3 un athée peut-il etre vertueux

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XVII-XVIII. Revue de la société
d'études anglo-américaines des
XVIIe et XVIIIe siècles
L’exclusion des athées par Locke. L’envers théorique d’une
convention politique
Sophie Soccard
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Soccard Sophie. L’exclusion des athées par Locke. L’envers théorique d’une convention politique. In: XVII-XVIII. Revue
de la société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles. N°65, 2008. Les Formes de la Séduction. pp. 311-
332;
doi : https://doi.org/10.3406/xvii.2008.2383
https://www.persee.fr/doc/xvii_0291-3798_2008_num_65_1_2383
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RSÉAA XVII-XVIII 65 (2008)
LEXCLUSION DES ATHÉES PAR LOCKE :
LENVERS THÉORIQUE
DUNE CONVENTION POLITIQUE
Bien quapprouvant sans réserve la portée de sa réflexion sur la tolérance, la
plupart des critiques de John Locke jugent le cadre de sa théorie trop étroit
pour un débat sur ce thème à laune de nos critères contemporains. Excluantles
athées pour leurs convictions qui menacent autant la vie civile que politique,
la tolérance lockienne repose sur le droit et le devoir de chacun de rechercher
son propre salut par le culte. Cet article se propose dexplorer la relation
problématique qui distend linnovation théorique lockienne et dexaminer les
fondements dune place théorique pour les athées. Lhypothèse de ce travail
sattache à prendre à rebours la convention du discours de Locke pour
démontrer que ses conclusions sont le fruit dun compromis délicat dont les
rouages sarticulent entre principes moraux et compréhension de la nature
humaine, accordant toujours la priorité au libre-arbitre comme source de
léthique individuelle.
It has become a commonplace of Locke scholarship to maintain that his theory
of toleration though being historically prevailing is also too narrow to serve
as a starting point for modern reflection on the subject. Being limited in the
case of atheists whose beliefs are considered necessarily antisocial and
politically harmful, the foundation of Lockes commitment to toleration lies
on the right and duty of each man to seek his own salvation through worship. It
is argued here that an alternative interpretation of Lockes underlyingtheory is
more tolerant than his specific conclusions would indicate. In his conceptual
framework where emphasis is laid on self-reliance, Lockes conclusions result
from an uneasy compromise between moral principles and an understanding
of human nature, forcing men to think by and for themselves.
Au soir de sa vie, en 1695, Locke assimilait lathéismeà « un
délit qui, autant pour la folie que pour la culpabilité qui lui sont
attachées, devrait entraîner lexpulsion dun homme hors de toute
société civile sensée ».1 Ironie de lhistoire,Locke devait déplorer,
1. « Atheism being a crime, which, for its madness as well as guilt, ought to shut
a man out of all sober and civil society, should be very warily charges on any one, by
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quelque deux années plus tard, quun primat de lÉglise anglicane
laccusait à son tour dathéisme.2Quelle corrélation établir entre deux
pôles opposant, dune part, a condamnation par Locke de lathéisme
et, dautre part,le reproche qui lui est fait dentretenir létat desprit
que par ailleurs il dénonce ? Une tension de cet ordre suggère que sa
position est certainement beaucoup moins transparente que ne le
laisse supposer sa célèbre exclusion de « ceux qui nient lexistence
dune puissance divine» et qui « ne doivent être tolérés en aucune
façon », dans la Lettre sur la Tolérance de 1689.3Cependant, en dépit
de la prégnance de cette question à son époque en général et dans sa
théorie en particulier, Locke a peu écrit sur lathéisme.On ne trouve
trace de ses positions que dans un seul paragraphe de lEssai sur la
tolérance (qui, dailleurs, fut supprimé dans la version définitive),
dans une note rédigée en 1676, dans un passage des Constitutions de
la Caroline, dans la Lettre sur la tolérance, où sept lignes seulement
y sont consacrées, ou encore dans Le Christianisme raisonnable.
Dans le système lockien, la question de lexclusion des athées se
situe à la croisée des chemins entre léthique, le religieux et le
politique et révèle la domination du postulat théologique de lAngleterre
à la fin du XVIIe siècle. Pour rendre compte très succinctement de la
polarisation de lidée que lon se faisait alors de Dieu,il faut rappeler
que le concept divin incarnait, pour certains, les vérités humaines les
plus profondes, tandis que, pour dautres, lidée de Dieu était associéeà
une sorte de fiction répressive, qui inhibait toute tentative dexpression
publique. Si lathéisme était problématique, comme le montre ce schéma
sociétal, cest parce quil était lié à une atmosphère de controverse et
que sa définition était dautant plus confuse quelle rendait compte
des télescopages de points de vue divergents, sinon contradictoires.
Àqui pense Locke lorsquil placeles athées hors du sanctuaire de
la tolérance ? Comment définir « ceux […] qui ne doivent être tolérés
deductions and consequences, which he himself does not own, or, at least, do not
manifestly and unavoidably flow from what he asserts » (A Vindication of the
Reasonableness of Christianity 161).
2. « Dr Sherlock has been pleased to declare against my doctrine of no innate
ideas, from the pulpit in the Temple, and, as I have been told, charged it with no less
than atheism » (Locke to W. Molyneux, Oates, 22 Feb. 1697, Selected Correspondence
237). Sherlock avait critiqué lEssai sur lentendementdans A Discourse Concerning
the Happiness of Good Men (1704).
3. « Qui numen esse negant, nullo modo tolerandi sunt » (Lettre sur la tolérance
82-83).
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en aucune façon »? (Lettre 83).Le mot « athéisme » était couramment
utilisé au XVIIème siècle, mais son usage demeurait imprécis,
nincluant pas uniquement ceux qui niaient lexistence de Dieu.
Michael Hunter, historien des idées, a démontré quil sagissait dun
terme utilisé de façon caractéristique pour dénigrer des attitudes ou
des propos menaçant des vérités religieuses (135-57). Laccusation
dathéisme sappuyait fondamentalement sur lidée dune déviance
face à un comportement normatif en regard de lorthodoxie religieuse
définie par la religion dÉtat, comme le rappelle le philosophe David
Berman dans son analyse historique de lathéisme en Grande-
Bretagne (34-35).
Bien que le sens du mot ne fût pas strictement défini à la fin du
XVIIème siècle, lathéisme étaitdonc devenu une cible protéiforme
de lÉglise officielle. Le terme était synonyme dimmoralitépratique
mais aussi dimpiété spéculative(Hunter 136). Lathéisme était une
notion recouvrant toutes sortes derreurs ou de formes dhétérodoxies,
cest-à-dire une déviation par rapport à la « vraie » foi ou au « vrai »
culte. Arme polémique dépourvue de contenu conceptuel précis, lidée
dathéisme constituait alors un domaine large et souple, qui nétait
pas à placer systématiquement sur le plan de la négation de lexistence
de Dieu, forme qui correspond davantage à une « définition moderne
du terme » (Hunter et Wootton 2). Lhérésie, linfidélité, limpiété,
lhéliocentrisme, le déisme avaient en commun de dénier le soin
providentiel de Dieu pour lhumanité et lauthenticité des Écritures.
Certains « athées » niaient la divinité du Christ, dautres, limmortalité
de lâme, la réalité du ciel ou de lenfer. Gerrard Winstanley, lun des
chefs du mouvement des diggers, réfuta lexistence de lenfer en
démontrant quun Dieu omnipotent et bienveillant ne pouvait en toute
logique torturer ses créatures pour léternité (Winstanley 156). Dans
la mouvance de Winstanley, Joseph Salmon épousa une vision pantiste
de lunivers, défendant lidée dune puissance divine inhérente àchaque
créature, qui conduisait à la destruction du concept dun Dieu unique
et incarné dans la chair du Christ.4
Daprès Berman, les attitudes incroyantes en Angleterre semblent
sêtre dabord cantonnées aux classes aristocratiques, qui puisèrent
leurs convictions dans lhéritage de la pensée hobbésienne(Berman
4. « God is that pure and perfect being in whom we all are, move and live ; that
secret blood, breath and life, that silently courseth through the hidden veins and close
arteries of the whole creation » (Salmon 37-38).
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48). Certaines remarques de Hobbes relatives à lhérésie et à lathéisme
nont probablement pas manqué de paraître extrêmement suspectes à
ses contemporains. Dans son exposé sur les origines de lhérésie,
Hobbes affirmait que la conception moderne des dangers de lhérésie
avait été créée de toutes pièces par les prêtres. Il en déduisait que
lhérésie et lathéisme étaient simplement une question derreur de
jugement et non pas un affront direct à Dieu : « ne pas croire nest pas
violer les lois de Dieu, mais les rejeter » (Leviathan 414). Soucieux de
réfuter les arguments des anglicans, selon lesquels lautorité civile
avait le devoir de proscrire les hérétiques, Hobbes souhaitait ainsi
laisser au souverain le droit de déterminer si lhérésie devait être
punie. Dans la lecture quilfaisait des desseins divins, les institutions
temporelles étaient sans intérêt pour lobtention du salut, quil était
possible de trouver par la foi. Produit de lélection divine, la foi se
trouvait ainsi définie comme nayant nulrapport avec une profession
publique, elle-même acte social sans lien avec la conscience.
Il faut remarquer que, dans la litrature anti-torante du début du
XVIIe siècle, était clairement établie une association entre schismatics
ou heretics et les formes de la monstruosité (Marshall 697), comme
en témoigne limage employée par Mersenne, comparant lathéisme à
une hydre polycéphale.5La cature polymorphe désignait une pluralité
de formes dopposition contre la véritable Église, contre lÉcriture
Sainte, contre la religion chtienne, attitudes auxquelles il faut ajouter
les blasphèmes et les railleries qui pouvaient aussi relever de
lathéisme.En 1652, Walter Charleton dénonçait le nombre croissant
des « monstres athées » (atheistical monsters),6plus significatif encore
en Angleterre que dans les autres pays dEurope.7
Condensant lexpression de lhostilité pour une catégorie placée
aux antipodes du normatif, lassociation de lathéisme avec une
image détestable nétait pas seulementmétaphorique. Le cas dAnne
5. « Hydra multiceps ou negatio existentiae Dei » (Quaestiones celeberrima in
genesim, cum accurata textus explicatione. In hoc volumine athei, et deistae
impugnantur, et expugnantur, et Vulguta editio ab haereticorum, calumnis vindicatur,
cite dans Lurbe et Taussig 32).
6. Cité dans D. Bush 339.
7. K. Thomas démontre que, par delà la diversité des croyances au sein de la
société, le phénomène des monstres est globalement considéré comme un problème
sérieux que les esprits les plus éminents de lAngleterre de lépoque jugent dignes
détudier (708-12).
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