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LA VOIE DE L'EMERVEILLEMENT - JACK HAAS

LA VOIE DE
L’ÉMERVEILLEMENT
UN RETOUR AU MYSTÈRE DE NOUS-MÊMES
JACK HAAS
‘’Passez du temps chaque jour dans l’émerveillement, dans l’émerveillement total…
Quelques minutes par jour passées dans cet émerveillement total contribueront plus
à votre éveil spirituel que n’importe quel cours de métaphysique.’’
Wayne W. Dyer
A Patrick Coté et Benjamin Tucker, pour avoir éclairé mon chemin et pour m’avoir
aidé sur la voie.
2
PROLOGUE
C’est un livre sur l’émerveillement, sur la grande énigme de la vie, sur nous-mêmes et
sur Dieu. C’est un livre sur le miracle de l’Etre, absurde, inexplicable et fabuleux que
nous sommes et dont nous ne savons pratiquement rien, bien que nous prétendions
savoir tellement.
C’est un livre sur la manière dont nous pourrions de nouveau réaliser la magie de
l’existence, sur la manière dont nous pourrions oublier nos faux mois, nous souvenir
de notre vrai Soi et vivre et aimer et jouer dans le grand mystère tout autour de nous
et en nous – le grand mystère de l’existence, de la vie, de Dieu.
C’est un livre sur l’être et non le faire, sur la manière dont nous devenons nousmêmes, sans nous efforcer, dont nous marchons libres sans quitter la prison et dont
nous volons sans quitter le sol. C’est un livre sur notre retour à l’innocence, dans
notre propre ciel intérieur immaculé – à l’humble non savoir, à la docte ignorance,
pour ainsi dire – qui survient quand nous lâchons l’encombrante masse d’images que
nous avons créée et dans laquelle nous nous sommes confortablement installés pour
notre grand détriment. Ce faisant, nous retrouvons l’expérience libératrice du non
savoir absolu et la profondeur de l’émerveillement indescriptible.
Il y a une abondance de citations dans cette œuvre, dont la portée paraissait
essentielle pour révéler la mesure de divers individus qui ont tenté d’exprimer leur
exaltation personnelle dans l’être au cours de l’histoire. J’ai cherché à rassembler un
grand nombre de ces voix disparates, mais à néanmoins composer un seul chant, un
chant qui a été chanté depuis des temps immémoriaux jusqu’à maintenant dans
beaucoup de langues différentes, sous beaucoup de déguisements différents pour de
multiples raisons. Ce faisant, j’ai puisé dans une grande variété de sources
différentes : auprès de poètes et d’écrivains du passé et du présent, de taoïstes, de
chrétiens, de bouddhistes, d’hindous, de soufis, de jungiens, d’occultistes, de laïcs,
d’artistes, de mystiques, de fous et d’une foule d’autres voix inimitables. Parmi ces
différents points de vue, il y a cependant un fil commun qui parcourt le tissu de notre
existence variée, un fil dont on a parlé ou sur lequel on a écrit de beaucoup de façons
uniques. Ce fil, c’est l’apocalypse de l’incompréhension absolue – la bénédiction de
l’émerveillement – où l’ignorance est ressuscitée, l’innocence retournée et la beauté
réveillée de son sommeil dans le faux. Tel est le résultat, quand l’esprit est désenglué
de ses opinions préconçues, de ses théories et des faits et quand il oublie finalement
tout ce qu’il a appris pour en arriver à considérer l’existence comme pour la première
fois.
La vie est une invraisemblance incroyable. Peu importe comment nous essayons de
l’expliquer ou de la justifier, elle demeure complètement stupéfiante. S’imaginer la
vie à travers les yeux d’une personne qui ne l’a jamais vécue auparavant, c’est
reconnaître qu’elle est, au sens le plus remarquable, absolument inimaginable.
Donc, il n’y a pas de ‘’sens’’ que j’essaie de communiquer dans ce livre, car le sens est
la cause de notre situation difficile, de nos faux murs, de la division de notre cœur.
Je ne cherche pas à combler le lecteur de connaissance, de compréhension ou
d’interprétations (je laisse cela aux pandits, aux prêcheurs, aux pédagogues). Je n’ai
3
pas de ‘’vérité’’, de méthode ou de solution à offrir. Je veux simplement effacer
l’ardoise, enterrer le vieux pour ressusciter le neuf, démolir les murs au lieu d’en
construire de plus hauts, élargir l’espace par lequel nous pourrons à nouveau grandir
et devenir entiers.
J’espère seulement offrir l’antithèse de la thèse, la non solution de la vie et la
remystification de tout ce qui semble profane et ainsi faire avancer notre conscience.
Je n’envisage aucune destination particulière.
4
TABLE DES MATIÈRES
1ère PARTIE : À PROPOS DU PARADIS, DE L’ENFER ET DE LA
RÉDEMPTION
Chapitre 1 : Le ravissement
Chapitre 2 : Le mythe du savoir
Chapitre 3 : L’art de l’oubli
Chapitre 4 : Le mysticisme intrinsèque
6
14
33
45
2ème PARTIE : LE MARIAGE DE L’ORIENT ET DE L’OCCIDENT
Chapitre 5 : L’Orient
Chapitre 6 : L’Occident
- 1ère partie : La chute
- 2ème partie : Les petits livres
Chapitre 7 : L’Immaculée Conception
- 1ère partie : La Vierge
- 2ème partie : L’Enfant
59
66
75
3ème PARTIE : L’ENTIER ET LE BRISÉ
Chapitre 8 : Nouveauté nécessaire
Chapitre 9 : Mort et résurrection
Chapitre 10 : Le fou et le mystique
86
95
110
4ème PARTIE : LE MYSTÈRE DE DIEU
Chapitre 11 : Le plus haut inconnaissable
Chapitre 12 : L’immanence de l’émerveillement
122
133
BIBLIOGRAPHIE
155
5
1ère PARTIE : À PROPOS DU PARADIS, DE
L’ENFER ET DE LA RÉDEMPTION
CHAPITRE 1 : LE RAVISSEMENT
‘’Il y avait quelque chose qui se situait au-delà de toute précision ici – c’’était
magique…C’était extraordinaire. Et la raison …c’était que j’étais juste suffisamment
ignorant pour être sensible à ce qui se perd dans les fines mailles de l’ordre et de la
précision.’’
Henry Miller1
‘’L’homme se réjouissait maintenant, comme si ne pas comprendre était une sorte de
création.’’
Clarice Lispector2
‘’Nous sommes condamnés à la perdition, chaque fois que la vie ne se révèle pas
comme un miracle, chaque fois que le moment ne gémit plus dans un frisson
surnaturel.’’
E.M. Cioran3
‘’Inopinément, il y eut un éclair de ce pouvoir et de cette force inaccessible qui était
physiquement accablant. Le corps se figea dans l’immobilité et il fallut fermer les
yeux pour ne pas s’évanouir. C’était totalement bouleversant et tout ce qui était
semblait ne plus exister…C’était quelque chose d’indescriptiblement grand, dont la
hauteur et la profondeur sont inconnaissables.’’
Jiddu Krishnamurti4
Tout est magnifique. Tout est merveilleux. Tout est mystérieux.
Nous vivons dans un monde d’impossibilité, d’invraisemblance, de sublime.
Nous regardons, nous voyons, nous nous émerveillons. Nous expérimentons
l’ouverture soudaine à l’immensité inexplicable, au mystère, à la profondeur
submergeante, le pur miracle et la magie de la vie, de nous-mêmes et de tout ce qui
est.
1
The Hamlet Letters, p.46
La Pomme dans le Noir
3
A Short History of Decay, p.33
4
Carnets, juillet 1961
2
6
Ce sont les instants numineux, quand l’impossibilité et la dimension monumentales
de l’existence s’ouvrent devant nous et en nous, nous offrant des interruptions rares
et spectaculaires de notre conscience ordinaire. Appelez cela comme vous voulez :
émerveillement, satori, samadhi, esprit neuf, ignorance, innocence, esprit originel ou
perception enfantine – c’est la caractéristique d’un esprit qui est arrivé à connaître la
grandeur incompréhensible de tous et de toutes choses et où l’individu s’est ouvert et
réuni au Grand Mystère qui est notre droit de naissance.
‘’Y a-t-il un sentiment pur qui ne trahisse le mélange de grâce et de stupidité,
l’admiration béate, sans une éclipse de l’intellect ?’’
E.M. Cioran5
L’émerveillement est la franche liberté de l’esprit pur – le premier et le dernier pilier
sur lequel s’érige le château de l’Esprit. C’est le commencement et la fin, la demeure
et le voyage.
Un tel ravissement alors est sans doute l’expression la plus élevée de notre intimité
(ou complétude) avec le mystère de la vie. C’est le point où l’esprit et le cœur
fusionnent dans la grâce submergeante et la splendeur de l’Etre. C’est
l’anéantissement de toutes les réalités inférieures, la divinisation du profane et
l’apothéose du damné. L’âme se souvient du Paradis, l’esprit de l’innocence et le cœur
de l’amour infini.
C’est ainsi que nous basculons dans l’émerveillement et que nous commençons à
vivre dans l’état inépuisable de la majesté de la création, non pas quand nous tentons
de développer des compréhensions et des points de vue, mais plutôt quand nous nous
vidons de toute logique, raison, idées et perceptions profanes.
En fait, nous nous accrochons à des idées statiques, des points de vue et des idées
préconçues sur ce qu’est la vie, à notre propre détriment, car ne pas nous émerveiller,
ne pas voir le miracle de la vie à chaque instant, ne pas nous ouvrir continuellement
et étreindre totalement la beauté toujours présente et l’invraisemblance de tout ce qui
est, c’est vivre dans la prison d’un cadre limitatif.
‘’Qu’est-ce qui est mal ? Qu’est-ce qui est bien ? Pourquoi vit-on ? Qui suis-je ? Qu’estce que la vie et qu’est-ce que la mort ?’’
Léon Tolstoï6
Qu’est-ce que l’être ? Pourquoi sommes-nous ici ? Que sommes-nous ? Qui êtesvous ? Où nous établirons-nous, où trouverons-nous nos appuis dans le miracle béni
de la vie ? Comment se pourrait-il que nous qui sommes la vie elle-même, nous
pouvons trouver que la vie est un événement aussi étrange ?
5
6
A Short History of Decay, p.156
War and Peace, p.460
7
Rumi écrivait :
‘’Toute la journée, j’y pense et la nuit, je le dis.
D’où viens-je et que suis-je censé faire ?
Je n’en ai aucune idée.
…qui est maintenant dans mon ouïe qui entend ma voix ?
Qui dit des mots avec ma bouche ?
Qui regarde avec mes yeux ? Qu’est-ce que l’âme ?
Je ne puis cesser d’interroger.’’7
Et le mystique fou, Osho, signale clairement ce qu’est la vraie question, lorsqu’il
s’interroge inlassablement :
‘’Qui suis-je ? Qui suis-je ? Qui suis-je ? Qui suis-je ? Qui suis-je ? Qui suis-je ? Qui
suis-je ? Qui suis-je ? Qui suis-je ? Qui suis-je ? Qui suis-je ? Qui suis-je ? Qui suis-je ?
Qui suis-je ?’’8
Là maintenant, tout a été ramené à sa plus pure essence. Dans ce vaste univers
déconcertant dont les dimensions, les caractéristiques et les complexités ne peuvent
que créer une investigation illimitée pour quelqu’un qui considère honnêtement une
telle existence insondable, il reste néanmoins un mystère qui se distingue de tout le
reste, l’énigme essentielle : Qui suis-je ? Que suis-je ? Pourquoi suis-je ? En bref, quel
est ce ‘’Je ‘’ que je suis ?
Cette ‘’question d’entre les questions’’ a été abordée par Thomas Carlyle qui déclara :
‘’Pour des hommes de tournure spéculative, il vient des saisons, des heures
méditatives, douces et cependant terribles, où dans l’émerveillement et la peur, vous
vous posez cette question à laquelle il n’y a pas de réponse possible : Qui suis-je,
quelle est cette chose qui sait dire ‘’je’’ ? … Votre vision atteint un vide profond et
vous êtes seul avec l’univers et vous communiez silencieusement avec lui comme une
Présence mystérieuse avec une autre…Qui suis-je ? Quel est ce moi ? Une voix, un
mouvement, une apparition – une idée incarnée visualisée dans l’Esprit
éternel ?...mais d’où ? Comment ? Vers quoi ?’’9
Le mystère de soi et de l’univers est stupéfiant, le questionnement est sans limite.
Pourtant, ce que nous cherchons, c’est une réponse – c’est tout ce que nous voulons.
Et en fait, il y a une réponse. Mais l’aspect merveilleux et tragique de la réponse, c’est
que la réponse n’est pas réellement une réponse du tout – c’est simplement une
reprise des questions.
‘’Je t’ai dit à maintes reprises que le monde est insondable. De même que nous et que
chaque chose qui existe dans ce monde.’’
Don Juan à Carlos Castaneda10
7
The Essential Rumi
Kundalini, p. 51. Osho est aussi connu sous le nom de Bhagwan Shree Rajneesh
9
Sartor Resartus, p.39
10
Tales of Power, p.45
8
8
La voilà, notre ‘’réponse’’ : une réponse qui n’a pas résolu les questions, mais qui les a
plutôt magnifiées.
La vie est un miracle inconnaissable, inexplicable ; il n’y a pas de solution et …il n’est
pas censé y avoir de solution. C’est un mystère tout à fait insoluble et qui se situe bien
au-delà de l’entendement de l’esprit, inatteignable. Et cela inclut le soi, que cela vous
plaise ou non.
En fait, ‘’la vérité est connue d’une telle façon’’, a déclaré Osho, ‘’qu’en la connaissant,
le mystère ne disparaît pas ; en fait, il devient très très profond, infiniment profond,
ultimement profond. En connaissant la vérité, rien n’est résolu. En fait, pour la
première fois, vous faites face à l’insoluble. C’est le paradoxe, le dilemme !’’11
Maintenant, avons-nous résolu quelque chose avec une telle logique simple et
circulaire ? Non, nous n’avons rien résolu. Et cependant…c’est la solution – une
solution qui fut décrite ainsi par William James : ‘’L’existence sera alors un fait brut
auquel, globalement, l’émotion d’émerveillement ontologique s’attachera
légitimement, mais elle restera éternellement insatisfaite. Alors, le merveilleux ou le
mystérieux sera un attribut essentiel de la nature des choses et son exposition et son
accentuation continueront d’être un ingrédient de l’industrie philosophique de la
race.’’12
C’est-à-dire, pleinement accepter les ramifications ontologiques de cette réalisation
épistémologique – que la vie est une énigme inexprimable, que tout ce que nous
avons appelé connaissance est faux, que tout ce que nous avons pensé être est faux,
que rien n’est ce que nous pensons qu’il est et que toute la vie est remarquablement
invraisemblable – c’est être arrivé à l’état d’interrogation innocente, de ravissement.
‘’Comprendre n’est pas un percement du mystère, mais son acceptation, vivre
béatement avec lui, en lui, par lui et pour lui.’’
Henry Miller13
L’émerveillement, alors, est le moment où les questions sans réponse de l’univers
deviennent non seulement pleinement évidentes, mais galvanisantes ; c’est le point
où l’individu se libère de la possibilité limitatrice que la vie est connaissable et où
l’esprit est libéré des chaînes cognitives qui l’enserrent.
Embrasser le sentiment d’exaspération, d’incompréhension – entrer dans le
sentiment de ravissement qui est l’état le plus pur de l’esprit – c’est ne nous enraciner
nulle part, ne pas trouver de point d’appui et oublier tout ce qu’on nous a jamais dit et
revenir ainsi au sentiment d’émerveillement grisant. Nous devons devenir comme des
11
Ecstasy: The Language of Existence, p.126. Scott Peck déclarait similairement : ‘’La compréhension de la
réalité essentielle n’est jamais quelque chose qu’on accomplit; c’est seulement quelque chose qu’on peut
approcher. Et en fait, plus on s’en approche, plus on réalise qu’on ne comprend pas, plus on se tient dans
l’émerveillement de son mystère.’’ (People of the Lie, p.42). Résumant cette observation, Dante reconnaissait :
‘’Tout ceci est un genre de miracle, neuf, sidérant.’’
12
Will to Believe, p.72
13
La Sagesse du Coeur
9
enfants, comme il a été dit. Et cela signifie regarder sans étiquettes, connaissances ou
attentes et à la place, voir et être neuf à chaque instant, oublier ce que nous pensons
que la vie est et nous permettre de ne pas savoir ce qu’elle est – c’est l’exaltation.
Sam Keen décrit ainsi l’expérience : ‘’L’émerveillement débute par l’élément de
surprise. L’expression ‘’frappé de stupeur’’ suggère que l’émerveillement pénètre
dans la conscience avec une soudaineté dramatique qui produit l’étonnement ou la
surprise…En raison de la soudaineté avec laquelle il apparaît, l’émerveillement nous
réduit momentanément au silence. Nous associons le fait de rester bouche bée,
d’avoir le souffle coupé, la stupéfaction et même la stupeur à l’émerveillement, parce
qu’il nous projette en dehors du monde du sens ordinaire où notre langage est chez
lui. Le langage et les catégories que nous utilisons habituellement pour traiter
l’expérience sont inadaptés à la rencontre et donc nous sommes au départ paralysés
et abasourdis. Nous sommes silencieux face à une dimension nouvelle de sens qui est
en train de nous être révélée.’’14
C’est cette réalisation essentielle – accepter que toute vie est incroyable – qui fera que
Nikos Kazantzakis dans son livre, La Dernière Tentation du Christ, fasse proclamer
dédaigneusement à Jésus, après qu’on lui ait demandé d’accomplir un miracle : ‘’Tout
est miracle…Quels miracles supplémentaires voulez-vous ? Regardez par terre :
même le plus humble brin d’herbe a son ange gardien qui veille et qui l’aide à
grandir. Regardez en l’air : quel miracle que ce ciel constellé d’étoiles ! Et si vous
fermez les yeux…quel miracle, le monde intérieur !’’15
Quel miracle que la vie, effectivement.
‘’Tout est incertain, tout est mystérieux, tout est grisant.’’
Aleister Crowley16
C’est cette vision d’émerveillement – vision qui contemple sans faits, ni mythes, ni
théories, ni mots qui nous immobilisent, et qui décontextualise tout l’événement
d’être – qui nous permet de voir la vie comme magique et neuve, encore et toujours,
de sorte qu’il n’y a pas de fin à la nouveauté et à l’étonnement.17
Osho déclarait : ‘’…l’absurde est le beau et le beau est toujours absurde…Chaque
moment est si précieux et chaque moment apporte de si précieuses récompenses,
profitez-en simplement. Perdez-vous dedans. Enivrez-vous de la vie…’’18
14
Apology for Wonder, p. 28
The Last Temptation of Christ, p.301
16
The Book of Thoth, P.113
17
‘’Comme la vie est étrange ! Ce n’est rien que j’ai jamais pu prendre comme allant de soi - d’être simplement
vivant, avec le monde sous mes yeux et contempler le monde avec ces yeux’’, écrivit Russell Hoban (Pilgermann,
p.69).
18
Ecstasy, p.130
15
10
‘’La plus belle chose qui nous puissions expérimenter, c’est le mystérieux.’’
Albert Einstein
La beauté et le mystère sont vus, quand nous sommes déterminés à contempler le
monde sans la gêne d’aucune chose qu’on nous ait dite ni de quoi que ce soit que nous
croyons savoir, car une fleur n’est-elle pas plus belle sans le mot fleur qui l’inclut ? En
fait, n’est-ce pas notre nature la plus pure de contempler si profondément le cœur des
choses que les mots derrière lesquels nous les cachons s’évaporent de notre esprit et
qu’il ne nous reste rien d’autre que le miracle nu dans tout ce que nous voyons et tout
ce que nous faisons ?
Henry Miller dissertait sur cette doctrine, lorsqu’il écrivait : ‘’La tâche du génie, et
l’homme n’est rien sinon un génie, c’est de garder vivant le miracle, de vivre
toujours dans le miracle, de rendre le miracle toujours plus miraculeux, de ne prêter
serment d’allégeance à rien, mais simplement de vivre miraculeusement, penser
miraculeusement, mourir miraculeusement.’’19
Vivre dans l’instant toujours conscient du mystère de l’existence, du fait que quoi que
soit cette vie, c’est une impondérabilité capitale et que nous sommes nous aussi cette
incroyable profondeur, c’est accepter ce sens du merveilleux comme l’essence même
de notre âme.
‘’Si vous étudiez la vie profondément, sa profondeur vous saisira brusquement de
vertige.’’
Albert Schweitzer
Le ravissement de l’émerveillement est sa propre récompense, sa propre validation,
son propre argument contre tout le reste, car l’authenticité de l’ignorance absolue
nettoie si inimaginablement le monde qu’aucune logique, aucune polémique ni aucun
art ne peuvent plus jamais égaler, réfuter ou concurrencer la réalité d’une telle
occurrence émouvante.
Swami Premgeet a déclaré : ‘’La vie est pleine d’émerveillement. Nous y goûtons
pendant notre enfance, nous le perdons en grandissant et si nous avons de la
chance, nous retrouvons la magie dans ces moments précieux qui font de la vie une
joie. L’écho nous revient dans les yeux de la bien-aimée, dans la naissance de la
lumière matinale ou sous un millier de formes inattendues. Quand il est là, nous
sommes brusquement en présence du miraculeux, nous sommes happés par ce
sentiment élusif de faire partie d’un grand Tout. Ce sont des moments où notre
énergie se dilate pour englober quelque chose au-delà de nous-mêmes.’’20
Similairement, Walt Whitman écrivait poétiquement :
19
20
The Colossus of Marousi, p.88
Osho, Kundalini, introduction
11
‘’Je crois qu’un brin d’herbe n’a rien à envier au ballet des étoiles,
Que la fourmi est tout aussi parfaite,
Comme le minuscule grain de sable et l’œuf du roitelet,
Que la rainette est un chef d’œuvre en soi
Et que le mûrier grimpant ornerait les parloirs du Ciel,
Que la plus fine articulation de mes mains ridiculise n’importe quelle machinerie
Et que la vache qui mâche avec la tête penchée vaut n’importe quelle statue
Et qu’une souris est un miracle pouvant sidérer des millions de mécréants.’’21
Ce dernier passage rappelle la vision enviable d’un enfant ou d’un idiot assis par
terre, l’attention captée par les choses les plus simples, devant lesquelles nous
passons tous les jours, indifférents, parce que notre mental s’est immiscé et qu’il a
ainsi fait du miracle de la vie un événement ordinaire.
Lâcher prise nous ramène à l’infini, parce que la vision émerveillée n’est pas limitée.
Simplement, nous ne devons pas avoir des murs de crainte ou d’interprétation et
nous devons rejeter tous nos soucis inutiles pour pouvoir nous arrêter, respirer,
sourire et nous exalter.
‘’Seul cet émerveillement mystique déconcertant parachève tout.’’
Walt Whitman
Et comment l’exaltation de l’émerveillement ‘’parachève-t-elle tout’’ ? Carl Jung
explique : ‘’Il est important d’avoir un secret, une prémonition des choses inconnues.
Cela remplit la vie de quelque chose d’impersonnel, le numineux. Il manque quelque
chose d’important à l’homme qui n’a jamais expérimenté cela. Il doit sentir qu’il vit
dans un monde qui, sous certains aspects, est mystérieux, qu’il y a des choses qui se
produisent et qui peuvent être expérimentées qui restent inexplicables, que tout ce
qui arrive ne peut pas être anticipé. L’inattendu et l’incroyable appartiennent à ce
monde. C’est seulement alors que la vie est entière. Pour moi, depuis le début, le
monde est infini et insaisissable.’’22
Ceci est le monde dans lequel nous vivons vraiment, pourvu que nous quittions la
terre d’exil – l’exil appelé ‘’savoir’’ – et que nous prenions consciemment résidence
dans la béatitude et le ravissement du Grand Mystère lui-même.
‘’Le sens de l’émerveillement, voilà notre sixième sens. Et c’est le sens religieux
naturel.’’
D.H. Lawrence
Au sujet de ce sens, le Révérend John Claypool prêchait avec enthousiasme :
21
22
Chant de moi-même, Feuilles d’Herbe
Memories, Dreams, Reflections, p. 356
12
‘’…l’extase – l’expérience de ‘’s’élever avec des ailes, comme les aigles.’’ Voilà une
manière totalement authentique d’entrer dans nos vies pour la vie de Dieu et
l’expérience de tels moments d’exubérance, d’abandon et de célébration, a toujours
fait partie de la religion biblique. Il y a un indice depuis le commencement même
que celle-ci fait partie de la nature de Dieu Lui-même. Vous souvenez-vous comment
l’un des récits de la Genèse décrit Dieu comme examinant tout ce qu’Il avait créé et
trouvant cela ‘’très bon’’ ? Il entreprit rapidement de prendre un jour de congé,
simplement pour célébrer l’émerveillement d’ ‘’être’’. C’est l’extase… C’est ainsi que se
perdre dans l’émerveillement, l’admiration et la louange, s’oublier devant le mystère
de Dieu – j’aurais défini cela comme l’accomplissement spirituel le plus élevé.’’23
La manière dont l’émerveillement et le mystère ont été les pierres angulaires de
nombreuses voies spirituelles et profanes différentes sera exposée au fur et à mesure
que nous avancerons dans les prochains chapitres. Néanmoins, la chose importante,
ce n’est pas d’avoir des notions sur le ravissement, mais de faire l’expérience du
ravissement lui-même.
Ainsi, le très singulier, iconoclaste et obscur texte bouddhiste tibétain ‘’kun byed
rgyal po’i mdo’’ (The Sovereign All-Creating Mind, The Motherly Buddha) déclare :
‘’Il est digne de se réjouir de la manière dont apparaissent les êtres sensibles, quant
à leur forme, leur apparence et leur couleur…On s’en réjouit par une méthode de
non pensée totale…{Alors}, tout ce qui vient à l’existence est Mon étonnement…Cette
joie miraculeuse et merveilleuse repose comme le ciel inactif…Si tu ne perçois pas
‘’Cela’’ comme différent de l’ignorance, instantanément, Cela se projette de luimême…Je te le dis, n’essaye pas d’intellectualiser ceci ! Je recommande que toi, ô
grand bodhisattva, tu enseignes aux suites innombrables de la même manière que je
t’ai enseigné.’’24
Descendons maintenant dans les labyrinthes oubliés de nos sois infinis où à chaque
tournant, si nous sommes suffisamment ouverts, honnêtes et innocents, nous
découvrirons plus de mystère, de folie, de miracle et de magie. Les limitations
proviennent de l’esprit. L’incompréhension est notre liberté. Allons-y.
‘’Nous voulons vous donner de vastes et étranges domaines où le mystère en fleurs
s’offre à qui veut le cueillir’’ nous dit Guillaume Apollinaire.
23
The Light Within You, p. 135, 214. Similairement, Joseph Campbell déclare : ‘’…c’est précisément ce qu’il a
toujours semblé à ceux pour qui l’émerveillement – et non le salut – est la religion.’’ (Oriental Mythology, p.
36). Et le chanteur converti, Van Morrison semble être parvenu à la même réalisation, quand il chante : ‘’Je suis
une âme émerveillée…Je suis une âme émerveillée…Je suis une âme émerveillée…’’
24
p.112, 64, 76
13
CHAPITRE 2 : LE MYTHE DU SAVOIR
‘’Vous m’implorez de me rapprocher du cœur de notre sujet. Quel est notre sujet,
sinon l’effet douloureux du savoir ?’’
Henry Miller1
‘’Il y avait eu un effacement de son savoir antérieur et pour ce qui est des mots, il ne
les connaissait que comme une personne qui avait souffert à cause d’eux autrefois –
comme s’il avait été guéri.’’
Clarice Lispector2
L’histoire n’est rien d’autre qu’une procession de faux Absolus, une série de temples
érigés sur des prétextes, une dégradation de l’esprit devant l’Invraisemblable.’’
E.M. Cioran3
‘’…voir…avec des yeux qui se sont baignés dans la vacuité, qui n’ont pas été blessés
par le savoir − voir alors est une expérience extraordinaire.’’
Jiddu Krishnamurti4
Nous avons vu la lumière ; à présent, il est temps pour nous de traverser les ténèbres.
Voyons exactement pour quelle raison, pour la majorité d’entre nous, la vie ressemble
moins au miracle vivant qu’elle est et plus à un assemblage troublant d’expériences
inharmonieuses.
Ce qui se passe, c’est que, bien que la vie commence pour la majorité des enfants
comme une entrée déconcertante dans un monde magique, mythique et incroyable, la
grosse majorité d’entre nous se voit éjectée des merveilles de l’enfance sans même
jamais savoir ce qui s’est passé ; nous somme ‘’éduqués’’ et piégés mentalement de
bonne heure, nous sommes pris dans des vies préfabriquées, stupidement
prédéterminées et nous ne nous éveillons plus jamais au miracle de nos propres
existences et de cette création mystérieuse. En lieu et place, nous passons nos
journées confinés dans des actes futiles qui ne réussissent qu’à nous aliéner
davantage. Nous nous perdons dans un labyrinthe de faits, d’idées, d’opinions
préconçues et de ‘’vérités’ sociétales et ainsi, nous oublions le fait que la vie n’est pas
un simple événement aisément contenu dans les compartiments que requiert le
mental pour fonctionner dans le cadre des conditions imaginées à l’avance par
l’humanité ; nous oublions le miracle, le mystère et la déconcertante invraisemblance
de tout et de chaque chose, y compris de nous-mêmes. Et c’est une grande tragédie.
1
Hamlet
The Apple in the Dark, p.109
3
A Short History of Decay, p.3
4
Se Libérer du Connu
2
14
‘’Coco Lapin est malin’’, fit Winnie, pensif.
‘’Oui’’, dit Porcinet, ‘Coco Lapin est malin.’’
‘’C’est un cerveau.’’
‘’Oui’’, dit Porcinet, ‘’Coco Lapin, c’est un cerveau.’’…
‘’Je suppose’’, dit Winnie, ‘’que c’est la raison pour laquelle il ne comprend jamais
rien.’
Winnie l’Ourson5
Il y a beaucoup de mensonges qui se dissimulent à nous sous le couvert de
déclarations, d’hypothèses et d’apparences, mais réellement, ils sont tous le produit
du premier mensonge − le Mensonge, le Gros Mensonge − et ce mensonge…c’est que
nous comprenons.
L’endoctrinement dans le dogme de la fausse certitude débute à la naissance,
s’accélère de façon exponentielle pendant l’incarcération généralisée appelée école,
puis est fertilisé et entretenu par chaque institution que nous rencontrons au cours de
nos vies, de l’église aux médias, aux firmes et à la famille. L’esprit innocent est
rarement cultivé.
Cette corruption cognitive est pratiquée involontairement par presque toutes les
sociétés du monde : depuis nos plus jeunes années, nous sommes enfermés dans des
moules mentaux, gavés d’une montagne d’informations inutiles et puis punis si nous
ne pouvons pas régurgiter les ‘’vérités’’ telles qu’on nous les a dites.
Fondamentalement, la plupart d’entre nous ont subi un lavage de cerveau pendant
l’apprentissage.
‘’Les hommes naissent ignorants, pas stupides ; ils sont rendus stupides par
l’éducation.’’
Bertrand Russell
J. Krishnamurti déclara : ‘’En vivant dans une société aussi corrompue et stupide que
la nôtre…l’éducation compétitrice que nous recevons…pervertit, déforme et ternit
nos jours.’’6
C'est-à-dire que nous sommes considérablement aveuglés par l’apprentissage
institutionnalisé, parce qu’on nous gave jusqu’à plus soif d’un banquet indigeste de
termes, de faits et de théorèmes irréels ou inutiles.
Voici une salve sarcastique d’E.M. Cioran à l’encontre d’un tel apprentissage inutile :
‘’Comment imaginer la vie d’autrui, alors que la nôtre semble à peine concevable ?
Nous rencontrons quelqu’un, nous le voyons plongé dans un monde impénétrable et
injustifiable, dans une masse de désirs et de convictions superposée à la réalité,
5
6
Winnie l’Ourson d’A.A. Milne
Freedom from the Known, p. 41
15
comme une structure morbide. S’étant fabriqué un système d’erreurs, il souffre pour
des raisons dont la nullité alarme l’esprit et s’abandonne à des valeurs dont
l’absurdité saute aux yeux. Que sont ses entreprises, sinon des bagatelles et la
symétrie fiévreuse de ses inquiétudes est-elle mieux construite qu’une architecture
de fadaises ?’’7
C’est-à-dire, en apprenant faussement, nous inventons de faux problèmes et nous
cherchons de fausses solutions ; ensuite, nous vivons faussement et nous enseignons
le faux. C’est un cercle vicieux qui est sans fin.
‘’A partir du jour où nous sommes allés à l’école, nous n’avons rien appris ; au
contraire, on nous a rendus obtus, on nous a embrouillés dans un brouillard de mots
et d’abstractions.’’
Henry Miller8
Bien au fait de ceci, Grace Llewellyn − dans son petit livre tragiquement méconnu,
The Teenager Liberation Handbook, qui est conçu pour aider les jeunes à échapper à
leurs bourreaux pédants − cite un étudiant de huitième année qui dit : ‘’L’élève de
deuxième année moyen est légèrement plus intelligent que l’élève de troisième année
moyen, parce qu’il a une année d’école en moins.’’9
C’est une déclaration absurde et pourtant, elle n’est absurde que pour une société
absurde qui défend sa fausse réalité par la méthode tactique d’enseigner ses illusions
à chaque nouvelle génération, perpétuant ainsi l’ossification mentale.10
En effet, comme il est réellement barbare que durant les années essentielles de
curiosité et d’émerveillement – quand il serait beaucoup plus sain pour nos corps et
pour nos âmes d’être à l’extérieur avec le vent et avec les arbres à chanter, à danser et
à jouer – on nous parque plutôt stupidement dans des réserves où l’on nous injecte
en continu l’amère médecine de réalités douteuses.
‘’En ce qui concerne les concepts, ce sont tous des mensonges.’’
Swamiji Shyam11
Nous voyons maintenant que beaucoup d’individus différents sont arrivés à la
réalisation inconfortable que ce que nous appelons le savoir n’est pas du tout le savoir
7
A Short History of Decay, p.18
Tropic of Capricorn, p.129
9
The Teenage Liberation Handbook, p.28
10
C’est en effet le cas, comme Sigmund Freud le notait avec pessimisme : ‘’Quel contraste affligeant il y a entre
l’intelligence vive de l’enfant et la faible mentalité de l’adulte moyen.’’ Et Christopher Hyatt admettait :
‘’J’avais l’impression de devenir plus stupide au fur et à mesure que je prenais de l’âge. Ceci, je devais le
découvrir plus tard, était le résultat de l’éducation supérieure.’’ (Rebels and Devils, p.20)
11
Conférences, 2000
8
16
et que ce que nous avons pensé être la vérité n’est pas du tout vrai et que ce que l’on
nous a dit être une connaissance utile n’était rien de plus que des ‘’fadaises’’.
Le toujours récalcitrant Thomas Carlyle eut des paroles encore moins élogieuses pour
ses mentors ; dans son style rhétorique agressif, il déclara : ‘’Mes professeurs étaient
des pédants rigides dépourvus de la connaissance de la nature de l’homme ou des
enfants et de quoi que ce soit à part leurs lexiques et leurs livres de compte
trimestriels. Ils nous enfoncèrent dans la tête d’innombrables vocables morts et ils
appelèrent cela nourrir la croissance de l’esprit. Comment un grammairien sans
âme et mécanique, le genre que l’on fabriquera de toutes pièces en bois et en cuir à
Nuremberg dans un siècle à venir, peut-il bien nourrir la croissance de quoi que ce
soit, qui plus est de l’esprit qui croît, non pas comme un légume…mais comme une
âme, par contact mystérieux avec l’Esprit ? Un homme (vrai) s’intéresse beaucoup
au sentiment d’émerveillement ; il insiste sur la nécessité et sur la haute valeur de
l’émerveillement universel qu’il considère comme la seule tentation raisonnable
pour l’habitant d’une planète aussi singulière que la nôtre. L’émerveillement…c’est la
base de l’adoration ; le règne de l’émerveillement est éternel, indestructible en
l’homme… {Et} la science qui doit détruire l’émerveillement et à la place lui
substituer mesures et numération trouve {en nous} peu de faveur…Par-dessus tout,
cette classe d’ergoteurs, de railleurs aigres et d’ennemis jurés de l’émerveillement
qui, de nos jours, patrouillent en si grand nombre comme des agents de police
nocturnes autour de l’Institut de la Science des mécaniciens et qui caquettent comme
ces oies de l’antique Rome et leur oisons autour de leur Capitole à la moindre alerte
sinon aucune et qui, comme des sceptiques éclairés sortent en société paisible en
plein jour avec crécelle et lanterne en insistant pour vous guider et vous protéger,
bien que le soleil brille…Toute cette classe est indiciblement pénible…{Car}l’ homme
ne sachant pas s’émerveiller, ne s’’émerveillant pas normalement… n’est qu’une
paire de lunettes derrière laquelle il n’y a point d’Œil.’’12
Disons le franchement (si ce n’est pas encore suffisant), le savoir, c’est de
l’escroquerie. Nos professeurs ne pouvaient que fabriquer des excuses pour ne pas
comprendre quelque chose et ces excuses étaient ce qu’ils appellent le ‘’savoir’’.
Ensuite, depuis cette première énorme erreur est apparu le dogme d’apprendre leurs
‘’vérités’’, ce qui prolongea la chaîne irrévocable de l’endoctrinement si
pernicieusement administré sous les fausses auspices d’ ‘’apprendre’’. Mais un tel
12
Sartor Resartus, p. 80,50. Carlyle lança alors ses foudres sur une de ces personnes qu’il vient juste de décrire
dans la dernière phrase en l’admonestant : ‘’Tu n’auras aucun mystère ni mysticisme, tu arpenteras le monde à
la lumière de ce que tu appelles la vérité ou même éclairé par la lanterne de ce que j’appelle une logique de
procureur et tu ‘’expliqueras’’ tout, ‘’justifieras’’ tout ou tu ne croiras rien ? Non, tu tenteras de rire, {mais}
celui qui reconnaît le domaine insondable, omniprésent du Mystère qui est partout sous nos pieds et à portée de
mains, pour qui l’univers est un oracle et un temple ainsi qu’une cuisine et une étable, sera un mystique délirant
à qui, avec une charité dédaigneuse, tu tendras ostensiblement ta lanterne et tu hurleras, comme si on te
blessait, quand il lui jettera un coup de pied…Retire-toi en privé avec tes ricanements stupides ou mieux même,
renonces-y et pleure, non pas que le règne de l’émerveillement soit terminé, mais parce que tu n’as été jusqu’ici
qu’un dilettante et un pédant aveugle.’’(p.52) Comme Carlyle, le bohémien rebelle Jack Kerouac soutient dans
sa prose poétique vitupérante : ‘’…les établissements d’enseignement supérieur ne sont que des écoles de
toilettage pour la classe moyenne sans identité…tandis que {d’autres}… s’en vont rôder dans la nature sauvage
pour y entendre la voix qui pleure, pour y trouver l’extase des étoiles et le secret obscur et mystérieux de
l’origine de la civilisation anonyme, désenchantée et nauséeuse.’’ Dharma Bums, p. 35.
17
apprentissage est une entrave à la liberté de l’âme, une cage construite autour d’un
jeune oisillon.13
‘’…vos idées sont fausses, car toutes les idées sont fausses.’’
Sri Nisargadatta Maharaj14
Il est maintenant évident que continuer d’avancer tant bien que mal dans la même
direction infantile que nos professeurs, nos gouvernants et nos ancêtres, c’est
continuer de se cogner la tête contre les mêmes murs et ne pas avoir encore appris la
seule chose que toutes nos études ont rendu évidente − …que le savoir est vain.
La fausse éducation est ce qui réduit le mystère et produit des faits. La véritable
éducation est ce qui dilate le mystère et génère l’émerveillement. Mais la triste réalité
actuelle, c’est que l’éducation génère rarement l’émerveillement et qu’elle produit
surtout l’inertie, la confusion, la stagnation et la futilité.15
Notre destin est d’avoir hérité du mensonge que nos ancêtres n’ont pas eu la lucidité
de voir ou assez de force pour s’en libérer. Nous devons maintenant simplement avoir
la force et l’honnêteté de voir ‘’ce qui est’’, tel quel, sans le rajout de mots,
d’étiquettes, de jugements ou de théories. Nous ne devons plus chercher
d’explications à l’inexplicable, car ‘’expliquer’’, c’est trouver des justifications au
mystère.16
Pour nous désengourdir de notre ‘’éducation’’ passée, tout ce que nous avons à faire,
c’est nous éveiller du mensonge de ‘’comprendre’’ et laisser la vie retourner de son
propre accord, comme elle a naturellement coutume de le faire, à sa stature
imprévisible, grandiose et merveilleuse.17
13
Le kun byed rgyal po’i mdo déclare : ‘’Oh, les êtres sensibles …ont une intelligence grossière. A cause de leur
nature qui attire leurs sens vers les objets, ces êtres ignorants se contentent de tout ce qu’on leur enseigne.’’
(p.176). Et Ramtha corrobore cette position en affirmant : ‘’...on ne nous a appris que ce que nous ne sommes
pas, pas ce que nous sommes…Car l’homme, le chercheur de vérité timide désirant si désespérément être
accepté, écoutera n’importe quelle folie…L’atrocité d’avoir l’esprit ainsi fermé, c’est que cela vous empêche de
connaître la joie. Cela vous empêche de connaître la gloire de vous-même et de Dieu. Tant que vous avez un
esprit cloîtré et que vous vivez et que vous pensez conformément à la conscience sociale, vous ne vous
aventurerez jamais dans l’inconnu et vous ne contemplerez jamais la possibilité de réalités plus grandes.’’
(Destination Freedom, p.146, 180)
14
I AM THAT, p.105
15
David Icke déclare : ‘’L’éducation semble être une chose merveilleuse, je suis d’accord, aussi il est temps d’en
avoir une. Nous n’avons pas d’éducation aujourd’hui, nous avons de l’endoctrinement. Les enseignants sont
devenus des enseignants en répétant au système ce qu’il veut entendre, parce que c’est la seule façon de passer
leurs examens. Si on n’avale pas la version de la vie du système, on ne devient pas professeur ni enseignant.
Ensuite, ils doivent répéter la même histoire aux étudiants de la génération suivante. Sinon, ils ne resteront pas
professeurs ni enseignants. Leurs étudiants notent tout cela et s’ils ne remplissent pas leurs feuilles d’examen
avec ce que le système exige, ils ne réussissent pas leurs examens. C’est un cycle qui s’autoperpétue…Une fois
que vous avez conditionné une génération avec une version étroite de la réalité, en tant que parents et
enseignants, ils endoctrineront la génération suivante à croire la même chose. Cela se transmet de génération en
génération.’’ (Lifting the Veil, p.130)
16
Comme un maître dzogchen parcimonieux le déclare : ‘’Il n’y a pas de concept qui puisse définir la condition
de ‘’ce qui est’’.’’
17
Swamiji Shyam affirme : ‘’Vous devez être libres de tous vos concepts. Là où on ne peut pas produire de
concepts, c’est la liberté. (Conférences, mars 1999)
18
E.M. Cioran note : ‘’…tous les maux de la vie proviennent d’une ‘’conception de la
vie’’, {car} sous chaque formule se cache un cadavre…’’18
Toute restriction, toute limitation, règle ou ordre posé sur la vie et l’émerveillement
s’en va.
La vie avec la beauté de son mystère requiert alors le courage de ne pas croire, la force
de ne pas comprendre, la détermination de renoncer à tout ce que le monde croit être
vrai et ainsi de se tenir nu et seul sans aucune pensée à laquelle s’accrocher.
‘’Si l’homme doit survivre, il ne doit jamais cesser de s’émerveiller.’’
Sam Keen19
L’un des obstacles à l’émerveillement absolu, c’est la vanité du mental qui croit qu’il
peut comprendre ce qui dépasse de loin sa capacité.20 Et donc, le monde du ‘’savoir’’
est dangereux, car à partir de celui-ci, nous apprenons en grande partie à connaître la
vie inadéquatement et le mental préférerait connaître inadéquatement que pas du
tout.
La faute n’en revient pas qu’aux universités, mais à toute l’infrastructure de
particularisation et de mentalisation. Heureusement toutefois, bien que le savoir
puisse nous aveugler, il ne peut pas détruire le mystère de l’être. Comme H.L.
Mencken l’a signalé avec optimisme : ‘’Ayant pénétré tant de secrets, nous cessons de
croire en l’inconnaissable. Mais il est pourtant tapi là et il se délecte calmement.’’
Nous devons seulement rouvrir les yeux, sans aucune lentille entre la vie et nousmêmes.
Nous devons renoncer à l’érudition en tant que telle pour précisément la raison pour
laquelle on la justifie : c’est-à-dire que nous devons y renoncer parce que, via
l’université et les connaissances livresques, on enseigne aux gens à croire qu’ils
‘’comprennent’’ les choses. Et cependant, tout ce que cette ‘’compréhension’’ fait, c’est
nous permettre de mal comprendre et de mal utiliser nos êtres merveilleux en nous
refusant ainsi notre place légitime dans le monde de l’émerveillement.
Byron se lamentait :
‘’La douleur, c’est de savoir :
Ceux qui savent le plus doivent pleurer le plus cette vérité fatale :
L’Arbre de la Connaissance n’est pas l’Arbre de Vie.’’21
18
A Short History of Decay, p.57
Apology for Wonder, p.17
20
Stepan Stulginsky déclarait : ‘’Nous sommes devenus très orgueilleux et nous avons oublié quasiment tout ce
qui nous est inconnu (Cosmic Legends of the East, p.129)
21
Manfred, vers 10-12, acte 1, scène 1. L’Arbre de la Connaissance et la souffrance concomitante de manger son
fruit seront développés dans le chapitre sur ‘’La Chute’’. Pour l’heure, il est peut-être suffisant de dire que
l’aspect cognitif de la ‘’Chute’’ dont on parle dans l’Ancien Testament devrait être évident pour le lecteur
19
19
Aucun d’entre nous n’est immunisé contre la douleur et aucun d’entre nous n’est
innocent, puisque que nous avons tous ‘’couché avec le diable’’, pour ainsi dire.
L’équation est simple : la ‘’connaissance’’ est synonyme de douleur. Et pourquoi estce ainsi ? C’est assez simple : parce que l’existence est inconnaissable et par
conséquent, la ‘’connaître’’ n’est pas la connaître ; c’est-à-dire que croire que nous
comprenons ce qui ne peut être compris, c’est le défigurer et par conséquent, exister
sur un mode irréel qui équivaut à la douleur. ‘’L’inconnaissance’’ est l’essence, la
réalité inhérente sous-jacente de chaque chose. Et donc, plus nous nous séparons de
ce que nous sommes par nature – le mystère - plus nous chutons loin de notre
potentiel le plus élevé.
‘’Quelle manie déplorable, quand quelque chose arrive, de chercher quoi. Se peut-il
que je sois la proie d’une préoccupation authentique, du besoin de savoir, si l’on peut
dire ?’’
Samuel Beckett22
Je ne suggère pas ici d’en revenir à une communauté mondiale de vains idiots ; ce
n’est pas que nous devons abandonner l’esprit, en tant que tel, mais seulement l’idée
de ‘’comprendre’’ ce que nous sommes, ce qu’est la vie et par conséquent, comment
nous devons la vivre. Car la vie authentique ne nous demande qu’une seule chose –
de vivre. Et nous ne pouvons pas le faire dans les compartiments du mental ; ni dans
le monde physique, ni dans le monde métaphysique.
‘’Etre rempli de savoir engendre une misère infinie’’, admettait J. Krishnamurti.23
Les faits, les mots, les vérités et les propositions : ceux-ci sont des interruptions de la
joie de l’âme face à son propre miracle, parce qu’une explication de cet événement, de
‘’ce qui est’’, quelle que soit sa profondeur ou sa valeur, ne peut jamais rendre justice
à l’éblouissement de l’occurrence de la vie.
‘’L’idée’’ est une négligence. La compréhension est une mise au tombeau, un sépulcre
de certitude. ‘’Le savoir’’ ensevelit le savant qui finit, non pas rempli de l’Esprit
vivant, mais plutôt embaumé de compréhensions mortes. Et ce sont ces petites
compréhensions que nous accumulons qui nous empêchent simplement d’atteindre
la Grande Incompréhension. ‘’La connaissance’’ est un collier étrangleur que l’on
nous apprend à mettre autour de notre cou : en tentant de connaître l’inconnaissable,
nous asphyxions simplement le mystère de la vie !
‘’Les fantômes gémirent la nuit, lorsque les anciens inventèrent le mot’’, décria le
poète chinois Kong Tseu-chen, ‘’mille angoisses assaillirent les hommes des temps
ultérieurs qui savent lire.’’24
sensible, simplement en reconnaissant l’affirmation de ce verset hardi de l’Ecclésiaste : ‘’Car en beaucoup de
sagesse, il y a beaucoup d’affliction et qui augmente le savoir augmente la douleur.’’ (1.18)
22
The Unnameable, p.294
23
Journal, sept. 1973
24
Extrait de Sunflower Splendor
20
Le savoir se fixe pesamment sur nous comme une chape oppressive de choses et de
sens : nous disons ‘’je comprends’’ et nous mourons ignorants à l’intérieur de ce
savoir. Et la raison en est que ce n’est pas réellement ‘’savoir’’.
‘’Le savoir conventionnel’’, déclara Rumi, ‘’est une mort pour nos âmes et il ne nous
appartient pas réellement.’’ Et son frère spirituel, Kabîr, qui n’a jamais accordé de
valeur à la lecture, à l’écriture, aux mots ou à l’érudition affirmait : ‘’Avec le mot
‘’raison’’, vous êtes déjà à des kilomètres.’’
Effectivement, et pas seulement le mot ‘’raison’’, mais aussi logique, vérité,
correction, compréhension – tous ces termes peuvent être écartés comme des échecs.
‘’…la vie n’est tolérable que par le degré de mystère dont nous la dotons.’’
E.M. Cioran25
Ce qui revient à dire que le savoir est étranger à nos êtres incompréhensibles et donc,
en nous voyant par les petites lentilles de la pensée, nous devenons étrangers à nousmêmes.
‘’ {Le savoir}…est une fuite du courage d’être ; il empêche d’intégrer en soi un
maximum d’absence de compréhension’’, affirma Ernest Becker dans son livre qui
remporta le Prix Pulitzer, The Denial of Death.26 La thèse de Becker, c’est que la plus
grande partie du malheur et de la douleur de l’humanité provient de son incapacité à
accepter la mortalité et ainsi, dit-il, par diverses fuites et répressions, nous finissons
par vivre des vies de fantasmes, de refus et d’absurdité complète. J’affirmerais,
toutefois, que nos maux ne proviennent pas d’une négation de la mort, mais…d’une
négation de la vie ! Car qu’est-ce que la vie sinon le mystère ? Ainsi, nier le mystère,
c’est nier la vie.
Cependant, nous sommes si sauvagement pervertis par un assaut incessant
d’absurdités non contestées, médiocres et organisées de façon retorse qu’il est
presque impossible de nous purger de la pourriture épaisse qui nous attache. ‘’La
vérité’’ comme nous l’apprenons est un suicide épistémologique.
‘’Transformer cette magnificence-là en quelque chose de raisonnable n’accomplit
rien. Ici, autour de nous, il y a l’éternité même. Entreprendre de la réduire à une
absurdité gérable est mesquin et totalement désastreux.’’
Don Juan27
25
A Short Story of Decay, p.105
The Denial of Death, p.280
27
Tales of Power, de Carlos Castaneda, p.31. Sam Keen observa similairement : ‘’En comprenant le rapport
positif entre le mystère et les connaissances, nous voyons la fausseté de l’idée romantique qu’un accroissement
du savoir conduit à une éclipse de l’émerveillement. Le savoir détruit le mystère et l’émerveillement…quand il
est utilisé comme un ennemi pour réduire les dimensions de la signification d’un objet à ce qui peut être
manipulé et contrôlé.’’ (Apology for Wonder, p.26)
26
21
Nous ne sommes pas destinés à choir dans l’inertie quelconque de notre société
désenchantée et à vivre toutes nos vies du seul point de vue limité fourni par le
monde des mots. Nous ne sommes pas destinés à vivre piégés par des interprétations
erronées fragiles – à nous accrocher au vernis du ‘’sens’’ ; nous sommes destinés à
nous libérer de cela et à appréhender ce qui n’a pas de sens. Nous sommes destinés à
être le témoin de l’illimité en nous-mêmes, en nos semblables et en tout ce que nous
rencontrons.
Cioran observa : ‘’Dans le cimetière de l’esprit gisent les principes et les formules : le
Beau y est défini et enseveli. Et comme lui, le Vrai, le Bon, la connaissance et les
dieux – tous ceux-ci y pourrissent…Considérez l’accent avec lequel un homme
prononce le mot ‘’vérité’’, l’inflexion d’assurance ou de réserve qu’il emploie, l’air d’y
croire ou d’en douter et vous serez édifié quant à la nature de ses opinions et de la
qualité de son esprit. Aucun mot n’est plus vide…’’28
‘’Ce qui tue la vie, c’est l’absence de mystère.’’
Anaïs Nin29
Le libertaire et ami d’Anaïs Nin, Henry Miller, était également écœuré par le
processus conventionnel de la pensée. Il déclara : ‘’C’est une manie d’expliquer les
choses qui va toujours avec un certain type d’esprit que j’abhorre et qui me laisse
toujours le sentiment que rien n’est expliqué, que nous faisons une simple
brèche…Les bons penseurs sont une race à part et ils laissent une odeur fétide
derrière eux. Vous imaginez peut-être qu’ils ont pénétré un peu plus loin dans
l’inconnu que l’homme ordinaire ? C’est une grosse erreur. L’inconnu est une
constante et les avancées que nous y faisons sont illusoires. J’aime l’inconnu
précisément parce que c’est un ‘’au-delà’’, parce qu’il est impénétrable.’’30
C’est-à-dire que l’esprit ne peut pas élucider le mystère de l’univers pour nous, il peut
seulement faussement nous convaincre ; il nous convainc que nous comprenons
l’incompréhensible. Et cette fausse certitude que nous véhiculons ensuite pendant
toute la vie comme guide est fort éloignée de l’acceptation ouverte de l’ignorance
honnête qui nous apporterait la réalité de notre merveilleuse existence.
La vie nous dépasse tellement que dire ‘’je comprends’’ est le premier mensonge
qu’une personne se dit. La certitude est comme une condition psychopathologique ;
la certitude des faits et des théorèmes est une lobotomie mutilante. Par
l’ ‘’explication’’, nous nous condamnons nous-mêmes à l’explicable. Le moindre des
concepts mutile l’esprit innocent.
Nous ferions mieux de nous glisser à nouveau dans la douce splendeur du mystère et
de regarder le monde avec une humble admiration plutôt que d’inventer des
compréhensions et ensuite nous convaincre d’un air gêné que celles-ci sont ‘’justes’’.
28
A Short History of Decay, p.119, 167
Journal d’Anaïs Nin
30
The Hamlet Letters, p.114, 101
29
22
‘’Les scientifiques sont des bouffons’’, clame Alan Lightman, ‘’pas parce qu’ils sont
rationnels, mais parce que le cosmos est irrationnel.’’31
‘’Il y a plus de choses au ciel et sur terre, Horatio, qu’on n’en rêve dans ta
philosophie.’’
William Shakespeare32
Effectivement, il y a plus de choses incroyables que ne peut conclure l’esprit.
Une fois que la certitude existe – une fois qu’un individu croit, soit qu’il comprend
correctement, soit qu’une compréhension correcte est à tout le moins possible –
l’ ‘’interprétation’’ devient alors le terrain commun tragique entre le sacré et le
profane, entre le mesquin et le miracle, entre l’inconnu…et la présomption de savoir.
Ce qui revient à dire que l’ ‘’interprétation’’ ou la ‘’théorie’’ souille pour ainsi dire
l’ampleur du mystère en nous faisant croire qu’il est ‘’connaissable’’…Par conséquent,
accorder à cette vie incroyable son véritable caractère miraculeux, c’est simplement
une question d’admettre modestement que nous sommes incapables de savoir ce
qu’est la vie − qu’elle nous dépasse…totalement.
Le savoir ne nous éloigne pas seulement de l’émerveillement, mais il nous conduit
aussi au souci ; par la fausse particularisation de la vie, il y a soudain une fausse
gangue imposée au jeu singulier et insouciant de l’être et nous nous retrouvons en
train de nous noyer dans les limites d’une banalité pesante. La vie elle-même n’est
pas le problème ; la vie n’impose pas de soucis à l’esprit, c’est l’esprit qui impose ses
soucis à la vie.
Comme tel, notre ‘’savoir’’ tombe généralement dans l’une de ces deux catégories :
inutile ou nuisible ; soit nous n’en avons pas besoin, soit nous sommes beaucoup
mieux sans lui.
Un non-conformiste qui voyait clairement la tragédie du faux savoir, c’était Bob
Marley, légendaire pour ses paroles de chanson, son sens de la fête et sa passion pour
la vie… pour la vie elle-même. Dans ses paroles, nous trouvons son amour et dans son
amour, nous trouvons de la colère :
‘’Ne les laisse pas te duper ni même tenter de t’enseigner.
Nous avons un esprit à nous !
Ne les laisse pas te changer ou même te réarranger,
Oh non !’’
Et :
‘’Emancipe-toi de l’esclavage mental,
Nul autre que nous ne peut libérer nos esprits.’’33
31
Einstein’s Dreams, p.41
Hamlet. ‘’Pour eux {les hommes du monde}’’, conclut Aleister Crowley, ‘’le savoir sera tout et qu’est-ce que
le savoir sinon l’âme même de l’illusion ?’’ (Collected Works, Vol. 1, p.111)
32
23
Les enseignements qui nous ont été ‘’donnés’’ (ou, plus précisément, qu’on nous a
imposés) ont transformé le magnifique Jardin en un labyrinthe de perdition affreux.
Les adultes falsifient le don joyeux de la vie pour en faire un joug encombrant et
pesant – un joug dont nous devons nous débarrasser, si nous voulons jamais
atteindre des pâturages plus verts.’’34
‘’Eliminez le savoir et il n’y aura plus de soucis.’’
Lao Tseu
La recherche de faits est une façon purement timorée de vivre sur cette terre ; la
‘’pensée’’ est une forme de tremblement immature et le ‘’savoir’’ n’est que notre
catharsis actuelle pour ne pas être capable de comprendre ce qui n’est pas
compréhensible.
‘’La vérité’’, demanda Henri Barbusse, ‘’que veulent-ils dirent par là ?’’35
Ah oui, que veulent-ils dire (mean) ? Qu’est-ce que le ‘’sens’’ (meaning) veut
réellement dire ? Si nous examinons sérieusement ce mot, nous trouvons que la
racine de ‘’meaning’’ est ‘’mean’’ (ceci est un point d’une importance cruciale pour
reconnaître un auto-aveuglement des plus trompeurs de notre culture) ; le mot ‘’sens’’
(‘’meaning’’) que nous avons adopté comme synonyme de ‘’but’’ ou de ‘’définition’’ et
que nous avons utilisé comme un nom (dans par exemple ‘’avoir du sens’’ (‘’to have
meaning’’) ou ‘’trouver son sens’’ (‘’to find meaning’’) est en fait réellement un verbe
qui ‘’signifie’’ (si je puis maintenant utiliser cette appellation impropre) : ‘’rendre
mesquin’’. C’est rendre quelque chose vulgaire, prosaïque ou médiocre – c’est ce que
nous avons réellement dans ‘’meaning’’. Le sens (meaning), c’est la pauvreté
(meanness).36
33
Dans les paroles de Pink Floyd, un avertissement similaire résonne, quand ils chantent : ‘’Nous n’avons pas
besoin d’éducation, nous n’avons pas besoin de contrôle de la pensée… Tous comptes faits, tu n’es qu’une
brique de plus dans le mur.’’ Et les paroles du groupe rock Rush disent : ‘’Laissons de côté l’éducation et
prolongeons la fascination.’’
34
Sam Keen suggère : ‘’A l’inverse de certaines variétés d’abeilles qui arrivent dans ce monde pour découvrir
que la génération précédente a disparu et ne leur a laissé qu’un stock de nourriture, les enfants humains sont
élevés par leurs parents. Et les parents ont très souvent cessé de s’émerveiller. Les parents que la nouveauté
angoisse communiquent cette attitude à leurs enfants : le monde est suspecté d’être hostile et coupable jusqu’à
ce qu’il soit prouvé autrement. Il n’est pas nécessaire de dire que lorsqu’un enfant adopte cette attitude, le
monde a rarement la chance de prouver son innocence…La raison sous-jacente à l’éclipse de l’émerveillement
doit être recherchée dans les attitudes de base envers la vie et les modèles fondamentaux de l’homme adoptés
par ceux qui désapprennent l’émerveillement aux enfants. L’explication de la perte ne réside pas dans une
approche génétique de l’expérience des enfants, mais se trouve dans l’étude de la pathologie de l’expérience
adulte.’’ (Apology for Wonder, p.58-59)
35
The Inferno, p.9
36
A l’appui de ceci, voici une diatribe incisive du toujours truculent U.G. Krishnamurti, un homonyme de Jiddu
Krishnamurti, à ne pas confondre avec celui-ci : ‘’Ne cherchez pas de sens à la vie : il se pourrait qu’il n’y ait
pas de sens du tout. Il se pourrait qu’elle ait son propre sens sans que vous ne puissiez jamais le
connaître…C’est tout. Vous n’avez pas besoin de lui imposer un sens…Vous devez reconnaître le fait que vous
ne connaissez rien à la vie ou à la manière de la vivre…Tout ce que j’essaye de vous signaler, c’est que tout ce
savoir que vous êtes si fier d’exhiber ne vaut pas un clou.’’ (Mind is a Myth, p.120, 121)
24
‘’Chercher un sens, c’est crever un ballon en quête de son rebond.’’
Roger Lancelyn Green37
Le savoir est une pauvre consolation, un échec vénéré, car il n’a pas réussi à nous
affranchir.
Expliquer un phénomène, c’est le dénaturer. Le savoir est une catastrophe
épistémologique, car lorsque nous investissons du sens dans quelque chose qui n’en
possède pas naturellement, nous le corrompons pour nos propres objectifs. C’est-àdire que nous le ‘’connaissons’’ de manière impropre, plutôt que ne pas le connaître,
comme il sied. Mais lorsque nous arrivons finalement à l’acceptation nécessaire que
nous ne connaissons pas, nous nous fondons alors facilement dans la plus grande
part de la vie pour lui appartenir intimement, car c’est alors que nous ne
‘’connaissons’’ plus simplement un fragment du Tout, mais que nous ne
‘’connaissons’’ plus l’entièreté de celui-ci. Et puisque nous nous sommes attachés à
des idées et à des théories empêchant l’évolution de l’esprit libre, nous devons à
présent muer conceptuellement ou nous resterons amoindris par le handicap gênant
de signifiants dépassés.
‘’Le savoir n’est pas l’intelligence’’, mit en garde Héraclite. Et Lao Tseu déclara : ‘’Les
sages ne sont pas des savants, les savants ne sont pas sages.’’
Une personne ne ‘’connaît’’ en fait que parce qu’elle est terrifiée de ‘’ne pas savoir’’. Le
savoir doit être reconnu comme de l’ ‘’ignorance anxieuse’’, c’est pourquoi nous
préférons nourrir des milliers de conceptions erronées plutôt que de ne pas avoir de
conceptions du tout – parce qu’il est beaucoup plus facile de vivre avec des
mensonges que de vivre sans vérités.
C’est à cause de ceci − parce que nous sommes plus désespérés d’être certains que
d’avoir raison − que nos vérités sont devenues un compromis lamentable entre
l’impossible aveu que nous ne savons pas et l’impossibilité que nous sachions.
Cioran conclut : ‘’…cet esprit s’est dilapidé dans ce qu’il a nommé et circonscrit.’’38
L’ ’’interprétation’’, alors, ce n’est pas – comme notre culture basée sur la pensée
voudrait nous le faire croire – l’absence du non-savoir, c’est en fait la caractéristique
du non-savoir ; l’interprétation, c’est le soubresaut de l’énigmaphobique ; le ‘’savoir’’
est la devise de la pusillanimité.
‘’L’effort stupide pour noyer votre ignorance dans la fausse connaissance est le seul
obstacle entre vous et…la réalité.’’
Osho39
37
Letters, p.388
A Short History of Decay, p.7
39
Ecstasy, p.128. L’anarchiste métaphysique Austin Osman Spare admoneste : ‘’Désireux d’apprendre, pensezvous échapper à la blessure dans le viol de votre ignorance ?’’ (Anathème de Zos)
38
25
Par la pensée erronée, nous réprimons le seul outil que nous avons pour faire face au
monde honnêtement – l’ignorance. Car en assimilant l’interprétation et la
compréhension, nous ne nous permettons pas de ne pas comprendre, car nous
sommes plongés dans la brume de penser que nous comprenons.
Ce qui se produit généralement, toutefois, c’est quand finalement nous commençons
par nous séparer courageusement de l’habitude de l’interprétation et que nous levons
la tête hors de notre compréhension limitée, nous apercevons brusquement ce que
nous aurions dû voir depuis toujours – la grande Enigme qui attend pour nous
engloutir. Et parce que nous nous sommes cachés derrière les murs lâches de
l’interprétation pendant si longtemps, nous ne pouvons plus maintenant supporter la
vision du mystère infini et ainsi nous tournons rapidement les talons pour ramper à
nouveau dans la compréhension.
Ernest Becker observa ce symptôme et écrivit : ‘’…la plupart d’entre nous, au moment
de quitter l’enfance, ont réprimé leur vision du caractère miraculeux primordial de
la Création. Nous l’avons occultée, nous l’avons altérée et nous ne percevons plus le
monde tel qu’il est par l’expérience brute… Le grand avantage de la répression, c’est
qu’elle permet de vivre de manière résolue dans un monde incroyablement
miraculeux et incompréhensible…’’40
‘’Le savoir’’ est alors une répression, c’est un ‘’délire fonctionnel’’ de l’esprit, c’est tout.
C’est une illusion efficace qui nous permet de continuer à nous éviter nous-mêmes, de
repousser le jour où la digue se rompra et où la rivière du Mystère nous emportera
pour du bon.
Le savoir n’est rien d’autre qu’une nescience inefficace ou de l’ignorance imparfaite ;
c’est une manière de regarder le monde avec un seul œil d’ouvert et ainsi, il nous
induit malheureusement à croire que nous pouvons voir clairement.
John Van Druten déclare : ‘’…généralement, nous prenons comme allant de soi ces
choses qui sont en fait les miracles quotidiens de la vie, ainsi le miracle de la
croissance et de la germination, répandre des semences dans un jardin et ne jamais
être surpris que de ces minuscules graines sombres, on peut s’attendre à ce que les
fleurs de l’été prochain sortiront.’’41
L’interprétation, alors, est un couvercle au-dessus de la grande immensité
déconcertante, une carapace que la tortue érige autour d’elle pour s’y cacher et s’y
aveugler, une couverture tirée entre l’enfant et l’obscurité et qui bloque l’inconnu qui
est omniprésent.
‘’L’attitude intellectuelle de notre époque, si majoritairement antimythologique,
exprime notre crainte du merveilleux, car nous avons tenté de nous convaincre que
l’univers n’est pas un mystère, mais une machine quelque peu stupide.’’
Alan Watts42
40
The Denial of Death, p.50
Introduction à The Infinite Way de Joel Goldsmith, p.10
42
The Two Hands of God, p.11. Notez ici que ‘’machine’’ est la racine de ‘’machination’’.
41
26
Il n’y a pas de symboles adéquats pour ce que nous essayons de symboliser ; plus
nous décrivons, plus nous obscurcissons. C’est simplement de la confusion poussée à
l’extrême.
‘’Vous savez’’, déclarait J. Krishnamurti, ‘’les mots sont des choses dangereuses, parce
que ce sont des symboles et les symboles ne sont pas réels.’’43
Les mots sont irréels, parce que ce ne sont que des étiquettes sur l’inconnu ; le kun
byed rgyal po’i mdo explique : ‘’la vérité devient évasive, si son sens doit être
exprimé par des mots et la pensée de l’esprit est une obstruction totale à la
vérité…{Donc}, si la nature de Cela…n’est pas proclamée par des mots et par des
lettres, les êtres sensibles à l’esprit capable la comprendront et ainsi, la nature de
Cela apparaîtra dévoilée.’’44
Et Sri Nisargadatta Maharaj, en parlant d’un point de vue métaphysique tout aussi
éthéré s’exclama : ‘’Les mots, c’est le mental et le mental obscurcit et déforme. D’où
l’absolue nécessité de transcender les mots…Il est inutile de se battre avec des mots
pour exprimer ce qui se situe au-delà des mots.’’45
La réalité réside dans l’expérience intime du mystère de l’existence, pas dans la
séparation du mystère et cependant, la séparation se produit naturellement par
l’étiquetage d’aspects du mystère unique.
Thomas Carlyle soutenait : ‘’Que sont vos axiomes, vos catégories, vos systèmes, vos
aphorismes ? Des mots, des mots. De grands châteaux en Espagne sont habilement
construits avec des mots, des mots bien scellés dans le bon ciment de la logique où
néanmoins, aucune connaissance ne viendra loger.’’46
43
Conférence à Saanen (août 1964). ‘’Pouvez-vous décrire le parfum d’une rose… ? Pouvez-vous décrire la
sensation d’un baiser ? Pourriez-vous même décrire l’émotion de la peur, de sorte que quelqu’un qui ne l’aurait
jamais ressentie auparavant… sache ce que vous voulez dire ?’’, demandait Elsa Barker dans Letters From a
Living Dead Man, p.264. Et Carl Jung signale qu’un décret alchimique ancien disait : ‘’Rumpite libros, ne corda
vestra rumpantur (Déchirez les livres de peur qu’ils ne déchirent vos cœurs).’’ (Psychology and Alchemy, p.
482)
44
p.152, 89. Réalisant l’effet décapitant des mots, nous pouvons mieux comprendre l’affirmation d’U.G.
Krishnamurti ‘’Vous n’avez jamais vu aucun arbre, seulement la connaissance que vous avez des arbres. Vous
voyez la connaissance, pas l’arbre.’’ (Mind is a Myth, p.81) Et sur le même thème, l’auteur de science-fiction et
d’histoires fantastiques, Ursula K. LeGuin décrit en ces termes son histoire remarquable, She Unnames Them :
‘’She Unnames Them est réellement une histoire d’Adam et Eve que j’ai altérée. Eve reprend tous les noms, soit
parce qu’ils étaient mauvais dès le départ, soit qu’ils ne marchaient plus. Ce faisant, la barrière entre elle et le
monde est démantelée. A la fin de l’histoire, il ne lui reste plus aucun mot…’’ LeGuin déclare encore : ‘’…nous
utilisons les mots pour nous couper…Nous manipulons les noms comme des catégories de réalité et les noms
deviennent alors des écrans entre nous-mêmes et le monde. Les noms deviennent un outil de division plutôt que
de communauté…Je connais des gens qui refusent d’apprendre les noms des arbres – ils ont un concept de
l’arbre, mais les noms s’interposent seulement entre eux et l’arbre réel. Il nous faut respecter que certaines
choses se situent au-delà des noms.’’ (Extrait de Whole Earth Review, 1995)
45
I AM THAT, p.154, 104. Et D.T. Suzuki déclare : ‘’Aucune somme d’explications verbeuses ne nous conduira
jamais à la nature de notre propre Soi. Plus vous l’expliquer, plus elle s’éloigne de vous. C’est comme essayer
d’attraper votre propre ombre. Vous courez après et elle court avec vous à la même vitesse.’’ (Essays in Zen
Buddhism, p.22)
46
Sartor Resartus, p.41. Carl Jung déclare : ‘’Le progrès de l’homme vers le Logos fut un grand
accomplissement, mais il doit payer pour cela avec une perte de l’instinct et une perte de la réalité, au point où
il reste dans une dépendance primitive vis-à-vis de simples mots. Parce que les mots sont des substituts des
choses, ce que bien sûr ils ne peuvent pas être dans la réalité, ils prennent des formes intensifiées, ils deviennent
excentriques, bizarres, extraordinaires…les néologismes ont non seulement tendance à s’hypostasier à un point
27
Effectivement, ce ne sont pas nos idées, nos interprétations, ni nos jugements à
propos de ‘’Cela’’ qui sont la Réalité, c’est Cela même vu tel quel, ce qui n’est possible
qu’avec un esprit nu.
Les mots ne sont pas ‘’Cela’’ ou ‘’Ce qui est’’ et donc, les mots sont dangereux, parce
que, si Cela pour lequel nous n’avons aucune indication, nous entreprenons de
l’appeler ‘’ceci’’ ou ‘’cela’’, nous oublions que nous n’avons aucune indication. Nous
avons étiqueté l’énigme et nous l’avons ainsi détruite.47
‘’Aucune parole ne peut espérer autre chose que sa propre défaite.’’
Grégoire Palamas 48
C’est-à-dire que – ce qui arrive à ‘’ce qui est’’, lorsque nous emmêlons nos multiples
vers dans l’uni-vers, créant un multivers et ensuite lorsque nous tentons de
collationner nos divers symboles (qui ne sont pas la réalité) dans une ‘’manière’’ de
voir – ce qui se passe, c’est que nous en arrivons à une vision de la vie ‘’voilée’’ par des
symboles sans vie ; la vie devient un collage de ‘’choses’’, séparées, au lieu d’être un
tout singulier, pulsant et vivant. 49 C’est pourquoi notre terme ‘’cata-logue’’ (‘’cata’’,
destruction et ‘’logos’’, parole) se réfère littéralement au désastre qui se produit en
collectant et en organisant des symboles, ce qui se produit quand nous
compartimentons nos compréhensions, quand nous fabriquons des boites fermées
séparées et quand nous détruisons ainsi le tout naturel.
En accord avec ceci, Cioran apostrophe : ‘’Supposez que nous nous forcions à voir le
fond des mots. Nous ne voyons rien – chacun d’eux détaché de l’âme vaste et fertile
étant nul et vide. Le pouvoir de l’intelligence fonctionne en projetant sur eux un
stupéfiant, mais à remplacer réellement la réalité qu’ils étaient destinés à exprimer…notre soumission à la
tyrannie des mots {a} un gros désavantage : l’esprit conscient devient de plus en plus la victime de sa propre
activité discriminante, l’image que nous avons du monde se brise en une myriade de détails et le sentiment
originel d’unité…est perdu.’’ (Psyche and Symbol, p. 246). Et Joseph Campbell écrit : ‘’En fait, comme je
penserais que chacun doit certainement l’avoir découvert dans sa vie, il est en réalité impossible de
communiquer par le langage aucune expérience, quelle qu’elle soit, à moins que ce ne soit à une personne qui a
elle-même vécu une expérience similaire à la sienne. Essayez par exemple d’expliquer l’expérience de faire une
descente à ski à une personne qui n’a jamais vu de neige. De plus, les pensées et les définitions peuvent annuler
les propres expériences d’une personne avant même que celles-ci n’aient été intégrées, en demandant par
exemple, ‘’Ce que je ressens peut-il être de l’amour ?’’, ‘’Est-ce permis ?’’, ‘’Est-ce approprié ?’’ Au bout du
compte, bien sûr, il faut peut-être se poser ces questions, mais le fait demeure − hélas ! − qu’au moment où elles
se posent, la spontanéité diminue. La vie qui est définie est liée au passé et ne coule plus vers le futur. Et de
manière prévisible, quelqu’un qui continuellement tricote sa vie dans des contextes d’intention, de signification
et de clarification de sens trouvera finalement qu’il a perdu le sens de l’expérimentation de la vie.’’ (Myths to
Live by, p. 133)
47
Et ainsi, selon Nietzsche : ‘’Nous devrions réellement nous libérer de la signification trompeuse des mots !’’
(Par-delà Bien et Mal)
48
Cela pourrait être la raison pour laquelle le maniaque génial, William Burroughs en vint à proclamer que le
langage était un virus.
49
Gardant ceci à l’esprit, nous pourrions mieux comprendre ce que dit Dante : ‘’Dès lors, ma vision s’élèvera à
une hauteur où la parole est vaincue et doit rester derrière’’, une déclaration qui émane, non pas de l’angoisse
de l’Enfer ou de la torpeur du Purgatoire, mais plutôt de l’extase de son Paradis.
28
certain lustre, en les polissant et en les faisant briller ; cette puissance érigée en
système est appelée culture – un feu d’artifices dans un ciel nocturne vide.’’50
Les mots et les faits ne sont rien que des voiles sur l’ensemble et la beauté du mystère
de nous-mêmes et de la vie.
‘’Plus j’en sais, moins je comprends.’’
Don Henley
‘’S’il n’y avait pas de paroles’’, conclut Swamiji Shyam, ‘’cela aurait été beaucoup
mieux.’’51
Cela aurait été beaucoup mieux, parce que nous nous verrions comme nous sommes
et non comme les noms nous décrivent. Les mots sont la fin de la vraie
compréhension, tout comme la vraie compréhension est la fin des mots (par ‘’vraie
compréhension’’, je ne veux pas dire ‘’comprendre’’ au sens habituel du mot – c'est-àdire comme synonyme de ‘’savoir’’ – mais plutôt au sens taoïste plus humble, plus
authentique qui a tendance à nous situer plus réalistement à notre place au sein de
l’immensité de l’univers ; ce qui revient à dire que réellement comprendre
(understand), c’est se ‘’tenir en dessous’’ (stand under).
‘’Le Tao qui peut être nommé n’est pas le Tao.’’
Lao tseu
La réalité ne réside pas dans des faits, des noms ou des calculs. Ceux-ci ne sont que
des cicatrices sur la pureté de la Vie innommable ; tout comme un bruit blanc ou des
sons gênants masquent le silence béni, des particularités arbitraires obscurcissent
l’Absolu indivisible et inconnaissable.52
Les faits nous empêchent de percevoir l’Esprit singulier, incompréhensible en toute
vie et à la place créent les ‘’dix milles choses’’ mortes et séparées qu’on nous a obligés
50
A Short History of Decay, p.20. Et Osho a affirmé cette même idée, quoique peut-être en des termes moins
nihilistes en écrivant : ‘’Tout ce en quoi consiste votre savoir, c’est que vous connaissez une étiquette. Oubliez
l’étiquette et l’inconnu est là. Tout savoir ne consiste qu’en des noms. Lâchez l’étiquette et soudainement,
l’inconnu est là. (Ecstasy, p. 126.)
51
Conférence, avril 1998
52
‘’L’histoire biblique intitulée ‘’La Tour de Babel’’ incarne l’ambition de l’homme de transformer le langage
en un outil de communication universel, à partir de ce moyen d’expression. La morale de cette parabole semble
contenir un avertissement à l’encontre de la tentative présomptueuse de l’homme de tout ‘’comprendre’’ en le
mettant en mots. L’erreur d’une telle entreprise se trahit dans le cercle vicieux instauré par l’homme qui
nomma d’abord les choses dans son propre langage pour ensuite utiliser le même langage afin de les
‘’expliquer’’. Ainsi, il semblait facile de prouver – que ce soit en termes religieux, sociologiques ou
psychologiques – que cet univers façonné par l’homme était juste. En réalité, cependant, cette ambition créatrice
de l’homme a produit une confusion toujours plus grande depuis l’époque de Babel…’’ Otto Rank (Beyond
Psychology, p.242).
29
d’apprendre à tort, de mémoriser, de régurgiter et dans le cadre duquel on nous a
obligés de fonctionner dès le jour de notre naissance à notre détriment.
Ce qu’il faut, alors, ce n’est plus nous fatiguer dans le faux paradigme et nous cogner
la tête contre des murs imaginaires ou nous aveugler avec encore plus d’idées, mais
plutôt purger le ‘’savoir’’ de notre conscience et sortir tout droit du labyrinthe
diaphane.
Nous devons juste nous libérer maintenant ; nous devons cesser de comprendre les
choses comme on nous a dit de les comprendre.
L’émerveillement est notre itinéraire d’évasion – notre voyage de retour à nousmêmes ; l’émerveillement est la vie, le souffle de l’Esprit lui-même ; tout le reste est
ennui mortel, consomption, suffocation et stagnation.
‘’Vendez votre ingéniosité et achetez l’étonnement.’’
Rumi
C’est notre devoir envers nous-mêmes de remystifier le monde, de le reprendre aux
voleurs d’émerveillement. Henry Miller décrivit cette vocation – nous ramener à la
joie inéluctable du miracle d’être − dans l’une de ses lettres à Anaïs Nin. Il écrivit :
‘’…Un écrivain put rendre totalement perplexe un psychologue ; non seulement cela,
mais il était plus psychologue que l’autre, puisqu’il ramifiait les mystères, les
prolongeait, les développait et laissait les réponses en suspens, parce que les
réponses n’étaient pas importantes ; c’était la fiction, le mystère, la trame
indéchiffrable qui étaient vitaux.’’
Notre tâche n’est pas de comprendre, mais de retourner à la non-compréhension
parfaite, car les vérités sont des atrocités subtiles par lesquelles nous sommes
involontairement rendus faussement ignorants par le faux savoir et ainsi, nous ne
possédons jamais la joie vaste de la vraie ignorance vitalisante.
Aldous Huxley observa : ‘’…les plaisirs de l’ignorance sont aussi grands, à leur
manière, que les plaisirs du savoir.’’53
Donc, nous voyons que le ‘’savoir’’ obscurcit notre vie inconnaissable, parce que le
savoir est de l’ignorance impure ; c’est l’écran de fumée masquant l’ignorance vraie, la
liberté infinie de l’admiration révérencieuse, le ravissement libérateur.
Nous ne savons pas ce que nous sommes, nous ne savons pas pourquoi nous sommes,
nous ne savons pas qui nous sommes. Nous ne savons pas ! Acceptons-le finalement
et absolument et mettons-nous à nouveau à vivre, non pas comme nous pensons être,
mais comme nous sommes vraiment en devenant pareils à un des personnages
émancipés de Clarice Lispector à propos duquel elle écrivit : ‘’…à présent que la
53
Karrie Kaszczuk ajoute : ‘’Parfois, ce que nous ne comprenons pas peut-être un tel trésor, pas vrai ?’’
30
couche des mots avait été enlevée des choses, à présent qu’il avait perdu le langage,
il se trouvait finalement dans les profondeurs calmes du mystère.’’54
Les profondeurs calmes, ce n’est pas la surface agitée. Sans mots et sans étiquettes, le
monde devient nu et sans voile obscurcissant son authenticité et bien que cet effet
soit inconfortable pour l’esprit qui veut des choses dans des petites boites, pour
l’individu qui est parvenu à apprendre la valeur du ‘’regard innocent’’, il ou elle trouve
que le monde a de plus en plus de sens…parce qu’il en a moins, pour ainsi dire.
‘’Quelque part, l’incompréhension a un sens profond.’’
Henry Miller55
Quelque part, elle a du sens. Et cependant, nous ne savons pas comment. Et nous ne
devrions pas le demander, car ce fut notre première erreur. Non, à présent, nous
devrions être suffisamment sages pour simplement accepter l’improbabilité de la vie
et ne pas nous en retirer ni tenter de la résoudre, mais plutôt nous détendre…et en
profiter !
Lispector déclara encore à propos de son personnage : ‘’… {Il} était suffisamment
sage pour ne pas savoir – et suffisamment sage pour ne pas questionner, car c’était
un homme sage à présent.’’56
Nous devons réapprendre à comprendre avec l’esprit d’une personne qui sait qu’elle
ne comprend pas ; nous devons comprendre la non-compréhension et puis supporter
d’exister sans un ‘’pourquoi ?’’, sans essayer un subterfuge.
‘’Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien.’’
Socrate
La Vie nous attend, si seulement nous voulons bien lâcher notre mental. Mais nous
laisserons cela pour le prochain chapitre. Achevons celui-ci, comme nous l’avions
commencé, avec Winnie l’Ourson :
‘’Le lundi, quand le soleil chauffe,
Je me demande très souvent :
«Est-il bien vrai ou pas du tout
Que qui est quel et quel est qui ? »
Le mardi, quand il grêle et neige,
En moi grandit le sentiment
Que l’on peut à peine savoir
54
The Apple in the Dark, p.109
Sexus, p.214. Tertullien observa : ‘’Credo quia absurdum est’’ (Je crois parce que c’est absurde.)
56
The Apple in the Dark, p.317
55
31
Si çà est ci et ci est çà.
Mercredi, quand le ciel est bleu,
Et quand je n’ai rien d’autre à faire,
Je cherche parfois s’il est vrai
Que qui est quoi et quoi est qui.’’57
57
Winnie l’Ourson, de A. A. Milne
32
CHAPITRE 3: L’ART DE L’OUBLI
OU LE RENONCEMENT ÉPISTÉMOLOGIQUE
‘’Car la réalité est le but, nions-le tant que nous voulons. Et nous ne pouvons
l’approcher que via une conscience toujours plus vaste, en ‘’brûlant’’ de plus en plus
clairement, jusqu’à ce que même la mémoire elle-même disparaisse.’’
Henry Miller1
‘’Etait-ce là alors la manière de faire les choses ? Ne pas savoir ? – était-ce la
manière dont les choses les plus profondes survenaient ?…Le secret de ne jamais
s’échapper de la vie supérieure, était-il de vivre comme un somnambule ?’’
Clarice Lispector2
‘’Il n’est pas simple de détruire une idole : cela requiert autant de temps qu’il n’en
faut pour la promouvoir et l’adorer. Car il ne suffit pas d’anéantir son symbole
matériel, ce qui est facile ; mais ses racines dans l’âme. Comment tourner ses
regards vers les époques crépusculaires – où le passé se liquidait sous des yeux que
seul le vide pouvait éblouir…’’
E.M. Cioran3
‘’Donc, maintenant, nous allons nous examiner ensemble…un voyage de découverte
dans les recoins les plus secrets de nos esprits. Et pour entreprendre un tel voyage,
nous devons voyager léger, nous ne pouvons pas être encombrés d’opinions, de
préjugés ni de conclusions. Oubliez tout ce que vous savez à propos de vous-mêmes,
oubliez tout ce que vous avez jamais pensé à propos de vous-mêmes ; nous allons
commencer comme si nous ne savions rien.’’
Jiddu Krishnamurti4
Maintenant que nous avons été les témoins des gloires du ravissement si facilement
détruites par les manques d’à-propos du mental, nous devons trouver le moyen de
retourner à notre état autrefois béni – un moyen de racheter nos âmes sacrées de
l’impiété du jour.
Et comment accomplit-on ceci ? Comment déferons-nous en une seconde
éblouissante ce qu’il a fallu toute une vie pour construire ? Quelle est la tâche qui
nous incombe pour nous libérer des chaînes de mensonges, du superflu, des fausses
perceptions et des faits inutiles qui ne font qu’obscurcir la pureté de l’esprit
extatique ? La tâche est simple : il nous faut simplement inverser le processus de
notre endoctrinement, c’est-à-dire que la tâche n’est pas d’apprendre quelque chose
1
Wisdom of the Heart, p.46
The Apple in the Dark, p.159
3
A Short History of Decay, p.16
4
Freedom from the Known, p.20
2
33
de plus, de connaître quelque chose de plus, ni de se rappeler encore quelque chose,
mais au contraire, la tâche est…d’oublier.
‘’Nous ne devons nous inquiéter que d’effacer…’’
J. Krishnamurti5
Finalement, ce n’est pas ce que nous acceptons à l’intérieur de nous-mêmes qui
importe, mais ce que nous rejetons ; pour éliminer la souillure de l’intérieur, nous
devons simplement apprendre à nous ‘’méconnaître’’ nous-mêmes et chaque chose, à
chaque instant. Nous devons nous élever hors du contexte, hors du paradigme actuel,
hors de toute idée que nous entretenons à propos de la vie, du monde ou de nousmêmes, car, comme nous le verrons au cours de ce chapitre, l’émancipation se
produit, non pas grâce à un gain, mais…grâce à une perte.
Friedrich Nietzsche a déclaré : ‘’ La volonté du vrai, qui nous entraînera encore dans
nombre d’entreprises périlleuses, cette célèbre véracité dont jusqu’ici tous les
philosophes ont parlé avec vénération, que de problèmes nous a-t-elle déjà posés !
Quels étranges et graves problèmes, pleins d’équivoques ! C’est déjà une longue
histoire – et pourtant, il semble qu’elle vienne tout juste de commencer. Quoi
d’étonnant que finalement nous devenions méfiants, perdions patience et nous
détournions, excédés ?... {Désormais}, nous apprenons à oublier et à ignorer… Ce
mauvais goût, cette volonté du vrai, cette ‘’vérité à tout prix’’, cette folie de la
jeunesse dans l’amour de la vérité nous rebutent; nous avons trop d’expérience pour
cela…’’6
Il est un fait simple que nous ne pouvons pas être empêtrés dans la toile d’illusions
omniprésente à laquelle le mental ressemble et aussi être libre. Ainsi est-il inutile
d’entreprendre de comprendre nos contraintes – parce que ‘’comprendre’’ est notre
contrainte ; nous ne devons pas nous efforcer de nous connaître par des méthodes et
du jargon qui nous sont donnés, nous devons plutôt lâcher ces méthodes et toutes ces
découvertes antérieures. Nous devons nous extraire du mensonge du contexte.
‘’Vous devez désapprendre ce que vous avez appris.’’
Yoda7
Nous tourner vers l’insondabilité nue, innocente, immobilisante, sans direction,
orientation ni attente ; oublier tout ce qu’on a jamais dit – cesser de chercher un sens,
ne rien se remémorer à chaque instant, c’est alors que la vraie vie d’émerveillement et
le miracle nous toucheront de nouveau – quand nous abandonnerons toute
5
Conférence à Bombay, mars 1961
Beyond Good and Evil, p.1 ; The Joyful Wisdom, p.9
7
Le Retour du Jedi, de George Lucas. Cette même pensée a été exprimée par l’astrophysicien, Patrick Côté qui
déclara sans équivoque : ‘’Vous devez apprendre à désapprendre’’ et par Osho qui écrivit : ‘’Ce n’est pas une
question d’apprendre beaucoup, que du contraire, c’est une question de désapprendre beaucoup.’’(Ecstasy,
p.12).
6
34
connaissance de nous-mêmes, quand nous perdrons la faculté de nous rappeler toute
perspective – quand nous oublierons tout.
Tchouang-tseu rapporte une petite anecdote : ‘’J’apprends’’, dit Yen Hui.
‘’Comment ?’’, dit le Maître. ‘’J’ai oublié les règles de la vertu et les niveaux de la
bienveillance.’’, répondit-il. ‘’C’est bien, mais tu peux mieux faire’’, dit le Maître.
Quelques jours plus tard, Yen Hui observa : ‘’Je fais des progrès.’’ ‘’Comment ?’’,
demanda le Maître. ‘’J’ai oublié les rituels et la musique’’, répondit-il. ‘’C’est mieux,
mais ce n’est pas parfait’’, dit le Maître. Quelque temps plus tard, Yen Hui dit au
Maître : ‘’A présent, je m’assieds et j’oublie tout.’’ Le Maître leva la tête, surpris. ‘’Que
veux-tu dire par oublier tout ?’’, fit-il brusquement. ‘’J’oublie mon corps et mes sens
et je laisse toute apparence et toute information’’, répondit Yen Hui. ‘’Au centre du
Néant, je m’unis à la Source de toutes choses.’’ Le Maître s’inclina. ‘’Tu as traversé les
limites du temps et de la connaissance. Je suis loin derrière toi. Tu as trouvé la
Voie !’’
C’est par le vide qui vient du fait d’oublier que nous retournons au grand Tout
énigmatique. Ou plus précisément, ce n’est pas nous qui retournons au Tout, le Tout
apparaît simplement – à cause de notre absence ; le Tout surgit de la place laissée
vide.
Peut-être que quelques informations supplémentaires éclaireront le sujet. Creusons
un peu plus cette affaire d’ ‘’oublier’’.
Par ‘’oublier’’, je ne parle pas simplement de la perte momentanée d’un objet ou du
nom d’une personne, je parle d’amnésie absolue, d’un état ou tout ce que nous
pensions être et tout ce que nous pensions que la vie était se dissout brusquement et
nous restons avec une ardoise blanche. Nous sommes à jamais effacés, maintenant et
pour toujours.8
Ce fait essentiel est souligné dans le traité mystique hétérodoxe sur l’émerveillement
rédigé anonymement, Le Nuage d’Inconnaissance, qui cherche à nous retourner à
notre plus haute stature, non pas en arrivant à ‘’connaître’’ Dieu, mais en ne
connaissant rien. Il déclare : ‘’Eh bien, où se situe la difficulté, alors ? Sans aucun
doute, dans la suppression de tout souvenir de la création de Dieu et dans leur
maintien dans ce nuage d’oubli. {Car} si vous devez jamais atteindre ce…nuage
d’inconnaissance {où Dieu existe}…vous devez aussi placer un nuage d’oubli entre
vous et toute la création.’’9
8
Ce n’est pas un fait étrange que le terme oriental ‘’Nirvana’’ – que le romantisme sentimental de l’Occident a
stratégiquement désigné comme l’équivalent de nos Champs Elysées (regorgeant de jeunes filles à la poitrine
opulente et arrosés de ruisseaux de champagne) − se traduit en fait plus littéralement par ‘’extinction’’,
‘’expiration’’, c’est-à-dire souffler les détritus du mental, se débarrasser de tout ce qui se trouve à l’intérieur.
Ainsi le ‘’Nirvana’’ n’est pas un lieu, mais plutôt un espace, une absence totale ; c’est un vide intérieur complet
ou une pauvreté pour ainsi dire (tout comme l’utopie peut vouloir dire un lieu qui n’est nulle part). C’est
pourquoi l’anglais ‘’redemption’’ (‘’rédemption’’) contient le mot ‘’empty’’ (‘’vide’’), car c’est seulement
lorsque nous devenons vides de tout concept et identité que nous devenons un trou créant en notre absence un
Tout sacré ; par l’oubli, un vide s’opère – une ouverture dans l’univers – dans laquelle la création est ravalée par
le Créateur. Heureux en effet les pauvres en esprit, comme la première béatitude le suggère, car eux seuls seront
réellement vides et en étant réellement vides du faux, ils peuvent finalement être comblés.
9
P.94, 66
35
Pour entrer dans le ‘’nuage d’inconnaissance’’, nous devons d’abord passer par le
‘’nuage de l’oubli’’, ce qui nécessite que nous quittions totalement le connu, ce qui
signifie que nous devons nous quitter nous-mêmes (ou tout au moins le sentiment
que nous avons maintenant de nous-mêmes).
Nous devons disparaître sans laisser de trace. Rien ne doit rester de ce que nous
pensions que le monde était ou de qui nous pensions être : oublier, c’est tout oublier.
Tout. C’est une mort. Le mental doit être complètement abandonné.
‘’S’abandonner est un acte d’humilité, la reconnaissance que la vie est un mystère
dont l‘esprit ne peut pas sonder la profondeur.’’
Dan Millman10
Nous devons renoncer au savoir qui nous a été donné, nous devons mourir à nos
propres points de vue, nous devons mourir à toute conclusion, hypothèse,
présomption ou idée sur tout et n’importe quoi, que nous ayons jamais eues ; nous
devons mourir à l’idée de nous-mêmes. C’est seulement alors que nous serons vides,
inconnus, ‘’inconnaissants’’ et libres.
Cioran a déclaré : ‘’Pour remonter à l’origine de ces expressions du vague, il faut
pratiquer une régression affective vers leur essence, se noyer dans l’ineffable et en
sortir avec les concepts en lambeaux. Une fois perdus l’assurance théorique et
l’orgueil de l’intelligible, on peut essayer de tout comprendre, de tout comprendre
pour soi-même. On arrive alors à se réjouir dans l’inexprimable, à passer ses jours
en marge du compréhensible et à se vautrer dans la banlieue du sublime. Pour
échapper à la stérilité, il faut s’épanouir au seuil de la raison…’’11
Nous devons renoncer à ce que nous croyions être notre trésor. Nous devons
renoncer à ce que nous prétendions être notre besoin. Il n’y a rien à savoir, mais tout
à ignorer. Nous devons diminuer la charge, si nous voulons voler.
Le seul moyen de retourner au Mystère, c’est de nous détacher du contexte du nonmystère : effacer l’ardoise encore et encore et ne jamais être pris dans le tracé
statique. C’est devenir totalement ignorants de ce que nous pensions que la vie était
ou est, perdre tous nos concepts et nous glisser à nouveau par l’ignorance dans la
Source inimaginable de tout ce qui est.12
10
The Laws of Spirit, p.96
A Short Story of Decay, p.31. Une observation similaire provient du livre merveilleux de Bede Griffith, The
Marriage of East and West : ‘’Nous sommes tous des pèlerins en quête de vérité, de réalité ou de réalisation.
Mais il nous faut reconnaître que cette Vérité restera toujours au-delà de notre compréhension. Aucune science,
aucune philosophie, aucune théologie ne peuvent jamais englober la Vérité. Aucune poésie, aucun art, aucune
institution humaine ne peuvent jamais l’incarner. Les grands mythes ne sont que des reflets dans l’imagination
humaine de ce Mystère transcendantal…nous devons aller au-delà du mythe jusqu’au Mystère même, au-delà
des mots et de la pensée, au-delà de la vie et la mort…Aucune vision imaginaire, aucun cadre conceptuel n’est
adapté à la grande réalité.’’ (p.203 -204)
12
Ici, j’aborde la métaphysique subtile de l’unité, c’est-à-dire, quand l’individu séparé réintègre consciemment la
Conscience unique, de laquelle, par l’illusion, l’individu avait pensé être séparé. Toutefois, perdre la
connaissance qui créa les ‘’dix mille choses’’ distinctes, c’est créer un tout auquel vous appartenez, car, quand
l’esprit est lavé de toute distinction, seul demeure l’unique grand Mystère et rien n’existe en dehors de lui. C’est
11
36
‘’C’est seulement quand nous écartons tout savoir que nous commençons à
connaître.’’
Henry David Thoreau
Nous commençons alors à ‘’connaître’’, bien que pas d’une façon conceptuelle,
intellectuelle, mais plutôt d’une façon plus intime, expérientielle, holistique,
indéfinissable ; car la ‘’connaissance’’ conventionnelle se limite toujours à une
perspective restreinte et ne peut pas d’elle-même englober le tout.
La vie possède alors plus de pouvoir rédempteur, en tant que Grand Mystère (c’est-àdire qu’elle nous rend à notre vrai Soi), seulement quand nous la voyons vraiment
comme elle est – la grande énigme unique qui englobe tout.
Quand finalement nous oublions la fausse manière de nous connaître nous et chaque
chose et quand nous nous éveillons (à nouveau) au fait que nous ne connaissons rien
– c’est le moment où l’existence retourne à son état authentique et où nous
retournons à notre manière d’ ‘‘être’’ authentique.13
Jean-Paul Sartre exprima ce processus en confessant triomphalement : ‘’Je ne me
rappelais plus…Les mots s’étaient évanouis et avec eux, la signification des choses,
leurs modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracé à leur
surface…Ca m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais
pressenti ce que voulait dire exister. J’étais comme les autres…Je disais comme eux :
‘’la mer est verte ; ce point blanc, là-haut, c’est une mouette.’’, mais je ne sentais pas
que ça existait…Et puis …l’existence s’était soudainement dévoilée.’’14
L’existence ‘’se dévoile’’, quand nous ôtons le voile de nos opinions préconçues –
quand nous oublions comment nous voyions le monde.
ainsi que Pierre Teilhard de Chardin déclara que ‘’la pureté ne réside pas dans la séparation, mais dans une
pénétration plus profonde de l’univers…Le monde est rempli et comblé de l’Absolu {inconnaissable}. Voir ceci,
c’est s’affranchir.’’ Et U.G. Krishnamurti affirma qu’ ‘’une fois que la pensée s’est consumée, il n’y a rien qui
crée la division qui peut subsister.’’ (Mind is a Myth, p.37) C'est-à-dire qu’à partir du moment où vous cessez de
tenter de trouver une réponse, la dualité parvient à son terme, car la dualité est le produit de l’esprit ambitieux
(ambi = deux ; c.-à-d. que le désir ou l’ambition de comprendre crée la dualité de l’altérité). Eckhart Tolle
explique ceci ainsi : ‘’L’identification avec votre mental crée un écran opaque de concepts, d’étiquettes,
d’images, de mots, de jugements et de définitions qui bloque la vraie relation. Il s’interpose entre vous et vousmême, entre vous et vos semblables, entre vous et la nature, entre vous et Dieu. C’est cet écran de pensées qui
crée l’illusion de séparation, cette illusion qu’il y a un vous et un ‘’autre’’ totalement séparé. Vous oubliez alors
le fait essentiel que sous le niveau des apparences physiques et des formes séparées, vous êtes un avec tout ce
qui est.’’ (The Power of Now, p.13) Et cet Un est le Mystère unique.
13
Joseph Campbell décrit ici une pratique pour oublier. Il écrit : ‘’Le yogi doit investiguer, puis éplucher à la
manière d’un serpent qui mue, le spectacle complet de la phénoménalité – les formes, les noms et les relations –
ne gardant pour sa contemplation que ce qui rayonne à travers tout comme Conscience indifférenciée…Prenez
par exemple n’importe quel objet. Dessinez mentalement un cercle autour de lui qui le coupe du
monde. Oubliant son image, oubliant son nom, oubliant qu’il a été fabriqué ou comment ou que des noms sont
donnés à ses parties, ne sachant pas ce qu’il est, mais seulement qu’il est, considérez-le seulement ; et puis
alors : qu’est-il ? …N’importe quoi, un bâton, une pierre, un chat ou un oiseau dissocié ainsi de tout concept
sera vu comme une merveille sans ’’signification’’... Pour le contempler ainsi, nous sommes ramenés à notre
propre pur état, en tant que sujet vis-à-vis d’un objet, chacun étant alors l’aspect d’un mystère ‘’ainsi venu’’. ‘’
(The Mythic Image, p.305)
14
La Nausée, p.170
37
‘’Pour acquérir le savoir, ajoutez tous les jours quelque chose.
Pour acquérir la sagesse, ôtez tous les jours quelques chose.’’
Lao Tseu
La liberté émane d’une forme de ‘’décompréhension’’ créative ; il n’y a pas de
symbologie légitime, de compréhension ni de pensée dont on ne peut se sortir (c’està-dire se libérer, ‘’dévoilant’’ ainsi l’existence dans sa réalité nue) par dessein
acontextuel ; nous sommes libérés du piège du mental par la liberté inexploitable de
l’inconnaissance ; nous sommes libérés de notre esclavage en re-connaissant la vie
comme elle est vraiment - inconcevable.
L’ignorance complète est la seule cognition impartiale, libre, produisant le ‘’nonmental’’ naturellement nécessaire pour que la fenêtre de l’émerveillement se rouvre ;
dans une telle ignorance, chaque chose filtre à travers la nouvelle ouverture, car il n’y
a plus de murs. L’individu est converti à l’unité via la vastitude de son esprit sans
limites. Ce qui revient à dire – l’absolution, c’est…l’absence de solution.15
Lispector parvint à la même conclusion dans un de ses articles, quand elle écrivit :
‘’…il vient un moment de révélation à propos de la vie, à propos de moi-même, à
propos des autres, à propos de l’art vrai et une conscience soudaine que même les
plus grandes des abstractions ne sont pas réellement abstraites. Le seul
inconvénient de tels moments est que je les oublie presque immédiatement. Comme
si c’était notre pacte avec Dieu : voir et oublier plutôt que d’être terrassé par le
savoir.’’16
C’est notre besoin, notre droit, notre privilège et notre devoir d’oublier, bien que ce
soit une vocation qui ne nous rapporte aucune richesse, aucun succès ni aucun
applaudissement. Et partout, c’est la tâche de toute personne sérieuse, consumée par
son affinité pour la réalité – à tout prix. Et le prix est…tout : chaque lambeau de
croyance, de supposition, d’espoir ou d’inquiétude. A la fin, nous ne pouvons même
pas prendre avec nous nos soucis – car ceux-ci émanent aussi du mental et ceux-ci
doivent aussi mourir avec lui.
‘’Je soutiens que votre état naturel est un état de ‘’non-savoir’’.’’
U.G. Krishnamurti17
Il nous faut apprendre à constamment évacuer, de manière à vivre constamment
dans l’équilibre de l’admiration respectueuse – qui est intime, en accord avec et
consciente de l’éclat naturel de la vie. C’est la caractéristique de toujours faire face à
l’inconnu à l’intérieur et tout autour de nous.
15
Je reviendrai plus en détail sur ce point dans le chapitre traitant de l’histoire théologique de l’Occident,
spécifiquement le christianisme, son concept de la Chute et du péché. Il suffit de dire pour l’instant que c’est
seulement parce que nous ‘’prétendons savoir’’ que nous sommes ‘’coupables du péché’’ – comme cela est
suggéré dans les Evangiles.
16
Jorno do Brasil
17
Mind is a Myth, p.75
38
Comme les directives du Nuage de l’Inconnaissance le disent encore : ‘’Soyez prêt à
être aveugle et renoncez à tout désir de savoir le pourquoi et le comment, car le
savoir sera plus un obstacle qu’une aide.’’18
Il est par conséquent essentiel que l’individu ‘’méconnaisse’’ ce qu’il ‘’sait’’ en
renonçant sans cesse au mythe de savoir. L’esprit doit apprendre à exorciser son
contenu à chaque instant ou il sera continuellement plein, alors qu’il devrait être
perpétuellement vide.
Des passages de l’ancien kun byed rgyal po’i mdo prolongent cette idée :
‘’…l’investigation et la méditation sont particulièrement sans objet {pour réaliser} la
manifestation de la vérité…et…la Conscience immaculée qui trouve en elle-même
son origine…Si aucun {cadre théorique} n’est appliqué…l’esprit resplendira comme
{il le fait} depuis le début…L’œil qui voit le non-objet voit l’émerveillement…Ceux qui
se séparent de ce qu’ils entendent et de ce que les gens racontent demeureront dans
un état d’union avec les choses et la Réalité et ils en seront inséparables.’’19
Nous ne devons négliger aucun détail ou aucune parcelle de vérité par lesquels
l’esprit futile et illusionné pourrait se maintenir. Nous devons oublier ce que nous ne
sommes pas, si jamais nous devons être ce que nous sommes vraiment.
Un commentaire du soufi Hazrat Inayat Khan développe ce thème : ‘’Toutes les idées
ont été apprises d’une source ou d’une autre ; cependant, avec le temps, on en arrive
à penser qu’elles nous appartiennent. Et pour ces idées, une personne discutera et se
disputera, bien qu’elles ne le satisfassent pas pleinement. Et dans le même temps,
elles sont son champ de bataille et elles continueront de garder sa coupe fermée. Les
mystiques ont par conséquent adopté une méthode différente. Ils ont suivi une autre
voie et cette voie, c’est l’effacement de soi ou, en d’autres mots, désapprendre ce que
l’on a appris et c’est ainsi que l’on peut devenir une coupe vide…On peut penser que
de cette manière, on perd son individualité, mais qu’est-ce que l’individualité ? N’estce pas ce qui est emprunté ? Que sont nos idées et nos opinions ? Juste des
connaissances empruntées et ce savoir devrait être désappris.’’20
J. Krishnamurti, en accord avec cette idée, déclara : ‘’La pensée ne peut jamais
entraîner l’innocence et l’humilité et pourtant, ce sont l’innocence et l’humilité qui
gardent l’esprit jeune, sensible, incorruptible. Se libérer du connu, c’est la fin de la
pensée ; mourir à la pensée, d’instant en instant, c’est être libre du connu. C’est cette
mort qui met un terme à la déchéance.’’21
Dans ce cas, si nous devons nous transformer comme le papillon, il nous faut d’abord
entrer dans le cocon obscur comme une chenille confuse, souffrante, fébrile ; nous
devons mourir à la séduisante lumière, si nous voulons développer nos ailes, nous
libérer, décoller et puis voler.
18
p.101
p. 105, 95, 106
20
The Mysticism of Music, Sound and Word, p.150
21
Notebooks, p. 180
19
39
‘’Ici, il est manifeste que le chemin de vie ne se trouve que par une mort et que sans
la privation de toutes les autres connaissances, la Connaissance du Soi elle-même ne
peut pas s’obtenir.’’
Hermetica22
Il nous faut perdre notre équilibre dans le monde en ne saisissant aucune des prises
attachées au monde limité, conceptuel. Il nous faut nous consumer littéralement.
Ce seuil fut franchi par Blaise Pascal qui se décrit ainsi : ‘’Je ne sais pas qui m’a mis
dans ce monde, ni ce qu’est le monde, ni ce que je suis moi-même. Je suis dans une
terrible ignorance de tout…’’ Nous avons ici en Pascal un esprit scientifique et
théologique de pointe qui confesse humblement son total lâcher-prise sur le sens de
la vie et cependant, cette perte fut la source même de ses inspirations et de ses écrits.
Développer cette ‘’conscience de notre ignorance’’, c’est simplement une question de
reconnaître la profondeur de l’être, d’accepter que ce que nous pensions savoir n’est
qu’un écran de fumée, un ‘’brouillard de mots’’ qui nous aveugle à son immensité.
Osho évoque cette réalisation essentielle : ‘’Vous savez que rien ne peut être connu,
vous savez que l’ignorance est primordiale, vous savez que la vie est un mystère et
qu’elle restera un mystère et vous savez que la vérité n’est pas seulement inconnue,
mais inconnaissable. Vous êtes libéré de l’illusion du savoir.’’23
Et ainsi, nous devons défaire ce que l’on nous a fait et la seule façon de défaire, c’est
oublier, redevenir innocents, disparaître à notre propre vue, car au plus nous
continuons d’absorber des faits, des théories et des conclusions, au plus nous aurons
à nous purger pour retourner à la pureté, à l’innocence et à la vacuité qui sont notre
nature inhérente.
‘’Parce que la scène humaine est une méprise totale à cause d’une perception
erronée, toute pensée…doit être abandonnée pour que nous puissions voir la Réalité
toujours présente.’’
Joel Goldsmith24
Ainsi, l’obtention de l’état merveilleux ignorant est plus une question d’évacuer
l’effluent mental qu’une accumulation pénible de compréhension. Tout ce que nous
devons faire, c’est être stoïquement conscient de l’impuissance du mental, accepter
simplement et totalement que nous ne comprenons pas la plus grande part de qui
nous sommes, de ce que nous sommes ou de pourquoi nous sommes.
C’est juste une question de comprendre que nous ne comprenons pas, c’est tout.
22
Cité dans Chymical Wedding de Lindsay Clarke, p. 221
Ecstasy, p.136
24
The Infinite Way, p.33
23
40
‘’Nous étudier, c’est nous oublier.’’
Dogen
C’est-à-dire que nous étudier, c’est ne plus nous reconnaître.25
Plus nous regardons en nous-mêmes avec une honnêteté zélée, absolue, plus nous
perdons les mots qui nous ont été donnés pour nous décrire ; et plus nous sortons de
nos habitudes et de nos perceptions quotidiennes, plus nous réalisons que nous
n’avons aucun indice quant à nous-mêmes, excepté que soudainement, nous
devenons continuellement un mystère de plus en plus grand à chaque instant. C’est le
moment où nous commençons à nous voir réellement.
Sri Nisargadatta Maharaj déclara : ‘’Vous attribuez une réalité aux concepts alors que
les concepts ne sont que des distorsions de la réalité. Abandonnez toute
conceptualisation et restez silencieux et attentif. {Car} l’Esprit touche la matière et
la conscience en résulte. Une telle conscience, polluée par la mémoire et par l’attente
devient un esclavage. L’expérience pure ne lie pas…S’oublier est inhérent à se
connaître…Libre de la mémoire et de l’attente, Je suis frais, innocent et
enthousiaste.’’26
Et Samuel Beckett résuma très bien cette réalisation, quand il écrivit : ‘’Tout s’est
déroulé pendant tout ce temps dans le plus grand calme, dans l’ordre le plus
parfait…dont la signification m’échappe. Non, ce n’est pas que leur signification
m’échappe, la mienne m’échappe tout autant…Chère incompréhension, c’est grâce à
toi que je serai moi-même, à la fin.’’27
‘’Parce que je sais que je ne saurai pas.’’
T.S. Eliot28
Être nous-mêmes – c ‘est la seule chose que nous recherchons. C’est très simple et
très dur. Nous nous ouvrons en oubliant, nous nous oublions en nous étudiant et
nous nous étudions en lâchant le mental et ses chaînes – en voyant la vie à nouveau
neuve, sans louange, dédain, bien, mal, parti pris, jugement ou attente…’’L’esprit qui
n’est pas handicapé par la mémoire possède la liberté réelle’’, déclara Jiddu
Krishnamurti.29
Et donc, ‘’la perte de la mémoire’’, admit Anaïs Nin, ‘’fut comme la perte d’une
chaîne. Avec toute cette fluidité vint une grande légèreté. Sans mémoire, j’étais
25
Abu Saïd suggère pareillement : ‘’Etre un soufi, c’est se détacher des idées fixes…mettre de côté ce qu’il y a
dans notre tête – vérité imaginée, opinions préconçues, conditionnement…’’ (Cité dans The Way of the Sufi
d’Idries Shah, p.239)
26
I AM THAT, p.154, 100, 93, 86
27
Malloy, Malone Meurt, L’Innommable
28
Mercredi des Cendres
29
Freedom from the Known, p.36
41
infiniment légère, vaporeuse, fluide. La mémoire était la densité que je ne pouvais
transcender…’’30
Khan décrit ainsi cette expérience : ‘’Une âme réellement musicale, c’est quelqu’un
qui s’est oublié dans la musique, tout comme un vrai poète, c’est quelqu’un qui
s’oublie dans la poésie et une âme matérielle, c’est quelqu’un qui s’est oublié dans le
monde. Et pieuse est l’âme qui s’est oubliée en Dieu… {De tels individus} ont
totalement perdu l’idée de leur être propre et de cette manière, ils ont approfondi et
ils se sont unis à la chose qu’ils étaient venus donner au monde. La clé de la
perfection se trouve dans l’oubli de soi.’’31
Chaque stade de ce réveil, c’est la mort, mais seulement la mort des faits et des
étiquettes et ceux-ci sont déjà morts. Mourir courageusement au mental, c’est la seule
façon de recréer une ouverture pour que le vrai et le réel apparaissent, car rien de
neuf ne naîtra d’un mensonge.
Ce que nous avons appelé ‘’savoir’’ est si totalement faux que la seule vérité réside
dans l’absence de tout ce que nous savons et non dans l’addition de faits
supplémentaires.
Ecrivant au sujet de l’un de ses personnages, Clarice Lispector nous livre une de ses
observations subtiles à propos du processus, lorsqu’elle déclare : ‘’Ensuite, au moyen
d’une très familière absence de compréhension, l’homme finalement se mit à être luimême d’une manière difficilement distincte.’’32
Etre nous-mêmes, c’est ne rien savoir. Dans cet état d’acceptation insouciante d’
‘’être’’, sans ’’faire’’ quoi que ce soit à ce propos, c’est là que nous trouverons et que
nous serons nous-mêmes, sans retenue.
‘’Très cher, tu peux réciter ou écouter des Ecritures innombrables, mais tu ne seras
pas établi en toi, à moins de ne pouvoir tout oublier.’’
Astavakra Gita (16.1)
Etre établi, c’est ‘’savoir que vous ne saurez pas’’ et c’est trouver et être le vrai mystère
que nous sommes, ce qui est accepter notre incompréhension sans l’ombre d’un
doute et nous abandonner complètement à l’énigme de la vie, plus complètement en
fait que si nous savions tout depuis l’instant où nous sommes nés. Le génie, ce n’est
pas ce qui prétend connaître, mais ce qui reconnaît l’inconnaissabilité de l’être. Et le
génie de nos êtres est ‘’établi’’, lorsque nous prenons fermement racine dans l’idiotie.
Henry Miller termina son chemin personnel, quand il écrivit : ‘’Chaque jour, je
deviens plus ignorant – à dessein !33
30
The Voice, p.51
The Mysticism of Music, Sound and Word, p.136. Le compatriote de Khan, l’Indien Rabindranath Tagore,
s’exclama de même : ‘’Ivre de la joie de chanter, je m’oublie et je T’appelle ami, Toi qui es mon Seigneur.’’
(Gitanjali, II)
32
La Pomme dans le Noir
33
Hamlet
31
42
‘’Devenir plus ignorant’’ à dessein ? Cela ressemble à se tirer une balle dans le pied. Il
faudrait être un parfait idiot pour tenter quelque chose dans le genre. Mais une fois
de plus, c’est le but que nous poursuivons ici – devenir des idiots parfaits et lucides.
‘’Continuez à oublier et ne vous rappelez rien. Ceci peut se produire.’’
Swamiji Shyam34
Clarice Lispector décrivit l’idiotie iconoclaste de son personnage en déclarant : ‘’Et
bientôt, avec le grand plaisir qu’il y a dans le contrôle de sa propre énergie, il se mit
une fois de plus dans un état de ‘’ne pas beaucoup savoir.’’35
‘’Oublier’’, alors, ne requiert que le désir d’oublier. Nous devons avoir l’intention
d’annuler. Nous devons être les nettoyeurs du désordre intérieur. Nous devons être le
feu qui réduit tout en cendres et qui laisse un vide parfait.
‘’Et je prie pour que je puisse oublier ces questions dont je discute de trop avec moimême et que j’explique de trop.’’
T.S. Eliot
Cela dépend seulement de notre sérieux, si nous voulons réellement mourir en tant
que chenilles pour pouvoir voler comme des papillons.
La vérité, c’est qu’oublier, c’est perdre sans pensée de gain et gagner sans pensée de
perte. Car la seule chose que nous perdons jamais, c’est la mémoire de ce qui ‘’fut’’,
nous ne perdons jamais l’instant, car l’instant ‘’est’’ toujours et c’est notre tâche de
rendre chaque instant toujours plus important, toujours plus réel et la seule façon d’y
arriver, c’est de perdre toute vision du passé, de nous défaire des bagages que nous
transportons, de retrouver la spontanéité, de voir ‘’ce qui est’’ comme tel, pas comme
ce fut dans le passé.
U.G. Krishnamurti accentue cette stricte nécessité ; de cette intention, il déclare :
‘’Mon motif est direct et provisoire…Je suis juste intéressé à faire en sorte qu’il soit
parfaitement clair qu’il n’y a rien à comprendre…Tant que vous pensez, acceptez et
croyez qu’il y a quelque chose à comprendre et que vous faites de cette
compréhension un but que vous placez devant vous et qui demande recherche et
34
En oubliant ce qui est oubliable, nous nous rappelons l’Etre réel et nous devenons ‘’établis’’ en permanence,
en lieu et place de l’impermanence de l’être irréel. Ce résultat est décrit à partir d’un autre angle par Shunryu
Suzuki : ‘’Nous ne devrions pas accumuler de connaissances : nous devrions être libres de notre savoir. Si vous
collectionnez les connaissances, comme collection, c’est peut-être très bien, mais ce n’est pas notre manière de
procéder. Nous ne devrions pas tenter de surprendre les gens par nos merveilleux trésors. Nous ne devrions pas
nous intéresser à quelque chose de particulier. Si vous voulez apprécier pleinement quelque chose, vous devriez
vous oublier vous-mêmes. Vous devriez l’accepter comme l’éclair qui illumine la profonde obscurité du
ciel…Nous devrions toujours vivre dans le ciel vide et obscur. Le ciel est toujours le ciel. Même si des nuages et
des éclairs apparaissent, le ciel n’est pas affecté. Même si l’éclair de l’illumination jaillit, notre pratique oublie
tout.’’ (Zen Mind, Beginner’s Mind, p.85, 86)
35
The Apple in the Dark, p.31
43
efforts, vous êtes perdu et vous vivez misérablement…Donc…il y a la nécessité réelle
d’être libre des réponses elles-mêmes…La recherche est sans fondement, parce
qu’elle se base sur des questions qui à leur tour se basent sur un faux savoir. Votre
savoir ne vous a pas libérés de vos problèmes. Donc la liberté ne se situe pas dans le
fait de trouver des réponses, mais dans la dissolution de toutes les questions.’’36
L’infini attend que nous le percevions, nous devons d’abord juste polir la lentille pour
que nous ne voyions pas ce qui n’est pas là.
Ceci est la via negativa, l’abandon de toutes les sécurités de l’esprit, le largage de tout
ce que nous pensons être, de tout ce que nous pourrions ou devrions ou voudrions
être et donc replonger avec confiance dans le vaste océan de l’émerveillement et du
‘’non-sens’’. C’est seulement alors que nous serons vides de tout savoir conventionnel,
ouverts, purs, innocents, grands et prêts pour l’impossible.
‘’La connaissance qui se situe au-delà des connaissances est ma connaissance.’’
Kabir
Nous commençons à vivre complètement dans l’instant et dans le mystère sans la
gêne du ‘’quoi ?’’, ‘’comment ?’’ ou ‘’pourquoi ?’’, lorsque nous sommes libres du
besoin de savoir.
Nous sommes infinis tels que nous sommes, nous sommes seulement encrassés par
les saletés de tout ce que nous ne sommes pas.
Et c’est ainsi que nous devons ‘’nettoyer les portes de la perception’’, comme William
Blake le suggéra, et ceci requiert de purifier l’esprit, car c’est seulement en
accomplissant ceci que nous nous réveillons à la nouveauté de la vie et que nous
permettons à la beauté de couler sans retenue à travers nous.
C’est ainsi que Nietzsche a pu déclarer : ‘’…l’extase bienheureuse qui surgit des
profondeurs de l’homme, de la nature, au moment de ce même effondrement du
principium individuationis… {c’est} un aperçu du dionysiaque qui est peut-être le
mieux introduit à notre entendement par l’analogie de l’ivresse. C’est soit sous
l’influence de la potion narcotique dont les hymnes de tous les hommes et peuplades
primitives nous parlent ou soit par l’approche puissante du printemps qui pénètre
toute la nature avec joie que les émotions dionysiaques s’éveillent où le sujet
disparaît dans un oubli total.’’37
36
Mind is a Myth, p. 91- 92
The Birth of Tragedy, p.26. Evoquant cette ivresse dionysiaque, un des quatrains d’Omar Khayyam nous dit :
‘’Je ne bois pas pour la joie du vin / ni pour me moquer de la religion / mais seulement pour m’oublier un peu. /
C’est uniquement cela mon désir d’ivresse, uniquement cela.’’ (Rubayat d’Omar Khayyam).
37
44
CHAPITRE 4 : LE MYSTICISME INTRINSÈQUE
OU LE TAO DE L’IGNORANCE
‘’…une chose devint très claire et c’était qu’il y avait des manières de ne pas
comprendre et que la différence entre la non-compréhension d’un individu et la noncompréhension d’un autre créait une terre ferme encore plus solide que les
différences de compréhension.’’
Henry Miller1
‘’L’homme ne s’était attendu à rien et il vit ce qu’il vit, comme s’il n’avait pas été fait
pour tirer des conclusions, mais juste pour regarder.’’
Clarice Lispector2
‘’…je contemple le spasme des idées, alors que le Vide se sourit à lui-même.’’
E.M. Cioran3
‘’La clarté est essentielle. Par ‘’clarté’’, je veux dire voir les choses comme elles sont,
voir ‘’ce qui est’’, sans aucune opinion, voir le mouvement de votre esprit, l’observer
très attentivement, minutieusement, diligemment, sans aucun but, sans aucune
directive.’’
Jiddu Krishnamurti4
La nécessité d’oublier les idées non miraculeuses que l’on nous a enseignées pour voir
à nouveau le miracle immaculé de l’existence est facile à accepter. La question qui
demeure cependant est : comment oublie-t-on ? Que devons-nous faire pour évacuer
le rebut et laisser briller l’or pur ? Assez curieusement, la réponse est : rien.
Il n’y a pas de méthodologie qui puisse nous diriger vers la réalité, car toutes les
méthodologies se basent sur une action dans le cadre d’un forum ‘’connu’’ et c’est ce
‘’connu’’ qui est lui-même la porte que nous devons ignorer afin de traverser.5
Ainsi, le mysticisme intrinsèque ne consiste pas à ‘’découvrir’’, ‘’devenir’’,
‘’accomplir’’, ‘’transcender’’ ou ‘’comprendre’’, il s’agit simplement d’être ; il ne s’agit
1
Tropic of Capricorn, p.220
The Apple in the Dark, p.78
3
A Short History of Decay, p.104
4
Conférence à Madras, 1964
5
C’est-à-dire que, puisque nous avons appris initialement à considérer le monde tout à fait incorrectement, si
nous choisissons alors de participer, de n’importe quelle manière conceptuelle, à ce faux paradigme, nous
finissons par le valider, alors qu’il devrait plutôt être invalidé : c’est notre réaction à la fausseté, de n’importe
quelle manière, qui nous lie plus fort au mensonge, beaucoup plus que si nous devions plutôt être passivement
conscient de son manque de validité et rien de plus.
2
45
pas non plus de méditation, de prière, d’austérités ou de pèlerinages, car pour être
avec le mystère, il ne faut rien faire excepté être.
‘’Le plus grand art ressemble à de la stupidité.’’
Tchouang Tseu
Le mysticisme intrinsèque ne consiste pas en des rites, des mantras, des dogmes ou
des exercices spirituels (tous, quoique peut-être valables dans leur propre contexte,
finissent par devenir des facteurs limitatifs de l’inconnaissance absolue,
spécifiquement parce qu’ils requièrent un contexte pour être valables). Il consiste à
nous regarder honnêtement nous-mêmes et chaque chose, à nous désidentifier du
‘’je’’ qui participe au jeu d’être ; il s’agit de contempler le moi comme pour la toute
première fois et de le lâcher, encore et encore, pour que Cela puisse continuer d’être
et devenir plus Lui-même, sans jamais plus être lié par le mental limitatif.
Considérant la non-nécessité des disciplines et des directives, Franz Kafka déclara
sans aucune réserve : ‘’Le contrôle de soi est une chose à laquelle je ne m’efforce pas.
Le contrôle de soi signifie vouloir travailler efficacement, à un moment donné, au
rayonnement infini de mon existence spirituelle. Mais si je dois tracer de tels cercles
autour de moi, alors il vaudra mieux pour moi de le faire passivement, en
contemplant simplement dans l’émerveillement l’ensemble immense et de juste
récupérer la force qu’a contrario, ce spectacle procure.’’6
Pour atteindre cette ‘’passivité’’, nous devons vivre sans pensée de récompense, de
but ou d’accomplissement. Nous devons exister dans le monde sans savoir ce qu’est
exister dans le monde. Nous devons nous détacher de nos besoins et de nos
compréhensions étroites ; nous devons nous observer sans effort avec un
détachement complet, objectif, comme si nous observions une autre personne qui
observe une autre personne.
Le Maître zen Fen Yang relate cette découverte en suggérant : ‘’Quand vous êtes
stable…votre esprit est serein et n’est pas affecté par les distractions matérielles.
Vous entrez dans le royaume de l’illumination et vous transcendez le monde
ordinaire, laissant le monde tout en étant au milieu de la société.’’7
Il indique par là le ‘’non-mental’’ dont on parle dans l’entraînement zen, qui implique
une attention absolue, pure, innocente, neuve et sans effort.
Voir n’est pas uniquement une fonction des yeux, c’est un état d’esprit – si nous
regardons au travers d’interprétations erronées et de filtres ou si nous les enlevons et
si nous voyons clairement sans rien entre nous et la vie ; si nous choisissons de polir
la lentille ou si nous continuons de voir à travers un verre sombre ; ou si nous
choisissons de briser la vitre et de laisser souffler le souffle du génie.
6
7
Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin
Zen Essence, p.16
46
‘’Vous ne devez pas chercher les miracles, car les miracles viennent d’eux-mêmes.’’
Lin Tsi
Le mystère est, il ne doit pas être invoqué ni recherché ; il doit seulement être
reconnu.
La gloire de l’être ne peut pas s’empêcher d’apparaître spontanément, quand notre
vision est suffisamment claire pour la voir. Le kun byed rgyal po’i mdo le reconnaît et
affirme : ‘’Les grandes merveilles ne sont pas difficiles {à voir}. Par la subtilité, la
compréhension de Cela, en tant que toutes les bonnes qualités et forces, apparaît
spontanément d’elle-même.’’8
Je me réfère au résultat naturel de la perception honnête, qui mène à la réalisation de
l’incompréhension, qui mène à l’admiration respectueuse, qui mène à la vie.
L’émerveillement est simplement la bouffée initiale, le choc qui se produit quand
toute la lentille est nettoyée – le saisissement inaugural sidérant que ‘’ce qui est’’
EST ! C’est l’anéantissement de toutes les anciennes prémisses, préjugés et pseudo
idées profondes. Quand finalement nous nous regarderons complètement nous et le
monde, pour la première fois, nous verrons le miracle d’être, sans mots,
inimaginable, intime et inimitable qui fleurit tout autour de nous et en nous.
Et pour ceci, nous ne devons pas chercher de secret ni développer de grands talents
spirituels ; nous ne devons rien faire, la vie fait tout, car l’essence de la vie, c’est son
inconnaissabilité.
‘’Le vrai mystère du monde est le visible, pas l’invisible’’, observait Oscar Wilde.
C’est-à-dire que l’inconnu est le connu et le connu est l’inconnu ; le Mystère se trouve
juste devant nous et en nous, nous n’avons qu’à ouvrir nos esprits et à laisser surgir
cette réalisation.
La vie est un miracle inimaginable. Rien n’est vraisemblable. Rien.
‘’Exister est un état aussi peu concevable que son contraire. Non, encore plus
inconcevable.’’
E.M. Cioran9
Donc, il n’y a pas de processus impliqué dans la vraie vision, il n’y a pas de
‘’compréhension’’ qui devienne évidente, il y a seulement une absence de sens d’un
sens incroyable qui attend d’être dévoilée dans tout et chaque chose. Le mystère
devient le chemin vers lui-même, parce qu’il n’y a rien que le mystère.
C’est seulement une question de mise au point, de contraction et de dilatation, de
jouer avec la profondeur de champ de notre vision, d’accepter que nous ne pouvons
8
9
p.118
The Trouble of Being Born, p.104
47
pas nous concentrer sur deux distances à la fois, de rendre délibérément flou ce qui
est maintenant clair, de sorte que ce qui est flou puisse apparaître clairement.
C’est un retournement de la cognition facile, un retour subtil à la pureté qui n’a pas
été perdue, mais qui a seulement été enfouie sous la boue, car la vérité est que nous
contenons tout ce qui est nécessaire pour expérimenter l’émerveillement, parce
que…rien n’est nécessaire.
Osho remarque : ‘’La nature suffit…Nulle loi, nulle discipline imposée n’est
nécessaire. L’innocence suffit. Aucune moralité n’est nécessaire. La nature est
spontanée, la nature suffit. Nulle loi, nulle discipline imposée n’est nécessaire.
L’innocence suffit. Le savoir n’est pas nécessaire…Le gourou réel est la vie ellemême… {Par conséquent}, soyez simplement, d’instant en instant, sans savoir qui
vous êtes…ni ce que vous êtes.10
La vie se suffit à elle-même ; ‘’être’’ est dans son essence absolue un événement de
beauté et d’étrangeté ineffable, inexprimable, inépuisable ; l’aspect prodigieux de
l’être, c’est qu’il est et qu'il est complètement incompréhensible.
Des extraits du kun byed rgyal po’i mdo continuent d’aborder ce point de vue : ‘’C’est
un chemin subtil et difficile à comprendre, qui est non spéculatif et au-delà de la
pensée. Il est non existant, imperceptible et non conceptuel, il est libre de toute
pensée. Il ne peut pas être capté par des mots. Sans forme et sans couleur, il n’est
pas un objet des facultés des sens. Il est sûr, difficile à saisir et totalement
inexplicable…La nature est en soi parfaite…Il n’y a pas besoin de {certaines}
activités, puisque l’essentiel est dépourvu d’agitation et par conséquent ne nécessite
pas d’accomplissement…C’est une connaissance naturelle, vaste, sans limites ni
centre…Il n’y a pas de devenir, puisque chaque chose est juste comme elle est…Un
pratiquant…qui demeure dans un état de pensée non conceptuelle et qui {pense}
‘’tout ce qui est est juste’’, cette personne manifeste l’intention… {la plus élevée}…Il
n’y a rien d’autre que demeurer…en équilibre sans pensée conceptuelle…Il n’y a pas
besoin de pratiquer la méditation, car la Réalité est soi-même. Ne cherchez pas de
lieu de méditation, ne dépendez pas des autres…et n’essayez pas de comprendre
intellectuellement la nature imperceptible. Ne cherchez pas la Réalité ailleurs qu’en
vous-même.’’11
Le mysticisme intrinsèque (je l’appelle mysticisme intrinsèque, mais son nom réel
est…la vie. Je ne soutiens pas une nouvelle religion, simplement l’abandon de tout ce
qui est vieux) est un processus naturel ; ce n’est pas une fonction qui se cultive, qui
fait l’objet d’examens, de manipulations ou qui s’adapte. C’est la réalisation que les
ascétismes, les prosternations, les prières, les sacrifices et les dénis de soi sont
totalement artificiels.
‘’Le fait que le monde soit, c’est là le mystique.’’
Ludwig Wittgenstein12
10
Le Livre des Secrets ; Ecstasy, p.35
p.112, 100, 112, 109, 163, 101, 149, 150
12
Cité dans Zen to Go, p.119
11
48
Reconnaître ceci signifie encore une fois qu’aucun effort ou qu’aucun
accomplissement ne changera rien ; en fait, ils peuvent nous éloigner plus de nos
vrais sois et de la réalité, parce que ces actions liées à de faux paradigmes vont
totalement à l’encontre de la substance de nos êtres merveilleux.
Osho insiste : ‘’Mon sannyas {c’est-à-dire ma pratique}, c’est la spontanéité, vivre
d’instant en instant sans discipline préconçue, vivre dans l’inconnu, sans savoir
exactement où vous allez. Parce que si vous savez déjà où vous allez, vous êtes mort.
Alors, la vie se déroule de façon mécanique. La vie devrait être un courant qui
circule du connu vers l’inconnu. On devrait mourir à chaque instant au connu pour
que l’inconnu puisse entrer en nous. Seul l’inconnu libère…vivez une vie de
spontanéité naturelle. N’essayez pas d’altérer votre futur. Laissez-le être…n’essayez
pas de le gérer. Ne lui donnez pas de moule, de forme ou de plan…Restez non
préparés, alors vous serez enthousiastes, alors chaque instant sera une joie et un
émerveillement et chaque moment vous apportera quelque chose de neuf qui ne s’est
jamais produit et vous ne vous ennuierez jamais…Avancez librement, avancez dans
la liberté totale et à chaque instant, souvenez-vous de déposer le passé…Terminez-en
en ce qui concerne le passé, mourrez au passé de sorte que vous soyez totalement
vivants, vibrants, palpitants et rayonnants…13
Cette ‘’méthodologie améthodologique’’ d’existence aconceptuelle est simplement la
libération de l’esprit emprisonné – de l’emprise conceptuelle sous laquelle nous nous
sommes involontairement placés. C’est à ce moment-là que la réalisation conduit à la
non-réalisation, que la déchéance se transforme en croissance et que sans effort ou
technique, nous devenons nos vrais sois merveilleux, en émoi dans l’univers
enchanteur, simplement parce que la réalité est déjà fantastiquement nonconventionnelle.
‘’Je ne comprends pas. Cette phrase est si submergeante qu’elle transcende toute
compréhension. Notre compréhension est toujours limitée. Mais ne pas comprendre
peut-être illimité. Je me sens moi-même beaucoup plus complète, quand je ne
comprends pas. Ne pas comprendre, dans le sens où je l’entends, est un don.’’
Clarice Lispector14
La capacité de recevoir ce qu’offre le miracle de la vie est le don ; la vie reste le même
événement de toute façon – que nous la voyions comme un fardeau ou comme une
bénédiction – c’est simplement notre accueil qui détermine dans quel camp nous
nous trouvons.
Sri Nisargadatta nous offre son opinion : ‘’A quoi servent la vérité, la bonté,
l’harmonie, la beauté ? Elles sont leur propre but. Elles se manifestent spontanément
et sans effort, quand les choses sont laissées à elles-mêmes, quand on n’interfère pas
avec elles, quand on ne les évite pas, quand on ne les désire pas, quand on ne les
13
Ecstasy, p.39-43. Ainsi, ‘’être naturel’’, écrivit John O Donohue, ‘’c’est être saint, mais c’est très difficile
d’être naturel…Etre naturel, c’est être chez soi dans sa propre nature. Si vous êtes situé en dehors de vousmême, en tendant toujours vers ce qui est au-delà, vous évitez l’appel de votre propre mystère.’’ (Anam Cara,
p.133)
14
JdoB, 1er fév. 1969
49
conceptualise pas, mais quand on les expérimente simplement, en pleine conscience.
{Cette} conscience…ne se sert pas des choses et des gens – elle les comble…Je ne suis
aucune règle et je n’établis aucune règle. Je coule avec la vie – fidèlement et
irrésistiblement…Vivez simplement votre vie comme elle vient, mais attentivement,
avec vigilance, en permettant à chaque chose d’arriver comme elle arrive, en faisant
les choses naturelles de manière naturelle, en souffrant et en vous réjouissant –
comme la vie décide…Vous acceptez d’être guidé de l’intérieur et la vie devient un
voyage dans l’inconnu.’’15
Nous n’avons pas besoin de tenter de résoudre quoi que ce soit. C’est seulement notre
fausse pensée qui nous conduit à une société artificielle, ce qui nous conduit à des
vies artificielles, ce qui nous conduit à des problèmes artificiels. Aussi toute tentative
pour trouver une solution demeure dans un cercle vicieux et ne peut jamais réussir à
nous libérer.
‘’Je n’ai aucune doctrine à proposer aux gens, je guéris simplement les maladies et je
défais les entraves.’’
Lin Tsi16
Ces ‘’entraves’’ qui nous lient sont nos propres créations. Pour nous en libérer, nous
devons simplement cesser de les fabriquer, c’est-à-dire que nous ne devons pas
persister à vouloir saisir aucune vérité quelconque ou nous perdrons la légèreté et la
liberté de l’esprit innocent qui ne sait pas.
C’est ainsi que Dieu, qui parle dans le livre de Neale Donald Walsh, L’Amitié avec
Dieu, s’exclama : ‘’C’est bien là le problème ! Tu as toujours pensé. Essaye de ne pas
penser, une fois de temps en temps. Essaye simplement d’être. C’est lorsque tu ‘’es’’
simplement…que vient la plus grande compréhension…Tu ne peux pas trouver la
réponse – aucune réponse – rapidement, en y pensant. Tu dois quitter tes pensées,
laisser tes pensées derrière et entrer dans l’être pur… {Car} la conscience est un état
d’être. Par conséquent, si quelque chose dans la vie te rend perplexe ou bien t’étonne,
tu ne dois pas y penser. Et quand tu as un problème, n’y songe pas…Sors de ton
mental ! Rappelle-toi, tu es un être humain, pas un mental humain. {Donc} tu ne
peux pas être totalement éveillé pendant que tu penses. Penser est une autre
manière d’être dans un état de rêve. Parce que, ce à quoi tu penses, c’est
l’illusion…Alors, une fois de temps en temps, il pourrait être bon de cesser
complètement de penser…Essaye d’éviter les étiquettes…Sois juste avec
l’expérience…Ne cherche pas à voir quelque chose…N’essaye pas de voir quelque
chose…Détends-toi et sois satisfait de la paix de l’expérience. Le vide est bon. La
15
I AM THAT, p. 14, 115, 19, 33. Alan Watts déclarait : ‘’Vous ne devez jamais vous y accrocher. Si c’est ce que
vous ressentez, alors réalisez que le mouvement du Tao est exactement la même chose que l’instant présent – ce
que nous appelons maintenant est la même chose que le Tao. Le Tao, le cours des choses, l’éternel présent, la
Présence de Dieu, peu importe comment vous voulez l’appelez – c’est maintenant ! Et vous ne pouvez pas en
sortir. Pas besoin de l’accompagner, parce que vous ne pouvez pas lui échapper. C’est magnifique. Vous vous
détendez simplement et vous y êtes.’’ (The Way of Liberation, p.88)
16
Zen Essence, p.8
50
Création ne peut apparaître que dans le vide. Réjouis-toi donc du vide. N’attend rien
de plus, ne désire rien de plus. Lâche prise. Que ce qui est soit.’’17
La réalisation de notre être libre et infini est absolument aisée. Simple même.
Utilisant un verbiage plus ampoulé, Helena Blavatsky avertit : ‘’Ne crois pas que
t’asseoir sous le couvert de sombres forêts dans un isolement orgueilleux à l’écart
des hommes, que vivre de racines et de plantes et que la soif étanchée par la neige de
la grande chaîne de l’Himalaya, ô dévot, te conduiront au but de la libération
finale.’’18
Car c’est seulement dans l’acceptation qui a capitulé devant l’incorrigible énigme que
tout devient merveilleux, pas dans l’effort pour trouver une explication à cet
énigmatisme.
‘’Quel sens a la méditation, quand la réalité est là !’’
Jiddu Krishnamurti19
Le Maître zen Huang-long explique : ‘’La Voie n’a pas besoin d’être cultivée –
simplement ne la souillez pas. Le zen n’a pas besoin d’être étudié – l’important, c’est
de stopper le mental. Quand le mental est stoppé, il n’y a pas de rumination. Parce
qu’elle n’est pas cultivée, vous empruntez la Voie à chaque pas. Quand il n’y a pas de
rumination, il n’y a pas de monde à transcender. Parce qu’elle n’est pas cultivée, il
n‘y a pas de Voie à chercher.’’ 20
Et Osho soutint également : ‘’Le sahaja yoga (naturel) est le plus difficile de tous les
yogas, parce que rien n’est plus difficile que d’être facile, naturel et spontané…de se
mouvoir comme l’air et l’eau et de ne pas permettre à l’intellect d’intervenir dans ce
17
Friendship with God, p.192-205
The Voice of Silence, p.56. U.G. Krishnamurti qui, comme Jiddu, fit jadis partie de la Société Théosophique
fondée par Blavatsky – propose en des termes moins grandiloquents : ‘’A moins d’être libéré du désir, de tous
les désirs : moksha, libération, réalisation de soi, vous serez misérable. L’objectif suprême que la société nous a
désigné est précisément celui qui doit disparaître. Faute d’être libéré de ce désir-là, vous ne pourrez pas vous
délivrer de vos misères. Cette réalisation-là est essentielle, elle va droit au nœud du problème. C’est la société
qui a établi le désir de liberté, le désir de libération, le désir de Dieu, le désir de moksha – c’est de ce désir qu’il
vous faut vous libérer. Tous les autres désirs retrouveront alors leur propre rythme naturel. Vous les supprimez
soit par crainte des sanctions sociales soit parce que vous les considérez comme des ‘’obstacles’’ à votre désir
majeur – la libération… {C’est-à-dire que} tout acte volontaire, quelle que soit sa direction est violence. Tout
effort est violence. Tout ce que vous faites avec le concours de la pensée pour créer en vous un état de paix
utilise la force et, par là même, est violence. Une telle approche est absurde. Vous essayez d’imposer la paix par
la violence. Le yoga, les méditations, les prières, les mantras sont toutes des techniques violentes. L’organisme
vivant est très paisible, vous n’avez rien à faire. ‘’ (Mind is a Myth, p.46-47).
19
Cahiers, août 1961
20
Zen Essence, p.19. Et cependant, étant donné l’état chronique du mental humain, Carl Jung observa avec
pessimisme : ‘’Les gens feront n’importe quoi, même si c’est complètement absurde, pour éviter de faire face à
leurs propres âmes. Ils pratiqueront le yoga indien et tous ses exercices, ils observeront un régime alimentaire
strict, ils apprendront la théosophie par cœur ou ils répéteront mécaniquement des textes mystiques de la
littérature du monde entier – tout cela, parce qu’ils ne s’entendent pas avec eux-mêmes et qu’ils n’ont aucune foi
que quelque chose d’utile pourrait jamais jaillir de leurs propres âmes.’’ (Memories, Dreams, Reflections,
p.175)
18
51
qui se passe…Dès que l’intellect intervient, dès qu’il interfère, nous cessons
d’être…naturels et commençons à être…dénaturés…Ce que j’enseigne, c’est le sahaja
yoga lui-même. Imposer à la vie des doctrines et des dogmes, c’est pervertir la
vie…Toute dénaturation dans notre vie réside en ceci – que nous essayons toujours
d’être différents de ce que nous sommes réellement…’’21
Cette ‘’Voie qui n’est pas une Voie’’ naturelle consiste simplement à abandonner les
petites machinations discursives qui nous empêchent d’avancer librement et dans
l’harmonie ; en nous libérant de ces contraintes conceptuelles, nous nous accordons
au rythme de notre propre être, nous effectuons un réajustement et nous apprenons
ainsi à vivre dans le Tao, pour ainsi dire.
C’est peut-être pour cette raison que Kerouac écrivit : ‘’Je voulais…partir quelque
part et trouver la solitude parfaite, examiner la vacuité parfaite de mon esprit et
être complètement neutre par rapport à toute idée…me reposer…et ne rien faire,
pratiquer ce que les Chinois appellent le ‘’non agir’’. Je ne voulais réellement rien
avoir à faire ni avec…des idées concernant la société (je me dis qu’il vaudrait
simplement mieux éviter, contourner cela complètement), ni avec…des idées
concernant la compréhension de la vie…’’22
L’effort et la connaissance ne sont pas nécessaires ; en fait, ce sont des obstacles au
courant innocent qui circule à travers nous. Nous devons simplement nous écarter du
chemin. C’est la voie.
June Singer déclara : ‘’Il est seulement nécessaire de nous permettre d’être nousmêmes. Il n’est pas nécessaire d’apprendre comment. Ceci peut paraître la chose la
plus simple au monde, mais pour une société qui est devenue experte pour
manipuler, forcer et conditionner la psyché à fonctionner d’une manière convenante
dans un monde qui semble requérir l’adaptation, il peut y avoir beaucoup à
désapprendre dans le processus.’’23
C’est ce rejet des corruptions internes – de tout mur conceptuel – qui permet au
courant réel de la vie de se précipiter.
‘’Au moment où vous vous situez le plus dans l’admiration respectueuse à propos de
tout ce qu’il y a dans la vie que vous ne comprenez pas’’, observa Jane Wagner, ‘’vous
êtes plus près alors de la comprendre toute qu’à n’importe quel autre moment.’’24
21
Kundalini, p.128, 133
Dharma Bums, p.105. Tchouang-tseu déclara que les sages d’autrefois ‘’en étaient arrivés à n’avoir besoin de
rien qui obstruerait le Tao’’, c’est-à-dire que par la négation de tout ce qui entravait le flot de leur être véritable –
du mouvement du cœur, de la danse de la vie – ils s’ouvraient’’ et ainsi le mystère se déversait à travers eux et
en eux et les emportait dans son flot.
23
Androgyny, p.273
24
The Search for Signs of Intelligent Life in the Universe. Benjamin Tucker écrivit : ‘’Trop douce pour la
considérer simplement comme évanescente, pour réellement penser qu’elle requérait d’être comprise, pour
réellement penser qu’il y avait compréhension ; tout était émerveillement.’’ (OF, p.45)
22
52
‘’Les anciens Maîtres ne tentaient pas d’éduquer les gens, mais ils leur enseignaient
obligeamment comment ne pas savoir.’’
Lao-Tseu
La porte de l’infini est à jamais ouverte pour quiconque choisit de la franchir. Et cette
porte se trouve à l’intérieur de nous-mêmes et aucun savoir, aucune action ni aucune
discipline ne nous aidera à la trouver, car ce n’est pas en faisant ou en sachant, mais
en défaisant et en ne sachant pas que nous nous ouvrons à la vérité.
C’est une méthodologie améthodologique – le renversement de l’esprit qui ne cesse
de chercher, car l’unique manière d’apprendre à ne pas savoir, ce n’est pas en
‘’essayant’’ de ne pas savoir, mais en voyant le savoir pour ce qu’il est vraiment – une
mystification ; en voyant qu’il n’existe rien de tel que la ‘’compréhension’’ ; de cette
manière, nous apprenons continuellement à ne pas savoir.
Ram Dass confessait humblement : ‘’Quand mon gourou voulait me complimenter, il
disait que j’étais simple, mais quand il voulait me réprimander, il disait que j’étais
malin.’’25
Et donc, la reconnaissance essentielle, c’est qu’il n’y a rien à résoudre, parce que…il
n’y a pas de problème : le problème, c’est la recherche d’une solution. Car si nous
utilisons le mental comme une porte de sortie, nous serons bien dehors, mais nous
n’aurons échappé à rien sinon à nous-mêmes. Il nous faut simplement reconnaître
qu’il n’y a nulle part où aller, qu’il n’y a rien à faire et qu’il n’y a aucun savoir à
connaître. Nous devons simplement être et nous délecter intimement dans l’éternel
présent, le mystère de l’Etre.
C’est-à-dire que sous le regard détendu, mais assidu de la franche attention, la
dissolution naturelle de notre moi ordinaire s’opère et bien que chaque chose reste
exactement telle qu’elle était…elle n’est plus banale.
‘’…l’attitude d’émerveillement…est un préalable à l’humanité authentique.’’
Sam Keen26
Tout est authentique, tout est naturel, tout est mystérieux.
Tchouang-tseu fit l’observation suivante : ‘’En savoir assez pour s’arrêter quand on
ne sait pas, c’est la perfection…Si un homme peut comprendre ceci, il peut être
appelé le trésor du ciel. Ajoutez-y et il ne sera jamais plein ; retirez-en quelque chose
et il ne sera jamais vide. Toutefois, personne ne sait pourquoi il en est ainsi. On
appelle ceci la lumière cachée.’’27
25
C’est Ram Dass qui inventa l’axiome du ‘’mysticisme naturel’’ de la présence sans effort – ‘’Soyez ici
maintenant !’’ ‘’Etre’’ n’est pas faire. Etre ‘’ici’’, c’est être totalement présent. Etre ici ‘’maintenant’’, c’est
n’avoir ni passé ni futur, mais uniquement ce qui est et non ce qui n’est pas.
26
Apology for Wonder, p.17
27
Inner Chapters, p.38
53
C’est-à-dire que ‘’s’arrêter au mystère’’ sans entrer dans le domaine de la spéculation
et par conséquent sans plonger dangereusement dans le domaine du contexte et du
contenu, c’est rester dans la réalité primordiale plutôt qu’être piégé dans l’illusion
paradigmatique ; c’est être consciemment ignorant de ce dont on est vraiment
ignorant et ne pas fuir cette inconnaissance folle et extatique.
Quelle que soit la sacralité ou la profanité, la simplicité ou la complexité de nos
modèles ou paradigmes perceptifs et explicatifs, ils sont toutefois tous liés à la
limitation de la particularisation, c’est-à-dire que ce sont tous des tentatives pour
expliquer les parties au sein du Tout plutôt que le Tout lui-même (car après tout, le
mot ‘’analyse’’ veut dire ‘’diviser’’). Et en fait, ces explications proviennent
naturellement du point de vue, de la capacité et du langage de la ‘’partie’’ elle-même,
qui est l’individu. Donc, dans chaque cas de ‘’connaissance paradigmatique’’,
l’individu réussit simplement à se piéger davantage dans le paradigme par l’acte
même de sa propre compréhension particularisée, car il a créé un point de référence
central, un ‘’connaissant’’ au sein du connu et il a ainsi limité l’infinitude du Tout qui
n’a pas de centre.
Si toutefois il n’y a qu’un et un seul Tout, seul le Tout lui-même est capable de
compréhension véritable et par conséquent d’explication véritable ; le Tout est plus
grand que la somme de ses parties. Par conséquent, tout connaissance – du linéaire à
l’ésotérique – n’est vraie et valable que dans le domaine auquel elle appartient, mais
non en tant que ‘’vérité’’ en soi. Quand une personne réalise cela complètement qu’elle n’est qu’une partie du Tout – elle cesse d’essayer d’apprendre à partir d’un
‘’point de vue’’ et elle devient plus tendre, moins rigide avec ses définitions de la vie et
d’elle-même et en cela elle se fond innocemment dans le Tout et le mystère s’éveille à
lui-même.
C’est ainsi qu’Osho proclama : ‘’Savoir, c’est savoir que savoir n’est pas savoir et que
ne pas savoir, c’est savoir. Un homme qui a la compréhension réelle sait qu’il ne sait
pas du tout. Son ignorance est profonde. Et de cette ignorance jaillit l’innocence.’’28
Tout est merveilleux. Tout est magnifique. Tout est mystère. Nous avons seulement
besoin d’être suffisamment calmes et innocents, maintenant et pour toujours, pour
pouvoir le voir.29
Donc, l’ ‘’ignorance véritable’’ est la condition sine qua non pour exister dans le
drame contextuel de l’existence sans être désespérément limité par celui-ci ;
l’ignorance est le ballast du navire sans pilote et néanmoins sûr. Sur les vagues de
l’émerveillement respectueux, nous n’avons pas besoin d’ancre, nous devons
seulement apprendre à glisser.
‘’Renoncez totalement à la méditation et ne vous accrochez à rien dans votre esprit.
Vous êtes libre dans votre nature même, alors qu’atteindrez-vous par la
conception ?’’
Astavakra Gita30
28
29
Ecstasy, p.14
Lao-tseu demande : ‘’Pouvez-vous devenir éclairé et pénétrer tout sans savoir ?’’
54
C’est la peur de l’infinité sans limite de l’esprit non attaché – l’agoraphobie
conceptuelle – qui est la plaie de notre époque. Cependant, c’est à nous de décider si
nous nous contraignons nous-mêmes avec la façon de connaître les choses que l’on
nous a montrées ou si nous choisissons plutôt de nous ouvrir pour rêver, respirer
dans le souffle de l’Esprit et glisser volontairement dans les domaines illimités du
possible sans tenir compte de ce que notre société confuse a à dire à ce sujet.
Après tout, ‘’Se tenir dans l’admiration respectueuse et s’émerveiller, c’est
comprendre d’une manière très spécifique, même si cette compréhension ne peut pas
être décrite’’, écrivait Gary Zukav.31
Il nous faut devenir les destructeurs courageux de toutes nos insécurités et de tous
nos espoirs. Nous devons nous-mêmes abattre les murs. Parce que le grand paradoxe
de l’esprit est celui-ci : ce n’est pas le savoir qui est un signe d’intelligence, mais
plutôt savoir que l’on ne sait pas. On doit être parfaitement intelligent pour être le
témoin de son ignorance. Etre sage, c’est reconnaître que l’on est ignorant. Il nous
faut être parfaitement intelligent pour comprendre la profondeur de notre
ignorance.32
Reconnaître ceci conduira Carl Jung à déclarer : ‘’Je n’appelle pas obscurantiste
l’homme qui admet son ignorance ; je pense que celui-ci est plutôt l’homme dont la
conscience n’est pas assez développée pour être conscient de son ignorance.’’
Et ainsi, déclara Maître Eckhart, ‘’cette ignorance ne provient pas d’un manque de
savoir, mais plutôt de savoir que l’on peut atteindre cette ignorance.’’33
Plus nous devenons intelligent, plus nous réalisons à quel point nous comprenons
peu. Nous voyons que l’émerveillement mûr ne provient pas de l’ignorance originelle,
mais plutôt d’une nouvelle ignorance rendue lucide par le renoncement aux
connaissances limitées d’hier ; nous procédons de l’ignorance reniée à l’ignorance
révélée.
‘’L’homme rayonnant me fit signe…il me donna comme instruction de m’isoler de la
pensée conventionnelle et d’étudier la sagesse de l’ignorance.’’
Richard Moss34
La sagesse de l’ignorance ? C’est le paradoxe des paradoxes. Et pourtant, il est évident
que le savoir a échoué pour ce qui est de nous affranchir, de vivre et d’aimer. C’est
30
Verset 15.20
The Dancing Wu Li Masters
32
Le soufi Sana’i a déclaré : ‘’Si la connaissance ne libère pas le moi du moi, alors l’ignorance est meilleure
qu’une telle connaissance.’’ (Rumi and Sufism, p.24)
33
Et chez Haggard, nous lisons : ‘’…plus nous apprenons, ne pourrons-nous pas alors mieux mesurer notre
ignorance ?’’ (She, p.251) Ainsi, ’’notre sens de l’émerveillement augmente de façon exponentielle : plus le
savoir est grand, plus profond est le mystère et plus nous recherchons le savoir pour créer un nouveau mystère, a
déclaré Edward O. Wilson, un esprit de pointe en matière de recherche et de théorie sociobiologique moderne. Et
Sam Keen déclara : ‘’En effet, pour le penseur créatif, l’émerveillement et l’humilité augmentent en proportion
de la connaissance’’ (Apology for Wonder, p.34).
34
Le Papillon Noir
31
55
ainsi qu’après son initiation au mystère, Richard Moss a déclaré : ‘’La sagesse de
l’ignorance : pour moi, c’est un sacrement. La reconnaissance de l’ignorance – que
je manque de la compréhension globale de quoi que ce soit – est un acte sacré qui
saisit l’expérience ordinaire et qui en fait une porte vers d’infinies possibilités.’’35
C’est pourquoi Osho déclare : ‘’C’est toujours le cas qu’un homme qui se situe au
niveau de la Conscience suprême et qu’une personne totalement ignorante semblent
identiques – car leur comportement est souvent similaire. C’est la raison pour
laquelle il y a souvent une grande similitude entre un petit enfant et un vieil homme
qui est parvenu à l’illumination ; ils ne sont pas réellement les mêmes, mais
superficiellement, ils se ressemblent. Parfois, un sage illuminé agit comme un
enfant, parfois dans le comportement d’un enfant, nous entrevoyons la sainteté.
Parfois, une personne illuminée ressemble à une personne totalement ignorante, à
un parfait idiot et il pourrait paraître que personne ne pourrait être aussi sot
qu’elle. Mais le sage a transcendé le savoir, tandis que l’enfant doit encore arriver
au savoir. La similitude réside dans le fait qu’ils sont tous les deux en dehors des
connaissances.’’36
Alors, la vraie sagesse n’est pas tant une réalisation profonde qu’une non-réalisation
profonde ; c’est la reconnaissance que l’ignorance véritable n’est pas un échec – que
nous n’avons peut-être simplement pas pu connaître ce qui devrait être connu – mais
qu’une telle ignorance est plutôt un succès à cause de l’intelligence profonde requise
pour ignorer ce qui ne peut être connu.
‘’Vous avez entendu parler de la connaissance qui sait, mais vous n’avez jamais
entendu parler de la connaissance qui ne sait pas.’’
Tchouang-tseu
La ‘’vérité’’ conventionnelle est après tout un moyen stérile de reconnaître son
ignorance ; le savoir entretenu dans le monde ignore à tort l’authentique ignorance ;
il peut tout connaître, sauf une des connaissances les plus importantes…le mystère.
Ainsi la connaissance matérielle est-elle juste l’ignorance frileuse de
l’inconnaissance : le ‘’savoir’’ est de l’ignorance qui s’ignore. Enfants, on nous a dit
qu’il n’y a rien dans l’obscurité qui ne se trouve dans la lumière, mais il y a une chose
– l’obscurité.
Admettant cette vision de l’invisible, Clarice Lispector écrivit : ‘’Peut-être que ceci a
été ma plus grande lutte dans la vie : pour comprendre ma non-intelligence, pour
comprendre mes sentiments, j’ai été contrainte de devenir intelligente.
(L’intelligence est nécessaire pour comprendre la non-intelligence. Sauf que
l’instrument – l’intellect – continue d’être utilisé par la force de l’habitude et alors,
nous sommes incapables d’appréhender proprement et directement les choses à
partir de la source.)’’37
35
Ibid. p.35
The Search of Miracles, p.220
37
Jorno do Brazil, 06/11/71
36
56
Appelons ceci ‘’l’intelligence de l’ignorance’’.
Dans le livre de Dostoïevski, L’Idiot, le prince Myshkin rapporte une observation
semblable : ‘’Je puis être considéré comme un enfant, même ici, mais qu’en est-il ?
Pour quelque raison, je suis même considéré comme un idiot…mais quel genre
d’idiot puis-je être maintenant, quand je réalise que je suis considéré comme tel ?
Quand j’entre quelque part, je pense en moi-même : ‘’Ils pensent que je suis idiot,
mais je suis intelligent et ils ne le réalisent pas.’’ La pensée m’effleure souvent.’’38
Pour retrouver ce genre d’éclat innocent, nous ne devons ni chercher à connaître, ni
chercher à ne pas connaître ; nous devons simplement nous détendre et nous libérer
du contenu ; nous ne devons pas savoir ce qu’est chercher, ni savoir ce qu’est savoir.
Nous ne devons pas savoir ‘’pourquoi ?’’ et nous ne devons pas savoir pourquoi nous
ne savons pas pourquoi.
‘’Plus tu verras, moins tu en sauras.
Moins tu en sauras, plus tu aspireras.
Plus tu aspireras, plus haut tu grimperas.’’
Dan Fogelberg
Ainsi, nous n’avançons pas vers la réalisation, mais nous nous en écartons ; pour
cesser de croire que les choses sont comme nous croyons qu’elles sont, il nous faut
tout remettre sur la table. Aller dans l’esprit, là où il n’y a pas de sens, où rien ne relie
ce que nous pensons être avec ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas,
nous asseoir sans programme ni attente. C’est la non-voie pour tenter de ne pas
trouver de réalisation.
Aleister Crowley écrit en lettres capitales, comme pour insister sur la vérité de la nonvérité : ‘’NE CONNAISSEZ RIEN ! TOUTES LES VOIES QUI CONDUISENT À
L’INNOCENCE SONT LEGITIMES. LA FOLIE PURE EST LA CLE DE
L’INITIATION.’’39
Ayant cette clé à l’esprit, Iris DeMent chante, avec une acceptation lyrique, sa
chanson adéquatement intitulée Let The Mystery Be :
‘’Chacun se demande d’où il vient.
Chacun se demande où il ira quand tout sera terminé,
Mais personne ne sait avec certitude, aussi c’est la même chose pour moi.
Laissons simplement être le mystère.’’
Nous devons oublier ce qui est oubliable, devenir des idiots, ne pas avoir de but et
rendre l’esprit neuf à chaque instant. Nous devons vivre sans savoir ce qu’est vivre et
être sans savoir ce que c’est être. Voilà comment nous nous relions au mystère. Voilà
comment nous…sommes.
38
39
The Idiot, p.107
The Book of Thoth, p.253
57
‘’Le sage est celui qui s’étonne de tout.’’
André Gide
‘’Sans esprit, le zen est facile à trouver’’, affirma Maître Dahui.40
Howard Nemerov conclut pour nous cette première partie à l’aide de l’une de ses
brillantes métaphores poétiques, intitulée adéquatement La Voie : ‘’Selon notre
tradition, quand un homme meurt, l’Ange s’approche de lui et lui dit : ‘’ A présent, je
vais te dire le secret de la vie et le sens de l’univers.’’ Un homme à qui ceci advint
dit : ‘’Décampe, Ange gris. Où étais-tu, quand j’avais besoin de toi ‘’? Parmi toutes
les armées de la mort, il est le seul qui ignore le secret de la vie et le sens de l’univers,
aussi fait-il l’objet d’une vénération superstitieuse par le reste.’’
40
Zen Essence, p.54
58
2ème PARTIE : LE MARIAGE DE L’ORIENT
ET DE L’OCCIDENT1
CHAPITRE 5 : L’ORIENT
‘’Devant l’immensité du mystère, on est comme un mille-pattes qui sent le sol se
dérober sous ses pattes. Chaque porte qui s’ouvre mène à un vide plus grand. On
doit nager comme une étoile dans l’océan sans chemin. On doit avoir la patience du
radium sous un pic himalayen.’’
Henry Miller2
‘’Assis-là à sa place, il jouissait de sa propre vacuité immense. Une telle manière de
ne pas comprendre était le mystère primordial dont il faisait inextricablement
partie.’’
Clarice Lispector3
‘’L’idée d’infinité doit être apparue un jour de relâchement, quand une vague
langueur s’est infiltrée dans la géométrie, comme un premier acte de connaissance,
au moment où dans le silence des réflexes, un frisson macabre a isolé la perception
de son objet.’’
E.M. Cioran4
‘’C’était un vide qui n’avait connu aucun savoir…’’
Jiddu Krishnamurti5
Il semblerait que la psyché orientale ait toujours eu une compréhension plus claire
des courants métaphysiques sous-jacents plus subtils de l’être, comparativement à la
constitution psychologique plus concrète de l’Occident. Et l’Orient a transmis ces
réalisations à l’aide d’une structure beaucoup plus cohérente que sa contrepartie
théiste occidentale. Du Bouddha en Inde, à Lao-Tseu en Chine aux Maîtres zen du
Japon a circulé un courant de ‘’détachement’’ et de ‘’transcendance’’ par rapport à la
vision conventionnelle ou profane de la réalité et ceci a produit une aversion
concomitante pour l’esprit linéaire rationnel.
1
Cette partie est destinée à révéler le substrat similaire qui sous-tend la spiritualité orientale et occidentale et
que, bien que des mots, des idéologies et des actions différentes puissent paraître complètement incompatibles,
quand on les observe à partir d’une certaine perspective (ou d’une absence de perspective, pour ainsi dire), il
existe indiscutablement une déréalisation profonde similaire.
2
Sexus, p.211
3
The Apple in the Dark, p.80
4
A Short History of Decay, p.29
5
Se libérer du connu
59
Les penseurs de l’Orient ont, pour la plupart, considéré tout ce qui ‘’est’’ comme une
‘’illusion’’ et ainsi, les anciens Maîtres cherchèrent à montrer qu’il n’y avait pas de
libération dans le contexte du monde illusoire et donc, que c’est seulement en
quittant (c’est-à-dire en s’échappant ou en s’élevant hors de) ce contexte et en
reconnaissant une toute autre manière de voir les choses que l’individu
s’affranchissait des limites que les structures de pensée de la société imposaient à la
vie.
Par conséquent, cette perspective a souvent été divulguée par des déclarations
paradoxales et absurdes à propos de la réalité conventionnelle, une méthode qui est
typiquement ‘’orientale’’.
‘’… le secret plus profond encore du secret :
Le pays qui n’est nulle part, voilà la vraie demeure.’’
Le Secret de la Fleur d’Or
Et pourtant, puisque partout est nulle part (nowhere) en particulier et maintenant ici
(now-here), il n’est pas nécessaire de fuir physiquement la vie, mais on peut rester
dans le monde, tout en n’étant pas souillé par lui, car Jiddu Krishnamurti le signala,
‘’l’esprit innocent peut vivre dans le monde qui n’est pas innocent.’’6
C’est-à-dire, dans un monde qui cherche continuellement à minimiser le mystère
incroyable d’être avec son addiction aux faits et aux ‘’compréhensions’’, un individu
peut toujours inverser le processus et retourner à la vision non souillée de
l’incompréhension, comme nous l’avons vu au cours des deux derniers chapitres.
Donc, dans les citations suivantes, on pourra voir que l’Orient mystique n’a pas
simplement recommandé de fuir le monde en s’évadant dans le vide, mais que les
Maîtres ont plutôt souvent suggéré que le mystère peut et doit exister dans la
cacophonie de la vie quotidienne ; on ne doit pas rechercher de sagesse ésotérique ou
se retirer dans un monastère, mais plutôt en arriver à l’émerveillement essentiel en
l’absence d’idée, de compréhension et d’attente, tout en demeurant calmement au
milieu des myriades de ‘’choses’’ de la vie.
Ce sont nos fausses vues sur le monde qui nous conduisent à une participation fautive
en son sein. Les experts de l’Orient ont par conséquent réalisé que la lutte pour nous
affranchir du chagrin de l’existence provient de l’idée fausse que nous sommes piégés
dans le chagrin de l’existence ; l’idée fausse étant la conception elle-même, par
laquelle nous sommes ‘’conçus’’ dans le piège qui n’est pas là.
Le Maître zen Yuanwu affirme: ‘’Une fois que la base de l’esprit est éclaircie, il n’y a
plus d’obstacle – vous vous dépouillez des points de vue et des interprétations qui se
basent sur des concepts comme la victoire et la défaite, moi et les autres, bon et
mauvais.’’7
6
7
Freedom from the Known, p.87
Zen Essence, p. 28
60
En ce qui concerne le ‘’dépouillement des points de vue’’, une méthode utilisée dans
le bouddhisme zen pour tenter de libérer l’esprit de ses chaînes conventionnelles est
le koan. L’objectif de ces énigmes illogiques – les koans – c’est de désarmer
stratégiquement la raison conventionnelle de l’individu en produisant un état
d’exaspération sans espoir, parce que le koan, étant une énigme rationnellement
insoluble et dépourvue de solution, conduit l’individu dans le domaine précaire de
l’incertitude ambiguë – un état que normalement l’esprit, par une tendance invétérée
– fera tout ce qui est en son pouvoir pour le refuser et l’éviter ou inventera une
réponse plutôt que de demeurer sans réponse. Et ainsi, par la méthode du koan,
l’esprit est conduit par la ruse au sentiment et à l’acceptation inévitable de la noncompréhension absolue. Un exemple de koan qui est souvent cité est : ‘’Quel est le son
produit par une main qui applaudit ?’’
Lorsqu’un individu qui lutte avec l’absence de sens de l’un de ces problèmes parvient
finalement à l’état de perplexité déconcertée, il a précisément atteint le lieu en luimême où il était censé être depuis toujours – il a redécouvert l’étonnement ignorant.
Tout ce qu’il faut alors, c’est ‘’conserver cet esprit qui ne sait pas’’, comme le suggère
Seung Sahn.
‘’Il est inutile de chercher la Vérité ; cessez seulement d’avoir des opinions.’’
Seng t’san8
Dans l’ensemble, toutefois, le koan n’est qu’un truc et tout individu zélé, totalement
honnête, peut voir que la vie et son ‘’but’’ sont en eux-mêmes les énigmes les plus
déroutantes ; c’est-à-dire qu’il est quasiment impossible pour un individu de ne pas
parvenir à une incompréhension totale, incontestée, par la simple reconnaissance que
le mystère de la vie est insoluble, incomparable et partout ; que la vie elle-même est le
koan des koans.
En fait, le zen est si anti-intellectuel qu’après qu’on lui ait demandé pourquoi il avait
choisi Hui-neng pour devenir le sixième patriarche du zen, Hung-jen, le cinquième
patriarche répondit : ‘’499 de mes disciples comprennent bien ce qu’est le
bouddhisme, excepté Hui-neng.’’ L’ignorance de Hui-neng était sa vertu, parce qu’elle
était la qualité essentielle nécessaire pour recevoir la compréhension bouddhiste la
plus élevée. Et Hui-neng lui-même, lorsqu’on lui demanda comment il était parvenu à
succéder au cinquième patriarche répondit : ‘’Parce que je ne comprends pas le
bouddhisme.’’9
Un cas similaire montrant la condition étonnante à remplir pour la succession dans la
lignée bouddhiste s’est produit au tout début du bouddhisme, lorsque le Bouddha,
pendant le célèbre Sermon de la Fleur, chercha à trouver un successeur à ses
enseignements et avait ainsi rassemblé tous ses disciples en un lieu pour en choisir
un. Debout devant toute l’assemblée, le Bouddha montra simplement une fleur sans
mot dire. Parmi les centaines de moines rassemblés, un seul sourit et il sourit parce
qu’il ne savait pas ce qu’était une fleur et qu’il ne voyait que le Mystère auquel
8
9
Prière du Cœur
Essays in Zen Buddhism, p.40, D.T. Suzuki
61
appartiennent tous les mystères et ainsi, il fut choisi et la chaîne ininterrompue d’
‘’éveillés’’ commença son acquisition de maillons.
Ce sentiment d’incompréhensibilité inévitable qui précipite le renoncement cognitif
absolu de son propre accord est un sentiment où on lève les bras au ciel devant le
merveilleux ridicule de l’existence et c’est ce sentiment d’éberluement que nous
devons toujours préserver en nous, à propos de tout ce que nous sommes, de tout ce
que nous voyons et de tout ce que nous faisons. Conserver en permanence cet ‘’esprit
qui ne sait pas’’, c’est demeurer dans la rêverie magique du non-savoir et être libre du
mental non magique.
‘’Que j’en arrive à être comme une créature sans connaissance.’’
Shen Tao
Savoir que l’ignorance est le summum de la sagesse réelle, c’est boucler la boucle de la
circonférence de l’esprit ; c’est être sage, sot, oublieux, indifférent et passionné, tout
cela en même temps ; c’est ‘’voir’’ toute chose et cependant ne rien savoir.
Le Maître zen Xiatang suggère : ‘’Transcendez tous les objets mentaux, cessez toute
rumination. Ne permettez ni aux bonnes pensées ni aux mauvaises d’entrer dans
votre esprit, oubliez tout sur le bouddhisme et les choses du monde. Lâchez corps et
esprit, comme vous lâcheriez prise au-dessus d’une falaise. Soyez pareil à l’espace,
en ne produisant ni pensées subjectives…ni aucun signe de discrimination.’’10
Lorsque nous parvenons dans cette grande dimension ouverte d’émerveillement
authentique, nous devons l’accepter et ne pas nous permettre de commettre l’erreur
de chercher de nouveau à trouver une réponse ou une solution à la perplexité, car
nous devons toujours nous souvenir que formuler une certitude sur le mystère que
nous sommes ou sur le pourquoi il est inconnaissable ou sur le sens de son absence
de sens, c’est retourner sur le forum du mental obsolète et confondre l’absence de
compréhension sublime et lucide avec une méprise grossière et biaisée.
Le Maître zen Foyan admonesta : ‘’Certains anciens étudiants du zen prétendent ne
pas rationaliser du tout, ne pas calculer et ne pas comparer du tout, ne pas
s’attacher au son ni à la forme, ne pas s’arrêter à la souillure ni à la pureté. Ils
disent que le sacré et le profane, l’illusion et l’illumination sont une seule vacuité
claire. Ils disent qu’il n’existe pas de telles choses au milieu de la grande lumière. La
lumière de la sagesse les aveugle, ils font une fixation sur la sagesse. Ils sont
incurables.’’11
10
Zen Essence, p.75
Zen Essence, p.46. Shunryu Suzuki observe similairement : ‘’Au Japon, nous avons l’expression shoshin qui
signifie ‘’esprit du débutant’’. Le but de la pratique est de toujours garder notre esprit de débutant…Dans
l’esprit du débutant, il y a beaucoup de possibilités ; dans celui des experts, il y en a peu…Dans l’esprit du
débutant, il n’y a pas la pensée : ‘’J’ai atteint quelque chose.’’ Aussi, le plus difficile, c’est de toujours
conserver votre esprit de débutant. Il n’est pas nécessaire d’avoir une compréhension profonde du zen…Vous ne
devriez pas dire : ‘’Je sais ce qu’est le zen’’ ou ‘’J’ai atteint l’illumination.’’ C’est le vrai secret des arts :
toujours être un débutant…C’est le secret de la pratique du zen.’’ (Zen Mind, Beginner’s Mind, p.22)
11
62
Il nous faut reconnaître que l’illusion est complètement illusoire ; ce qui est
absolument incompréhensible doit rester non affecté par le mental ou nous pouvons
tomber dans l’erreur de croire que nous ‘’voyons’’ l’illusion clairement et par
conséquent tomber plus loin dans l’erreur que nous ‘’savons’’ que c’est une illusion et
pourquoi il en est ainsi et comment cela va changer, alors que nous n’en savons
réellement rien du tout.
C’est un seuil si difficile à franchir que les plus grands esprits n’ont jamais prétendu
comprendre ce que d’autres prétendent comprendre et en fait, ils ont prétendu tout le
contraire – ils sont allés de plus en plus loin dans l’acceptation totale et humble de
leur inconnaissance.
‘’Mon ignorance surpasse de loin la vôtre.’’
Shih-t’ou
Avec beaucoup d’humilité, de sagesse et de folie, Sri Nisargadatta Maharaj reconnut :
‘’Je ne prétends pas connaître ce que vous ne connaissez pas. En fait, j’en sais
beaucoup moins que vous.’’12
L’histoire de l’authentique sagesse est essentiellement une lignée de purs idiots.
L’un des plus sages idiots, Lao-tseu, confessait dans le Tao Te King : ‘’Moi seul ai
l’esprit d’un sot, tout perdu et vague. Les gens sont tellement malins, tellement
brillants, alors que je ne suis que terne et confus.’’
Jack Kerouac, bien qu’étant né en Occident, était aussi un étudiant confirmé de
l’Orient. Reflétant la parole de Lao-tseu, Kerouac conclut : ‘’…tous, ils n’écoutaient
jamais, ils voulaient toujours que je les écoute, ils savaient et je ne savais rien, j’étais
juste un gamin stupide, un idiot irréaliste qui ne comprenait pas le sens sérieux de ce
monde très important et très réel.’’13
Ainsi, nous voyons une fois encore que les faits, les mots et les ‘’vérités’’ n’existent que
dans le domaine du grossier et que toutes ces catégories ne sont que des obstructions
à la vision du sage idiot. Revendiquer la compréhension, c’est prouver que l’on n’a ni
compréhension, ni ignorance, seulement de l’orgueil. Ainsi, à la manière paradoxale
des sages orientaux : pour être complètement stupéfié par le miracle de nos êtres
incompréhensibles, on doit être parfaitement et intelligemment…stupide.
***
Ecoutons maintenant brièvement l’Orient pas si lointain, cette grande terre de
mysticisme fou, l’Inde, où tous les royaumes, du profane au spirituel et au divin en
12
I AM THAT, p.4. Et comme toujours, avec ses dénégations incessantes, U.G. Krishnamurti annonce : ‘’ De qui
voulez-vous savoir ? Pas de moi. Je ne sais pas. Si vous supposez que je sais, vous vous trompez,
malheureusement. Je n’ai aucun moyen de savoir… Moi-même, j’ignore comment je suis tombé là-dessus, alors
comment espérez-vous que je le donne à un autre ?’’ (Mind is a Myth, p.78, 60).
13
Dharma Bums, p.111
63
passant par le symbolique et le mythique se fondent dans l’Un inexplicable. En Inde,
de nombreux écrits comportant la même réalisation essentielle de l’ignorance
humaine face au Mystère virent le jour avec le même avertissement qu’il vaut mieux
accepter son incompréhension et applaudir l’énigme, plutôt que nier son ignorance et
la profaner.
‘’Meilleur que le sacrifice de n’importe quel objet est le sacrifice de la sagesse.’’
Bhagavad Gita
Renoncer à l’attente, cesser de penser à ce que l’on est ou à ce que l’on est censé faire
ou à ce que l’on pense savoir et en lieu et place, simplement ‘’être’’ – tout oublier au
sujet du bien et du mal et demeurer sans mémoire ni projet – c’est arriver à exister
dans la réalité de ‘’ce qui est’’. C’est le résultat du ‘’sacrifice’’ de la sagesse. A partir de
ce sacrifice (c’est-à-dire à partir du moment où l’on renonce à toute supposition que
l’on comprend la vie), l’instant présent de ‘’ce qui est’’ survient en continu pour
l’esprit innocent ; le passé et le futur ne peuvent plus apparaître dans les pensées de
l’individu, parce que l’esprit est vide de tout, à l’exception du spectacle mystérieux qui
danse devant les yeux qui ne sont que les témoins de l’instant vivant. Et cette danse
miraculeuse de l’action et du repos ne se produira pas…’’jusqu’à ce que tu connaisses
et que tu perdes cette connaissance…’’’, selon Mahadeviyakka. C’est-à-dire, jusqu’à ce
que vous sacrifiez votre ‘’sagesse’’.
Le message est clair – nous devons nous suspendre aux toiles d’araignée de la vie
sans être mordus par l’araignée. Nous devons vivre dans le monde des concepts et des
constructions mentales sans devenir la proie des limites qui les circonscrivent. Nous
devons exister dans le non-mystère tout en ne voyant que le mystère.
Lakshminkara s’écria avec force : ‘’Ô chercheur, es-tu confondu, lâche alors les
concepts !’’
Car c’est seulement par l’ordinaire que nous parvenons à sentir le sacré ; ce ne sont
pas deux royaumes différents, car il n’y a qu’un seul royaume. Le sacré est l’ordinaire
privé de tous ses vêtements conceptuels.
Comme la Kena Upanishad le déclare à propos de ce royaume unique : ‘’Là, l’œil ne
va pas, ni la parole, ni l’esprit…Il se distingue du connu et se situe au-delà de
l’inconnu.’’
Reconnaissant ceci, il est dès lors beaucoup plus simple d’accorder une gloire totale à
la grandeur d’ ‘’être’’ en renonçant à tout notre orgueil placé dans le savoir et en
laissant ainsi la vie nous éblouir avec son improbabilité remarquable. Alors, nous
serons sages, car comme la Bhagavad Gita le déclare : ‘’La sagesse est entourée par
l’absence de sagesse qui trompe les mortels.’’
Si donc l’absence de sagesse ‘’entoure’’ la sagesse, nous devons simplement évacuer
l’absence de sagesse, nous devons complètement nettoyer l’ardoise. Rien ne peut
rester ou les résidus souilleront ce qui doit être pur.
64
‘’Connaître, c’est ne pas connaître ;
Ne pas connaître, c’est connaître.’’
Kena Upanishad
Nous n’atteindrons cette reconnaissance finale paradoxale que quand l’esprit linéaire
aura complètement été détruit. Alors, les étiquettes que nous avons placées sur les
parties apparemment distinctes du Mystère global unique seront vues comme elles
sont réellement – de simples étiquettes placées sur des fragments du Grand
Inconnaissable.
Et alors, déclare le Kalika Purana, ‘’Vous parcourrez la Terre en provoquant la
stupéfaction chez les hommes et les femmes avec votre arc et vos flèches fleuries et
engendrerez ainsi la création continue du monde.’’
***
65
CHAPITRE 6 : L’OCCIDENT
1ère PARTIE : LA CHUTE
‘’Je suis sûr que le mythe se vérifiera dans certains milieux, qu’ici et là, un lien sera
trouvé entre les hommes inconnus que nous étions et les hommes inconnus que nous
sommes, que la confusion du passé sera marquée par une plus grande confusion à
venir et que ce n’est que le tumulte et la confusion qui importent et que nous devons
leur rendre un culte.’’
Henry Miller1
‘’Il était là, stupide, humble, entouré d’un halo.’’
Clarice Lispector2
‘’Ici, les certitudes abondent : supprimez-les, mieux, supprimez leurs conséquences et
vous retrouverez le paradis. Qu’est-ce que la Chute, sinon la poursuite d’une vérité et
la certitude de l’avoir trouvée, la passion pour un dogme, habiter un dogme ?’’
E.M. Cioran3
‘’…la religion, ce n’est pas seulement l’idole du temple, les lettres dans la mosquée ou
la croix dans l’église, ce n’est pas seulement l’idole créée par la main, mais aussi
l’idole créée par le mental, l’idée.’’
Jiddu Krishnamurti4
Dans les citations suivantes des penseurs et mystiques de l’Occident, il devrait
apparaître que, contrairement à la croyance populaire, l’histoire religieuse de
l’Occident, spécialement celle du christianisme, n’est pas seulement un manuel de
dogmes catégoriques dépourvu de merveilleux, mais qu’elle s’aligne en fait beaucoup
sur la vision plus abstraite et métaphysique de l’Orient et que par ses propres
symboles et mythes, elle est aussi une tentative pour libérer les individus des chaînes
et des concepts, pour nous relever de la Chute et pour laisser l’Esprit voler librement
hors de sa cage..
‘’La pensée s’élève pour contempler sa propre intériorité jusqu’à ce que son pouvoir
de compréhension soit anéanti.’’
La Kabbale
1
Black Spring, p.191
The Apple in the Dark, p.92
3
A Short History of Decay, p.4
4
Conférence à Bombay, déc.1958
2
66
Tout d’abord, alors, pour comprendre la base d’une bonne partie de la métaphysique
occidentale, nous devons revenir au commencement cosmologique, où un événement
très important s’est produit − la chute de l’humanité en dehors du Paradis. L’allégorie
historique de ‘’la Chute’’ qui sépara l’humanité du Paradis s’est produite à cause de
l’absorption d’une variété de fruit très spécifique – le fruit de l’Arbre de la
Connaissance du Bien et du Mal. Pas le fruit de l’Arbre de l’Accomplissement du Bien
et du Mal, notez-le bien. Donc, la chute ne fut pas un événement éthique, comme les
prêtres et les théologiens moralistes nous inciteraient à le croire, mais elle fut ou elle
est plutôt entièrement épistémologique ; c’est-à-dire qu’en tentant de ‘’connaître’’ ou
en prétendant ‘’connaître’’, nous nous séparons du Grand Inconnaissable et alors,
nous souffrons de toutes les horreurs que cette séparation non nécessaire produit en
nous.
Dans son livre, La Dernière Tentation du Christ, Nikos Kazantzakis fait dire à Jésus
qu’un homme questionne sur les modes de Dieu : ‘’Ne demande pas, mon frère : c’est
un péché ; jusqu’il y a peu, moi aussi, je demandais. Mais à présent, je comprends.
C’est le serpent qui a corrompu les premières créatures et qui a fait que Dieu nous a
bannis du Paradis.’’5
Le ‘’fruit’’ mangé est la résultante blasphématoire de nos questionnements et de nos
compréhensions séparés qui fait que le Tout est divisé en fragments, chacun desquels
demeure alors dans l’enfer de son propre jugement distinct du bien et du mal.6
Osho déclare : ‘’C’est le sens qui se cache derrière l’histoire biblique. Adam est chassé
du Jardin d’Eden, parce qu’il a mangé le fruit de l’Arbre de la Connaissance. C’est
une parabole très importante. A cause de la connaissance, Adam est chassé du
Paradis, il perd toute sa béatitude, il perd toute son innocence, son bonheur, il perd
l’immortalité, il devient mortel, misérable. Il n’y a pas de parabole aussi importante
dans toute l’histoire de la religion…Le péché d’Adam, c’est la connaissance.’’7
Par la perte de notre regard innocent, nous avons perdu l’unité avec le Tout
indifférencié et ainsi, nous en sommes venus à créer un monde d’opinions, de points
de vue, de classification et de séparation. Le péché se produit chaque fois que par
l’intermédiaire de notre point de vue distinct, nous pensons comprendre et à cause de
cette compréhension et de ce jugement erronés sur le bien et le mal, nous nous
séparons de plus en plus de la grande source inconnaissable de nous-mêmes.
5
The Last Temptation of Christ, p.116
La gravité de cette affirmation deviendra plus claire au fur et à mesure que nous avancerons dans les chapitres.
Ce qui est nécessaire maintenant, c’est de réaliser que l’Unité existe bien, excepté dans le mental qui crée la
division et la particularisation (c’est-à-dire que le mental voit des événements séparés plutôt qu’un tout continu).
C’est la perte de ce sentiment d’unité, appelé la Chute qui crée notre sentiment de séparation de tous les autres et
du Paradis. Et c’est ce sentiment de séparation qui crée notre jugement des ‘’autres’’, car seul un événement
séparé peut voir quelque chose comme ‘’autre que lui-même’’. Ainsi, le point de vue dualiste qui projette la
perspective du bien et du mal sur des événements extérieurs n’est possible qu’à cause de l’idée illusoire qu’il y a
des événements extérieurs ou ‘’séparés’’. C’est la séparation de l’enfer. Et par conséquent, tout état d’esprit qui
crée la division, sous n’importe quelle forme, est un état d’esprit qui nous met en enfer – c’est-à-dire en dehors
du Paradis. C’est pourquoi la toute première division – la séparation de l’Un entre le Bien et le Mal – qui a alors
précipité toutes les autres divisions et qui a créé un monde de jugement, de compétition et de séparation est la
cause originelle de notre exil de l’Unité et par conséquent, c’est la division qui doit maintenant être guérie pour
notre retour.
7
Ecstasy, p.129
6
67
C’est pour cette raison et pour cette raison seule que nous ne sommes pas autorisés à
manger à l’Arbre de Vie.
Toutefois, lorsque nous nous serons purifiés de cette folie ancestrale, nous
retournerons au Jardin par la porte de notre unité inconnaissante.
‘’…l’Arbre de Vie avec son fruit d’amour authentique se dresse, quand l’Arbre de la
Connaissance du Bien et du Mal est abattu, meurt, puis est oublié.’’
Eom Ida Mingle8
Jusqu’alors, nous continuerons à vivre avec la vision profane des choses profanes
causée par la compréhension profane – tout cela à cause de cette ‘’chute’’.9
Adam et Eve ‘’chutèrent’’ de l’espace d’ ‘’observation indistincte’’ ; de la source, ils
chutèrent dans la séparation mentale car, quand nous précisons ce que nous voyons,
quand nous cherchons à étiqueter, mesurer, comprendre et modifier la gratuité de
nos êtres miraculeux – parce que nous jugeons ce qui est ‘’bien’’ et ce qui est ‘’mal’’ –
c’est alors que nous créons accidentellement une fausse division entre la Source
unique de nous-mêmes et nous-mêmes ; nous créons une rupture entre le ciel et la
terre qui non seulement n’est pas nécessaire, mais qui est dangereuse. Le jugement,
n’importe quel jugement, est la manière dont nous nous séparons de l’Un. Car tout
jugement implique deux – bien et mal – et dans cette dualité, nous perdons notre
union singulière. En bref, la moralité, c’est la mortalité.10
C’est une division cognitive de l’Un dans la fausse dualité de bien et mal qui nous
exile de l’union éternelle. Alors, retourner dans le Jardin – retrouver notre innocence
– c’est cesser de manger de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal et
recommencer à manger à l’Arbre de Vie, c’est-à-dire lâcher le mental et la manière
dont il sépare et particularise et plutôt ouvrir nos cœurs et ressentir la Vie une et
inconnaissable vivant en nous et en tant que nous.11
8
Science of Love with Key to Immortality : The Third Testament
Le vénérable mythologue Joseph Campbell écrivit : ‘’Pris comme se référant, non pas à une scène
géographique, mais à un paysage de l’âme, ce Jardin d’Eden devrait être en nous. Néanmoins, nos esprits
conscients ne sont pas capables d’y entrer et d’y goûter la vie éternelle, puisque nous avons déjà goûté la
connaissance du bien et du mal. Ceci doit être en fait la connaissance qui nous a expulsés du Jardin, éjectés de
notre propre centre, de sorte que nous jugeons maintenant les choses en ces termes et que nous ne faisons
l’expérience que du bien et du mal au lieu de la vie éternelle – qui, puisque le jardin clos est en nous, doit déjà
être nôtre, bien qu’inconnue de nos personnalités conscientes. Ceci semblerait être le sens du mythe lu, non pas
comme de la préhistoire, mais comme se référant à l’état spirituel intérieur de l’homme.’’ (Myths to Live By,
p.25)
10
Un livre transmis par voie de médiumnité cite Jésus : ‘’Personne ne sait réellement ce qu’est le sens de la
boite de Pandore avant de voir que toutes les douleurs et tous les chagrins furent dispersés sur l’humanité,
quand les gens se mirent à considérer la vie comme un mélange de bien et de mal.’’ (Corona Class Lessons,
p.96, reçu par Elizabeth Prophet)
11
Eckhart Tolle offre un autre point de vue sur le même sujet. Il déclare : ‘’…quand vous vivez dans la totale
acceptation de ce qui est – ce qui est la seule manière saine de vivre – il n’y a plus ni ‘’bien’’ ni ‘’mal’’ dans
votre vie…Du point de vue du mental, toutefois, il y a bien et mal, goût et dégoût, amour et haine. C’est ainsi que
dans le Livre de la Genèse, il est dit qu’Adam et Eve ne purent plus demeurer au ‘’Paradis’’, quand ils
‘’mangèrent de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal’’.’’ (The Power of Now, p.150)
9
68
Si nous vivions seulement avec légèreté et résolument dans la singularité en
acceptant que nos points de vue limités ne peuvent pas rendre justice au Tout, notre
fausse manière de voir cesserait de nous agiter et dans le mouvement de cette pureté,
toute notre angoisse solennelle se transformerait inévitablement en émerveillement.
‘’La vraie connaissance et la vraie vision de ce que nous cherchons consiste
précisément en ceci – ne pas voir.’’
St Grégoire de Nysse
La connaissance est en fait un blasphème épistémologique : nous insultons la majesté
de ‘’Dieu’’, pour ainsi dire, quand nous prétendons comprendre avec nos petits esprits
ce qu’est Dieu. Et nous revenons à la foi en nous remettant au fait que nous existons
sans savoir comment ou pourquoi – c’est le moment où nous sommes reconvertis au
grand Mystère lui-même. Et ceci, nous l’accomplissons en n’accomplissant rien,
excepté l’éradication de toute pensée ou idée séparante de nos esprits, en retournant
ainsi à l’innocence ignorante.12
Nous pouvons voir maintenant que l’Occident ne pullule pas seulement de Pères de
l’Eglises orthodoxes critiques et moralement vertueux qui condamnent
impitoyablement tous les transgresseurs, mais qu’il existe aussi un héritage subtil de
mystiques impartiaux plus avancés. Ils nous montrent que nous retournons à la
vision du ciel par la destruction de notre fausse vision de la terre, car ces visions
concernent à la fin la même chose – le profane est le sacré. Nous n’avons qu’à
apprendre à boucher complètement notre vision corrompue et puis à voir avec des
yeux innocents et célestes. C’est-à-dire que nous devons laisser ce que nous ne
pouvons pas comprendre à son incompréhensibilité, c’est la seule façon de rendre au
Mystère son dû. Nous ne devons plus manger de l’Arbre de la Connaissance, mais
nous gaver de l’Arbre de l’Inconnaissance.13
Après tout, ‘’…cette non-compréhension sans pareille se situe
‘’incompréhensiblement’’ au-delà de toute affirmation et de toute négation’’, comme
le soutenait l’auteur anonyme du Nuage d’Inconnaissance.
C’est le chemin qui nous ramène chez nous.
Ce dont nous avons besoin, c’est d’un retour à une ignorance sainte intentionnelle qui
nous mènera hors des ténèbres du savoir dans la lumière de la fenêtre ouverte de
l’incompréhension.
12
‘’L’esprit de parfaite pureté est…primitivement dissocié du bien et du mal…’’, proclame le non occidental kun
byed rgyal po’i mdo (p.161).
13
Rappelant la description du livre d’Ursula K. Le Guin, She Unnames Them cité plus haut, voici une
déclaration ‘’rédemptrice’’ semblable de Cioran : ‘’Le fait demeure toujours que notre premier ancêtre ne nous
a laissé pour tout héritage que l’horreur du paradis. En donnant des noms aux choses, il a préparé sa propre
chute ainsi que la nôtre. Et si nous cherchons un remède, nous devons commencer par débaptiser l’univers, par
ôter les étiquettes qui, collées à chaque apparence, l’isole et lui donne un simulacre de sens.’’ (La Tentation
d’Exister).
69
Maître Eckhart fit allusion à la valeur de cette ‘’non-compréhension’’ dans son
exégèse de la première Béatitude, en déclarant : ‘’…il est pauvre celui qui ne sait
rien…Par conséquent, nous disons qu’un homme devrait être vide de son propre
savoir, comme il était quand il n’existait pas et laisser Dieu accomplir ce qu’Il
veut…’’14
Lorsque le savoir a été exorcisé de nos cerveaux, nous sommes mieux parés pour
laisser être le peu plausible et nous sommes plus ouverts pour réaliser la nature
inexplicable de l’univers.
‘’Car dans la contemplation, nous connaissons en ne connaissant pas.’’
Thomas Merton
Vraiment contempler, c’est avoir une ardoise vierge, dépourvue de dess(e)in, d’image
(gravée ou autre), de schéma, de bien ou de mal, de règles. Et à partir d’une telle
ouverture inconditionnelle, nous retrouvons l’émerveillement qui est notre droit de
naissance.15
Les pauvres en esprit sont vraiment bénis, car le royaume du mystère leur appartient.
Comme Eom Ida Mingle conclut dans son tome prophétique de christianisme
mystique : ‘’…c’est par le renoncement au bien comme au mal du sentiment mortel
que l’on identifie la conscience de la réalité de l’être…{Car} c’est uniquement quand
l’ego a polarisé le bien et le mal dans leurs aspects positif-négatif et que chacun est
pareillement sans attrait que leurs forces sont réduites dans la conscience à leur
vide primitif ou néant et sont utilisables pour reproduire l’homme idéal de Dieu ; car
l’homme a mangé à tous les arbres du Jardin, dont l’ ‘’Arbre de la Connaissance du
Bien et du Mal’’ et il est mort à l’Etre, c’est pourquoi {il} doit cesser de manger avant
de pouvoir entrer dans son état d’être divin…{Car} le bien et le mal sont inconnus
dans la vie éternelle…{Donc}, ceux qui ont cessé de manger du ‘’fruit de la
connaissance du bien et du mal’’ ont le droit de manger à l’ ‘’Arbre de Vie’’.’’16
14
Sermon 28
Sam Keen déclara : ‘’A cet égard, la contemplation, c’est l’effort pour fuir la tyrannie du déjà connu…’’
(Apology for Wonder, p.34)
16
Science of Love, p.41, 119, 139. Le mystique amérindien Chokecherry Gall Eagle propose un point de vue
similaire dans son livre Beyond the Lodge of the Sun : ’’… {L’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal}
révèle ce qui est bon et ce qui est mauvais. C’est la connaissance du bien et du mal. Si tout fut créé par le
Créateur et s’il n’y a que Lui qui existait, alors la création vint à être, en tant que création de la volonté du
Créateur. Il est l’Esprit en toutes choses, le Créateur au sein de Sa création. Si tout est perçu comme une
manifestation du Créateur et imprégné d’Esprit, il ne peut pas y avoir de perception de bien et de mal, parce que
tout se situe dans le mouvement de l’Esprit en toutes choses – l’Esprit Saint. En d’autres termes, avant de
manger le fruit, l’humanité ne pouvait pas distinguer le bien du mal, parce que tout était dans l’Esprit Saint en
toutes choses et donc seul le bien pouvait être perçu. Lorsque les gens mangèrent le fruit biblique et purent ainsi
distinguer le bien du mal, ils commirent le péché originel de se soustraire à l’Esprit Saint présent en toutes
choses…Ceci veut dire que nous n’atteindrons pas la Conscience éternelle, si nous pouvons distinguer le bien du
mal. Il nous faut retourner vivre dans l’harmonie de l’Esprit et ne percevoir que le bien et la complétude dans la
Lumière. Si vous êtes dans cette conscience du Jardin d’Eden, alors tous vos actes se situent dans le mouvement
du Tout en contact avec l’Esprit Saint en toutes choses. C’est la grâce de Dieu. D’après la Bible, nous devons
revenir à l’émerveillement innocent de l’enfance avec des cœurs purs.’’ (p.127, 151)
15
70
Ce renoncement au bien comme au mal est cependant toute une histoire. La difficulté
est mentionnée par Cioran qui, recherchant le soutien de l’Orient, note : ‘’Dans le
Dhammapada, il est recommandé pour obtenir la délivrance de secouer la double
chaîne du Bien et du Mal. Que le Bien lui-même soit une entrave, nous sommes trop
arriérés spirituellement pour pouvoir l’admettre. Aussi ne serons-nous pas
délivrés.’’17
C’est une réalisation capitale – qu’il faut non seulement renoncer à l’idée du mal,
mais également à celle du bien, car sans l’une, l’autre ne peut pas exister. Voir ou
rechercher la bonté, c’est créer le mal. Donc, c’est tout une affaire pour les optimistes
à tout crin et les penseurs positifs d’effectuer un rapprochement entre le bien et le
mal et d’établir un Un commun, car s’attacher à l’espoir ou à l’idée du ‘’bien’’, c’est
maintenir la dualité sans l’admettre et être toujours déchu de l’Un inconnaissable et
amoral.
‘’Vainement tu t’échines dans le royaume corrompu du Bien et du Mal. Je dis que le
Ciel embrasse tout (‘’Heaven is catholic’’) et je dis que personne n’y entrera en étant
prédisposé à l’un ou à l’autre.’’
Austin Osman Spare18
Notons ici que comme l’implique l’intention d’origine du mot ‘’catholicité’’ (c’est-àdire, ouverture ou largeur d’esprit), il nous faut continuellement avancer et accepter
la vaste étendue de nos êtres inconnaissables, car l’ainséité, la talité, l’êtreté absolue,
non dualiste et vivante de l’Etre ne devient apparente qu’en l’absence de tout
jugement de valeur.
Frank de Lima, un comédien et ancien diacre catholique confessa : ‘’Je suis un pur
produit de l’Eglise, mais je pense parfois que ma religion réelle, c’est l’innocence.’’19
Et ainsi, ‘’Au-delà des idées de bienfait et de méfait’’, écrivit Rumi, ‘’il y a un champ.
Je vous y retrouverai. Quand l’âme repose dans ce pré, le monde est trop plein pour
parler.’’
La voie occidentale, donc, n’est pas une voie de dogme, mais une voie de
renoncement − de renoncement épistémologique absolu. En effet, le mystère est
l’église véritable où nous nous prosternons inévitablement dans l’adoration de l’Etre.
Nous sommes baptisés non pas dans l’eau, mais dans l’incrédulité.’’20
Et pour conclure cette partie, cette bénédiction fut prononcée par un Père du Désert :
‘’Vraiment, Abba, Joseph a trouvé la voie, car il a dit : Je ne sais pas.’’
17
The Trouble With Being Born, p.91
Anathema of Zos
19
Magazine Hana Hou, avril-mai 2000. Et Dag Hammarskjöld écrivit : ‘’Dieu ne meurt pas le jour où nous
cessons de croire en une déité personnelle, mais nous mourons le jour où nos vies cessent d’être illuminées par
le rayonnement stable, quotidiennement renouvelé d’un émerveillement dont la source transcende toute raison.’’
(Markings, p.56)
20
A tel point qu’Oscar Wilde a pu déclarer : ‘’Les bons papes haïssaient la pensée.’’ (The Soul of Man, p.47)
18
71
2ème PARTIE : LES PETITS LIVRES
Nous poursuivons maintenant avec des citations à l’appui tirées de la Bible et des
apocryphes.
Ce que nous trouvons dans les mots des prophètes occidentaux, c’est que, dès le
départ, ils nous ont conseillé de voyager complètement nus sur la voie du retour à
l’Esprit sans idée, ni concept, ni compréhension de Dieu.
Pour commencer, alors, on peut soutenir que l’interprétation des paroles du Christ
sur la manière dont nous saurons quand nous serons entrés au Royaume de l’Esprit
(c’est-à-dire ‘’quand vous ôterez vos vêtements et que vous n’aurez pas honte’’) fait
allusion à la perte de vêtements physiques autour de nos êtres ou à la dissolution de
l’ego ou à l’évaporation des vêtements mentaux que nous portons (on peut arguer en
faveur de toutes ces interprétations et il est probable que toutes sont valables, d’une
manière ou d’une autre, dans la suppression de traits inutiles ) – bien que je
revendiquerais la valeur de la troisième interprétation comme une analyse appuyant
ce travail (c’est-à-dire que le dépouillement des vêtements mentaux conduit au
Royaume de l’Esprit), car ce que nous croyons ‘’savoir’’ n’est qu’un vêtement sur
l’Inconnaissable : le mystère se cache derrière le non-mystère. Et je revendiquerai la
corroboration de cette interprétation dans le livre de Thomas Carlyle, Sartor
Resartus (ou la Philosophie des Vêtements) qui, dans ses éloquents vagabondages,
exprime largement le sentiment que ce sont nos accoutrements mentaux dont nous
devons nous défaire si nous voulons retourner au Ciel, car ‘’…tous les symboles sont
bien des vêtements ;…toutes les formes par lesquelles l’Esprit se manifeste pour
sentir, que ce soit extérieurement ou dans l’imagination, sont des vêtements…{Et
donc}, heureux celui qui peut transpercer les vêtements d’un homme…jusqu’à
l’Homme lui-même…mystère vénérable insondable.’’1
Encore une fois, ‘’la Chute’’ se produit lorsque nous nous séparons du Mystère unique
inconnaissable (c’est-à-dire, lorsque nous nous habillons de compréhension, étant
devenus honteux de la véritable nudité de notre ignorance) en supposant que nous
comprenons quelque chose du Tout et particulièrement quand nous pensons
comprendre Dieu.
Et donc, pour tenter de nous aider à nous libérer de nos vêtements mentaux, on nous
conseille dans le deuxième commandement de ‘’ne pas nous faire d’images
gravées…’’
Et qu’est-ce qu’une image gravée ? C’est tout ce qui n’est pas fluide, fugitif et
mercurien ; n’importe quelle idée fixe, revêtement permanent, notion ou concept qui
constitue un mur cognitif ou un filtre et qui inhibe notre intimité perceptuelle avec le
caractère vivant de la vie.
Toutes les images sont mortes, qu’elles se situent dans le mental ou bien qu’elles
soient gravées dans la pierre. Seul l’Esprit qui vit sans l’entrave de l’opinion
préconçue ou de la mémoire est vraiment vivant ; le mental ancré dans le concept
cesse d’être fluide et vif, car il est pris dans des structures de pensée statiques et par
1
Sartor Resartus, p.50
72
conséquent, il n’a pas la plasticité nécessaire pour s’engager dans l’instant vivant. Le
suppliant après tout doit être souple.
Donc, il nous faut rester comme des aspects liquides du Tout (comme le mercure
pour ainsi dire) sans nous étiqueter ou nous imaginer comme des entités séparées
périssables. Nous devons nous voir sans la stagnation des images – des images
gravées – car celles-ci ne nous mènent qu’au tombeau.2
Créer des images statiques, c’est diviser le Tout vivant en particularités mortelles.
Donc, il nous faut être avec Dieu et nous-mêmes sans concept de ce que nous sommes
ou de ce que Dieu est, car si nous en avons une image, n’importe quelle image, nous
sommes liés à cette finitude et nous ne sommes pas libres et infinis.
‘’Que celui qui cherche ne cesse pas de chercher jusqu’à ce qu’il trouve ; et quand il
aura trouvé, il sera troublé ; et quand il sera troublé, il sera émerveillé…’’
Evangile selon Thomas
Ce à quoi nous tentons d’arriver, c’est à une libération du contexte limité du
manifesté, de la chair, du ‘’savoir’’. Nous nous efforçons de revenir à la liberté et à
l’infini de l’âme avant la Chute, quand tout était divin, mystérieux et mercurien de
nature. C’est au sein de ce mystère vivant que l’union se produit entre des parties qui
ne sont plus vues comme étant séparées. C’est alors que l’humanité et Dieu ne sont
plus séparés. C’est alors que Dieu est…’’inconnu et cependant bien connu.’’ (2
Corinthiens 6.9). Inconnu parce que Dieu reste un mystère ; connu parce que nous
sommes les intimes de ce mystère.
Et c’est alors que ‘’nous sommes fous pour le Christ…’’ (1 Corinthiens 4.10), comme le
recommanda St. Paul ; être fous pour ne pas être séparés de la grande énigme. Car il y
a une chose dont nous pouvons être certains – le mental n’est pas le sauveur, le
mental est le piège.
C’est ainsi qu’on nous conseille vivement de ne jamais commettre le péché d’imaginer
que nous ‘’savons’’, car cela ne fait que perpétuer la Chute et ne réunifie pas le Tout.
Comme il est déclaré : ‘’Et si quelqu’un pense connaître quelque chose, il ne connaît
rien encore comme il devrait connaître.’’ (1 Corinthiens 8.2)
Ce type de critique sévère se retrouve aussi dans l’Ancien Testament qui affirme :
‘’Ces gens-là, toutefois, vilipendent ce qu’ils ne comprennent pas et ce qu’ils
connaissent sensoriellement à la manière des bêtes stupides, ces choses-là les
détruisent.’’ (Jude 1.10)
C’est le dénigrement de l’énigme qui est le problème. Par conséquent, nous pourrions
mieux comprendre pourquoi le mot français ‘’mystère’’ est une traduction directe du
2
Swamiji Shyam offre un point de vue unique à ce propos : ‘’Ils souffrent encore dans toute communauté où la
forme de Dieu fut fabriquée…C’est la forme qui vous attrape. Quand vous devenez ‘’Je suis le corps’’, de
n’importe quel type – mâle ou femelle – vous considérez tout le reste comme une forme. Ainsi, la conscience de
la forme qui est appelée mental se mettra à fonctionner et toute la vie sera misérable.’’ (Conférence, décembre
1998)
73
mot grec originel pour ‘’sacré’’. Car la caractéristique essentielle du sacré, c’est son
secret, son côté mystérieux.
Toutefois, le résultat malheureux de la ‘’Chute’’, c’est notre dépendance totale envers
le mental qui nous fait ‘’penser que nous savons’’ et qui par conséquent transforme
pitoyablement le sacré secret en profane prosaïque.
Revenir à accepter de ne pas connaître, c’est revenir à nous-mêmes avant la Chute.
Ainsi, nous sommes rappelés à Dieu, lorsque nous sommes vides de tout ce qui n’est
pas Dieu, et si Dieu est inconnaissable, alors, ce qui n’est pas Dieu, c’est simplement
tout ce qui est connu.
‘’Vous qui êtes simples, venez par ici !
A ceux qui sont dénués de sens…
Venez manger de mon pain,
Buvez du vin que j’ai mêlé.’’
Proverbes 9.1-5
Ainsi, quand nous avons la foi (parce qu’il n’y a pas d’autre option face à l’existence
inexplicable), nous basculons dans l’émerveillement, car c’est seulement dans cette
capitulation ouverte et globale que nous sommes les témoins du merveilleux.
C’est alors que nous reconnaissons que ‘’Dieu tonne merveilleusement…et qu’Il fait de
grandes choses que nous ne pouvons pas comprendre.’’ (Job 37.5)
Le banquet est prêt, notre seul devoir, c’est de nous présenter avec notre faim la plus
franche, de venir sans jugement, vacant et vide, car alors, nous retrouverons
innocemment les délices merveilleux du Jardin d’où nous avions chuté.
Car, ‘’Je suis le Seigneur du bien et du mal, de la même façon.’’ (Isaïe, 45.5-6)
Ainsi, ‘’Qu’il devienne fou afin de pouvoir devenir sage.’’ (St Paul)
Car ’’…Dieu a choisi les folies du monde pour confondre les sages…’’ (1 Corinthiens
1.27)
Par conséquent, ‘’Sois émerveillé et ne pèche pas…’’ (Quatrième Psaume de David)
*****
74
CHAPITRE 7 : L’IMMACULÉE CONCEPTION
1ère PARTIE : LA VIERGE
‘’Pour devenir le grand aimant, le magnétiseur et catalyseur, le foyer éblouissant et
l’inspiration du monde, il faut d’abord expérimenter la profonde sagesse d’être un
parfait idiot.’’
Henry Miller1
‘’Je ne sais pas grand-chose. Mais il y a des avantages à ne pas savoir. Comme un
territoire vierge, l’esprit est libre d’opinions préconçues. Tout ce que je ne sais pas
forme la plus grande part de moi. C’est ma largesse. Et avec ceci, je comprends
tout. Les choses que je ne connais pas constituent ma vérité.’’
Clarice Lispector2
‘’Mais lorsque nous revenons à nous-mêmes et que nous sommes seuls – sans la
compagnie des mots – nous redécouvrons l’univers non qualifié, l’objet pur,
l’événement nu…’’
E.M. Cioran3
‘’L’homme religieux, c’est celui qui n’appartient à aucune religion, à aucune nation,
à aucune race, qui est totalement seul intérieurement, dans un état de non-savoir.’’
Jiddu Krishnamurti4
Depuis l’Antiquité jusqu’à maintenant, l’image de la ‘’vierge’’ a été un aspect fort mal
utilisé, for mal interprété et mal compris de nombreuses mythologies religieuses. Par
conséquent, dans l’intérêt de ce chapitre, au lieu de nous engager dans un plaidoyer
riche en digressions concernant la vérité ou la non-vérité des diverses écoles de
pensée pour tout ce qui tourne autour de l’archétype ou de la réalité de la vierge (le
lecteur pourra toutefois noter qu’actuellement, il existe au moins quatre définitions
pour ‘’vierge’’, appliquées religieusement : 1) une femme – ou un homme – chaste, 2)
une femme célibataire, 3) une femme qui est maîtresse d’elle-même, 4) toute
personne à l’esprit pur ou innocent), je préfère aller droit au but et annoncer que
pour les objectifs de ce chapitre, le lecteur se rapprochera de la compréhension des
citations suivantes en reconnaissant que la définition du mot ‘’vierge’’ que j’ai
acceptée est plus proche de la quatrième et que, appliquée à un sens plus profane, elle
est symboliquement similaire à ce qui est ‘’préservé ou intact’’, comme une forêt
vierge ou un pays vierge.
1
Sexus, p.229
Jorno do Brasil, 6 mai 72
3
A Short History of Decay, p.121
4
Conférence à Ojai, août 1955
2
75
Si on garde ceci à l’esprit, il sera plus facile de faire le saut et de dire que l’ ‘’esprit
vierge’’, c’est l’esprit innocent et ouvert qui n’est pas entravé par le savoir et par les
mots et, pour ainsi dire, sans ‘’conception’’ (conception profane) et par conséquent,
prêt à être ensemencé par le sacré.
‘’Quand tout sera fini, je veux pouvoir dire : toute ma vie, j’ai été une épouse mariée
à l’étonnement.’’
Mary Oliver5
Joseph Campbell remarque qu’ ‘’…elle est vierge, parce que son époux est l’Inconnu
Invisible.’’ Car la vierge, dans la tradition ou le mythe biblique, c’est celle qui est
fécondée par Dieu. Et qu’est-ce que Dieu, sinon l’Inconnaissable ? Par conséquent,
être fécondé par l’Inconnaissable requiert l’ouverture de l’absence de savoir. Ainsi, la
conception est immaculée, quand il n’y a pas d’idée qui souille l’âme.
‘’Dans le monde mystique’’, relate Elisabeth Haich, ‘’la ‘’Vierge’’, c’est l’âme humaine
qui, purgée de tout rebut terrestre, est devenue sans tache et qui a reçu la semence
divine de l’Esprit de Dieu.’’6
Ainsi, il est assez facile de comprendre le symbolisme mythologique auquel il est fait
allusion dans l’histoire biblique où la Vierge Marie est fécondée par Dieu sans aucune
activité charnelle, car l’activité charnelle existe dans le domaine de la
particularisation et cependant, l’âme vierge n’est pas séparée du Tout et par
conséquent, reçoit le Tout sans l’intermédiaire d’aucune partie.
C’est la personne ignorante et innocente qui est le candidat parfait pour recevoir
l’Esprit. L’individu doit avoir un esprit vierge pour enfanter la vie nouvelle.7
Et de nouveau, qu’est-ce que c’est qu’ ‘’être’’ vierge ? Tom Moore explique : ‘’La
psyché virginale est innocente, non connaissante, non éduquée…pas de
simplifications ni de réglages par rapport à des styles de pensée et d’expression
privilégiés, pas de sténographie symbolique. Tout comme dans le reflet virginal des
rêves, l’apprentissage et la logique n’ont pas de place dans la psyché virginale.’’8
Le message devrait être clair : L’ ‘’esprit vierge’’ (c’est-à-dire l’esprit qui ne sait pas et
qui s’émerveille), c’est l’ouverture par laquelle ‘’Dieu le Mystère’’ s’incarne dans la
chair. Tout esprit qui n’est pas vierge ne peut pas recevoir le grand Inconnaissable,
car un tel esprit est déjà perclus de limitations.
Ainsi l’esprit vierge donne lieu à la conception immaculée de l’Enfant, car ‘’le silence
reçoit comme dans un utérus la graine de la source ineffable’’, écrivit Andrew Harvey
et ‘’…à partir de celui-ci, elle produit toutes les émanations de l’être divin…’’9
5
When Death Comes
Initiation, p.248
7
Ce concept sera mieux expliqué dans le 2ème partie, l’Enfant.
8
Images of the Untouched, p.54
9
Son of Man, p.107
6
76
‘’Je dois être la Vierge et donner naissance à Dieu, si jamais je veux être béni de la
béatitude divine.’’
Angelus Silesius
Et ainsi, comme cela a été souligné dans les chapitres précédents, nous devons
toujours être complètement libres de toute idée préconçue en ignorant ce que nous
pensons connaître, si nous voulons être mentalement vierges. C’est-à-dire, ‘’nous
débarrasser du culte d’une idole qui est un idéal vide, retourner à notre Etre vierge
et devenir sans limites’’, comme le suggère Ramtha.10
De manière similaire, décrivant la ‘’revirginisation’’ de Marie-Madeleine dans La
Dernière Tentation du Christ, Nikos Kazantzakis écrit : ‘’Elle avait pleuré et nettoyé
son âme avec des larmes, elle avait lutté pour effacer le passé de son esprit, pour
oublier tout…et pour renaître avec un corps vierge. {Alors}, elle sentit son âme à
nouveau vierge et ses lèvres intactes.’’11
Et plus loin, Kazantzakis écrivit à propos de l’impact produit sur Jésus qui passa du
temps seul dans le désert : ‘’Le sable du désert fut ôté de son corps et les vertus et les
vices de l’humanité furent extirpés de son âme – la laissant vierge à nouveau.’’12
Pour parvenir à cet état béni de nouveauté, de virginité, nous devons continuellement
rabaisser notre orgueil mal placé de comprendre ce qui est juste et ce qui est faux, ce
qui est bon et ce qui est mal, ce que Dieu est et ce qu’Il n’est pas, nous assagissant
ainsi jusqu’à être chastes de toute pensée, si nous voulons être perpétuellement
vierges et des épouses de Dieu. Etre vierge, ce n’est pas un événement qui ne dure
qu’un temps, c’est une ouverture illimitée qui permet au toujours neuf de s’actualiser
en nous en permanence.
‘’Ne le connaissez pas, car c’est impossible ; mais si par l’intermédiaire d’une pensée
éclairée, vous deviez le connaître, ignorez-le…Il est uni à l’ignorance qui le voit.’’
L’Allogène13
C’est la ‘’revirginisation’’ continue de l’esprit qui perpétue l’émerveillement vivant.
Osho décrit ainsi cette nécessité : ‘’…à moins de renoncer à tout votre savoir, vous ne
rentrerez pas, vous ne serez pas reçus. Le savoir est le péché et l’ignorance est la
vertu…Etre ignorants et savoir que tout savoir est faux, c’est une révolution
radicale. Alors, vous restez vierges. Alors, le savoir ne vous corrompt jamais.’’14
10
Destination Freedom 1, p.38
The Last Temptation of Christ, p.208,209
12
Ibid., p.272
13
De la Bibliothèque de Nag Hammadi. Et de ‘’Tonnerre, Intellect Parfait’’, un autre codex de la Bibliothèque
de Nag Hammadi, nous avons une traduction à la première personne qui dit : ‘’Je suis la première et la dernière.
Je suis l’honorée et la méprisée. Je suis la prostituée et la sainte. Je suis l’épouse et la vierge. Je suis la
connaissance et l’ignorance.’’
14
Ecstasy, p.129
11
77
C’est-à-dire que nous devons revenir à chaque instant à l’ignorance, encore et encore
et donc être éternellement vivants pour recevoir le mystère du présent de l’Etre.
Maître Eckhart réfléchissait dans cet ordre d’idées, quand il a déclaré : ‘’Une vierge,
en d’autres mots, est une personne qui est libre d’idées hors de propos, aussi libre
qu’elle l’était avant d’exister.’’15
Ainsi, la ‘’virginité’’ ne fait pas allusion au genre ou au sexe. C’est simplement un ciel
sans nuages, une nuit silencieuse, ou un esprit sans pensées. C’est le moment où
l’individu réintègre la matrice immaculée de l’Etre sans être pour renaître en tant
qu’enfant.
***
15
Sermon 24
78
2ème PARTIE : L’ENFANT
Qu’est-ce que c’est, être un enfant ? C’est contempler le monde et le voir comme une
suite de grandes perspectives magiques, dansantes, fantasmagoriques,
kaléidoscopiques qui toutes existent avant la compartimentation mutilante et le
désenchantement de ce spectacle unique et déconcertant.
Sam Keen remarque : ‘’Qu’entendons-nous exactement, quand nous parlons de
l’émerveillement de l’enfant ? A quoi ressemble l’expérience ? L’émerveillement chez
l’enfant, c’est la capacité d’une joie, d’un émerveillement, d’un étonnement et d’un
plaisir prolongés et continus. C’est la capacité de l’enfant d’approcher le monde,
comme si c’était un buffet de délices potentiels qui attendent d’être goûtés. C’est le
sentiment de fraîcheur, d’anticipation et d’ouverture qui règle la vie d’un enfant
sain. Le monde est une surprise-party organisée juste pour moi, et ma seule
vocation dans la vie, c’est d’en jouir pleinement – voilà ce que s’imagine
implicitement l’enfant qui s’émerveille. La réalité, c’est un cadeau, une joie, une
surprise – un jouet en fait ; c’est une cafétéria de délices excessifs, surabondants, et
si on devait se lasser d’une expérience, tout ce que l’on a à faire, c’est passer à la
suivante. S’émerveiller, c’est vivre dans le monde de la nouveauté plutôt que de la
loi, de la joie plutôt que de l’obligation et du présent plutôt que du futur.’’1
Ah ! Ah ! Quel monde effectivement. Et comme c’est étrange qu’un enfant
l’expérimente, comme il le fait et que les adultes l’expérimentent aussi différemment,
et pourtant, il s’agit du même monde. Par conséquent, il apparaît que ce n’est pas le
monde qui a besoin d’être amélioré, mais plutôt la perspective que nous avons de lui.
C’est la réceptivité naturelle de l’enfant au miracle et à l’inexplicabilité de tout ce qu’il
rencontre dans la vie qui introduit l’enfant dans l’intimité directe de ce que l’existence
est vraiment – le mystère. Et ce sont les murs du mental qui sont érigés entre la
personne qui grandit et le Mystère même qui créent le fossé mental et la douloureuse
absence d’intimité expérimentée par les adultes.2
‘’C’est le ravissement de l’Etre réel ! L’innocence est le sentiment intérieur du petit
enfant qui est un avec l’Esprit de Dieu.’’3
Voici la description classique de cette observation chez Thomas Traherne : ‘’N’est-il
pas étrange qu’un petit enfant devrait être l’héritier du monde entier et voie ces
mystères que les livres savants ne dévoilent jamais ?...{Enfant}, tout m’apparaissait
neuf et tout d’abord étrange, rare et charmant et magnifique, au-delà de toute
expression…Les arbres, lorsque je les vis pour la première fois…me transportèrent
et me ravirent, leur harmonie et leur beauté extraordinaires faisaient bondir mon
cœur et me rendaient presque follement extatique, c’était des choses tellement
étranges et merveilleuses. Les hommes ! Quelles créatures vénérables et respectables
1
Apology for Wonder, p.43-44
Dans son livre, Dreamgates, Robert Moss mentionne que c’est le mental qui ‘’freine’’ et qui refuse ainsi à la
magie d’entrer dans nos vies. Il déclare qu’étymologiquement, le grec phren, ‘’logique’’, s’apparente à phrenon
qui veut dire ‘’frein’’ et ‘’rabat-joie’’.(p.147)
3
La voix de Jésus canalisée et reçue par Elisabeth Prophet (Corona Class Lessons, p. 97)
2
79
semblaient être les personnes âgées ! Des chérubins immortels ! Et les jeunes
hommes, des anges scintillants, étincelants et les jeunes filles d’étranges œuvres
séraphiques pleines de vie et de beauté. Les garçonnets et les fillettes qui faisaient
des culbutes et qui jouaient dans la rue étaient des joyaux mobiles…La ville semblait
se situer au Paradis. L’éternité était manifeste dans la lumière du jour et quelque
chose d’infini apparaissait derrière chaque chose…Je ne connaissais ni les
propriétés grossières, ni les limites, ni les divisions…de sorte qu’avec beaucoup de
problèmes, on me corrompît et on me fit apprendre les sales combines du monde.
Que maintenant je désapprends et je redeviens, pour ainsi dire, comme un petit
enfant qui peut entrer au Royaume des Cieux.’’4
‘’Pour moi, c’est suffisant de s’émerveiller des secrets.’’
Albert Einstein
Il est probable que nous n’ayons pas tous conservé des souvenirs de l’émerveillement
de l’enfance aussi vivaces que ceux de Traherne. Pourtant, il semble y avoir une
reconnaissance systématique parmi nous de l’étonnement et de la fraîcheur qui
faisaient partie de nos vies quotidiennes en tant qu’enfants. Nous nous rappelons au
moins qu’avoir été enfant, c’était expérimenter l’émerveillement craintif.
Comme Traherne, Carl Jung relate son expérience de la petite enfance : ‘’Un souvenir
me revient qui est peut-être le premier de ma vie…Je suis allongé dans un landau, à
l’ombre d’un arbre. C’est une belle et chaude journée d’été. Le ciel est bleu et les
rayons dorés du soleil dardent à travers le feuillage. La capote du landau a été
relevée. Je viens tout juste de m’éveiller à la glorieuse beauté du jour et je ressens un
sentiment de bien-être indescriptible. Je vois le soleil qui scintille à travers le
feuillage et les fleurs des buissons. Tout est merveilleux, coloré et splendide.’’5
Comme Traherne et Jung, nous pouvons accepter qu’en tant qu’enfants, nous
sommes souvent restés ahuris devant telle chose ou tel événement mystérieux comme
une bestiole, une fleur ou un téléviseur pour ensuite ‘’grandir’’ (si je puis employer
cette appellation impropre) et nous mettre à étiqueter ces événements magiques et
en même temps apprendre à devenir de plus en plus inconscients de leurs merveilles.
C’est peut-être pourquoi le Christ a déclaré franchement : ‘’A moins que vous ne
deveniez comme des enfants, vous n’entrerez pas au Royaume des Cieux.’’ Car
l’enfant voit sans opinions préconçues, ni faits ou théories : l’enfant voit ‘’ce qui est’’
et ‘’ce qui est’’, quand il est séparé de notre façon déchue de le voir, c’est le Royaume
des Cieux.6
4
Centuries, p.109
Memories, p.6. Sous hypnose, l’écrivain Whitley Strieber revint à lui-même en tant qu’enfant et rapporte : ‘’Je
fus à nouveau le moi de mon enfance…C’était vraiment merveilleux…Mon esprit était différent. Envolé le poids
de la connaissance. Durant ces quelques moments, je fus à nouveau innocent.’’ (Communion, p.119)
6
Sam Keen suggère : ‘’La fraîcheur innocente avec laquelle les enfants approchent le monde a longtemps été
considérée comme un état idéal duquel l’adulte est exilé par la tyrannie implacable du temps qui passe. Le
christianisme a suggéré que le salut implique de devenir comme un petit enfant ; des éducateurs et des artistes
ont cherché à éveiller chez les adultes la spontanéité, la curiosité et le sentiment de joie qui semblent être la règle
de l’existence de l’enfant. Il y a un sentiment presque universel suivant lequel certains modes de perception qui
5
80
‘’La volonté de devenir pareil à un petit enfant est un prélude essentiel à la naissance
spirituelle et une condition préalable essentielle pour entrer dans le Royaume de
Dieu... On atteint ce royaume en rejetant les erreurs du sentiment mortel basé sur
les apparences.’’
Eom Ida Mingle7
De plus – et l’on entre maintenant ici un peu dans l’ésotérisme – l’Enfant, vous vous
en rappellerez, est le résultat qui émane de l’immaculée conception. L’implication de
ceci est évidente : pour ‘’renaître’’, il nous faut retourner à ce que nous étions (c’est-àdire à l’innocence) – en devenant ignorant ou vierge de tout ce qui est. C’est alors que
nous donnons naissance à l’enfant en nous-mêmes (que nous sommes deux fois nés).
Eom Ida Mingle, dans son orthodoxie hérétique, décrit ce processus ainsi : ‘’…la
virginité de la conscience obtenue se traduit sous la forme et l’être du Fils…{Car en}
refusant de connaître les voies des hommes…la conscience vierge gagna l’opération
de la voie de Dieu qui est le Christ…Seul le renoncement au bien et au mal du
sentiment mortel permet de révéler la vierge…et élève l’homme à la béatitude
édénique de son innocence de conscience divine…{C’est-à-dire} que la Vierge en
Christ fait fonction d’ego divin et se donne naissance…on revêt la conscience vierge
et on naît de l’Esprit dans le Royaume de Dieu.’’8
Nous traitons ici d’un événement peu connu et ainsi, les limites de la raison et du
raisonnable doivent maintenant être élargies, si la nouvelle pensée doit émerger de la
matrice. Ce qui se passe dans le royaume sublime de l’Esprit, c’est qu’une personne
qui devient vierge devient ouverte à la fécondation de l’Esprit et qu’elle donne alors
naissance. Et quoique la naissance soit bien réelle, c’est une naissance spirituelle et
par conséquent, elle ne se situe pas sur le plan matériel.
‘’…la vierge à jamais vierge, à jamais enceinte, à jamais ouverte à toutes
possibilités.’’
Marion Woodman9
Donc, l’individu devenu virginal est fécondé, devient mère, puis met au monde et
l’enfant né est aussi ce même individu. Ainsi, chez le même individu, il y a la vierge, la
mère et l’enfant et la pietà est complète.
C’est une considération vraiment difficile à comprendre et qui ne peut ni être prouvée
ni réfutée par la raison ou par la logique, car on doit en faire l’expérience.
sont caractéristiques de l’enfance doivent être retrouvés, si l’homme veut vivre une vie authentique. Telle est la
conviction qui est présente derrière l’association que nous faisons automatiquement entre l’enfance et l’état
d’émerveillement.’’ (Apology for Wonder, p.43)
7
The Science of Love, p.945
8
The Science of Love, p.3, 39, 267, 170, 272. Et donc, Stepan Stulginsky suggère qu’un enfant est ‘’…vierge de
toute impression’’ (Cosmic Legends of the East, p.119), car la Vierge et l’Enfant apparaissent dans un seul et
même individu. Ainsi, ‘’J’élèverai ton fils après toi, qui sera issu de toi.’’ (2 Sam. 7.12-24)
9
The Pregnant Virgin, p.7
81
Ce qui se produit, c’est un événement mystique – une naissance spirituelle.10
Neville commente : ‘’C’est une expérience mystique personnelle de la naissance de
soi-même, à partir de son propre crâne.’’11
Et Aleister Crowley glorifie ainsi cette relation deux en un : ‘’Je fais l’éloge du
ravissement luxuriant de l’innocence, de l’extase virile et pantomorphe de la
Réalisation totale. Je fais l’éloge de l’Enfant couronné et conquérant dont le nom est
Force et Feu, dont la subtilité et la solidité constituent la vraie sérénité, dont
l’énergie et l’endurance accomplissent l’acquisition de la Vierge de l’Absolu…’’12
De nouveau, non seulement la Vierge et l’Enfant sont consubstantiels, mais la Mère et
l’Enfant existent également inexplicablement ensemble. Osho décrit ainsi cette nondualité contradictoire : ‘’…une deuxième naissance a lieu. Dans cette naissance, vous
êtes les deux – vous êtes la mère et vous êtes l’enfant. Vous seul êtes les deux
ensemble. Vous êtes né, mais il n’y a pas de mère séparée et il n’y a pas d’enfant
séparé. Vous naissez et vous enfantez également, votre naissance se produit à
travers vous.’’13
Ainsi, il y a une transformation qui se produit dans l’individu : devenir vierge d’esprit
provoque la fécondation divine, créant une mère qui donne naissance à l’enfant.14
C’est un événement qui se produit quand l’âme évolue et se prépare à croître au-delà
des limites de ce plan matériel. Et c’est un événement réel, bien qu’il ne puisse être
observé par nul autre que celui à qui il arrive.
Nous devrons toutefois laisser cette digression sur la métaphysique ésotérique et
poursuivre le thème de l’enfant innocent.
Khan nous fournit une transition aisée : ‘’La façon la plus simple pour le génie {de
parvenir à la Conscience de Dieu}, c’est de se transformer en coupe vide, libre de
l’orgueil de l’érudition ou de la vanité du savoir, pour devenir aussi innocent qu’un
enfant qui est prêt à apprendre tout ce qui peut lui être enseigné. C’est l’âme qui
devient comme un enfant devant Dieu…qui devient une fontaine de Dieu.’’15
10
Ainsi le Christ déclara : ‘’La chair engendre la chair, mais l’Esprit engendre l’Esprit.’’
The Law and the Promise, p.147
12
Thoth, p.122
13
Kundalini, p.16. Dans son livre Pilgermann, Russell Hoban qui a l’intuition de cet événement sublime fait
reconnaître à Jésus qu’en réalité l’engendreur est l’engendré, lorsqu’il déclare : ‘’De moi vint la semence qui me
donna la vie.’’ (p.27)
14
Notez cependant qu’il y a une distinction ici – nous traitons de deux faits différents : primo, la perspective
enfantine et secundo, la naissance de l’Enfant de Dieu. Et parce qu’il il est très difficile d’indiquer quand ces
deux événements sont nécessairement semblables et où ils se séparent, disons seulement que ‘’devenir comme
des enfants’’, ce n’est pas nécessairement ‘’renaître’’, car en fait, nous pouvons revenir à l’esprit innocent sans
nécessairement recevoir l’Esprit en nous, bien que nous nous attendrions à ce que dans beaucoup de cas, l’un
implique l’autre. Toutefois, cela dépasse la portée théologique de cet ouvrage d’analyser ce dernier événement –
c’est-à-dire ‘’renaître’’ en tant qu’ ‘’Enfant de Dieu’’. Il suffira de dire que l’Esprit choisit l’instrument dans
lequel il existera au sein du manifesté et bien que la chose nécessaire pour recevoir l’Esprit soit l’innocence de
l’esprit vierge, ceci ne garantit pas une fécondation divine – aussi est-il dit : ‘’Il y a beaucoup d’appelés, mais
peu d’élus’’ – car il y a d’autres facteurs concernés qui, comme je l’ai dit – n’entrent pas dans le cadre de cet
ouvrage.
15
The Mysticism of Music, Sound and World, p.261
11
82
Effectivement, c’est l’émerveillement qui advient naturellement à l’enfant et par
l’enfant, parce que l’enfant n’est pas encombré de connaissances moroses.
‘’Mon gourou m’a dit : cet enfant qui est toi, même maintenant est ton moi réel.
Retourne à cet état de pur être ou le ‘’Je suis’’ connaît encore la pureté avant d’être
contaminé par ‘’je suis ceci’’ ou ‘’je suis cela’’.’’
Sri Nisargadatta Maharaj 16
Et ainsi, si comme il est dit, Dieu est inconnaissable, c’est alors le savoir qui empêche
de percevoir Dieu le Mystère et c’est pourquoi la perception enfantine est essentielle,
car toute perspective qui ne voit pas le mystère ne voit pas Dieu. Dans le sens de cette
reconnaissance, John Claypool suggère comment l’atteindre et déclare : ‘’Voici
l’extase : être saisi, hors de son moi dans la joie à propos d’une réalité est
exactement le type d’expérience que Dieu veut que chacun de nous fassions, car
rappelons-nous que nous sommes faits à son image et c’est notre véritable destinée.
C’est précisément ici que doit être trouvée la créativité de la vie – lorsque nous
laissons ‘’l’enfant en nous’’ sortir, jouer, faire des cabrioles et célébrer.’’17
‘’Devenir comme des enfants’’, alors, c’est voir chaque chose comme étant neuve,
basculer dans l’émerveillement, jouer dans l’instant et renoncer à la prétention de
savoir.
L’astuce, cependant, ce n’est pas de redevenir des enfants, mais de devenir pareils à
des enfants, de lâcher tout orgueil ou toute compréhension d’adulte et de laisser
revenir la magie de l’existence.
Osho décrit ce processus chez une personne qui est redevenue innocente ; cette
personne, dit-il, ‘’est arrivée à savoir que rien ne peut être connu, que la
connaissance est impossible, que l’ignorance est la nature même de l’existence, parce
que c’est un mystère. Dans son ignorance, elle s’est détendue. Elle repose dans son
ignorance. Elle est devenue innocente comme une enfant.’’18
‘’Devenir comme des enfants’’ requiert seulement l’art d’oublier, car c’est seulement
les choses inutiles que nous avons apprises qui s’interposent entre nous et
l’Inconnaissable et une fois qu’elles sont écartées, rien ne reste pour L’obstruer.
C’est seulement le Thomas en nous qui est incapable d’accepter la possibilité d’un
retour à un émerveillement bouleversant – comme ce fut le cas pour le disciple qui
doutait qu’il était possible de naître à nouveau, de retourner dans la matrice. Et c’est
bien là le problème : essayer de concevoir l’inconcevable, ce qui est un cercle vicieux
sans échappatoire. Le mental fabrique les murs et le mental les défend et ce n’est
qu’après que la prétention démesurée de la pensée ne soit réduite à néant que l’âme
redevient jeune.
16
I AM THAT, p.239
The Light, p.135
18
Ecstasy, p.149
17
83
‘’Un enfant dit : ‘’Qu’est-ce que l’herbe ?’’,
M’en apportant à pleines poignées ;
Comment pourrais-je répondre à l’enfant ?
Je ne sais ce qu’elle est plus que lui.’’
Walt Whitman19
Parlant de son intériorité juvénile, le bien humilié prince Myshkin (de L’idiot de
Dostoïevski) déclarait sans embarras : ‘’ {Mon docteur}…était tout à fait convaincu
que j’étais un véritable enfant, c’est-à-dire que je ne ressemblais à un adulte qu’en
taille et en aspect ; en ce qui concerne l’évolution, l’âme, la nature et peut-être même
l’esprit, je n’étais pas du tout un adulte et je resterais ainsi, même si je vivais jusqu’à
60 ans.’’20
Pour parvenir à ce lieu d’innocence, comme Myshkin, nous devons abandonner tout
sentiment de propriété, de responsabilité, d’accomplissement, de savoir, de succès,
d’honneur et de nécessité. Nous devons retrouver la confiance sans réserve d’un
enfant au milieu de la magie, car : ‘’Lorsque vous devenez l’adulte rigide et raide qui
a perdu la capacité d’embrasser la nature imaginative et dépourvue de jugement de
l’enfant intérieur, alors vous perdez le sentiment d’émerveillement et d’enjouement
que vous êtes destiné à expérimenter’’, déclare une version ‘’canalisée’’ des
enseignements de Jésus.21
Avoir l’esprit neuf à chaque instant, c’est oublier tout ce que nous avons appris et
commencer à voir le monde, comme si c’était la première fois ; à moins de le faire,
nous sommes condamnés à continuer de voir la vie à la manière profane, linéaire,
fragmentée et fragmentante que l’on nous a apprise et à ne jamais la voir comme le
spectacle éclatant, vif et authentique de l’Esprit libre et inconnaissable auquel nous
appartenons entièrement.
Et donc, la porte de l’émerveillement céleste ne peut être ouverte qu’ ‘’avec une clé qui
ne peut être tournée que par l’enfant’’, affirme Pila Chiles…Quelqu’un qui a eu le
courage d’embrasser à nouveau l’innocence et de retrouver le pouvoir,
l’émerveillement enfantin…C’est l’innocence qui explore le monde… ramenant la joie
qui est l’émotion pure de vivre dans la création de notre Créateur.’’22
19
Chant de Moi-même
The Idiot, p.106
21
The Wholly Bible, p.63
22
The Secrets and Mysteries of Hawaii, p.206. White Eagle écrit : ‘’…nous touchons un très grand mystère,
nous entrapercevons quelque chose qui doit réellement être ressenti pour être compris – et devant lequel nous
sommes certainement tous comme des enfants… {Ainsi} devenir comme des petits enfants veut dire qu’il doit y
avoir un transfert de la pensée du cerveau au sentiment et à l’intuition du centre du cœur.’’ (Jesus, Teacher and
Healer, p.92)
20
84
‘’Plus vous savez, plus vous sentez à quel point vous êtes ignorant. Et ceux qui sont
réellement sages, ils deviennent ignorants. Ils deviennent aussi simples que des
enfants ou aussi simples que des idiots.’’
Osho23
Terminons ce chapitre par la splendide proclamation d’Oscar Wilde à propos de la
nécessité de notre évolution régressive. Il déclare : ‘’Quelle chose merveilleuse que la
véritable personnalité de l’homme – quand elle sera à notre portée ! Elle évoluera
naturellement et simplement, comme une fleur, ou comme une pousse d’arbre. Elle
ne sera jamais en désaccord. Elle n’argumentera pas et ne se disputera pas. Elle ne
cherchera pas à prouver. Elle saura tout et pourtant elle ne se préoccupera pas de
savoir. Elle sera pleine de sagesse…La personnalité de l’homme sera merveilleuse.
Elle sera aussi merveilleuse que celle d’un enfant.’’24
23
Le Livre des Secrets. Fournissant un exemple, Osho déclare à propos de la célèbre poétesse indienne Lalla :
‘’Lalla vivait nue…Dans sa nudité, les gens voyaient pour la première fois une beauté et une innocence qui
étaient simplement extraordinaires. Elle rayonnait l’innocence et la joie d’une enfant.’’ (Kundalini, p.123)
24
The Soul of Man, p.27
85
3ème PARTIE : L’ENTIER ET LE BRISÉ
CHAPITRE 8 : NOUVEAUTÉ NÉCESSAIRE
‘’Renonçant aux instruments habiles de l’esprit avec lesquels il avait vainement
espéré pouvoir percer le mystère, il se tient à présent nu et intimidé devant le voile
de la création. Il devine ce qui lui est réservé. Tout devient personnel dans un
nouveau sens. Il devient lui-même une nouvelle personne.’’
Henry Miller1
‘’Toute compréhension soudaine est, en dernière analyse, la révélation d’une claire
non compréhension.’’
Clarice Lispector2
‘’Une touche de perspicacité nous réduit à notre état primordial : la nudité…’’
E.M. Cioran3
‘’C’est-à-dire, puis-je mourir à chaque action, tout au long de la journée, de sorte que
l’esprit n’accumule jamais et que, par conséquent, il ne soit jamais contaminé par le
passé, mais qu’il soit toujours neuf, frais, innocent ?
Jiddu Krishnamurti4
A la suite du thème du chapitre qui précède, il est facile de reconnaître que le facteur
essentiel de la perception innocente de l’enfant, c’est que tout semble
perpétuellement neuf ; dans la nouveauté, il n’y a pas d’autre moment que
‘’maintenant’’, il n’y a pas de souvenir de ce qu’était la vie, ni de connaissance de ce
que l’on est, ni d’attente de ce qui va suivre ; la vie est un continuum d’expériences
uniques, originales, inexplicables.
Ce sentiment de nouveauté qui se produit en permanence marque l’approche de la
bénédiction de l’émerveillement, car c’est par l’intermédiaire d’une vision sans
histoire que nous voyons la vie comme pour la première fois et que nous arrivons à
reconnaître son improbabilité profonde, incroyable. Et cette perception de la
nouveauté vient à l’enfant sans effort, car l’enfant ne fait rien que percevoir ‘’ce qui
est’’ sans mémoire et cela seul rend perpétuellement neuf ‘’ce qui est’’.
1
Wisdom of the Heart, p.172
La Passion selon G.H.
3
A Short History of Decay, p.14
4
Conférence à Saanen, août 1964
2
86
‘’ {La vie}…n’a pas besoin de compréhension. Elle a besoin de nouveauté.’’
D.H. Lawrence5
Le moment vivant est toujours maintenant, toujours neuf, toujours finissant et
commençant. Nous ne pouvons simplement pas le reconnaître, parce que nous
sommes trop paresseux pour prêter attention, trop paresseux pour oublier, trop
paresseux pour ‘’nous soucier d’observer’’, comme le recommandait en permanence
Jiddu Krishnamurti. Cependant, lorsque notre conscience vivante est libérée de la
forme, elle ne peut s’empêcher de mépriser la stagnation et la répétition. Tout comme
un spectateur préférerait regarder un nouvel épisode d’une série télévisée en cours
plutôt qu’une rediffusion, il en est de même pour le témoin innocent, ‘’détaché’’, qui
ne recherche pas la sécurité de ‘’ce qui a été’’, mais qui recherche plutôt toujours la
nouveauté, si ce n’est pour d’autre raison que la joie de l’originalité.
Ainsi, si nous voulons atteindre l’effacement de soi nécessaire pour vraiment
embrasser la nouveauté de l’être qui toujours se déploie – pour nous perdre à chaque
instant et vivre comme si c’était la première fois (un fait facile à comprendre
rationnellement, mais extrêmement difficile – ou sacrément facile – à intégrer dans
nos perceptions conditionnées) – nous devons apprendre à voir la beauté et la magie
qui se produisent éternellement à chaque instant…ce qui jamais auparavant ne fut.
Nous devons être neufs à chaque instant.
Maintenant, avec le terme ‘’effacement de soi’’ utilisé dans le paragraphe précédent,
j’ai dangereusement empiété sur le sujet problématique du ‘’renoncement
psychologique’’ (par opposition au ‘’renoncement épistémologique’’). Cependant, il
semble que ces deux capitulations soient si inextricablement liées que si nous tentons
d’en aborder une, nous devons nécessairement finir par nous occuper des deux.
A l’instant où vous ne savez pas qui ou ce que vous êtes, l’ego se dissipe et toute vanité
et névrose se dissipent avec lui. L’incompréhension est le moyen le moins pénible de
mourir, perdre tout ce que vous pensiez avoir, devenir semblable à rien et renaître de
vos cendres, toujours neuf. Ainsi, le phénix si souvent utilisé dans le symbolisme
alchimique représente la personne neuve qui surgit à la mort de l’ancienne.
‘’Je ne sais tout simplement pas. En fait, je pense parfois que je ne suis pas moi.
Il me semble que j’appartiens à une planète lointaine,
Je suis comme une étrangère pour moi-même.’’
Clarice Lispector6
Mais c’est peut-être l’élément le plus problématique à effacer dans l’acte d’oublier –
soi-même. Comment être soi-même et néanmoins s’oublier ? Comment tourner notre
vision vers l’intérieur et puis, par une manœuvre habile, choisir de perdre la vue ?
5
6
The Man Who Died, p.76
The Hour of the Star, p.36
87
C’est un événement sublime et simple. Ce n’est pas seulement le connu qui doit être
oublié, c’est aussi le connaissant.
A ce propos, Osho déclare : ‘’Quand vous ne savez pas, vous n’êtes pas. Quand vous
savez, vous êtes. Le savoir commence à opérer en tant qu’ego. Pas de savoir et l’ego
ne peut pas exister. Il n’a pas de béquilles, pas d’appui. Il tombe, il s’effondre et
disparaît. Et dans cet état de non-mental, de non-ego, de non-vous – quelque chose
se produit qui ressemble plus à de l’amour. Vous coulez dans l’existence et l’existence
se met à couler en vous. Vous n’êtes plus séparé de l’existence. La goutte est tombée
dans l’océan et l’océan dans la goutte…De nouveaux centres seront éveillés, une
individualité nouvelle apparaîtra, de nouvelles expériences se produiront – tout
sera nouveau. Si vous êtes prêts pour le neuf, alors vous devez rassembler votre
courage pour vous séparer de l’ancien…Nous devons détruire le vieil homme et sa
laideur, ses idéologies corrompues, ses discriminations stupides et ses superstitions
idiotes et créer un homme nouveau aux yeux limpides et aux nouvelles valeurs – une
discontinuité avec le passé.’’7
Nous oublier, c’est simplement une question d’oublier notre connaissance ou notre
compréhension de nous-mêmes. C’est admettre que nous sommes peut-être quelque
chose de très différent par rapport à ce que nous avons jamais imaginé, que peut-être
nous ne devrions pas nous confiner dans les limites du mental et que par conséquent,
la chose essentielle, c’est nous séparer de toute image, description ou caractéristique.
La chose essentielle, c’est nous libérer.
Richard Moss propose le même message, bien qu’en des termes différents : ‘’Avant de
définir nos expériences, avant d’accepter les étiquettes de nos pensées et de nos
sentiments conditionnés, nous devons apprendre à créer un espace d’inconnaissance
– un espace d’ouverture aux nouvelles interprétations.’’8
Et cet espace que nous créons ne doit jamais être rempli, il doit toujours être purgé,
comme une conduite, avec la vie qui s’y écoule et qui ne s’y arrête jamais ; nous
devons rendre l’esprit neuf, pas une fois, mais à chaque instant. Nous ne devons pas
nous oublier une seule fois, mais toujours, si le toujours neuf doit survenir
continuellement, intérieurement et extérieurement.
‘’De ce vide provient le neuf.’’
J. Krishnamurti9
La voie est une voie de négation continuelle, pas une voie d’accumulation insatiable ;
la raison doit disparaître complètement en emmenant avec elle mémoire et
conditionnement – si nous voulons regarder un monde dans lequel nous avons vécu
pendant tout ce temps et regarder un moi que nous avons appelé ‘’je’’ pendant toute
7
Ecstasy, p.130, Kundalini, p.12. Ce point de vue est résumé par U.G. Krishnamurti : ‘’La fin de votre savoir
veut dire votre fin.’’ (Mind is a Myth, p.45). Et Eckhart Tolle proclame de son côté : ‘’Ainsi, la mesure la plus
importante à prendre dans votre voyage vers l’illumination, c’est celle-ci : apprendre à vous désidentifier du
mental.’’ (The Power of Now, p.17).
8
The Black Butterfly, p.3
9
Se libérer du connu
88
cette même période et dans l’instant vivant soudainement ignorer tout complètement
et voir la vie, comme si nous ne l’avions jamais vue auparavant.10
J. Krishnamurti suggère : ‘’…dès l’instant où vous avez une conclusion ou que vous
vous mettez à examiner à partir de ce que vous savez, vous êtes fini, car vous
traduisez tout ce qui est vivant par ce qui est vieux. Tandis que si vous n’avez pas de
point d’appui, s’il n’y a pas de certitude, pas de réalisation, il y a la liberté de
regarder, de réaliser. Et quand vous regardez librement, la nouveauté est toujours
là. L’homme certain de son fait est un être humain mort.’’11
Parvenir à la spontanéité du présent vivant est incroyablement subtil. Joseph Chilton
Pearce décrit cette adaptation à l’existence comme un ‘’…processus naturel,
aventureux, amoral qui franchit les écueils logiques et apporte la nouveauté.’’
Cette déclaration est un résumé spectaculaire et parcimonieux de la voie de
l’inconnaissance : être ‘’naturel’’, c’est ‘’ne pas vivre suivant la lettre’’ ; être
‘’aventureux’’ implique un événement dépourvu de conditions et l’ ‘’amoralité’’, c’est
l’absence du fruit de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal ; tous ces traits –
naturel, aventureux et amoral – conspirent alors pour amener l’individu à la
réalisation de la nouveauté (être le témoin de la création qui se crée en permanence).
Dans la quête de la plénitude, ce n’est pas une dette envers l’ancienne sagesse que
nous devons, mais une nouvelle ignorance dont nous devons hériter. Ce n’est pas la
signification, mais le mystère de l’être que nous devons re-dé-couvrir. Nos vérités
neuves ne devraient pas démystifier le monde, elles devraient le remystifier.
‘’Depuis que j’ai récuré mon esprit et mon corps, moi aussi, Lalla, je suis neuve, je
suis neuve à chaque instant.’’
Lalla
C’est la manière de ‘’ressusciter’’, comme nous l’avons vu – d’être neuf, encore et
encore et encore. D’où l’injonction d’Augustin d’ ‘’être réformé dans la nouveauté de
votre esprit.’’
C’est cet ‘’esprit neuf’’ auquel le Christ fit référence dans les Evangiles et qui fut
traduit de l’araméen par le mot ‘’metanoia’’ qui veut dire en français ‘’changement de
conscience’’ ou ‘’connaître différemment de la manière dont vous connaissez
maintenant’’. Ce terme, metanoia, tout à fait épistémologique dans sa racine et dans
son essence, fut désastreusement mal traduit dans la Bible par le terme chargé de
morale, ‘’repentir’’, mais même ‘’re-pentir’’ a la qualité historique d’un retournement
de l’esprit. Nous voyons donc que le Christ n’était point un ardent moraliste soucieux
d’extraire une pénitence sans merci à des pécheurs récalcitrants, mais qu’il tentait
10
Sur la baignoire du roi Tching-Thang était inscrit l’axiome : ‘’Renouvelle-toi toi-même complètement chaque
jour ; fais-le encore et encore, encore et toujours.’’
11
Freedom From the Known, p.25. Nicholas Roerich déclarait pareillement : ‘’Nous ne pouvons pas faire de
déclarations irrévocables, parce que toute déclaration irrévocable est une conclusion et les conclusions veulent
dire la mort.’’ (Shambhala, p.221).
89
plutôt d’introduire un nouvel esprit en détournant radicalement la conscience
individuelle du point de vue faussé de l’époque.12
Et pourquoi devons-nous changer (c’est-à-dire nous re-pentir de) la manière dont
nous voyons les choses ? Parce que nous ne verrons pas le ‘’neuf’’, tant que nous
n’aurons pas cessé de voir l’ ‘’ancien’’. Nous ne commencerons pas à voir clairement,
tant que nous n’aurons pas cessé de mal voir, tant que nous n’aurons pas eu de
‘’metanoia’’.13
Les leçons de l’Occident sont claires : nous ne devons pas fabriquer des idoles, mais
au lieu de cela, devenir comme des enfants en nous repentant de nos anciens modes
de pensée et pénétrer ainsi avec des esprits vierges dans la mystérieuse nouveauté.
Mais ce qu’est cette nouveauté, nous ne pouvons certainement pas le présupposer, car
cette présupposition se fondrait sur l’esprit ancien et par conséquent, la seule option,
c’est de lâcher ‘’ce qui était’’ et de créer de l’espace pour ‘’ce qui sera’’. C’est expliqué
par Stepan Stulginsky qui déclare : ‘’C’est terrible, quand les gens abordent les
conditions nouvelles avec leurs vieilles habitudes…Seuls ceux qui sont aveugles
peuvent penser que demain sera comme hier ! Le monde qui est dans la confusion
exige la recherche de nouvelles méthodes. L’aspiration de l’humanité pour ce qui est
original lui donnera la compréhension du neuf… {Mais} avant l’apparition du
neuf…les vieilles structures s’écroulent. C’est ainsi que sur les ruines de {notre}
monde ancien apparaît une nouvelle évolution.’’14
Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Ce qui est à l’extérieur est comme ce
qui est à l’intérieur.
‘’Les choses anciennes sont passées, tout est devenu neuf.
Etrange ! C’est un autre homme, ma parole…’’
John Bunyan15
Cette idée de renouvellement s’exprime en des termes plus contemporains dans
l’œuvre marquante de Thomas Kuhn, La structure des Révolutions Scientifiques où,
fournissant de nouveaux exemples tirés de l’histoire de la science, il soutient avec
insistance que les révélations scientifiques ne proviennent pas de la découverte de
nouvelles données, mais de la capacité de voir les données anciennes d’une manière
neuve. Le nouveau ‘’paradigme’’ est simplement une manière différente de considérer
les observations anciennes. Ainsi, les révolutions scientifiques se produisent
généralement par l’intermédiaire de nouveaux arrivants dans les domaines
12
Pour soutenir cette exégèse, je me tourne vers une autorité authentique en la matière : ‘’La pensée nouvelle est
ta seule chance. C’est ta seule opportunité d’évoluer, de grandir, de devenir vraiment Qui Tu Es Vraiment.
Actuellement, ton esprit est rempli de vieilles pensées. Pas seulement des vieilles pensées, mais surtout les
vieilles pensées d’autrui. Il est important maintenant, il est temps maintenant de changer ton esprit concernant
certaines choses. C’est cela, l’évolution..’’ Dieu (Conversations with God de Neale Donald Walsch, p.168).
13
‘’Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres…’’ (Mc 2.22). ‘’Vois, je fais toutes choses
nouvelles.’’ (Ap. 21.5)
14
Cosmic Legends of the East, p.125
15
Voyage du Pèlerin
90
scientifiques – des individus qui n’ont pas encore eu l’ouverture et la créativité de
leurs esprits contrariées, en étant forcés d’examiner les choses d’une seule manière et
d’une seule manière seulement (c’est-à-dire le paradigme courant). Par conséquent,
les révolutions se produisent, parce que la nouvelle génération peut voir les choses
autrement que la vision de la vieille école conditionnée de leurs prédécesseurs.
Les paradigmes doivent se désagréger régulièrement, puisque le toujours neuf prend
la place du toujours ancien.
D’où, Herbert Guenther suggère : ‘’Ce ‘’sentiment’’ peut être appelé le sentiment
d’émerveillement, pas tant comme un état passif, mais actif et au sens strict du mot,
comme une manière créative de considérer notre monde familier, comme si c’était la
première fois.’’16
Nous avons ici une manière de voir la manifestation de la vie toujours originale,
dynamique − en supprimant la stagnation conditionnée de notre vision et en la
considérant avec des yeux différents. Pour voir et être neuf, nous devons nous-mêmes
nous vider de l’ancien, c’est tout. Une renaissance intérieure doit se produire.
L’étonnement est le point de départ à partir duquel on devient muet et confondu
(‘’dumb-founded’’).
Encore une fois, pour voir avec des yeux neufs, nous devons ne pas penser avec des
esprits neufs, maintenant et à chaque instant, autrement nous ne verrons rien de plus
que ce que nous voyions faussement l’instant avant.
Ainsi donc, la nouveauté est l’émerveillement.
Il est maintenant possible de comprendre que l’expression ‘’esprit original’’, telle
qu’elle est largement proposée par les mystiques d’Orient ne se réfère pas
spécifiquement à la découverte d’un état d’esprit particulier et à rester pour toujours
dans cette manière de voir, mais que c’est plutôt le retour continu d’instant en instant
à l’origine, à la nouveauté toujours inconditionnée, dynamique, éternellement
créative qui se trouve éternellement en nous tous. C’est notre moyen de retour le plus
sûr à l’émerveillement.
‘’Lorsque vous voyez, il n’y a plus de caractéristiques familières dans le monde. Tout
est neuf. Rien ne s’est jamais produit auparavant. Le monde est incroyable !’’
Don Juan
En fait, tout ce que nous avons à faire, c’est reconnaître que nous ne comprenons pas
au moins une chose que nous pensions comprendre et par la suite, toute autre chose
qui lui est associée devient alors suspecte et nous pouvons soudainement contempler
un monde que nous n’avons jamais vraiment vu auparavant. Le plus petit événement
banal peut servir de catalyseur pour voir partout la fraîche nouveauté.
16
Commentaire éditorial de Guenther dans sa traduction de Kindly Bent to Ease Us de Longchenpa
91
Martin Heidegger déclarait : ‘’Dans l’émerveillement, le plus habituel de tout, en tout,
de toutes les manières possibles, devient le plus inhabituel.’’
Comment pourrait-il en être autrement ? Jusqu’à ce que nous reconnaissions que
nous ne comprenons pas ce que nous pensions comprendre – c’est-à-dire tout – nous
ne nous positionnerons pas dans le profond respect consciencieux du noncompréhensible et nous ne nous considérerons pas nous-mêmes ou le monde d’une
autre manière que celle que l’on nous a indiquée.
La sagesse est la Sophia vivante, si longtemps oubliée dans les règles sans fun de la
philo-sophie.
Le dadaïste, Georges de Chirico, affirme : ‘’Par-dessus tout, ce que nous devons faire,
c’est débarrasser l’art de tout ce qu’il a connu jusqu’à présent, chaque sujet, chaque
idée, chaque pensée, chaque symbole doit être jeté…C’est seulement quand notre
pensée aura été débarrassée de tout ce que nous appelons logique et sens, quand elle
aura enlevé toutes ses chaînes humaines que les choses nous apparaîtront sous un
jour nouveau, comme éclairées par une constellation apparue pour la première
fois.’’17
Cette observation s’étend à la vie entière. La création crée. Tout ce qui a lieu
maintenant et toujours est éternellement neuf. La vie est un art. Il n’y a rien d’autre
que la nouveauté qui se produit toujours.
Maintenant, en faisant un pas de géant, si nous reconnaissons que toute la vie est la
Création – toute la vie est un art – alors nous-mêmes nous sommes de l’art ; nous
sommes ce qui est éternellement neuf à chaque instant. Nous devons non seulement à
nouveau voir le monde d’un point de vue original, nous devons également apprendre
à nous voir, notre ‘’je’’, comme nous ne nous étions jamais connus auparavant. Et
ceci, nous devons le faire, non pas une fois, mais toujours. Le ‘’je’’ qui est en nous tous
ne doit jamais devenir vieux, mais être renouvelé, encore et encore, avec la passion de
l’émerveillement qui oublie.
17
Ces paroles relient maintenant certaines descriptions anciennes, quant au sens du véritable artiste. Ainsi
Miller : ‘’un écrivain…ramifiait les mystères, les approfondissait, les développait et laissait les réponses en
suspens…’’ (du Mythe de la Connaissance) et Nietzsche : ‘’…comme artistes, nous apprenons à oublier et à ne
pas savoir’’ (de l’Art de l’Oubli). Ce que nous retirons de ces observations, c’est que l’art concerne surtout la
nouveauté : ainsi le nom de l’une des formes d’art les plus populaires, le roman (en anglais novel, original) est un
sous-entendu qui signifie aussi un ‘’événement unique’’ (c’est-à-dire un fait original) dans le cosmos ; ainsi
l’origine du mot ‘’poésie’’ (poesis) signifie aussi ‘’création’’ ; ainsi même le mot ‘’art’’ (que nous utilisons
maintenant comme un nom) provient du verbe ‘’art’’, (comme dans ‘’…where for art thou ?’’ ou ‘’…who art in
Heaven’’, etc.) et dans ce sens, c’est un terme qui est utilisé synonymement avec ‘’will’’ et qui implique par
conséquent l’action et non une stagnation. Ainsi, nous commençons à voir que la définition de art ou création
implique nécessairement la nouveauté vivante. Etre un artiste, c’est créer ce qui n’a pas encore été, sinon il s’agit
simplement de re-création ou de plagiat. Oscar Wilde résume ceci magnifiquement : ‘’ {L’art}…cherche à
rompre…la monotonie du type, l’esclavage de la coutume, la tyrannie de l’habitude et la réduction d’un homme
au niveau d’une machine…l’artiste a créé une belle chose qui est nouvelle…{de sorte que} les idées que possède
sur l’Art une personne d’éducation se tirent forcément de ce que l’Art a été tandis que l’œuvre d’art nouvelle est
belle, parce qu’elle est ce que l’Art n’a jamais été. Lui appliquer le passé comme mesure, c’est lui appliquer une
mesure dont la suppression est la condition même de la perfection. Un tempérament capable de recevoir…des
impressions nouvelles et belles est le seul tempérament qui sache apprécier une œuvre d’art.’’ (The Soul of Man,
p.36, 37, 44)
92
‘’Vous redoutez tant de devenir ridicules…Et vous êtes choqués par l’appel de la
nouveauté ! Non pas scéniquement, mais dans votre propre vie.’’
Nicholas Roerich18
Avec un peu de chance, ce processus sans fin finira par nous entraîner tous à nous
exclamer imparfaitement avec Robert Graves, ‘’Moi, dans une compréhension neuve
de ma confusion’’ et avec le personnage illettré et vulgaire de Russell Hoban, Riddley
Walker, ‘’A ce moman la, je savai pas où j’en étai avec quoi kse soi, parce que tout à
cou, je n’ voyai plu aucune chose, comme je voyai avan.’’19
Car si nous n’effaçons pas la connaissance de nous-mêmes – la croyance que nous
nous comprenons ou que nous pouvons nous comprendre, du tissu même de nos vies,
nous n’atteindrons pas notre Soi exalté, mais à la place, nous continuerons à croire
que nous ne sommes pas le mystère que nous sommes et nous continuerons ainsi à
vivre comme nous ne le devrions pas.
Quand la véritable ouverture nouvelle et extatique se produit dans l’esprit – quand le
sol se dérobe sous nos pieds et mène à la stupeur absolue, à baigner dans l’éclat
merveilleux d’un émerveillement permanent original – c’est simplement la plus
réjouissante de toutes les apocalypses vertigineuses possibles.
Yeats suggère : ‘’Dans la purification…le neuf…prend la place de l’ancien. Toute
mémoire a disparu, l’Esprit ne sait plus quel fut son nom, il est finalement libre, en
relation avec des Esprits libres comme lui-même.’’20
Vraiment, c’est être intime et néanmoins étranger à tout ce qui est. Et ainsi,
contrairement à ce que déclarent les académiciens, les logiciens et les pédants,
l’événement qui nous rend perplexes est plus essentiel que celui qui expose ; la vraie
‘’réalisation’’ n’est pas la dissolution de l’énigme, mais sa révélation.
‘’L’acte de découverte réel ne consiste pas à découvrir de nouvelles terres mais à voir
avec des yeux neufs.’’
Marcel Proust
Une fois encore, pour retourner à la case départ sans idée ou indication de ce que
nous sommes, pourquoi nous sommes ou où nous allons, nous ne devons pas nous
efforcer de découvrir quelque chose, nous devons seulement nous efforcer de tout
perdre. Et ce qui reste, après que tout le rebut de l’esprit ait été nettoyé, c’est la vision
témoin fraîche de l’Esprit vivant, insondable que nous ne verrons jamais, tant que
nous n’avons pas cessé de voir le monde et nous-mêmes de la manière dont on nous a
montré de considérer ces choses jusque-là, c’est-à-dire − faussement. Il nous faut
exorciser l’ancien avant de donner naissance au toujours neuf.
18
Shambhala, p.153
Riddley Walker, p.96
20
A Vision, p.293
19
93
‘’Toujours te recréer, neuf…c’est le but de la vie.’’
Dieu21
21
Conversations avec Dieu, tome 3, de Neale Donald Walsch. ‘’Mais maintenant, nous avons été délivrés de la
loi, étant morts à ce qui nous tenait captifs, de sorte que nous servons dans la nouveauté de l’Esprit et non plus
dans l’obsolescence de la lettre.’’ (Romains, 7.6)
94
CHAPITRE 9 : MORT ET RÉSURRECTION
‘’La désorientation et la réorientation qui surviennent avec l’initiation à n’importe
quel mystère est la plus merveilleuse expérience qu’il est possible d’avoir. Tout ce
que le cerveau s’est efforcé d’assimiler, de classer et de synthétiser pendant toute une
vie doit être démantelé et réordonné. C’est une journée émouvante pour l’âme !’’
Henry Miller1
‘’Parce qu’il a touché le nœud incompréhensible du rêve, il a accepté la grande
absurdité que le mystère est le salut.’’
Clarice Lispector2
‘’…C’est l’hernie de l’image, la rupture transcendantale par rapport aux mots
pauvres issus de l’usage quotidien et miraculeusement élevés aux altitudes du cœur.’’
E.M. Cioran3
‘’Vous ne pouvez pas vivre sans mourir. Vous ne pouvez pas vivre si vous ne mourez
pas psychologiquement, chaque minute. Ce n’est pas un paradoxe intellectuel. Pour
vivre totalement, pleinement, chaque jour, comme s’il y avait une nouvelle beauté, il
doit y avoir une mort à chaque chose d’hier, autrement vous vivez mécaniquement
et un esprit mécanique ne peut jamais savoir ce qu’est l’amour ou ce qu’est la
liberté…Mourir, c’est avoir un esprit qui est totalement vide de lui-même, vide de
tous ses désirs, plaisirs et angoisses quotidiennes. La mort est un renouveau, une
mutation où la pensée ne fonctionne plus du tout, parce que la pensée est ancienne.
Quand il y a la mort, il y a quelque chose de totalement neuf. Se libérer du connu,
c’est la mort et alors, vous vivez.’’
Jiddu Krishnamurti4
Après avoir reconnu l’absolue nécessité pour l’esprit de mourir à ses anciennes idées
et opinions préconçues pour faire de la place au toujours neuf, nous allons à présent
examiner le processus par lequel un individu passe par une telle mort cognitive et par
la résurrection.
Pour toute action, il y a une réaction égale et opposée et cette déclaration vaut autant
pour la métaphysique que pour la physique. Après avoir été élevés dans la
stratosphère de l’exaltation sur les ailes de l’émerveillement, beaucoup d’individus
retournent ensuite au monde avec la grâce d’Icare. C’est parce que l’expérience
d’émerveillement absolu démolit les faux murs et n’en crée pas de nouveaux ; tout ce
1
Tropic of Capricorn, p.220
The Apple in the Dark, p.237
3
A Short History of Decay, p.65
4
Freedom from the Known, p.77-78
2
qui est faux est anéanti et rien ne reste à part la réelle et stupéfiante nudité de ‘’ce qui
est’’. Généralement, ce ravissement est une expérience positive, mais parce que tout
ce qu’une personne ‘’comprenait’’ est brusquement et totalement réfuté, beaucoup
d’individus parvenus à cette ‘’déréalisation’’ ne peuvent pas supporter la vaste infinité
à laquelle ils sont confrontés et dégringolent de cette grande hauteur.
‘’Nous devrions danser extatiquement, parce que nous sommes en vie, dans la chair
et parce que nous faisons partie du cosmos vivant incarné.’’
D.H. Lawrence5
Nous devrions être totalement incrédules, saisis d’admiration respectueuse, plongés
dans la gratitude et pétillants d’incertitude. C’est ainsi que nous devrions être, mais
nous ne le sommes cas.
Sur le seuil où la cacophonie du mental limité diminue, beaucoup d’individus sont
dans un tourbillon d’exaspération débilitant qui rend impossible de reprendre
fermement prise dans l’existence conventionnelle, les poussant ainsi à dériver sans
rien pouvoir faire dans les domaines marginaux de la vie. Ceci a l’air sinistre et ça l’est
peut-être, mais ‘’la route du ciel passe par l’enfer’’, comme le dit l’adage.
Lorsque l’esprit limité, programmé s’ouvre enfin à l’infinité du mystère qui a
jusqu’alors été réprimée, l’individu se retrouve souvent en train de se noyer dans
l’invraisemblance inouïe et ceci ne l’aide pas à mener une vie responsable, apte avec
des limites. Car, quand l’esprit se sépare enfin de toutes ses anciennes hypothèses,
idées et compréhensions, il se situe brusquement à la lisière de l’Inconnaissable qui
effraie. C’est alors que certains coulent, que certains nagent, que certains partent en
chute libre et que certains… apprennent à voler.
C’est l’incertitude vertigineuse de la vie, de l’incompréhension absolue, quand tous les
soutiens et quand toutes les suppositions s’écroulent inexorablement. Il n’y a plus
rien à quoi s’accrocher. L’ardoise est nettoyée et parce que vous aussi, vous êtes sur
l’ardoise – vous êtes aussi effacé. Cela peut avoir l’air extrême, mais c’est parce que
c’est extrême. Je parle d’une Apocalypse intérieure, d’une mort qui ne va nulle part
ou…qui mène à une autre vie.6 L’individu qui subit un tel démantèlement
catastrophique et transformateur ne peut pas continuer à vivre avec les conceptions
de la vie dans le cadre desquelles il a existé auparavant. C’est la beauté et la terreur de
l’émerveillement.
5
Apocalypse
David Icke observe : ‘’Le sens réel de l’apocalypse, comme je le comprends, c’est la ‘’révélation’’, le
‘’dévoilement’’.’’ (Lifting of the Veil, p.135)
6
96
‘’…tout le terrain s’effondre, sous nos pieds, le sol est submergé, les constellations
sont arrachées de leurs amarres, tout l’univers connu, dont le Soi impérissable,
commence à se mouvoir de façon silencieusement et étrangement sereine et
indifférente vers une destination inconnue et invisible.’’
Henry Miller7
Et c’est exactement cette dis-solution qui est la condition initiale du ravissement.
Voici un court résumé de ce qui se passe : nous naissons, nous grandissons, nous
allons à l’école, nous apprenons à lire et à écrire, à ‘’connaître’’ des choses et nous
passons nos journées sans la moindre idée que tout ce que nous croyons être vrai
n’est qu’opinion, excuse ou interprétation erronée, que nous avons escroqué la
grandeur de l’être en conceptualisant dans le contexte du limité, que nous nous
sommes complus dans les bas-fonds de l’interprétation et de l’érudition seulement à
cause de la peur habituelle de la grandeur de l’étonnement. Et quand, finalement,
nous réalisons que tout ce que nous en sommes arrivés à ‘’connaître’’ et à croire
comme des explications raisonnables de la vie ne sont que des placages improvisés et
confus qui cachent tout ce qui est vraiment incompréhensible, tout le spectacle
s’écroule.
Une petite anecdote de Jouffrey aidera à expliquer : ‘’Je n’oublierai jamais cette nuit
de septembre où le voile qui me dissimulait ma propre incrédulité fut déchiré.
J’entends encore mes pas dans la chambre étroite et nue où longtemps après que
l’heure du coucher soit passée, j’avais l’habitude de faire les cent pas…Avec angoisse,
je suivais mes pensées qui descendaient de couche en couche vers le fondement de
ma conscience, éparpillant une par une toutes les illusions qui jusqu’alors avaient
fait écran à ma vision de leurs méandres, les rendant à chaque instant plus
clairement visibles. Vainement, je m’accrochai à ces dernières croyances, comme un
marin naufragé s’accroche aux planches de son navire, effrayé par le vide inconnu
dans lequel j’allais flotter. Je me tournai avec elles vers mon enfance, ma famille,
mon pays, tout ce qui m’était cher et sacré ; le courant inflexible de ma pensée était
trop puissant – parents, famille, mémoire, convictions – il me força à tout lâcher.
L’investigation se poursuivit, plus acharnée et plus rigoureuse, alors qu’elle
approchait de son terme et elle ne cessa pas avant la fin. Je sus alors que dans la
profondeur de mon esprit, rien ne subsistait qui tenait encore debout…Cet instant
fut un instant effrayant et quand, vers le matin, je me jetai épuisé sur mon lit, j’eus
l’impression que ma vie ancienne et souriante et si pleine s’éteignait comme un feu et
que devant moi, une autre vie débutait, sinistre et dépeuplée où dorénavant, je
devrais vire seul, seul avec la pensée fatale qui m’avait exilé là et que j’étais tenté de
maudire. Les journées qui suivirent furent les journées les plus tristes de ma vie.’’8
De la confession de Jouffrey, on peut voir que, malgré l’effet incontestablement
grisant de la non-compréhension absolue, il y a souvent une réaction négative, une
terreur, lors de l’effondrement de toute base cognitive.
7
8
Tropic of Capricorn, p.207
Cité dans le livre de Colin Wilson, L’Homme en dehors
97
‘’Y sembl que tou les ôtr é des répons, y nia que moi qui né que des kestions.’’
Riddley Walker9
Cette ‘’agoraphobie conceptuelle’’, pour ainsi dire, peut être le démantèlement de
l’individu qui est béni du privilège de l’émerveillement total ; la réponse négative
conduit souvent au pathos de ‘’l’étranger’’ qui le pousse dans l’isolement et dans la
folie. Ce genre de réponse tisse largement l’œuvre brillamment écrite de Colin
Wilson, L’Homme en Dehors, d’où proviennent les paroles de Jouffrey. Dans son
étude exhaustive sur les individus à la pointe de la conscience, Wilson montre
comment quiconque se sépare du sens imposé à la vie par l’humanité ne rentre plus
nulle part dans une société dont les vérités sont vues comme étant complètement
fausses. Ceci conduit dans son livre à une thèse sur des individus tragiques qui, pour
la plupart, se sont détachés du monde des hommes, parce qu’ils avaient vu ‘’trop
profondément.’’10
Colin Wilson explique la nature générale de la situation difficile de l’étranger : ‘’Sans
le sens que sa volonté lui imposerait normalement, son existence est absurde.’’11
Wilson cite alors comme exemple de cette absurdité quelques paroles de H.G. Wells :
‘’Jusqu’ici, les événements avaient été unis par une certaine cohérence logique,
comme les corps célestes maintenus par la gravitation. A présent, c’est comme si
cette corde avait disparu et que tout aille n’importe où, n’importe comment à une
vitesse qui augmente régulièrement…Une étrangeté crue pénètre les choses…Nous
entrons dans la lumière crue de l’incroyable nouveauté…Plus l’analyse est
rigoureuse, plus le sentiment de la défaite mentale est inévitable.’’12
Cette ‘’étrangeté crue’’ et cette ‘’lumière crue’’ conduiront nécessairement à la ‘’défaite
mentale’’ d’un scientifique comme Wells (ou de n’importe qui d’autre qui dépend
9
Riddley Walker, de Russell Hoban, p.171
Cette situation fâcheuse me rappelle les personnages socialement frustrés ou inaptes incarnés dans les
merveilleuses œuvres de J.D. Salinger. Je pense particulièrement à Holden Caulfield dans L’Attrape-cœurs qui
très jeune, put voir l’hypocrisie des gens et de toute la vie et qui devint ainsi une âme ‘’dépossédée’’, existant
sans but dans un monde sans but. Il y a aussi l’excentrique famille Glass de Salinger, qui sont tous de parfaits
étrangers et qui fournissent un panorama unique de personnages brillamment esquissés et disséqués par la plume
de l’auteur. Dans Franny et Zooey, nous faisons connaissance avec Franny, sensible et dégoûtées, qui se détache
désespérément de la vie conventionnelle. Avec elle, il y a son caustique et impudent frère, Zooey,
impitoyablement las de la vanité et des stupidités de la vie. Dans ce livre, on nous présente aussi les frères aînés
et mentors spirituels potentiels de Franny et Zooey, Buddy et Seymour, dont les portraits sont élargis dans
d’autres œuvres de Salinger, Dressez Haut la Poutre Maîtresse, Charpentiers et Seymour, une Introduction ;
dans ces deux nouvelles, nous faisons la connaissance de ces deux imposants génies intellectuels et spirituels – le
plus jeune, Buddy qui finit par vivre seul dans une cabane dans les bois, sans téléphone, abandonnant
pratiquement la vie et son frère aîné, Seymour qui vit une courte vie d’intuitions et de compréhensions divines
apparemment, jusqu’à ce qu’il se suicide d’une balle dans la tête à trente et un ans, en dépit du fait que comme
son frère l’atteste, il était un mukta rare et exceptionnel ou connaisseur de Dieu.
Je parle brièvement de ces personnages décrits avec art par Salinger, non pas parce qu’ils apparaîtront encore
dans cet ouvrage, mais pour offrir au lecteur une analyse moderne, littéraire d’individus en passe d’être
spirituellement ‘’achevés’’, pour ainsi dire, mais qui se retrouvent encore plus piégés dans le monde que s’ils
étaient restés pleinement dans l’obscurité. Je considère l’œuvre de Salinger sur les ‘’étrangers’’ comme une voix
qui dénonce la futilité de la vie comme nous la ‘’connaissons’’. Et ainsi, gardant ceci à l’esprit, le lecteur
comprendra mieux pourquoi, au fur et à mesure que nous avançons, je cherche par conséquent à proposer que
nous nous en tirons beaucoup mieux sans la ‘’connaître.’’.
11
The Outsider, p.25
12
The Outsider, p.4
10
98
autant de la raison) et qui doit finalement faire face à sa propre ignorance
incorrigible, à contrecœur.
‘’Tout sera désespérément perdu dans cet éblouissement soudain.’’
René Daumal
H.G. Wells a intitulé avec justesse son dernier livre – d’où provient la précédente
citation – Mind at the End of Its Tether (l’esprit au bout du rouleau, littéralement, au
bout de sa longe, NdT). Je dis avec justesse, parce que pour quelqu’un qui s’est
efforcé pendant toute sa vie de comprendre et d’expliquer la vie et puis qui, à la toute
dernière minute, réalise qu’il ne comprend rien, il est logique que cette
incompréhension apparaisse comme une défaite amère plutôt que comme un succès
ultime.
Tout individu comme Wells, saisi par l’exaspération immanente, est souvent rendu
‘’impuissant’’ par cette panne conceptuelle et c’est l’existence elle-même qui est
l’énigme débilitante − parce que ‘’ce qui est’’ est, et…parce qu’on ne peut pas le
comprendre.
Sam Keen note : ‘’La source primitive d’émerveillement n’est pas un objet, mais le
fait que l’esprit est parfois ébranlé par la réalisation qu’il n’y a pas de raison
nécessaire pour l’existence du monde ou tout ce qu’il contient…En parlant de
{ceci}...Tillich dit que, vu du point de vue de la possibilité du non-être, être est un
mystère. Si bizarre que cela puisse être linguistiquement ou logiquement, il y a des
états d’esprit dans lesquels l’existence même du monde paraît étrange et
miraculeuse…’’13
C’est comme si une personne était immobilisée par la conscience même, par la vision
paralysante de magnificence et de confusion. Et c’est un événement, soit d’épouvante,
soit d’allégresse ; quand l’esprit est totalement libéré, l’individu est affranchi ou
condamné par la terreur de cette liberté.
‘’C’est au bout du compte le seul genre de courage qui soit exigé de nous : le courage
de faire face aux expériences les plus étranges, les plus inhabituelles, les plus
inexplicables qui peuvent nous arriver.’’
Rainer Maria Rilke14
Une ligne étroite, aussi fine que le fil du rasoir, sépare le mysticisme de la folie.
Néanmoins, que l’expérience de l’éveil soudain au mystère omniprésent de la vie – et
à notre propre ignorance incroyablement vaste – mène l’individu au ravissement d’un
saint, ivre de Dieu, au cul torturé d’une bouteille de whisky ou à une vie d’isolement
solitaire – il s’agit là de plus ou moins la même expérience, simplement modifiée par
13
14
Apology for Wonder, p.22
Letters to a Young Poet, p.89
99
la façon dont on l’aborde, qu’une personne verse dans l’effroi et la nausée ou qu’elle
s’habitue et qu’elle apprenne à se mouvoir au rythme de l’infini.
Je soutiens que cette expérience d’incompréhension (considérée par les étrangers de
Wilson comme un motif de mélancolie, de folie, de fuite ou de suicide) n’est pas une
expérience de nature tragique, mais qu’elle est en fait essentielle au développement
du soi supérieur. Nous échappons au cadre de la vie limitée par la lucarne de
l’absurdité et nous ne voyons pas là un événement qui nous égare de la vie, mais un
événement qui nous restitue véritablement et finalement à la vie et qui, par
conséquent, n’est pas digne de désespoir, mais d’exaltation.
’’Le monde n’est pas seulement plus étrange que nous le supposons, il est plus
étrange que nous sommes capables de le supposer.’’
J.B.S Haldane
Dans le livre de Dostoïevski, L’Idiot, le prince Myshkin détaille l’évolution de son
‘’démantèlement’’ – de la confusion à la souffrance, puis à l’extase : ‘’…J’avais
expérimenté une série de crises pénibles et atroces…et…cela empira…Les crises se
déclenchèrent, l’une à la suite de l’autre, je tombai dans un état d’extrême stupeur
avec perte totale de mémoire. Bien que ma raison ne fût pas affectée, le cours de ma
pensée logique s’interrompît, pour ainsi dire. Je ne pouvais plus enchaîner plus de
deux ou trois idées. C’est l’impression que j’ai conservée. Après que les crises se
soient calmées…je me souviens que j’étais dans un état de mélancolie insupportable ;
je me trouvais en fait tout le temps au bord des larmes, dans une consternation et
une appréhension constantes et j’étais terriblement affecté par tout cela qui m’était
si étranger − cela, je le réalisai. L’étrangeté de tout cela était accablante. {Mais} je
sortis de ma dépression. Je commençai à récupérer rapidement. Alors, chaque
journée me devint plus précieuse et le passage de chaque nouvelle journée me devint
encore plus précieux, de sorte que je ne pus m’empêcher de remarquer le fait. Je me
mettais au lit très satisfait de ma journée et je m’éveillais le lendemain matin en me
sentant encore plus heureux. Il était très difficile de dire pourquoi c’était
ainsi…Pendant ces moments, je sentais que quelque chose m’appelait au loin et il
m’apparaissait que si je devais marcher tout droit pendant très longtemps et
franchir la ligne distante où la terre et le ciel se rencontraient, je trouverais la clé de
tout et je contemplerais immédiatement une vie nouvelle mille fois plus palpitante et
vibrante que la nôtre.’’15
Myshkin parle, sans le savoir, peut-être, d’un processus sublime – la transmutation
alchimique du minerai grossier de la conscience en or pur. Cette modification,
suivant la terminologie de l’alchimie, c’est le passage de l’œuvre au noir à l’œuvre au
blanc et à l’œuvre au rouge.16
15
The Idiot, p.84-88
Bien sûr, je ne suggère pas ceci comme un résumé de l’alchimie qui est beaucoup plus vaste et complexe que
ce que je pourrais prétendre avancer ici. Néanmoins, il y a des aspects de l’Art qui nécessitent la perte de tout ce
qui est connu et l’entrée dans le sombre inconnu pour atteindre la lumière de l’autre côté. Eckhart Tolle propose
un compte-rendu semblable à celui de Myshkin dans sa courte autobiographie au début de son livre, Le Pouvoir
du Moment Présent, dont voici un extrait : ‘’Jusqu’à l’âge de trente ans, j’ai vécu dans un état presque continuel
d’anxiété ponctué de périodes de dépressions suicidaires…Une nuit, peu après mon vingt-neuvième
16
100
Cet art immanent d’alchimie est également habilement transmis dans le creuset de la
poésie et de la vie uniques de Rainer Maria Rilke. Des parties provenant des Elégies
de Duino qui documentent subtilement les étapes du processus suivent le même
thème :
‘’Bien sûr, il est étrange de ne plus habiter la terre,
De renoncer à des coutumes à peine apprises,
De ne plus voir les roses et les autres choses prometteuses
En terme d’avenir humain ; de ne plus être
Ce que l’on était entre des mains terriblement angoissées ;
D’abandonner même jusqu’à son propre prénom en l’oubliant
Aussi facilement qu’un enfant renonce à un jouet cassé.
Il est étrange de ne plus désirer ses propres désirs.
Etrange de voir flotter sans lien dans l’espace
Tout ce qui autrefois fut lié. (Première élégie)
…Soudainement, dans ce laborieux néant,
Soudainement, le lieu indicible où la pure insuffisance
Se transforme incompréhensiblement, explose et change
En ce trop-plein vide
Où les calculs complexes
Se perdent et se résolvent. (Cinquième élégie)
…Tout ceci n’était-il pas un miracle ?
Etonne-toi, Ange, car nous sommes ceci, Ô glorieux ;
Proclame que nous avons pu accomplir ceci,
Car mon souffle est trop court pour un tel éloge (Septième élégie)
…Regarde, je suis vivant…L’être surabondant se recueille dans mon
cœur…(Neuvième élégie)’’
La fin de ce long poème de Rilke est certainement une description du côté plus
lumineux de l’obscur inconnu ; il a franchi le non-miraculeux et reconquis le miracle.
anniversaire, je me réveillai aux petites heures avec une sensation de terreur absolue. Il m’était souvent arrivé
de sortir du sommeil en ayant une telle sensation, mais cette fois, c’était plus intense que cela ne l’avait jamais
été…Tout me semblait si étrange, si hostile et si totalement insignifiant que cela créa en moi un profond dégoût
du monde. Cependant, ce qui me répugnait le plus dans tout cela, c’était ma propre existence…Je pouvais sentir
qu’un profond désir d’anéantissement, de non-existence devenait maintenant plus fort que le désir instinctif de
continuer à vivre…Je me sentis happé par un vide. On aurait dit que le vide était en moi plutôt qu’à l’extérieur.
Brusquement, la peur disparut et je me laissai tomber dans le vide. Je n’ai aucun souvenir de ce qui s’est passé
après…Je fus réveillé par les pépiements d’un oiseau à l’extérieur. Je n’avais jamais entendu un tel son
auparavant. Mes yeux étaient toujours clos et je vis l’image d’un précieux diamant. J’ouvris les yeux. Les
premières lueurs de l’aube filtraient à travers les tentures. Sans la moindre pensée, je sentais, je savais que la
lumière était infiniment plus que nous le réalisons…Les larmes me montèrent aux yeux. Je me levai et je fis le
tour de la pièce. Je reconnaissais la pièce et cependant, je savais que je ne l’avais jamais vraiment vue
auparavant. Tout était frais, immaculé, comme tout juste arrivé à l’existence. Je ramassai quelques objets, un
crayon, une bouteille vide, en m’émerveillant de la beauté et de la vitalité de tout. Ce jour-là, je déambulai dans
la ville, tout à fait sidéré par le miracle de la vie sur terre, comme si je venais de naître au monde… {Plus tard}
vint une période où pendant tout un temps, il ne me resta plus rien sur le plan physique. Je n’avais plus de
relations, plus de travail, plus de maison, plus d’identité sociale définie. Je passai quasiment deux ans assis sur
des bancs publics, dans des parcs, dans un état de joie la plus intense.’’ (p.1-3)
101
‘’Il se peut qu’un passage désorientant à travers ‘’le nuage d’inconnaissance’’ soit le
test initial de notre adéquation en tant qu’individus.’’
Stephen Larsen17
A partir de ce point, nous voyons que l’individu qui, par l’initiation au mystère, est
devenu un ‘’outsider’’, peut faire marche arrière et devenir un ‘’insider’’, car à présent,
il ne se trouve plus douloureusement en dehors du mystère de la vie, mais il est
dedans et il en fait partie intégrante – en tant que portion vivante du Tout
énigmatique.18
L’ ‘’immanence’’ du mystère et le ‘’Grand Art’’ de l’alchimie, tels que décrits par Rilke
et d’autres, seront analysés plus en détail dans le dernier chapitre, lorsque tous les
ingrédients auront été mélangés dans le chaudron, pour ainsi dire.
Certaines déclarations franches de Tolstoï continuent d’alimenter notre thème : ‘’Il y
a cinq ans, quelque chose de très étrange commença à m’arriver. Au début,
j’expérimentai des moments de perplexité et des coups d’arrêt dans la vie, comme si
je ne savais plus comment vivre ou quoi faire…Puis, ces instants de perplexité se
produisirent de plus en plus souvent…J’avais l’impression que ce sur quoi je me
tenais s’était brisé et que je n’avais plus rien sous mes pieds. Ce pourquoi je vivais
n’existait plus et il ne me restait rien pour quoi vivre.’’19
Pourtant, Tolstoï n’en deviendrait pas moins un des plus grands romanciers de
l’histoire et il écrirait aussi un livre sur sa pensée politique et psychologique intitulé,
fait plutôt intéressant, Le Royaume des Cieux Est En Vous, qui sera lu par des gens
comme le Mahatma Gandhi et qui finira par influer sur la révolution non-violente et
l’émancipation de tout le sous-continent indien.
Par conséquent, l’expérience de ‘’ne rien avoir sous nos pieds’’ – où tout ce que nous
pensions connaître se révèle inconnaissable – peut conduire à deux résultats
possibles : la crise ou l’accomplissement.
Avoir à croire que le monde est mystérieux et insondable était l’expression de la
prédilection la plus intime d’un guerrier. Sans elle, il n’avait rien.’’
Don Juan20
Comme pour tous les voyages des grands héros et des grandes héroïnes, il doit y avoir
une épreuve intérieure pour qu’il y ait une récompense intérieure.
17
The Mythic Imagination, p.16
Cet accomplissement de l’adepte est décrit ainsi par Henry Miller : ‘’Il devine que le grand secret ne sera
jamais saisi, mais incorporé dans sa substance même. Il doit faire de lui-même une part du mystère, vivre
dedans et avec lui.’’ (Sexus)
19
Life of Tolstoy, Aylmer Maude, p.384-385
20
Tales of Power, Carlos Castaneda, p.115
18
102
Chuck Spezzano, dans son commentaire sur les ‘’Cartes Eclairantes’’, décrit ainsi ce
stade de l’épopée : ‘’L’absence de sens et l’angoisse que ceci engendre – parce que
tout est devenu gris et se transforme en cendres – peut être une grande opportunité
pour vous. Alors que beaucoup périssent dans le royaume de l’absence de sens, ce
pourrait être un des lieux où vous fassiez vos plus grand progrès en termes de
conscience… {Car}, lorsque l’absence de sens est vue d’un haut point de vue spirituel,
c’est la réalisation que le monde n’a en fait aucun sens. {Cependant}, l’ego tente de
nous détourner et de nous montrer que le monde a du sens : ‘’Venez par ici !
Approchez-vous ! Le plus grand spectacle sur terre va commencer ! Venez voir
l’attraction ! Vous trouverez ici quelque chose d’intéressant qui vous divertira !’’ Bien
sûr, parce que ceci n’est pas vrai, vous êtes finalement ramené à l’expérience du
non-sens, mais cette fois-ci, c’est par la déception du monde. Toutefois, le non-sens
est réellement un lieu très proche de la réalisation, de l’éveil et de l’illumination.’’21
Pour ces gens qui sont bien emmitouflés dans une vie confortable avec de nombreux
désirs et beaucoup de responsabilités, une telle expérience d’absence de sens peut
précipiter leur chute – car elle sape complètement leur fausse vie ; ce sont eux qui, se
voyant pris dans des sables mouvants, ruent sauvagement pour s’en extraire et qui ne
réussissent qu’à s’enfoncer davantage dans le marécage.
Mais pour ceux qui sont naturellement plus souples, plus capables de manœuvrer
rapidement, de reconnaître la vertu d’une expérience ‘’réelle’’ et donc, qui sont aussi
plus capables de ‘’lâcher prise’’, de se réjouir de la course folle de l’émerveillement
inexplicable et alors, de trouver les moyens d’avancer dans la vie avec cette nouvelle
expérience comme pierre angulaire vivante tout en rejetant toutes leurs structures du
passé, ceux-ci sont ceux qui non seulement survivront, indemnes, mais qui voleront
au lieu de se noyer et qui s’épanouiront à partir du même événement qui aura
provoqué l’effondrement des autres.
Aleister Crowley note : ‘’…les meilleurs des hommes, les hommes libres, ne
considèrent pas du tout la question en de tels termes. Quelles que soient les horreurs
qui peuvent toucher l’âme, quelles que soient les abominations qui peuvent exciter la
répugnance du cœur, quelles que soient les terreurs qui peuvent assaillir l’esprit, la
réponse est identique à chaque étape : ‘’Que l’aventure est formidable !’’22
Voilà. La vie est un événement déconcertant ; de cela, il n’y a pas à discuter. Alors,
c’est simplement une question de savoir si nous choisissons de voir la vie comme une
aventure miraculeuse ou comme une mésaventure tragique.
21
The Enlightment Book, p.46. Ramtha corrobore cette pensée, en déclarant : ‘’…Je n’ai aucun doute qu’un jour,
vous vous calerez dans votre fauteuil, effaré et que vous vous demanderez : est-ce que je perds la boule ?...Non,
vous y gagnez. Ce que vous perdez… c’est le brouillard de l’illusion et vous gagnez la clarté de la réalité. La
réalité, c’est l’inconnu.’’ (Destination Freedom II, p.161)
22
The Book of Thoth, p.113
103
‘’Il me fallut répugner au savoir, réaliser la futilité de tout, tout fracasser, devenir
désespéré puis humble et m’effacer de l’ardoise pour ainsi dire afin de retrouver
mon authenticité. Il me fallut arriver au bord et puis sauter dans le noir.’’
Henry Miller23
José Ortega Y Gasset explique cette perspective, bien qu’à partir d’un angle différent.
Il écrit : ‘’L’homme à l’esprit clair est l’homme qui se libère de ces idées
‘’fantastiques’’, qui regarde la vie en face, qui réalise que tout est problématique et
qui se sent perdu. Et ceci est la vérité toute simple – vivre, c’est se sentir
perdu…Celui qui ne se sent pas réellement perdu ne connaît pas la rémission ; c’està-dire qu’il ne se trouve jamais lui-même, il ne se heurte jamais à sa propre
réalité.’’24
La réalité est un mystère insensé et nous-mêmes, nous sommes le mystère insensé,
mais au lieu de rechercher faussement la raison et le bon sens de tout ceci, nous
devons simplement faire volte-face et nous permettre d’être absurdes, improbables,
indéfinissables et rares. C’est alors que nous pourrons nous considérer comme les
miracles inexplicables, privilégiés que nous sommes vraiment. C’est alors que
l’aventure commence.
Cette acceptation d’une telle ‘’perdition’’ inextricable conduirait Carlos Castaneda à
avouer : ‘’Je ne fus pas effrayé, mais confondu…Les lacunes de ma raison étaient si
énormes que soit je devais les combler, soit je devais me débarrasser complètement
de ma raison…Ce que j’expérimentai au moment de cette réalisation, ce fut un
étonnement si intense que tout ce que je pus faire, c’était regarder stupéfait.’’25
‘’Bien, bien’’, rétorqua Don Juan à Castaneda, ‘’je t’ai dit que l’art véritable d’un
guerrier, c’est d’équilibrer la terreur et l’émerveillement.’’26
Il y a un point dans la vie où toutes les théories, les idées, les preuves et les arguments
tombent, à jamais impuissants, et où l’individu qui veut à tout prix comprendre sa vie
dans le cosmos peu plausible sentira brusquement que rien de ce qu’on lui a raconté
sur la vie n’est vrai, que la vie, en fait, on ne doit pas la comprendre, mais la vivre et
que plus nous essayons de comprendre…moins nous vivons. Car il n’y a aucune
sagesse à tenter de comprendre ce qui n’est pas compréhensible. Et il y a moins de
sagesse à imaginer que l’on comprend ce que l’on ne comprend pas. Et il y a moins de
sagesse encore à reculer devant la réalisation que nous ne savons absolument pas et à
réintégrer un mensonge tranquille, limité plutôt que d’accepter l’énigme confondante
23
La Sagesse du Cœur. Compatissant, David Icke écrivit : ‘’Lorsque vous entamez le voyage spirituel, lorsque
vous ouvrez votre esprit et votre cœur à d’autres possibilités, l’enfer débarque souvent dans votre vie. Votre vie
commence à se désagréger. Il y a une bonne raison à ceci.’’ (Lifting the Veil, p.92)
24
The Revolt of the Masses, p.157
25
Tales of Power, p.51, 148
26
Ibid., p.91. Et la voix anonyme dans Letters From a Living Dead Man d’Elsa Barker implore : ‘’Oh, n’ayez
pas peur de laisser la bride à votre imagination. Ce sont les choses merveilleuses qui sont réellement vraies ; les
choses banales sont presque toutes fausses. Si une grande pensée vous élève en vous tirant par les cheveux, ne
vous accrochez pas à la terre ferme. Lâchez prise…Si l’on va suffisamment vite et haut, on peut contempler
l’inconcevable.’’ (p.211)
104
et ainsi d’étreindre complètement la majesté de la vie, parce qu’elle se situe bien audelà de notre compréhension limitée. C’est la vie. Le choix nous revient de l’obscurcir
par des mots ou de la vénérer en nous émerveillant.
‘’Ô grincements de dents terrestres, où cela nous conduirait-il, excepté à une douce
éternité dorée, de prouver que nous avons eu tous tort, de prouver que prouver était
nul…Je réalisai : ‘’Il n’y a pas de réponse’’. Je ne savais plus rien, je m’en fichais et
cela n’avait pas d’importance et brusquement, je me sentis réellement libre.’’
Jack Kerouac27
Comme le phénix renaît de ses cendres et comme le serpent se défait de sa vieille
peau usée, nous devons muer mentalement, si nous voulons vivre et mourir et vivre
encore.
Des extraits de Apology for Wonder de Sam Keen documentent éloquemment ce
processus de mort et de résurrection :
‘’Quand quelque chose explose dans la conscience et fracasse nos catégories de
compréhension ordinaires, cela crée naturellement un malaise mental et émotionnel
et de la perplexité. Quelle est cette étoile nouvelle apparue brusquement sur mon
horizon ? Quelle est cette étrangère qui s’exprime de manière si inattendue par la
bouche de ma femme ? Pourquoi est-ce que la rose que je regardais hier et avanthier me fait face aujourd’hui avec un miracle de rougeur ?...Quand nous sommes
touchés par l’émerveillement, nos certitudes se désagrègent et nous sommes
soudainement précipités dans l’imprévu. Nous ressemblons à un homme qui se
réveille au beau milieu de la nuit dans une chambre d’hôtel étrangère et qui n’est pas
capable pour l’instant de se rappeler où il est…L’émerveillement…dans la mesure où
il perturbe nos méthodes efficaces de faire face au monde, est menaçant ; dans la
mesure où il apporte la promesse d’une nouveauté renouvelée, il est désirable et
fascinant. Si nous nous occupons du sens strict des mots, nous pouvons décrire le
cœur de l’expérience de l’émerveillement comme une surprise à la fois atroce et
prometteuse. L’imagerie de l’apocalypse et de la résurrection est intrinsèque à
l’expérience d’émerveillement. Chaque événement empreint d’émerveillement
implique une crucifixion cognitive ; il dérange le réseau de sens qui protège l’identité
de l’ego. S’émerveiller, c’est mourir au moi, c’est cesser d’imposer des catégories et
renoncer au moi. La fraîcheur nouvelle ou la résurrection nous fait ressusciter, mais
ne nous rend pas capables d’exprimer un témoignage adéquat. Il n’y a rien de neuf à
dire à propos du monde…seulement une nouvelle capacité de le célébrer.’’28
Cette ‘’désorientation et réorientation’’ est l’équivalent psychologique de la formule
alchimique solve et coagula (décomposer et recomposer) : tout est défait et refait.
Comme cela a été dit, cela peut être déstabilisant, à tout le moins. Et pourtant, c’est
essentiel et inévitable et cela requiert uniquement notre acceptation du processus
27
Dharma Bums, p.240
Apology for Wonder, p.28-31. Osho suggère que ceci est l’ultime sens de la résurrection : ‘’…une mort de
l’ancien et une naissance du neuf.’’ (The Rebel, p.33)
28
105
pour le mener à terme. Dans l’état d’émerveillement, aucune part du paradigme ne
peut subsister.
Une fois que nous sommes passés par la ‘’sombre nuit de l’âme’’, alors nous sommes
guéris des tortures des idées fausses du mental. C’est alors que nous sommes
‘’…ouverts à l’extase de la création’’, comme Ida Mingle le décrivit.’’29
C’est ici que nous trouvons quelque répit, car nous n’aimons plus ce que la société
aime et car nous ne comprenons plus ce que d’autres comprennent. Ici, nous en avons
terminé avec les limites de l’esprit limité. C’est ici où, si nous sommes suffisamment
forts pour n’être rien…c’est ici que nous sommes libres.30
‘’A partir de ce jour, chaque instant m’apporta sa fraîcheur comme un don ineffable,
de sorte que je vivais dans un état presque perpétuel d’émerveillement passionné. Je
me grisais avec une extrême rapidité et j’étais aux anges.’’
André Gide31
Judith Handelsman écrivit à propos de son expérience extatique, en s’exclamant :
‘’Victoire aux forces du bien ! Ici, ici, pleurais-je, bondissant, dansant sur place,
applaudissant…pour les merveilles du monde invisible dans lequel je venais tout
juste d’entrer….Je permis à la magie d’entrer dans ma vie et j’avais ouvert la porte
pour que davantage puisse entrer.’’32
Ainsi, l’individu chanceux, brave ou innocent qui reçoit cette ivresse de
l’émerveillement absolu – de l’incompréhension complète de tout ce qui ‘’est’’,
incluant son propre moi – n’a plus besoin d’une explication raisonnable de la vie,
parce qu’il est complètement libre des interventions du mental ; pour lui, rien n’est
gagné en tentant de saisir une explication…de l’inexplicable. Les idées n’ont plus
d’importance, le savoir est parti pour du bon et toute la vie se dilate et retourne à son
caractère spectaculaire originel et authentique.
29
Steps in the Way, p.89
D.T. Suzuki écrivit : ‘’…Si cette libération est trop précipitée et violente, l’esprit peut perdre son équilibre de
façon plus ou moins permanente…Dans la plupart des cas, l’effet n’est pas très grave et la crise peut passer
sans laisser de marques profondes. Mais pour certains caractères, soit à cause de leurs tendances inhérentes ou
à cause de l’influence de l’environnement sur leur constitution malléable, l’éveil spirituel les remue au plus
profond de leur personnalité. C’est alors qu’il vous sera demandé de choisir entre le ‘’non permanent’’ et le
‘’oui permanent’’…Etant depuis si longtemps accoutumé à l’oppression (de l’intellect), l’inertie mentale devient
difficile à supprimer. En fait, elle est descendue profondément dans les racines de notre propre être et toute la
structure de la personnalité doit être renversée. Le processus de reconstruction est entaché de larmes et de
sang…Mais c’est seulement après une telle douleur et de telles turbulences que toutes les impuretés intérieures
sont éliminées et que l’on naît avec une perspective tout à fait neuve sur la vie.’’ (Essays in Zen Buddhism, p.2931)
31
Paraphrasant Socrate, Osho relate : ‘’Ce matin – ce matin même – quelque chose de formidable m’est arrivé :
tout savoir m’est apparu futile. Je suis éveillé. Le sommeil du savoir n’est plus là. Je ne rêve plus. Et maintenant,
je ne suis certain que d’une seule chose, c’est que je ne sais rien.’’ (Ecstasy, p.33)
32
Growing Myself, p.23-25
30
106
‘’…je commence à dériver,
le monde entier semble très étrange,
et comme c’est agréable.’’
Blue Rodeo33
Quoique notre voyage dans le royaume du mystère puisse commencer comme un
cataclysme effrayant, en fin de compte, la perte de compréhension – si nous
acceptons suffisamment le processus – peut succéder et nous pouvons commencer à
trouver nos ‘’marques’’, notre équilibre, pour ainsi dire, et ce qui au départ
ressemblait à un trajet chaotique, agité, écœurant, se transforme en une euphorie
fluide, revigorante et familière.
C’’est maintenant une joie d’accepter positivement notre absence de compréhension,
de l’étreindre et ce faisant, nous commençons à reconnaître sa valeur plus facilement
même que nos réalités quotidiennes. Nous commençons à croire que le monde des
hommes a été horriblement mensonger envers nous et que nous sommes enfin
revenus ‘’à la raison’’. Nous nous détendons en nous-mêmes. Tout devient neuf et
spectaculaire. Rien n’existe qui ne soit invraisemblable. Une douce et tranquille
rêverie peut commencer à croître dans nos vies.
C’est le côté plus agréable du ravissement, se détendre dans l’inconnaissance
confortable de tout et de rien et succomber volontairement à l’ivresse bénie et
sublime de la présence d’être sans pensée.34
‘’Le voyant est perdu dans l’émerveillement qui est paix.’’
Aleister Crowley35
Et le mystique indien, Sri Ramakrishna, si souvent trouvé seul absorbé dans le
ravissement – ou en samadhi, comme on dit en Orient – décrivit ainsi l’expérience :
‘’Dans l’extase, un homme demeure muet d’émerveillement… {il} oublie le monde
extérieur avec tous ses charmes et toutes ses attractions ; même son propre corps
qui est si cher à quelqu’un est facilement oublié.’’36
Par conséquent, le ravissement n’est pas nécessairement une exubérance
émotionnelle déferlante, mais plus souvent l’expérience plus placide d’être ‘’absorbé’’
dans l’émerveillement ; il ressemble alors plus au calme de l’admiration
révérencieuse qu’au caractère explosif de l’extase. Et quoique le ravissement puisse
commencer comme une sensation époustouflante, il peut aussi devenir une
continuité passivement agréable.
33
Extrait de leur album Five Days in July
Sam Keen suggère que : ‘’Un sentiment d’émerveillement mature n’a pas besoin de la titillation constante de
la sensation pour le garder vivant. Il est plus souvent suscité par une confrontation avec la profondeur de sens
mystérieuse au cœur du familier et du quotidien.’’ (Apology for Wonder, p.23)
35
Thoth, p.143. Et donc, ‘’Quand tous les mots et tous les sens s’arrêtent, c’est la pureté, c’est la paix’’, déclara
Swamiji Shyam (Conférence, mars 1999)
36
Memoirs of Ramakrishna, p.59
34
107
‘’L’émerveillement des cognitions immaculées est la voie de ‘’la cessation du savoir’’,
quand on est parvenu au terme de ses labeurs…’’
Longchenpa37
Et Richard Bach exultait : ‘’Pendant un moment, je goûtai ma nouvelle ignorance, je
la passai sur ma langue. Que dois-je faire ? Que va-t-il m’advenir ?...un nouveau
plaisir surprise apparut et me submergea comme une vague fraîche surgie des
profondeurs. J’ignorais ce que je ferais !’’38
C’est-à-dire que si nous sommes prêts à laisser partir avec insouciance toute pensée
et tout savoir de nos esprits et de nos vies, nous ne nous retrouverons pas assis dans
le coin d’une pièce à tressaillir face à la prodigieuse réalité devant nous, ni par
faiblesse ou par inconfort n’aurons-nous jamais le besoin de retourner à l’horrible
constitution d’esprit des mots, des conceptions, des présomptions et de tout ce qui
nous sépare de nos vrais sois. Nous baignerons plutôt confortablement dans la douce
sensation dynamique, muette et éternelle du chant silencieux de nos êtres.
Le personnage singulier de Russell Hoban, Riddley Walker, apparaît avec sa propre
appréciation déconcertée et néanmoins acquiesçante de cette nouvelle essence ; avec
la pleine expression familière et apocalyptique de sa voix, il éructe : ‘’J’u l’inpression
que ma tête s’élargissai comme des cercles à la surface de l’eau. Je n’ savai pas si
cela s’arêtrai jamai, je n’ savai pas où cela finirai. Plu cela m’enmenai dan l’inconu,
plu je me sentai ché moi. Plu j’avai l’inpression que j’apartenai au bou de cet
élargisment.’’39
Et Clarice Lispector décrit cet acquiescement chez l’un de ses personnages, en
écrivant : ’’ {Il} ne demandait plus le nom des choses. C’était assez pour lui de les
reconnaître dans l’obscurité − Et de se réjouir, maladroitement.’’40
Ainsi, quand nous serons fermement ancrés dans l’ignorance, toute l’existence se
fondra dans la fabuleuse harmonie de son mystère infini et singulier ; nous
vénérerons la vie en la vivant et par là, nous retournerons à la plénitude dans l’union
de notre admiration révérencieuse.
‘’…il m’apparut qu’aimer le mystère qui nous entoure est la sanction ultime et unique
de l’existence humaine.’’
Hugh MacLennan41
C’est une voie sans chemin qui mène au ravissement et qui est accessible à chacun de
nous et donc, ce n’est maintenant pour nous qu’une question de choix de nous lever
pour la suivre, d’avancer ou de nous complaire ; il nous revient à chacun de
37
Kindly Bent To Ease Us
The Bridge Across Forever, p.15
39
Riddley Walker, p.116
40
The Apple in the Dark, p.319
41
Et Rainer Maria Rilke s’exaltait pareillement : ‘’Ignorant sous le ciel de ma vie, je suis émerveillé.’’
38
108
redécouvrir la beauté et le miracle de la vie ainsi qu’en nous-mêmes et de proclamer
notre Evangile à nos frères sans enthousiasme, toujours piégés dans un jour sans
merveilles, malgré les impossibilités.
Comme Arthur Machen le soutient : ‘’Certains ont déclaré qu’il nous appartient de
contempler continuellement un monde doté d’un émerveillement et d’une beauté
égaux ou même supérieurs. Ceux-ci disent que les expériences des alchimistes du
Moyen Age…en fait ne se rapportent pas à la transmutation des métaux, mais à la
transmutation de l’univers entier…Cette méthode ou cet art ou cette science, peu
importe comment nous choisissons de l’appeler…se soucie de restaurer les joies du
Paradis primitif, de permettre aux hommes, s’ils le désirent, d’habiter un monde de
joie et de splendeur. Il est peut-être possible qu’une telle expérience existe et qu’il y
en ait qui ont réussi.’’42
C’est ainsi qu’ayant découvert sa propre pierre philosophale, Jack Kerouac annonça :
‘’…j’avais l’air étrange, dépenaillé comme le Prophète qui a traversé tout le pays
pour apporter l’obscure Parole et la seule Parole que j’avais, c’était ‘’Wow !’’43
42
43
Tales of Horror and the Supernatural, p.302
Sur la Route
109
CHAPITRE 10 : LE FOU ET LE MYSTIQUE
‘’J’aime tout ce qui coule, tout ce qui porte en soi le temps et le devenir, tout ce qui
nous ramène au commencement sans fin…tout ce qui est fluide, tout ce qui se fond,
tout ce qui est dissous et dissolvant, tout le pus et la saleté qui en coulant se
purifient, tout ce qui perd le sens de son origine, tout ce qui parcourt le grand circuit
vers la mort et la dissolution. Le grand désir incestueux, c’est de continuer à couler,
ne faire qu’un avec le temps, fondre ensemble la grande image de l’au-delà avec l’ici
et maintenant. Désir infatué et suicidaire constipé par les mots, paralysé par la
pensée.’’
Henry Miller1
‘’Je ne fais pas allusion au simple d’esprit. Ce qui est désirable, c’est d’être intelligent
et non de comprendre. C’est une bénédiction étrange, comme expérimenter la folie
sans avoir perdu la raison. C’est une indifférence tranquille et une douceur idiote.’’
Clarice Lispector2
‘’J’aurais voulu semer le Doute jusqu’aux entrailles du globe, en imbiber la matière,
le faire régner là où l’esprit ne pénétra jamais, et, avant d’atteindre la moelle des
êtres, secouer la quiétude des pierres, y introduire l’insécurité et les défauts du
cœur…Comme les hommes couvent une envie secrète de se répudier, j’eusse excité
partout l’infidélité à soi, plongé l’innocence dans la stupeur, multiplié les traîtres à
eux-mêmes, empêché la multitude de croupir dans le pourrissoir des certitudes.’’
E.M. Cioran3
‘’L’esprit qui est capable de dire ‘’je ne sais pas’’ est dans le seul état où tout peut être
découvert.’’
Jiddu Krishnamurti4
Comme on peut le voir dans le dernier chapitre, la profonde expérience du mystère
s’accompagne souvent d’un sentiment d’instabilité qui dans son aspect le plus
incontrôlé s’achève en folie. Et cependant, comme le signala Pascal, ‘’les hommes sont
si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas
fou’’.
Et donc, avant de passer aux chapitres finaux de ce livre, faisons par pur plaisir un
bref pas de danse dans l’asile divin, écoutons certains de ces individus qui peuvent ne
1
Tropic of Cancer, p.258
JdoB, 1 fév. 69
3
A Short History of Decay, p.159
4
Conférence à Ojai, août 1955
2
110
pas être passés au travers de la mort et de la résurrection intacts, mais qui ont
cependant fait la traversée.
Il est bien connu que la frontière est étroite entre le génie et la folie, mais il y a une
frontière encore plus étroite entre le génie et l’ignorance, l’ignorance lucide ; la
personne qui, de façon cohérente, perd tout concept de vie, qui intentionnellement ou
non, oublie ce qu’ ‘’être’’ veut dire, finit par demeurer, comme nous l’avons vu, dans le
royaume précaire entre l’extase et le dérangement.
‘’Vous êtes-vous déjà demandé s’il y a une différence entre avoir une expérience
mystique et perdre complètement l’esprit ?’’
Michaël Peddie5
Dans le chapitre précédent, j’ai brièvement mentionné les aspects les plus obscurs de
la rencontre tragique d’une personne avec le bouleversement de l’émerveillement −
où l’ ‘’outsider’’ était vu comme un individu qui n’avait pas adéquatement assimilé des
prises de conscience originales dans son existence. D’un autre côté toutefois, il y a les
‘’fous’’ qui ont tout à fait et joyeusement vécu selon leurs nouvelles perspectives
(certains au moins), malgré le fait de se situer en permanence en bordure de la vie.
Ces héros de l’ignorance sensée sont les fous sages de ce chapitre qui, de temps à
autre, conservent suffisamment de contrôle fonctionnel sur leurs facultés pour
enregistrer pour la postérité la destruction de toute solidité, de toute certitude et de
toute vérité, car ils sont venus exister avec défi dans les limbes de la liberté, de la folie
et de l’émerveillement.
Un de ces individus, Fiodor Dostoïevski, a fait un travail remarquable en décrivant les
luttes intérieures de ceux qui ont vu la précarité de notre réalité. De son roman
adéquatement intitulé, L’Idiot, à sa nouvelle (short story) pas si courte, Les Carnets
du Sous-sol au Rêve d’un Homme Ridicule, brillamment succinct et inspiré, il nous
propose une palette de fous disparates et particuliers, pour ainsi dire. Nous n’allons
pas ici examiner ces œuvres, mais nous nous contenterons plutôt de la description de
Dostoïevski d’Henry Miller qui est aussi lucide que les personnages de Dostoïevski
sont étranges. A propos de ce rare ‘’outsider’’, Miller écrivit : ‘’Dostoïevski était la
somme de toutes ces contradictions qui soit paralysent un homme ou qui le
conduisent vers les sommets. Pour lui, il n’y avait pas de monde trop bas ou de lieu
trop élevé. Il franchissait tout le spectre des abysses jusqu’aux étoiles…Il est
dommage que nous n’aurons plus jamais l’opportunité de lire ou de voir un homme
situé en plein cœur du mystère et qui par ses éclairs, non seulement illuminait pour
nous les choses, mais nous montrait les profondeurs et l’immensité des ténèbres.’’6
Au ‘’cœur du mystère’’, quand tous les murs, toutes les répressions, tous les refus et
tous les mensonges s’écroulent en morceaux autour de l’individu chanceux ou
abandonné (comme ce fut le cas de Dostoïevski qui survécut à beaucoup de crises,
dont celle d’être presque exécuté et à beaucoup d’années de tortures dans un goulag
sans espoir), il n’y a pas de sens caché qui jaillit, seulement une absence de sens
5
6
Where Whales Love to Boogie, p.1
Tropic of Cancer, p.230
111
évidente qui abrite toutes choses, une absence de sens immense, car l’absence de sens
est l’essence du cœur.
‘’Je suis chez moi dans le merveilleux. Parfaitement chez moi. L’inconnu, le
mystérieux, l’exotique, l’étrange, le jamais vécu auparavant, l’ardu.’’
Anaïs Nin7
Au cœur pulsant de la vie, le mystère devient soudainement inévitablement
évident…parce que le sens est maintenant totalement obscurci. C’est cette descente de
la surface du rationnel dans le centre irrationnel qui est le vrai voyage du héros ou de
l’héroïne. La clarté héroïque provient alors de l’acceptation simple de la plus grande
mesure de confusion irrévocable que l’on puisse endurer.
A côté de Dostoïevski noté plus haut, Henry Miller écrivit aussi à propos de beaucoup
de ses autres héros qui, pour la majorité, étaient des artistes cinglés et ses mots
transmettent bien la situation difficile intrinsèque du chapitre ; il rapporte : ‘’Je vois
cette autre race d’individus fouiller l’univers, tout retourner, leurs pieds se
déplaçant toujours dans le sang et les larmes, leurs mains toujours vides, tentant
toujours d’attraper et de saisir l’au-delà, le dieu hors de portée : pourfendant tout ce
qui est à leur portée pour calmer le monstre qui ronge leurs organes vitaux. Je vois
que lorsqu’ils s’arrachent les cheveux dans l’effort de comprendre, de saisir cet à
jamais inatteignable, je vois que lorsqu’ils beuglent comme des bêtes rendues folles
et qu’ils déchirent et qu’ils donnent des coups de corne, je vois que c’est juste, qu’il n’y
a pas d’autre chemin à suivre…Tout ce qui est moins frissonnant…moins fou, moins
ivre…est contrefait…Ayons…un monde de fureur naturelle, de passion, d’action, de
drame, de rêves, de folie, un monde qui produit de l’extase et non des pets secs.’’8
Ah, mais qu’en est-il de la correction, de la respectabilité et de la convention ?
Effectivement, qu’en est-il de celles-ci ? Dans la quête de l’extase et de
l’émerveillement, il n’y a pas de place pour des soucis mesquins ou pour
l’approbation. Et cela vaut autant intérieurement qu’extérieurement. D’où, Ernest
Becker décrivait l’imbroglio de Rudolf Otto avec sa propre psyché brisée en
déclarant : ‘’ {Il} parlait de la terreur du monde, du sentiment de crainte
révérencieuse, d’émerveillement irrésistible devant la création – de son miracle, du
mysterium tremendum et fascinosum de chaque chose, du seul fait qu’il y avait des
choses.’’9
Quand le mental est détruit, l’ego est avec lui détruit, comme nous nous le rappelons
du lien nécessaire entre renoncement épistémologique et renoncement
psychologique.
Le fait est que ceux qui parviennent à cette perte critique de toute cohésion trouvent
que beaucoup se perçoit par la seule non-compréhension – des phénomènes sublimes
nécessitant certains retournements pour nous être accordés. C’est-à-dire que, comme
c’est par les végétaux que nous mangeons la terre, l’air, la lumière solaire et le fumier,
7
Diaries 1934-1939
Tropic of Cancer, p.231
9
The Denial of Death, p.49
8
112
c’est en ne sachant pas que nous appréhendons l’inconnu. Et par conséquent, si nous
recherchons une relation avec ce qui ne peut pas être connu, alors il est évident que
nous ne pouvons pas nous attendre à exister dans la sécurité du ‘’savoir’’.
‘’…pour avoir ce secret que je ne pouvais encore comprendre, encore une fois, je
donnerais ma vie. J’avais risqué le monde en quête de la question qui vient après la
réponse…Je n’avais pas trouvé de réponse humaine à l’énigme. Mais beaucoup plus,
oh beaucoup plus : j’avais trouvé l’énigme elle-même.’’
Clarice Lispector10
Sans cette catastrophique ignorance intelligente, nous pourrions connaître beaucoup
de petits savoirs et néanmoins ne rien connaître de l’immense inconnu.
Parvenir à une telle perspective (ou non-perspective) est l’un des derniers sacrifices
humains (rappelez-vous ici l’affirmation de la Bhagavad Gita, ‘’Meilleur que le
sacrifice de n’importe quel objet est le sacrifice de la sagesse.’’) Ainsi, Benjamin
Tucker décrit ce sacrifice délibéré, concluant : ‘’C’est en réintégrant sa place que la
force succombante refuse d’être définie et dans le processus (si le processus est assez
fabuleux) émerge de sa propre émergence, se tortille dans le passage qui est
omnidirectionnel, recherche si furieusement l’intensité que l’énigme devient le chez
soi.’’ (Parenthèses de l’auteur)11
Par conséquent, tenter toute compréhension à ce niveau raréfié d’absence de
compréhension, …c’est se méprendre. Le génie ne discerne pas la vérité pour nous, il
nous expose au mystère.
Seul le mystère est fidèle par rapport à la forme ; seule une énigme est vue telle
qu’elle ‘’est’’ réellement – quoi qu’elle puisse être. Il n’existe pas de chose telle que la
compréhension, seulement des niveaux plus sublimes de non-compréhension ou des
niveaux plus tragiques d’incompréhension ; plus grande est la compréhension
apparente, plus grand est le malentendu.
‘’En ce temps-là, tout était plus simple et plus confus.’’
Jim Morrison
Pour arriver à ce royaume précieux et périlleux d’incohésion, d’inconnaissance, nous
devons être volontaires et braves ; nous devons permettre au vernis de l’être de se
désagréger complètement ; rien de ce à quoi nous nous attachons ou en quoi nous
croyons ne peut survivre à un seul instant d’émerveillement véritable, apocalyptique.
Tous les monuments s’effondrent dans le tremblement de terre de la non-cognition ;
cela peut vouloir dire que nos anciennes vies bien ordonnées soient complètement
détruites, que nous sommes finis, si nous arrivons correctement à l’absence de
10
11
La Passion selon G.H.
Of
113
compréhension chaotique et extatique. Rien ne subsiste de la vie telle qu’elle était
imaginée – car finalement, nous avons mûri au-delà de la nourriture intellectuelle
insipide de la connaissance. C’est la voie du fou et du mystique.
Lispector décrit cette maturité chez l’un de ses personnages. Elle écrit : ‘’Avec ce
courage énorme, l’homme avait finalement cessé d’être intelligent.’’12 C’est-à-dire
que vous abandonner au mystère que vous êtes, flotter comme un ballon sans amarre,
méconnaître l’existence avec un regard sans peur qui n’est pas ébranlé par l’infinité
nébuleuse, c’est mourir et renaître à chaque instant sans une idée sur ce qui vous
arrive.
‘’Il est la logique de l’illogique. Et c’est tout dire…Ma déraison lucide ne redoute pas
le chaos.’’
Antonin Artaud13
Bien qu’Artaud soit l’un de ces fous mystiques qui perdit peut-être un peu trop la
boule à la fin (il passa 9 ans dans un asile en France où il déclarait agressivement : ‘’Je
suis fanatique, je ne suis pas fou’’), au moins, il sombra en se battant.
Anaïs Nin écrivit, après avoir rencontré Artaud : ‘’Tout ce que je pus voir ce soir-là,
c’était sa révolte contre les interprétations. Il s’impatientait de leur présence, comme
si elles l’empêchaient d’atteindre l’exaltation.’’14 Et ainsi, il était effectivement un
héros, renonçant à toute réaction posée et à toute circonspection pour une seule
chose – l’extase.
Ainsi, l’émerveillement pour certains individus n’est pas simplement une expérience
qu’il faut avoir et puis ‘’s’en remettre’’, pour ainsi dire ; c’est plutôt une perspective
qu’il faut intégrer avec zèle jusqu’à ce qu’elle devienne une disposition fanatique qui
exige l’intimité avec l’insondabilité de l’être et c’est la puissance qui rachète toute la
création, des liens de la logique et de la raison.
‘’Les soucis non mystérieux des êtres se dessinent aussi clairement que les contours
de cette page…Qu’y inscrire sinon le dégoût de générations qui s’enchaînent comme
des propositions dans la fatalité stérile d’un syllogisme ?’’
E.M. Cioran15
Nous voyons que, lorsque la volonté d’honnêteté triomphe du besoin de la sécurité de
compréhension, alors seulement l’individu exaspéré tiendra bon, alors seulement la
personne restera inflexible dans l’acceptation que l’histoire du savoir et de l’érudition
n’est qu’une tentative peureuse pour s’orienter au sein d’un événement inimaginable
12
La Pomme dans le Noir
The Artaud Reader
14
Anais Nin’s Diaries, 1934-1939
15
A Short History of Decay, p.72
13
114
– la vie ! Assumer finalement cette réalisation, c’est s’isoler de la claustrophobie de la
‘’raison’’ de l’homme et croire en sa vision, en dépit de tout ce que les autres
prétendent que vous devriez voir.
Cette ‘’nouvelle‘’ folie, c’est le bon sens de l’émerveillement. Et seulement ceux qui
sont suffisamment forts pour résister à la marée des idées fausses de l’humanité et
pour traverser sans succomber à la souillure, seuls ceux-là seront comptés parmi les
Gardiens du Mystère.
Osho nous donne une définition de cet ordre en déclarant : ‘’L’étrangeté d’une chose
vous fait immédiatement sortir de l’ornière de l’inconscience…si quelqu’un pouvait
consciemment devenir fou, ce serait une grande expérience ; aucune autre
expérience ne pourrait être plus grande que celle-là…c’est dans une telle situation
qu’un sentiment d’étrangeté totale vous envahit…Vous trouvez soudain que toutes
les connexions, que toutes les communications… ont cassé net, que tous les ponts
sont rompus et que tous les réglages ont cédé. Vous trouvez que tout ce qui était
pertinent est devenu non pertinent ; la pertinence journalière des choses est
totalement perdue.’’16
Une fois encore, l’émerveillement ne consiste pas à voir de merveilleux spectacles,
mais l’émerveillement est plutôt une fonction vivante de l’ouverture de l’individu qui
est indépendante de tout phénomène spécifique – parce qu’il englobe tout : la magie
est une perspective et non une apparition. L’émerveillement est tissé dans l’étoffe
immanente de l’esprit qui s’émerveille, pas dans la reconnaissance extérieure de
quelque chose de merveilleux ; c’est l’aptitude intérieure de l’individu à ne pas
reconnaître toute chose spontanément dans une implosion euphorique de noninterprétation.
Chez un autre individu qui parcourut toute la distance jusqu’au Mystère, pour ainsi
dire, nous avons tiré du journal intime de Vaslav Nijinski, ‘’Je veux la mort du
mental…Le mental est stupidité, mais la sagesse est Dieu.’’17
Nous retrouverons Nijinski dans le dernier chapitre. Il est dit qu’au stade final de sa
folie (ou peut-être de son bon sens, pour ainsi dire), on le retrouva en train de
distribuer son argent sur la rue et proclamant qu’il avait souffert plus que le Christ.
Quelle que soit la réalité de son expérience, il ne fait aucun doute, si l’on s’en tient à
son journal intime que, comme Artaud, il s’éloigna tellement de la compréhension
profane de l’humanité qu’il ne put revenir ; aucun des deux ne put plus participer
conventionnellement à un monde dont le niveau était largement inférieur à leur
compréhension (ou non-compréhension) de la vie. Leurs manies étaient les passions
d’hommes éveillés dans une prison qui croyaient qu’eux seule savaient que tous les
autres étaient aussi en prison. Et cette prison, c’est le mental.
‘’…dès qu’il y a compréhension, tout est faussé et déplacé.’’
Heinrich von Kleist18
16
17
Kundalini, p.201
Nijinski’s Diaries, p.47
115
N’est-ce pas notre habitude de dénaturer toutes choses et spécialement nous-mêmes,
en présumant les comprendre ? C’est notre pathos ou notre audace ou notre
précaution ou notre mort.
Par conséquent, si nous l’admettons, lorsque finalement nous nous faisons face à
nous-mêmes dans une ouverture et une candeur totales, nous devons nous efforcer de
ne pas vite nous détourner, après avoir découvert que nous ne savons réellement pas
qui ou ce que nous sommes. Nous devons plutôt rester là, dans l’œil du cyclone,
totalement intimes de la déconcertation et de la confusion. Nous devons ‘’garder cet
esprit qui ne sait pas’’, quand cela importe le plus – quand il s’agit de notre propre
‘’Je’’ dont nous ne savons rien.
Cioran déclarait : ‘’Quand nous nous percevons en train d’exister, nous avons la
sensation d’un fou stupéfait qui surprend sa propre folie et qui cherche vainement à
lui donner un nom. ‘’19
Ce qui est requis du fou mystique (ou de la folle), c’est de progresser sans relâche
dans l’inconnu et plus dans le connu ; c’est d’accepter encore et encore que nous
sommes effectivement tous perdus – que nous ne comprenons rien au monde ou à
nous-mêmes et puis d’avoir l’endurance de n’attendre ni récompense, ni solution, ni
compréhension finale, mais seulement la nécessité de plus d’exaspération, de plus
d’incertitude, de plus d’inaptitude.
‘’Si le fou persistait dans sa folie, il deviendrait sage’’, écrivait William Blake dans Le
Mariage du Ciel et de l’Enfer. Et le corollaire heureux à l’aphorisme de Blake, c’est : si
le sage persistait dans sa sagesse, il deviendrait fou.
Si nous sommes suffisamment passionnés et fous, plus nous cherchons à
comprendre, plus nous réalisons que nous ne comprenons pas et pour finir, nous
arrêtons de chercher et à la place, nous ‘’sommes’’ tout simplement – nous vivons
simplement dans le vide incertain, absurde, invraisemblable, inconcevable. En effet,
le sage qui persiste dans sa sagesse doit nécessairement devenir idiot.
C’est ainsi que Cioran finit par admettre : ‘’Et pour avoir cherché à être un sage
comme il n’y en a jamais eu, je ne suis qu’un fou parmi les fous…’’20
Qu’il en soit donc ainsi. C’est le résultat naturel de la recherche ardente – atteindre
l’émerveillement par le biais d’une intelligence court-circuitée ; car regarder en soimême avec une honnêteté brutale, c’est détruire toutes les images et toutes les
conclusions au sujet de ce que l’on est ou de ce que l’on est censé être – c’est tout ce
qui est requis – l’honnêteté d’être son moi authentique, inconcevable, sans flancher,
en dépit du résultat périlleux, ignominieux. Celui qui a besoin de voir des miracles
extérieurs pour croire au miraculeux est un candidat sans espoir à l’émerveillement
catastrophique et rédempteur.
18
Kleist mit un terme à sa folie merveilleuse par le suicide, aussi pouvons-nous peut-être le compter comme
quelqu’un qui était allé trop loin.
19
A Short History of Decay,p.104
20
A Short History of Decay, p.180
116
‘’Bénis soient les fêlés, car ils laisseront entrer la lumière.’’
Inconnu21
Bénis sont-ils, en effet. Les béatitudes pleuvent dans l’humilité sans péché de
l’irrévocable confusion.
‘’Car il n’y a pas de progrès dans la notion de vanité universelle ni de conclusion’’,
argumentait le loquace Cioran, ‘’et aussi loin que nous nous aventurions dans ces
ruminations, notre savoir ne nous rapporte aucun gain : il est au stade actuel aussi
riche et aussi vide qu’à son point de départ. C’est un sursis dans l’incurable, une
lèpre de l’esprit, une révélation par la stupeur.’’22
Le savoir est vanité ; s’imaginer que nous ‘’savons’’, c’est implorer l’univers d’endurer
l’absence de notre essence inhérente – l’extase des fous.
Des fous, nous le sommes, des fous, nous l’étions et des fous, nous le serons ; mais
très peu d’entre nous sont assez braves ou sauvages ou sans complexe ou insouciants
pour jouer le rôle du fou dans le palais des merveilles dans lequel nous vivons. Henry
Miller décrit quelqu’un qui adopta ce rôle – de folie divine − comme vocation : ‘’Au
pied de l’échelle montant vers la lune, Auguste s’asseyait en méditation, son sourire
posé, ses pensées au loin. Cette simulation d’extase qu’il avait conduite à la
perfection impressionnait toujours le public comme le sommet de l’incongruité. Le
grand favori avait beaucoup de tours dans son sac, mais celui-ci était inimitable.
Jamais auparavant, un bouffon n’avait songé à représenter le miracle de
l’ascension.’’23
Etre fou parce que vous êtes fou, c’est une chose, exprimer volontairement votre folie
pour en éclairer d’autres quant à leur propre ridicule, c’est un tout autre domaine de
sainteté.
Thomas Merton mentionne ce ‘’sacrifice’’ chez l’un des Pères du Désert qui avait
écrit : ‘’Un des aînés a dit : ‘’Soit, fuis aussi loin que tu peux les hommes sinon, en te
moquant du monde et des hommes qui l’habitent, fais de toi un sot en beaucoup de
choses’’.’’24
Ainsi en va-t-il des Charlie Chaplin, Groucho Marx, Woody Allen, Mr Bean, Monty
Python, etc. ; l’exposition badine de notre stupidité sans borne est la marque de la
rareté artistique. Non seulement ces acteurs nous font rire, mais ils nous montrent
qui nous sommes vraiment, car ‘’celui qui pense qu’il n’est pas un sot montre son
ignorance.’’25
21
Utne Reader, août 1998
A Short History of Decay, p.88
23
Le Sourire au Pied de l’Echelle
24
The Wisdom of the Desert
25
Sagesse Hassidique
22
117
‘’Certains ne deviennent jamais fous.
Quelles vies vraiment horribles ils doivent mener.’’
Charles Bukowski
Ne pas s’agripper à des points de vue respectables ni à des vies honorables, mais tenir
bon dans les tranchées de l’ignorance, c’est l’héroïsme du jour. C’est un fait que le
courage et l’endurance sont nécessaires pour celui qui est suffisamment perspicace
pour achever son voyage jusqu’au royaume désastreux de l’absence de sens. 26
Tous, nous devons endurer cette route, d’une manière ou d’une autre, jusqu’à une
extrémité ou l’autre, car le vrai Soi ne naît, en fin de compte, que dans un sarcophage
qui contient les restes de tous les cadavres que nous fûmes et que nous avons nousmêmes tués par notre sage ignorance. Le meurtrier est le mort. L’homme est son
propre sacrifice et sa propre grâce, l’homme est sa propre chair. L’esprit est un
abattoir, l’émerveillement est un couteau.
Cioran nous communique ce processus en écrivant : ‘’L’artiste qui abandonne son
poème, exaspéré par l’indigence des mots, préfigure la confusion de l’esprit
mécontent du contexte de l’existence. L’incapacité à organiser les éléments – aussi
dépourvus de sens et de saveur que les mots qui les expriment – conduit à la
révélation du vide.’’27
Si je puis paraphraser ceci : nos faux sens, nos fausses vies et nos faux mois ne
peuvent survivre sous la pression d’un regard scrutateur incessant ; nous
disparaissons sous le feu de notre propre regard dans le mystère.
C’est-à-dire que pour le fou et pour le mystique, il n’y a rien de tel que l’intelligence,
seulement une honnêteté sans pitié.
‘’Une fois pour toutes, je ne veux pas savoir beaucoup de choses’’, braillait Nietzsche,
déchiré par les armées conflictuelles de la mégalomanie, de la syphilis et du génie.
Si nous voulons trouver ce que ces individus ont trouvé (mais pas nécessairement
souffrir ce qu’ils ont souffert), nous devons rendre nos interprétations limitées à la
glorieuse énigme de l’être, comme un enfant qui grandit remettrait à ses parents ses
deux roues d’appoint, pas nécessairement parce que nous sommes prêts à rouler,
mais parce que… nous sommes prêts à chuter.
‘’Le but de la vie, c’est de nous rapprocher de ces secrets, et la folie est le seul moyen.’’
Khalil Gibran28
26
‘’Le don pour être douloureusement conscient de l’énigme de sa propre existence et de celle de n’importe
quelle chose est une bénédiction troublante {pour Butler}’’, écrivait Thomas Jeffers à propos de Samuel Butler
(Samuel Butler Revalued, p.117)
27
A Short History of Decay, p.79
28
Letters, p.62
118
Il faut nous abandonner sans crainte à la faillite de tous nos armements conceptuels,
peut-être même en permettant notre dissipation dans l’impudence impuissante de
crétins extatiques et d’imbéciles heureux.
‘’Tel est l’effet de rencontrer face à face le mystère vivant de Dieu’’, admit Kallistos
Ware, ‘’nous sommes assaillis par le vertige ; tous les points d’appuis familiers
disparaissent et il semble qu’il n’y ait plus rien à quoi nous accrocher.’’
Et selon H. Rider Haggard : ‘’Car l’esprit se fatigue facilement, quand il s’efforce
d’appréhender l’Infini et de relever la trace du Tout-Puissant qui bondit de sphère en
sphère ou de déduire Son objectif à partir de Ses œuvres. Nous ne devons pas savoir
de telles choses…Il se pourrait que trop de sagesse aveugle peut-être notre vision
imparfaite et que trop de force nous rende ivres et déséquilibre notre faible raison
jusqu’à sa chute {d’où la ‘’Chute’’} et jusqu’à ce que nous nous noyions dans les
profondeurs de notre propre vanité. Car quel est le premier résultat de
l’augmentation de savoir de l’homme, tiré du livre de la Nature par la nature
persistante de son effort aveugle ? N’est-ce pas trop souvent de le faire douter de
l’existence de son Créateur ou même de tout but intelligent au-delà du sien ? La
vérité est voilée, parce que nous ne pourrions pas plus contempler sa gloire que nous
ne pouvons contempler le soleil. Cela nous anéantirait. La connaissance totale n’est
pas pour l’homme comme l’homme est ici, car ses capacités qu’il a tendance à
surestimer sont en effet petites. Le vase est vite rempli et si un millième de la sagesse
inexprimable et silencieuse qui dirige la rotation de ces sphères étincelantes et de la
force qui les fait tourner y était placé, il serait pulvérisé.’’29
C’est notre raison qui doit être pulvérisée, si nous voulons contempler le
déraisonnable.
Maintenant, si vous n’acceptez pas ces versions de la bonne fortune de la folle
sagesse, peut-être devrions-nous nous rendre directement à la Source pour
confirmation : ‘’Pour connaître vraiment Dieu, tu dois sortir de ton mental’’, dit
Dieu.30
C’est-à-dire qu’il vous faut ‘’perdre l’esprit’’, si vous voulez être sans mental et être
ainsi capable de connaître l’inconnaissable.
‘’J’ai fini par découvrir quelque chose de sacré dans le désordre de mon esprit.’’
Rimbaud
Si nous nous souvenons que le mot ‘’mystère’’ est une traduction directe du mot grec
originel qui désigne le sacré, nous pouvons voir que ne pas autoriser le mystère dans
nos vies, c’est désacraliser toute vie. Exister sans admiration révérencieuse est un
sacrilège.
29
30
SHE, p.118
Conversations with God, p.94 de Neale Donald Walsch
119
Car, ‘’la caractéristique, alors, du croyant progressiste non sectaire’’, déclare J.D.
Salinger, ‘’…la caractéristique qui identifie le plus communément cette personne,
c’est qu’elle se conduit très souvent en idiote, voire en imbécile.’’31
C’est peut-être la raison pour laquelle Jiddu Krishnamurti déclarait constamment
qu’on doit renoncer au désir de la respectabilité, si on veut progresser vers la réalité ;
c’est-à-dire qu’on ne doit pas se soucier d’être respectable, parce que seule la folie
libérera quelqu’un.
David Goddard déclare : ‘’Le sage éclairé est quelqu’un qui a atteint la Conscience
cosmique – qui est un idiot aux yeux du monde et qui est libre de l’illusion de
séparation, libéré de toutes les apparences et de toutes les limitations.’’32
Et Osho décrit ainsi un être illuminé : ‘’…c’était un fou – tous les gens religieux sont
fous. Fous, parce qu’ils ne se fient pas à la raison. Fous, parce qu’ils aiment la vie.
Fous, parce qu’ils peuvent danser et chanter. Fous, parce que pour eux, la vie n’est
pas une question, n’est pas un problème à résoudre, mais un mystère dans lequel on
s’est dissout…J’attends le jour où vous serez prêts pour que je puisse être aussi
absurde que Dieu.’’33
Cette idée est résumée par G.K. Chesterton qui décrit le saint fou, François d’Assise :
‘’Il s’était couvert de ridicule…Il n’y avait pas un lambeau de lui qui n’était point
ridicule. Chacun savait, qu’au mieux, il avait fait de lui-même un fou. C’était un fait
solide, objectif, comme les pierres de la route, qu’il s’était mué en fou… (mais) il
portait le…mot ‘’fou’’ comme une plume à un chapeau, comme un joyau ou comme
une couronne. Il continuerait d’être fou, il serait de plus en plus fou ; il serait le
bouffon de la cour du Roi du Paradis…Et nous pouvons dire…que les étoiles qui
filaient loin au-dessus… du sol pierreux avaient pour une fois, dans tous leurs cycles
scintillants autour du monde de l’humanité laborieuse, contemplé un homme
heureux.’’34
L’ignorance est béatitude. Comme nous nous sommes éloignés périlleusement de
l’émerveillement, de l’exubérance, de l’innocence et du rire. Et quelle folie cela
prendra pour nous y ramener.
‘’Tu vois, nous passons tous par les mêmes doutes. Nous avons peur d’être fous ;
malheureusement pour nous, bien sûr, nous sommes tous déjà fous.’’
Don Juan35
Aleister Crowley développe l’idée selon laquelle la sainteté et la folie sont une en
déclarant : ‘’ Le lien entre la folie et la sainteté est traditionnel. Ce n’est pas pour rien
que le crétin de la famille avait tendance à entrer dans les ordres. En Orient, le fou
31
Seymour – An Introduction, p.109
The Tower of Alchemy, p.38
33
Ecstasy, p.16, 55
34
St Francis of Assisi, p.72, 74, 82
35
Tales of Power, p.63. Une strophe hindoue dit : ‘’Quelquefois nus, quelquefois fous. Tantôt comme un érudit,
tantôt comme un idiot. Ainsi apparaissent-ils sur la terre – les hommes libres !’’
32
120
est considéré comme « possédé », un saint homme ou un prophète. Cette identité est
si profonde qu’elle est ancrée dans la langue. « Silly », idiot en anglais signifie vide,
libre d’air, Zéro. Et le mot vient de l’allemand « selig » signifiant saint, béni. C’est
l'innocence du Fou qui le caractérise le plus. …Le Grand Fou est une doctrine
précise. Le monde est toujours à la recherche d’un sauveur et la doctrine en question
est philosophiquement plus qu’une doctrine ; c’est un fait évident.’’36
C’est-à-dire que la Perle de Grand Prix, le Saint Graal, la Vision de Dieu, le Nirvana,
Walhalla, le Ciel ou le Salut, appelez-le comme vous voulez, ne sera pas trouvé avant
que l’individu n’oublie qui il est et ce qu’il cherche. Alors, il trouvera. Car, comme
Aleister Crowley le rapporte : ‘’Les hommes me frappèrent ; puis, s’apercevant que je
n’étais qu’un pur idiot, ils me laissèrent passer. Ainsi et pas autrement, je parvins au
Temple du Graal.’’37
36
The Book of Thoth, p.55
Book of Lies, p.44. Shankara déclara à propos de ce type de fou libéré : ‘’Il peut ressembler à un fou ou à un
enfant ou parfois à un esprit impur. Ainsi parcourt-il la terre.’’ (Crest Jewel of Discrimination, p.111) Et Sam
Keen écrivit : ‘’Traiter un homme de fou n’est pas nécessairement une insulte, car la vie authentique a
fréquemment été décrite par la métaphore du fou. Via des figures comme Socrate, le Christ et l’idiot de
Dostoïevski, nous voyons que la folie et la sagesse ne sont pas toujours ce qu’elles semblent. Pour le
matérialiste, le philosophe et le saint paraissent toujours stupides et incompétents.’’ (Apology for Wonder,
p.128)
37
121
4ème PARTIE : LE MYSTÈRE DE DIEU
CHAPITRE 11 : LE PLUS HAUT INCONNAISSABLE
‘’ Quoi qu'on touche, quoi qu'on désire savoir, on finit dans un océan de
mystère…c'est comme l'essence, n'est-ce pas, ça demeure. C'est ce qu'il y a de plus
foutrement formidable dans l'univers. Que nous puissions tout savoir, tant
reconnaître, disséquer, faire tout, et nous ne pouvons pas le saisir. Et il faut que ce
soit comme ça, vous savez…Tout est mystère.’’
Henry Miller1
‘’…sans même m’avoir donné le temps de savoir comment l’appeler, je ne sais
comment, j’étais tombée à genoux devant lui, comme une esclave. Je jure que je ne
sais pas ce qui m’est arrivé, mais mon cœur battait, j’étais moi, et ce qui devait
arriver arrivait.’’
Clarice Lispector2
‘’J’ai cherché la géographie du Rien, des mers inconnues et un autre soleil…le
bercement d’un océan sceptique où se noieraient les axiomes et les îles, l’immense
liquide narcotique, doux et las du savoir…’’
E.M. Cioran3
‘’Le mystère est tout autre chose…pour être en communion avec lui, l’esprit et
l’entièreté de vous doivent être au même niveau, en même temps, avec la même
intensité que le mystérieux. C’est l’amour. Alors, tout le mystère de l’univers est
ouvert.’’
Jiddu Krishnamurti4
Ce chapitre entame le dénouement de cette investigation de l’ignorance, de
l’innocence, de l’émerveillement et du mystère.
Ici, au seuil d’ignorer tout ce qui est, nous devons nous préparer à un autre bond ;
c’est-à-dire que, comme avant, nous devons nous préparer à …oublier. Pour notre but
actuel, toutefois, oublions spécialement ce que nous entendons par le mot Dieu ;
c’est-à-dire que lorsque le mot Dieu est employé, nous ne devons pas savoir ce que le
mot signifie, car, comme nous le verrons, la seule manière de connaître Dieu…c’est de
ne pas connaître Dieu.
1
This is Henry, Henry Miller from Brooklyn
The Apple in the Dark, p. 289
3
A Short History of Decay, p.57
4
Journal, avril 1975
2
122
Si nous nous rappelons le chapitre sur ‘’la Vierge et l’Enfant’’, nous devrions garder à
l’esprit que par le vide de l’innocence, nous donnons naissance à une autre vie ; Dieu
apparaît dans l’absence de toute idée de Dieu ; c’est de l’intérieur vers l’extérieur et
non de l’extérieur vers l’intérieur que Dieu sera créé et non pas trouvé ; c'est-à-dire
que Dieu émane de notre ignorance. Dieu n’entre pas par le savoir.
‘’Mais à présent, vous me demanderez, ‘’Que dois-je penser de Dieu Lui-même et de
ce qu’Il est ?’’ et je ne peux rien vous dire, sauf ‘’je ne sais pas !’’ Car avec cette
question, vous m’avez introduit dans la même obscurité, le nuage d’inconnaissance
où je veux que vous soyez !’’
Le Nuage d’Inconnaissance
Etant donné qu’il est dangereux pour nous d’entretenir une seule idée, concept,
attente ou spéculation à propos de n’importe quelle énigme – car cela détruit
complètement son caractère énigmatique – il est d’une grande importance que nous
admettions une fois pour toutes que nous ne comprenons pas la Grande Enigme,
Dieu et que peut-être, nous ne connaîtrons jamais Dieu, que Dieu est
catégoriquement inconnaissable et qu’ainsi nous devons libérer Dieu de toute
limitation et laisser Dieu être immense et inaccessible.
‘’Peux-tu simplement admettre que pour certaines questions, le mystère à résoudre
sera toujours trop grand pour toi ? Pourquoi ne pas considérer le mystère comme
sacré ? Et pourquoi ne pas permettre au sacré d’être sacré et le laisser tranquille ?’’
Dieu5
Ne pouvons-nous pas juste Le laisser tranquille ? Ne pouvons-nous pas juste laisser
Dieu être Dieu ? Est-il si difficile d’accepter l’impuissance de nos facultés cognitives
que nous devons continuellement désacraliser ce qui est infiniment en dehors de
notre portée en prétendant avoir ne fût-ce que la plus petite idée de ce dont il s’agit ?
Rappelons-nous la Chute, ses raisons et le chemin du retour. ‘’Les mystères ne
doivent pas être résolus’’, suggérait Rumi, car ‘’L’œil devient aveugle s’il veut
seulement savoir pourquoi.’’’6
Lorsque nous verrons finalement le mystère en toutes choses – lorsque nous aurons
cessé de demander ‘’pourquoi ?’’ – alors nous ignorerons proprement les choses. Et
quand nous ne connaîtrons plus les ‘’choses’’, alors nous commencerons à voir la
force unique inconnaissable en toutes choses. Et dans le passé, on appelait Dieu cette
force. Mais après tout, Dieu n’est qu’un mot ; c’est un mot pour quelque chose que
nous ne pouvons pas comprendre.
‘’Brahma’’, dit Shankara, ‘’est indéfinissable, au-delà du mental et de la parole…’’7
5
6
Conversations with God, p.195, de Neale Donald Walsch
The Essential Rumi
123
Donc, en ne sachant pas, nous avons finalement rendu le divin à l’état sans image
désencombré ; nous rendons sa liberté à Dieu en Le libérant des cages que nous
avons construites. Nous avons satisfait au deuxième commandement.8
‘’Et si vous voulez connaître Dieu, ne soyez donc pas celui qui résout les énigmes.’’
Khalil Gibran9
Il en est de même avec Dieu qu’avec toute chose – il n’y a pas de réponse, pas
d’axiome, pas de vérité et pas de solution…il n’y a qu’une énigme. Il n’y a qu’un soluté
appelé mystère, dissout dans la solution appelée mystère. Et ce mystère a simplement
été nommé Dieu. Et ‘’Dieu est quelque chose que le mental ne peut pas trouver’’,
proclamait Jiddu Krishnamurti.10
C’est parce que l’esprit ne peut ‘’connaître’’ que d’une seule perspective, et pourtant, il
peut ‘’ne pas connaître’’ d’une infinité de points de vue invraisemblable ; ainsi les
radiations infinies du Mystère de Dieu naissent dans la matrice spacieuse de cette
ignorance et non dans l’ovule captif de la conceptualisation.
‘’Si vous voulez connaître Dieu divinement’’, proclama Maître Eckhart, ‘’votre propre
savoir doit devenir pure ignorance où vous vous oubliez ainsi que toute autre
créature.’’11
Le grand Soi (si je puis utiliser ce terme sans embrouiller notre incompréhension) ne
peut pas être contenu dans le récipient limité du mental et donc, la pensée doit être
conquise pour laisser Dieu être Dieu.
Parlant avec la voix de la Créatrice, le kun byed rgyal po’i mdo déclare
catégoriquement : ‘’Oh grand bodhisattva, écoute !…Je n’enseigne pas que les objets
sont sans rapport avec le Soi parce que la racine de toutes choses n’est rien que le
Soi et par conséquent, il est impossible que le Soi s’envisage lui-même en termes
d’idée doctrinale. Par conséquent, ceci est {connu sous le nom} d’enseignement de ‘’la
non-contemplation des idées doctrinales’’…Je suis au-delà de toute perception
sensorielle et par conséquent, cela ne sert essentiellement à rien d’émettre des
théories Me concernant ou de méditer sur Moi…aucune idée doctrinale {Me
concernant} ne devrait être contemplée. De même…Ma véritable nature n’a pas de
sens, aussi ne réfléchis pas à un sens possible…Je suis non conceptualisée, au-delà
de tout objet de pensée…La nature de la Souveraine Créatrice du tout, Esprit de
pureté parfait est non-née et de nature non-conceptuelle et de celle-ci émanent les
divers objets comme des merveilles de l’origine…de la création infinie…Oh grand
7
Crest Jewel of Discrimination, p.101
‘’Tu ne te feras pas d’idoles…’’
9
Le Prophète
10
Face à la Vie, chap.7
11
Sermon 4. Permettez-moi de faire une petite digression à l’occasion de cette dernière citation pour signaler que
le verbe ‘’connaître’’ en ancien hébreu veut dire à la fois ‘’comprendre’’ et ‘’avoir une relation avec’’. Ainsi, par
rapport aux découvertes antérieures du chapitre sur ‘’La Vierge’’, nous pouvons voir pourquoi Eckhart
conjecture que pour que nous ‘’connaissions’’ Dieu, nous devons ‘’devenir pure ignorance’’ ou ‘’vierge’’, pour
ainsi dire et alors, nous serons en relation intime ou en communion avec l’Inconnaissable.
8
124
bodhisattva, sens intuitivement ce point fondamental ! Car Je suis totalement hors
de portée de la perception sensorielle. Je suis hors de portée des sens et Je ne passe
pas par les mots. Ma nature englobe tout et réside dans le cercle vide. Elle s’explique
comme étant non conceptuelle, non duelle et une depuis l’origine.’’12
Une fois encore, il est absolument ridicule et futile de persister à essayer de
comprendre ce qui ne peut pas être compris ; dans notre quête la plus haute, le
mental n’est absolument pas le chemin. Il est plutôt dans le chemin.
M.L. Hawkins suggère : ‘’Entrez dans les ténèbres et placez votre main dans la main
de Dieu. Cela sera pour vous meilleur que la lumière et plus sûr qu’un chemin
connu.’’
Les ‘’ténèbres infinies’’, telles qu’elles sont mentionnées par Hawkins, c’est le
jugement humble de l’esprit concernant l’énigme infinie et c’est uniquement à partir
de cette humilité que le vraiment magnifique est vu pour ce qu’il est vraiment :
stupéfiant et ineffable. C’est uniquement dans la pleine appréciation et l’assimilation
de cette conscience que nous justifions l’immensité insurpassable du mot
inconnaissable, Dieu, sans blasphémer contre elle.
‘’Car c’est la fonction de l’homme de contempler les œuvres de Dieu ; c’est à cette fin
qu’il fut créé, de sorte qu’il puisse considérer l’univers avec une crainte révérencieuse
émerveillée et arriver à connaître son Créateur.’’
Hermetica
Par conséquent, l’acte de foi dont nous avons tellement entendu parler ne ressemble
pas à un espoir aveugle et lâche qui s’attend à ce qu’une force extérieure et
bienveillante intercède et nous protège (ce qui serait possible, mais ceci dépasse notre
considération présente), mais la foi, la foi absolue, c’est l’acceptation de marcher les
yeux grands ouverts dans les ténèbres infinies ; la foi est sans attente, sans espoir,
sans demande ou piété ou ce n’est pas de la foi, c’est une simple croyance. La
croyance caractérise un concept, la foi caractérise le mystère. Car la croyance est
l’acceptation de quelque chose que nous ne connaissons pas, tandis que la foi, c’est
l’acceptation que nous ne connaissons pas.13
Par conséquent, ne déprécions pas ce qui est incompréhensible…en prétendant le
comprendre. Ce n’est pas simplement un petit coup de coude dans vos côtes de ma
part pour ‘’rendre à Dieu ce qui lui est dû’’, pour ainsi dire, il est réellement d’une
importance pragmatique que nous réalisions pleinement tout ce qui a été discuté ici,
car, tout comme nous ne pouvons recevoir ce qui est à connaître qu’en connaissant,
nous ne pourrons recevoir l’Inconnaissable qu’en ne sachant pas.
12
p. 158, 74, 146, 151, 157, 150
Fort heureusement, ‘’notre compréhension des questions les plus grandes ne sera jamais complète’’, nous
rappelle Héraclite. Car, comme le dit succinctement Aleister Crowley, ‘’…la raison ultime des choses se trouve
dans un royaume au-delà de la manifestation et de l’intellect.’’ (The Book of Thoth, p.82)
13
125
‘’La vérité touche l’esprit de ceux qui la savent au-delà de la pensée, pas celui de ceux
qui pensent qu’on peut l’atteindre par la pensée…Elle est conçue par celui qui ne la
conçoit pas. Celui qui la conçoit ne la connaît pas. Ceux qui la comprennent ne la
comprennent pas. Ceux qui ne la comprennent pas la comprennent.’’
Kena Upanishad
Chercher le Mystère de Dieu, c’est comme chercher le mystère en toutes choses − ce
n’est pas tant une question de recherche, mais de non savoir omniprésent,
inconditionnel, sans objet et intelligent. Car l’Inconnaissable, c’est ‘’Toi qu’aucun mot
ne peut dire, qu’aucune langue ne peut prononcer, que le silence seul peut
proclamer’’, affirme l’Hermetica.
C’est ainsi qu’Elaine Pagels, l’auteure des Evangiles Secrets suggère : ‘’…on ne peut
pas acquérir la connaissance du Dieu inconnu. Toute tentative en ce sens, pour
saisir l’incompréhensible gêne «la facilité présente en vous »’’’14 Pagels cite ensuite
l’Allogène, un des codex de la Bibliothèque de Nag Hammadi : ‘’… (quiconque) voit
(Dieu) comme il est dans chaque aspect ou qui dirait qu’il est quelque chose comme
la gnose a péché contre lui…parce qu’il ne connaissait pas Dieu.’’
Donc, la vraie ‘’gnose’’ de l’Inconnaissable est en fait de ‘’l’agnosticisme’’ dans son
sens le plus littéral : a-gnos-ticisme, absence de savoir.15
C’est-à-dire que, lorsque nous ne connaîtrons plus Dieu et toute chose, alors nous
verrons Dieu en toute chose et nous ne saurons pas ce que le mot Dieu veut dire et
alors nous connaîtrons Dieu.
La connaissance est nécessairement relative. Seule une incompréhension non
séparatrice peut réaliser l’Absolu.
‘’Il est …clair’’, déclare Carl Jung ‘’que l’image de Dieu correspond à un complexe
précis de faits psychologiques et qu’elle est donc une quantité que nous pouvons
gérer ; mais ce que Dieu est en Lui-même reste une question en dehors de la
compétence de toute psychologie…il doit maintenant être admis que des choses
existent dans la psyché à propos desquelles nous connaissons peu ou rien du tout…et
qu’elles possèdent au moins autant de réalité que les choses du monde physique
qu’en fin de compte nous ne comprenons pas non plus.’’16
‘’Tout ce que vous pouvez penser à propos de Dieu ne sera pas Dieu ; ce sera
simplement de la pensée.’’
Osho17
14
The Gnostic Gospels
Whitley Strieber énonce magnifiquement le paradoxe : ‘’Le véritable agnosticisme est un état mental très
actif, une sorte d’inconnaissance enthousiaste.’’ (Communion, p.278)
16
Memories, Dreams, Reflections, p.65, 165
17
Le Livre des Secrets
15
126
Conséquence de cette pensée, Osho suggéra alors : ‘’L’ultime est un mystère, alors la
vie devient une vie d’émerveillement…Et là où vous trouvez le mystère, il y a Dieu.
Plus vous savez, moins vous aurez conscience de Dieu ; moins vous savez et plus
proche Dieu sera de vous. Si vous ne savez rien du tout, si vous dites avec une
confiance absolue ‘’je ne sais pas’’, si ce ‘’je ne sais pas’’ émane du noyau le plus
profond de votre être, alors Dieu sera dans votre âme même, dans le battement
même de votre cœur. Et alors la poésie jaillit…alors vous tombez amoureux de ce
mystère immense qui vous entoure.’’18
Chacun doit parvenir à sa propre incompréhension de Dieu à sa façon, que ce soit en
contemplant le ciel nocturne et l’univers inimaginablement vaste ou peut-être en
observant les merveilles du monde naturel ou les modes mystérieux des hommes ou
en reconnaissant l’univers intérieur inconcevable que nous transportons tous. Peu
importe comment vient l’émerveillement, il importe seulement que nous l’acceptions
et que nous le révérions.
Les auteurs du Kybalion déclarent : ‘’Les hermétistes croient et enseignent que LE
TOUT ‘’en lui-même’’ est et doit toujours être INCONNAISSABLE. Ils considèrent
toutes les théories, les suppositions et les spéculations des théologiens et des
métaphysiciens concernant la nature intérieure du TOUT comme les efforts puérils
d’esprits mortels pour appréhender le secret de l’Infini. De tels efforts ont toujours
échoué et échoueront toujours de par la nature de la tâche. Celui qui poursuit de
telles investigations erre sans cesse dans le labyrinthe de la pensée jusqu’à ce qu’il se
perde. Il est comme un hamster qui tourne frénétiquement dans la roue de sa cage
toujours en mouvement et qui ne va nulle part – en fin de compte, toujours
prisonnier et se retrouvant juste où il avait commencé.’’19
Maintenant, si nous rechignons à croire les adultes qui ont fait l’objet de toutes ces
citations, alors peut-être devrions-nous écouter ce qui sort de ‘’la bouche des enfants’’
pour ainsi dire et entendre une petite fille qui s’appelle Anna. Elle dit : ‘’Si tu rends
Mister God très très très grand, alors tu ne comprends pas du tout du tout du tout
Mister God – et puis oui…Mister God ne cesse de s’émietter tout au long de ta vie
jusqu’à ce que le moment vienne où tu admets librement et honnêtement que tu ne
comprends plus du tout Mister God. A ce moment-là, tu laisses Mister God avoir sa
juste taille et vlan ! – le voilà qui rit de toi.’’20
Je suggère à ceux qui doutent du génie et de la vision spirituelle inhérente des enfants
qu’ils achètent le merveilleux petit livre d’où provient cette dernière citation – Anna
et Mister God – qui est l’histoire vraie d’une petite fille de 4 ans retrouvée
abandonnée sur les docks londoniens et qui débitait continuellement les vérités les
plus profondes et les plus simples, en exposant les imperfections du dogme et
l’accessibilité de Dieu à quiconque était assez ouvert pour laisser entrer la grandeur
du mystère de Dieu.
18
Ecstasy, p.15
p.56. S’adressant à certains d’entre eux, un des disciples du Christ déclara : ‘’… en passant et en considérant
les objets de votre vénération, j’ai même trouvé un autel portant cette inscription : AU DIEU INCONNU. Ainsi,
l’Un à qui vous rendez un culte sans le connaître, c’est Lui que je vous annonce.’’ (Actes 17.23)
20
Anna et Mister God, Fynn
19
127
‘’En ce qui le concerne, il n’y a pas de limites.
Vous avancez toute votre vie, celle-ci et la suivante, en essayant de l’atteindre, mais
le bienheureux n’a pas de fin.’’
Nikos Kazantzakis21
Comme nous l’avons vu, c’est l’innocence originelle (pas le péché originel) et la vision
émerveillée des enfants qui trouvent la communion toujours présente avec Dieu sans
la gêne des idées apprises et du brouillard des règles.
Cet ‘’émiettement’’, comme la petite Anna l’appelait, c’est l’essence de l’art d’oublier –
la suppression continuelle des obstacles jusqu’à ce que rien ne reste. Sri Nisargadatta
Maharaj poursuit l’émiettement et déclare : ‘’Qui va là, disparaît. C’est inaccessible
aux mots ou à l’esprit. Vous pouvez l’appeler Dieu ou Parabrahman ou la Réalité
Suprême, ce sont des noms donnés par l’esprit. C’est l’état sans nom, sans contenu,
sans effort et spontané, au-delà de l’être et du non être.’’22
Joel Goldsmith développe ceci en déclarant : ‘’Nul ne trouvera jamais Dieu avant
d’être défait de tous ses concepts de Dieu, avant d’avoir laissé derrière lui tout
synonyme de Dieu jamais entendu et de se lancer dans l’inconnu pour découvrir
l’Inconnaissable. Il n’existe rien de tel qu’une pensée sur Dieu ou un concept de Dieu
qui soit correct…Rien de ce que nous pouvons penser sur Dieu n’est la vérité ; rien de
ce que nous pouvons lire dans un livre concernant Dieu n’est la vérité, parce que ceci
ne représente que des opinions humaines limitées sur Dieu.’’23
‘’Il n’y a rien que vous puissiez savoir sur Dieu qui est Dieu.
Il n’y a pas d’idée de Dieu que vous puissiez retenir qui est Dieu.
Il n’y a aucune pensée possible que vous puissiez avoir sur Dieu qui est Dieu.’’
Joel Goldsmith24
Nous rencontrons ici le refus zélé de Goldsmith d’accorder à Dieu aucun attribut
connaissable, qu’il a si catégoriquement intégré dans ses exégèses occasionnelles sur
l’inconnaissabilité divine.
Similairement, Stepan Stulginsky écrit en citant un hymne ancien : ‘’Tu es Un et dans
le secret de Ton unité, les plus sages des hommes sont perdus, parce qu’ils ne la
connaissent pas…Tu existes, mais la compréhension et la vision des mortels ne
peuvent pas réaliser Ton existence, ni déterminer pour Toi le où, le comment, le
21
The Last Temptation of Christ, p.126
I AM THAT, p.36
23
The Art of Meditation, p.39
24
The Contemplative Life, p.22. Ce négationnisme sans compromis est résumé par Bede Griffiths qui déclare à
propos de l’Absolu : ‘’Il est invisible, inconcevable, inimaginable, indescriptible. A propos de chaque nom et de
chaque forme que nous pouvons attribuer à l’Etre suprême, nous devons dire : pas ceci, pas ceci – neti, neti.’’
(The Marriage of East and West, p. 17)
22
128
pourquoi…Tu existes et Ton existence est si profonde et si secrète que personne ne
peut pénétrer et découvrir Ton secret.’’25
Stulginsky déclare ensuite : ‘’Dans toutes les légendes et les hymnes, il est signalé
qu’un Principe omniprésent, éternel, illimité et immuable transcende le pouvoir de
la condition humaine et qu’il ne pourrait être qu’amoindri par toute expression ou
comparaison humaine. Par conséquent, on considère que tout raisonnement à
propos de Cela est impossible…que toute estimation à propos de Cela ne sera
inévitablement qu’une limitation. L’immensité et la beauté de l’Infini n’entrent pas
dans notre imagination ou dans nos termes limités. Elles doivent rester dans les
limites de l’ineffable…Trouvons notre place dans la grande Réalité Cosmique non
pervertie par un mirage de l’évidence.’’26
Seul le fini peut être connu, pas l’infini. Nous pouvons peut-être identifier certains
aspects de l’infini qui sont ses finitudes, mais cela ne devrait pas nous faire croire que
nous connaissons le tout. Comment le pourrions-nous ? Il est illimité. Peu importe ce
que nous connaissons (et nous connaissons très peu), il y a toujours une quantité
illimitée que nous ne connaissons pas, car même si nous soustrayons à l’infini tout ce
que nous connaissons, il n’y a pas moins d’infini que nous ne connaissons toujours
pas (par exemple, ∞ - 1 = ∞).
Ainsi, le réductionnisme (par lequel, j’entends la raison, la logique ou la connaissance
de choses ‘’séparées’’) ne peut nécessairement pas englober tout le tableau, car,
comme nous le savons tous par l’étude de systèmes complets, comme déclaré
auparavant : le tout est plus grand que l’ensemble des parties. Par conséquent, nous
ne pouvons pas considérer une partie du mystère et prétendre comprendre le
mystère ; nous ne devons pas considérer les parties et dire ‘’ce ne sont que des
parties’’, nous devons considérer ces parties et dire ‘’ce ne sont pas des parties’’, il n’y
a qu’un tout inconnaissable.
La réalisation de ceci conduira Goldsmith à une tentative respectable pour définir ce
qui en fait ne peut pas être défini. Il propose : ‘’Quand tout concept eut été écarté, je
demeurai avec l’expression ‘’Invisible Infini’’…Pourquoi ‘’l’Invisible infini’’ ? Parce
que l’Invisible Infini ne signifiait rien que je puisse comprendre. Ni vous ni moi nous
ne pouvons saisir l’Infini ; ni vous ni moi nous ne pouvons voir l’Invisible. L’Invisible
Infini est une expression qui dénote quelque chose qui ne peut pas être appréhendé
par le mental limité. Cela ne veut pas dire, néanmoins, que l’Invisible Infini soit le
bon terme pour Dieu. Il est bon pour moi, parce qu’il me donne une expression que
mon esprit peut contenir. Cela me satisfait. Si je pouvais comprendre le sens de
l’Invisible Infini, il serait à la portée de ma compréhension humaine et je ne veux pas
de ce genre de Dieu.’’27
25
Cosmic Legends of the East, p.7
Cosmic Legends of the East, p.88. C’est la même réalisation qui amènerait le grand logicien moderne, Ludwig
Wittgenstein, à terminer son œuvre particulièrement abstruse, le Tractatus Logico-Philosophicus par la
reconnaissance humiliante et contradictoire d’après laquelle son réel argument était un argument contre luimême. Il écrivit : ‘’Mes propositions sont élucidantes en ceci : celui qui me comprend les reconnaît à la fin pour
des non-sens, si, en passant par elles, sur elles, par-dessus elles, il s’est élevé pour en sortir…Il lui faut
surmonter ces propositions ; alors, il voit le monde correctement. {Car} à propos de ce dont on ne peut parler,
on doit garder le silence.’’ (sections 6.54-7)
27
Way of Meditation, p.40
26
129
‘’Lui, le Soi doit être décrit comme pas ceci, pas ceci !
Il est incompréhensible, car Il ne peut pas être englobé.’’
Chandogya Upanishad
Il est juste nécessaire alors pour nous de renoncer à nos perspectives singulières et
de plutôt embrasser le ‘’tout’’ comme le mystère qu’il est en reconnaissant que nous
ne percevons que dans le cadre de notre ’’place’’ ou de notre ‘’contexte’’ au sein du
tout, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas comprendre le tout, car ‘’tout est Un’’ et cet
‘’Un’’ est si incroyablement immense que seul un esprit qui perçoit chaque chose à la
fois pourrait comprendre chaque chose et puisque nos esprits n’englobent pas tout,
nous percevons partiellement et non impartialement. C’est en reconnaissant ces
œillères - que nous pouvons très peu voir de la vastitude immense du tout – que nous
permettons au Mystère infini d’exister derrière. Le Mystère est un seul Mystère
immense. Que nos actions et que nos compréhensions se fondent sur cet antécédent.
Car si nous ne percevons pas globalement et ceci est le cas, nous ne recevons que
partiellement. L’impartialité, alors, c’est accepter notre limitation dans l’illimité, c’est
accepter que le tout nous soit inconnu et par conséquent, chaque perspective partielle
est suspecte de fraude.
Lorsque nous avons rendu à Dieu son être légitime – c’est-à-dire son
inconnaissabilité – alors, ce qui se passe, c’est que nous commençons aussi à
découvrir notre propre place dans le cosmos ; lorsque l’événement (Dieu) qui est si
important dans nos vies devient impossible à comprendre, alors nous devenons
également impossibles à comprendre ; après tout, nous avons tous été ‘’créés à sa
propre image’’. Et si cette image dépasse notre imagination, alors nous aussi nous
devons dépasser notre propre imagination.
‘’Une fois que Ses attributs seront épuisés, nul n’aura la force de Lui en forger de
nouveaux et la créature qui les a assumés puis rejetés ira alors rejoindre dans le
néant son invention la plus noble : son Créateur.’’
E.M. Cioran28
Quand les attributs de Dieu ont disparu, nos propres attributs ont disparu et alors
seulement, il est possible aux deux mystères de se fondre en un ; avant que cette non
connaissance absolue ne se produise – quand nous ‘’connaissions’’ Dieu et nousmêmes - nous les voyions comme distincts, des entités différentes – car c’était la
seule façon de les ‘’connaître’’ (en les séparant), mais lorsque nous cessons finalement
de ‘’connaître’’ Dieu et nous-mêmes, c’est alors seulement, quand les divisions
disparaissent, que les entités séparées peuvent se fondre en une.
Henry Miller décrivit cette confluence par une description du combat intérieur de
Proust, lorsqu’il écrivit : ‘’C’était un retour dans le labyrinthe, un désir de s’enfouir
de plus en plus profondément en soi. Et ce soi se composait pour lui de mille entités
28
A Short History of Decay, p.138
130
différentes toutes liées par expérience à son mystérieux Soi semence qu’il refusait de
connaître.’’29
Ainsi, tout ce que nous disons ou tout ce que nous écrivons à propos du ‘’grand
inconnaissable’’ qu’est la vie est incorrect. En tentant de définir la vie d’une
quelconque façon, nous nous privons de sa beauté.
Car en fait, le mystère précédait Dieu. C’est ainsi que June Singer affirme : ‘’Il y a
l’Un, au-delà de Jéhovah, au-delà d’Elohim, au-delà de toute connaissance, dont la
nature peut être contemplée, mais pas comprise… {Car} avant la matière ou toute
chose créée ou un Créateur pour concevoir la création, avant tout cela, il y avait le
Mystère.’’30
Au commencement était le Mystère.
Au point d’ouverture quintessentiel – quand l’esprit conditionné s’oublie
complètement – c’est-à-dire quand le petit moi finit, quand le jugement cesse et
quand le grand vide survient qui englobe tout, à ce moment-là, quand la dualité se
dissout, Jiddu Krishnamurti dirait, ‘’l’observateur est l’observé’’ ; un saint hindou
classique dirait, ‘’Je suis Cela’’; en termes familiers, nous déclarerions simplement,
‘’Je suis le tout et toutes choses’’ et le Christ dirait, ‘’Moi et le Père, nous sommes Un.’’
Car, à ce point, Dieu se reconnaît maintenant en vous et en tant que vous et comme le
Créateur de tout ce qui est créé, qui n’est rien d’autre que Dieu à chaque instant
vivant dans et comme le Mystère de la Divinité.
Mais peut-être sommes-nous arrivés trop rapidement à cette hypothèse et nous avons
sauté brièvement dans le sujet du dernier chapitre. N’allons pas plus loin que
conclure par quelques brèves incursions dans le futur. Retournons dans le Jardin et
restons-y.
‘’Lorsque nous allons jusqu’au bout de la lumière que nous possédons et lorsque nous
entrons dans les ténèbres de l’inconnu, nous devons croire que l’une de ces deux
choses se produira – ou bien il y aura quelque chose de solide où mettre les pieds ou
bien nous apprendrons à voler.’’
Claire Morris31
Et chose plus importante, comme nous allons le voir très bientôt, quand nous sautons
dans l’inconnu, nous…devenons un avec l’inconnu. C’est-à-dire que : ‘’L’homme est
Mon mystère et Je suis son mystère…’’ déclara Baha’u’llah dans le Kitab-i-lquan.32
Tout est un seul mystère, il nous faut simplement le reconnaître et l’être. Réalisant
ceci, Clarice Lispector déclara à propos de l’un de ses personnages : ‘’Parce que dans
un instant parfait, le monde était redevenu entier, égal à son ancien mystère – sauf
29
Wisdom of the Heart, p.167
Androgyny, p.91, 152
31
The Haven Book, de Gabriola Island
32
Kitab-i-lquan, p.65
30
131
que cette fois, avant que l’énigme ne se soit refermée… {elle} était rentrée à
l’intérieur, toute aussi énigmatique que l’énigme. ‘’33
33
The Apple in the Dark, p.172
132
CHAPITRE 12 : L’IMMANENCE DE L’ÉMERVEILLEMENT
‘’…ce qui m’est arrivé − c’est que je suis devenu un ange.’’
Henry Miller1
‘’Il y a un lieu où, avant l’ordre et les noms, Je suis Je !’’
Clarice Lispector2
‘’Si par chaque mot, nous remportons une victoire sur le néant, il n’est que meilleur
d’en subir l’emprise. Nous mourons en proportion des mots que nous jetons tout
autour de nous…Ceux qui parlent n’ont pas de secret. Et nous parlons tous. Nous
nous trahissons…bourreau de l’indicible, chacun de nous s’acharne à détruire tous
les mystères, à commencer par le nôtre.’’
E.M. Cioran3
‘’Je suis le chagrin, la peine et le plaisir évanescent, les passions et les satisfactions,
la colère amère et l’infinie compassion, le péché et le pécheur, je suis l’amoureux et
l’amour lui-même, je suis le saint, l’adorateur, le fidèle et l’adepte. Je suis Dieu.’’
Jiddu Krishnamurti4
Lorsque nous en serons arrivés à tout voir comme un mystère, ce qui inclut nousmêmes et lorsque nous en serons arrivés à savoir que Dieu est le seul mystère qui est
chaque chose, alors nous réaliserons que…nous sommes le mystère qui est Dieu ;
c’est-à-dire qu’ayant oublié ce que nous pensions savoir et ce que nous pensons être,
nous trouvons que nous existons, bien installés dans cette énigme unique et sans
limite et qu’en fait, non seulement nous sommes dans cette énigme, mais que nous
sommes réellement l’Enigme. Et cette Enigme, pendant une grande partie de
l’histoire, on l’a appelée Dieu. Nous sommes le Mystère. Nous sommes Dieu.
Ah, mais attendez une minute, comment est-ce possible ? Comment pourrions-nous
être à la fois ignorants et Dieu, en même temps ? Et la réponse, comme nous le
verrons dans les pages suivantes, est : personne ne sait (pas même Dieu).
Mais d’abord, concernant la nature immanente du Mystère − le fait que nous soyons
nous-mêmes les plus grandes merveilles − Joseph Campbell déclare : ‘’Ce n’est pas le
monde animal, ni le monde végétal ni le miracle des sphères, mais l’homme luimême qui est le mystère essentiel’’. Et le personnage de Lindsay Clarke avance : ‘’Je
1
Tropique du Capricorne
The Apple in the Dark, p.345
3
A Short History of Decay, p.13
4
The Path
2
133
soutiens qu’il y a ici suffisamment de mystères (en se frappant la poitrine) pour
garder un homme occupé sans qu’il se mêle d’affaires étrangères.’’5
‘’Lorsque nous songeons à cette sensation, à ce sentiment ou à cette inclination qui
nous fait affirmer le mot ‘’Je’’, il est difficile d’indiquer ce que c’est, ce qu’est sa
nature, car c’est quelque chose qui dépasse la compréhension humaine.’’
Hazrat Inayat Khan6
Le mystère est en nous. L’émerveillement est en nous ; Dieu ou le Ciel ou le
‘’Royaume de l’Esprit’’, appelez-le comme vous voulez, c’est cela qui n’est autre part
qu’en nous-mêmes.
Ali Puli annonçait : ‘’…si ce que tu cherches, tu ne le trouves pas en toi, tu ne le
trouveras jamais à l’extérieur de toi. Si tu ne connais pas l’excellence de ta propre
maison, pourquoi chercher l’excellence d’autres choses ? Le globe terrestre ne
contient pas autant de grands mystères ni d’excellences qu’un petit homme façonné
par Dieu à Son image. Et celui qui désire la suprématie parmi les étudiants de la
Nature ne trouvera nulle part plus grand ou meilleur champ d’étude que luimême.’’7
‘’C’est l’étude de soi qui est réellement l’étude de Dieu… [Et] chaque âme a son
Royaume de Dieu en elle-même. Devenir conscient de ce mystère de la vie, c’est
ouvrir les yeux au Royaume de Dieu.’’
Hazrat Inayat Khan8
L’émerveillement absolu, c’est donc simplement le rapport réalisé par une personne à
une insondabilité soudainement reconnue – celle de son propre Soi insondable.
Comme John Claypool le remarque, ‘’Il y a quelques années, je suis tombé sur
l’expression, ‘’le mystère qu’est tout homme’’. Dès que je la vis, je l’appréciai, car elle
me rappelle un fait sur chaque personne qui a jamais vécu – que chacun est une
réalité dynamique, mystérieuse…’’9
Tout ce que nous devons faire, c’est être conscients de nous-mêmes, totalement ; être
‘’ouverts’’ et non pas fermés par des idées préconçues ou des désirs, à propos de qui
nous sommes ou qui nous voulons être. Nous devons simplement être et finalement
5
Chymical Wedding, p.35. St Augustin déclarait : ‘’Les hommes partent s’émerveiller de la hauteur des
montagnes, de la grosseur des vagues de la mer, du long cours des rivières, de l’immensité des océans et des
mouvements circulaires des étoiles, mais ils passent à côté d’eux-mêmes sans s’émerveiller.’’
6
The Mysticism of Music, Sound and Word, p.246
7
The Salt of Nature Regenerated
8
The Mysticism of Music, Sound and Word, p.127, 225
9
The Light Within You, p.83. C’est-à-dire : ‘’Nous vivons à la lisière du miraculeux pendant toute notre vie’’,
ajoute Miller et ‘’Le miracle est en nous et il fleurit au moment où nous nous ouvrons à lui.’’ (The Absolute
Collective)
134
nous nous verrons vraiment nous-mêmes – comme des miracles, maintenant et
toujours.
C’est seulement à cause de nos définitions de nous-mêmes que nous devenons des
fragments finis, définis et séparés du glorieux Un. En cessant de nous définir, nous et
chaque chose, nous devenons alors intimes, et non pas distincts, du Tout insondable.
‘’Nous nous éveillons, si tant est que nous nous éveillons jamais, au mystère.’’
Annie Dillard10
Nous nous éveillons en tant que mystère.
‘’Car en effet, où ‘’le Mystère’’ pourrait-il plus habilement se cacher que dans la
recherche et le chercheur…?’’, demandait Alan Watts ?
Ce n’est pas le monde qui est stupéfiant, c’est le ‘’Je’’ ; le stupéfiant est le stupéfait ; ce
‘’Je suis !’’ est la merveille des merveilles.
Khan déclare : ‘’L’homme est un mystère dans tous les aspects de son être ; pas
uniquement dans son esprit et son âme, mais aussi dans cet organisme qu’il appelle
son corps…Et ainsi en va-t-il de l’homme qui cherche le mystère de la vie à
l’extérieur ; il ne le trouvera jamais, car le mystère de la vie ne se trouve qu’à
l’intérieur.’’11
Qui suis-je ? Que suis-je ? Pourquoi suis-je ? Ces questions ne sont-elles pas la base
même de nos êtres ? Ne sommes-nous pas en fait des questions totalement sans
réponse ? Ne sommes-nous pas le mystère qui s’éveille à lui-même ?
Ernest Becker commentait : ‘’Les entrailles mêmes de l’homme – son soi – lui sont
étrangères. Il ne sait pas qui il est, pourquoi il est né, ce qu’il fait sur la planète, ce
qu’il est censé y faire, ce qu’il peut espérer. Sa propre existence lui est
incompréhensible, un miracle tout comme le reste de la création, tout près de son
cœur qui bat, mais pour cette raison, d’autant plus étrangère.’’12
Vraiment, ce qu’il nous faut considérer avec la plus grande largeur d’esprit – ce dont
nous devons perdre tout souvenir, ce que nous devons percevoir sans la moindre
opinion préconçue – ce n’est pas le monde étrange et impressionnant à l’extérieur,
mais plutôt ce qu’il y a dans notre cœur, c’est-à-dire nous-mêmes, notre ‘’Je’’ – le
Mystère incarné à l’intérieur et comme chacun d’entre nous.
Lispector décrivit cet aboutissement nécessaire chez l’un de ses personnages : ‘’{Il}
avait plongé si profondément en lui-même qu’il ne pouvait plus se reconnaître…{Et
10
Pilgrim at Tinker Creek,p.2
The Mysticism of Music, Sound and Word, p.158, 162. Et de Whitley Strieber : ‘’Je ne suis pas le seul mystère
qui foule cette terre. Chacun de nous est un mystère. Nous ne savons pas qui nous sommes, pas un de nous.’’
(Transformation, p.115)
12
The Denial of Death, p.51
11
135
ainsi}, accepter, c’était accepter un grand sens de l’obscur qui provenait de la
rencontre avec la créature inconnue qu’il était.’’13
Nous voyons maintenant que l’émerveillement n’est pas dans le monde, il est dans
l’humanité. ‘’L’exaspération’’ se produit non pas en fonction d’un événement
particulier, mais de la capacité de l’individu à être exaspéré, à être l’exaspération.
L’admiration respectueuse est simplement le phare des points de vue, non pas que
nous avons, mais…que nous sommes ; l’exaspération n’est pas un sentiment d’être,
c’est être : on est l’exaspération. La personne qui est ébahie est l’ébahissement ébahi
de lui-même.14
‘’Rappelle-toi que dans la pure…essence de l’esprit, il n’y a ni la question pourquoi ni
même aucune importance attachée à celle-ci…Pourquoi ne pas simplement te
détendre et profiter de Dieu ? Dieu, c’est toi, imbécile !’’
Jack Kerouac15
Nous sommes le centre d’une vastitude sans limites ; nous ne pouvons pas nous
approcher plus près du mystère de Dieu qu’en nous-mêmes. Nous ne devons pas
chercher le mystère en dehors de nous-mêmes, car il n’est pas en dehors ; nous
devons nous reconnaître en tant que Mystère émanant mystérieusement de notre
propre inscrutabilité.
Selon les paroles prophétiques de Baha’u’llah : ‘’Sache en vérité, que l’âme est un
signe de Dieu, un joyau céleste dont même les plus instruits d’entre les hommes n’ont
pu saisir la réalité et dont aucun esprit, aussi aiguisé soit-il, ne pourra jamais
espérer dévoiler le mystère.’’16
Osho déclarait : ‘’Dieu s’est déjà manifesté. Vous Le portez depuis le début…Il se peut
que vous l’ayez oublié, il se peut que vous soyez devenu totalement inconscient, il se
peut que vous ne soyez pas capable de vous rappeler qui vous êtes, mais vous êtes
quand même Dieu.’’17
Toute la Vie est un grand événement qui ne se comprend pas lui-même. Et nous
sommes ELLE qui ne se comprend pas Elle-même. Nous sommes le ‘’je’’ qui ne sait
pas ce qu’est le ‘’je’’.18
C’est vraiment une tragédie absolue que nous consacrions nos journées en quête de
spectacle et de distraction, alors que le miracle le plus merveilleux et le plus intime se
trouve en nous, est nous, car, quand nous regardons et quand nous cherchons à
13
The Apple in the Dark, p.231, 239
Gabriel Marcel notait : ‘’Un mystère est quelque chose en quoi je suis moi-même engagé et qui n’est par
conséquent pensable que comme une sphère où la distinction de l’en moi et du devant moi perd sa signification
et sa valeur initiale.’’ (Being and Having, p.117)
15
Dharma Bums, p.202, 111
16
Gleanings from the Writings of Baha’u’llah, section lxxxii
17
Ecstasy, p.21
18
‘’Les Occidentaux ont perdu leur sentiment d’unité avec le cosmos’’, affirmait le duo fraternel inédit, Terence
et Dennis McKenna, ‘’et avec le mystère transcendant en eux-mêmes.’’
14
136
l’extérieur avec notre seul point de vue limité, Dieu, le Grand Mystère, se réduit en
nous à une absence de mystère minable.
‘’A force de cumuler des mystères nuls et de monopoliser le non-sens, la vie inspire
plus d’effroi que la mort : c’est elle qui est le grand Inconnu.’’
E.M. Cioran19
Nous sommes la Vie. Nous ne sommes pas en dehors d’elle. Ce que nous sommes, elle
est.
Nous sommes restés trop longtemps sur la berge du ‘’savoir’’. Il est grand temps que
nous sautions dans la rivière de l’inconnaissance et que nous permettions au miracle
de s’écouler à travers nous et en tant que nous car, comme Thomas Jeffers l’exprima,
‘’…’’Dieu’’ sera non voyant et invisible jusqu’à ce qu’Il ait un ‘’je’’ qui puisse voir et
agir pour Lui.’’20
Le kun byed rgyal po’i mdo, de nouveau par la voix de la Créatrice déclare aussi : ‘’Ô
grand bodhisattva, écoute ! {Mon) être propre, (même} dans sa variété n’est pas
duel, mais aussi, chaque partie en elle-même n’est pas…conceptualisable…Moimême, la Souveraine qui crée tout, enseigne à Mon être propre après avoir fait en
sorte qu’Il devienne apparent…L’activation individuelle vous permet de voir le tout,
de sorte que mon être propre est également enseigné…Si Moi, la Créatrice de tout, Je
ne suis pas rencontrée, alors tous…les êtres qui vivent dans ce…monde ne
comprendront pas leur être propre ni leur force motrice…Par conséquent, ils ne
verront pas que Moi, la Souveraine qui crée tout et leur être propre ne sont pas
différents…C’est pour cette raison que tu dois enseigner Mon être propre.’’21
C’est nous qui devons rendre la propre vision de Dieu aux merveilles de Dieu. Telle
fut la réalisation qui conduirait Kazantzakis à placer les paroles suivantes dans la
bouche de Jésus : ‘’C’était…un bon moment pour révéler la parole que le Seigneur me
confia et pour réveiller le Dieu qui dort dans ces hommes et ces femmes qui se
détruisent eux-mêmes à la poursuite de vanités… {Car} de grandes choses se
produisent quand Dieu se mêle à l’homme. Sans l’homme, Dieu n’aurait pas d’esprit
sur Terre pour être réfléchi intelligiblement sur ses créatures…’’22
Devenir conscient de notre propre mystère, c’est devenir conscient du mystère de
Dieu, car il n‘ y a pas de différence. Tout est mystère.
19
A Short History of Decay, p.10
Samuel Butler Revalued, p.92. Similairement, Mike Stack s’exclame à propos de cette dépendance mutuelle :
‘’C’est un cauchemar philosophique − Il ne voit que ce que je connais.’’
21
p.122, 91, 161, 132
22
The Last Temptation of Christ, p.265, 274. Jung ajoute aussi : ‘’C’est le sens du service divin, du service que
l’homme peut rendre à Dieu : que la lumière peut émaner des ténèbres, que le Créateur peut devenir conscient
de Sa création et l’homme conscient de lui-même.’’ Memories, Dreams, Reflections, p.338
20
137
‘’La présence de Dieu est dans notre conscience. La nature de Dieu, c’est Je.’’
Joel Goldsmith23
‘’Je’’ est la substance de Dieu ; les individus sont simplement les formes que ‘’Je’’
prend.
Pour mieux admettre ceci, Shankara explique pourquoi notre ‘’Je’’ est le ‘’Je’’ de
Dieu ; il déclare : ‘’Une jarre en argile n’est pas autre chose que de l’argile. Elle est
essentiellement de l’argile. La forme de cette jarre n’a pas d’existence indépendante.
Alors, qu’est-ce que la jarre ? Simplement un nom inventé ! La forme de la jarre ne
peut jamais être perçue séparément de l’argile. Alors, qu’est-ce que la jarre ? Une
apparence ! La réalité, c’est l’argile même.’’24
Le Soi est tous les sois ; les mystères sont l’unique Mystère.
Notre ‘’Je’’ a toujours été Dieu. Mais comment pouvions-nous ne pas le savoir ? Il est
absurde que Dieu ne comprenne pas Dieu. Et pourtant…autrement, comment
expliquer l’inexplicable ? Tout est Dieu, mais personne ne sait ce qu’est Dieu, pas
même Dieu.
En fait, peut-être que cette absurdité était voulue depuis toujours – être si mystérieux
que nous ne pouvions nous reconnaître comme nous sommes vraiment et tout le jeu
d’être, si le terme de ‘’jeu’’ est approprié pour cet imbroglio improbable, fut et est de
tâtonner et de tâtonner encore dans l’obscurité du soi, jusqu’à se trouver soi-même.
Neale Donald Walsh cite Dieu : ‘’Puisque c’est le plus grand désir de l’âme (de Dieu)
de s’expérimenter en tant que Créateur…nous n’avions pas d’autre choix que de
trouver le moyen de tout oublier au sujet de Notre création.’’25 Notez que cette
déclaration émane de Sa propre bouche, pour ainsi dire.
L’hypothèse ici, c’est qu’à un point de notre évolution spirituelle, nous avons dû
oublier nos vrais sois…notre Soi créateur- car c’était la seule manière dont Dieu
pouvait jouer à cache-cache dans Sa propre Création. C’est la même histoire éculée
racontée de temps en temps par quiconque est assez brave ou fou pour l’imaginer et
qui dit que Dieu s’ennuyait d’être seul et omniscient et qu’ainsi, Il dut se différencier
et se cacher dans Sa propre création afin d’expérimenter la joie de se redécouvrir Luimême.
Neale Donald Walsh, l’auteur de Conversations avec Dieu, répond à la dernière
déclaration de Dieu en questionnant : ‘’Il m’étonne que nous ayons trouvé le moyen.
Tenter d’ ‘’oublier’’ que nous sommes tous un et que l’Un que nous sommes est Dieu,
ce doit être comme tenter d’oublier qu’un éléphant rose est dans la pièce. Comment
avons-nous pu être ainsi hypnotisés ?’’26
23
Way of Meditation, p.42
Crest Jewel of Discrimination, p.67
25
Conversation with God, Vol. III, p.53
26
Ibid.
24
138
Bien, nous avons effectivement oublié. Et maintenant, l’horrible vérité, c’est que nous
devons de nouveau nous oublier ; nous devons oublier nos faux mois pour nous
souvenir de nos vrais sois.
‘’Le but de la conscience de soi est de se trouver, c’est-à-dire de trouver Dieu. C’est
comme si Dieu, dans sa capacité connue, s’était dissimulé…permettant à l’homme de
progresser de manière indépendante.’’
Eom Ida Mingle27
Le penseur particulier Neville déclare similairement : ‘’Délibérément, {Dieu} est
devenu homme et a oublié qu’il est Dieu, dans l’espoir que l’homme ainsi créé
s’élèvera finalement jusqu’à Dieu… {Car} tout comme Dieu, dans Son amour pour
l’homme s’est si complètement identifié à l’homme qu’Il oublia qu’Il était Dieu, de
même, l’homme dans son amour pour Dieu doit s’identifier si complètement à Dieu
qu’il vive la vie de Dieu.’’28
Le mystère de Dieu réside en nous ; nous sommes la porte étroite, mais nous avons
oublié que le mot de passe pour le mystère, c’est ‘’Je’’.
Alan Watts écrivit ceci : ‘’…c’est l’image spectaculaire de Brahma qui joue à cachecache avec lui-même au fil des âges, se dissimulant avec une ingéniosité infinie dans
la variété sans fin de formes et d’êtres apparemment séparés, se projetant pour se
retrouver avec un étonnement toujours renouvelé, se plongeant dans des situations
toujours plus fabuleusement perdues, de sorte que les retrouvailles sont d’autant
plus incroyables…[C’est le] concept hindou de maya – cette auto-illusion
spectaculaire où l’Un joue à être le multiple et où la Divinité se laisse oublier en
prétendant être chaque être individuel.’’29
La vie est un jeu sans règle joué par un casting très divers d’individus qui ne sont pas
des individus, mais qui sont Dieu, ignorant que c’est un jeu.
L’auteur anonyme de The Way Beyond explique : ‘’Nous L’avons appelé le Soi
Supérieur et c’est en fait Dieu Lui-même qui est en vous. C’est comme un rayon, un
reflet de l’esprit de Dieu qui brille quelque part au fond de votre conscience – une
« lumière qui brille dans l’obscurité, mais l’obscurité (de l’esprit humain tourné vers
l’extérieur) ne Le connaît pas. » Car sûrement que lorsqu’’Il peut obtenir l’attention
27
The Science of Love, p.179. Maitreya Ishwara commente : ‘’… {La vie} est un jeu de cache-cache divin. Dieu
se cache et vous cherchez…vous êtes une partie de Dieu perdue dans le samsara…{mais un jour} vous {serez}
pleinement réunis avec Cela, le mystère inconnaissable du non Etre.’’
28
The Law and the Promise, p.147
29
The Two Hands of God, p.32, 42. Swamiji affirme : ‘’…il y a pour vous une possibilité de prendre vos
distances par rapport à cet intellect et de ne pas vous soucier d’évolution, parce que vous êtes l’Etre libre qui,
au départ, n’était jamais attaché jusqu’à ce qu’il manifeste l’aspect conscient et qu’il devienne l’intellect. L’idée
de base, c’est que vous n’avez pas besoin de méditer, parce que vous êtes un Etre libre…Mon information, c’est
que vous pouvez savoir, sans méditer, que ce que vous appelez Je, la Vie, l’Etre est toujours libre et ne se
modifie jamais en aucune chose ni aucune relation. Cela n’est pas attaché au corps, à l’intellect ou à des idées.
Cela est toujours libre. Mais Cela a la capacité de libérer un pouvoir de Lui-même et de continuer à voyager au
niveau du corps, de se dire esclave et de se demander comment se libérer. C’est le jeu de l’Etre.’’ (Conférence,
déc. 1998)
139
de votre esprit et que vous L’écoutez, il démontre une sagesse qui est aussi proche de
ce Dieu que l’esprit humain peut le concevoir. Et ceux qui prêtent attention et qui
obéissent reçoivent un aperçu de quelque chose de merveilleux et qui, bien
qu’inexprimable, est totalement divin et tout à fait satisfaisant…Chacun doit
parvenir là − chaque chercheur du mode de vie véritable, car jusqu’à ce que le moi
avec son mental humain ait été totalement humilié et qu’il renonce complètement, il
ne peut accepter la vérité de sa non-réalité et de la réalité de l’homme-Dieu en
lui…’’30
‘’Tu es le sens le plus profond des choses qui jamais ne révèle le secret de son
propriétaire.’’
Rainer Maria Rilke31
Il devient apparent pourquoi la vie est l’absurdité bizarre qu’elle est – parce que le
Créateur Inconnaissable est pris dans une création inconnaissable et qu’Il essaye
d’utiliser le savoir pour s’en sortir.
Ce concept est avancé dans le Kybalion de la philosophie hermétique : ‘’Ce processus
s’appelle le stade d’involution ou le TOUT est ‘’pris’’ ou ‘’absorbé’’ par sa création. Les
hermétistes sont d’avis que ce processus trouve sa correspondance dans le processus
mental d’un artiste, d’un écrivain ou d’un inventeur qui s’absorbe tellement dans sa
création mentale jusqu’à en oublier presque sa propre existence et qui, pour l’heure,
vit presque dans sa création. Si à la place du mot ‘’absorbé’’, nous utilisions le mot
‘’kidnappé’’, nous donnerions peut-être une meilleure idée de ce que cela signifie.’’32
Maintenant, résumant l’absurdité de ce spectacle immanent, Elsa Barker rapporte les
paroles d’un esprit anonyme dans Letters from a Living Dead Man : ‘’Parfois en
priant, car je priais beaucoup, il me viendrait brusquement la question, ‘’Qui priestu ?’’ Et je répondais tout haut, ‘’Dieu, Dieu !’’ Mais quoique je L’ai prié chaque jour
pendant des années, je n’ai reçu qu’occasionnellement un éclair de cette vraie
conscience de Dieu. Finalement, un jour, alors que je me trouvais seul dans les bois,
la grande révélation vint. Elle ne vint pas sous la forme de mots, mais plutôt sous la
forme d’un émerveillement sans parole et sans forme, trop vaste pour le cadre de la
pensée…Puis graduellement…je pus décrire sous la forme de mots la réalisation qui
avait été trop forte pour que ma mortalité puisse la supporter et les mots que
j’utilisai pour moi-même étaient ‘’tout ce qui est, est Dieu.’’ Cela paraissait très
simple ; pourtant, c’était loin d’être simple. Tout ce qui est, est Dieu. Cela doit
m’inclure, moi et mes semblables…A partir de ce moment, la vie prit un nouveau
sens pour moi. Je ne pus plus voir un visage humain sans me souvenir de la
révélation – que l’être humain que je voyais faisait partie de Dieu…La révélation me
coupa quasiment le souffle. La vie devint incroyablement belle… {car} je découvris
que plus je cherchais Dieu dans {les autres}, plus Dieu me répondait à travers eux Et
la vie devint encore plus merveilleuse…J’essayai parfois de dire aux autres ce que je
ressentais, mais ils ne me comprenaient pas toujours. C’est alors que je commençai
30
The Way Beyond, p.58
You are the Future
32
The Kybalion, p.102
31
140
à réaliser que Dieu s’était sciemment, pour une raison qui Lui appartient, recouvert
de voiles…Peut-être était-ce pour avoir le plaisir de les enlever ?’’33
Dieu s’éveille à la Divinité avec un étonnement perplexe.34
‘’Nous ne savons même pas ce qu’est le soi.’’
Swamiji Shyam35
Par conséquent, si nous voulons modifier le jeu, nous devons simplement cesser
d’être des êtres créés, souffrants, séparés et retrouver plutôt la mémoire de l’Etre
unique, énigmatique dont nous nous sommes trop longtemps éloignés par les
labyrinthes infinis de notre propre amnésie divine, pour ainsi dire.
Comme Maître Eckhart le déclarait : ‘’Le véritable pauvre en esprit doit être pauvre
de tout son propre savoir, de sorte qu’il ne sache rien de Dieu, des créatures ou de
lui-même…Car si Dieu trouvait une personne aussi pauvre que celle-ci, Il prendrait
la responsabilité de sa propre action et serait Lui-même la scène de l’action, car
Dieu est Celui qui agit en Lui-même. C’est ici, dans cette pauvreté, que l’homme
retrouve l’Etre éternel qu’il a été, qu’il est et qu’il sera toujours.’’36
Eckhart dit qu’une fois que nous nous sommes vidés de tout le rebut intérieur, Dieu,
le Mystère, ne peut rien faire d’autre que de se précipiter pour remplir le vide de
notre absence.
Il revient à chacun d’entre nous de choisir entre suffoquer dans le vortex du moi
connaissable, limité ou de trancher les liens qui attachent et de nous laisser dériver et
être le vaste océan incompréhensible de l’Etre Lui-même.37
33
Letters from a Living Dead Man, p.80-82
‘’J’entends et je vois Dieu dans chaque objet,
Sans Le comprendre le moins du monde.
Et je ne comprends pas non plus
Qui peut être plus rempli d’émerveillement que moi-même.’’
Walt Whitman (Feuilles d’Herbe)
35
Conférence, mars 1999
36
Sermon 28
37
Joseph Campbell déclare que la fonction mystique chez les humains est conçue ‘’…pour éveiller et maintenir
chez l’individu un sentiment d’admiration respectueuse et de gratitude envers la dimension mystérieuse de
l’univers, de sorte que, non pas qu’il vive dans la crainte de celle-ci, mais qu’il reconnaisse qu’il y participe,
puisque le mystère de l’Etre est aussi le mystère de son propre être profond.’’ Ainsi, ‘’en Orient, on recherche le
mystère divin ultime au-delà de toute catégorie de pensées et de sentiments humains, au-delà des noms et des
formes…{et} celui-ci doit être réalisé comme la base de notre propre être même…C’est la réalisation qui est
formulée dans ces célèbres paroles du brahmane Aruni adressées à son fils et qui sont rapportées dans la
Chandogya Upanishad, vers le 8ème siècle av J-C : ‘’Toi, mon cher Shvetaketu, tu es Cela’’ – tat tvam asi…C’est
seulement quand ce ‘’toi’’ mortel aura effacé tout ce qu’il chérit et auquel il s’accroche à propos de lui-même,
que ‘’tu’’ seras sur le point de faire l’expérience d’identité avec cet Etre qui n’est pas un être mais qui est l’Etre
au-delà du non-être de toutes choses.’’ (Myths to Live By, p.221, 94)
34
141
‘’Alors mon plan, pour autant qu’on puisse parler de la négation de tout effort et de
but comme d’un plan, c’est de cesser l’évolution, de rester ce que je suis et de devenir
de plus en plus uniquement ce que je suis – c’est-à-dire de devenir plus miraculeux.’’
Henry Miller38
‘’Devenir de plus en plus’’ nous-mêmes, c’est devenir plus libres, plus
inconnaissables, plus divins, de plus en plus le Grand Océan de Mystère qui est
contenu dans chaque partie de ce Mystère appelé ‘’Je’’.
Dag Hammarskjöld l’affirmait, quand il écrivait : ‘’A chaque instant, vous choisissez
vous-même, mais choisissez-vous votre Soi ? Le corps et l’âme comportent des
milliers de possibilités à partir desquelles vous pouvez construire de nombreux ‘’je’’.
Mais c’est uniquement dans l’une d’elles qu’il y a adéquation entre l’électeur et l’élu
et que vous ne trouverez jamais avant d’avoir exclu tous ces sentiments superficiels
et ces possibilités avec lesquels vous jouez par curiosité, par étonnement ou par peur
et qui vous empêchent de jeter l’ancre dans l’expérience du mystère de la vie, la
conscience du talent qui vous est confié et l’émerveillement de vous-même qui est
votre ‘’Je’’.’’
Si nous cherchons à comprendre la vie (la vie que nous sommes), nous ne la verrons
jamais telle qu’elle est – c’est-à-dire, non compréhensible. Cependant, si nous nous
abandonnons, si nous oublions tout et si nous nous ouvrons à la possibilité grandiose
d’être illimité, alors et seulement alors, le mystère insondable et béatifique que nous
sommes dansera nu devant nous.
Le Maître zen Yuansou déclare : ‘’Cette porte inconcevable de grande libération est
en chacun. Elle n’a jamais été bloquée, elle n’a jamais été défectueuse. Les Bouddhas
et les Maîtres zen sont venus dans le monde et ont donné des méthodes appropriées
avec de nombreux procédés différents, utilisant des remèdes illusoires pour guérir
des maladies illusoires, simplement parce que vos facultés ne sont pas à la hauteur,
parce que votre connaissance n’est pas claire, parce que vous ne transcendez pas ce
que vous voyez…et que vous êtes projeté éternellement dans un océan de misère par
des malheurs dus à l’ignorance, par des points de vue émotionnels, par vos
conceptions courantes des autres et du moi, du bien et du mal. Les enseignements et
les techniques variées des Bouddhas et des Maîtres zen ne sont proposés que pour
que vous puissiez vous réintégrer vous-même individuellement, pour que vous
puissiez comprendre votre propre esprit originel et pour que vous puissiez voir
votre propre nature originelle.’’39
Ici nous est rappelée notre nature ‘’originelle’’ qui est immaculée, sans souillure,
vierge et sans savoir.
Ayant ceci à l’esprit, Lispector écrivit à propos de l’un de ses personnages : ‘’Mais
après avoir ignoré les vérités moindres, il se mit à ressembler à d’autres êtres,
38
Hamlet Letters. Austin Osman Spare déclara aussi stoïquement : ‘’Sachez mon dessein : être étranger à moimême, l’ennemi de la vérité.’’
39
Zen Essence, p.78
142
comme s’il était enveloppé par le mystère. Son ignorance le transformait en un être
mystérieux.’’40
‘’ « Je suis ce que Je suis » est ce que chaque saint semble dire… {Et} la réponse de
l’imagination à une telle présence, à une telle portée est une passion émerveillée.’’
Keats
Ainsi, l’absence de ravissement n’existe que parce que nous nous imaginons être des
êtres différenciés, souffrants, séparés et limités et donc ‘’en dehors de’’ la plénitude
du Mystère unique qu’on appelle Dieu, le Soi, la Source et que sais-je encore.
Une anecdote anonyme qui vient d’Orient corroborera ce point de vue :
‘’Maître’’, dit l’étudiant, ‘’d’où tenez-vous votre pouvoir spirituel ?’’
‘’D’être relié à la source’’, dit le Maître.
‘’Vous êtes relié à la source du zen ?’’
‘’Plus que cela’’, dit le Maître, ‘’je suis le zen. La connexion est totale.’’
‘’Mais n’est-il pas arrogant de prétendre être relié à la source ?’’, demanda l’étudiant.
‘’Loin de là’’, dit le Maître. ‘’Prétendre ne pas être relié à la source est arrogant. Tout
est relié. Si tu penses que tu n’es pas relié à la source, tu fais un pied de nez à
l’univers lui-même.’’
La leçon est simple – Nous sommes la Source. Nous sommes les Créateurs. Nous
sommes le Tout et toutes choses. Nous sommes Dieu.
La chose absurde toutefois, c’est que…Dieu ne comprend pas comment ceci est
possible. Dieu est un mystère pour Dieu.41
Si, après tout, il est vrai que ‘’Dieu’’ est ce qui ne peut pas être compris, alors si une
personne pense comprendre Dieu, ce n’est pas réellement Dieu qu’elle comprend. Car
un Dieu qui n’est pas un mystère n’est pas Dieu.
En fait, ‘’Dieu’’ est le seul mot qui exprime adéquatement notre non-compréhension
des choses ; ‘’Dieu’’ est la fenêtre qui donne sur l’abîme – le mot qui ouvre chaque
porte silencieuse, tant que nous ne savons pas consciemment ce qu’il y a de l’autre
côté.
‘’Dieu n’est jamais une explication.
C’est la déclaration la plus profonde, la plus absolue de ‘’je ne sais pas’’ et pourtant,
dans cette inconnaissance, il y a le JE SUIS.’’
Richard Moss42
40
Jorno do Brasil, 13 nov. 71
‘’Nous sommes tous d’accord avec le fait que votre théorie est folle, mais l’est-elle suffisamment ?’’ (Niels
Bohr à Wolfgang Pauli)
42
The Black Butterfly, p.77. Chokecherry Gall Eagle déclare de même : ‘’…une des choses les plus importantes,
c’est que nous pouvons réintégrer cette touche de sainteté de la vie, ce grand Esprit Saint en toutes choses, y
41
143
Cette réalisation est davantage décrite dans une brève anecdote par l’esprit anonyme
de Letters from a Living Dead Man. Il relate : ‘’Il y a un mystère ici que je ne puis
sonder…Une nuit, il me semblait être allongé sur un rayon de lune, ce qui veut dire
que le poète qui demeure en chaque homme était éveillé en moi. Il me semblait être
allongé sur un rayon de lune et l’extase remplissait mon cœur. Pour l’instant, j’avais
échappé à l’emprise du temps et je vivais dans cette quiétude éthérée qui est
simplement l’activité du ravissement élevé au plus haut degré. Je dois avoir
bénéficié d’un avant-goût de cet état paradoxal que les sages de l’Orient appellent le
Nirvana…J’étais très conscient du rayon de lune et de moi-même et en moi semblait
demeurer le reste de l’univers. C’est là que je m’approchai le plus de la réalisation de
cette déclaration suprême que ‘’Je suis’’… {Mais} je ne m’émerveillai pas, car l’état de
ma conscience était l’émerveillement.’’43
Nous sommes tous ‘’Je’’. Tout est ‘’Je’’. Tout est merveille et mystère. Ce que nous
prétendons connaître en tant que choses séparées ou même en tant que Mystères
séparés sont des parties indivises du Tout. Ainsi, nous ne pouvons entrer en contact
avec le Mystère unique qu’en reconnaissant le Mystère en chacun de nous, que nous
sommes et que nous appelons ‘’Je’’.
Devenir exaspéré par l’invraisemblance de notre propre existence, c’est devenir
l’invraisemblance de l’existence. C’est-à-dire, devenir l’existence.
‘’La vérité est toujours quelque pouvoir intérieur sans explication. La partie la plus
authentique de ma vie est non reconnaissable, extrêmement intime et impossible à
définir…Je suis si mystérieuse que je ne me comprends pas moi-même.’’
Clarice Lispector44
C’est dans l’abandon des attributs, définitions et attentes personnels que l’événement
que nous sommes se dévoile devant nous.
Ernest Becker déclarait : ‘’Des ruines du moi culturel anéanti, il reste le mystère du
soi intérieur privé, invisible qui aspirait au sens ultime. Le mystère invisible au
cœur de chaque créature atteint maintenant un sens cosmique en affirmant sa
connexion au mystère invisible au cœur de la création.’’45
C’est-à-dire que lorsque nous reconnaissons notre propre mystère, nous devenons un
avec l’univers mystérieux. Dans cet ordre d’idées, Rabindranath Tagore affirmait : ‘’Le
voyageur doit frapper à toutes les portes étrangères avant de parvenir à la sienne
propre et il doit parcourir tous les mondes extérieurs avant, pour finir, de parvenir
au sanctuaire intérieur, …fondre en des milliers de rivières de larmes et inonder le
monde avec le déluge de la certitude ‘’Je suis !’’46
compris en nous-mêmes. C’est la guérison, c’est la guérison véritable qui compte. C’est pour moi
l’émerveillement et l’admiration révérencieuse de la vie.’’ (Beyond the Lodge of the Sun, p.163)
43
Letters from a Living Dead Man, p.167-169
44
The Hour of the Star, p.12, JdoB, 1968
45
The Denial of Death, p.91
46
Gitanjali, XII
144
Ainsi Ramtha put découvrir Dieu et elle-même comme étant le même Soi. Elle
propose : ‘’…ce vers quoi j’allai et qui était ma demeure, était le grand Dieu inconnu
insaisissable, le mystère grandiose qui fit apparaître toutes choses… {Mais} qui était
ce Dieu inconnu ? C’était moi…Mon chemin dans la vie, c’était de devenir le Dieu
inconnu – qui, devais-je le découvrir, était moi-même – et de transcender les
dimensions pour batifoler dans les aventures de l’éternité… {Sachez que} vous êtes
Dieu. Vous L’avez toujours été, vous Le serez toujours… {et} vous avez permis que
cette grande compréhension vous soit ôtée. {Ainsi}, par chaque aventure en cours de
route, vous gagnerez une plus grande perception du mystère de vous-même…alors
vous pourrez dire avec une grâce, une dignité et une force humble…le JE SUIS ce
que Je suis est l’essence de tout ce qui est…Devenir Dieu, c’est dire…’’Je Suis’’… {Car}
vous êtes des dieux créés à partir de Dieu…des dieux qui vivent dans
l’émerveillement de leur propre création.’’47
Oui, le mystère du ‘’Je’’ à l’intérieur de nous-mêmes est le mystère de Dieu, car ‘’le
royaume de Dieu est au-dedans’’, comme vous vous en souviendrez. C’est seulement
quand nous renonçons aux opinions préconçues que nous avons de nous-mêmes que
nous nous ouvrons au Grand Mystère qui est en nous, qui est ‘’Je’’, qui est Dieu. Car,
tout comme Dieu ne peut pas être connu par l’esprit, de même le ‘’Je’’.
Tout est un Mystère unique. Il n’y a pas de division. Nous sommes tous l’unique Dieu
mystère et cependant, Dieu ne peut même pas comprendre comment c’est possible. 48
‘’Vous êtes ce que vous ne pouvez pas trouver.’’
Tigrou, de Winnie l’Ourson
C’est-à-dire que le Soi ne peut pas être connu de Lui-même, car Il est indéfinissable,
acontextuel et infini. Seul ce qui est fini peut être défini.49
A ce propos, Lao Tseu suggéra : ‘’Il est appelé mystère. Faites-lui face et vous ne
verrez pas son visage ; suivez-le et vous ne verrez pas son dos.’’
Et le kun byed rgyal po’i mdo déclare : ‘’La contemplation des bonnes et grandes
qualités ne peut pas se faire en les contemplant au moyen de la contemplation
même…De même, l’esprit immuable, l’esprit même, ne peut être réalisé au moyen de
notre propre esprit…Par conséquent, la conscience immaculée ne peut être l’objet de
la conscience immaculée.’’50
47
Ramtha, p.23, 210, 102, 14. Le mystère du ‘’JE SUIS’’ émane de la grande tradition de la définition de
Yahweh de Lui-même – ‘’Je suis ce que Je suis’’ et de la phrase intemporelle du Christ : ‘’Avant qu’Abraham
fût, JE SUIS’’. Il est exprimé ainsi par Lispector : ‘’Je suis, par conséquent, Je suis.’’ (JdoB, 1968) et il est
transmis plus succinctement encore par Swamiji Shyam qui dit simplement : ‘’Je suis Je’’.
48
Dans le livre ‘’canalisé’’, Original Cause, la voix de Dieu déclare : ‘’Je suis, mais que suis-Je, qui suis-Je, où
suis-Je et que signifie être ?’’ (reçu par Ceanne DeRohan, p.3)
49
Dans les Corona Class Lessons, Kuthumi avise : ‘’La fragilité de la raison humaine réside toujours dans son
identification au moi limité. Le sentiment d’être pris dans les processus d’identification avec des objets et des
expériences empêche la révélation de la véritable nature spirituelle de l’homme…{Car} Dieu n’est pas l’esprit
qui comprend et qui connaît partiellement.’’ (p.259-260)
50
p.119, 115, 159. Commentant la Kena Upanishad, René Guénon écrit : ‘’C’est le Connaissant et le
Connaissant peut connaître d’autres choses, mais Il ne peut pas se faire l’objet de sa propre connaissance…’’ Et
145
Ce que ces différentes citations disent, c’est que nous ne pouvons pas ‘’connaître’’
directement notre ‘’Je’’.
Jean-Paul Sartre le décrit ainsi : ‘’ Le sens même de la connaissance est ce qu'il n'est
pas et n'est pas ce qu'il est, car pour connaître l'être tel qu'il est, il faudrait être cet
être, mais il n'y a de « tel qu'il est » que parce que je ne suis pas l'être que je
connais…’’51
Voici une autre manière de considérer ceci : quand le petit moi se dissout dans le
grand Soi, toute division cesse, sujet et objet deviennent un. Ainsi le mystère et celui
qui perçoit le mystère ne sont plus séparés. Donc, la connaissance – qui est un
événement qui n’existe que lorsque le Un est divisé dans les ‘’dix mille choses’’ – cesse
et ainsi, le connaissant disparaît avec la connaissance. Tout devient mystère.
‘’Quand, après avoir songé à tout, il pense à lui-même – car il n’y parvient que par le
détour de l’univers, comme s’il était le dernier problème qu’il se propose à lui-même
– il reste étonné, confus…’’
E.M. Cioran52
Selon Osho : ‘’La connaissance est un pont entre l’objet et le sujet. S’ils ne sont pas
séparés, le pont ne peut pas exister…Nous sommes unis à elle, il n’y a pas d’espace
entre nous et la vérité, aussi nous ne pouvons pas devenir le connaissant.’’53
Ainsi, l’émerveillement, c’est simplement Dieu qui s’éveille dans un et en tant que
contexte incompréhensible de la création de Dieu. Via ce seuil, l’être retourne à luimême, car lui-même est sa propre divinité inconnaissable. C’est pourquoi nous
devons ‘’devenir comme des enfants’’ pour pouvoir devenir des Enfants de Dieu et
devenir Dieu.
Maintenant, Jiddu Krishnamurti veille implacablement à ce que nous ne devenions
pas tous des mégalomanes ou que nous ne développions pas des ’’complexes
messianiques’’, simplement parce que nous sommes Dieu. Il prévient : ‘’Toute votre
progression conceptuelle se fonde sur le terme ‘’être’’. Du moment que vous utilisez le
mot non seulement verbalement, mais dans sa signification, vous affirmez
inévitablement l’être que ‘’je suis’’ – ‘’je suis Dieu’’, ‘’je suis l’éternel’’…Du moment que
vous vivez dans l’idée ou dans le sentiment d’être ou de devenir ou d’avoir été, vous
êtes un esclave de ce mot.’’54
Tout orgueil d’être Dieu s’achève, quand Dieu réalise sa propre incompréhension.
Ainsi, Jung commente : ‘’…l’attitude de l’homme, quant au soi, est la seule qui n’ait
pas d’objectif définissable ni de dessein visible. Il est plutôt facile de dire ‘’soi’’, mais
la Brihadaranyaka Upanishad déclare : ‘’Vous ne pouvez pas voir le voyant de la vision, vous ne pouvez pas
entendre l’auditeur de l’audition, vous ne pouvez pas connaître le connaisseur de la connaissance.’’
51
Being and Nothingness, p.297
52
A Short History of Decay, p.25. Le Rêveur ne comprend pas comment rêver, le Rêveur rêve simplement.
53
Ecstasy, p.125
54
Conférence à New Delhi, nov. 1969
146
qu’avons-nous dit exactement ? Cela reste entouré d’ ‘’obscurité métaphysique’’… une
véritable lapis invisibilitatis… {et} comme il ne nous est pas possible de connaître les
limites de quelque chose que nous ne connaissons pas, il s’ensuit que nous ne
pouvons pas mettre des limites au soi.’’55 Ayant dit cela, Jung suggère : ‘’ Si {un
homme} possède un grain de sagesse, il déposera les armes et nommera l’inconnu
par le plus inconnu, ignotum per ignotius – c’est-à-dire par le nom de Dieu.’’56
C’est-à-dire que savoir que nous sommes le Dieu qui ne comprend pas, c’est nous
accepter comme étant plus grand que nous ne pourrons jamais imaginer la grandeur
de Dieu. C’est nous élever et malgré tout nous humilier simultanément.
Ramtha ajoute : ‘’Dieu n’est pas un mot. C’est un sentiment qui vit à l’intérieur de
chacun de nous. Et plus votre perception de Dieu est illimitée, plus ce sentiment est
grandiose et joyeux… {Par conséquent} tout comme Dieu est sans image, qu’il en soit
de même pour vous… {Car} plus votre pensée devient illimitée, plus votre vie
deviendra illimitée…Comment pouvez-vous dire ‘’Voici ce que Dieu est’’, quand ce
que Dieu est maintenant ne sera pas pareil l’instant d’après ? Comment percevezvous un univers illimité ?...avec un esprit limité, vous ne pouvez aller si loin par la
description. Bien que les termes ‘’Dieu’’ et le ‘’Père’’ aient été employés, ce ne sont que
des mots qui font référence à…l’êtreté sans limite de l’éternité.’’57
Encore une fois, Dieu est inconnaissable. Nous sommes inconnaissables. Et si nous
acceptons de ne pas nous connaître, nous serons Dieu qui ne connaît pas Dieu.
‘’Celui qui se définit ne peut pas savoir qui il est réellement.’’
Lao Tseu
Nous nous éveillons en tant que Dieu avec une incrédulité absolue. Et quand ceci se
produit, le mot Dieu n’est même pas là pour que nous nous décrivions nous-mêmes,
seulement la réalisation inévitable et bouleversante que…JE SUIS !
‘’JE SUIS’’ est le Soi indéfinissable, le mystère primordial. L’ayant réalisé, Sri
Nisargadatta Maharaj déclare : ‘’C’est assez de savoir ce que vous n’êtes pas. Vous
n’avez pas besoin de savoir ce que vous êtes. Car aussi longtemps que la
connaissance veut dire description en termes de ce qui est déjà connu, perçu ou
conçu, il ne peut y avoir une chose telle que la connaissance de soi, car ce que vous
êtes ne peut pas être décrit, excepté comme une négation totale. Tout ce que vous
pouvez dire, c’est ceci : ‘’Je ne suis ni ceci, ni cela’’. Vous ne pouvez pas dire
sérieusement ‘’voici ce que je suis’’. Ce que vous pouvez indiquer comme ‘’ceci’’ ou
‘’cela’’ ne peut pas être vous-même. Vous ne pouvez sûrement pas être quelque chose
d’autre. Vous n’êtes rien de perceptible ni d’imaginable.’’58
55
Dreams, p.256
Memories, Dreams, Reflections, p.354
57
Ramtha, p.33, 45, 59, 101
58
I AM THAT, p.2
56
147
C’est-à-dire que ‘’Je’’ est aussi incompréhensible et imprécis que tous les autres mots.
Il n’y a aucun mot qui décrive adéquatement ce que le mot ‘’Je’’ tente de décrire. Il y
a seulement le mystère inconnaissable, indéfinissable, insurmontable…’’Je’’.
Sri Nisargadatta Maharaj continue : ‘’Je ne peux pas dire ce que Je suis, parce que les
mots ne peuvent décrire que ce que Je ne suis pas…Je suis au-delà de la conscience
et par conséquent, dans la conscience, Je ne peux dire ce que je suis. Néanmoins, Je
suis. La question ‘’Qui suis-je ?’’ n’a pas de réponse. Aucune expérience ne peut y
répondre, car le Soi est au-delà de l’expérience…Je suis libre de toute description et
identification. Tout ce que vous pouvez entendre, voir ou penser, Je ne suis pas cela.
Je suis libre d’être un précepte ou un concept.’’59
Et ainsi, si vous commencez à vous connaître comme Dieu et si vous savez que Dieu
est inconnaissable, vous ne vous connaîtrez plus vous-même ni Dieu. Et cette
reconnaissance, c’est ‘’…la conscience qui stupéfie le Seigneur Lui-même’’, se réjouit
Swamiji Shyam.
Dieu ne comprend pas qu’Il est Dieu. Dieu expérimente seulement qu’Il est Dieu. Il
n’y a pas de Connaissant, seulement le Grand Inconnu.
‘’Vous pensez que Dieu vous connaît ?
Il ne connaît pas même le monde.’’
Sri Nisargadatta Maharaj60
Ainsi, Antero Alli observe : ‘’Il n’y a pas d’arrivée finale ou d’illumination absolue,
excepté dans la mention honorable donnée à la confession de l‘ignorance. {Car}, au
fur et à mesure où plus de fonctions de l’intelligence s’intègrent à notre point de vue,
nos cartes et nos définitions deviennent plus ouvertes : plus nous ‘’savons’’, plus nous
réalisons avec une clarté totale ce qui reste inconnu. Certaines choses ne sont tout
simplement pas destinées à être comprises. Parfois, tout ce que nous pouvons faire,
c’est réaliser que nous sommes le mystère lui-même et en rester là.’’61
Similairement, Carl Jung, dans l’un de ses derniers écrits, propose une confession
intéressante à propos de sa vie. Il déclare : ‘’Rien que des choses inattendues ne
cessaient de m’arriver…Mais c’était tel que cela devait être, car toutes se
produisaient parce que je suis ce que je suis…Je ne peux pas émettre de jugement
final, parce que le phénomène de la vie et le phénomène de l’homme sont trop vastes.
Plus je vieillis, moins je comprends, j’ai d’idées ou je sais quelque chose à propos de
moi-même…Je suis incapable de déterminer l’ultime valeur ou l’absence de valeur ;
je n’ai pas de jugement à propos de moi-même et de ma vie. Il n’y a rien dont je sois
tout à fait sûr. Je n’ai pas de convictions nettes à propos de quoi que ce soit,
réellement…J’existe sur base de quelque chose que je ne connais pas…Quand Lao
Tseu dit : ‘’Tout est bien clair pour chacun, moi seul je suis dans le brouillard’’, il
59
Ibid., p.136, 152. Ce ‘’négationnisme’’ rappelle les quatre négations de Nagarjuna : ‘’Ni ceci, ne cela, ni les
deux, ni l’un ni l’autre.’’
60
Ibid., p.43. Donc, ‘’Pour celui qui est libéré, la connaissance du mental est terminée. Dans sa connaissance,
le monde, l’ego et l’intellect sont terminés’’, déclare Swamiji Shyam (Conférence, mars 1999)
61
Angel Tech, p.13
148
exprime ce que je ressens maintenant à un âge avancé. Lao Tseu est l’exemple de
l’homme…qui à la fin de sa vie veut retourner à son être propre, au sens éternel
inconnaissable…Moins sûr je me suis senti au sujet de moi-même et plus a grandi en
moi le sentiment de parenté avec toutes choses. En fait, j’ai l’impression que cette
aliénation qui m’a si longtemps séparé du monde s’est transférée à mon propre
monde intérieur et m’a révélé une absence de familiarité inattendue avec moimême.’’ 62
Ici, Jung qui a fait des recherches si assidues et qui a décrit l’art presque entièrement
perdu de l’alchimie nous conduit avec ses propres termes au but même de l’alchimie :
la fusion du microcosme et du macrocosme – du petit mystère et du Grand Mystère.
‘’…qu’il n’y ait point de balance pour peser votre trésor inconnu. Et ne sondez pas la
profondeur de votre connaissance avec tige ou jauge. Car le Soi est une mer sans
limites ni mesures.’’
Khalil Gibran63
Nous rappelant les passages poétiques de Rainer Maria Rilke dans les chapitres qui
précèdent, nous pouvons maintenant lire certains de ses derniers poèmes avec plus
de clarté sur le processus ésotérique de l’alchimie qu’il décrivait si sublimement.
Des extraits de son poème Carrière imaginaire expriment l’idée de la progression de
l’émerveillement de l’enfance à la prise au piège du profane jusqu’à l’émerveillement
divin. Il écrivit :
‘’Au départ, une enfance sans limites
Et libre de tout objectif. Ah, douce inconscience !
Et puis la terreur soudaine, les salles de classe, l’esclavage,
La plongée dans la tentation et la perte immense.
Défiance. L’enfant victime devient bourreau,
Inflige aux autres ce qu’il a subi.
Aimé, craint, sauveteur, lutteur, vainqueur,
Il prend sa revanche, coup par coup.
Il est à présent seul dans le vaste espace, froid et vide,
Mais enterrée profondément dans le cœur mûri,
Une aspiration pour le premier monde, l’ancien…
Alors, d’où Il était embusqué, Dieu bondit.’’
62
Memories, Dreams, Reflections, p.359. Peut-être qu’à la fin, Jung aurait été d’accord avec U.G. Krishnamurti
qui déclare sans mâcher ses mots : ‘’Vous comprendre vous-même, c’est l’une des plus grosses blagues
perpétrée à l’encontre des crédules et des naïfs de partout. Pas uniquement par les pourvoyeurs de l’ancienne
sagesse – les saints hommes – mais aussi par les scientifiques modernes. Les psychologues adorent parler de
connaissance de soi, de réalisation de soi, vivre d’instant en instant et toutes ces fadaises.’’ (Mind is a Myth,
p.101)
63
Le Prophète
149
Rilke suggère poétiquement qu’à la fin de toute la confusion, des pertes et de la folie,
ce qui a été dissout (notre faux moi) se recoagule en notre JE SUIS véritable, notre
Dieu Soi.
Cet événement – Dieu qui bondit hors de Sa cachette en nous – est le couronnement
du Grand Œuvre de l’Alchimie qui est de nouveau magnifiquement résumé dans l’un
des derniers poèmes de Rilke, Comme Jadis l’Energie Ailée de la Joie :
‘’Comme jadis, l’énergie ailée de la joie
Vous fit franchir les sombres abîmes de l’enfance,
Maintenant, au-delà de votre propre vie,
Construisez la grande arche d’impensables ponts.
Des miracles se produisent, si nous parvenons
A surmonter les obstacles les plus ardus,
Mais ce n’est que par une réussite lumineuse
Purement octroyée que nous réalisons l’émerveillement :
Œuvrer avec ce qui s’apparente à l’Indescriptible
N’est pas trop difficile pour nous.
Le motif devient plus complexe, plus subtil,
Etre emporté ne suffit pas.
Prenez vos facultés maîtrisées et déployez-les
Jusqu’à ce qu’elles dépassent l’abîme
Entre deux contradictions…
Car Dieu veut se connaître Lui-même en vous.’’
Voilà. Le grossier spiritualisé, le plomb transformé en or, le profane rendu divin, le
mortel immortalisé, le moi fait Soi, le petit ‘’je’’ devenu Tout, le raisonnable retourné
au mystère.
Cet objectif – que l’individu s’éveille à son mystérieux Dieu Soi − était reconnu par
Aleister Crowley, à n’en point douter l’un des maîtres alchimistes de l’époque récente.
Il propose : ‘’Tout homme et toute femme ne sont pas seulement une partie de Dieu,
mais le Dieu ultime. « Le Centre est partout et la circonférence nulle part. » La
vieille définition de Dieu prend un nouveau sens pour nous. Chacun de nous est le
Dieu unique…Chaque simple Soi élémentaire est suprême, vrai Dieu du vrai Dieu…
L’homme s’est voilé sa propre gloire pendant trop longtemps…Mais la Vérité le
rendra libre…Le Grand Œuvre, c’est de rendre ces voiles transparents.’’64
Nous devons ralentir, être calme, rester innocent et simplement accepter et jouir de
notre intimité avec et en tant que champ entier du Mystère de l’Etre. Après tout, nous
sommes Dieu. Nous devons accepter notre mystère.
64
The Law is for All, p.75-81. Le lecteur devrait néanmoins noter qu’il y a beaucoup plus d’aspects et d’
‘’étapes’’ sublimes dans le processus alchimique, dont aucun n’a été décrit ici. Je ne tente en aucune manière de
poser les bases des étapes de l’œuvre. Les individus destinés à ou suffisamment sérieux pour poursuivre cette
voie trouveront sans aucun doute ce qu’ils cherchent dans d’autres livres traitant du grand art de l’alchimie. Je
signale simplement ici, comme Tchouang Tseu le proclamait dans une citation antérieure que ‘’le plus grand art
est pareil à la stupidité.’’
150
‘’Il n’y a pas de mystère à propos de la vie intérieure, à part le mystère de la
divinité.’’
Joel Goldsmith65
Mais alors, que ‘’signifie’’ être Dieu ? Que signifie être le ‘’Je’’ de Dieu, le Soi de Dieu,
le grand Mystère immanent en nous ? Eh bien, peut-être que cela ne signifie rien du
tout, du moins pour nos formes de compréhension limitées. Peut-être que le Dieu
inconnaissable en nous et que nous sommes ne devrait recevoir aucune
caractéristique, limitation, définition ou condition préalable. Car alors seulement,
Dieu n’est pas limité et par conséquent, alors seulement nos vrais sois ne sont pas
limités.
Accepter ceci, c’est accepter une vérité puissante et troublante – que nous devons
nous défaire de toute idée et de toute supposition sur ce qu’est le Soi, sur ce qu’est
notre ‘’Je’’ et ne devenir rien d’autre qu’un vaste mystère impondérable pour nousmêmes. Nous devons cesser de créer des définitions et des descriptions de nousmêmes et concéder que nous sommes si invraisemblablement énigmatiques que nous
dépassons de loin notre capacité à nous comprendre.
Ken Wilber relate comment cette possibilité – celle d’accepter notre impossibilité –
survient. Il déclare : ‘’Toutes ces choses que vous savez à propos de vous-même ne
sont précisément pas le vrai Soi. Elles ne sont pas le Voyant. Elles sont simplement
des choses qui peuvent être vues. Tous ces objets que vous décrivez quand vous vous
‘’décrivez vous-même’’ ne sont réellement pas votre vrai Soi du tout…Le Soi profond
et intérieur est le témoin du monde extérieur, comme il est aussi le témoin de vos
pensées intérieures. Ce Voyant voit l’ego, voit le corps et Il voit le monde naturel.
Tous ceux-ci défilent ‘’devant’’ le Voyant. Mais le Voyant Lui-même ne peut pas être
vu – Il est intemporel, en dehors de l’espace et sans objet. Et par conséquent, Il est
radicalement et infiniment libre des limitations et des contraintes de l’espace, du
temps et des objets – et radicalement libre de la torture inhérente à ces
fragments…Certains L’appelleraient Dieu ou Déesse, Tao ou Brahman, Kether ou
Rigpa, Dharmakaya ou Maat ou Li…Incroyable ! Miraculeux quel que soit le
nom.’’66
Il est évident que chaque définition, caractéristique ou aspect auquel nous avons dû
renoncer par rapport à notre idée de Dieu, comme dans le dernier chapitre, doit
maintenant s’appliquer à notre propre Soi le plus profond, à notre ‘’Je’’, car c’est la
même chose et par conséquent, nous ne pouvons prétendre connaître l’un sans
connaître l’autre.
Si nous sommes Dieu, alors nous sommes le mystère illimité – assez illimité pour
contenir une infinité de limités.67
65
The Infinite Way, p.70
A Brief History of Everything, p. 221-226
67
Thomas Carlyle écrivit : ‘’…ce monde apparemment si solide après tout n’était qu’une image éthérée, notre
MOI la seule réalité et la Nature avec ses productions et destructions innombrables n’est que le reflet de notre
Force intérieure, la ‘’fantaisie de notre Rêve’’ ou ce que l’Esprit de la Terre dans Faust appelle le vêtement
vivant et visible de Dieu… {Car} le mystère d’une personne est effectivement toujours divin pour celui qui a un
sens du divin.’’ (Sartor Resartus, p.41, 99)
66
151
C’est une ancienne vérité qui nous a été proposée depuis les premiers jours. Le Christ
nous a prévenus il y a deux mille ans : ‘’N’est-il pas écrit – Vous êtes des Dieux ?’’ Et
pourtant, nous ne L’avons pas cru.
‘’C’est ce que vous avez cherché à comprendre depuis le commencement des Temps.
Le Grand Mystère, l’Enigme infinie, la Vérité éternelle. Nous ne sommes qu’Un et
par conséquent, TU ES CELA.’’
Dieu68
Peut-être qu’il est temps que nous grandissions pour poursuivre la représentation.
Nous sommes les Créateurs de la Création. Nous sommes les Rêveurs du Rêve. Nous
sommes l’Œil du Je. Nous nous sommes trouvés dans ce que nous prétendions ne pas
savoir être nous.
L’Evangile de Vérité de la Bibliothèque de Nag Hammadi rapporte : ‘’L’évangile de
vérité est une joie pour ceux qui ont reçu du Père de la Vérité la grâce de Le
connaître…Car Il les a découverts en Lui-même et ils L’ont découvert en eux-mêmes,
l’Incompréhensible, l’Inconcevable, le Père, le Parfait, Celui qui a fait toutes
choses.’’69
Ce mystique exceptionnel qu’est Neville fournit une autre exégèse sur la question et
suggère : ‘’Ecoute, ô homme, fait à partir de la substance même de Dieu. Toi et Dieu,
vous êtes un et vous n’êtes pas séparés ! L’homme, le monde et tout ce qu’il contient
sont des états conditionnés de l’Inconditionné, Dieu. Tu es Lui, tu es Dieu
conditionné en tant qu’homme. Tout ce que tu crois que Dieu est, tu l’es, mais tu ne
sauras jamais que c’est la vérité jusqu’à ce que tu cesses de l’affirmer d’un autre et
que tu reconnaisses cet autre apparent comme étant toi-même. Dieu et l’homme,
l’Esprit et la matière, le sans-forme et la forme, le Créateur et la création, la Cause
et l’effet, ton Père et toi, vous êtes un. Cet Un où tous les états conditionnés vivent,
changent et ont leur être, c’est ton JE SUIS, ta Conscience non conditionnée… {Ainsi}
dans l’état conditionné, je (l’homme) peux oublier qui Je suis ou où Je suis, mais je
ne peux pas oublier que JE SUIS.’’70
L’acceptation que notre ‘’JE SUIS’’ est le ‘’JE SUIS’’ de Dieu est la réalisation toujours
mise en avant dans les ‘’Enseignements du JE SUIS’’ de St Germain et d’autres
maîtres ascensionnés publiés par St Germain Press. Ils soutiennent que c’est
seulement dans la réalisation que notre soi est le Soi de Dieu que nous sommes
vraiment Dieu.
68
Conversations with God III, p.181 de Neale Donald Walsch
Qu’il soit rappelé au lecteur que l’attribution ici du genre masculin à Dieu ou à la Source est contrebalancé par
Ida Mingle qui déclare : ‘’…jusqu’à l’établissement au plan immortel de l’Etre, la Mère est le Mystère’’ (The
Science, p.684) et par le kun byed rgyal po’i mdo qui est écrit avec la voix de la Mère dans sa longue
dissertation. Voici ce qu’Elle déclare : ‘’Ô grand bodhisattva ! A Mon propre Etre qui devient manifeste,
J’enseigne ceci avec certitude : Je te fais agir, toi qui est la révélation de Mon propre être et qui apparaît
comme ton propre être…Ô grand bodhisattva, écoute ! Je vais t’expliquer ton propre être. Ton moi est Moi qui
crée tout. Depuis le commencement, Je suis l’Esprit de parfaite pureté…Moi, la Souveraine qui crée tout, Je suis
devenue présente dans ton esprit pour t’enseigner…Parce que tu n’es pas un deuxième pour Moi, Je suis
présente en toi.’’ (p.93, 118, 110)
70
Resurrection, p.117, 118
69
152
‘’Le ‘’JE SUIS’’ est l’esprit insondable de Dieu.’’
St Germain71
Joseph Benner exprime vivement cette idée en écrivant du point de vue du ‘’Je’’ en
nous tous : ‘’Je ! Qui suis-Je ? – JE SUIS vous…Oui, JE SUIS vous, votre SOI ; cette
partie de vous qui dit JE SUIS et qui est JE SUIS…MOI, votre SOI divin…Vous êtes
une expression de Moi, parce que c’est seulement à travers vous, Mon attribut que Je
peux M’exprimer, que Je peux ETRE…JE SUIS, parce que vous êtes. Vous êtes, parce
que Je M’exprime…Vous êtes une personnalité humaine et cependant, vous êtes
divin. Vous croyez la première de cette vérité, mais pas la deuxième. Néanmoins
toutes les deux sont vraies − C’est le mystère… {Par conséquent}, soyez tranquille et
SACHEZ QUE JE SUIS DIEU.’’72
Ainsi, quand nous parviendrons enfin à cette célébration étrange, peut-être que dans
notre exaltation, nous aussi, comme Nijinski, nous crierons : ‘’Je suis Dieu, je suis
Dieu, je suis Dieu.’’73
Et peut-être que, tout comme lui, devrons-nous tous chuter dans un émerveillement
ignominieux face à l’incompréhensible réalité – D’ETRE LE GRAND MYSTERE
UNIQUE QUI EST DIEU.
‘’Alors la vision du Seigneur te sera accordée,
En Le voyant, tu contempleras l’Etincelant
Qui est ton propre vrai Soi…’’74
Par conséquent, nous connaissons maintenant notre Travail – connaître notre propre
Soi divin inconnaissable ; être et voir le mystère partout et en chacun.75
C’est alors seulement qu’un Nouvel Age naîtra, que la division sera aplanie, que le
temps s’arrêtera et que l’amour remplira tout…
‘’Et le mystère de Dieu sera accompli.’’
Apocalypse 10.5
*****
71
The I AM Discourses
The Impersonal Life, p.87, 130, 156
73
Nijinski’s Diaries, p.136
74
The Meditation on Samekh
75
Le fruit d’un tel labeur, suggère Rudolph Steiner, est celui-ci : ‘’La plus grande contribution au
développement de la vie et de la culture spirituelles sera atteint…quand l’homme rencontrera l’homme d’une
telle manière que l’un sentira le mystère sacré de l’autre.’’ (Life Between Death and Rebirth, p.78)
72
153
‘’Allez, amigo, balance ton mental.’’
Malcolm Lowry
154
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