Cours de sciences humaines et sociales : Sport, Science et Dopage Groupe N◦ 2 L’influence des médias sur la perception des performances actuelles dans le cyclisme Une étude axée sur les performances de Tadej Pogačar lors du Tour de France 2020 et l’analyse d’Antoine Vayer Auteurs : Cyril Monette, Paulin de Schoulepnikoff et Nicolas Tireford Synthèse Dans ce travail, après une brève introduction socio-hisorique, l’interprétation d’Antoine Vayer sur les performances de Tadej Pogačar lors du Tour de France 2020 a été étudiée. Trois axes principaux utilisés par Antoine Vayer ont été mis en avant : la pseudo-science, les comparaisons avantageuses et la défense des coureurs propres. A chaque fois, l’accent a été mis sur la façon dont il utilise les scandales de dopage passés pour appuyer ses propos. Le 6 décembre 2020 Table des matières 1 Introduction 1 2 Contexte socio-historique 2.1 Jusqu’aux années 60 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 L’inclusion de nouveaux concepts dans l’éthique sportive 2.3 Naissance d’une sous culture cycliste, 1965-1999 . . . . . 2.4 Années 2000, médiatisation et scandales . . . . . . . . . 2.5 Le cycliste comme stéréotype du sportif dopé . . . . . . . 2.6 Antoine Vayer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 1 2 2 4 5 3 Tadej Pogačar, le développement du champion 3.1 L’enfance du prodige . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2 Les années "espoirs" . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.3 L’arrivée chez UAE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4 2019, première année professionnelle et éclosion aux yeux du grand public 3.5 2020, la quête du graal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 6 6 7 7 8 . . . . . . . . 8 8 8 10 11 12 14 14 15 4 Étude des résultats du Tour de France 2020 4.1 Le premier week-end pyrénéen . . . . . . . . . . . . . . 4.1.1 Peyresourde, un monstre surpassé ? . . . . . . . 4.1.2 Un lendemain similaire . . . . . . . . . . . . . . 4.2 Un contre la montre pour l’histoire . . . . . . . . . . . 4.3 Une analyse générale pour couler le milieu du cyclisme 4.4 D’autres points de vues . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.4.1 Des ex-coureurs dubitatifs . . . . . . . . . . . . 4.4.2 Et son avis, à lui ? . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 0 1 Introduction Dans un cyclisme toujours plus controversé auprès des médias et du grand public, il est normal de se poser la question quant à l’influence des scandales passés sur la perception des performances actuelles. Là où une partie du grand public voit le cyclisme comme un sport de dopés, l’autre partie se pose des questions sur l’efficacité des actions antidopage, avec des chiffres qui font peur, tels les fameux 2% de cas de dopage détectés par an. La problématique que l’on va donc chercher à étudier dans le présent document est celle de la perception du cyclisme par des personnes externes à ce milieu. Plus précisément, nous allons examiner quels sont les éléments qui sont mis à disposition du public, ceux par lesquels celui-ci voit et comprend le milieu du cyclisme. Nous allons ainsi essayer de comprendre l’origine de l’image négative de ce sport, qui est pourtant celui dans lequel l’antidopage est le plus actif ainsi que les raisons pour lesquelles les performances actuelles sont directement remises en cause. Pour ce faire, et afin d’imager de manière concrète cette étude, nous avons décidé de nous centrer sur le cas du Tour de France de 2020, en particulier la victoire du slovène Tadej Pogačar, et l’interprétation de cette performance par Antoine Vayer. 2 2.1 Contexte socio-historique Jusqu’aux années 60 Un des premiers témoignages de ce qui est appelé aujourd’hui du dopage dans le Tour de France remonte à 1924. À cette époque, Henri et Francis Pélissier avaient recourt à la cocaïne, la chloroforme et d’autres pilules non spécifiées, mais leurs intentions divergeaient totalement de celles attribuées aux actuels sportifs dopés. Effectivement, les conditions étaient extrêmes, très différentes de ce que l’on peut voir aujourd’hui, "les ongles de doigts de pied", dit Henri, "j’en perd six sur dix"[1]. Ces cyclistes avaient donc recours à ces produits dans une dynamique de survie. Jusqu’aux années 60, le dopage n’avait donc pas du tout la diabolisation actuelle. "Avant la période de prohibition [...], le dopage se présente comme une pratique licite, voir banale [...], accomplie en toute bonne conscience" [2]. Il n’y avait pas de marquage symbolique, pas de repère, donc pas de ligne de conduite morale pour les athlètes. La prise de substances pharmaceutiques était tacitement autorisée. Dans les années 1950, Marcel Bidot, directeur de l’équipe de France sur le Tour, estime à 75% le pourcentage des cyclistes ayant recours à ces substances. Il n’y avait aucun débat éthique sur des entités qui n’avaient pas encore de sens. Un sentiment de transgression n’avait donc pas lieu d’être. 2.2 L’inclusion de nouveaux concepts dans l’éthique sportive Dans les années 1960, plusieurs incidents comme le malaise de Jean Melléjac en 1955, la chute de Roger Rivière en 1960 ou les décès de Kund Enmark-Jensen en 1960 et Tom Simpson en 1967, poussent sportifs, médecins et politiciens à agir. La première loi antidopage apparaît : "en 1965, je me suis rendu compte des ravages du dopage dans le monde sportif et j’ai alors fait voter la première loi interdisant le doping par les champions" 1 raconte Maurice Herzog. À ce moment, les premiers jugements moraux apparaissent. Avec les nouveaux concepts liés à la pratique du dopage, une construction nouvelle de la morale sportive se met en place : 1. Interview perçue dans l’hebdomadaire VSD et rapportée par J. P. de Mondenard dans Sport et vie, hors série n°11, mars 2000. 1 se doper, c’est tricher. L’argument sanitaire de la mise en place de la loi Herzog se façonne en un argument moral. C’est le fait que maintenant, le dopage soit dit contraire à l’éthique sportive, qui justifie la lutte antidopage. La société a alors implicitement décidé que la chimie n’a pas sa place dans un sport dit d’ "entreprise d’amélioration du genre humain" 2 . Une décision qui n’est pas partagée de tous puisque dans les années 1980, comme raconte Laurent Fignon, "l’artisanat (est) dépassé par l’usinage " [3] et l’on vit dans "un monde fossé par les excès de la chimie" [3], le dopage ne fait pas figure d’exception et "perd son caractère artisanal pour devenir scientifique" [2]. Cependant, la majorité des cyclistes n’abandonnent pas les substances dopantes. Contemporain de cette époque, Laurent Fignon observe un passage entre deux cyclismes radicalement différents, une transition à un dopage généralisé. Lors de cette transition, coïncidant avec la venue de l’EPO et l’hormone de croissance, un fossé se creuse entre la perception du dopage par la société et par les cyclistes. Ceci a pour conséquence la naissance d’une dite "sous-culture cycliste" [4]. 2.3 Naissance d’une sous culture cycliste, 1965-1999 L’apparition de la première loi antidopage a engendré une divergence entre deux perceptions de la chimie dans le cyclisme. Effectivement, les normes et les valeurs sportives érigées, décrivant un modèle d’esprit sain dans un corps sain, ne trichant ni avec les autres, ni avec soi-même, ne convient pas aux habitudes du cycliste de la fin du XXème siècle. Ceci a pour conséquence l’apparition d’une sous-culture cycliste pouvant être caractérisée par trois dimensions : le dopage comme élément de cohésion du groupe, des coutumes, fêtes, rituels et des codes de communication propre [4]. En effet, le cycliste va alors se "piquer non plus seulement pour gagner mais pour exister au sein d’une famille" [4]. Derrière le groupe, la déculpabilisation est facile. Les rituels auxquels la "véritable fraternité" a donné des noms familiers se font "en famille". Les normes sont totalement déplacées, la première piqûre entraîne un sentiment de fierté, le cycliste se dope pour exister ; "les amphétamines c’est comme l’apéro : un rite social" raconte Erwann Menthéour en 1999 [4]. On y retrouve plusieurs éléments de la théorie du désengagement moral, comme un vocabulaire propre. En effet, la construction idéologique que la société a créé autour du dopage est contournée par la construction d’un langage familier. Ce dernier servant à désacraliser le dopage, renforcer le sentiment d’appartenance à une société à part et se défendre des agressions extérieurs. Au sein de cette sous-culture, il n’y règne pas de sentiment de transgression, et on en parle ouvertement : "tiens, voilà de l’EPO, tu en veux ?" [3]. Le dopage peut alors y être généralisé, systématique et collectif. Le public n’a pas conscience de l’existence de cette sous-culture. Les liens entre les sportifs professionnels et les spectateurs sont les médias, or "les journalistes sont retissant à dénoncer l’existence de pratiques dopantes qu’ils n’ignorent pas" [5], leur intérêt étant de préserver la bonne relation qu’ils entretiennent avec les coureurs. Ce fossé entre ces deux perceptions du dopage persiste donc tout au long de la fin du XXème siècle et, comme illustré sur la Figure 1, son étendue varie discrètement. 2.4 Années 2000, médiatisation et scandales La dimension spéculative supplémentaire qu’ajoute la société du XXIème siècle, où l’on assiste à une course vers la productivité, dans un monde où tout peut être capitalisé, ne calme pas la pratique du dopage. Le sport de haut niveau s’inscrit comme un "idéal d’optimisation 2. A. Ehrenberg (1991) 2 Figure 1 – Représentation schématique de la sous-culture cycliste fondée sur la notion de conduites dopantes au sens large. Tiré de [4]. comparatrice" [2]. Dans cette perspective, les sponsors font accroître la pression régnant sur les épaules des coureurs. De plus, le sportif, véritable icône, est fortement médiatisé ce qui accentue le fossé entre la perception du public et celle de la sous-culture cycliste. Cette divergence ignorée ne pouvant pas être dans l’ombre éternellement, elle est mise à la lumière du jour par l’affaire Festina sur le Tour de France de 1998 (voir Figure 2 (a)). Le décalage des normes apparaît donc comme un choc, ce qui fait paraître le Tour comme bouc émissaire du sport professionnel. Car, dans une ère de déferlement médiatique avec pour objectif la maximisation du capital, il n’y a aucune retenue. L’affaire est fortement médiatisée. (a) (b) Figure 2 – (a) Interview de Brochard, Virenque, Dufaux et le reste de l’équipe Festina, exclus du Tour de France le 17 juillet 1998, tiré de https://tinyurl.com/y5g64dxc et (b) article sur l’affaire de dopage de Lance Amstrong, tiré de https://tinyurl.com/y5ywgvpa. Dans les années 2000, plusieurs cas de dopage dans le Tour de France sont déclarés : Lance Armstrong (voir Figure 2 (b)), l’affaire Puerto, B. Riis... De nombreux contrôles positifs ont lieu en 2008 : Riccardo Ricco, Manuel Beltran, Moisés Dueñas,... Ces multiples scandales ont donné lieux à une marginalisation de cette sous-culture, rendant les cyclistes "plus sensibles à la culture dominante" [4]. Depuis 2008, une diminution de la performance des coureurs et du nombre de tests positifs semblent signifier une baisse des pratiques dopantes dans le cyclisme. 3 2.5 Le cycliste comme stéréotype du sportif dopé Aujourd’hui, l’organisation centralisée au sein d’une équipe semble avoir disparu, pour laisser seulement place, s’il y en a, à un dopage individualisé. Malgré cela, la suspicion du cycliste dopé semble être éternelle car pour chaque interprétation de performance, "le poids de l’histoire pèse sur nos jugements" 3 . En effet, le "cyclisme présenté classiquement comme une figure historique des pratiques dopantes est décidément authentique bouc émissaire d’une collectivité qui reste cramponnée aux apparences" [2]. On se rend compte facilement, en se renseignant sur quelques scandales mêlant spectateurs et cyclistes, de l’image déplorable des cyclistes que certains spectateurs se font. Cela n’étonne plus personne de voir un Richie Porte se faire frapper lors d’une montée de col dans les Pyrénées ou un Alberto Contador se faire poursuivre par des personnes déguisées en seringue. Ce sont des choses qui sont devenues habituelles et acceptables pour bien des spectateurs. Cette image de tricheur accompagne malheureusement le cycliste tout au long de sa carrière, peu importe l’évolution de sa situation professionnelle : changement d’équipe, coach, etc. En réalité, si la situation est comme telle, c’est davantage lié aux informations qui sont mises à la disposition du public. C’est donc ce que nous allons étudier tout au long de ce document. La responsabilité des médias est en effet très grande pour le milieu cycliste de haut-niveau. En effet, c’est eux qui vont faire le lien entre les sportifs et les téléspectateurs. De fait, nous sommes tous témoins du pic médiatique ’saisonnier’ porté sur le cyclisme coordonné avec le début du Tour de France annuel, créant ainsi d’emblée un flux d’information non-uniforme au cours de l’année. Ainsi, en dehors de la période médiatique ’Tour de France’, les seules informations qui sont grandement mises en avant ne sont que des scandales de dopage dans tel ou tel tour dont le nom fait résonner un vague souvenir. De plus, même en période de Tour de France, les unes de journaux sportifs semblent rarement laisser place au triomphe de compétences sportives, mais davantage aux compétences de médecins sportifs accusés de complicité dans certaines enquêtes de dopage. Ainsi, si même le "temps de parole" du cyclisme dans les médias présent lors du Tour de France annuel est utilisé à rapporter les derniers scandales de dopage, le grand public ne peut qu’adopter une opinion critique envers ce milieu sportif pourtant déjà si éprouvant pour les cyclistes. Si on essaye de se mettre à la place des médias, il est facilement compréhensible qu’un scandale de dopage médical, "comme à l’ancienne", ou de dopage mécanique, "comme tendance grandissante dernièrement", est un évènement qui attire davantage l’intérêt des lecteurs qu’un rapport de journée classique de Tour d’Italie. Cependant, cette pratique résulte en une discordance non-négligeable entre le cyclisme dans son ensemble, telle que vécue par les coureurs professionnels, et la vision perçue par le grand public. Là où la prédominance d’articles sur les scandales de dopage souligne le grand point d’intérêt que ce dernier constitue pour les journaux, l’absence d’articles sur les accidents non-liés à un quelconque dopage marque le manque de bienveillance envers les coureurs de la part des médias. Comment donc tendre vers un traitement médiatique du cyclisme identique à celui d’autres sports, en sachant bien que, comme ceux-ci, le milieu du cyclisme professionnel est un cadre propice à la propagation et l’utilisation de produits dopants ? 3. Emission RTS, Dopage dans le cyclisme, suspicion éternelle, 6 octobre 2020 4 2.6 Antoine Vayer La prise de position des médias sur le dopage a énormément d’impact sur l’interprétation que le public se fait des performances sportives. Par sa forte visibilité et ses prises de positions, il est intéressant d’étudier le cas d’Antoine Vayer. Figure 3 – Photographie d’Antoine Vayer, tiré de l’article Tour de France - Affaire Festina. Vayer : «Je serais devenu entraîneur dopeur», publié le 08/07/2018 par Dominique Faurie sur https://www.ouest-france.fr. Enseignant, chroniqueur et ancien coureur cycliste, Antoine Vayer (voir Figure 3) est principalement connu pour ses prises de positions intempestives contre le dopage. Il dispose d’une très forte visibilité, que ce soit à l’aide de ses chroniques écrites dans des journaux importants comme « Le Monde » ou « Libération » ou sur les réseaux sociaux et en particulier son compte Twitter (@festinaboy, 12500 abonnés le 11.10.2020). Il rédige bon nombre d’analyses de performances en se basant souvent sur des analyses de puissance et les publie sur le site chronoswatts.com : une plate-forme qui recense "Des chronos et des Watts pour les plus grandes ascensions cyclistes du Tour !" 4 . Antoine Vayer rédige majoritairement des articles visant à "dénoncer des cyclistes dopés". Cependant, ces propos sont souvent contestés pour plusieurs raisons. Premièrement, les données sur lesquelles se basent ses analyses, tel que le poids ou le vent, sont généralement imprécises ou incomplètes. Ensuite, sa démarche n’étant pas scientifique, elle manque souvent de rigueur, rendant bancal la plupart de ses analyses. Finalement, il est hermétique à toute confrontation et manque cruellement d’objectivité, ce qui le fait aller à l’encontre de la déontologie journalistique. L’objectif d’Antoine Vayer semble être de tirer profit de la valorisation médiatique que lui donne ses analyses. Dans une mise en scène des sciences, il se sert de la fragilité des capteurs de puissance dans le cyclisme à son avantage. Il alimente les soupçons de dopages dans un but d’exister sur le plan médiatique, en trouvant toujours le plus spectaculaire pour être le plus convaincant. Jouant avec des effets de révélations, il profite d’être dans un monde où les faits touchant les émotions et l’opinion personnelle sont bien plus appréciés que les faits objectifs. L’accélération du rythme de vie que subit la société du XXIème siècle contraint les consommateurs à négliger la véracité de l’information qu’assimilent ces derniers. Et cela, Antoine Vayer l’a bien compris, Twitter étant un de ses supports médiatiques favoris. Émettant beaucoup de propos diffamatoires, il semble écrire et publier au dépens de ce sport. En effet, il n’a pas l’air de se soucier de la répercussion de ses dires sur la vie des cyclistes et l’image du cyclisme d’un point de vue global. Au final, il déferle des vagues de soupçons qui ont pour conséquence d’entretenir l’image d’un cyclisme où l’on ne se dit pas tout. 4. Tiré de la page facebook ChronosWatts.com 5 3 3.1 Tadej Pogačar, le développement du champion L’enfance du prodige Tadej Pogačar est un cycliste slovène né le 21 septembre 1998 à Klanec. Contrairement à son compatriote Primož Roglič venu au cyclisme sur le tard, Pogačar plonge dans le monde de la petite reine dès son plus jeune âge. Il sera très vite repéré lors d’un test d’effort et pris en charge par les meilleurs entraîneurs de la fédération ; il est alors âgé de 10 ans. Malgré un gabarit bien inférieur aux enfants de son âge, il impressionne directement les recruteurs. Figure 4 – Photographie de Tadej Pogačar, tiré de sa page Wikipédia, https://fr. wikipedia.org/wiki/Tadej_Pogačar. Un ancien coureur cycliste qui a fait de Pogačar son protégé, Andrej Hauptman raconte : "Un jour, je suis arrivé en retard à une course. C’était une boucle en plusieurs tours. J’ai vu un jeune gamin tout frêle qui se faisait dépasser par un gros peloton. J’ai dit aux organisateurs qu’il fallait faire quelque chose pour aider ce jeune coureur. Les organisateurs m’ont dit que je n’avais rien compris. C’était ce jeune qui avait un tour d’avance sur le reste de la meute. Incroyable ! Ce prodige, c’était Tadej Pogačar." Gagnant de nombreuses courses en Slovénie, celui qui a commencé le vélo à l’âge de 9 ans se révélera aux yeux des équipes professionnelles en 2016, à l’âge de 17 ans. Il y remporte son premier succès international sur le Giro della Lunigiana, une course junior italienne. C’est alors qu’il se voit offrir un contrat avec l’équipe continentale slovène Rog-Ljubljana. 3.2 Les années "espoirs" Avec Pogačar, parler de catégorie "espoirs" reste paradoxal. A l’image d’un Remco Evenepoel, Tadej Pogačar aurait encore actuellement le droit de courir dans la catégorie "espoirS" puisque celle-ci est dévolue aux coureurs de moins de 23 ans et qu’il vient de souffler sa vingtdeuxième bougie. Toutefois, bien qu’il gravisse les échelons à une vitesse dépassant l’entendement, Pogačar a véritablement éclos lors de ses deux saisons avec l’équipe Rog-Ljubljana. Si la première fut une année d’adaptation, elle fut cependant pleine de promesses, avec en point d’orgue une cinquième place au classement général du Tour de Slovènie remporté par le polonais Rafal Majka, double vainqueur du maillot à pois sur le Tour de France. Mais c’est l’année suivante que l’on assistera réellement à l’éclosion du champion. Le jeune Pogačar remporte le Tour de l’avenir, course la plus prestigieuse du calendrier "espoirs", succédant ainsi à un certain Egan Bernal. Il bat alors des coureurs principalement plus âgés que lui 6 en train d’éclore également au plus haut niveau, comme par exemple le colombien Ivan Sosa, double vainqueur du Tour de Burgos, le russe Alexander Vlasov, gagnant du Giro delle Emilia ainsi que du Mont Ventoux dénivelé challenge 2020 et également le portugais Joao Almeida, récent quatrième du Giro et porteur, durant plus de deux semaines, du fameux maillot rose. 3.3 L’arrivée chez UAE C’est en 2019 que Pogačar rejoint le fameux World Tour. Courtisé par de nombreuses équipes notamment grâce à sa victoire dans le tour de l’Avenir, il rejoint l’équipe UAE-team Emirates avec qui il était en contact depuis un certain temps déjà et qui est habituée à piocher dans le réservoir slovène, puisqu’il s’agit de la reprise de l’équipe italienne Lampre, frontalière de la Slovénie. C’est encore une fois par l’intermédiaire d’Andrej Hauptman, dont on a parlé précédemment et qui a repéré le jeune Tadej à l’âge de 11 ans, que les contacts se font. Hauptman est proche du manager Mauro Gianetti et il y est même directeur sportif. L’équipe UAE place de grands espoirs en Pogačar, mais s’attend toutefois à une période d’adaptation et ne veux pas mettre trop de pression à son futur champion. Ils seront loin d’être déçus puisque celui-ci dépassera toutes leurs attentes. 3.4 2019, première année professionnelle et éclosion aux yeux du grand public C’est pendant l’année 2019 que Pogačar va véritablement se réveler. Son équipe avait défini cette première saison comme une année d’apprentissage en annonçant qu’il pourrait être leader sur des petites courses d’une semaine et, si la saison se passait bien, il serait aligné sur la Vuelta pour épauler l’un des plus gros salaire du peloton, l’italien Fabio Aru. Après quelques courses de rodage en Australie, il signe son premier coup d’éclat sur le tour d’Algarve qu’il remporte, avec en prime une victoire d’étape. La progression ne cesse de se poursuivre et il remporte le classement général du Tour de Californie, signant là sa première victoire en World Tour. Il est par ailleurs, à ce moment, le plus jeune vainqueur d’une course à étape World Tour depuis la création de celui-ci. On en attendait pas autant pour un néoprofessionnel, mais ce dernier continue effectivement bien à franchir les étapes à une vitesse supersonique. On note toutefois qu’il passe par tous les niveaux et qu’il ne signe donc jamais un coup d’éclat qui n’était pas prévisible, comme ce fût le cas par exemple de Juan-José Cobo sur la Vuelta 2011 ou il domina Chris Froome avant d’être finalement déclassé des années après pour cause du dopage. Suite à ces bons résultats, il est aligné sur la Vuelta en lieutenant de Fabio Aru, dans une équipe également dévolue au sprinteur colombien Fernando Gaviria. On se dit alors que si tout se passe bien, il aura peut-être un bon de sortie pour jouer une victoire d’étape en troisième semaine. Sauf que rien ne se passe comme on l’imagine avec un athlète du talent de Tadej Pogačar. Tout d’abord, Fabio Aru n’est plus que l’ombre du champion qu’il fut quand il remporta notamment la Vuelta 2015 ou qu’il s’imposa au sommet de la Planche des Belles Filles sur le Tour de France, et Pogačar lui était donc bien supérieur. Ensuite, Pogačar est un coureur exceptionnel qui ne cesse de surprendre : alors qu’il dispute son premier grand tour et que l’on peut se questionner sur la façon dont il va supporter les 3 semaines d’effort, il ne fera que se bonifier tout au long de cette Vuelta. Pour finir, le résultat dépassera tout ce qu’on aurait pu imaginer, même en rêvant grand. 3 victoires dans de belles étapes de montagnes, devenant le troisième coureur de l’histoire à signer trois victoires d’étapes sur un grand tour avant son vingt-et-unième anniversaire. En 7 prime, une place sur le podium final à Madrid : le plus jeune à réaliser cette prouesse depuis le Giro 1974, excusez du peu. 3.5 2020, la quête du graal Après une saison 2019 éblouissante, les attentes sont cette fois grande autour de Tadej Pogačar. Tout le monde attend la confirmation du talent entrevu l’année précédente, et ils ne vont pas être déçu. Après avoir gagné le Tour de la communauté de Valence et pris la deuxième place du Tour des Emirats Arabes Unis, il est stoppé comme tout le monde par la pandémie du Covid-19. Pour la suite de la saison, l’objectif principal est simple : découvrir les routes de la plus grande course du monde, le Tour de France. Si à l’origine il doit partager le leadership avec Fabio Aru, il prendra rapidement l’ascendant au sein de son équipe. Il ne faut toutefois pas s’emballer, on sait la difficulté du Tour de France et cela demande généralement une phase d’apprentissage. Le colombien Egan Bernal, qui s’y est imposé l’année précédente, fait figure de favori au même titre que le compatriote de Pogačar, Primož Roglič. On peut espérer que Pogačar suive la même trajectoire que le grimpeur colombien, qui avait gagné le Tour de l’Avenir l’année avant la victoire du slovène et que l’on considère comme le futur dominateur du vélo. Mais il lui avait fallu bien une année d’apprentissage à travailler pour Chris Froome et Geraint Thomas avant de s’imposer. Pogačar est donc cité dans les outsiders au podium, mais on est fort loin de l’imaginer en vainqueur. La suite appartient à l’histoire et c’est sur cet exploit retentissant que l’on va revenir dans la suite de ce rapport. 4 Étude des résultats du Tour de France 2020 Le Tour de France 2020 a été marqué par de nombreuses performances remarquables. Particulièrement dans la prise de pouvoir de la jeunesse, en commençant par les exploits de Marc Hirschi et en passant par la puissance du belge Wout van Aert, la performance qui a le plus marqué les esprits est celle du slovène Tadej Pogačar, vainqueur à 21 ans de son premier Tour de France et, chose extraordinaire, lors de sa première participation. Ces performances ont cependant soulevé de vastes polémiques, notamment dans un contexte de dopage encore fortement présent dans la tête des téléspectateurs. C’est sur cette base que des journalistes tels qu’Antoine Vayer, présenté précédemment, émettent d’importantes suspicions concernant l’honnêteté des cyclistes auteurs de ces performances exceptionnelles. Nous étudierons ainsi deux articles publiés par Antoine Vayer afin d’illustrer cela et comprendre comment il utilise les performances d’anciens cyclistes dopés pour affirmer que les performances actuelles, et notamment celles de Pogačar, sont surhumaines et presque irréalisables pour un sportif propre. 4.1 4.1.1 Le premier week-end pyrénéen Peyresourde, un monstre surpassé ? Le 5 Septembre 2020, lors de la 8ème étape reliant Cazères à Loudenvielle, Tadej Pogačar a effectué le meilleur temps pour la montée du col de Peyresourde et a terminé l’étape à la neuvième place, avec un temps de 4h8’12" 5 . Antoine Vayer a émis de très forts soupçons à 5. Tiré du site officiel du Tour de France, https://www.letour.fr/fr/classements/etape-8 8 l’égard de cette performance dans un article publié sur chronowatts [10]. Dans la première partie, Antoine Vayer s’intéresse en particulier à la montée de Peyresourde par son versant Est. Il commence par comparer cette performance au précédent détenteur du record, Alexander Vinokourov, qu’il nomme d’" immense dopé avéré"[10]. Après avoir estimé que les performances des deux coureurs étaient similaires, ce qui ne constitue pas en soit une preuve scientifique de dopage, il en conclut la culpabilité de Pogačar. C’est dans la suite de l’analyse que le bât blesse réellement. Vayer approxime différentes données avec lesquelles il effectue ses analyses. Il commence par estimer que le vent peut être considéré comme nul, "après observation des images ainsi que de la météo". Seulement, il est évident que l’on ne peut pas mesurer le vent de manière précise sur des images télévisuelles et que, par conséquent, on ne peut pas considérer ces données comme scientifiquement correctes et à même d’être utilisées pour une analyse pertinente. Il poursuit ensuite avec les données de puissance de Pogačar, mais également son poids. Plusieurs zones d’incertitudes rentrent dans ce calcul et décrédibilise toute affirmation basée sur ces "données". Premièrement, tous les capteurs de puissance ne sont pas calibrés exactement de la même façon et il peut y avoir des biais ou des différences, notamment en fonction des différentes marques(voir Figure 5), puisque toutes les équipes n’utilisent pas les mêmes capteurs de puissance. Le poids de Pogačar est également fluctuant et l’on ne connaît pas son poids précis le jour de cette étape. Il n’est par conséquent pas possible d’avoir de manière précise les watts par kilo développés par Pogačar durant l’ascension , puisqu’à la fois les watts étalons (ramenés à un coureur de 70kg), mais également le poids de Pogačar ne sont pas exacts. Autant de données que l’on ne peut connaître avec certitude, et bien qu’il accorde un petit avantage matériel à Pogačar en comparaison à Vinokourov, il y a énormément de paramètres incertains qui rendent une simple comparaison impossible et dénuée de sens entre les deux performances. Figure 5 – Résolution (erreur type) des capteurs de puissance de différentes marques. Tiré de http://dx.doi.org/10.1055/s-0043-102945. Par la suite, il fait le lien entre le niveau en montagne des principaux leaders, dont Pogačar, avec le monstre sacré déchu, Lance Armstrong. L’ouverture finale résume à elle seule ce que Vayer cherche à faire via ces articles, c’est-à-dire profiter du climat de suspicion qui existe autour du monde de la petite reine pour attirer l’attention et "faire le buzz". Il dit : "Nous nous rapprochons, pour les meilleurs, du niveau en montagne miraculeux de Lance Armstrong. Ils ne vont tout de même pas oser le dépasser ?" Il profite également de la victoire du français Nans Peters pour évoquer ce qu’il considère comme "l’idéal du coureur propre", idéal qu’il semble relier assez systématiquement aux coureurs français (à l’exception peut-être de Julian Alaphilippe, mais nous reparlerons de cet idéal 9 par la suite). Il affirme que le seul moyen pour des coureurs propres d’aller chercher de beaux succès, c’est "en anticipant les coups de pédales, en prenant une large avance avant le final ". Dans cette affirmation, Vayer ne se limite plus seulement à Pogačar, mais bien à l’ensemble des favoris du Tour de France. Il veut en effet profiter du fait que dans l’esprit des gens, un dopage institutionnalisé existe, pour faire comprendre que cela serait à nouveau le cas. Si les historiques n’existaient pas, et que les médias ne s’évertuaient pas à cultiver ce lien direct cycliste-dopé, les affirmations de Vayer passeraient probablement comme de simples avis personnels et n’intéresseraient que peu de lecteurs. Mais avec tous les antécédents, le grand public s’évertue à penser que tout le peloton cycliste est encore dopé - que cela soit vrai ou non - et manifeste donc un grand intérêt dans les analyse d’Antoine Vayer. En faisant ça, outre les dommages et les diffamations individuelles que cela cause, Vayer ne rend pas service aux cyclistes et même à ceux "qu’il considère comme propre" puisque cela contribue à maintenir l’image négative du cyclisme due aux années noires que ce dernier a connu. 4.1.2 Un lendemain similaire Une autre étape pyrénéenne était programmée le lendemain et fut notamment marquée par le numéro du suisse Marc Hirschi. Dans ce cas, Vayer émet des doutes sur les chiffres sur lesquels il se basait la veille. En effet, il indique que le capteur de Pogačar n’est pas précis et qu’il y a beaucoup d’incertitude là-dessus (on rappelle qu’il s’est basé sur les chiffres de puissance la veille pour faire le parallèle avec Vinokourov). En l’occurrence, il nous dit que Pogačar utilise un capteur de marque "Stages" et qu’il est "loin d’être aussi fiable que d’autres", ce qui s’avère par ailleurs être plutôt correct (voir Figure 5). Comme les chiffres de puissance moyenne ne lui permettent cette fois-ci pas d’attirer les regards suspects vers le slovène, Antoine Vayer s’attaque aux accélérations successives de Pogačar, les comparant ni plus ni moins à celles de Michael Rasmussen, pris pour dopage quelques jours plus tard lors du Tour de France 2007. Il va même jusqu’à faire le parallèle entre son sprint en fin d’étape et un sprint massif, utilisant des facteurs de conversion que l’on ne saurait réellement expliquer. Une nouvelle façon de laisser croire que les performances de Pogačar ne sont pas humaines puisque l’on ne peut pas être si bon partout. Ce n’est pas un hasard si Antoine Vayer a choisi, pour comparer Pogačar à Vinokourov et Rasmussen, deux des plus grands dopés de leur génération, venant qui plus est de petits pays de vélo, comme Tadej Pogačar. Bien qu’il ne soit impossible d’affirmer qu’il n’est pas dopé, il n’est pas pertinent non-plus d’accuser un coureur sans avoir de preuves fondées et des données précises. Toutefois, Vayer a obtenu ce qu’il voulait avec cet article, déchaînant une vague de critiques et de soupçons sur les réseaux sociaux, en se basant uniquement sur des précédents peu glorieux de l’histoire du cyclisme. Ses critiques sur Hirschi Au passage, en plus de ses critiques sur Pogačar, Vayer en profite pour remettre en question la performance incroyable du bernois Marc Hirschi. En effet, ce dernier est natif d’Ittingen, comme un certain Fabian Cancellara, qui est par ailleurs son mentor. Or, nul n’est sans savoir que de gros doutes subsistes sur le doublé historique effectué en 2010 par "Spartacus" (Tour des Flandres et Paris-Roubaix), même si une nouvelle fois rien a été prouvé. Que l’on se questionne sur Cancellara est compréhensible au vu des déclarations de l’époque, et en particulier de son grand rival Tom Boonen, mais de là à faire directement un parallèle avec Hirschi, cela parait un peu bref (surtout qu’on le rappelle, rien n’a (encore ?) été prouvé au sujet de Cancellara). 10 Il compare les performances du jeune suisse ni plus ni moins à celles d’Hamilton et de Landis (voir Figure 6), deux cas extrêmement chargés au début des années 2000. Figure 6 – Infographie des raids d’Hamilton et de Landis, tiré de https://tinyurl.com/yyhjl8j3 Finalement, dans ce premier article, Antoine Vayer multiplie les comparaisons avec les scandales de dopage passés et en tire des conclusions non fondées. Effectivement, il utilise à plusieurs reprises le cas auparavant très médiatisé de Lance Armstrong (Voir section 2.4) afin de maximiser son impact médiatique. Il compare également l’état du dopage dans le cyclisme actuel comme étant "un retour aux années folles"[10], et ce, simplement sur une base de comparaisons de performance entre le tour de cette année et celui des années précédentes. 4.2 Un contre la montre pour l’histoire Dans un autre article, où il fait un bilan relativement général du Tour de France 2020 [11], Antoine Vayer fait notamment une focalisation sur le fameux contre la montre se terminant en haut de la Planche des Belles filles. Ainsi, il y compare la performance de Pogačar à celle de Thibaut Pinot. Il semble effaré qu’il y ait une différence de 50 watts entre les 2 coureurs, qui plus est sur la montée du Franc-comtois. Certes, en temps normal cela aurait été perçu comme très surprenant, mais il faut toutefois mettre en relation que Pinot n’était que l’ombre de lui-même lors de ce Tour de France à cause d’une chute survenue lors de la première étape sur la Promenade des Anglais. Cette blessure qui lui a gâché tout le reste de la saison n’est pas anodine, et il n’est donc pas vraiment pertinent d’analyser les chiffres de Pinot sur cette édition 2020. Une autre comparaison qu’il fait paraît plus intéressante puisqu’il compare la montée avec le record établi par Fabio Aru en 2015. Notons que ce dernier portait à l’époque les couleurs d’Astana et que ce n’était pratiquement pas le même coureur que celui qui était l’équipier de 11 Pogačar sur ce Tour 2020. Les 2 coureurs ont effectué exactement le même temps de montée alors que Pogačar s’est arrêté une dizaine de seconde pour changer de vélo. Avec une puissance estimée par Vayer à 475 Watts étalons, il est vrai que la performance peut paraître impressionnante, ou même surréaliste. Elle l’est d’autant plus quand on sait que Pogačar avait fait la première partie du contre la montre à bloc quand Aru était dans les roues puisqu’il s’agissait d’une étape en ligne. Pogačar, que l’ancien cycliste et consultant Jalabert a surnommé "Mozart", est comparé à Schumacher sur le chrono de Cholet en 2008, encore un autre coureur dopé que Vayer utilise toujours comme personne de comparaison. 4.3 Une analyse générale pour couler le milieu du cyclisme Figure 7 – Puissance développée par certains coureurs dans certaines étapes clés. Tiré de :https://www.chronoswatts.com/news/163/ Globalement, son analyse sur l’ensemble des coureurs du Tour de France 2020 basée sur la puissance moyenne développée (voir Figure 7) semble indiquer une augmentation générale de la performance, immédiatement traduite par Vayer comme une augmentation du dopage, comme il l’indique avec ses titres d’articles : " Mens sana in corpore machinali " ou encore " mutant enim corpus in agone ". En outre, Antoine Vayer insiste sur la nature de scandale que représente la victoire de Tadej Pogačar. Tout en se positionnant dans le sens de la presse française, il aime clamer haut et fort que le milieu du cyclisme prend l’eau et que celui-ci ne veut pas se guérir. D’autre part, il entretient fermement l’imaginaire de "défendre le bon sportif propre face aux tricheurs" : "Normalement, le cyclisme et le Tour de France c’est du sport, pratiqué par des esprits sains dans des corps sains". Il dit qu’il a "essayé de chanter les louanges des vrais champions qui se classent plutôt dans le ventre mou du peloton, en approchant le podium, rarement, dans le classement général. Ce n’est pas simple." Cependant, il le fait avec un réel manque de preuves concrètes qui ne favorise pas son point de vue sur la question. En effet, qui peut vraiment dire qui est propre et qui ne l’est pas, différencier le tricheur du "bon" coureur ? Le principal problème que l’on retrouve dans cette démarche c’est que ce n’est pas le coureur moyen qui est forcément plus propre qu’un autre coureur. Il y a suffisamment d’exemples dans l’histoire récente de coureurs qui se sont dopés pour simplement exister, se voir offrir un contrat ou toute autre motivation, sans faire partie du haut du classement général pour autant. Le cas de Georg Preidler, modeste coéquipier de Pinot à la Groupama-FDJ et prit pour dopage dans l’affaire Aderlass l’illustre bien. À partir de cette constatation, on voit bien qu’il n’est pas possible de défendre n’importe quel coureur par rapport à d’autres en affirmant qu’ils perdent parce qu’ils sont propres. Tant que l’on a pas de preuves, et il est impossible d’en avoir sur l’innocence d’un sportif, mieux 12 vaut ne rien affirmer, et encore moins dans des médias d’envergure si on ne veut pas souiller l’image du cyclisme. De plus, il semble souvent relier cette notion de "bon coureur" aux coureurs de nationalité française, mélangeant souvent les termes coureurs propres et coureurs français : "C’est que quand on aura fait le ménage qu’on aura un nouveau vainqueur français". Rien que dans les deux articles que nous avons analysé, nous pouvons discerner deux allusions flagrantes : la comparaison avec Pinot pour Pogačar et, encore plus parlant, la victoire de Nans Peters. Mais cela est récurent dans d’autres articles de Vayer. C’est par exemple fortemement le cas avec David Gaudu dans l’article qu’il a publié après la dernière Vuelta. Mis à part ces allusions devenant rapidement pénibles, l’article et les analyses de Vayer sur la Vuelta sont par ailleurs très qualitatives. Sa qualité d’écriture et d’analyse révèlent un grand potentiel de rédaction : il est clair qu’il serait auteur de beaux articles mettant en valeur le cyclisme si ses prises de positions déplacées et récurrentes ne nuisaient pas à tous les adeptes de la petite reine. Selon Vayer, le Tour de cette année, " C’est un retour vers les années Armstrong, tant au niveau de son vainqueur, qu’au niveau de la densité des performers qui le suivent. Ce n’est pas un bon signe. Il faut faire le ménage dans le peloton et dans l’encadrement des coureurs. " Il appelle le lecteur en disant : " Jugez au travers de ce tableau de l’évolution des watts du vainqueur dans nos radars depuis 27 ans ". (voir Figure 8) Figure 8 – Watts étalons des vainqueurs des derniers Tour de France. Tiré de :https:// www.chronoswatts.com/news/163/ Ce tableau est une façon efficace d’appuyer ses propos. Nous ne sommes pas encore au niveau de l’ère EPO, mais ce qui est certain c’est que les tendances s’inversent et la puissance étalon de Pogačar devient fortement suspecte, car dans les mêmes zones que celles de Lance Armstrong. Nous avons ici un exemple très parlant de l’influence néfaste du passé sur l’interprétation des performances actuelles. Les esprits ont tellement été marqués par les scandales du passé 13 qu’à la moindre performance, n’importe quel journaliste peut en profiter pour attirer le regard et déchaîner l’opinion public, créant un sentiment de dégoût envers ces sportifs produisant des performances pourtant brillantes. En déterrant constamment d’anciens scandales de dopage, Antoine Vayer semble rester bloqué dans le temps, empêchant ainsi nos perceptions du cyclisme d’aller de l’avant. De fait, en vivant à travers le passé, l’Homme pense comme il a vécu et n’arrive pas à vivre comme il pense, et ceci a pour conséquence d’empêcher tout réel échange entre les Hommes. Or c’est par ces échanges que la société humaine progresse et que l’Homme est Homme. 4.4 D’autres points de vues Quand on porte un regard plus large sur la perception des performances du duo Slovène au Tour de France 2020 par d’autres acteurs, on se rend compte que le doute concernant le dopage est réellement partagé par un grand nombre d’entre-eux dans le milieu du cyclisme. 4.4.1 Des ex-coureurs dubitatifs En effet, dans une interview pour Ouest-France, le sprinteur retraité Romain Feillu a publiquement émis certains doutes concernant le duo slovène et la probité de leurs performances [7]. Il émet également de grands doutes sur l’ultra polyvalent Wout van Aert qui a impressionné avec sa montée du col du Grand Colombier. Selon lui, il serait impossible d’être en bonne forme physique tout en assurant une performance exceptionnelle sur toutes les spécialités du cyclisme : sprint, grimpe, etc. [9]. Romain Feillu ne souhaite pas faire de bruit avec ces suspicions, ni porter d’accusations, mais souhaite réellement pousser à la réflexion sur l’attitude de certains managers. Il aimerait par dessus tout connaître la finalité de l’affaire Aderläss et poser le lien entre celle-ci et l’implication des coureurs actuels. En effet, suite à cette affaire Aderläss, la Slovénie ne connaît pas ses meilleures heures en terme de dopage puisque celleci a récemment été privée de 8 de ses coureurs qui ont été pris pour dopage en 2019. Romain Feillu confie cependant n’avoir aucune preuve et se base sur son intuition comme ancien cycliste professionnel, ainsi que des comparaisons. [9] D’autre part, il y a aussi l’ancien maillot jaune Stéphane Heulot qui a confié lui aussi ses doutes quant au dopage des cyclistes du Tour de France 2020 : "Honnêtement, je ne regarde plus le Tour depuis dimanche et la montée du Grand-Colombier (victoire de Tadej Pogačar). [. . . ]Il y a des choses assez faciles à évaluer, quand même, en termes de performance. J’ai du mal à comprendre comment un coureur de 75 kg peut monter à une vitesse folle un col et maintenir sa montée ensuite. En termes de vitesse ascensionnelle, on a vu des trucs qui n’étaient pas possibles, non plus, pour certains. . . ". De manière plus globale, il craint le retour du spectre du dopage dans le cyclisme au vu des performances "surnaturelles" de certains coureurs lors de cette édition. Stéphane Heulot remet par ailleurs la responsabilité du dopage dans le cyclisme sur les personnes qui y appartiennent, et pointe ainsi du doigt les personnalités "indéboulonnables" ayant une influence favorisant le dopage d’une manière ou d’une autre [8]. Il cite par exemple Mauro Gianetti, actuel manager de Tadej Pogačar dans l’équipe UAE Emirates, qui a plusieurs fois été en lien avec des affaires de dopage mais qui pourtant n’est que très peu questionné. Notons cependant que son analyse de compétence, tout comme Romain Feillu, est à nouveau basée sur de l’intuition plus qu’autre chose. 14 4.4.2 Et son avis, à lui ? Dans toute cette ruée d’accusations et d’émission de doutes, le slovène Tadej Pogačar a joué la carte de la confiance. En plus d’affirmer que le dopage est quelque chose qui va à l’encontre de sa vision du sport, il souligne que le cyclisme est un sport qui met beaucoup en oeuvre contre le dopage, plus que beaucoup d’autres sports. Désolé de se voir accuser de dopage, il conclu n’avoir sa conscience pour lui comme seule défense. [8] Cela ressemble donc beaucoup à un dialogue de sourds où des accusations sans preuves sont émises et aucune preuve d’innocence n’est à ce jour encore possible. 5 Conclusion Bien que l’image du cyclisme perçue par le grand public, celle d’un sport où le dopage règne unanimement, est biaisée par une analyse médiatique figée sur des scandales passés, elle n’est pas pour autant complètement fausse. En effet, le cyclisme, comme tout autre sport au niveau compétitif, constitue un milieu propice à la propagation et l’utilisation de produits dopants. Cependant, plusieurs grands axes peuvent être discernés dans les analyses de certains articles traitant du cyclisme qui seraient partiellement responsables de l’image négative qu’on retrouve dans l’opinion publique actuelle. D’emblée, le premier est tout simplement le choix de sujet des différents articles sportifs des grands médias. En effet, on retrouve le cyclisme dans la conversation médiatique principalement pour deux raisons : le dopage et le Tour de France, où même là le dopage est de plus en plus un facteur de discussion important. Nous avons ainsi constaté un réel manque de bienveillance entre les médias et le milieu du cyclisme qui, à côté de ces scandales de dopage, propose aussi des performances admirables qui mériteraient d’être mises en valeur. Par ailleurs, nous avons centralisé une partie de notre étude sur le cas d’Antoine Vayer et ses chroniques sportives. Ces dernières semblent avant tout salir non seulement l’image du cyclisme, mais également celle de bon nombre de coureurs. Bien que des analyses de performance pour traiter de questions de dopage soient pertinentes dans certaines circonstances, Antoine Vayer semble ne pas s’offrir ces dites circonstances puisqu’il accuse les coureurs à tort et à travers, supporté par une argumentation pauvre en preuves. Cependant, et là est justement tout le danger de ses chroniques, il s’appuie beaucoup sur deux facteurs : son expérience cycliste en faisant des comparaisons désavantageuses et la science des capteurs de puissance. Ainsi, c’est là qu’il faut savoir différencier, en tant que lecteur, l’argumentation exacte de celle entachée d’incertitudes. C’est le cas par exemple de l’interprétation de la science des capteurs par Vayer, qui est précipitée, ou encore ses comparaisons en réalité trop peu comparables. Si cela n’est pas fait, ses chroniques peuvent être source d’une forte image négative du cyclisme professionnel. 15 Références [1] "Les frères Pélissier et leur camarade Ville abandonnent", Le Petit Parisien, 27 juin 1924, p. 1-2, https://tinyurl.com/y6dvdmob [2] Jean-Pierre de Mondenard, Dopage : L’imposture des performances, Paris, Chiron, 2006, 3e éd. [3] Laurent Fignon, Nous étions jeunes et insouciants, Paris, Bernard Grasset, 2009 [4] Elisabeth Lê-Germain et Raphaël Leca, Les conduites dopantes fondatrices d’une sous culture cycliste (1965-1999), Cairn.Info, 2005, https://tinyurl.com/y2zmhc4d [5] Jean-François Mignot, Histoire du Tour de France, Paris, La Découverte, 2014. [6] Jean-Louis Le Touzet, Encore un Tour positif, Libération, 28 juillet 2008, https:// tinyurl.com/y5tunods [7] « Au Tour de France, un doublé slovène qui interroge ». Le Temps, 19 septembre 2020. www.letemps.ch, https://tinyurl.com/y57ksnpc [8] Un ancien maillot jaune soupçonne Pogačar de se doper, le Slovène réagit. https:// tinyurl.com/yxnrga66. Consulté le 21 novembre 2020. [9] cyclisme-dopage.com - Tour de France. Roglič, Pogačar ? «Ce n’est pas normal...», dit un ancien maillot jaune du Tour. https://tinyurl.com/y4ycwmgy. Consulté le 21 novembre 2020. [10] Antoine Vayer, Record mutant dans le col de Peyresourde ?, publié le 10/09/2020, https: //tinyurl.com/yyhjl8j3 [11] Antoine Vayer, La magie du Tour, « mutant enim corpus in agone », publié le 20/09/2020 sur chronowatts, https://www.chronoswatts.com/news/163/ [12] Guillaume Petit, Il remporte le Tour de France à 21 ans : mais qui est Tadej Pogačar ?. Euronews, le 20 septembre 2020. https://tinyurl.com/yywzlt3x [13] « Tour de France : Tadej Pogačar, un vainqueur avec la fougue de la jeunesse ». France 24, 20 septembre 2020, https://tinyurl.com/y6h469we. 16