1 3e PARTIE L’ASIE -PACIFIQUE : CH. 1. ETUDE GENERALE Leç 9. LES FACTEURS D’EMERGENCE ET LEURS LIMITES La décennie 1990 a ouvert une période d’économie mondiale marquée par la libéralisation des flux de biens, de services marchands et de capitaux. L’Asie-Pacifique, qui rassemble plus du tiers de l’humanité, a pu en profiter pour parachever la transformation de ses économies et de ses sociétés qui avait déjà commencé dans les années 1980. Comment se présente les performances de cet espace économiquement et démographiquement diversifié ? Quelles sont les causes de cette « émergence » dans un systèmemonde marquée par la compétition tous azimuts ? Cette émergence est-elle synonyme de développement ? I. Un espace très diversifié sur le plan économique et démographique 1. La diversité géographique et démographique L’Asie-Pacifique ou Asie orientale est un très grand espace qui s’étend de la Mandchourie chinoise au Nord-Est à l’archipel indonésien au Sud-Est sur plus de 5 300 kilomètres. Un Etat-continent comme la Chine cohabite avec des Etats de taille moyenne comme l’Indonésie et des micro-Etats comme Brunei. L’insularité y est très importante. Sur le plan démographique, plus de quatre milliards (4 M) d’habitants se répartissent entre des puissances démographiques comme la Chine, des puissances moyennes comme l’Indonésie et des Etats plus faiblement et même très peu peuplés comme Brunei, la Mongolie ou une cité-Etat comme Singapour. Les deux-tiers des pays de cet espace ont tout de même au moins plusieurs dizaines de millions d’habitants. Doc 1 : Indicateurs Socio-démographiques et économiques des pays de l’Asie-Pacifique en 2019 Population TAN Espérance PIB global PIB/hab Croissance Superficie de vie (milliards $) (dollars) du PIB Pays (en (en %) 2 (en km ) (années) (en %) habitants) Brunei Cambodge Chine Corée du Sud Hong Kong Indonésie Japon Malaisie Philippines Singapour Taïwan Thaïlande Timor Oriental Vietnam 433 IDH 5765 1,01 77,50 15,20 35 086 5,1 0,859 225 16 487 000 1 401 296 000 51 826 000 181 035 9 596 961 100 356 1,46 0,43 0,10 70,35 76,75 83,06 26,37 14 172 1700 1 599 9 884 32 802 6,8 6,2 2,6 0,583 0,761 0,907 7 448 000 270 626 000 126 468 000 32 018 000 108 117 000 5 804 000 23 777 000 69 625 000 1 297 000 1 110 1 913 579 377 972 329 847 300 439 719 36 197 513 115 14 954 0,87 1,10 -0,13 1,13 1,37 0,50 0,20 0,28 1,98 84,50 69,54 84,80 75,88 69,68 83,53 80,60 75,70 69,40 380,86 1 066,84 5 226,30 372,63 354,31 359,62 626,72 524,25 3,41 51 136 3 942 41 325 11 638 3 277 61 961 26 358 7 530 2 629 2,9 5,1 0,9 4,6 6,6 2,5 2,4 3,9 5,0 0,939 0,700 0,914 0,808 0,706 0,938 0,935 0,761 0,625 96 462 000 331 231 0,96 76,83 266,24 2 760 6,5 0,700 Sources : World Population Prospects : the revision 2019, PopulatioData.net, Prévisions FMI 2 2. Une grande diversité économique Cette diversité concerne d’abord les références idéologiques du développement. Si la Chine a économiquement décollé après s’être ouverte au capitalisme à la fin des années 1970, elle reste à bien des égards un pays communiste dans le cadre de son modèle d’ « économie de marché socialiste ». Le Cambodge et le Vietnam en sont proches. Taïwan, Corée du Sud, Singapour, Philippines ou Thaïlande sont depuis le début des pays à économie plus libérale. Elle touche aussi aux niveaux très différents de développement, comme le montre l’IDH. Le Japon est la seule puissance développée, membre de la triade. C’est en 1968 qu’il devient la 2 e économie capitaliste du monde. Les quatre « dragons d’Asie » suivent pour former les NPIA : Corée du Sud, Taiwan, Singapour et Hong Kong. Les années 1980 voient arriver les « tigres » : Chine, Indonésie, Thaïlande, Malaisie, Philippines. Quoiqu’ils soient en progrès, les « bébés-tigres » restent en retrait : Vietnam, Cambodge, … tandis que d’autres pays restent plutôt pauvres : Timor Est, Corée du Nord, Myanmar, Mongolie. Comme dit plus haut, dans une économie mondiale ouverte où chaque pays doit exploiter ses avantages dits « comparatifs », les stratégies de développement ont aussi différé. La Chine et l’Indonésie ont exploité leur avantage démographique pour être attractives en faisant miroiter des atouts en termes de main-d’œuvre, de ressources naturelles et de marché en expansion. Territoires urbains et exigus, Hong Kong et Singapour ont misé d’abord sur des activités portuaires et tertiaires basées sur la réexportation, … Là où la Corée a basé son essor sur le développement de grandes entreprises, les « chaebols » (Samsung, Hyundai, …), Singapour a plutôt misé sur une multitude de PME. II. Des économies de plus en plus performantes 1. Des taux de croissance économique exceptionnels Entre les années 1970 et 90, les pays d’Asie orientale ont des croissances économiques élevées par rapport aux puissances riches alors plongées dans la crise. La croissance se poursuit durant les années 2000, ce qui se traduit par un gonflement rapide de leur richesse. Document 2. Evolution du PIB de quelques pays, en milliards de $ Pays PNB brut en milliards de $ 1980 2017 1530 Corée du Sud 65 306 12 237 Chine 33 455 Thaïlande 2,4 224 Vietnam TOTAL A-P 1 765 22 402 12 305 80 501 MONDE PNB brut par habitant en $ 1980 2017 1 708 30 025 308 8 682 708 6 595 44 2 342 1 140 9 752 2 760 10 664 IDE reçus en milliards de $ 1980 2018 0,047 17 0,057 136* 0,19 7,6 0,002 12,6 nd nd 54 1 429 Source : UNCTADstat *Sans Hong Kong En moins de quarante années, la richesse de la Corée est multipliée par 23 et son PNB par habitant par 17. Celle de la Chine est multipliée par 40 et son PNB par habitant par 28. La part de l’AsiePacifique dans le PNB mondial passe de 14 % à 27 %. C’est la partie des pays en développement qui a le plus progressé en matière de lutte contre la grande pauvreté, à côté de l’Amérique latine. Cela se traduit par l’émergence de classes moyennes issues de ceux qui, citadins ou ruraux, ont pu profiter de la mondialisation pour s’enrichir. La croissance est nourrie par une augmentation considérable des entrées d’IDE grâce à une forte attractivité économique : elles sont multipliées par 2385 en Chine, seconde destination mondiale après les USA. Au fil du temps, ce pays est devenu lui-même un fournisseur de capitaux et de technologies. 3 2. Une structure économique et sociale transformée C’est l’un des principaux indices de l’émergence, comme on peut le voir à travers le changement de la composition des exportations. Les produits primaires ont été progressivement remplacés par des produits industriels, ce qui correspond évidemment à la structure des emplois où dominent désormais le secteur industriel et le secteur tertiaire : sur un diagramme triangulaire, on verrait le point se décaler nettement vers la gauche (tertiaire) et légèrement vers le haut (industrie), ce qui correspond aussi à une forte urbanisation. Document 3. Evolution de la nature des exportations de la Thaïlande en % Type Produits agricoles Produits énergétiques et miniers Produits manufacturés 1980 59 15 26 2017 19 6 75 Perspective Monde 3. L’explosion des exportations des économies émergentes Au début, le terme « émergence » est surtout utilisé dans un contexte où les stratèges des pays de la triade exploraient de nouveaux marchés pour leurs capitaux (IDE, Bourses de valeurs et de commerce) et pour leurs exportations de biens et de services. Le pouvoir d’achat de ces marchés en émergence était nourri par leur forte capacité à exporter : ils se sont imposés comme de nouveaux partenaires dans la mondialisation en bousculant les pays riches sur leurs propres marchés domestiques et sur leurs marchés captifs traditionnels. La Chine est ainsi devenue le premier exportateur mondial et le premier importateur, et de fait un pôle majeur de l’économie et du systèmemonde. III. De quels facteurs d’émergence ces pays ont-ils bénéficié ? 1. Les facteurs internes Ce sont les facteurs les plus importants, en commençant par la démographie. Ces pays ont en effet profité du fameux « dividende démographique » : des populations nombreuses, de plus en plus éduquées ont été un facteur important de l’attractivité asiatique. L’abondance de la population active a permis une politique de bas salaires qui a attiré les FMN qui délocalisaient leurs activités vers l’Asie pour rester compétitives dans la mondialisation. Ainsi est né le concept de « pays ateliers » spécialisés dans l’exportation : Samsung, HP, Apple ou les entreprises automobiles et textiles y ont des usines et des sous-traitants. A mesure que les revenus croissaient, des marchés intérieurs se sont développés, créant ainsi un « cercle vertueux » conduisant à l’émergence. Vient ensuite le rôle positif joué par l’Etat dans le cadre d’un « modèle d’économie concertée ». La concertation se fait entre l’Etat et les patrons du secteur privé. Elle concerne plusieurs domaines : la détermination des secteurs stratégiques vers lesquels orienter les investissements de façon préférentielle (taux d’intérêt bas) ; la mise en place d’infrastructures indispensables à l’économie (transports, eau, électricité, télécoms), …) en choisissant une « littoralisation » de l’économie pour économiser les frais de transport. L’Etat assure aussi ses missions traditionnelles pour assurer à l’investissement privé un environnement stable : maintien des grands équilibres pour stabiliser la monnaie et les prix, développement de l’agriculture pour fournir la matière première et enrichir les campagnes, améliorer la qualité de la main-d’œuvre par une offre d’éducation adaptée, signer des traités de commerce avec différents partenaires dans le cadre d’une stratégie commerciale basée sur une large extraversion économique et commerciale, … 4 Document 4. Un modèle original de développement économique « Le développement des NPI d’Asie se caractérise par une intervention décisive de l’Etat dans l’économie ; l’Etat prend en charge, classiquement, le maintien des grands équilibres, assurant à l’investissement privé un environnement stable, les dépenses d’éducation et de recherche et l’aide à l’élévation de la productivité dans l’agriculture. Il intervient de plus en stimulant le développement industriel par une promotion sélective des investissements […]. Il s’agit bien là d’une combinaison inédite des forces du marché et de l’intervention étatique qui guide le secteur privé. » (CEPII, L’économie mondiale, La Découverte, 1995) On peut aussi parler d’un facteur culturel car les comportements sociaux sont influencés par un environnement ancien d’essence bouddhiste qui est favorable aux Etats forts, au groupe social plutôt qu’à l’individu, à l’ordre plutôt qu’à l’anarchie. C’est un facteur de productivité dans l’entreprise : conscience professionnelle, esprit de sacrifice, règlement pacifique des conflits, … L’intégration économique a aussi joué un rôle. On peut parler de deux types d’association. Plus riches, les pays du Nord-Est sont surtout associés à travers des accords de commerce entre voisins : JaponChine, Japon-Corée, Corée-Chine, Japon-Taiwan, … Les 10 pays du Sud ont une démarche plus formelle d’intégration à travers la création en 1967 de l’ASEAN (Association of South East Asian Nations) qui a été récemment sortie de sa torpeur et qu’il serait question d’élargir vers le Nord sous l’appellation de « AFTA » (Asian Free Trade Area). Ainsi, dans le top 5 des clients de la Malaisie, 4 sont asiatiques et absorbent 40,8 % de ses exportations ; la situation est la même pour les Philippines (46,7 %). De leur côté, les USA surveillent de près cette région considérée depuis la présidence CLINTON comme étant « l’avenir économique du monde ». Ils proposent de l’intégrer dans un vaste marché commun de tous les riverains du Pacifique, l’APEC, dont la concrétisation se heurte à la volonté de puissance de la Chine. Document 5. Clients des exportations de 2 pays asiatiques en 2017+ Philippines (68,7 Malaisie (217,8 milliards de $ milliards de $ 10,8 Singapour 30,9 Japon 29,1 USA 9,6 Chine 20,5 Hong Kong (Chine) 9 USA 17,3 Chine 8 Japon 11,6 Corée du Sud 4, 3 Thaïlande UNCTADstat Le Japon étant un pays de cet espace-là, son apport peut être considéré comme un facteur interne. Première puissance à émerger durant les années 1960, son modèle a ensuite inspiré les autres. Il devient aussi le fournisseur d’IDE, qui se déversent en cascades sur les autres pays selon le principe de la croissance en vol des oies sauvages en fonction de leur niveau de développement. Du même coup, le Japon transfère aussi les technologies vers ces pays tout en veillant à garder la distance avec eux. 2. Les facteurs externes On doit citer notamment un facteur historique ou politique. Après la Seconde guerre mondiale, dans le cadre de la guerre froide, les Etats-Unis aident généreusement à la reconstruction de leurs alliés asiatiques : Japon, Corée, Taiwan, Philippines, etc. Ils leur ouvrent aussi leur marché intérieur et signent avec eux des traités de libre-échange. Ainsi assurés de bénéficier du « parapluie nucléaire » américain, ils ont pu investir davantage dans leurs économies que dans l’entretien de lourdes structures militaires. 5 Sur le plan économique et mondial, le GATT (1947) a aussi favorisé la liberté de commerce et dans le système actuel (OMC), les pays d’Asie orientale ont profité de la mondialisation pour déverser sur la Planète le produit de leurs manufactures. IV. Des facteurs aux effets limités 1. Les inégalités de développement Comme le montrent plusieurs indices vus plus haut (IDH, PIB par habitant), les niveaux de développement sont disparates. Pour des raisons politiques et idéologiques, la Corée du Nord communiste reste isolée. Le Myanmar sort à peine d’un isolement identique tandis que la Mongolie et le Laos, bien qu’ils essaient de tirer profit de leur proximité avec la Chine, souffrent de leur enclavement. Même pour les émergents, le choix de la littoralisation crée de grandes disparités internes qui sont de deux types. D’une part, seules les régions attractives pour la mondialisation progressent vraiment : grands centres urbains, villes portuaires (Shanghai, Hong Kong, Pusan, ...), littoraux ouverts. D’autre part, sur le plan social, il existe de nombreux laissés-pour-compte qui vivent en marge de ce progrès pendant que de nouvelles classes de milliardaires se créent. 2. Les effets négatifs de l’extraversion commerciale Le moindre ralentissement économique mondial, notamment dans les pays de la triade, est directement ressenti par ces économies ouvertes. En 2008, les exportations chinoises sont passées de 1 430 à 1 201 milliards de $, soit une contraction de 16 % ; pour les Philippines, la contraction a été de 21,6 %. De même, on assiste à un tassement de la croissance de ces pays, dont les causes et les conséquences sont encore mal connues : inégalités internes qui freinent l’expansion, hausse des coûts de la main-d’œuvre qui entraîne une tendance lourde à la relocalisation des investissements de la triade, un regain de pratiques protectionnistes, … Après avoir connu des pics de croissance allant de 10 à 13 %, la Chine stagne à 6,7 % et des analyses montrent que le chiffre serait peut-être exagéré. L’ensemble de la région ne dépasse plus 4,2 % de croissance. 3. les limites du rôle de l’Etat Document 6. Les limites du rôle de l’Etat « L’autre grande mutation affecte les politiques intérieures, et elle dérive des succès même de l’économie. Non seulement il y a de plus en plus d’argent dans les sociétés est-asiatiques, mais les Etats ont conservé ou renforcé leurs leviers de contrôle : le résultat est que la corruption politique qui a une longue histoire dans cette région du monde n’a cessé de s’étendre et de s’aggraver. […] En deuxième lieu, l’autorité des pouvoirs politiques est atteinte par une deuxième conséquence sociale du succès économique : la modification des rapports entre les individus et les collectivités. Pour résumer […], dans toute la région, l’espace privé de l’individu s’élargit et les liens qui l’attachent aux collectivités perdent de leur évidence. […] » (Jean-Luc DOMENACH, « Asie orientale : le retour du politique », in Cultures et conflits, 15 mars 2006) Outre ses tendances dictatoriales mal supportées à terme, l’intervention économique de l’Etat alimente souvent la corruption des élites politiques. Des scandales de cette sorte ont récemment entaché la vie politique coréenne et au Japon, on a parlé de rétro-commissions qui étaient versées à des hommes politiques pour alimenter les budgets électoraux de leurs partis politiques. Cela engendre chez les citoyens une perte de confiance dans le système, d’autant plus que l’enrichissement entraîne une remise en cause de certaines de ses bases culturelles au profit d’une forme d’individualisme. 6 Doc 3 : Perspectives économiques de l’Asie-pacifique en 2019-2020 [...] Pour la première fois depuis la crise financière asiatique de 1997-98, la croissance de la région Asie de l’Est et Pacifique devrait passer sous la barre des 6 % en 2019, à 5,9 %, contre 6,3 % en 2018. En Chine, la croissance devrait s’essouffler en 2019, à 6,2 % (contre 6,6 % en 2018), avec le ralentissement des échanges internationaux, la stabilité des prix des matières premières et des conditions financières globalement propices. L’aptitude des autorités à adapter les politiques monétaires et budgétaires aux difficultés extérieures et autres vents contraires entrera également en ligne de compte. Dans le reste de la région, la croissance devrait aussi marquer le pas en 2019, à 5,1 %, avant de connaître un léger rebond à 5,2 % en 2020 et 2021, profitant de la stabilisation du commerce mondial. [...] Communiqué de presse de la Banque mondiale, 4 juin 2019 Conclusion Depuis les années 90, la pauvreté absolue a fortement reculé en Asie alors qu’elle a augmenté ou faiblement reculé en Afrique, grâce à l’émergence de plusieurs économies jadis pauvres. Le phénomène a été alimenté par des facteurs exogènes, mais surtout par des facteurs endogènes qui ont permis l’afflux des IDE grâce à une attractivité accrue qui a rendu ces pays capables de s’insérer de manière satisfaisante dans la mondialisation. N’y a-t-il là des leçons à méditer pour l’Afrique, notamment en matière d’éducation, de collaboration entre l’Etat et le secteur privé ou de revitalisation volontariste des marchés régionaux ? 7 Doc : Un pôle de la triade 8