Le double sens d’Outsiders
Tous les groupes sociaux instituent des normes et s’efforcent de les faire appliquer, au moins à certains
moments et dans certaines circonstances. Les normes sociales définissent des situations et des modes de
comportement appropriés à celle-ci : certaines actions sont prescrites (ce qui est « bien »), d’autres sont
« interdites » (ce qui mal). Quand un individu est supposé avoir transgressé une norme en vigueur, il se peut
qu’il soit perçu comme un type particulier d’individu, auquel on ne peut faire confiance pour vivre selon les
normes sur lesquelles s’accordent le groupe. Cet individu est considéré comme un étranger au groupe (outsider).
Mais l’individu qui est ainsi étiqueté comme étranger peut voir les choses autrement. Il se peut qu’il
n’accepte pas la norme selon laquelle on le juge ou qu’il nie à ceux qui le jugent la compétence ou la légitimité
pour le faire. Il en découle un deuxième sens du terme, le transgresseur peut estimer que ses juges sont étrangers
à son univers.
Dans l’analyse qui suit, j’essaierai d’élucider les situations et les processus auxquels renvoie ce terme à
double usage, c’est-à-dire les situations où la norme est transgressée, et celles où on la fait appliquer, et les
processus qui conduisent certains à transgresser les normes et d’autres à les respecter.
Mais il convient de faire quelques distinctions préliminaires. Les normes peuvent se présenter sous des
formes très variées. Elles peuvent être édictées formellement par la loi : dans ce cas les forces de polices de l’état
peuvent être employées pour les faire respecter. Dans d’autres cas, elles représentent des accords informels,
établis de fraîche date ou revêtus de l’autorité de l’âge et de la tradition ; des sanctions informelles de diverses
sortes sont utilisées pour faire respecter ce type de normes.
De même, la tache de faire respecter les normes – que celles-ci aient la force de la foi ou de la tradition,
ou qu’ elles s’appuient simplement sur un consensus- peut incomber à un corps spécialisé comme la police ou la
commission déontologique d’une association professionnelle ; mais cette tache peut aussi être l’affaire de
chacun, ou du moins de tous les membres du groupe auxquelles les normes sont censées s’appliquer.
Les nombreuses normes que nul ne cherche à faire appliquer n’ont qu’un rapport tout à fait superficiel
avec le type de norme qui m’intéresse ici. Par exemple les « blue laws » figurent encore dans les codes bien
qu’elles ne soient plus en vigueur depuis une centaine d’année. (Mais il est important de se souvenir qu’une loi
tombée en désuétude peut être réactivée pour diverses raisons et retrouver toute sa force originelle, comme cela
s’est passé récemment dans le Missouri pour les lois régissant l’ouverture des établissements commerciaux le
dimanche.) Des normes informelles peuvent pareillement dépérir si on ne les fait pas appliquer. Je m’occuperai
principalement ici de ce que l’on peut appeler les normes effectivement en usage, celles que des groupes
maintiennent en vie par leurs efforts pour les faire respecter.
Enfin le degré exact auquel un individu est étranger –aux deux sens du terme précédemment mentionnés
– varie d’un cas à l’autre. De celui qui commet une infraction de la circulation ou de celui qui a trop bu dans une
soirée, nous pensons que c’est un individu somme toute pas très différent des autres, et nous traitons sa
transgression avec tolérance. Mais nous estimons que le voleur est déjà moins semblable à nous et nous le
punissons sévèrement. Quant aux crimes tels que le meurtre, le vol ou la sédition, ils caractérisent à nos yeux
leurs auteurs comme de véritables étrangers à la collectivité.
De même, certains transgresseurs ne pensent pas avoir été injustement jugés. Celui qui a enfreint le
code de la route admet en général les règles qu’il a violées. Les alcooliques ont souvent une attitude
ambivalente : tantôt ils estiment que ceux qui les jugent ne les comprennent pas, tantôt ils reconnaissent que
l’ivresse chronique est néfaste. Certains déviants enfin, dont les homosexuels et les toxicomanes en sont de bons
exemples, élaborent quant à eux une idéologie systématique expliquant pourquoi ils sont dans le vrai et pourquoi
ceux qui les désapprouvent et les punissent ont tort.
Becker S Howard, Outsiders, Etudes de Sociologie de la déviance, Paris : Métailié, 1985. Chapitre 1,
« le double sens de « Outsider », p 25-27.
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