple consommation ou le savourer. »5
Où cette signification de brauchen en tant que frui est-elle toutefois exemplairement attestée ? « Cette signification fondamentale de brauchen
1. ltl, p. 198 ; cf. p. 195.
2. « 24 thèses métaphysiques » (1697), thèse 4, in Op11stnles el Fra1111mts inédits, édités par
L Coutumt, p. 534; cf. Heidegger, Nietz!the li, GA, Bd. 6.2, p. 414.
3. Cf. Sei11 1111d Zeit, § 15.
4. Heidegger ne dit pas que :1.,tlp, la main et x;pocw, user, se servir de, sont apparentés mais
simplement que, de part son sens, le second renvoie à la première. Signalons toutefois que,
dans les articles de son Diftio1111airt éty1110/ogiq11e de la la11g11e grt«j11e consacrés aux mots x;c!p et ;zp+,
sur lesquels est formé le verbe :1.,pocw, E. Boisacq mentionne à chaque fois la même mcinegher.
Quant au rapport entre zp·f, et zp·îjafl0<1, P. Chantmine écrit : « On donne le verbe pour dénominatif du substantif :1.,p·f,. Mais les formes du parfait xÉ:1.,p1jfL«L, qui pamissent les plus anciennes,
pourmient être primitives et avoir fourni le point de départ de tout le verbe, :1.,p·f, restant isolé
comme nom-mcine » (in Dirtio1111aire étyn1,,/ogiq11e de la la111,11e gmq11e, 111b. zpf,).
5. «Der Spruch des Anaximander », in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 367.
124
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
comme .frui est atteinte », dit Heidegger, « quand Augustin demande :
Quid enim est aliud quod dicimus.frui, nisi praesto habere, quod diligis? (de moribus
eccl. lib. I. c. 3 ; cf. de doctrina christiana lib. 1. c. 2-4). Dans .frui il y a : praesto
habere; praesto, praesitum se dit en grec Ù7toxelµevov, ce qui gît déjà làdevant déjà dans le non-retrait, l'oùaloc, ce qui est à chaque fois présant.
"Br_auchen'' signifie donc : laisser venir en présance quelque chose de présant en tant que tel ; .frui, bruchen, brauchen, Brauch signifient : remettre en
main propre quelque chose à son essence propre et le conserver en tant
qu'ainsi présant (Anwesende) en une main qui garde. » 1 Puis, à la ligne, Heidegger poursuit : « Dans la traduction de 't"O xpewv, der Brauch est pensé
comme l'essance (das Wesende) en l'être lui-même. Le bruchen, .frui, ne
désigne plus maintenant le comportement jouissant de l'homme en relation par conséquent à un quelconque étant, fût-il suprême (fruitio Dei en
tant que beatitudo hon1inis), mais der Brauch nomme maintenant le mode sur
lequel l'être même se déploie en tant que relation au présant, relation qui
concerne et prend en main le présant en tant que présant : To xpewv. »2
Alors que l'explicitation du XP~ parménidien ne fait aucune mention
de l'origine latine du verbe brauchen et s'attache à atteindre l'essence de
l'usage par voie descriptive, c'est à partir du sens que revêt le verbe frui
chez saint Augustin que, dans La parole d'Anaximandre, Heidegger justifie
la traduction de 't"O xpewv par der Brauch et en explicite le sens. Toutefois,
et indépendamment de la différence entre l'une et l'autre manière d'y
atteindre, le sens de der Brauch, de l'usage, demeure identique, à savoir :
laisser venir l'étant à son être et l'y maintenir ou garder. Dès lors et si le
sens le plus propre de l'usage peut être fixé sans recours à saint Augustin,
quels peuvent être la signification et la portée de cette référence à la
pensée chrétienne et à la langue latine, l'une et l'autre partie prenante de
l'oubli de l'être, quand il s'agit d'accéder à ce qui est initialement grec, à ce
qui intervient entre l'&t..~6etoc et l'Ereignis et qui depuis celle-là fait signe
vers celui-ci?
1. Ibid.
2. //Jid., p. 367-368.
X
Dans quel mouvement de pensée la référence à saint Augustin vientelle s'inscrire? Après avoir rappelé que le verbe bra11chen provient du latin
jrui, Heidegger le « traduit librement» par niejfen : se réjouir de quelque
chose en sorte d'en avoir l'usage, c'est-à-dire par un verbe qui signifie
tout à la fois .frui et 11ti1. Puis, pour faire valoir que le verbe brauchen peut
désigner la jouissance en tant qu'usage et possession, il produit aussitôt
une citation de saint Augustin attestant que le verbe .frui a déjà reçu ce
même sens.
Avant d'analyser la manière dont cette citation intervient dans la
démarche de Heidegger et l'interprétation qu'il en donne, rappelons-en
très brièvement le contexte d'origine. Au début du livre intitulé Des mœurs
de l'église catholiq11e, saint Augustin traite du bonheur. Après avoir soutenu
que l'homme ne saurait y parvenir sans aimer et posséder ce qui, pour lui,
est le meilleur, il explique : « Qu'est-ce en effet que nous nommons jouir
sinon avoir à disposition ce qu'on aime ? Et nul n'est heureux qui ne jouit
pas de ce qui est le meilleur pour l'homme ; et quiconque en jouit ne peut
1. Cf. J. u. W. Grimm, De11/sçhes Wô'rterb11çh, s. v. Signalons que Heidegger y emprunte la
« traduction » de lm111the11 par gC11ief1m et que le mot allemand pour usufruit est Niefibrauth ; cf. id.,
su/J bmuche11.
126
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
pas ne pas être heureux. Ce qui est le meilleur pour nous doit donc être à
notre disposition si nous méditons de vivre heureux. »1 Jouir, c'est donc
tout à la fois aimer et posséder ce qui est, pour nous, le meilleur. Et, après
avoir établi que l'âme est le meilleur de l'homme, saint Augustin conclut
que, pour celle-ci, Dieu est ce qu'il y a de meilleur. Être heureux, c'est
«avoir Dieu, c'est-à-dire jouir de Dieu >>2, conclura-t-il au terme du dialogue sur La vie heureuse. Partant, jouir, c'est jouir de Dieu et il est impossible de séparer la jouissance de celui dont, uniquement, elle jouit.
C'est pourtant ce que fait Heidegger en ne retenant du .frui que le
seul avoir-à-disposition. «Dans .frui il y a: praesto habere », écrit-il sans
plus. Mais si jouir, c'est disposer de ce qu'on aime,praesto habere quod di/igis, et qu'il n'est finalement d'amour que de Dieu, le sens du praesto
habere, de l'avoir-à-disposition, est ici fonction du sens de ce qu'on aime,
quod di/igis, et la signification du .frui dépend de Dieu avant de dépendre
l'avoir-à-disposition. En insistant sur le second au dépens du premier,
Heidegger sépare donc la jouissance de celui dont exclusivement elle
jouit et, ce faisant, modifie radicalement le sens de la citation augustinienne à laquelle il fait appel puisqu'il la prive de son caractère théologique, chrétien. À quelle nécessité vient-elle alors répondre et la façon
dont Heidegger explicite le sens du praesto habere permet-elle de le préciser? Comprenant l'adverbe praesto à partir de *praesito, poser ou placer
devant\ Heidegger comprend ce qui est praesitum, posé-devant, comme
la version latine du grec Ô7tox.e:lµe:vov qu'il traduit habituellement par substantia ou subjectum 4 • Le grec ainsi retrouvé sous le latin, il devient possible
de comprendre d'abord, littéralement, l'u7tox.e:lµe:vov comme ce qui gît
déjà là-devant dans le non-retrait et est à chaque fois présant, pour
ensuite comprendre der Brauch comme l'avoir-à-disposition ou sous-lamain ce qui est et, en en accentuant le sens verbal, comme ce qui laisse1. De morib111 catholicae ecclesiae, I, III, 4.
2. De beala uila, 34.
3. Selon A. Ernout et A. Meillet, «il a été proposé de l'adverbe [praeslo} des explications
diverses dont aucune ne s'impose » et parmi lesqqelles figure *prae-sito (v. po-si/111) ; cf. Dirtio1111aire étymologiq11e de la la11g11e lali11e, s. 11.
4. Cf. par exemple Vom Wese11 der me11schliche11 Freiheit, GA, Bd. 31, p. 65-66 et «Der
Ursprung des Kunstwerkes »,in 1-lolZJvege, GA, Bd. 5, p. 7-8; sur la signification générale de la
traduction du grec en latin, cf. p. 8.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
127
venir-en-présance le présant, comme la remise en main propre de la présance au présant qui confère à tout étant l'être par lequel il est et
demeure pour y être maintenu.
Abstraction faite de la question de savoir s'il est possible de retourner
directement du latin au grec après que la traduction du grec en latin eut
transféré l'expérience initiale dans un mode de pensée qui ne l'est plus et,
du même coup, consolidé la mutation de la présance en constance, ce qui
précède suffirait peut-être à rendre compte du recours à la détermination
augustinienne de la jouissance si Heidegger n'opposait pas aussitôt lafruitio Dei en tant que béatitude humaine à l'usage en tant que mode de
déploiement de l'être dans son rapport à l'étant, mettant ainsi en parallèle
le rapport que l'homme peut avoir à Dieu avec celui qu'il peut avoir à
l'être puisque,« dans son essence, l'être fait usage (braucht) de l'essence de
l'homme »1 et que l'homme est« celui qui est requis (gebraucht) par l'être
pour soutenir l'essance de la vérité de l'être >>2. Il est donc impossible de
déterminer la signification que peut avoir la référence à saint Augustin
lorsqu'il s'agit d'accéder à ce qui est le plus initialement grec sans préciser
le sens du parallèle entre la fruition de Dieu et l'usage comme prise en
main par l'être.
Après avoir mentionné l'origine de la citation d'Augustin depuis
laquelle il accède à l'usage en tant qu'il relève de l'être, Heidegger ajoute
un simple renvoi aux deux chapitres du De doctrina christiana qui ont pour
objet de faire le départ entre uti etfrui, user et jouir. Une telle référence
serait toutefois privée de sens si cette distinction sur laquelle Heidegger
s'était antérieurement arrêté, ne concernait pas, d'une manière ou l'autre,
ce qu'il faut entendre par der Brauch. Aussi convient-il d'en faire l'examen
détaillé pour tenter de comprendre pourquoi la fruitio Dei et l'usage en
tant que trait de l'être peuvent être rapportés l'un à l'autre.
Dans La doctrine chrétienne, saint Augustin se propose d'enseigner les
règles nécessaires à l'interprétation des Écritures. Après avoir affirmé que
l'étude de celles-ci repose sur la manière de découvrir ce qui doit être
compris et la manière d'exprimer ce qui en a été compris, après avoir rap1. «Der Spruch des Anaximander », in Ho/~, GA, Bd. 5, p. 373.
2. Beitriige z11r Philosophie, GA, Bd. 65, p. 318; déjà cité.
128
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
pelé que toute doctrine porte sur les choses ou sur les signes et que c'est
par les seconds qu'on peut apprendre les premières, saint Augustin, pour
qui «ce qui n'est aucune chose (res) n'est absolument rien»\ partage les
choses entre celles dont il faut jouir, celles dont il faut user et celles qui
jouissent et font usage. « Celles dont il faut jouir nous rendent heureux.
Cel!es dont il faut faire usage nous aident et pour ainsi dire nous soutiennent lorsque nous tendons vers la béatitude afin que nous puissions parvenir jusqu'à celles qui nous rendent heureux et nous y attacher. Quant à
nous qui jouissons et faisons usage, nous sommes placés entre les unes et
les autres. »2
Quel est le principe de cette partition ? Le double rapport de
l'homme à Dieu et au monde. En effet, si d'un côté« jouir, c'est s'attacher
d'amour à une chose pour elle-même» et que, de l'autre,« user, c'est rapporter ce dont on fait usage à la possession de ce qu'on aime, s'il faut toutefois l'aimer»\ nous devons jouir de Dieu et user du monde. Qu'en est-il
alors du prochain qui est avec nous dans le monde ? Devons-nous l'aimer
pour lui-même et en jouir ou l'aimer pour autre chose et en user? «Tout
homme, en tant qu'il est homme, doit être aimé pour Dieu mais Dieu
pour lui-même »4 car il n'est d'amour que de Dieu ou, pour le dire autrement, parce que l'énoncé de «la règle d'amour établie par Dieu »5 place
l'amour du Seigneur avant celui du prochain 6 •
Il y a donc bien d'un côté« les choses dont nous devons jouir, le Père,
le Fils, !'Esprit saint et en même temps la Trinité, unique chose suprême
et commune à ceux qui en jouissent, si tant est qu'elle soit une chose et
non la cause de toutes les choses, si tant est qu'elle soit une cause»' et, de
l'autre, celles dont nous devons user, qu'il s'agisse du monde ou de« ceux
1. De doct1i11t1 christit11/{/, I, II, 2. Heidegger fait fréquemment appel à cet ouvrage dans le
cours de 1921, «Augustin et le néoplatonisme», consacré au livre X des Co11Jessio11s; cf. Phii110111e110/ogie de.r rel(~iô:rei1 Leben.r, GA, Bd. 60, p. 270-280.
2. Id., I, lII, 3; cf. I, XXII, 20, où il est dit que« nous qui jouissons et usons des autres
choses, nous sommes en quelque sorte des choses ».
3. Id., I, IV, 4.
4. Id., I, XXVII, 28.
5. Id., I, XXII, 21.
6. Id., I, XXVI, 27, qui commente Mot1hie11, XXH, 37-39.
7. Id., I, V, 5; cf. 1, X, 10 et I, XXXIII, 37.
HEIDEGGER ET LF. CHRISTIANISME
129
qui, avec nous, peuvent jouir de Dieu »1 et que, pour ce faire, il nous commande d'aimer puisque «quiconque aime justement son prochain doit se
comporter avec lui de manière à ce que lui aussi aime Dieu de tout son
cœur, de toute son âme, de tout son esprit» et qu'en «l'aimant ainsi
comme lui-même, il rapporte tout l'amour de soi-même et du prochain à
cet amour de Dieu qui ne souffre pas qu'on en détourne le moindre ruisselet dont la dérivation le diminuerait »2 • Partant, la jouissance et l'usage
désignent les rapports de l'homme à Dieu ou au monde et à nos prochains, étant entendu que nous pouvons toujours prendre le monde pour
Dieu et jouir de ce dont il ne faut qu'user. «Toute perversion humaine, ce
qu'on appelle vice, consiste à vouloir user de ce dont il faut jouir et à jouir
de ce dont il faut user. Inversement, l'ordre, ce qu'on nomme vertu,
consiste à jouir de ce dont il faut jouir, à user de ce dont il faut user. »l
Est-ce à dire que la jouissance et l'usage ne sont l'une et l'autre que
des possibilités humaines? Ce n'est pas tout à fait sûr. Revenant sur
l'affirmation selon laquelle, jouir signifiant aimer une chose pour ellemême, nous devons jouir de cela seul dont la possession nous rend heureux et user de toutes les autres, saint Augustin y voit une équivoque.
« Dieu nous aime en effet et la divine Écriture fait souvent valoir son
amour pour nous. De quelle manière aime-t-il donc ? Pour user de nous
ou pour en jouir ? Mais s'il jouit de nous, il a besoin de notre bien, ce
que personne de sensé ne saurait dire. Car tout notre bien, c'est luimême ou vient de lui-même. Et pour qui est-il obscur ou douteux que la
lumière n'a pas besoin de l'éclat des choses qu'elle a elle-même illuminées? Le prophète dit aussi très clairement: "J'ai dit au Seigneur: tu es
mon Dieu puisque tu n'as pas besoin de mes biens." Il ne jouit donc pas
de nous mais en use. Car s'il ne jouit ni n'use, je ne vois pas comment il
aimerait. »4
1. Id., 1, XXIX, 30.
2. Id., 1, XXII, 21 ; cf. 1, XXXIII, 37.
3. De diversis q11oe.rtio11i/J11s L\XXl/l, q. 30. Ce texte est cité par Heidegger in Pha11ome110/ogie
des reli/!,iiùm /1/JC11.r, GA, Bd. 60, p. 271-272. Dans le De 1ii11ilole, après avoir montré la volonté
est cc par quoi nous pouvons jouir ou faire usage de la mémoire et de l'intelligence, saint
Augustin conclut que «c'est uniquement par le mauvais usage et la mauvaise jouissance que la
vie des hommes est vicieuse et coupable» (in op. dt., X, X, 13; cf. id., IX, VIII, 13).
4. De doclli110 c/J1istù1110, 1, XXXI, 34; cf. Psa11111es, XVI, 2.
130
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
Où réside l'équivoque? Dans le sens que prend l'amour selon qu'il
est celui que Dieu a pour nous ou celui que nous avons pour Dieu, le
second répondant à la grâce du premier puisque Dieu n'~st pas seulement
celui dont la jouissance nous rend heureux mais encore et surtout « celui
de qui tous ceux qui l'aiment tiennent et leur être et leur amour pour
lui »1• Et si aimer Dieu, comme Dieu le prescrit, c'est jouir de lui et user
de nos prochains pour jouir les uns des autres mais en lui, à l'inverse Dieu
ne saurait jouir de nous puisque le bien suprême et immuable auquel est,
par essence, ordonnée la jouissance et vers lequel nous sommes en chemin comme vers notre patrie, c'est lui-même. Dieu ne jouit donc pas de
nous et si l'amour est usage ou jou~ssance, il ne saurait nous aimer autrement qu'en usant de nous.
Mais comment en use-t-il, lui qui ne saurait user de nous comme nous
usons des choses ? Si nous rapportons ce dont nous usons à la jouissance
de la bonté de Dieu - l'usage illicite n'est pas un usage (usus) mais un abus
(abusus vel abusio)2-, «Dieu rapporte à sa propre bonté l'usage qu'il fait de
nous. En effet, parce qu'il est bon, nous sommes et, en tant que nous sommes, nous sommes bons. En outre, parce qu'il est également juste, nous ne
sommes pas impunément mauvais et dans la mesure où nous sommes
mauvais, dans la même mesure aussi nous sommes moins. Car celui-là est
suprêmement et primordialement qui est absolument immuable et qui a
pu dire en toute plénitude: "Je suis celui qui suis" et "Tu leur diras : celui
qui est m'a envoyé à vous." Ainsi, toutes les autres choses qui sont ne sauraient être sans lui et ne sauraient être bonnes qu'à proportion de ce
qu'elles ont reçu pour être. L'usage que Dieu est donc dit faire de nous ne
se rapporte pas à son utilité mais à la nôtre et à sa seule bonté. »3
Quel est le trait propre à l'usage que Dieu fait de nous ou, pour poser
la question de manière plus précise, relativement à quoi et comment Di(;!U
use-t-il de nous dès lors que tout usage rapporte ce dont on fait usage à
autre chose ? Dieu use de nous parce qu'il nous rapporte à sa propre
1. Id., I, XXIX, 30; cf. 1, XXX, 33.
2. Cf. id., I, IV, 4. Cette argumentation suppose évidemment que «n'use pas qui use
mal» ; cf. De dÎ!Jel'SÎs q1111eslionilm.r LXXXIII, q. 30.
3. id., I, XXXII, 35 ; cf. h'xode, III, 14.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
131
bonté en nous accordant d'être. Et si Dieu est «celui qui est» et qui est
suprêmement, primordialement, immuablement, l'usage qu'il fait de nous
et de l'ensemble de la création est ce par quoi tout ce qui est se rapporte à
lui qui est par-dessus tout. L'usage accomplit donc la différence entre ce
qui est et celui par qui cela est, entre la création et le créateur. Usant de
nous, Dieu nous est de surcroît utile puisqu'il nous accorde d'être pour
que nous jouissions de lui. Par suite, l'usage que Dieu fait de nous précède et la jouissance que nous pouvons en avoir et l'usage que nous pouvons faire de ce qui permet d'y parvenir ou, pour le dire autrement, à titre
de possibilités humaines, user (uti) et jouir (/mi) se fondent dans l'usus
divin.
Sommes-nous désormais en mesure de comprendre l'opposition ou
le parallèle entre lafruitio Dei qui ne va pas sans l'usus divin dont elle tire
son origine et der Brauch ? Sans doute, mais après avoir ajouté trois remarques. 1 / La différence entre uti et frui peut elle-même être comprise
comme une différence entre deux modes d'usage. D'une part, « jouir» et
« user avec délectation » sont, dit saint Augustin, des expressions dont les
sens respectifs sont« extrêmement proches »1, et d'autre part, si« user de
quelque chose, c'est la soumettre au pouvoir de la volonté, jouir, par
contre, c'est user avec la joie, non pas encore de l'espérance mais déjà de
la chose. Il en résulte», poursuit-il, «que celui qui jouit de quelque chose
en use puisqu'il soumet quelque chose au pouvoir de la volonté à fin de
délectation mais qui use de quelque chose n'en jouit pas s'il ne recherche
pas pour elle-même mais pour autre chose cette chose qu'il soumet au
pouvoir de la volonté »2• Bref,Jrui équivaut à uti c11m dekctatione ou à uti cum
gaudio et, quel qu'il soit, avec ou sans joie et délectation, l'usus humain
vient répondre à l'usus divin. 2 / Si la fruitio Dei désigne principalement le
mode sur lequel s'accomplit l'amour que l'homme peut avoir pour Dieu
dont la bonté est à la source de son être et de l'être, il reste toutefois possible mais à titre exclusivement secondaire et dérivé, de comprendre cette
fruition comme le comportement jouissant de l'homme .relativement à
l'étant ou à la chose suprême. En d'autres termes, faire appel à lafruitio
1. Id., I, XXXIII, 37.
2. De Trinitale, X, XI, 17.
132
HEIDEGGER ET LE CHRISTL-\NISl\IE
Dei, c'est faire appel à la Trinité et à l'usus divin avant de faire appel à
l'attitude de l'homme vis-à-vis de l'étant suprême. 3 /Par ailleurs, en tant
que trait de l'être, l'usage qui introduit tout étant à son être propre
concerne du même coup celui que nous sommes. À l'instar des autres
étants, nous recevons notre être de l'usage que l'être fait de nous mais, à
la différence des autres étants, nous sommes celui dont l'être fait usage
pour que soit prise en garde, c'est-à-dire pensée, la vérité de son essence
qui est aussi la nôtre puisque tout notre être est afférent à l'être.
En mettant alors en parallèle la .fruitio Dei comme beatitudo hominis et
l'usage comme mode de déploiement de la différence ontologique, Heidegger n'oppose donc pas seulement le rapport de l'homme à la Trinité
d'un côté au rapport de l'être à l'étant en général, de l'autre, mais plus
encore et implicitement, c'est-à-dire silencieusement, il oppose l'usus
divin - sans lequel nous ne saurions jouir de Dieu puisque c'est par lui
que nous sommes - à l'usage comme l'essancifiant de l'être, dont nous
recevons le nôtre, auquel nous sommes appropriés. Et si, « maintenant »,
les verbes bruchen et.frui ne désignent plus « le comportement jouissant de
l'homme en relation à un quelconque étant, fût-il suprême», c'est-à-dire
s'ils ne signifient plus la relation à Dieu dont la bonté est à l'origine de
tout ce qui est, bonté par rapport à laquelle il use de nous et sans laquelle
il ne saurait par conséquent y avoir le moindre lien à quelque étant que ce
soit mais 'lue, « maintenant» toujours, ils désignent « le mode sur lequel
l'être même se déploie en tant que relation à l'étant», alors la traduction
de -ro xpe:wv par der Brauch ne va pas sans le passage d'un usage, celui de
Dieu, à un autre, celui de l'être, sans que l'usage soit transféré et traduit
du domaine de l'expérience de Dieu dans le domaine de l'expérience de
l'être. L'interprétation de chacune des deux phrases de la parole
d'Anaximandre donnant lieu à un tel transfert, doit-on immédiatement
en conclure que la plus ancienne parole de l'être est traduite de la parole
de Dieu ou que le grec initial tel que le construit Heidegger est traduit du
chrétien? Tant que nous n'aurons pas examiné si la relation entre l'être et
l'étant propre à l'usage n'est pas elle-même la traduction de la relation
entre Dieu et la création, il demeurera impossible d'en décider.
Aussitôt après l'avoir opposé à la fruitio Dei, Heidegger revient une
dernière fois sur l'usage pour en préciser le mode d'accomplissement.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
133
L'usage délivre le présant à sa présance, c'est-à-dire à son séjour. Mais
comme ce dernier est transitoire et que les séjournants donnent l'accord
en déférant les uns aux autres, «l'usage délivre accord et déférence de
telle manière qu'il se réserve par avance ce qu'il délivre, le rassemble sur
soi et, en tant que présant, l'abrite dans la présance »1• A cet égard, l'usage
laisse être l'étant au sein de l'être lui-même. Remettant ainsi le présant à la
déférence et à l'accord selon lesquels il vient en présance, l'usage «lâche
(loslajlt) dans le séjour et abandonne (iiberliijlt) le présant à son séjour de
chaque fois. Par là et du même coup, le présant est aussi exposé (eingelassen) au danger constant de se durcir à partir du persévérer séjournant en
un pur et simple persister. L'usage demeure donc simultanément et en
lui-même ce qui remet le présant au discord (Un-Fttg). L'usage ajointe le
dis- (der Brauch fagt das Un-) »2•
Que veut dire cette proposition qui, lapidairement, rassemble toute
l'interprétation de la parole d'Anaximandre et d'une certaine façon tout le
destin de la métaphysique ? Elle souligne d'abord et à nouveau
l'hésitation de l'être puisqu'en remettant le présant à la présance en sorte
de l'y abriter, l'usage ouvre simultanément la possibilité de l'insurrection
du présant contre la présance et des présants les uns contre les autres.
Elle signifie ensuite que la relation de l'étant à l'être accomplie dans et par
l'usage est le lieu d'origine du« mauvais destin de l'être» puisque le mal
en est le discord. Elle implique enfin que le grec initial est bien traduit du
chrétien car si la différence ontologique est traduite du status corruptionis et
l'usage propre à l'être de l'usus divin, la relation de la création à Dieu est,
tout comme celle de l'étant à son être, le lieu d'origine du mal mais sous la
figure du péché.
1. «Der Spruch des Anaximander », in Ho/Z!vege, GA, Bd. 5, p. 368.
2. lhid.
Faisant signe vers l'Ereignis et vers la différence ontologique, la parole
d'Anaximandre est la parole initiale de l'être à raison de cette ambiguïté
même. Est-ce à dire pour autant qu'elle est de part et d'autre également
traduite de la parole de Dieu? À l'évidence, non. Mais si seul ce qui, au
regard de l'histoire de l'être, est grec, à savoir tout ce à quoi le règne de la
seule ocÀÎ)0EL<X et de l'ocÀ~0EL<X seule donne libre cours et un cours furieux,
est décrit ou compris dans la lumière plus ou moins directe de la révélation chrétienne, il reste que l'essence non-grecque de ce qui est grec,
l'Ereignis, ne peut manquer d'en être concernée. Que signifie alors cette
singulière situation et quelles questions soulève-t-elle?
Si la différence ontologique et l'usage sont l'un et l'autre traduits du
chrétien, c'est-à-dire décrits et compris en transférant ce qui relève du
domaine d'expérience de la foi dans celui de l'expérience de l'être, c'est le
grec en tant que construction ou reconstruction phénoménologique et,
au-delà, l'ensemble de la métaphysique qui en sont également traduits. À
cet égard, depuis les Grecs, l'être porte la trace de Dieu, la voix de l'être
résonne d'accents propres à celle de Dieu. Face à l'être, a dit une fois mais
une fois pour toutes Heidegger, « nous ne pouvons plus en quelque sorte
que dire "tu" »1• Et dès lors que le grec initial est une traduction de la
parole de Dieu, cette traduction ouvre la langue de l'être à elle-même.
Heidegger ne dit peut-être pas autre chose même s'il dit aussi autre chose
encore, lorsque, évoquant sa « provenance théologique », il confie : « En
ce temps là, j'étais particulièrement retenu par la question du rapport
1. 1/0111 117esm der 111e11schliche11 freiheil, GA, Bd. 31, p. 104.
136
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISl\IE
entre la parole de !'Écriture sainte et la pensée spéculative-théologique.
C'était, si vous voulez, le même rapport, celui entre la langue et l'être,
mais voilé et pour moi inaccessible, de sorte qu'à travers bien des égarements et détours, je cherchais vainement un fil conducteur. »1 Comment
en effet mettre en parallèle ces deux rapports, voire les identifier l'un à
l'autre s'ils n'étaient pas traductibles l'un par l'autre? Et comment le
seraient-ils si, à leur tour, la langue de l'être et la parole de Dieu ne
l'étaient pas ?
La traduction de celle-ci dans celle-là, en grec - et à nouveau, le grec
est grec par l'être qui s'y déploie en se retirant -, cette traduction se distingue de celle des Septante. Il ne. s'agit plus, en effet, de traduire et de
proclamer la loi de Moïse à la face des nations mais de retraduire le grec
néo-testamentaire qui, relativement à l'être, n'a de grec que le nom 2 et,
avec lui, le latin de la chrétienté, dans le grec initial auquel seule l'à:À~0eLoc
donne sa mesure et qui est tout à fait étranger à l'ensemble de la révélation. La traduction est ici la forme la plus radicale de déthéologisation car
elle va à l'encontre de l'unique traduction à laquelle Dieu ait jamais pris
part - la version des Septante est inspirée - et en en traduisant la parole,
Heidegger ne cesse par conséquent d'en prononcer silencieusement la
mort. Silencieusement car, dès l'instant où la traduction de la parole de
Dieu ouvre à elle-même la langue de l'être, elle ouvre du même coup la
dimension au sein de laquelle peut avoir lieu l'explication avec la métaphysique qui en est le destin. Et comme pour l'ouvrir, elle s'en excepte,
l'explication avec le christianisme est, relativement à la langue de l'être,
nécessairement vouée au silence.
Mais si le grec initial est ainsi redevable au chrétien, l'essence nongrecque du grec ne doit-elle pas être également non-chrétienne et peuton accéder à l'Ereignis sans surmonter la différence ontologique et la
révélation ? Que signifie toutefois surmonter la révélation chrétienne
quand surmonter la différence ontologique signifie accéder à l'essence
non-grecque du grec ? Est-ce accéder à l'essence non-chrétienne de ce
qui est chrétien ou ne serait-ce pas plutôt se tourner vers celui que Hei1. « Aus einem Gespriich von der Sprache »,in U11tem1tgs ZJ'I" Sprache, GA, Bd. 12, p. 91.
2. Cf. Pammlide.r, GA, Bd. 54, p. 68.
HEIDEGGF.R ET LE CHRISTIANISME
137
degger nomme der letz!e Gott, l'ultime ou dernier dieu, dont nous ne saurions attendre la venue sans avoir préalablement atteint l'Ereignis et qui,
« par rapport aux dieux passés et surtout par rapport au dieu chrétien »
est « le tout autre »1 ? Sans doute, mais comment prendre la mesure de
cette altérité et penser ce que peut signifier ce dernier dieu en confiant
au seul silence l'explication avec la révélation chrétienne, avec la parole
de Dieu et Dieu comme parole ? Ne convient-il pas alors, et relativement à l'Ereignis lui-même, de soustraire au silence cette explication avec
le christianisme dont s'est toujours accompagnée celle qui concerne la
métaphysique ?
Comment toutefois y parvenir sans penser pour lui-même et en luimême ce silence et comment pourrait-il l'être sans que soit au préalable
posée la question de savoir de quel espace commun la traduction du chrétien au grec reçoit sa possibilité ou, en d'autres termes, sans que soit
déterminée la dimension dont relève le «maintenant» à partir duquel frui
cesse de désigner la relation de l'homme à Dieu et der Brauch commence à
signifier l'usage propre à l'être, - «maintenant» qui est aussi celui à partir
duquel demeurer ne signifie plus persister mais approprier, à partir
duquel la différence ne nomme plus le rapport de l'être à l'étant mais le
mode sur lequel l'appropriation approprie ? Au sein de quelle unique
dimension le regard et la pensée doivent-ils se tenir et se déplacer pour
pouvoir accéder au dieu chrétien ou à la différence ontologique, au retrait
du monde et à l'anéantissement des choses ou à l'Ereignis? Ou encore et
pour finir: comment faut-il penser l'essence de la langue si, d'une part,
elle doit être «le plus propre des modes de l'approprier »2 et que, de
l'autre, l'explication avec la parole de Dieu ne peut plus être réservée au
silence?
1. Beitriige z11r Philorophie, GA, Bd. 65, p. 403.
2. «Der Weg zur Sprachc »,in Untenwgr zµr Sprad1e, GA, Bd. 12, p. 251.
TABLE DES MATIÈRES
1..............................................
13
II..............................................
III . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
IV..............................................
V..............................................
VI..............................................
VII..............................................
VIII..............................................
IX..............................................
29
41
117
X..............................................
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57
71
85
97
107
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