
Dans un second temps, Sénèque va mettre en évidence la fragilité de notre liberté : même ce
que l’on arrive à maîtriser nous échappe la plupart du temps sans que nous nous en rendions
vraiment compte.
Le philosophe énumère ensuite d’autres exemples pour montrer combien les hommes sont
faibles face à autrui et combien cette faiblesse peut-être la cause de tout ce qui nous échappe et que
l’on perd. L’expression « remémore » montre que l’homme pourrait toujours tenter de prouver qu’il n’a
pas perdu tout son temps, il n’en serait pas moins confronté à l’idée qu’il n’a pas fait tout ce qu’il
voulait faire. Sénèque renvoie ici la mémoire à la prise de conscience : ce que l’on se rappelle avoir
réalisé disparaît aussi, on nous l’a pris et nous nous sommes laissé faire par négligence. Les
expressions « ferme dans tes desseins », « comme tu l’avais décidé », « disposé de toi-même », « ce
qui est tien » … renvoient à tout ce que l’homme peut faire librement, grâce à un certain pouvoir sur
lui-même et sur ses pensées. La liberté (stoïcienne) est ici à comprendre comme capacité intérieure
de décision, pouvoir de distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Sénèque
suggère donc ici que l’homme serait capable d’une telle liberté, et qu’il serait possible de ne pas
toujours se perdre dans des actions vaines. Cependant, cette liberté est représentée par Sénèque
comme fragile puisque nous pouvons la perdre à tout instant.
Sénèque attribue d’abord à autrui (« combien de gens ») ce pouvoir de nous ôter ce que nous
cherchons à construire (« ton œuvre », « ta vie »), comme si nous avions avec les autres un
rapport conflictuel. Autrui apparaît ainsi comme celui qui nous « arrache » ou nous dérobe notre vie
lorsque l’on parvient à en faire quelque chose de bien. En cela, autrui apparaît comme un être vivant
par procuration, dérobant à celui qui est libre et qui mène sa vie authentiquement de quoi alimenter et
combler son propre vide. L’idée était déjà apparue à travers les premiers exemples (maîtresse,
créancier …) mais elle est amplifiée ici parce qu’autrui est dit nous voler ce que l’on cherche à faire de
bien (alors qu’au début du texte, la liberté n’apparaît pas).
Sénèque prend d’autres exemples pour montrer que l’on peut perdre sa liberté, cette fois, à
cause notamment de la joie, du désir et de la flatterie. Autrement dit, Sénèque incrimine ici les
sentiments, lesquels nous rendent faibles et nous incitent à sacrifier ce qui est pourtant essentiel :
nous-mêmes, nos valeurs.
La leçon est claire : « Tu comprendras que tu meurs prématurément ». C’est dire qu’entre ce que
nous perdons d’inessentiel et ce que nous perdons d’essentiel, il ne nous restera pas grand-chose à
la fin et que notre mort ne peut donc que nous apparaître injuste et absurde. Mais quelles sont les
causes d’un tel comportement ?
*
Sénèque s’interroge ensuite sur les raisons qui provoquent cette perte de temps et donc de vie.
Il passe à un registre plus général et abandonne les exemples. Il s’agit maintenant, après avoir fait un
constat réaliste de nos erreurs et d’en tirer une leçon pour en déduire une véritable conduite
philosophique dans l’existence. Le but est de permettre à chacun et de bien vivre et d’atteindre la
« vertu », c’est-à-dire de vivre selon la raison, en employant sa volonté pour se détacher de tout ce qui
rend malheureux. C’est une véritable philosophie du devoir que nous propose Sénèque : « toujours
vivre comme si … », ainsi qu’une morale reposant essentiellement sur la volonté.
L ‘auteur critique ensuite l’attitude commune qui consiste à ne pas suivre sa raison et à avoir une
conception erronée de l’existence : « vivre comme si l’on devait toujours vivre », ne pas penser à la
mort (« fragilité » renvoie à tout ce qui relève du destin et contre quoi l’on ne peut rien faire : la mort, la
maladie, les revers de la fortune, etc.), concevoir le temps comme inépuisable (« source pleine et
abondante »). Suivre sa raison revient, en revanche, à concevoir le temps comme inépuisable
(« source pleine et abondante »). Suivre sa raison revient, en revanche, à concevoir l’existence
autrement, en étant conscient que l’on ne peut rien faire face au destin et que seuls nous
appartiennent notre volonté et notre pouvoir de décision face à tout ce qui dépend de nous. Par
exemple, je ne peux faire que mon dernier jour ne soit pas le dernier jour, mais je peux faire en sorte
de ne pas « en faire cadeau à un autre, homme ou chose » : là est mon pouvoir sur le destin.
La dernière phrase du texte résume la position de Sénèque ainsi que sa philosophie morale. Il va
ainsi distinguer deux façons de vivre. La première consiste à se savoir mortel et à « posséder tout »,
c’est-à-dire pouvoir disposer de soi et à faire les bons choix en s’attachant uniquement à ce qui
dépend de nous, le terme « tout » suggérant qu’il n’y a rien d’autre à désirer. La seconde façon de
vivre, laquelle a d’ailleurs fait l’objet de la critique, consiste à se croire immortel et à s’épuiser dans la
recherche vaine de tout ce que l’on n’est jamais sûr d’obtenir.
`Le chemin vers le bonheur consistera donc à suivre la première voie et à s’écarter de la
seconde.