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anne

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PREFACE
Anne, des pignons verts, est la série
romanesque qui a bercé mon adolescence et
m'a insufflé l'envie d'écrire, puis de devenir
éditrice. Je l'ai d'abord découverte, comme de
nombreuses personnes en France ou au
Canada, au travers de la série télévisuelle «
Anne, le bonheur au bout du chemin ».
C'est l'œuvre que je rêvais de publier tant elle
est romantique, superbe et attachante. C'est
bien pour cela d'ailleurs qu'elle fait partie du
patrimoine canadien depuis plus d'un siècle
maintenant... car sa première publication date
de 1908 !
Pourtant, le livre n'a pas pris une ride, tant son
histoire et son personnage principal, Anne, sont
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immuables : une orpheline têtue et à la langue
bien pendue, qui cherche plus que tout une
maison et l'amour d'une famille, causant malgré
elle catastrophes et malentendus.
Nous sommes au tout début du XXème siècle,
sur l'île du Prince Edouard, dans le Canada
anglophone. Pas de téléphone, de télévision,
d'électricité ou de voiture. Anne évolue dans un
milieu rural et ancien. Cela tombe bien, elle
aime les grands espaces, les ruisseaux et les
fleurs ; elle donne des noms aux arbres,
développe son imagination pour se construire
l'amie dont elle manque cruellement, lit
beaucoup et rêve surtout.
Les Pignons verts est le nom du domaine de
Marilla et Matthew. Les pignons sont les murs
triangulaires qui soutiennent le faît de la
charpente d'une maison et qui sont si
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caractéristiques du style traditionnel de l'île du
Prince Edouard. Aujourd'hui, la maison d'Anne
est visitée par des milliers de touristes dans le
Parc national de l'île du Prince Edouard. Car
Anne, des pignons verts est l'équivalent
canadien de La petite maison dans la prairie,
ni plus ni moins !
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Lire aujourd'hui Anne des pignons verts, c'est
découvrir l'histoire de l'île du Prince Edouard,
alors encore isolée et "vierge" du XXème siècle.
Nous sommes loin de la Révolution industrielle
ou encore de la Première Guerre mondiale. Le
monde et les préoccupations d'Anne tournent
autour des récitations classiques, des
vagabondages dans les champs, de l'Entrée au
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Collège de la Royale et des manches
bouffantes...
Je ne vous retiens pas plus et vous invite à
plonger dès maintenant dans cette histoire si
drôle, émouvante et prenante, avec autant de
plaisir que j'en ai éprouvé à la lecture il y a plus
de quinze ans, et à sa relecture aujourd'hui. La
nouvelle traduction de Laure Valentin, jeune
auteure et traductrice française installée au
Québec, sublime le caractère original,
authentique de l'œuvre, pour vous retranscrire
avec fidélité la sublime écriture de Lucy Maud
Montgomery.
Sandrine LARBRE, éditrice.
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CHAPITRE I
La surprise de Mme Rachel Lynde
Mme Rachel Lynde vivait juste à l'endroit où la
route principale d'Avonlea s'enfonçait dans un
léger vallon bordé d'aulnes et de fuchsias et
traversé par un ruisseau qui prenait sa source
un peu plus loin, dans les bois du vieux
domaine des Cuthbert. Ce cours d'eau sinueux
coulait à torrents à travers les bois, formant
secrètement des mares et des cascades ; mais
lorsqu'il atteignait le vallon des Lynde, ce n'était
plus qu'un petit filet d'eau paisible et docile, car
pas même un ruisseau ne pouvait passer devant
la maison de Mme Rachel Lynde sans filer
doux. Il devait certainement savoir que Mme
Rachel était assise derrière sa fenêtre et
surveillait attentivement tout ce qui passait par
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là, à commencer par les ruisseaux et les
enfants, et que, si elle remarquait quelque
chose d'étrange ou d'inhabituel, elle ne
trouverait le repos qu'après en avoir démêlé le
pourquoi du comment.
Il se trouve toujours des gens, à Avonlea tout
autant qu'ailleurs, pour s'occuper attentivement
des affaires de leurs voisins à défaut de
s'intéresser aux leurs ; or Mme Rachel Lynde
était l'une de ces créatures capables de gérer
tout à la fois leurs propres occupations en plus
de celles des autres. C'était une remarquable
maîtresse de maison, son travail était toujours
fait et bien fait, elle dirigeait le Cercle de
Couture, aidait à gérer l'école du dimanche et
était l'un des piliers de l'association caritative de
sa paroisse ainsi que de l'équipe de soutien des
missionnaires1. Pourtant, malgré tout, Mme
Rachel trouvait amplement le temps de rester
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assise pendant des heures à la fenêtre de sa
cuisine, à tricoter des édredons en coton − elle
en avait tricoté seize, comme le racontaient les
ménagères d'Avonlea d'une voix admirative −
tout en gardant un œil aiguisé sur la route
principale qui descendait dans le vallon avant
de remonter en serpentant sur la colline rouge
un peu plus loin. Comme Avonlea, entourée
d'eau de part et d'autre, occupait une petite
péninsule triangulaire qui s'avançait dans le
golfe du Saint-Laurent, tous ceux qui passaient
par là devaient emprunter cette route pentue,
sous le regard scrutateur permanent de Mme
Rachel.
Un après-midi du début du mois de juin, elle
était assise comme à l'accoutumée. Le soleil
éclatant réchauffait sa vitre. Le verger en
contrebas de la maison était en fleurs, blanc et
rose telle une mariée rougissante, et les abeilles
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s'y affairaient en bourdonnant. Thomas Lynde
− un petit homme affable que les habitants
d'Avonlea appelaient « le mari de Rachel Lynde
» − était en train de semer ses graines de
navets tardifs dans le champ qui s'étendait à
flanc de colline, après la grange, et Matthew
Cuthbert aurait dû être en train de planter les
siennes sur le grand champ rouge du ruisseau,
du côté des Pignons Verts. Mme Rachel le
savait, car elle l'avait entendu dire à Peter
Morrison, le soir précédent, dans la boutique
de William J. Blair à Carmody, qu'il avait
l'intention de planter ses graines de navets
l'après-midi suivant. C'était Peter qui s'en était
enquis, bien sûr, car Matthew Cuthbert n'avait
jamais de sa vie entière divulgué de lui-même
des informations.
Et pourtant, Matthew Cuthbert était là, à trois
heures et demie de l'après-midi en pleine
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semaine, traversant le vallon en direction du
haut de la colline. En outre, il portait un col
blanc et son plus beau costume, preuve s'il en
fallait qu'il quittait bel et bien Avonlea. Il était à
bord de son chariot, tracté par sa jument
alezane2, ce qui indiquait qu'il partait pour un
trajet plutôt long. Où donc se rendait Matthew
Cuthbert ? Et pour quelle raison ?
S'il s'était agi de n'importe quel autre homme
d'Avonlea, Mme Rachel, en rassemblant les
éléments dont elle disposait, aurait pu répondre
avec précision à ces deux questions. Mais
Matthew quittait si rarement son foyer qu'il
devait être pris par une affaire urgente qui
sortait de l'ordinaire ; c'était l'homme le plus
timide qui fût, et il détestait se mêler aux
étrangers ou se rendre dans un lieu où il risquât
de prendre la parole. Matthew, élégamment
vêtu et aux rênes d'un chariot, voilà qui ne se
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produisait pas souvent. Mme Rachel eut beau
se pencher sur la question, elle ne put rien en
tirer, ce qui gâcha tout le plaisir de son aprèsmidi.
« J'irai faire un tour aux Pignons Verts après
l'heure du thé, afin que Marilla m'explique où il
est parti et pourquoi, décréta cette femme de
caractère. Il n'a pas pour habitude de se rendre
en ville en cette période de l'année et il ne rend
jamais visite à personne. S'il était à court de
graines de navets, il n'aurait pas pris la peine de
s'habiller et d'atteler le chariot pour aller en
racheter ; et il n'allait pas assez vite pour qu'il
s'agisse d’aller chercher le médecin. Pourtant, il
a dû se passer quelque chose depuis hier soir
pour qu'il s'en aille ainsi. Voilà une belle énigme,
pour sûr, et je ne m'autoriserai pas de répit
avant de savoir ce qui a incité Matthew
Cuthbert à quitter Avonlea aujourd'hui. »
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Comme prévu, une fois l'heure du thé passée,
Mme Rachel s'en alla. Elle n'avait pas à aller
bien loin. L'imposante demeure des Cuthbert
qui se dressait au cœur d'un verger, toute en
coins et en recoins, ne se trouvait qu'à cinq
cents mètres sur la route après le vallon des
Lynde. Bien sûr, l'allée interminable rendait le
trajet bien plus long. Lorsqu'il avait établi son
domaine, le père de Matthew Cuthbert, aussi
timide et taciturne que l'était devenu son fils,
avait mis entre lui et ses semblables la plus
grande distance que lui permettait la lisière de
la forêt. Il avait construit la maison des Pignons
Verts tout au bout de ses terres constructibles,
où elle s'élevait encore aujourd'hui. Elle était à
peine visible depuis la route principale, le long
de laquelle toutes les autres maisons de la
communauté d'Avonlea avaient été bâties.
Mme Rachel Lynde considérait que vivre dans
un tel endroit, ce n'était vraiment pas ce que
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l'on pouvait appeler vivre.
« On peut dire que l'on y habite, tout au plus,
disait-elle tout en progressant dans l'allée
herbeuse jalonnée d'ornières et bordée de
buissons de rosiers sauvages. Pas étonnant que
Matthew et Marilla soient tous les deux un peu
étranges, vivant ainsi coupés du monde. Les
arbres ne tiennent pas vraiment compagnie, et
si c'était le cas, Dieu sait qu'il y en aurait
beaucoup trop. Moi, je préfère les gens. Pour
tout dire, ils semblent s'en satisfaire ; mais
j'imagine qu'ils s'y sont habitués. On s'habitue à
tout, même à être pendu, comme dirait l’autre.
»
Sur ces mots, Mme Rachel déboucha de l'allée
dans la cour des Pignons Verts. Le jardin était
très vert, entretenu avec soin, arrangé d'un côté
avec de majestueux saules pleureurs
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centenaires et, de l'autre, avec d'impeccables
rangées de peupliers noirs. On n'apercevait pas
un bâton ni une pierre de travers, car
autrement, il est certain que Mme Rachel s'en
serait rendu compte. Elle se dit que Marilla
Cuthbert devait balayer ce jardin aussi souvent
que le sol de sa maison. On aurait pu manger
par terre sans craindre d'avaler le moindre
grain de poussière.
Mme Rachel cogna vivement contre la porte de
la cuisine et entra lorsqu'elle y fut invitée. La
cuisine des Pignons Verts était un endroit
chaleureux − ou du moins l'aurait été s'il n'était
pas si excessivement propre qu'il en avait des
allures de salle de musée. Ses fenêtres
donnaient à l'est et à l'ouest. La radieuse
lumière du soleil de juin se déversait par la vitre
orientée en direction de l'est et du jardin. Du
côté ouest, en revanche, la vue sur les cerisiers
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blancs en fleurs dans le verger de gauche, ainsi
que sur les frêles bouleaux ondulant dans le
creux près du ruisseau, était obstruée par un
enchevêtrement de vigne vierge. C'est là que
s'asseyait Marilla Cuthbert, les rares fois où elle
se reposait, toujours quelque peu méfiante à
l'égard du soleil, qu'elle trouvait trop joyeux et
léger pour un monde qu'il convenait d'aborder
avec gravité ; et c'est là qu'elle était assise à
présent, ses aiguilles à tricoter à la main, devant
une table déjà dressée pour le souper.
Avant même d'avoir fermé la porte, Mme
Rachel avait déjà pris note de tout ce qui se
trouvait sur cette table. Trois assiettes y étaient
disposées pour le thé, ce qui signifiait que
Marilla attendait que Matthew revînt
accompagné ; mais les plats semblaient bien
ordinaires, et il n'y avait pour le dessert que des
confitures de pomme sauvage et un unique
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gâteau, preuve que l'invité que l'on attendait
n'était pas de grande importance. Mais alors
comment expliquer le col blanc de Matthew et
sa jument alezane ? Mme Rachel se sentait de
plus en plus perplexe quant à ce mystère
inhabituel qui entourait le domaine des Pignons
Verts, généralement si calme et insignifiant.
« Bonsoir, Rachel, s'exclama vivement Marilla.
Quelle belle soirée, n'est-ce pas ? Mais
asseyez-vous donc. Comment va votre
maisonnée ? »
Il existait depuis toujours entre Marilla
Cuthbert et Mme Rachel ce que l'on pouvait
qualifier d'amitié, à défaut d'un meilleur terme,
en dépit − ou peut-être, justement, en raison −
de leurs différences.
Marilla était une femme grande et maigre, toute
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en angles et dépourvue de formes. Sa
chevelure noire parsemée de mèches grises
était toujours relevée en un petit chignon
sévère, dans lequel elle plantait sans
ménagement deux épingles à cheveux. Elle
avait l'air d'une femme à l'expérience limitée et
aux idées rigides, ce qu'elle était bel et bien.
Mais on décelait quelque chose dans sa moue
qui, l'eût-elle laissé se développer, aurait pu
trahir un certain sens de l'humour.
« Tout le monde va bien, dit Mme Rachel. Je
craignais à vrai dire que ce ne soit pas votre
cas, car j'ai vu Matthew partir plus tôt. J'ai
songé qu'il se rendait peut-être chez le
médecin. »
Marilla s'y attendait et elle plissa les lèvres. Elle
savait que Mme Rachel allait lui rendre visite ;
le départ inopiné de Matthew par la route était
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plus que la curiosité de sa voisine ne pouvait le
supporter.
« Oh non, je vais bien, même si j'ai eu très mal
à la tête hier, dit-elle. Matthew est allé à ClaireRivière. Nous allons y récupérer un petit
garçon, qui vient d'un orphelinat de NouvelleÉcosse et qui arrive ce soir par le train. »
Marilla eût révélé que Matthew était allé à
Claire-Rivière pour y rencontrer un kangourou
venu d'Australie que Mme Rachel n'en aurait
pas été plus étonnée. Pendant quelques
secondes, elle resta sans voix. Il était
inconcevable que Marilla pût se moquer d'elle,
mais Mme Rachel ne put s'empêcher de le
penser.
« Êtes-vous sérieuse, Marilla ? » demanda-telle lorsqu'elle eut retrouvé sa voix.
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« Oui, bien sûr », dit Marilla, comme si
accueillir des garçons en provenance
d'orphelinats de Nouvelle-Écosse faisait partie
des tâches courantes du printemps dans une
ferme bien organisée d'Avonlea − et n'avait rien
d'une initiative inédite.
Mme Rachel avait l'impression que l'on venait
de lui faire subir une décharge électrique. Elle
ponctuait toutes ses pensées par des points
d'exclamation. Un garçon ! Marilla et Matthew
Cuthbert, adopter un garçon ! D'un orphelinat !
Eh bien, le monde ne tournait décidément pas
rond ! Plus rien ne la surprendrait après cela !
Rien du tout !
« Bon sang, mais qu'est-ce qui vous a donné
cette idée ? » demanda-t-elle d'un ton
désapprobateur.
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Cette décision avait été prise sans qu'on la
consultât, et elle était bien obligée d'y trouver
quelque chose à redire.
« Eh bien, nous y pensions depuis quelque
temps − nous en avons discuté pendant tout
l'hiver, à dire vrai, répondit Marilla. Mme
Alexander Spencer était ici la veille de Noël et
elle nous a confié qu'elle allait recevoir une
petite fille de l'orphelinat de Hopeton au
printemps. Sa cousine vit là-bas, et Mme
Spencer lui a rendu visite pour en savoir plus.
Depuis, Matthew et moi n'avons plus cessé
d'en parler. Nous avons pensé prendre un
garçon. Matthew avance en âge, vous savez −
il a soixante ans − et il n'est plus aussi alerte
qu'avant. Son cœur lui cause beaucoup de
souci. Et vous savez combien il est atrocement
difficile de trouver une bonne main-d'œuvre.
On ne trouve personne d'autre que ces
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stupides avortons de petits Français3 ; et dès
que vous parvenez à en former un comme il
vous convient et à lui apprendre deux ou trois
choses, il vous quitte pour aller travailler dans
les conserveries de homards ou aux États-Unis.
D'abord, Matthew a suggéré que nous
prenions un gamin du continent. Mais j'ai refusé
tout net. "Ils sont peut-être très bien − je ne dis
pas le contraire − mais je ne veux pas de petit
va-nu-pieds ramassé dans les rues de Londres,
ai-je dit. Je veux au moins qu'il soit né dans la
région. Il y aura toujours un risque, qui que
nous prenions. Mais je me sentirai plus sereine
et je dormirai sur mes deux oreilles si nous
pouvions accueillir un petit Canadien." C'est
ainsi que nous avons décidé de demander à
Mme Spencer de nous en choisir un quand elle
irait chercher sa petite fille. Nous avons appris
qu'elle s'y rendait la semaine dernière, alors
nous lui avons fait demander par les gens de
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Richard Spencer, à Carmody, de nous ramener
un petit garçon charmant et intelligent d'environ
dix ou onze ans. Nous avons décidé que ce
serait le meilleur âge − suffisamment âgé pour
être utile aux corvées dès son arrivée, et
encore assez jeune pour être correctement
éduqué. Nous avons l'intention de lui fournir un
bon foyer et une éducation convenable. Nous
avons reçu un télégramme de Mme Alexander
Spencer aujourd'hui − le facteur nous l'a
apporté de la gare − disant qu'ils arrivaient ce
soir par le train de cinq heures et demie. C'est
pourquoi Matthew est allé le chercher à ClaireRivière. Mme Spencer le lui remettra là-bas.
Ensuite, elle poursuivra sa route jusqu'à la gare
de la Grève Blanche. »
Mme Rachel se faisait fort de toujours dire ce
qu'elle pensait ; et c'est ce qu'elle fit, une fois
que son esprit fut capable de bien assimiler
31
cette incroyable nouvelle.
« Eh bien, Marilla, laissez-moi vous dire sans
ambages que d'après moi vous commettez une
grossière erreur − et dangereuse, qui plus est.
Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez.
Vous faites venir un garçon étranger dans votre
foyer, et vous ignorez tout de lui, de son
caractère, du type de parents qu'il avait, et de
la façon dont il risque d'évoluer ! Tenez, j'ai lu
dans le journal, pas plus tard que la semaine
dernière, qu'un homme et sa femme de l'ouest
de l'île ont adopté un garçon dans un
orphelinat. Eh bien, figurez-vous qu'un soir, il a
mis le feu à leur maison − volontairement,
Marilla − et ils ont failli brûler vifs dans leurs
lits. Et je connais une autre histoire, celle d'un
garçon adopté qui avait pris pour habitude de
gober les œufs − on n'a jamais pu le guérir de
ce comportement. Si vous m'aviez demandé ce
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que j'en pensais − ce que vous n'avez pas fait,
Marilla − je vous aurais conjurée de ne pas
même envisager une chose pareille, voilà tout. »
Cette complainte ne sembla pourtant ni
offenser ni inquiéter Marilla. Elle poursuivait
calmement son tricot.
« Je ne nie pas qu'il y ait du vrai dans vos
propos, Rachel. J'ai moi-même émis quelques
réserves. Mais Matthew était résolument
déterminé. Il est si rare que Matthew se décide
à quelque chose, que lorsque cela lui arrive, je
me fais un devoir de tout accepter. Quant aux
risques, il s'en trouve dans presque tout ce que
l'homme entreprend en ce bas monde. Il y a
des risques à avoir soi-même ses propres
enfants, si vous voulez mon avis − ils ne
grandissent pas toujours comme il le faudrait.
Et puis, la Nouvelle-Écosse se trouve juste à
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côté de notre île. Ce n'est pas comme si nous
le faisions venir d'Angleterre ou des États-Unis.
Il ne peut pas être très différent de nous. »
« Bon, j'espère que tout se passera bien, dit
Mme Rachel sur un ton qui cachait mal ses
réticences. Seulement, ne dites pas que je ne
vous ai pas prévenue s'il met le feu aux Pignons
Verts ou s'il verse de la strychnine dans le puits
− j'ai entendu parler d'une affaire de ce genre
au Nouveau-Brunswick, c'est un enfant venu
d'un orphelinat qui l'a fait, et toute la famille a
agonisé dans d'atroces souffrances. Sauf que
dans ce cas précis, il s'agissait d'une fille. »
« Eh bien, nous n’avons pas choisi une fille, dit
Marilla, comme si l'empoisonnement des puits
était l'apanage des fillettes et n'était donc pas à
craindre de la part d'un garçon. Je ne
m'imaginerais jamais en élever une. J'admire
34
Mme Alexander Spencer pour cela. Mais
après tout, elle n'hésiterait pas à adopter tout
un orphelinat si elle en avait la lubie. »
Ce n'était pas l'envie qui manquait à Mme
Rachel de rester jusqu'à ce que Matthew
revînt, accompagné de son petit orphelin, mais
elle se dit qu'il ne serait pas de retour avant
deux bonnes heures et elle décida de
rebrousser chemin et de se rendre directement
chez Robert Bell pour annoncer la nouvelle.
Cela produirait certainement son effet, et Mme
Rachel aimait par-dessus tout faire sensation.
Elle prit donc congé, au grand soulagement de
Marilla, qui sentait ses doutes et ses craintes se
raviver sous l'influence du pessimisme de Mme
Rachel.
« Eh bien, qui l'eût cru ? s'exclama Mme
Rachel une fois qu'elle se fut suffisamment
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éloignée dans l'allée. Je dois sûrement rêver.
Enfin, je suis surtout désolée pour ce pauvre
bambin. Matthew et Marilla ne connaissent rien
aux enfants et ils s'attendent sans doute à ce
qu'il soit plus sage et plus sérieux que son
propre grand-père, à supposer qu'il en ait
seulement eu un, ce dont je doute. Un enfant
aux Pignons Verts, c'est si saugrenu ; il n'y en a
jamais eu, car Matthew et Marilla étaient déjà
adultes lorsque la nouvelle maison a été
construite − si tant est que ces deux-là aient été
des enfants un jour, ce qui est difficile à croire
quand on les voit. Je n'aimerais pour rien au
monde échanger ma place avec celle de cet
orphelin. Dieu, ce que je le plains, vraiment ! »
Ainsi s'épanchait Mme Rachel sans retenue
devant les buissons de roses sauvages.
Pourtant, si elle avait pu, en cet instant même,
voir l'enfant qui attendait patiemment à la gare
36
de Claire-Rivière, sa pitié n'en aurait aussitôt
été que plus profonde et plus sincère encore.
37
CHAPITRE II
La surprise de Matthew Cuthbert
La jument alezane de Matthew Cuthbert
parcourait au trot les treize kilomètres qui les
séparaient de Claire-Rivière. C'était une route
agréable qui sinuait entre les fermes coquettes,
traversant de temps à autre un petit bois de
sapins et de baumiers, ou un vallon où flottaient
les fleurs vaporeuses des pruniers sauvages.
L'air était doux et chargé du parfum
qu'exhalaient les nombreux vergers. Les
prairies ondoyantes se perdaient dans un
horizon embrumé de nacre et de pourpre,
tandis que « les petits oiseaux chantaient,
comme si ce jour était, de l'année, le seul de
l'été ».
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À sa façon, Matthew profitait du voyage,
même s'il appréhendait les moments où il
croisait des femmes et où il lui fallait alors les
saluer du chef − car sur l'Île-du-PrinceÉdouard, vous étiez supposé adresser un signe
de tête à tous ceux que vous rencontriez sur
votre chemin, que vous les connaissiez ou non.
Matthew craignait toutes les femmes, à
l'exception de Marilla et de Mme Rachel ; il
avait la désagréable sensation que ces
mystérieuses créatures se riaient de lui en
secret. Peut-être avait-il raison de le penser,
car c'était un personnage dégingandé, à l'allure
plutôt étrange. Sa longue chevelure d'un gris
métallique descendait jusque sur ses épaules
tombantes et il arborait une barbe brune, douce
et fournie, qu'il portait depuis qu'il avait vingt
ans. En réalité, il avait déjà, à vingt ans, la
même allure qu'il affichait aujourd'hui à soixante
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ans, excepté la nuance poivrée de ses cheveux.
Quand enfin il arriva à Claire-Rivière, il n'y
avait aucun signe de quelque train que ce fût. Il
se dit qu'il devait être en avance. Il attacha son
cheval devant le petit hôtel de la ville avant de
prendre la direction de la gare. Le long quai
était presque désert ; seule une fillette était
assise sur un tas de bardeaux, non loin de lui.
Matthew, remarquant sans s'y attarder qu'il
s'agissait justement d'une fille, s'empressa de
passer devant elle sans lui lancer le moindre
regard. S'il l'avait regardée, il aurait eu du mal à
ne pas percevoir l'impatience et la tension qui
émanaient de son attitude. Elle était assise et,
de toute évidence, attendait quelque chose ou
quelqu'un. Or, comme elle n'avait rien d'autre à
faire que de rester assise à attendre, elle s'y
appliquait avec une extrême concentration.
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Matthew s'adressa au chef de gare, qui fermait
la billetterie avant de rentrer chez lui pour le
souper, et lui demanda si le train de cinq heures
et demie n'allait pas tarder à arriver.
« Le train de cinq heures et demie est arrivé et
reparti il y a une demi-heure, lui répondit l'agent
d'un ton bourru. Mais une passagère a été
déposée ici pour vous − une petite fille. Elle est
assise là-bas, sur les bardeaux. Je lui ai
demandé de s'installer dans la salle d'attente
des dames, mais elle m'a annoncé d'un ton
sérieux qu'elle préférait rester dehors. "Cela
laisse plus de place à l'imagination", qu'elle a
dit. C'est une gamine bien étrange, si vous
voulez mon avis. »
« Je n'attends pas de fille, répondit Matthew,
interdit. C'est un garçon que je suis venu
chercher. Il devrait être ici. Mme Alexander
41
Spencer devait le ramener de Nouvelle-Écosse
pour moi. »
Le chef de gare émit un sifflement.
« Il faut croire qu'il y a eu une erreur, dit-il.
Mme Spencer est descendue du train avec
cette fille et l'a laissée sous ma surveillance. Elle
a dit qu'elle venait d'un orphelinat, que votre
sœur et vous alliez l'adopter et que vous ne
devriez pas tarder à arriver. C'est tout ce que
j'en sais − et je n'ai pas d'autres orphelins en
réserve pour vous. »
« Je ne comprends pas », dit Matthew, au
désespoir, regrettant que Marilla ne se trouvât
pas à ses côtés pour prendre la situation en
main.
« Bah, vous feriez mieux d'interroger la fille, fit
le chef de gare pour mettre un terme à la
42
conversation. Je parie qu'elle sera capable de
tout vous expliquer − elle n'a pas la langue dans
sa poche, pour sûr. Peut-être n'avaient-ils plus
de garçons comme vous le demandiez. »
Il s'éloigna prestement, songeant déjà à son
repas et laissant le pauvre Matthew seul devant
une tâche plus difficile pour lui que traquer un
lion dans sa tanière − aller rencontrer une fille,
une fille étrange, une petite orpheline − et lui
demander pourquoi elle n'était pas un garçon.
Matthew se mit à grommeler dans sa barbe,
tout en tournant les talons pour rebrousser
chemin sur le quai, dans sa direction.
Elle le regardait depuis qu'il était passé devant
elle, et maintenant elle ne le quittait plus des
yeux. Matthew ne la regardait pas et, quand
bien même, il n'aurait pas vu à quoi elle
ressemblait vraiment. Mais voilà comment un
43
observateur extérieur l'aurait décrite : c'était
une enfant de onze ans environ, vêtue d'une
robe très courte, très serrée et très laide, en lin
grossier d'un jaune grisâtre. Elle portait un
chapeau de marin d'un brun passé et, sous le
chapeau, tombant jusqu'au bas de son dos,
dépassaient deux tresses d'épais cheveux d'un
roux flamboyant. Elle avait un visage fin, petit et
pâle, constellé de taches de rousseur ; sa
bouche était grande, tout comme ses yeux, qui
semblaient verts ou légèrement gris selon la
lumière et son humeur.
Telle était la description qu'en eût fait un
observateur moyen. Un observateur
extraordinaire, en revanche, n'aurait pas
manqué de remarquer que son menton était
pointu et prononcé, que ses grands yeux étaient
espiègles et vifs, que sa bouche présentait des
lèvres douces et expressives, que son front
44
était large et dégagé − en un mot, notre
observateur avisé en aurait conclu que le corps
de cette femme-enfant égarée, dont le timide
Matthew Cuthbert avait si ridiculement peur,
n'était pas habité par une âme ordinaire.
Matthew, cependant, échappa à l'épreuve de
lui adresser la parole en premier, car une fois
qu'elle eut déduit qu'il venait la chercher, elle se
leva, attrapa d'une petite main brune la poignée
d'un sac de voyage démodé et élimé et tendit
l'autre dans sa direction.
« Je suppose que vous êtes M. Matthew
Cuthbert des Pignons Verts ? dit-elle d'une voix
douce et particulièrement claire. Je suis
enchantée de vous rencontrer. Je commençais
à craindre que vous ne soyez pas venu me
chercher, et j’imaginais toutes les raisons qui
auraient pu vous en empêcher. J'avais décidé
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que, si vous ne veniez pas me chercher ce soir,
je descendrais le long du chemin de fer jusqu'à
ce grand cerisier sauvage qui se dresse dans le
virage, et que j'y grimperais pour y passer la
nuit. Je n'aurais pas eu peur le moins du
monde. Cela aurait été vraiment charmant de
dormir dans un cerisier sauvage aux fleurs
immaculées sous le clair de lune, ne trouvezvous pas ? On doit s'imaginer que l'on est blotti
dans une chambre de marbre blanc, n'est-ce
pas ? Et je ne doutais pas que vous viendriez
me chercher dans la matinée, si vous n'étiez pas
venu ce soir. »
Matthew avait maladroitement pris la petite
main toute menue qu'elle lui tendait. C'est alors
qu'il prit sa décision. Il ne pouvait pas dire à
cette enfant aux yeux brillants qu'il y avait eu
une erreur. Il allait la ramener à la maison et
laisser Marilla s'en charger. De toute manière,
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on ne pouvait pas la laisser à Claire-Rivière,
malentendu ou pas, de sorte que toutes les
questions et les explications pouvaient bien
attendre qu'il fût rentré aux Pignons Verts.
« Je suis désolé d'être en retard, dit-il d'une
voix timide. Viens. Le cheval est devant, dans
la cour. Donne-moi ton sac. »
« Oh, je peux le porter, répondit l'enfant avec
entrain. Il n'est pas lourd. Il renferme tous mes
biens, mais il n'est pas lourd. Et si on ne le
porte pas d'une certaine manière, les poignées
se détachent − alors je ferais mieux de le
garder, car je sais exactement comment le tenir.
C'est un sac de voyage extrêmement vieux.
Oh, je suis très heureuse que vous soyez venu,
même s'il eût été amusant de dormir dans un
cerisier sauvage. Nous avons une longue route
à faire, n'est-ce pas ? Mme Spencer a dit que
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c'était à treize kilomètres. J'en suis ravie, car
j'aime beaucoup me promener en chariot. Oh,
c'est si merveilleux de me dire que je vais vivre
avec vous et être à vous. Je n'ai jamais
appartenu à personne − pas vraiment. Mais
l'orphelinat était le pire des endroits. Je n'y suis
restée que quatre mois, mais cela m'a suffi. Je
suppose que vous n'avez jamais été orphelin
dans un établissement de ce genre, donc vous
ne pouvez pas comprendre ce que c'est. C'est
pire que tout ce que vous pouvez imaginer.
Mme Spencer a dit que c'était vilain de ma part
de parler ainsi, mais ce n'est pourtant pas mon
intention. C'est si facile de dire du mal sans s'en
rendre compte, n'est-ce pas ? Ils étaient gentils,
vous savez − les gens de l'orphelinat. Mais il
n'y a pas de place pour l'imagination dans un
orphelinat − à part chez les autres orphelins.
C'était très intéressant d'imaginer des choses à
leur sujet − de vous figurer que, peut-être, la
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fille qui était assise à côté de vous était la fille
d'un comte puissant, et qu'elle avait été enlevée
à ses parents dans sa plus tendre enfance par
une nourrice cruelle qui était morte avant de
pouvoir se confesser. Je restais souvent éveillée
la nuit, et j'imaginais des choses de ce genre,
parce que je n'en avais pas le temps dans la
journée. C'est sans doute pour cela que je suis
si maigre − je suis affreusement maigre, n'estce pas ? Je n'ai que la peau sur les os. J'aime
beaucoup m'imaginer que je suis jolie et
potelée, avec de charmants petits plis au niveau
des coudes. »
Sur ce, la compagne de Matthew se tut, en
partie parce qu'elle était essoufflée, mais aussi
parce qu'ils étaient arrivés au chariot. Elle ne
prononça plus un mot jusqu'à ce qu'ils eussent
quitté le village et entamé la pente raide d'une
petite colline, où le tracé de la route était si
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profondément creusé dans la terre meuble que
les bords, où poussaient cerisiers sauvages et
fins bouleaux blancs, formaient un mur audessus de leurs têtes.
L'enfant tendit la main et cassa une branche de
prunier sauvage qui éraflait le côté du chariot.
« N'est-ce pas magnifique ? À quoi cet arbre,
incliné sur le bord, tout blanc et dentelé, vous
fait-il penser ? » demanda-t-elle.
« Eh bien, je n'en sais trop rien », fit Matthew.
« Voyons, à une jeune mariée, bien sûr − une
mariée tout en blanc, avec un joli voile
vaporeux. Je n'en ai jamais vue, mais j'imagine
à quoi cela ressemble. Je ne pense pas me
marier un jour. Je suis si quelconque que
personne ne voudra jamais m'épouser − sauf,
peut-être, un missionnaire étranger. Je suppose
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qu'un missionnaire ne serait pas très regardant.
Mais j'espère un jour posséder une robe
blanche. C'est l'idée que je me fais du bonheur
sur cette terre. J'aime tant les beaux vêtements.
Et je ne me souviens pas avoir jamais eu une
belle robe de toute ma vie − mais bien sûr, cela
ne m'empêche pas d'espérer, n'est-ce pas ? Et
puis, je peux toujours imaginer que je porte
d'élégantes toilettes. Ce matin, en quittant
l'orphelinat, j’avais terriblement honte de devoir
porter cette horrible vieille robe en toile. Tous
les orphelins portent la même, vous savez. Un
marchand de Hopeton, l'hiver dernier, a fait
don de trois cents mètres de lin à l'orphelinat.
On a dit que c'était parce qu'il n'arrivait pas à
les vendre, mais je crois plutôt que c'était par
pure bonté d'âme, ne pensez-vous pas ?
Quand nous sommes montées dans le train, j'ai
eu l'impression que tout le monde me regardait
et me prenait en pitié. Mais j'ai mis mon
51
imagination à l'œuvre et je me suis figuré que je
portais la plus exquise des robes en soie bleu
clair − parce qu'à vous imaginer quelque
chose, autant que cela en vaille la peine − ainsi
qu'un grand chapeau tout en fleurs et en
plumes, une montre en or, des gants et des
bottines de chevreau. Je me suis aussitôt sentie
mieux et j'ai pu pleinement profiter de mon
voyage jusqu'à l'île. Je n'ai pas du tout été
malade en bateau. Mme Spencer non plus, du
reste, même si elle l'est souvent. Elle a dit
qu'elle n'avait pas le temps d'être malade, car
elle devait veiller à ce que je ne bascule pas
par-dessus bord. Elle a dit qu'elle n'avait jamais
vu quelqu'un courir partout comme moi. Mais
si cela l'a empêchée d'être malade, c'est une
bonne chose que j'aie été si énergique, n'est-ce
pas ? Et je voulais voir tout ce qu'il y avait à
voir dans ce bateau, car j'ignorais si une autre
occasion telle que celle-ci se présenterait un
52
jour. Oh, il y a tellement de cerisiers en fleurs !
Cette île est l'endroit le plus fleuri que je
connaisse. Je l'aime déjà, je suis si heureuse de
m'installer ici. J'ai toujours entendu dire que
l'Île-du-Prince-Édouard était le plus bel endroit
du monde et je me suis longtemps imaginé vivre
ici, mais je n'avais jamais vraiment espéré que
cela arriverait un jour. C'est merveilleux lorsque
votre imagination devient réalité, n'est-ce pas ?
Que ces chemins rouges sont amusantes !
Quand nous sommes montées dans le train à
Charlotteville et que les chemins rouges ont
commencé à apparaître, j'ai demandé à Mme
Spencer ce qui les rendait rouges et elle m'a dit
qu'elle l'ignorait et qu'elle m'implorait de ne plus
lui poser de questions. Elle a dit que j'avais
déjà dû lui en poser un millier. Je le pense aussi,
mais comment peut-on comprendre les choses
si on ne pose pas de questions ? Et qu'est-ce
donc qui rend ces routes rouges ? »
53
« Eh bien, je n'en sais trop rien », fit Matthew.
« Eh bien, voilà donc une chose qu'il me reste à
découvrir. N'est-il pas fabuleux de songer à
toutes les choses qu'il y a à découvrir ? Je me
sens si heureuse de vivre − c'est un monde si
intéressant. Ce ne serait franchement pas aussi
intéressant si nous savions déjà tout sur tout,
n'est-ce pas ? Il n'y aurait aucune place pour
l'imagination, qu'en pensez-vous ? Mais je
parle trop ! C'est ce que tout le monde me dit
tout le temps. Préféreriez-vous que je ne parle
pas ? Je peux arrêter, si vous le voulez. Je
peux m'arrêter si je le décide, même si c’est
difficile. »
Matthew, à sa grande surprise, passait un bon
moment. Comme la plupart des personnes peu
loquaces, il aimait les gens bavards, pourvu
qu'ils acceptent de faire la conversation tout
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seuls et n'attendent pas de lui qu'il leur donne la
réplique. Mais jamais n'aurait-il pensé un jour
apprécier la compagnie d'une petite fille. À vrai
dire, si les femmes étaient déjà difficilement
supportables, les petites filles étaient pires
encore. Il détestait la manière dont elles
s'empressaient de passer à côté de lui, en lui
lançant des regards en coin comme si elles
craignaient qu'il ne les gobât toutes crues si
elles osaient prononcer le moindre mot. C'était
exactement là le comportement des fillettes
bien élevées d'Avonlea. Mais cette petite
sorcière rousse était très différente. Bien que
son intelligence ne fût pas assez vive pour lui
permettre de suivre le cours des pensées de la
fillette, il constatait qu'il aimait bien l'entendre
jacasser. Ainsi, timide comme à son habitude, il
lui dit :
« Oh, tu peux parler autant que tu voudras.
55
Cela ne me dérange pas. »
« Oh, je suis si contente. Je sais que nous
allons bien nous entendre tous les deux. C'est
un tel soulagement de parler quand on en a
envie, au lieu de s'entendre dire que les enfants
se doivent d'être mignons et silencieux. On me
l'a répété des millions de fois. Et les gens se
moquent de moi parce que j'utilise de grands
mots. Mais si on a de grandes idées, il faut bien
employer des grands mots pour les exprimer,
n'est-ce pas ? »
« Eh bien, cela me paraît raisonnable », dit
Matthew.
« Mme Spencer a dit que j'avais la langue trop
bien pendue. Pourtant elle ne pend pas, elle est
solidement arrimée. Mme Spencer a dit que
votre domaine s'appelait les Pignons Verts. Je
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lui ai posé des questions à ce sujet. Et elle a dit
qu'il y avait des arbres sur toute la propriété. Je
n'ai jamais été aussi heureuse. J'aime tellement
les arbres. Et il n'y en avait aucun à l'orphelinat,
à peine quelques petits troncs rabougris devant,
entourés de grillages en fils de fer blancs. On
aurait dit des orphelins, ces arbres. J'avais
envie de pleurer rien qu'à les voir. Je leur disais
souvent : "Oh, pauvres petites créatures ! Si
vous étiez plantés dans une grande forêt, avec
d'autres arbres tout autour de vous, et de la
mousse et des campanules poussant sur vos
racines, si un ruisseau coulait non loin de là et
que des oiseaux gazouillaient dans vos
branches, alors vous pourriez vous épanouir,
n'est-ce pas ? Mais là où vous vous trouvez,
c'est impossible. Je sais exactement ce que
vous ressentez, petits arbres." Je me suis sentie
toute triste de les abandonner ce matin. On
s'attache tellement à ces choses-là, pas vous ?
57
Y a-t-il un ruisseau près des Pignons Verts ?
J'ai oublié de poser la question à Mme
Spencer. »
« Eh bien, oui, il y en a un qui coule juste en
contrebas de la maison. »
« Formidable. J'ai toujours rêvé de vivre près
d'un ruisseau. Mais je n'aurais jamais cru que
cela m'arriverait un jour. Les rêves ne se
réalisent pas toujours, n'est-ce pas ? Comme
ce serait merveilleux si c'était le cas ! En tout
cas, pour le moment, je me sens presque
parfaitement heureuse. Je ne peux pas me
sentir parfaitement heureuse parce que − ditesmoi, d'après vous, quelle couleur est-ce là ? »
Elle avait attrapé l'une de ses longues tresses
brillantes qui pendaient sur ses frêles épaules et
l'agitait sous le nez de Matthew. Matthew
58
n'avait pas l'habitude de se prononcer sur la
couleur de cheveux des dames, mais en
l'occurrence, il ne pouvait pas se tromper.
« C'est roux, non ? » dit-il.
La fillette laissa retomber la tresse en poussant
un soupir si profond qu'il semblait provenir du
bout de ses orteils et exprimer tout le chagrin
des siècles passés.
« Oui, c'est roux, dit-elle, résignée. Maintenant
vous comprenez pourquoi je ne peux pas être
parfaitement heureuse. C'est impossible si l'on
a les cheveux roux. Le reste ne me dérange pas
− mes taches de rousseur, mes yeux verts et
ma maigreur. Je peux imaginer qu'ils n'existent
pas. Je peux imaginer que j'ai un magnifique
teint de pétale de rose et de beaux yeux violets
étincelants. Mais je suis incapable d'imaginer
59
que je n'ai pas les cheveux roux. Pourtant, je
fais de mon mieux. Je me dis : "Maintenant mes
cheveux sont d'un noir de jais, aussi noirs que
les ailes d'un corbeau". Mais au fond, je sais
qu'ils sont toujours aussi roux et cela me brise
le cœur. Ce sera le grand malheur de ma vie.
J'ai déjà lu l'histoire d'une fille qui vivait elle
aussi un grand drame, mais ce n'était pas à
cause de ses cheveux roux. Ses cheveux
descendaient en cascade dorée depuis son
front d'albâtre. Qu'est-ce qu'un front d'albâtre
? Je ne l'ai jamais su. Peut-être pouvez-vous
me l'expliquer ? »
« Eh bien, j'ai bien peur d'en être incapable »,
dit Matthew, qui commençait à sentir sa tête
tourner. Il éprouvait la même sensation qu'un
jour dans sa folle jeunesse, lorsqu'un autre
garçon l'avait entraîné sur un manège, à
l'occasion d'un pique-nique.
60
« Bon, quoi qu'il en soit, ce devait être très joli,
car elle était d'une beauté divine. Vous êtesvous jamais imaginé quel effet cela doit faire
que d'être divinement beau ? »
« Eh bien, jamais », avoua Matthew avec
franchise.
« Moi si, souvent. Que préféreriez-vous avoir,
si vous aviez le choix − une beauté divine, une
intelligence incroyable ou une bonté angélique ?
»
« Eh bien, je − je ne sais pas trop. »
« Moi non plus. Je n'arrive jamais à me
décider. Mais ce n'est pas grave, puisque de
toute manière je n'aurai jamais rien de tout cela.
Une chose est sûre, je ne serai jamais d'une
bonté angélique. Mme Spencer a dit − oh, M.
Cuthbert ! Oh, M. Cuthbert !! Oh, M.
61
Cuthbert !!! »
Évidemment, ce n'était pas là ce que Mme
Spencer avait dit. L'enfant n'avait pas chuté du
chariot, et Matthew n'avait rien fait qui sorte de
l'ordinaire. Ils venaient simplement de passer un
virage et avaient débouché sur l'« Avenue ».
L'« Avenue », comme l'appelaient les habitants
du Pont-Neuf, était une portion de route longue
de quatre à cinq cents mètres, au-dessus de
laquelle les larges branches des pommiers
plantés là des années plus tôt par un vieux
fermier excentrique formaient une arche
complète. Le ciel était masqué à leur vue par
une longue canopée de fleurs blanches
parfumées. Sous les branches, un crépuscule
pourpre embrasait l'air, et au loin, la lumière du
soleil extérieur brillait, telle une rosace tout au
bout de la nef centrale d'une cathédrale.
62
Frappée par la beauté du lieu, l'enfant s'était
brusquement tue. Elle restait assise dans le
chariot, ses petites mains croisées sur ses
genoux et son visage extatique tourné vers la
splendeur immaculée qui s'étendait au-dessus
d'elle. Même lorsqu'ils en furent sortis, et tout
au long de la longue côte qui les menait
jusqu'au Pont-Neuf, elle n'osa plus parler ni
faire un geste. Toujours en proie au
ravissement, elle avait le regard perdu à l'ouest,
où le soleil disparaissait. Devant ses yeux, dans
ce décor rougeoyant, dansaient de magnifiques
visions. Ils traversèrent le Pont-Neuf, un petit
village animé où des chiens aboyèrent sur leur
passage et où des petits garçons agités
pressèrent leurs visages curieux contre les
vitres pour les regarder passer en silence. Cinq
kilomètres plus loin, l'enfant n'avait toujours pas
ouvert la bouche. Visiblement, elle était tout
aussi capable de garder le silence que de parler
63
avec énergie.
« Tu dois te sentir fatiguée et commencer à
avoir faim, hasarda enfin Matthew, pour tenter
d'avancer une raison à sa longue crise de
mutisme. Mais la route n'est plus très longue à
présent − plus qu'un kilomètre et demi. »
Elle émergea de sa rêverie en poussant un
profond soupir et posa sur lui le regard encore
songeur de ceux qui reviennent à peine d'une
longue errance sous les étoiles.
« Oh, M. Cuthbert, murmura-t-elle. Cet
endroit que nous avons traversé − cet endroit
tout blanc − comment s'appelait-il ? »
« Ah, tu dois sans doute parler de l'Avenue, dit
Matthew après avoir pris quelques instants de
réflexion. C'est vrai que c'est joli. »
64
« Joli ? Oh non, joli n'est pas le mot que
j'emploierais. Ni beau, du reste. Ils ne sont pas
assez forts. Oh, c'était merveilleux −
merveilleux. C'est la première fois que je vois
quelque chose qui n'a pas besoin d'être
amélioré au moyen de l'imagination. Cet endroit
me plaît tel qu'il est… » Elle posa une main sur
sa poitrine. « Cela m'a fait presque mal, et
pourtant c'était une sensation agréable. Avezvous déjà ressenti ce genre de douleur, M.
Cuthbert ? »
« Eh bien, pas que je m'en souvienne. »
« Moi, cela m'arrive souvent − chaque fois que
je vois quelque chose de majestueux. Mais ils
ne devraient pas appeler cet endroit magnifique
l'Avenue. Ce nom n'a aucun sens. Ils devraient
l'appeler − voyons voir − la Voie Blanche des
Délices. N'est-ce pas là un beau nom plein
65
d'imagination ? Quand je n'aime pas le nom
d'un endroit ou d'une personne, j'en invente
toujours un nouveau et c'est sous ce nom que
je les désigne toujours par la suite. Il y avait
une fille à l'orphelinat qui s'appelait Hepzibah
Jenkins, mais je me suis toujours figuré qu'elle
s'appelait Rosalia DeVere. Les autres peuvent
appeler cet endroit l'Avenue, mais pour moi, ce
sera toujours la Voie Blanche des Délices.
Reste-t-il vraiment un kilomètre et demi avant
d'arriver à la maison ? J'en suis à la fois ravie et
un peu triste. Je suis triste, parce que ce trajet
était vraiment agréable et que je suis toujours
un peu triste quand les choses agréables se
terminent. Ce qui suit sera peut-être encore
meilleur, mais on ne peut jamais en être certain.
Et la plupart du temps, ce n'est pas le cas. Du
moins, c'est mon expérience jusqu'ici. Mais je
suis contente de me dire que nous arrivons
bientôt à la maison. Voyez-vous, je ne me
66
souviens pas d'avoir jamais eu un véritable
foyer auparavant. Et je sens encore cette
exquise douleur rien qu'en pensant que je vais
arriver dans une véritable maison, bien réelle.
Oh, comme c'est joli ! »
Ils venaient d'atteindre le sommet d'une butte.
En contrebas se trouvait un étang, presque
aussi long et sinueux qu'une rivière. Un pont
l'enjambait en son milieu, où une ceinture de
dunes sableuses aux nuances ambrées
interrompait son golfe d'un bleu profond. L'eau
miroitante se parait au fil de ses ondulations
d'une palette de couleurs − des tons
évanescents de mauve lilas, de rose et de vert
éthéré, auxquels se mêlaient des teintes
indéfinissables. Au-delà du pont, la mare se
perdait, diaphane, dans l'ombre vacillante des
bosquets de sapins et d'érables. Çà et là, un
prunier sauvage était incliné sur la berge, telle
67
une jeune fille toute de blanc vêtue penchée
timidement sur son propre reflet. Des eaux
stagnantes au bout de l'étang s'élevait le chœur
doux et mélancolique des grenouilles. Nichée
au cœur d'un verger blanc, une petite
chaumière grise surplombait la pente en
contrebas et, bien que la nuit ne fût pas encore
tombée, de la lumière filtrait à travers ses
fenêtres.
« C'est l'étang des Barry », dit Matthew.
« Oh, je n'aime pas beaucoup ce nom-là. Je
l'appellerai − voyons voir − le Lac Chatoyant.
Oui, c'est un nom parfait pour lui. Je le sais
grâce au petit frisson. Quand je trouve un nom
qui convient à la perfection, je ressens un petit
frisson. Les choses vous donnent-elles le
frisson parfois ? »
68
Matthew médita sur la question.
« Eh bien oui, figure-toi. J'ai toujours la chair
de poule quand je vois les affreux asticots
blancs que je déterre parfois dans les plants de
concombres. Je déteste les regarder. »
« Oh, je ne pense pas que ce soit le même
genre de frisson. Vous ne pensez pas ? Il ne
semble pas y avoir de rapport entre des
asticots et des lacs chatoyants, n'est-ce pas ?
Mais pourquoi les gens l'appellent-ils l'étang
des Barry ? »
« Sans doute parce que M. Barry habite dans
cette maison. Cet endroit s'appelle la Colline au
Verger. Sans ce grand bosquet juste derrière,
tu pourrais apercevoir les Pignons Verts d'ici.
Mais nous devons traverser le pont et faire le
tour par la route. Il nous reste moins d'un
69
kilomètre. »
« M. Barry a-t-il des filles ? Pas trop petites,
disons, à peu près de ma taille. »
« Il en a une qui doit avoir onze ans. Elle
s'appelle Diana. »
« Oh ! fit-elle en retenant son souffle. Quel nom
absolument charmant ! »
« Eh bien, je ne sais pas. Je trouve qu'il a
quelque chose de terriblement païen. Je préfère
Jane, ou Mary, ou un nom sensé comme ceuxlà. Mais quand Diana est née, un maître d'école
logeait chez eux, et ils l'ont laissé choisir son
nom ; il l'a appelée Diana. »
« Si seulement à ma naissance il y avait eu un
maître d'école dans les parages. Oh, nous voici
arrivés au pont. Je vais fermer les yeux de
70
toutes mes forces. J'ai toujours peur de
traverser les ponts. Je ne peux pas m'empêcher
d'imaginer que peut-être, juste au moment où
nous approcherons du milieu, le pont
s'effondrera comme un couteau de poche qui
se referme, en nous fauchant au passage. Alors
je ferme les yeux. Mais il faut toujours que je
finisse par les rouvrir quand on arrive au milieu.
Parce que, vous voyez, si le pont s'effondrait
réellement, il faudrait que je le voie tomber.
Quel bruit agréable que celui des roues sur les
planches ! C'est toujours aussi mélodieux.
N'est-il pas merveilleux de songer à tout ce
qu'il y a à aimer dans ce monde ? Voilà, c'est
terminé. Maintenant je peux regarder en
arrière. Bonsoir, cher Lac Chatoyant. Je salue
toujours les choses que j'aime, tout comme je
le ferais pour des personnes. Je crois qu'elles
apprécient. J'ai vraiment l'impression que cette
eau me sourit. »
71
Une fois qu'ils furent arrivés en haut de la
colline et qu'ils eurent emprunté le virage,
Matthew dit :
« Maintenant, nous sommes presque arrivés.
Là-bas se trouvent les Pignons Verts − »
« Oh, ne me montrez pas, l'interrompit-elle
brusquement en lui saisissant le bras qu'il avait
commencé à tendre et en fermant les yeux pour
ne pas voir son geste. Laissez-moi deviner. Je
suis certaine que je vais trouver. »
Elle ouvrit les yeux et observa les alentours. Ils
se trouvaient au sommet d'une butte. Le soleil
était couché depuis quelques instants déjà, mais
le paysage était toujours suffisamment éclairé
par sa lumière diffuse. À l'ouest, un clocher
d'église sombre se dressait sur un ciel doré. En
contrebas s'étendait une petite vallée et, au72
delà, le terrain montait en une longue pente
douce parsemée de fermes chaleureuses. Les
yeux de l'enfant voletaient de l'une à l'autre,
impatients et vifs. Enfin, ils se posèrent sur une
bâtisse tout à gauche, éloignée de la route.
Dans la lumière du couchant, la teinte blanche
de la maison se détachait entre les arbres en
fleurs des bois environnants. Au-dessus, dans
le ciel sans nuage du sud-ouest, une belle étoile
d'un blanc cristallin plein de promesses brillait
comme une lampe pour lui montrer le chemin.
« C'est celle-ci, n'est-ce pas ? » dit-elle en
tendant le doigt.
Matthew fit claquer joyeusement des rênes sur
le dos de la jument.
« Bravo, tu as deviné ! Mais j'imagine que
Mme Spencer t'en avait fait la description, c'est
73
ainsi que tu as pu la reconnaître. »
« Non, elle ne m'a rien dit − vraiment rien dit.
Tout ce qu'elle a dit aurait pu concerner la
plupart de ces domaines. Je n'avais pas
vraiment d'indications quant au vôtre
spécifiquement. Mais dès que je l'ai vu, je me
suis sentie chez moi. Oh, j'ai l'impression de
rêver. Vous savez, mon bras doit être couvert
de bleus jusqu'au coude, car je me suis pincée
tellement de fois aujourd'hui. De temps à autre,
je suis submergée par un terrible sentiment et
j'ai peur que tout ne soit qu'un rêve. Alors je
me pince pour vérifier que c'est bien réel −
jusqu'à brusquement réaliser que, si tout n'est
qu'une illusion, alors j'ai tout intérêt à rêver
aussi longtemps que je le peux ; et je cesse de
me pincer. Mais cette fois, c'est bien la réalité
et nous approchons de la maison. »
74
Dans un soupir de satisfaction, elle retomba
dans le silence. De son côté, Matthew s'agitait,
mal à l'aise. Il était soulagé que ce soit Marilla,
et non lui, qui eût à annoncer à cette petite
orpheline que le foyer auquel elle aspirait n'allait
finalement pas devenir le sien. Ils passèrent par
le vallon des Lynde − où il faisait déjà très
sombre, mais pas suffisamment, toutefois, pour
que Mme Rachel ne pût les observer depuis
son poste derrière sa fenêtre − avant de
remonter la côte et de s'engager dans la longue
allée des Pignons Verts. Lorsqu'ils atteignirent
la maison, Matthew s'était recroquevillé tant il
appréhendait la révélation inévitable qui allait
suivre. Ce n'était pas qu'il songeait aux soucis
que cette erreur allait probablement leur
occasionner, à Marilla et à lui, mais il craignait
la déception de l'enfant. La lumière de bonheur
qui brillait dans ses yeux allait s'éteindre
brutalement. Il éprouvait une sensation de
75
malaise à l'idée de devoir assister à ce qu'il
considérait presque comme un meurtre − c'était
à peu près le même sentiment que celui qui
l'envahissait lorsqu'il devait tuer un agneau, un
veau, ou l'une de ces petites créatures
innocentes.
La cour était déjà sombre lorsqu'ils s'y
arrêtèrent. Autour d'eux, les feuilles de peuplier
bruissaient comme de la soie.
« Écoutez les arbres, ils parlent dans leur
sommeil, chuchota-t-elle comme il l'aidait à
descendre. Quels rêves magnifiques ils doivent
faire ! »
Puis, serrant fermement le sac de voyage qui
contenait « tous ses biens », elle le suivit dans la
maison.
76
CHAPITRE III
La surprise de Marilla Cuthbert
Marilla se précipita au-devant de Matthew
lorsqu'il ouvrit la porte. Mais dès que ses yeux
se posèrent sur la curieuse petite silhouette
accoutrée d'une robe laide et mal taillée, aux
longues tresses rousses et aux yeux brillants de
passion, elle s'arrêta net, bouche bée.
« Matthew Cuthbert, qui est-ce ? s'écria-t-elle.
Où est le garçon ? »
« Il n'y avait aucun garçon, répondit Matthew à
contrecœur. Il n'y avait qu'elle. »
Il fit un signe de tête en direction de l'enfant et il
se rendit compte qu'il ne lui avait jamais
77
demandé son nom.
« Pas de garçon ! Mais il devait y avoir un
garçon, insista Marilla. Nous avons
expressément demandé à Mme Spencer de
ramener un garçon. »
« Eh bien, elle n'en a rien fait. C'est elle qu'elle
nous a amenée. J'ai bien demandé au chef de
gare. Et il fallait bien que je la ramène ici. On
ne pouvait pas la laisser là-bas, quelle que soit
l'erreur commise. »
« Eh bien, quelle histoire ! » pesta Marilla.
Pendant tout cet échange, la fillette était
demeurée silencieuse, son regard alternant
entre les deux adultes. Son visage s'était figé.
Soudain, elle sembla saisir pleinement la
signification des propos qu'elle venait
d'entendre. En laissant tomber son précieux sac
78
de voyage, elle fit un brusque pas en avant et
joignit les mains.
« Vous ne voulez pas de moi ! s'exclama-t-elle.
Vous ne voulez pas de moi parce que je ne suis
pas un garçon ! J'aurais dû m'y attendre.
Personne n'a jamais voulu de moi. J'aurais dû
me douter que c'était trop beau pour durer.
J'aurais dû me douter que personne ne voudrait
jamais vraiment de moi. Oh, mais que vais-je
devenir ? Je vais éclater en sanglots ! »
Et en effet, elle se mit à pleurer. Se laissant
tomber sur une chaise à côté de la table, elle
tendit les bras et y enfouit son visage avant de
laisser libre cours à de violents sanglots. Marilla
et Matthew échangèrent un regard
désapprobateur par-dessus le poêle. Aucun
des deux ne savait trop que dire. Enfin,
maladroitement, Marilla tenta un
79
rapprochement.
« Allons, allons, il ne faut pas tant pleurer, cela
n'en vaut pas la peine. »
« Si, au contraire ! » L'enfant leva vivement la
tête, révélant un visage barbouillé de larmes.
Ses lèvres tremblaient. « Vous pleureriez vous
aussi, si vous étiez orpheline et si l'on vous avait
conduite dans un endroit supposé devenir votre
foyer, mais où vous auriez découvert que l'on
ne voulait pas de vous pour la simple raison
que vous n'êtes pas un garçon. Oh, c'est la
chose la plus tragique qui me soit jamais
arrivée ! »
L'ébauche d'un sourire, rouillé par le manque
d'habitude, attendrit les traits sévères de
Marilla.
« Eh bien, ne pleure plus. Nous n'allons pas te
80
renvoyer ce soir. Tu vas rester ici jusqu'à ce
que nous ayons démêlé toute cette histoire.
Comment t'appelles-tu ? »
L'enfant hésita un instant.
« Voulez-vous m'appeler Cordelia ? »
demanda-t-elle avec empressement.
« T'appeler Cordelia ? Est-ce bien ton nom ? »
« No-non, ce n'est pas exactement mon nom,
mais j'aimerais tant m'appeler Cordelia. C'est
un nom si parfait, si élégant. »
« Je ne comprends pas un traître mot de ce que
tu dis. Si tu ne t'appelles pas Cordelia, alors
comment t'appelles-tu ? »
« Anne Shirley, balbutia avec réticence, du
bout des lèvres, celle dont c'était pourtant le
81
nom. Mais, oh, je vous en prie, appelez-moi
Cordelia. Quelle importance, pour vous,
puisque je ne vais pas rester ici longtemps,
n'est-ce pas ? Et Anne est un nom si peu
romantique. »
« Le romantisme, quelle futilité ! s'exclama
Marilla sans chercher à montrer la moindre
compassion. Anne est un nom solide, terre-àterre. Tu ne dois pas en avoir honte. »
« Oh, je n'en ai pas honte, expliqua Anne, c'est
seulement que j'aime mieux Cordelia. Je me
suis toujours figuré que mon nom était Cordelia
− du moins, ces dernières années. Quand
j'étais plus jeune, j'imaginais que c'était
Géraldine, mais maintenant je préfère Cordelia.
Mais si vous m'appelez Anne, s'il vous plaît,
n'oubliez pas de mettre un e à la fin.4 »
82
« Quelle différence cela fait-il, la manière dont
nous l'orthographions ? » demanda Marilla
avec un autre sourire maladroit, tout en allant
chercher la théière.
« Oh, la différence est énorme ! C'est bien plus
joli ainsi. Quand vous entendez prononcer un
nom, ne le voyez-vous pas écrit dans votre
esprit, comme s'il était imprimé devant vos
yeux ? Moi, je le peux ; et A-n-n, c'est affreux,
tandis que A-n-n-e paraît bien plus raffiné. Si
vous m'appelez Anne avec un e, alors je veux
bien essayer de renoncer à être appelée
Cordelia. »
« Bon, très bien, Anne avec un e, peux-tu nous
expliquer comment cette erreur a pu se
produire ? Nous avons envoyé pour instruction
à Mme Spencer de nous ramener un garçon.
N'y avait-il pas de garçons à l'orphelinat ? »
83
« Oh, si, il y en avait beaucoup. Mais Mme
Spencer a spécifiquement précisé que vous
vouliez une fille d'environ onze ans. Et la
directrice a dit que, d'après elle, je ferais
l'affaire. Vous n'imaginez pas comme j'étais
heureuse. La dernière nuit, je n'ai pas pu fermer
l'œil de bonheur. Oh, ajouta-t-elle d'un ton de
reproche en se tournant vers Matthew,
pourquoi ne pas m'avoir dit à la gare que vous
ne vouliez pas de moi ? Vous auriez pu me
laisser là-bas. Si je n'avais pas vu la Voie
Blanche des Délices et le Lac Chatoyant, ce ne
serait pas si dur à vivre. »
« Bon sang, mais de quoi parle-t-elle ? »
demanda Marilla en dévisageant Matthew.
« Elle − elle fait juste allusion à une
conversation que nous avons eue sur la route,
s'empressa de répondre Matthew. Je vais
84
rentrer la jument, Marilla. Prépare le thé pour
mon retour. »
« Mme Spencer a-t-elle ramené quelqu'un
d'autre que toi ? » poursuivit Marilla une fois
que Matthew fut sorti.
« Elle a pris Lily Jones avec elle. Lily n'a que
cinq ans, elle est très belle et a de beaux
cheveux couleur noisette. Si j'étais très belle
avec des cheveux noisette, est-ce que vous me
garderiez ? »
« Non. Nous voulons un garçon pour aider
Matthew à la ferme. Une fille ne nous servirait
à rien. Enlève ton chapeau. Je vais le poser
avec ton sac sur la table du couloir. »
Obéissante, Anne retira son chapeau. Matthew
rentra au même moment et ils s'installèrent à la
table du dîner. Mais Anne ne pouvait rien
85
avaler. Elle picorait le pain beurré et goûtait
distraitement à la confiture de pommes
sauvages que l'on avait disposée dans une
petite coupe de verre ciselé à côté de son
assiette. Mais son repas n'avançait pas.
« Tu ne manges rien », dit Marilla d'un ton sec,
en la dévisageant comme si c'était là un grave
défaut. Anne soupira.
« Je ne peux pas. Je suis au désespoir, le plus
profond qui soit. Parvenez-vous à manger
quand vous êtes en proie au désespoir ? »
« Je ne me suis jamais trouvée en proie au
désespoir, alors je ne pourrais pas te répondre
», fit Marilla.
« Jamais ? Bon, mais n'avez-vous jamais
essayé d'imaginer que vous étiez au comble du
désespoir ? »
86
« Non, cela ne m'est jamais arrivé. »
« Alors je ne pense pas que vous puissiez
comprendre ce que c'est. En réalité, c'est une
sensation très désagréable. Quand vous
essayez de manger, une boule se forme dans
votre gorge et vous ne pouvez rien avaler, pas
même si c'était un bonbon au chocolat. J'ai
déjà mangé un chocolat, il y a deux ans, c'était
un pur délice. Depuis, je rêve souvent que je
mange beaucoup de chocolats, mais je me
réveille toujours au moment où je m'apprête à
les déguster. J'espère que vous ne vous sentirez
pas offensée par mon manque d'appétit. Tout
est extrêmement bon, mais malgré cela, je ne
parviens pas à manger. »
« Elle doit être fatiguée, fit Matthew, qui n'avait
pas parlé depuis son retour de la grange. Il
vaudrait mieux la mettre au lit, Marilla. »
87
Marilla s'était demandé où elle allait bien
pouvoir faire dormir Anne. Elle avait préparé
un divan dans la pièce attenante à la cuisine
pour le garçon qu'ils avaient espéré accueillir.
Mais, bien qu'elle fût propre et bien rangée,
cette pièce ne lui semblait pas appropriée pour
héberger une fille. Pourtant, il était hors de
question de proposer la chambre d'amis à une
misérable orpheline, de sorte qu'il ne restait que
la chambre du pignon est. Marilla alluma une
bougie et invita Anne à la suivre. La fillette
s'exécuta mollement et prit son chapeau et son
sac de voyage sur la table en passant. Si le
couloir était d'une propreté irréprochable, la
petite chambre de pignon dans laquelle elle se
trouvait à présent lui semblait plus reluisante
encore.
Marilla posa le chandelier sur une table
triangulaire à trois pieds et entreprit d'installer
88
les draps.
« Je suppose que tu as une chemise de nuit ? »
demanda-t-elle.
Anne hocha la tête.
« Oui, j'en ai deux. La directrice de l'orphelinat
les a cousues pour moi. Elles sont terriblement
étriquées. Il n'y a jamais suffisamment de
vêtements dans un orphelinat, alors les affaires
sont toujours trop petites − du moins dans un
établissement pauvre comme le nôtre. Je
déteste les chemises de nuit trop étroites. Mais
on rêve de la même manière dans ces
vêtements-ci que dans de belles chemises
amples, avec des froufrous au col. C'est au
moins une consolation. »
« Bon, dépêche-toi de te déshabiller et de te
mettre au lit. Je reviendrai dans quelques
89
minutes pour récupérer la bougie. Je n'ose pas
te laisser l'éteindre toute seule. Tu risquerais de
mettre le feu à la maison. »
Une fois que Marilla fut partie, Anne regarda
autour d'elle d'un air triste et rêveur. Les murs
blanchis à la chaux étaient si effroyablement nus
et ternes qu'ils semblaient souffrir de leur
propre désolation. Le sol était nu, lui aussi, si
ce n'est qu'au beau milieu de la chambre se
trouvait un tapis rond en paille tressée tel
qu'elle n'en avait jamais vu. Le lit se situait dans
un coin. C'était un lit surélevé à l'ancienne, avec
quatre colonnes basses en bois sombre. Dans
l'angle opposé se trouvait la table triangulaire
qu'elle avait déjà remarquée, sur laquelle était
posée une pelote à épingles en velours rouge à
la surface si dure qu'elle risquait de tordre la
pointe de la moindre aiguille qui s'y
aventurerait. Un petit miroir de quinze
90
centimètres sur vingt était suspendu au-dessus.
À mi-chemin entre la table et le lit s'ouvrait une
fenêtre, voilée par un rideau de mousseline d'un
blanc hivernal. En face se trouvait le nécessaire
de toilette. De la pièce tout entière se dégageait
une sévérité si indescriptible qu'Anne en fut
glacée jusqu'aux os. Tout en sanglotant, elle
s'empressa d'ôter ses vêtements et d'enfiler sa
chemise de nuit étriquée avant de se jeter sur le
lit où elle enfouit son visage dans l'oreiller en
remontant les draps au-dessus de sa tête.
Lorsque Marilla revint pour la lumière, seuls les
quelques habits éparpillés pêle-mêle sur le sol
et l'apparence quelque peu froissée des draps
de lit indiquaient une présence autre que la
sienne.
Elle ramassa ostensiblement les vêtements
d'Anne, les rangea en ordre sur une chaise
jaune d'allure très classique puis, s'emparant du
91
bougeoir, elle se dirigea vers le lit.
« Bonne nuit », dit-elle, d'un ton maladroit,
mais non dépourvu de chaleur.
Le visage blafard et les grands yeux d'Anne
émergèrent des draps avec une surprenante
rapidité.
« Comment pouvez-vous qualifier de bonne
une nuit dont vous savez qu'elle sera la pire de
toute mon existence ? » dit-elle d'une voix
pleine de reproches.
Sur ces mots, elle disparut à nouveau sous les
draps.
Marilla redescendit lentement à la cuisine, où
elle entreprit de laver la vaisselle du dîner.
Matthew fumait − indice évident du trouble qui
l'animait. Il ne fumait que rarement, car Marilla
92
n'avait de cesse de fustiger cette mauvaise
habitude ; mais dans certains cas, selon les
occasions, il s'en sentait une envie irrépressible.
Marilla fermait alors les yeux sur son geste, car
elle savait qu'un homme avait besoin d'un
exutoire où décharger ses émotions.
« Eh bien, quel sac de nœuds que cette histoire,
dit-elle avec colère. Cela nous apprendra à
envoyer des messages au lieu de les délivrer
nous-mêmes. Les hommes de Richard Spencer
ont dû déformer nos propos. Il faudra que l'un
de nous se rende chez Mme Spencer demain,
c'est nécessaire. Cette fille doit être renvoyée à
l'orphelinat. »
« Oui, je suppose », répondit Matthew à
contrecœur.
« Tu supposes ! Tu devrais en être convaincu !
93
»
« Eh bien, disons que c'est une petite créature
adorable que nous avons là, Marilla. Cela me
fait de la peine de la renvoyer, alors qu'elle
souhaite tant rester ici chez nous. »
« Matthew Cuthbert, ne me dis pas que tu es
d'avis que nous la gardions ! »
Marilla n'aurait pu être plus stupéfaite, même si
Matthew lui avait révélé qu'il avait envie de se
tenir sur la tête.
« Eh bien, non, je ne pense pas − pas vraiment,
bafouilla Matthew, cherchant désespérément à
trouver les bons mots pour exprimer le fond de
sa pensée. Je suppose que nous ne pouvons
pas nous permettre de la garder. »
« Certainement pas. En quoi nous serait-elle
94
utile ? »
« Peut-être est-ce nous qui pourrions lui être
utiles », lança soudain Matthew sans crier gare.
« Matthew Cuthbert, je commence à croire
que cette enfant t'a ensorcelé ! Il ne fait aucun
doute que tu as envie de la garder avec nous. »
« Eh bien, vois-tu, c'est une petite fille vraiment
très intéressante, insista Matthew. Tu aurais dû
l'entendre parler sur le chemin du retour de la
gare. »
« Oh, ce qu'elle parle vite ! Je m'en suis tout de
suite rendu compte. Et on ne peut pas dire que
cela me plaise, crois-moi. Je n'aime pas les
enfants trop bavards. Je ne veux pas d'une
orpheline, et quand bien même, ce n'est pas
une fille comme elle que je choisirais. Il y a
quelque chose chez elle que je ne parviens pas
95
à comprendre. Non, nous devons la renvoyer
sans plus attendre là d'où elle vient. »
« Je pourrais engager un petit Français pour
m'aider, dit Matthew. Et puis, elle te tiendrait
compagnie. »
« Je n'ai pas besoin de compagnie, souffla
Marilla. Et je ne veux pas la garder. »
« Eh bien, c'est toi qui décides, tu le sais,
Marilla, dit Matthew en se levant et en rangeant
sa pipe. Je vais me coucher. »
Et Matthew alla se coucher. Puis, après avoir
rangé sa vaisselle, Marilla en fit autant, la mine
renfrognée. Au même moment, là-haut, dans le
pignon est, une enfant esseulée, en manque
d'amour et d'affection, s'endormait en pleurant.
96
CHAPITRE IV
Un matin aux Pignons Verts
Il faisait déjà grand jour lorsqu'Anne se réveilla
et se redressa dans son lit. Elle tourna son
visage ensommeillé vers la fenêtre, à travers
laquelle se déversait un flot de lumière joyeuse.
Au-delà, elle apercevait une masse blanche et
duveteuse qui oscillait sur un ciel d'un bleu pur.
Pendant quelques instants, elle fut incapable de
se rappeler où elle était. D'abord, un frisson
d'enthousiasme la parcourut, comme une
impression particulièrement agréable, aussitôt
suivi par un affreux souvenir. Elle se trouvait
aux Pignons Verts, où l'on ne voulait pas d'elle
car elle n'était pas un garçon !
97
Pourtant, le matin était arrivé et c'était bien un
cerisier en fleurs qui se dressait devant sa
fenêtre. Elle bondit hors du lit et se rua dans la
chambre. Elle souleva le cadre de la fenêtre − il
était raide et s'ouvrit en grinçant, comme s'il ne
l'avait pas été pendant fort longtemps, ce qui
était sans doute le cas. Il tenait si bien en place
qu'elle n'eut pas besoin de le caler pour le
maintenir ouvert.
Anne tomba à genoux et se laissa imprégner
par cette douce matinée de juin. Ses yeux
brillaient de plaisir. Oh, comme c'était beau !
Quel endroit magnifique ! Quand bien même
elle ne resterait pas ici, alors elle pourrait
toujours se le remémorer. Ces lieux inspiraient
son imagination.
Un immense cerisier poussait à l'extérieur, si
près du mur que ses branches l'effleuraient. Il
98
était tellement chargé de fleurs qu'on
n'apercevait pas la moindre feuille verte. De
part et d'autre de la maison s'étendait un vaste
verger, l'un planté de pommiers, et l'autre de
cerisiers, tous couverts de fleurs blanches ; et
leur gazon était parsemé de pissenlits. Dans le
jardin en contrebas s'élevaient des lilas violets
en fleurs, dont le parfum sucré enivrant flottait
jusqu'à sa fenêtre, porté par le vent du matin.
Au-delà du jardin, un pré verdoyant saupoudré
de trèfles descendait jusqu'au bas du vallon, où
un ruisseau serpentait entre des bosquets de
bouleaux blancs, qui pointaient vers le ciel audessus d'un délicieux sous-bois que l'on
pouvait aisément imaginer chargé de fougères,
de mousses et d'autres choses dont
regorgeaient généralement les forêts. Plus loin
se dressait une colline, que les sapins et les
épicéas couvraient de plumes vertes au travers
99
desquelles elle distinguait l'extrémité grise du
pignon de la petite maison qu'elle avait aperçue
sur l'autre rive du Lac Chatoyant.
Sur la gauche, il y avait de vastes granges, et
au-delà, plus loin encore que les prés verts en
pente douce, elle pouvait voir l'éclat bleu
scintillant de la mer.
Le regard émerveillé, Anne s'attardait sur
chaque chose, s'imprégnant de tant de beauté.
La vie de la pauvre enfant l'avait traînée dans
bien des lieux hostiles ; mais cet endroit était
plus beau que tout ce dont elle avait pu rêver.
Elle était encore à genoux, absorbée par le
paysage somptueux, lorsqu'elle fut surprise par
une main posée sur son épaule. La jeune
rêveuse n'avait pas entendu Marilla entrer.
« Il est temps de t'habiller », lui dit-elle sans
100
ménagement.
Marilla ne savait vraiment pas comment
s'adresser à l'enfant, et sa gêne la rendait plus
sèche et cassante qu'elle ne l'aurait voulu.
Anne se leva et prit une profonde inspiration.
« Oh, n'est-ce pas merveilleux ? » dit-elle en
balayant d'un geste le paysage qui s'offrait à
elle.
« C'est un grand arbre, dit Marilla, et il fait des
fleurs en abondance, mais pour les fruits, c'est
une tout autre histoire − ils sont petits et pleins
de vers. »
« Oh, je ne parle pas que de l'arbre ; bien sûr, il
est très beau − oui, d'une beauté éclatante − il
met tant d'énergie à fleurir − mais je parlais de
tout, du jardin, du verger, du ruisseau et des
101
bois, de tout ce monde là-dehors. Ne vous
sentez-vous pas amoureuse du monde entier
par un matin comme celui-ci ? D'ici, je peux
même entendre le rire du ruisseau. Avez-vous
remarqué combien les ruisseaux sont toujours
de bonne humeur ? Ils rient en permanence.
Même en hiver, je peux les entendre sous la
glace. Je suis si heureuse qu'il y ait un ruisseau
non loin des Pignons Verts. Vous pensez sans
doute que cela n'a aucune importance pour
moi, car vous n'allez pas me garder, mais vous
vous trompez. Je prendrai toujours plaisir à me
remémorer le ruisseau des Pignons Verts,
même si je ne le revois jamais. S'il n'y avait pas
de ruisseau, je serais hantée par la désagréable
sensation qu'il aurait dû y en avoir un. Ce
matin, je ne suis pas au comble du désespoir.
C'est impossible, le matin. N'est-ce pas une
chose magnifique, qu'il y ait des matins ? Mais
je me sens très triste. Je viens juste d'imaginer
102
que c'était vraiment moi que vous vouliez après
tout, et que j'allais rester ici pour toujours et à
jamais. C'était d'un grand réconfort, le temps
que ce rêve a duré. Mais le pire dans le fait
d'imaginer des choses, c'est qu'arrive le
moment où il faut s'arrêter. C'est là que cela fait
du mal. »
« Tu ferais mieux de t'habiller et de descendre.
Laisse de côté ton imagination, dit Marilla dès
qu'elle put placer un mot. Le petit déjeuner est
prêt. Lave-toi le visage et coiffe tes cheveux.
Laisse la fenêtre ouverte et tire les draps
jusqu'au pied de ton lit. Fais du mieux que tu
peux. »
De toute évidence, Anne savait faire de son
mieux, car dix minutes plus tard, elle était au
bas des escaliers. Elle avait correctement enfilé
ses vêtements, s'était coiffée, avait tressé ses
103
cheveux, s'était lavé le visage et avait la douce
tranquillité d'esprit d'avoir obéi à toutes les
exigences de Marilla. Elle avait toutefois oublié
de défaire les draps de son lit.
« Je suis affamée ce matin, annonça-t-elle en se
glissant sur la chaise que Marilla avait tirée
pour elle. Le monde me semble moins sauvage
et hostile qu'hier. Je suis si heureuse que le
soleil brille, ce matin. Mais j'aime aussi
beaucoup les matinées pluvieuses. Tous les
types de matins sont intéressants, vous ne
pensez pas ? On ignore ce que le reste de la
journée nous réserve, et cela laisse tant de
place à l'imagination. Mais aujourd'hui, je suis
ravie qu'il ne pleuve pas, parce qu'il est plus
facile d'être enjoué et de chasser son affliction
par une journée ensoleillée. J'ai l'impression
d'avoir beaucoup de malheurs à oublier. C'est
très bien de lire des histoires tristes et de
104
s'imaginer affronter la souffrance avec
héroïsme, mais quand cela vous arrive
réellement, ce n'est vraiment pas drôle, vous ne
trouvez pas ? »
« Pour l'amour de Dieu, retiens ta langue, dit
Marilla. Tu parles décidément trop pour une
petite fille. »
Aussitôt, Anne s'exécuta et mit une telle ferveur
et une telle circonspection à se taire que son
silence continu rendit Marilla plutôt nerveuse,
comme s'il se produisait quelque chose
d'inquiétant. Matthew, lui aussi, était muet −
mais, en ce qui le concernait, c'était tout à fait
naturel − de sorte que le repas se déroula en
silence.
Au fur et à mesure que le petit déjeuner
avançait, Anne devenait de plus en plus
105
distraite. Elle mangeait par automatisme, ses
grands yeux rivés sans ciller sur le ciel que l'on
apercevait de l'autre côté de la fenêtre. Marilla
se sentait plus nerveuse que jamais ; elle avait
la désagréable sensation que, si le corps de
cette étrange enfant était bien attablé avec eux,
son esprit avait fui très loin, dans quelque pays
aérien flottant sur les nuages, porté par les ailes
de l'imagination. Qui voudrait d'un tel enfant
chez soi ?
Pourtant, pour une raison qu'elle ne s'expliquait
pas, Matthew désirait la garder ! Marilla avait
bien l'impression qu'il le souhaitait ce matin tout
autant que la veille, et que sa décision à ce
sujet ne changerait plus. C'était ainsi que
Matthew procédait toujours − quand il avait
une lubie, il s'y accrochait sans mot dire, mais
avec la plus étonnante des persévérances − une
persévérance dix fois plus puissante et efficace
106
par son silence que s'il l'avait exprimée tout
haut.
Une fois que le repas fut terminé, Anne sortit
de sa rêverie et se proposa de laver la
vaisselle.
« Sais-tu correctement laver la vaisselle ? »
demanda Marilla, dubitative.
« Je me débrouille bien, même si je suis plus
douée pour m'occuper des enfants. J'ai
tellement l'habitude. Il est bien dommage que
vous n'ayez personne ici à me faire surveiller. »
« Je ne veux surtout pas d'autres enfants ici,
j'en ai déjà bien assez en ce moment. Tu me
causes suffisamment de tracas. J'avoue ne pas
encore savoir ce que nous allons faire de toi.
Matthew est absolument ridicule. »
107
« Moi, je le trouve très gentil, fit Anne, des
reproches plein la voix. Il est tellement
compatissant. Cela ne le dérangeait pas que je
parle autant − il avait même l'air d'apprécier.
J'ai su que nous étions faits du même bois dès
l'instant où je l'ai vu. »
« Vous êtes tous les deux bizarres, voilà
pourquoi vous vous ressemblez autant, fit
Marilla en reniflant. Oui, tu peux laver la
vaisselle. Utilise beaucoup d'eau chaude et
assure-toi de bien essuyer les assiettes. J'ai
beaucoup de choses à faire ce matin, car je
dois me rendre à la Grève Blanche cet aprèsmidi pour parler à Mme Spencer. Tu viendras
avec moi, et nous déciderons de ce qu'il
adviendra de toi. Une fois que tu auras terminé
la vaisselle, monte là-haut faire ton lit. »
Anne s'acquitta de sa tâche avec aisance,
108
comme Marilla, qui gardait un œil attentif sur la
vaisselle, put le constater. Ensuite, en revanche,
elle éprouva plus de difficultés pour faire son lit,
car jamais on ne lui avait appris l'art de
manipuler les taies remplies de plumes. Mais
elle y parvint toutefois, d'une manière fort
honorable. Marilla, pour se débarrasser d'elle,
lui annonça alors qu'elle pouvait sortir s'amuser
jusqu'à l'heure du repas.
Anne franchit la porte en coup de vent, la mine
radieuse et les yeux brillants. Pourtant, sur le
seuil, elle s'arrêta net, fit volte-face, revint sur
ses pas et s'assit à la table. Tout éclat avait
quitté son visage, comme si l'on avait
brusquement soufflé la flamme qui l'animait.
« Allons bon, que se passe-t-il ? » demanda
Marilla.
109
« Je n'ose pas sortir, dit Anne, sur le ton d'une
martyre qui aurait renoncé à tous les plaisirs
terrestres. Si je ne peux pas rester ici, j'aime
autant de pas m'attacher aux Pignons Verts. Si
je sors et que je fais connaissance avec tous les
arbres, les fleurs, le verger et le ruisseau, je ne
pourrai pas m'empêcher de les aimer. La
situation est suffisamment douloureuse pour ne
pas que je la rende plus insupportable encore.
J'ai une telle envie de sortir − j'ai l'impression
que tout m'appelle : "Anne, Anne, sors nous
rejoindre. Anne, Anne, nous voulons jouer
avec toi" − mais il ne vaut mieux pas. Il m'est
bien inutile d'aimer toutes ces choses si je dois
être arrachée à elles, n'est-ce pas ? C'est pour
cela que j'ai ressenti tant de joie en apprenant
que j'allais vivre ici. J'ai cru avoir enfin tant de
choses à aimer, je me disais que rien de
pourrait m'en empêcher. Mais ce rêve
éphémère est terminé à présent. Je suis
110
résignée, maintenant. Alors, je ne pense pas
sortir, de peur de devoir me résigner à nouveau
plus tard. Pouvez-vous me dire comment
s'appelle ce géranium sur le rebord de la
fenêtre ? »
« C'est un géranium odorant. »
« Oh, je ne parle pas de ce nom-là. Je veux
parler d'un nom que vous lui auriez donné
vous-même. Ne lui avez-vous pas donné de
nom ? Me laisseriez-vous le soin de le faire ?
Puis-je le nommer − voyons voir − Bonny, ce
serait bien − puis-je l'appeler Bonny tant que je
suis ici ? Oh, s'il vous plaît ! »
« Bonté divine, cela m'est égal. Mais enfin, à
quoi cela te sert-il de donner un nom à un
géranium ? »
« Oh, j'aime que les choses aient des noms
111
dignes, même si ce ne sont que des géraniums.
Ainsi, ils ressemblent un peu plus à des gens.
Comment pouvez-vous être sûre que vous ne
blessez pas les sentiments du géranium en ne
l'appelant que géranium ? Vous n'aimeriez pas
que l'on vous appelle uniquement femme. Oui,
je vais l'appeler Bonny. J'ai aussi donné un nom
à ce cerisier que j'ai découvert par la fenêtre de
ma chambre ce matin. Je l'ai appelé Reine des
Neiges, car il était tout blanc. Bien sûr, il ne
sera pas toujours en fleurs, mais j'avais envie
de me l'imaginer ! »
« De toute ma vie je n'ai jamais rien entendu de
tel, marmonna Marilla en s'échappant en
direction de la cave pour aller chercher des
pommes de terre. On peut dire qu'elle est
intéressante, pour reprendre les termes de
Matthew. Je me surprends à me demander
quelle sera sa prochaine bizarrerie. Voilà que
112
moi aussi, je suis ensorcelée. Tout comme
Matthew. Ce regard qu'il m'a jeté quand il est
sorti tout à l'heure confirmait tout ce qu'il a dit
ou sous-entendu hier soir. J'aimerais qu'il soit
comme les autres hommes, capable de
s'exprimer à haute voix. Il me serait alors
possible de lui répondre et de lui faire entendre
raison. Mais que peut-on faire avec un homme
qui se contente de lancer des regards ? »
Anne s'était à nouveau plongée dans sa rêverie,
le menton dans les mains et les yeux vers le
ciel, lorsque Marilla revint de son pèlerinage à
la cave. Elle ne la dérangea pas et la laissa
ainsi, jusqu'à ce que le déjeuner fut disposé sur
la table, plus tôt qu'à l'accoutumée.
« Je suppose que je peux prendre la jument et
le chariot cet après-midi, Matthew ? »
demanda Marilla.
113
Matthew hocha la tête et posa sur Anne un
regard triste. Marilla intercepta ce regard et
annonça avec détermination :
« Je vais me rendre à la Grève Blanche pour
tout régler. Je prendrai Anne avec moi et Mme
Spencer organisera probablement sans tarder
son retour en Nouvelle-Écosse. Je vais
préparer ton thé et je serai de retour à temps
pour traire les vaches. »
Matthew ne disait toujours rien et Marilla eut la
nette impression qu'elle venait de gaspiller ses
paroles et son souffle. Rien n'était plus agaçant
qu'un homme qui ne parlait pas − à part, peutêtre, une femme qui ne parlait pas.
Le moment venu, Matthew avait attelé la
jument alezane au chariot. Marilla et Anne se
mirent en route. Matthew leur ouvrit la grille de
114
la cour et, alors qu'elles la franchissaient
lentement, il lança, sans s'adresser à personne
en particulier :
« Le petit Jerry Buote de la Crique était ici ce
matin et je lui ai dit que je pensais l'embaucher
cet été. »
Marilla ne répondit pas, mais elle abattit sur la
pauvre jument un coup de fouet si rude que la
grosse bête, guère habituée à un tel traitement,
se vexa et s'élança dans l'allée d'un pas un peu
trop vif. Marilla se retourna malgré les cahots
du chariot et fut furieuse de constater que
Matthew, appuyé contre la grille, les regardait
partir d'un œil las.
115
CHAPITRE V
L'histoire d'Anne
« Vous savez, dit Anne sur le ton de la
confidence, j'ai décidé de profiter de ce
voyage. Je sais d'expérience que l'on peut
presque toujours prendre plaisir aux choses
pourvu que l'on fasse preuve de détermination.
Bien sûr, il faut être très déterminé. Je ne vais
pas penser à mon retour à l'orphelinat pendant
le trajet. Je ne vais penser qu'à notre
promenade. Oh, regardez, une petite rose
sauvage est éclose ! N'est-elle pas ravissante ?
Ne pensez-vous pas qu'elle doit être très
heureuse d'être une rose ? Ne serait-ce pas
merveilleux si les roses pouvaient parler ? Je
suis sûre qu'elles nous raconteraient de si jolies
choses. Et le rose n'est-il pas la couleur la plus
116
ensorcelante du monde ? Je l'aime tant, mais je
ne peux pas en porter. Les roux ne peuvent pas
s'habiller en rose, pas même en imagination.
Avez-vous déjà rencontré une personne dont
les cheveux étaient roux quand elle était jeune,
mais qui a changé de couleur en grandissant ? »
« Non, je ne pense pas en avoir jamais
rencontré, dit Marilla sans la moindre pitié, et
je ne pense pas non plus que cela puisse
t'arriver. »
Anne soupira.
« Eh bien, voilà un autre espoir qui s'envole.
"Ma vie est un parfait cimetière d'espoirs
ensevelis." C'est une phrase que j'ai lue un jour
dans un livre et je me la répète pour me
réconforter lorsque je suis déçue par quelque
chose. »
117
« Pour ma part, je ne vois rien de réconfortant
là-dedans », dit Marilla.
« C'est parce que cela semble si beau et si
romantique, comme si j'étais l'héroïne d'un
livre, vous voyez. J'aime tellement tout ce qui
est romantique, et un cimetière plein d'espoirs
ensevelis est sans doute la chose la plus
romantique que l'on puisse imaginer, vous ne
pensez pas ? Je suis plutôt contente d'avoir le
mien. Allons-nous traverser le Lac Chatoyant
aujourd'hui ? »
« Nous ne passons pas par l'étang des Barry, si
c'est ce que tu entends par Lac Chatoyant.
Nous empruntons la route de la côte. »
« La route de la côte, c'est joli, fit Anne d'un
ton rêveur. Est-ce aussi joli que cela en a l'air ?
Il vous suffit de dire "route de la côte" pour
118
qu'une image apparaisse dans mon esprit,
instantanément ! Et la Grève Blanche, c'est un
joli nom aussi ; mais je l'aime moins
qu'Avonlea. Avonlea est un nom charmant.
C'est très musical. Sommes-nous loin de la
Grève Blanche ? »
« C'est à huit kilomètres ; et comme il semble
évident que tu vas parler pendant tout le trajet,
dis-moi au moins quelque chose d'utile en me
racontant ce que tu sais à ton sujet. »
« Oh, ce que je sais à mon sujet ne vaut pas la
peine d'être raconté, s'empressa de préciser
Anne. Mais si vous me laissez parler de ce que
j'imagine à mon sujet, vous trouverez cela bien
plus passionnant. »
« Non, ton imagination ne m'intéresse pas.
Contente-toi des faits. Commence par le
119
commencement. Où es-tu née et quel âge as-tu
?»
« J'ai eu onze ans en mars dernier, dit Anne en
poussant un léger soupir, résignée à s'en tenir
aux faits. Et je suis née à Bolingbroke, en
Nouvelle-Écosse. Mon père s'appelait Walter
Shirley et il enseignait au lycée de Bolingbroke.
Ma mère s'appelait Bertha Shirley. Ne trouvezvous pas que Walter et Bertha sont de jolis
noms ? Je suis contente que mes parents aient
eu de jolis noms. Ce serait une telle disgrâce
d'avoir eu un père nommé − disons, par
exemple, Jedediah, n'est-ce pas ? »
« Je ne pense pas que le nom d'une personne
importe, tant qu'elle se comporte
convenablement », dit Marilla, se sentant
l'obligation de lui inculquer une morale saine et
utile.
120
« Eh bien, je ne sais pas. » Anne semblait
pensive. « J'ai lu dans un livre, une fois, qu'une
rose que l'on nommerait autrement continuerait
à sentir aussi bon, mais je n'ai jamais réussi à
m'en convaincre. Je ne crois pas qu'une rose
serait réellement aussi jolie si on l'appelait
chardon ou chou puant. Je suppose que mon
père aurait pu être un homme bon, même s'il
s'appelait Jedediah ; mais je suis sûre que cela
aurait été un calvaire. Bon, ma mère était elle
aussi professeur au lycée, mais quand elle a
épousé mon père, elle a bien sûr cessé
d'enseigner. Un mari, c'était une responsabilité
suffisante. Mme Thomas m'a dit que c'était un
couple d'enfants, aussi pauvres que des souris
d'église. Ils se sont installés dans une minuscule
maison jaune, à Bolingbroke. Je n'ai jamais vu
cette maison, mais je l'ai imaginée des milliers
de fois. Je pense qu'elle devait avoir du
chèvrefeuille au-dessus de la fenêtre du salon,
121
des lilas dans le jardin de devant, et des lis
derrière les grilles. Oui, et des rideaux de
mousseline à toutes les fenêtres. Les rideaux de
mousseline donnent à une maison une allure si
élégante. Je suis née dans cette maison. Mme
Thomas a dit que j'étais le bébé le plus banal
qu'elle ait jamais vu, toute maigre et chétive
avec de grands yeux, mais que ma mère me
trouvait d'une beauté parfaite. Pour ma part, je
me fie davantage au jugement de ma mère qu'à
celui d'une pauvre mégère qui passait son
temps chez nous, qu'en pensez-vous ? Quoi
qu'il en soit, je suis heureuse qu'elle ait été
satisfaite de moi, je serais si triste de savoir que
je l'ai déçue − parce qu'elle n'a pas vécu bien
longtemps, voyez-vous. Elle est morte de la
fièvre quand j'avais seulement trois mois. Je
regrette qu'elle n'ait pas vécu plus longtemps,
car alors je me souviendrais de l'avoir appelée
mère. Ce doit être si agréable de dire "mère",
122
n'est-ce pas ? Et mon père est mort quatre
jours après elle, de fièvre lui aussi. C'est ainsi
que je suis devenue orpheline. Personne ne
savait quoi faire de moi, m'a raconté Mme
Thomas. Voyez-vous, personne ne voulait de
moi, déjà à cette époque. Il semblerait que ce
soit mon destin. Mon père et ma mère venaient
tous deux d'endroits très éloignés, et tout le
monde savait qu'ils n'avaient plus de proche
famille encore en vie. Mme Thomas a fini par
accepter de me prendre, bien qu'elle soit
pauvre et que son mari boive plus que de
raison. Elle m'a nourrie au biberon. Savez-vous
si les personnes nourries au biberon deviennent
meilleures que les autres ? Parce que chaque
fois que je n'étais pas sage, Mme Thomas me
demandait comment je pouvais être une si
vilaine fille alors que j'avais été nourrie au
biberon − et c'était un reproche.
123
« M. et Mme Thomas ont quitté Bolingbroke
pour aller s'installer à Marysville, et j'ai vécu
avec eux jusqu'à l'âge de huit ans. J'aidais les
Thomas à surveiller leurs enfants − il y en avait
quatre plus jeunes que moi − et je peux vous
assurer que ce n'était pas une mince affaire.
Puis, M. Thomas fut tué en tombant sous un
train, et sa mère s'est proposé d'accueillir chez
elle Mme Thomas et les enfants, mais elle ne
voulait pas de moi. Mme Thomas ne savait plus
que faire. C'est alors que Mme Hammond, qui
vivait un peu plus haut sur la rivière, est venue
lui dire qu'elle acceptait de me prendre. Elle
avait vu que je me débrouillais bien avec les
enfants. Ainsi, je suis allée vivre en amont de la
rivière avec elle, dans une petite clairière au
milieu des souches. C'était un endroit très isolé.
Je suis sûre qu'il m'aurait été impossible d'y
vivre si je n'avais aucune imagination. M.
Hammond travaillait non loin de là, dans une
124
petite scierie, et Mme Hammond avait huit
enfants. Elle avait eu trois fois des jumeaux.
J'aime les bébés quand ils sont peu nombreux,
mais des jumeaux trois fois d'affilée, c'est
vraiment beaucoup trop. Je m'en suis ouverte
franchement à Mme Hammond quand les deux
derniers sont venus au monde. Je m'épuisais à
devoir les porter en permanence.
« J'ai vécu en amont de la rivière avec Mme
Hammond pendant plus de deux ans, puis M.
Hammond est mort et Mme Hammond a divisé
sa maisonnée. Elle a dispersé ses enfants chez
divers membres de sa famille, et elle est partie
aux États-Unis. C'est ainsi que je me suis
retrouvée à l'orphelinat de Hopeton, parce que
personne ne voulait me prendre. À l'orphelinat
non plus, on ne voulait pas de moi ; ils disaient
qu'ils étaient déjà en surnombre. Mais ils
étaient forcés de me prendre et j'y suis restée
125
quatre mois jusqu'à ce que Mme Spencer
arrive. »
Anne termina par un autre soupir, de
soulagement cette fois. De toute évidence, elle
n'aimait pas parler de ses expériences dans un
monde qui n'avait pas voulu d'elle.
« Es-tu au moins allée à l'école ? » demanda
Marilla, tandis que sous ses rênes, la jument
alezane descendait le long de la route côtière.
« Pas beaucoup. J'y suis allée un peu la
dernière année de mon séjour chez Mme
Thomas. Quand je suis partie en amont de la
rivière, je me trouvais si loin de l'école que je
ne pouvais m'y rendre à pied en hiver. Or,
comme pendant l'été, c'étaient les vacances, je
n'y allais qu'à l'automne et au printemps. Mais
bien sûr, j'y suis allée à l'orphelinat. Je sais
126
assez bien lire et je connais un grand nombre
de poésies par cœur − La Bataille de
Hohenlinden, Édimbourg après Flodden,
Bingen am Rhein, une grande partie de La
Dame du Lac5, et la majorité des Saisons, de
James Thompson. N'aimez-vous pas la poésie
qui vous donne des frissons dans le dos ? Il y a
un passage dans le manuel de cinquième année
− La Chute de la Pologne − qui me passionne
tant qu'il me donne la chair de poule. Bien sûr,
je n'étais pas en cinquième année − j'étais
seulement en quatrième − mais les filles plus
grandes me prêtaient leur manuel pour que je
puisse le lire. »
« Ces femmes − Mme Thomas et Mme
Hammond − t'ont-elles bien traitée ? »
demanda Marilla en observant Anne du coin de
l'œil.
127
« O-o-o-h », hésita Anne. Son petit visage
sensible vira soudain au rouge écarlate. La
gêne se lisait sur son front. « Oh, elles ont
essayé − je sais qu'elles ont fait de leur mieux
pour être gentilles. Et quand les gens essaient
d'être gentils avec vous, vous leur pardonnez
facilement lorsqu'ils n'y parviennent pas − pas
toujours. Elles avaient beaucoup de soucis, les
pauvres. Avoir un mari alcoolique, ce n'est pas
de tout repos, vous savez ; tout comme avoir
des jumeaux trois fois de suite, vous ne pensez
pas ? Mais je reste convaincue qu'elles ne me
voulaient pas de mal. »
Marilla ne posa plus de questions. Anne
s'abandonna au silence, absorbée par la route
côtière qui défilait sous les roues, tandis que
Marilla, méditative, guidait distraitement la
jument. Une intense pitié pour cette enfant lui
avait brusquement étreint le cœur. Quelle vie
128
misérable et sans chaleur avait-elle vécue − une
vie de bête de somme, dans la pauvreté et le
rejet ; car Marilla était assez perspicace pour
lire entre les lignes de l'histoire d'Anne et
deviner la vérité qu'elle renfermait. Pas
étonnant qu'elle se soit tant réjouie à la
perspective d'avoir un véritable foyer. Quel
dommage qu'il faille la renvoyer. Et si elle,
Marilla, cédait au caprice incompréhensible de
Matthew en lui permettant de rester ? Il y était
bien déterminé ; et l'enfant semblait, somme
toute, une agréable petite créature avide
d'apprendre.
« Elle a la langue trop bien pendue, songea
Marilla, mais c'est une habitude qu'elle peut
réussir à perdre. Et il n'y a rien de grossier ni
de vulgaire dans ses propos. Elle s'exprime
comme une dame. Sans doute ses parents
étaient-ils de braves gens. »
129
La route de la côte était boisée, sauvage et
isolée. Sur la droite, des sapins rabougris
poussaient en épais bouquets, leurs âmes
intactes malgré leurs longues années de lutte
contre les vents du golfe. Sur la gauche,
c'étaient les falaises abruptes de grès rouge, si
proches du chemin par endroits qu'une jument
moins placide que la sienne aurait inquiété ses
passagers. Au pied des falaises, on distinguait
de petits amas rocheux battus par les marées,
ainsi que de petites plages de sable jonchées
de galets, véritables bijoux de l'océan. Au-delà
s'étendait la mer, scintillante et bleue, au-dessus
de laquelle volaient les mouettes aux ailes
argentées étincelant sous la lumière du soleil.
« La mer n'est-elle pas merveilleuse ? dit Anne
en émergeant d'un long silence hébété.
Autrefois, quand je vivais à Marysville, M.
Thomas a loué une voiture rapide et nous a
130
tous emmenés passer la journée à la plage, à
une quinzaine de kilomètres de là. J'ai savouré
chaque instant de ce voyage, même si je ne
devais pas quitter les enfants des yeux. Je l'ai
revécu pendant des années, dans mes rêves les
plus joyeux. Mais ce rivage est plus beau
encore que celui de Marysville. Ces mouettes
ne sont-elles pas splendides ? Aimeriez-vous
être une mouette ? Moi, je pense que cela me
plairait − je veux dire, si je ne pouvais pas être
une humaine. Ne trouvez-vous pas que cela
doit être fort agréable de se réveiller avec le
soleil et de planer au-dessus de l'immensité
bleue pendant toute la journée ; puis, le soir, de
revenir à tire-d'aile jusqu'à son nid ? Oh, je
m'imagine bien vivre ainsi. S'il vous plaît, quelle
est cette grande bâtisse, là devant ? »
« C'est l'Hôtel de la Grève Blanche. M. Kirke
en est le gérant, mais la saison n'a pas encore
131
commencé. Des foules d'Américains viennent
ici en été. Ils trouvent cette côte parfaitement à
leur goût. »
« Je craignais que ce soit la maison de Mme
Spencer, dit Anne, la mort dans l'âme. Je n'ai
pas hâte d'y arriver. En un sens, ce sera la fin
de tout. »
132
CHAPITRE VI
Marilla se décide
Elles finirent néanmoins par arriver. Mme
Spencer vivait dans une grande maison jaune, à
la Grève Blanche. Elle sortit sur le pas de la
porte, une expression à la fois surprise et
accueillante sur son visage bienveillant.
« Tiens, tiens, s'exclama-t-elle. Si je m'étais
attendue à vous voir ! Mais je suis vraiment
ravie de votre présence. Allez-vous faire entrer
votre cheval ? Et comment vas-tu, Anne ? »
« Aussi bien que possible, je vous remercie »,
dit Anne sans sourire. Le malheur semblait
s'être abattu sur elle.
133
« Je pense que nous allons rester un peu, pour
laisser la jument se reposer, dit Marilla, mais
j'ai promis à Matthew que je rentrerais tôt. Le
fait est, Mme Spencer, qu'il y a eu un curieux
malentendu quelque part, c'est la raison pour
laquelle je suis venue jusqu'à vous. Matthew et
moi avions spécifiquement demandé que vous
nous rameniez un garçon de l'orphelinat. Nous
avions demandé à votre frère Robert de vous
dire que nous voulions un garçon de dix ou
onze ans. »
« Marilla Cuthbert, ce n'est pas vrai ! s'exclama
Mme Spencer, désemparée. Mais enfin,
Robert nous a fait dire, par l'entremise de sa
fille Nancy, que vous vouliez une fille − c'est
bien cela, Flora Jane ? » lança-t-elle à sa fille,
qui était sortie derrière elle.
« Tout à fait, Mademoiselle Cuthbert »,
134
confirma Flora Jane avec sérieux.
« Je suis affreusement désolée, dit Mme
Spencer. Quelle misère ; mais, voyez-vous,
Mademoiselle Cuthbert, je vous assure que ce
n'était pas de ma faute. J'ai fait du mieux que
j'ai pu, en croyant suivre vos instructions.
Nancy est une petite écervelée. Je l'ai si
souvent réprimandée pour son étourderie. »
« C'était ma faute, dit Marilla d'un ton résigné.
Nous aurions dû venir vous parler nous-mêmes
et ne pas faire passer un message aussi
important de bouche à oreille, c'est un fait.
Quoi qu'il en soit, l'erreur a été commise, et la
seule chose à faire maintenant est de la réparer.
Pouvons-nous renvoyer cette enfant à
l'orphelinat ? Je suppose qu'ils la reprendront,
n'est-ce pas ? »
135
« J'imagine, dit Mme Spencer, songeuse. Mais
je ne crois pas qu'il sera nécessaire de la
renvoyer. Mme Peter Blewett était ici hier, pour
me dire justement qu'elle souhaitait que je lui
envoie une petite fille pour lui venir en aide.
Mme Peter a une grande famille, vous savez, et
elle a du mal à trouver quelqu'un. Anne sera la
fillette parfaite. C'est un don de la providence.
»
Marilla n'avait pas l'air de vouloir remercier la
providence. Elle avait là une occasion rêvée de
se débarrasser de l'orpheline dont elle ne
voulait pas, et pourtant, elle n'en éprouvait
aucun soulagement.
Elle ne connaissait Mme Peter Blewett que de
vue. C'était une petite femme au visage
antipathique, qui n'avait que la peau sur les os.
Mais sa réputation la précédait. « Une
136
travailleuse acharnée et une terrible patronne »,
disait-on à propos de Mme Peter ; et les
nombreuses servantes qu'elle avait renvoyées
colportaient de terribles récits à propos de son
mauvais caractère, de son avarice, ainsi que de
ses enfants effrontés et querelleurs. Marilla
avait mauvaise conscience à l'idée de remettre
Anne entre ses mains.
« Bon, entrons et discutons-en », dit-elle.
« Mais ne serait-ce pas Mme Peter, justement,
qui arrive dans l'allée ? » s'exclama Mme
Spencer, en poussant ses invitées dans l'entrée,
puis dans le salon, où un air froid les saisit,
comme s'il avait été si longtemps retenu
derrière les stores, d'un vert foncé et
visiblement toujours baissés, qu'il en avait
perdu la moindre particule de chaleur qu'il
possédait. « Que voilà un bienheureux hasard,
137
nous allons pouvoir discuter de tout ceci.
Prenez le fauteuil, Mademoiselle Cuthbert.
Anne, assieds-toi ici sur le divan, et tiens-toi
tranquille. Laissez-moi prendre vos chapeaux.
Flora Jane, va mettre la théière sur le feu.
Bonjour, Mme Blewett. Nous étions justement
en train de dire que votre présence ici était une
chance inespérée. Laissez-moi vous présenter
ces deux dames. Mme Blewett, voici
Mademoiselle Cuthbert. Veuillez m'excuser un
instant. J'ai oublié de demander à Flora Jane de
sortir les petits pains du four. »
Mme Spencer disparut, après avoir relevé les
stores. Anne restait assise, muette, sur le divan,
les mains jointes sur les genoux. Elle
dévisageait Mme Blewett, fascinée. Allait-on la
remettre à cette femme au visage anguleux et
au regard perçant ? Elle sentit une boule se
former dans sa gorge et ses yeux
138
commencèrent à lui piquer. Elle avait peur de
ne pas pouvoir retenir ses larmes lorsque Mme
Spencer revint, rouge et le visage rayonnant,
prête à discuter de toutes les difficultés qui
seraient évoquées, qu'elles fussent physiques,
mentales ou spirituelles, afin de les régler en un
tournemain.
« Il semblerait qu'il y ait eu une erreur à propos
de cette petite fille, Mme Blewett, dit-elle. Je
croyais que Monsieur et Mademoiselle
Cuthbert voulaient adopter une fillette. C'est ce
que l'on m'avait affirmé. Mais apparemment,
c'était un garçon qu'ils voulaient. Ainsi, si vous
n'avez pas changé d'avis depuis hier, je pense
qu'elle pourrait vous convenir à merveille. »
Mme Blewett toisa Anne des pieds à la tête,
d'un regard dur.
139
« Quel âge as-tu et comment t'appelles-tu ? »
demanda-t-elle.
« Anne Shirley, bredouilla l'enfant qui se
recroquevillait sans oser se lancer dans des
précisions à propos de l'orthographe de son
nom, et j'ai onze ans. »
« Hmm ! Tu n'as pas l'air de valoir grandchose. Mais tu me sembles robuste. Je me
demande parfois si les filles les plus solides sont
vraiment les meilleures. Bon, si je te prends
avec moi, il te faudra être sage, tu sais − sage,
intelligente et obéissante. J'attendrai de toi que
tu gagnes ton gîte et ton couvert, qu'il n'y ait
pas de méprise à ce sujet. Oui, je pense que je
peux tout à fait vous en débarrasser,
Mademoiselle Cuthbert. Le bébé est
terriblement turbulent et m'occuper de lui me
vide de toute mon énergie. Si vous le souhaitez,
140
je peux la ramener chez moi dès à présent. »
Marilla regarda Anne. Elle fut touchée par la
pâleur de l'enfant, qui souffrait en silence −
c'était la souffrance d'une petite créature sans
défense qui se trouvait à nouveau prise au
piège auquel elle venait à peine de réchapper.
Marilla eut soudain l'intime conviction que, si
elle fermait les yeux sur ce regard implorant, il
la hanterait jusqu'à son dernier souffle. De plus,
elle n'aimait pas cette Mme Blewett. Remettre
une fillette si sensible et si fébrile à une telle
femme ! Non, elle ne pouvait pas endosser une
telle responsabilité !
« Eh bien, je ne sais pas, dit-elle lentement. Je
n'ai pas dit que Matthew et moi avions
catégoriquement décidé de ne pas la garder. En
fait, je dois dire que Matthew est plutôt
favorable à ce qu'elle reste. Je suis juste venue
141
ici pour comprendre ce qui s'était passé. Je
crois que je ferais mieux de la ramener à la
maison et d'en discuter avec Matthew. Je ne
veux pas prendre de décision sans le consulter
au préalable. Si nous choisissons de ne pas la
garder, alors nous vous l'amènerons ou vous
l'enverrons demain soir. Si nous ne le faisons
pas, vous pourrez considérer qu'elle reste
définitivement avec nous. Cela vous convient-il,
Mme Blewett ? »
« Il semble que je n'aie guère le choix »,
répondit Mme Blewett de mauvaise grâce.
Au fur et à mesure que Marilla parlait, le visage
d'Anne s'était illuminé. D'abord, elle avait paru
moins désespérée ; puis l'espoir lui avait fait
monter le rouge aux joues ; enfin, son regard
semblait plus intense et brillait comme l'étoile
du matin. L'enfant était transfigurée. Quelques
142
instants plus tard, lorsque Mme Spencer et
Mme Blewett sortirent pour aller chercher une
recette que cette dernière était venue
emprunter, elle s'élança d'un bond à travers la
pièce pour rejoindre Marilla.
« Oh, Mademoiselle Cuthbert, venez-vous
réellement de dire que vous alliez peut-être me
laisser rester aux Pignons Verts ? » chuchota-telle dans un souffle, comme si prononcer ces
mots à haute voix risquait d'anéantir cette
formidable éventualité. L'avez-vous vraiment
dit ? Ou n'était-ce que le fait de mon
imagination ? »
« Je pense que tu ferais mieux d'apprendre à
contrôler ton imagination, Anne, si elle
t'empêche de faire la différence entre ce qui est
réel et ce qui ne l'est pas, répondit Marilla avec
humeur. Oui, tu m'as bien entendu dire cela,
143
mais rien de plus. Ce n'est pas encore décidé,
et nous choisirons peut-être de laisser Mme
Blewett te prendre, après tout. Elle a
certainement plus besoin de ta présence que
moi. »
« Plutôt retourner à l'orphelinat qu'aller vivre
avec elle, s'exclama Anne avec ferveur. Elle
ressemble − elle ressemble à une vrille pour
percer le bois. »
Marilla réfréna un sourire, car elle savait
qu'Anne aurait dû être réprimandée pour tenir
de tels propos.
« Une petite fille comme toi devrait avoir honte
de parler ainsi d'une dame, d'une étrangère qui
plus est, dit-elle d'un ton sec. Retourne
t'asseoir en silence, et tâche de retenir ta langue
et de te comporter comme une petite fille bien
144
élevée. »
« Je vais essayer. Je veux faire exactement ce
que vous attendez de moi, pourvu que vous me
gardiez », dit Anne en retournant à pas lents
vers le divan.
Lorsqu'elles arrivèrent aux Pignons Verts ce
soir-là, Matthew vint au-devant d'elles dans
l'allée. Marilla l'avait aperçu de loin en train d'y
faire les cent pas, et elle avait compris
pourquoi. Elle s'attendait donc à lire le
soulagement sur son visage quand il vit qu'elle
avait ramené Anne avec elle. Mais elle se garda
bien de lui dire quoi que ce fût à ce sujet avant
qu'ils ne se retrouvent tous deux dans la cour
derrière la grange pour traire les vaches. Là,
elle lui raconta brièvement l'histoire d'Anne et
ce qui était ressorti de son entretien avec Mme
Spencer.
145
« Je ne donnerais pas même un de mes chiens
à cette Madame Blewett », s'exclama Matthew
avec une véhémence inhabituelle.
« Moi non plus, je n'aime guère ses manières,
reconnut Marilla, mais soit nous la lui
remettons, soit nous sommes contraints de la
garder, Matthew. Et comme tu sembles le
vouloir, j'imagine que c'est aussi ce que je veux
− du moins, je n'ai pas le choix. J'ai tellement
réfléchi à cette éventualité que je pense m'y
être habituée, en quelque sorte. C'est devenu
presque un devoir. Je n'ai jamais élevé d'enfant,
encore moins une fille, et je crains de très mal
me débrouiller. Mais je ferai de mon mieux. En
ce qui me concerne, Matthew, elle peut rester.
»
Le visage timide de Matthew rayonnait de
bonheur.
146
« Eh bien, je savais que tu finirais par
considérer les choses sous cet angle, Marilla,
dit-il. C'est une petite fille si intéressante. »
« Je préférerais pouvoir dire que c'est une
petite fille très utile, répliqua Marilla, mais je
m'assurerai de bien la former à nos tâches. Et
dis-toi bien, Matthew, que je ne veux pas te
voir fourrer le nez dans mes méthodes
d'éducation. Certes, une vieille fille comme moi
ne connaît peut-être pas grand-chose à la
manière d'élever un enfant, mais elle en sait
toujours plus qu'un vieux célibataire. Alors,
laisse-moi m'occuper d'elle. Si j'échoue, il sera
toujours temps pour toi de t'y essayer. »
« Voyons, voyons, Marilla, tu peux bien faire
les choses à ta façon, dit Matthew d'un ton
rassurant. Mais sois aussi gentille que possible
avec elle, sans aller jusqu'à la gâter. Je pense
147
que c'est le genre de fillette dont on peut tout
obtenir, à condition qu'elle vous aime. »
Marilla renifla pour signifier à Matthew qu'elle
n'avait que faire de son opinion sur des sujets
féminins, avant de se diriger vers la laiterie,
chargée de ses seaux.
« Je ne lui dirai pas ce soir qu'elle peut rester,
décida-t-elle tout en versant le lait dans les
écrémeuses. Elle serait si excitée qu'elle n'en
fermerait pas l'œil de la nuit. Marilla Cuthbert,
te voilà bien ! Si on t'avait dit qu'un jour tu
adopterais une petite orpheline ! C'est d'autant
plus inattendu que c'est Matthew qui se trouve
à l'origine de cette histoire, lui qui a toujours
tellement craint les petites filles. Quoi qu'il en
soit, nous avons décidé de tenter l'expérience,
et Dieu seul sait ce qu'il en ressortira. »
148
CHAPITRE VII
Anne fait ses prières
Quand Marilla emmena Anne au lit ce soir-là,
elle lui dit d'un ton sec :
« Écoute, Anne, j'ai remarqué hier soir que tu
avais éparpillé tous tes vêtements sur le sol
après les avoir enlevés. Il n'est pas bon d'être si
désordonné, je ne peux pas le tolérer. Dès que
tu retires un vêtement, je veux que tu le plies
correctement et que tu le poses sur la chaise.
Je ne supporte pas les petites filles qui ne sont
pas soigneuses. »
« J'étais si torturée par mes pensées hier soir
que je n'ai pas du tout pensé à mes habits, dit
Anne. Ce soir, je vais bien les plier. On nous
149
demandait toujours de le faire à l'orphelinat.
J'oubliais pourtant une fois sur deux, tellement
j'avais hâte de me blottir dans mon lit pour
laisser libre cours à mon imagination. »
« Tu as intérêt à t'en souvenir si tu veux rester
ici, la sermonna Marilla. Voilà qui est mieux.
Maintenant, fais tes prières et au lit ! »
« Je ne fais jamais de prières », avoua Anne.
Marilla posa sur elle un regard horrifié.
« Comment, Anne, qu'est-ce que tu me dis là ?
Ne t'a-t-on jamais appris à réciter tes prières ?
Dieu veut que toutes les petites filles fassent
leurs prières. Ignores-tu qui est Dieu, Anne ? »
« "Dieu est un esprit infini, éternel et immuable,
en Lui sont la sagesse, la puissance, la sainteté,
la justice, la bonté et la vérité" », s'empressa de
150
réciter Anne sans sourciller.
Marilla parut soulagée.
« Bon, tu connais au moins quelque chose,
Dieu merci ! Je vois que tu n'es pas une
païenne. Où as-tu appris cela ? »
« Oh, à l'école du dimanche, à l'orphelinat. Ils
nous ont fait apprendre tout le catéchisme.
J'aimais beaucoup cela. Il y a quelque chose de
merveilleux dans certaines de ces paroles.
"Infini, éternel et immuable". N'est-ce pas
grandiose ? C'est si impressionnant − on dirait
la musique d'un grand orgue. Je suppose qu'il
ne s'agit pas vraiment de poésie, mais cela y
ressemble beaucoup, vous ne trouvez pas ? »
« Nous ne parlons pas de poésie, Anne − nous
parlons de tes prières. Ignores-tu qu'il est très
mal de ne pas réciter ses prières chaque soir ?
151
J'ai bien peur que tu ne sois une petite fille très
vilaine. »
« Vous trouveriez aussi plus facile d'être vilaine
que gentille, si vous aviez les cheveux roux,
rétorqua Anne d'une voix lourde de reproches.
Les gens qui n'ont pas les cheveux roux ne
peuvent pas comprendre à quel point c'est
perturbant. Mme Thomas m'a expliqué que
Dieu avait fait exprès de me donner des
cheveux roux, et depuis, je ne me suis jamais
souciée de Lui. Et de toute manière, j'étais
toujours bien trop fatiguée le soir pour
m'embêter avec des prières. Quand vous devez
vous occuper de jumeaux, on n'attend pas de
vous que vous récitiez des prières.
Honnêtement, comment pourrait-on vous en
tenir rigueur ? »
Marilla décida que l'éducation religieuse
152
d'Anne devait commencer sans attendre. De
toute évidence, c'était urgent.
« Tu devras réciter tes prières tant que tu seras
sous mon toit, Anne. »
« Bien sûr, si c'est ce que vous voulez, accepta
Anne avec entrain. Je ferai tout ce qui vous
plaira. Mais d'abord, vous allez devoir me dire
ce qu'il me faut réciter. Une fois que je serai
dans mon lit, j'imaginerai une très belle prière,
que je réciterai tous les jours. Je pense que ce
sera très intéressant, maintenant que j'y pense.
»
« Tu dois te mettre à genoux », dit Marilla, mal
à son aise.
Anne s'agenouilla aux pieds de Marilla et leva
vers elle un regard sérieux.
153
« Pourquoi les gens doivent-ils s'agenouiller
pour prier ? Si je voulais vraiment prier, voilà
ce que je ferais. Je sortirais seule dans un
immense champ, ou alors dans la forêt
profonde, et je lèverais les yeux vers le ciel −
très, très, très haut − vers ce grand ciel bleu qui
semble ne pas avoir de fin. Alors je
pourrais ressentir ma prière. Bon, je suis prête.
Que faut-il dire ? »
Marilla se sentait plus mal à l'aise que jamais.
Elle avait l'intention d'apprendre à Anne ce que
l'on apprenait aux enfants : « Maintenant, je
remets mon sommeil entre vos mains ». Mais,
comme nous l'avons déjà évoqué, elle n'était
pas dénuée d'un certain sens de l'humour − ce
qui témoigne également d'une perception des
choses fine et intelligente ; et il lui sembla
soudain évident que cette simple prière puérile,
destinée aux enfants en bas âge zézayant sur les
154
genoux de leurs mères, était totalement
inappropriée pour cette petite sorcière
constellée de taches de rousseur, qui ne
connaissait rien à l'amour du Seigneur. Après
tout, personne ne lui avait jamais montré ce que
l'amour signifiait, il était donc logique que le
sujet ne l'intéressât guère.
« Tu es assez grande pour prier par toi-même,
Anne, lui dit-elle enfin. Remercie simplement
Dieu pour ses bienfaits et présente-lui
humblement tes requêtes. »
« Bon, je ferai de mon mieux, promit Anne en
enfouissant son visage sur les genoux de
Marilla. Père céleste auréolé de grâce − ce
sont les termes des pasteurs à l'église, alors
j'imagine que je peux les utiliser pour mes
prières personnelles, n'est-ce pas ? »
s'interrompit-elle en levant un instant la tête.
155
« Père céleste auréolé de grâce, je vous
remercie pour la Voie Blanche des Délices, le
Lac Chatoyant, Bonny et la Reine des Neiges.
Je vous en suis extrêmement reconnaissante. Et
ce sont là les seules prières auxquelles je peux
penser pour vous remercier. Quant aux choses
que je désire, elles sont si nombreuses que cela
me prendrait trop de temps de les énumérer
toutes, ainsi je ne mentionnerai que les deux
plus importantes. Je vous en prie, permettezmoi de rester aux Pignons Verts ; et s'il vous
plaît, faites que je sois belle en grandissant.
Bien à vous, Anne Shirley. »
« Voilà, ai-je tout bien fait ? s'empressa-t-elle
de demander en se levant. J'aurais pu l'enjoliver
si j'avais disposé d'un peu plus de temps pour y
réfléchir. »
La pauvre Marilla faillit défaillir. Elle dut se
156
convaincre que ce n'était pas de l'insolence,
mais une simple ignorance dans le domaine
spirituel, qui était responsable de ce discours
inhabituel. Elle borda l'enfant dans son lit, tout
en se promettant de lui apprendre à prier dès le
lendemain. Elle allait quitter la pièce avec la
bougie à la main lorsqu'Anne la rappela.
« Je viens juste d'y penser. J'aurais dû dire
"Amen", au lieu de "Bien à vous", n'est-ce pas
? C'est ainsi que font les pasteurs. J'avais
oublié, mais j'ai pensé qu'il fallait bien conclure
ma prière d'une manière ou d'une autre, c'est
pourquoi j'ai employé cette formule. Pensezvous que cela va faire une différence ? »
« Je − je ne pense pas, répondit Marilla.
Maintenant, dors comme une enfant bien sage.
Bonne nuit. »
157
« Je peux vous dire bonne nuit ce soir, car j'ai
l'esprit tranquille », dit Anne en se pelotonnant
confortablement dans ses oreillers.
Marilla retourna à la cuisine, posa d'un geste
brusque le bougeoir sur la table et lança un
regard sévère à Matthew.
« Matthew Cuthbert, il est grand temps que
quelqu'un adopte cette enfant et lui apprenne
quelque chose. Elle est à deux doigts de
devenir une parfaite païenne. Me croiras-tu si
je te dis qu'elle n'a jamais récité une seule
prière de toute sa vie ? Je l'enverrai au
presbytère dès demain chercher la série de
livres Le Point du Jour, voilà ce que je vais
faire. Et elle ira à l'école du dimanche dès que
je lui aurai fait confectionner des vêtements
convenables. J'ai l'impression que je ne
chômerai pas. Enfin, on ne peut pas traverser
158
ce monde sans rencontrer son lot de soucis.
Jusqu'à présent, j'ai eu une vie plutôt facile,
mais l'heure est venue pour moi, et je vais
essayer de faire de mon mieux. »
159
CHAPITRE VIII
L'éducation d'Anne commence
Pour des raisons connues d'elle seule, Marilla
attendit l'après-midi suivant pour révéler à
Anne qu'elle allait rester aux Pignons Verts. Le
matin, elle confia diverses tâches à l'enfant pour
la garder occupée, tout en la surveillant d'un œil
attentif. En fin de matinée, elle en vint à la
conclusion qu'Anne était intelligente et
obéissante, qu'elle travaillait avec application et
qu'elle apprenait vite. Son défaut principal
semblait être sa propension à rêvasser au beau
milieu d'une tâche et à en oublier ce qu'elle
faisait, jusqu'à ce qu'elle fût brutalement
ramenée à la réalité par une réprimande ou une
catastrophe.
160
Lorsqu'Anne eut terminé de laver la vaisselle
du déjeuner, elle se dressa devant Marilla avec
l'attitude et la mine de quelqu'un prêt à
entendre le pire, quel qu'il fût. Son petit corps
frêle tremblait comme une feuille morte. Son
visage rougissait et ses pupilles étaient tellement
dilatées qu'elles en étaient presque noires. Elle
serrait les mains de toutes ses forces. Elle
demanda enfin d'une voix implorante :
« Oh, je vous en prie, Mademoiselle Cuthbert,
allez-vous enfin me dire si vous me renvoyez ?
J'ai essayé de me montrer patiente pendant
toute la matinée, mais je sens vraiment que je
ne peux pas supporter plus longtemps de ne
rien savoir. C'est une sensation atroce. Je vous
en supplie, dites-le-moi. »
« Tu n'as pas lavé le torchon à vaisselle dans de
l'eau bouillante, comme je te l'avais demandé,
161
fit Marilla, impassible. Retourne le faire avant
de me poser d'autres questions, Anne. »
Anne alla s'occuper du torchon à vaisselle. Puis
elle revint vers Marilla et la dévisagea d'un
regard implorant. « Bien, dit Marilla, qui ne
trouvait plus d'excuses pour retarder encore ce
moment. Je pense que je ferais mieux de te le
dire. Matthew et moi avons décidé de te
garder − bien sûr, si tu t'efforces d'être une
gentille fillette et que tu te montres
reconnaissante. Eh bien, ma petite, que se
passe-t-il ? »
« Je pleure, répondit Anne, tout étonnée. Je ne
sais même pas pourquoi. Je suis contente
comme jamais je ne l'ai été. Oh, contente n'est
pas du tout le mot juste. J'étais contente de voir
la Voie Blanche et les fleurs de cerisiers − mais
là ! Oh, c'est tellement plus fort. Je suis si
162
heureuse. J'essaierai vraiment d'être gentille.
Cela me demandera beaucoup de travail, car
Mme Thomas m'a souvent reproché d'être
terriblement méchante. Pourtant, je ferai de
mon mieux. Mais pouvez-vous me dire
pourquoi je pleure ? »
« Il faut croire que tu es tout excitée et que cela
te bouleverse, dit Marilla d'un ton
désapprobateur. Assieds-toi sur cette chaise et
essaie de te calmer. Je crains que tu ne sois un
peu trop prompte à pleurer et à rire. Oui, tu
peux rester ici, et nous allons tâcher de faire du
mieux possible avec toi. Tu dois aller à l'école ;
mais nous ne sommes qu'à deux semaines des
vacances, alors cela ne vaut pas la peine d'y
aller avant que les cours ne reprennent, en
septembre. »
« Comment dois-je vous appeler ? demanda
163
Anne. Dois-je toujours vous appeler
Mademoiselle Cuthbert ? Puis-je vous appeler
Tante Marilla ? »
« Non ; appelle-moi simplement Marilla. Je n'ai
pas l'habitude d'être appelée Mademoiselle
Cuthbert, cela me mettrait mal à l'aise. »
« J'aurais l'impression de vous manquer de
respect si je vous appelle simplement Marilla »,
protesta Anne.
« Je ne pense pas que ce soit irrespectueux,
tant que tu prends soin de t'exprimer de
manière polie. Tout le monde à Avonlea
m'appelle Marilla, les jeunes comme les vieux,
à l'exception du pasteur. Il m'appelle
Mademoiselle Cuthbert − quand il y pense. »
« J'aimerais vraiment vous appeler Tante
Marilla, dit Anne avec entrain. Je n'ai jamais eu
164
de tante, ni aucune famille − pas même une
grand-mère. J'aurais vraiment l'impression
d'être des vôtres. Ne puis-je pas vous appeler
Tante Marilla ? »
« Non. Je ne suis pas ta tante et je n'aime pas
que l'on donne aux gens des noms qui ne leur
correspondent pas. »
« Mais nous pourrions imaginer que vous êtes
ma tante. »
« Je n'y arriverais pas », insista Marilla.
« Alors vous n'imaginez jamais les choses
différemment de ce qu'elles sont en réalité ? »
demanda Anne en écarquillant les yeux.
« Non. »
« Oh ! » Anne poussa un profond soupir. « Oh,
165
Mademoiselle − Marilla, vous passez à côté de
tellement de choses ! »
« Je ne pense pas qu'il soit bon d'imaginer les
choses différemment de ce qu'elles sont,
rétorqua Marilla. Quand le Seigneur nous place
dans un certain contexte, il ne le fait pas pour
que nous nous en échappions par l'imagination.
Tiens, cela m'y fait penser. Va dans le salon,
Anne − assure-toi que tes pieds sont bien
propres et ne laisse rentrer aucune mouche − et
ramène-moi la carte illustrée qui se trouve sur
le manteau de la cheminée. La Prière du
Seigneur est écrite dessus, et tu passeras ton
après-midi à l'apprendre par cœur. Je ne veux
plus entendre de prières comme celle d'hier
soir. »
« Je suppose que je n'ai pas été très douée, dit
Anne pour s'excuser, mais voyez-vous, je ne
166
m'étais jamais entraînée auparavant. On ne
peut pas s'attendre à ce que quelqu'un
parvienne à bien prier dès son premier essai,
n'est-ce pas ? J'ai inventé une prière magnifique
après m'être couchée, tout comme je vous
l'avais promis. Elle était presque aussi longue
que celle d'un pasteur et si poétique ! Mais le
croirez-vous ? Je ne me souvenais pas d'un
traître mot quand je me suis réveillée ce matin.
Et j'ai bien peur de ne jamais être capable d'en
inventer une aussi belle. J'ignore pourquoi, mais
les choses ne sont jamais aussi bonnes quand
on y réfléchit une seconde fois. L'avez-vous
déjà constaté ? »
« Je te ferai remarquer quelque chose, Anne.
Quand je te demande de faire quelque chose,
je veux que tu m'obéisses sans discuter, et non
que tu restes les bras ballants, à faire de grands
discours. Maintenant, va faire ce que je te
167
demande. »
Anne s'élança vers le salon, de l'autre côté du
couloir, mais elle ne revint pas. Après l'avoir
attendue dix minutes, Marilla posa son tricot et
partit à sa recherche, la mine sombre. Elle
trouva Anne debout, immobile devant une
image suspendue au mur entre deux fenêtres.
Des étoiles brillaient dans ses yeux rêveurs. La
lumière blanche et verte qui filtrait à travers les
pommiers et les plantes grimpantes de la
façade irradiait sur sa petite silhouette extasiée,
d'une lueur presque céleste.
« Anne, mais à quoi penses-tu donc ? »
demanda sévèrement Marilla.
Anne redescendit sur terre en sursautant.
« Ceci, dit-elle en désignant l'image − une
illustration colorée intitulée "Le Christ bénit les
168
petits enfants" − et j'étais en train de m'imaginer
que je faisais partie de ces enfants − que j'étais
la fille en robe bleue, debout toute seule dans
un coin, comme si elle n'avait pas de famille,
tout comme moi. Elle me paraît triste et
solitaire, vous ne trouvez pas ? Je suppose
qu'elle n'avait ni père ni mère pour s'occuper
d'elle. Mais elle avait envie d'être bénie, elle
aussi, alors elle s'est faufilée timidement hors de
la foule, en espérant que personne ne la
remarque − sauf Lui. Je suis sûre que je
comprends exactement ce qu'elle a dû
ressentir. Son cœur devait battre, et ses mains
devaient être moites, comme les miennes quand
je vous ai demandé si je pouvais rester. Elle
craignait qu'il ne la remarque pas. Mais en fait,
Il l'a vue, n'est-ce pas ? J'ai essayé de tout
imaginer − elle s'est rapprochée petit à petit
jusqu'à être tout près de Lui; alors, Il l'a
regardée et a mis sa main sur ses cheveux. Oh,
169
un frisson de pur bonheur a dû la parcourir !
Mais je trouve dommage que le peintre l'ait
représenté si triste. Je ne sais pas si vous avez
remarqué, mais toutes ses peintures se
ressemblent. Pourtant, je ne pense pas qu'en
réalité, Il avait l'air si triste, sinon les enfants
auraient eu peur de Lui. »
« Anne, dit Marilla, en se demandant pourquoi
elle n'avait pas abordé ce sujet plus tôt. Tu ne
dois pas parler de cette manière. C'est
irrespectueux − totalement irrespectueux. »
Anne ouvrit grand les yeux.
« Mais, je me suis exprimée aussi
respectueusement que possible. Je ne voulais
absolument pas me montrer irrespectueuse. »
« Non, je sais bien que tu ne pensais pas à mal
− mais il n'est pas convenable de parler avec
170
une telle familiarité de ces choses-là. Et puis,
Anne, quand je t'envoie chercher quelque
chose, tu dois me le ramener aussitôt sans te
perdre en rêveries devant une image. Ne
l'oublie pas. Prends cette carte et reviens
directement dans la cuisine. Maintenant,
assieds-toi dans ce coin et apprends cette
prière par cœur. »
Anne adossa la carte contre le bouquet de
fleurs de pommier qu'elle avait ramené pour
décorer la table du déjeuner − Marilla l'avait
regardée faire d'un œil méfiant, mais elle n'avait
rien dit −, posa son menton dans ses mains et
s'absorba dans une étude intense pendant
plusieurs minutes silencieuses.
« Ce texte me plaît, dit-elle enfin. C'est beau.
Je l'ai déjà entendu − j'ai entendu le
responsable de l'école du dimanche le réciter
171
une fois, à l'orphelinat. Mais il ne m'a pas plu à
ce moment-là. Il avait la voix cassée et sa
prière était trop larmoyante. Je suis sûre qu'il
trouvait que la prière était une corvée
désagréable. Ce n'est pas de la poésie, mais
cela me fait pourtant le même effet. "Notre
Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit
sanctifié". C'est comme une mélodie. Oh, je
suis si contente que vous ayez pensé à me faire
apprendre ce texte, Mademoiselle − Marilla. »
« Bon, alors apprends-le et garde ta langue »,
répondit sèchement Marilla.
Anne inclina le vase de fleurs de pommier,
l'approchant suffisamment pour déposer un
tendre baiser sur l'un des boutons roses, puis
se plongea dans son étude pendant quelques
longues minutes.
172
« Marilla, demanda-t-elle soudain. Pensezvous que j'aurai un jour une amie intime, ici à
Avonlea ? »
« Une − quel genre d'amie au juste ? »
« Une amie intime − une amie proche, vous
savez − une personne qui me ressemble, à qui
je puisse confier les tréfonds de mon âme. J'ai
rêvé de la rencontrer toute ma vie. Je n'y ai
jamais vraiment cru, mais tellement de rêves
viennent de devenir réalité d'un seul coup, que
peut-être celui-ci se réalisera-t-il aussi. Pensezvous que cela soit possible ? »
« Diana Barry vit sur la Colline au Verger, et
elle doit avoir ton âge. C'est une petite fille très
gentille et elle pourra devenir ta camarade de
jeu quand elle rentrera chez elle. Pour l'instant,
elle rend visite à sa tante, à Carmody. Il te
173
faudra tâcher de bien te comporter. Mme
Barry est une femme très exigeante. Elle ne
laissera pas Diana jouer avec une petite fille qui
n'est pas sage et gentille. »
Anne regardait Marilla à travers les branches
de pommier. Elle l'écoutait avec grand intérêt,
les yeux brillants.
« À quoi ressemble Diana ? Ses cheveux ne
sont pas roux, si ? Oh, j'espère que non. C'est
déjà suffisamment triste d'avoir les cheveux
roux, mais je ne pourrais pas le supporter chez
mon amie intime. »
« Diana est une petite fille très mignonne. Elle a
les yeux et les cheveux noirs, et les joues roses.
Elle est douce et intelligente, ce qui est encore
plus important que d'être jolie. »
Marilla, à l'instar de la Duchesse du Pays des
174
Merveilles, aimait donner une morale à toute
chose, et elle était fermement convaincue qu'il
fallait en imprégner chacune des remarques que
l'on adressait aux enfants que l'on était chargé
d'éduquer.
Mais Anne ne prêta aucune attention à la
morale de l'histoire. Elle restait concentrée sur
les possibilités délicieuses qui s’offraient à elle.
« Oh, je suis si heureuse qu'elle soit jolie. À
défaut d'être beau soi-même − et dans mon
cas, c'est impossible − il vaut mieux avoir une
amie intime qui le soit. Quand je vivais chez
Mme Thomas, elle avait dans son salon une
bibliothèque aux portes en verre. Il n'y avait
aucun livre à l'intérieur ; Mme Thomas y
exposait sa plus belle porcelaine et ses
conserves − quand elle en avait. L'une des
portes était cassée. M. Thomas l'avait brisée un
175
soir, alors qu'il était éméché. Mais l'autre était
intacte et j’imaginais que mon reflet à l'intérieur
était une autre petite fille qui y vivait. Je
l'appelais Katie Maurice et nous étions très
proches. J'avais pris l'habitude de lui parler
pendant des heures, surtout le dimanche. Je lui
racontais tout. Katie était le seul réconfort et
l'unique consolation que j'avais dans la vie.
Nous faisions comme si la bibliothèque était
enchantée et qu'il m’aurait suffi de connaître le
sort permettant d'ouvrir la porte pour entrer
dans la pièce où vivait Katie Maurice, au lieu
de me retrouver sur les étagères où Mme
Thomas gardait sa porcelaine et ses conserves.
Alors, Katie Maurice m'aurait prise par la main
et m'aurait conduite dans un endroit
merveilleux, rempli de fleurs, de rayons de
soleil et de jolies fées, et nous y aurions vécu
heureuses jusqu'à la fin des temps. Quand je
suis partie vivre chez Mme Hammond, j'ai eu le
176
cœur brisé de devoir laisser Katie Maurice.
Elle ressentait la même chose, j'en suis certaine,
car elle pleurait quand elle m'a embrassée pour
me dire au revoir à travers la porte de verre. Il
n'y avait pas de bibliothèque chez Mme
Hammond. Mais en amont de la rivière, non
loin de la maison, se trouvait un petit vallon
verdoyant, où l'on trouvait le plus merveilleux
des échos. Il vous renvoyait chaque mot que
vous prononciez, même si vous ne parliez pas
fort. Alors je me suis imaginé qu'y vivait une
petite fille du nom de Violetta, et nous étions de
très proches amies. Je l'aimais presque autant
que Katie Maurice − pas exactement, mais
presque autant, vous savez. La nuit précédant
mon départ pour l'orphelinat, j'ai dit au revoir à
Violetta, et oh, son salut m'est revenu en des
tons si tristes et mélancoliques ! Je m'étais
tellement attachée à elle que je n'avais pas le
cœur d'imaginer me trouver une amie intime à
177
l'orphelinat, même si j'avais pu laisser libre
cours à mon imagination. »
« Je pense que c'est aussi bien ainsi, répondit
froidement Marilla. Je n'approuve pas de telles
activités. Tu sembles presque croire ce que tu
imagines. Il serait bon que tu aies une véritable
amie pour te sortir ces inepties de la tête. Mais
que Mme Barry ne t'entende pas parler de tes
Katie Maurice et de tes Violetta, sinon, elle
s'imaginera que tu racontes des sornettes. »
« Oh, je n'en ferai rien. Je ne pourrais en parler
à personne − leur souvenir est trop sacré pour
moi. Mais j'ai pensé que je devrais vous en
parler. Oh, regardez, une grosse abeille vient
de tomber d'une fleur de pommier. Songez
comme ce doit être agréable d'y habiter − dans
une fleur de pommier ! Imaginez-vous aller y
dormir lorsque le vent souffle en tempête. Si je
178
n'étais pas une petite humaine, je pense que
j'aimerais être une abeille pour vivre parmi les
fleurs. »
« Hier, tu voulais être une mouette, fit Marilla
en reniflant. Je pense que tu ne sais pas ce que
tu dis. Je t'ai demandé d'apprendre cette prière
sans parler. Mais apparemment, tu es incapable
de te taire tant que quelqu'un est là pour
t'écouter. Alors, monte dans ta chambre et
tâche de l'apprendre. »
« Oh, je la connais plutôt bien maintenant − en
entier, sauf la dernière ligne. »
« Bon, peu importe, fais ce que je te dis. Va
dans ta chambre et termine de l'apprendre
correctement. Restes-y jusqu'à ce que je
t'appelle en bas pour m'aider à préparer le thé.
»
179
« Puis-je prendre les fleurs de pommier avec
moi pour qu'elles me tiennent compagnie ? »
supplia Anne.
« Non, les fleurs risqueraient de s'éparpiller
dans ta chambre. Tu n'aurais jamais dû les
enlever de l'arbre. »
« C'est ce que je pensais, moi aussi, dit Anne.
Je me suis dit que je n'aurais pas dû raccourcir
leurs douces vies en les cueillant − je n'aimerais
pas être cueillie si j'étais une fleur de pommier.
Mais la tentation était si forte. Que faites-vous
pour résister à une tentation irrésistible ? »
« Anne, ne m'as-tu pas entendue te demander
d'aller dans ta chambre ? »
Anne se retira dans le pignon est en soupirant,
et s'assit sur une chaise à côté de la fenêtre.
180
« Voilà − je connais cette prière. J'ai appris la
dernière phrase en montant les escaliers.
Maintenant, je vais imaginer des choses dans
cette chambre, de sorte qu'elles y resteront à
jamais dans mon imagination. Le sol est
recouvert d'un tapis de velours blanc jonché de
roses, et des rideaux de soie rose sont
accrochés aux fenêtres. Les murs sont tapissés
de brocart doré et argenté. Les meubles sont
en acajou. J'ignore à quoi ressemble l'acajou,
mais cela m'a l'air tellement luxueux. Il y a un
canapé recouvert de coussins de soie
somptueux, roses, bleus et cramoisis, et je m'y
allonge avec grâce. Je peux apercevoir mon
reflet dans ce splendide miroir suspendu au
mur. Je suis grande et j'ai le port altier dans ma
longue robe de dentelle blanche, avec une croix
de perles sur la poitrine et des perles dans les
cheveux. Ma chevelure est aussi noire que la
nuit et ma peau est pâle comme l'ivoire. Je
181
m'appelle Lady Cordelia Fitzgerald. Non,
impossible − je n'arrive pas à rendre cela réel.
»
Elle se dirigea d'un pas dansant vers le petit
miroir et s'y absorba. Sur son visage pointu,
moucheté de taches de rousseur, de grands
yeux gris intenses lui renvoyaient son regard.
« Tu n'es jamais qu'Anne des Pignons Verts,
dit-elle, la mine grave. Et je te vois, telle que tu
es réellement, alors que j'essaie d'imaginer que
je suis Lady Cordelia. Mais il vaut mille fois
mieux être Anne des Pignons Verts qu'Anne de
nulle part, n'est-ce pas ? »
Elle se pencha en avant, embrassa son reflet
avec tendresse et s'approcha de la fenêtre
ouverte.
« Chère Reine des Neiges, je vous salue. Je
182
souhaite une agréable après-midi à ces chers
bouleaux, au fond du vallon, ainsi qu'à cette
chère maison grise tout là-haut. Je me demande
si Diana deviendra mon amie intime. Je
l'espère, et moi aussi je l'aimerai de tout mon
cœur. Mais je ne dois jamais oublier Katie
Maurice et Violetta. Elles seraient tellement
blessées, et je ne supporterais pas de faire de
la peine à qui que ce soit, même à une fille qui
se cache dans un reflet ou encore dans un
écho. Je dois prendre soin de ne pas les
oublier, et pour cela, je leur enverrai un baiser
chaque jour. »
Anne envoya quelques baisers du bout des
doigts en direction des fleurs de cerisier, puis,
le menton dans les mains, se laissa
nonchalamment porter par un océan de
rêveries.
183
CHAPITRE IX
Mme Rachel Lynde est proprement
horrifiée !
Cela faisait deux semaines qu'Anne vivait aux
Pignons Verts lorsque Mme Lynde vint la
rencontrer. Mais Mme Rachel n'était pas à
blâmer pour ce retard. Depuis sa dernière visite
aux Pignons Verts, une grippe sévère, bien que
ce ne fût pas la saison, avait cloué la brave
dame au fond de son lit. Mme Rachel n'était
pas souvent malade et méprisait ouvertement
les personnes qui se permettaient ce luxe ; mais
la grippe, ainsi qu'elle l'affirmait, était différente
des autres maladies de la terre, et devait être
interprétée comme une visite divine. Dès que le
médecin lui eut permis de poser le pied hors de
chez elle, elle se rua aux Pignons Verts,
184
intriguée au plus haut point par la petite
orpheline de Matthew et Marilla, qui faisait
l'objet de toutes sortes d'histoires et de
conjectures à Avonlea.
Au cours de ces deux semaines, Anne avait mis
à profit chaque instant passé hors de son lit.
Elle connaissait déjà chaque arbre et chaque
buisson du domaine. Elle avait découvert
qu'une allée passait sous le verger et remontait
au travers d'un bosquet, qu'elle avait exploré
de fond en comble. Elle en connaissait par
cœur le petit ruisseau et ses méandres
capricieux qu'enjambait un petit pont de bois,
ses taillis de résineux, les voûtes formées par
des branches de cerisier sauvage, ses recoins
chargés de fougères et ses traverses ramifiées
bordées d'érables et de sorbiers.
Elle s'était liée d'amitié avec la source nichée au
185
fond du vallon. Cette source majestueuse, à
l'eau claire et glacée, coulait dans un bassin
orné de galets de grès lisses et rouges, où
flottaient des nénuphars larges comme la
paume d'une main. Un peu plus loin, un pont de
rondins traversait le ruisseau.
Ce pont conduisit les pas sautillants d'Anne au
sommet d'une butte boisée, où se dressait une
dense forêt de sapins et d'épicéas. Sous leurs
épais branchages, la pénombre abritait une
myriade de campanules fragiles, les fleurs les
plus timides et les plus douces des sous-bois,
ainsi que quelques fleurs de bourrache, pâles et
éthérées, sorte de réminiscence fuyante des
bourgeons de l'année passée. Les toiles
d'araignée scintillaient comme des fils d'argent
entre les arbres. Les branches des sapins et les
glands semblaient lui tenir un discours amical.
186
Tous ces voyages et ces explorations, qu'elle
entreprenait lors des rares demi-heures de
liberté dont elle disposait, la ravissaient au plus
haut point. Elle se répandait en récits détaillés
auprès de Matthew et Marilla dès son retour.
Matthew ne s'en plaignait pas, au contraire, il
l'écoutait, un sourire béat sur les lèvres. Marilla,
quant à elle, tolérait ces bavardages jusqu'à ce
qu'elle se rendît compte qu'elle y prêtait un trop
grand intérêt. Alors, elle interrompait Anne
sèchement en lui demandant de bien vouloir
tenir sa langue.
Anne se trouvait dehors, dans le verger, se
promenant à sa guise dans le gazon épais et
luxuriant zébré par les rayons rougeoyants du
soleil couchant, lorsqu'arriva Mme Rachel.
Ainsi, la brave dame eut tout le loisir de décrire
sa maladie par le détail, décrivant chaque
symptôme et chaque battement de cœur avec
187
une joie si évidente que Marilla se prit à songer
que même la grippe devait avoir son lot de
compensations. Une fois qu'elle eut épuisé le
sujet, Mme Rachel en vint à la véritable raison
de sa visite.
« J'ai entendu de surprenantes nouvelles à
propos de Matthew et vous. »
« Je ne crois pas que vous soyez plus stupéfaite
que je ne le suis moi-même, dit Marilla. Je me
remets à peine de ma surprise. »
« Quel dommage qu'il y ait eu une telle
méprise, dit Mme Rachel d'un ton
compatissant. Vous n'avez pas pu la renvoyer ?
»
« Je pense que nous l'aurions pu, mais nous
avons décidé de n'en rien faire. Matthew s'est
attaché à elle. Et pour ma part, je dois bien dire
188
que je l'apprécie − même si, je le reconnais,
elle n'est pas exempte de défauts. La maison
me semble déjà avoir changé. C'est une petite
fille si radieuse. »
Marilla en avait dit plus qu'elle ne l'aurait voulu,
car elle put lire la désapprobation sur le visage
de Mme Rachel.
« C'est une lourde responsabilité que vous avez
endossée, déclara la visiteuse d'un ton sinistre,
d'autant plus que vous n'avez pas la moindre
expérience avec les enfants. J'imagine que vous
ne savez pas grand-chose d'elle, ni de son
véritable caractère, et il est impossible de
deviner comment ces enfants-là peuvent
tourner. Mais loin de moi l'idée de vous
décourager, soyez-en sûre, Marilla. »
« Je ne me sens pas découragée, répondit
189
Marilla sèchement. Quand je m'engage, je ne
reviens pas sur ma décision. Je suppose que
vous aimeriez rencontrer Anne. Je vais
l'appeler. »
Anne accourut aussitôt, le visage rayonnant de
sa promenade dans le verger. Encore un peu
rêveuse, elle fut décontenancée de se retrouver
brusquement en présence d'une étrangère et,
troublée, elle s'arrêta dans l'encadrement de la
porte. C'était indubitablement une curieuse
petite fille, dans la robe en lin étriquée de
l'orphelinat, d'où dépassaient des jambes
maigres, trop longues pour être jolies. Ses
taches de rousseur semblaient plus nombreuses
et plus envahissantes que jamais. Elle ne portait
pas de chapeau et le vent avait emmêlé ses
cheveux, lui donnant l'apparence d'une masse
brillante, qui n'avait jamais paru aussi rousse
qu'en cet instant.
190
« Eh bien, une chose est sûre, on ne t'a pas
choisie pour ton apparence », lança
méchamment Mme Rachel Lynde. Mme
Rachel était l'une de ces personnes populaires
et joviales qui s'enorgueillissaient de dire haut et
fort tout ce qu'elles pensaient. « Elle est
affreusement maigre, et si commune, Marilla.
Viens ici, mon enfant, laisse-moi te regarder.
Bonté divine, a-t-on jamais vu de telles taches
de rousseur ? Et ces cheveux, aussi roux
qu'une carotte ! Viens ici, mon enfant, te dis-je
!»
Anne s'exécuta, mais pas comme Mme Rachel
s'y attendait. Elle s'élança d'un bond dans la
cuisine et se campa devant Mme Rachel, le
visage écarlate de colère, les lèvres tremblantes
et sa frêle silhouette secouée de spasmes des
pieds à la tête.
191
« Je vous déteste, s'écria-t-elle d'une voix
ulcérée, en tapant du pied sur le sol. Je vous
déteste − je vous déteste − je vous déteste ! »
À chacune de ses paroles furieuses, elle tapait
un peu plus fort. « Comment osez-vous me dire
que je suis maigre et laide ? Comment osezvous critiquer mes cheveux et mes taches de
rousseur ? Vous êtes une femme grossière,
malpolie et sans cœur ! »
« Anne ! » se récria Marilla, consternée.
Mais Anne, sans ciller, affrontait toujours Mme
Rachel. Elle avait la tête haute, ses yeux
lançaient des éclairs et elle serrait les poings.
Son indignation passionnée l'enveloppait
comme une aura.
« Comment osez-vous proférer de telles
horreurs à mon sujet ? répéta-t-elle avec
192
véhémence. Aimeriez-vous que l'on dise des
choses pareilles sur vous ? Aimeriez-vous que
l'on vous dise que vous êtes grosse et
maladroite, et que vous êtes sans nul doute
dépourvue de la moindre étincelle d'imagination
? Je me moque bien de vous faire de la peine !
Je l'espère, même. Vous m'avez blessée,
encore plus que n'importe qui auparavant,
même le mari alcoolique de Mme Thomas. Et
je ne vous le pardonnerai jamais. Jamais,
jamais ! »
Les coups de pied sur le sol redoublaient
d'ardeur.
« A-t-on jamais vu pareil caractère ! »
s'exclama Mme Rachel, proprement horrifiée.
« Anne, va dans ta chambre et restes-y jusqu'à
ce que je monte », fit Marilla une fois qu'elle
193
eut péniblement retrouvé l'usage de la parole.
Anne éclata en sanglots et, se ruant vers la
porte du couloir, la claqua avec une telle force
que les pots en étain suspendus à la façade
sous le porche s'entrechoquèrent en écho. Elle
traversa le couloir en trombe et gravit les
escaliers tel un tourbillon. Un claquement sourd
à l'étage indiqua que la porte du pignon est
venait de se refermer tout aussi violemment.
« Eh bien, je vous souhaite bien du courage
pour éduquer cela, Marilla, dit Mme Rachel
avec une épouvantable morgue.
Marilla ouvrit la bouche pour répondre qu'elle
ne savait comment s'excuser et qu'elle en était
mortifiée. Pourtant, les mots qui en sortirent ne
manquèrent pas de la surprendre, comme ils
continuèrent de le faire par la suite.
194
« Vous n'auriez pas dû critiquer son apparence,
Rachel. »
« Marilla Cuthbert, vous n'êtes pas en train de
dire que vous la soutenez dans l'innommable
caprice auquel nous venons d'assister ! »
s'exclama Mme Rachel, outrée.
« Non, dit lentement Marilla, je n'essaie pas de
l'excuser. Elle s'est montrée très désagréable et
nous allons avoir une grande conversation
toutes les deux. Mais il vous faut essayer de la
comprendre. On ne lui a jamais appris les
bonnes manières. Et vous avez été
particulièrement dure avec elle, Rachel. »
Marilla ne put s'empêcher d'ajouter cette
dernière phrase, et une fois de plus, elle en fut
la première surprise. Mme Rachel se leva en
affectant d'être blessée dans sa dignité.
195
« Eh bien, je vois que je devrai être très
précautionneuse dans le choix de mes mots à
l'avenir, Marilla, puisque les sentiments fragiles
des orphelins, dénichés on ne sait trop où,
passent avant tout le reste. Oh non, je ne suis
pas vexée − ne vous souciez pas de moi. Je
suis bien trop désolée pour vous, ce qui ne me
laisse guère la place de ressentir une
quelconque colère. Vous aurez votre lot de
problèmes avec cette enfant. Mais si vous
voulez un bon conseil − ce dont je doute, bien
que j'aie élevé dix enfants et que j'en aie
enterré deux − ayez cette "grande
conversation" que vous avez mentionnée avec,
à la main, une épaisse baguette de bouleau. Je
suis convaincue que c'est là le seul langage qui
soit efficace avec ce genre d'enfants. Je dirais
que son caractère est à l'image de ses cheveux.
Sur ce, bonsoir, Marilla. J'espère que vous
descendrez me voir aussi souvent que
196
d'habitude. Mais ne vous attendez pas à ce que
je vous rende visite pendant longtemps, si c'est
pour me faire insulter de telle façon. C'est
quelque chose que je n'avais encore jamais
subi. »
Sur ces paroles, Mme Rachel s'éloigna
prestement − si tant est que cet adverbe puisse
s'appliquer à une femme aussi grosse, qui se
dandinait plus qu'elle ne marchait − et Marilla
se rendit au pignon est avec une mine de
circonstance.
Tout en gravissant les marches, elle réfléchissait
péniblement à l'attitude qu'il convenait
d'adopter. Elle était consternée par la scène qui
venait de se dérouler. Quel malheur qu'Anne
eût choisi Mme Rachel Lynde pour se livrer à
une telle crise de rage ! Soudain, Marilla prit
conscience, non sans embarras, que le
197
sentiment qui la dominait était davantage
l'humiliation que le souci d'avoir découvert chez
Anne un trait de caractère inquiétant. Et
comment allait-elle la punir ? La suggestion qui
lui avait été faite d'employer une baguette de
bouleau − efficacité dont tous les enfants de
Mme Rachel auraient sans nul doute pu
témoigner − ne plaisait pas à Marilla. Elle ne se
pensait pas capable de fouetter un enfant. Non,
elle devait trouver d'autres méthodes pour
punir Anne, afin qu'elle prît conscience d'ellemême de la gravité de son attitude.
Marilla trouva Anne à plat ventre sur son lit, en
train de pleurer amèrement toutes les larmes de
son corps, sans se soucier des traces boueuses
que laissaient ses bottes sur le couvre-lit.
« Anne », dit-elle d'un ton assez doux.
198
Aucune réponse.
« Anne, fit-elle plus sèchement, descends tout
de suite de ce lit et écoute ce que j'ai à te dire.
»
Anne descendit du lit en se tortillant et s'assit
bien droit dans une chaise toute proche, le
visage gonflé et brouillé de larmes, les yeux
rivés sur le sol.
« Quelle charmante manière de te comporter,
Anne ! N'as-tu pas honte de toi ? »
« Elle n'avait aucun droit de dire que j'étais
laide et trop rousse », répliqua Anne d'un air de
défi, sans toutefois la regarder en face.
« Et toi, tu n'avais pas le droit d'entrer dans une
telle rage et de parler comme tu l'as fait, Anne.
J'avais honte de toi − terriblement honte. Je
199
voulais que tu te comportes convenablement
avec Mme Lynde, et au lieu de cela, tu m'as
couverte de ridicule. Je ne comprends
absolument pas pourquoi tu t'es mise dans un
tel état tout simplement parce que Mme Lynde
a dit que tu étais rousse et quelconque. Tu le
dis toi-même assez souvent. »
« Oh, mais il existe une différence entre dire
une chose soi-même et l’entendre dire par
quelqu’un d’autre, s'écria Anne. On peut être
conscient d'un fait, tout en espérant que les
autres ne pensent pas la même chose. Je sais
que vous vous dites que j'ai mauvais caractère,
mais je n'y peux rien. Quand elle a dit toutes
ces horreurs, quelque chose s'est emparé de
moi et m'a fait suffoquer. Il fallait que je me
jette sur elle. »
« Eh bien, tu t'es donnée en spectacle, voilà
200
tout. Mme Lynde aura une histoire charmante à
raconter partout − et crois-moi, elle ne s'en
privera pas. C'est profondément regrettable
que tu te sois ainsi laissé aller à ta colère, Anne.
»
« Mais imaginez ce que vous ressentiriez si
quelqu'un vous disait en face que vous étiez
maigrichonne et laide », implora Anne, les yeux
pleins de larmes.
Un vieux souvenir surgit soudain devant
Marilla. Elle n'était qu'une toute petite fille
quand elle avait entendu l'une de ses tantes
parler d'elle en ces termes : « Quel dommage
qu'elle soit si brune et si quelconque. » Marilla
avait dû attendre cinquante ans avant que ce
souvenir ne lui fût plus douloureux.
« Je ne dis pas que Mme Lynde a eu raison de
201
te traiter comme elle l'a fait, Anne, reconnutelle d'une voix plus douce. Rachel parle
beaucoup trop. Mais cela n'excuse pas un tel
comportement de ta part. C'était une étrangère,
une personne âgée, mon invitée qui plus est −
trois excellentes raisons pour ne pas se montrer
discourtois envers elle. Tu as été grossière,
effrontée et − Marilla songea soudain à une
punition − tu dois aller la voir, lui dire que tu es
vraiment désolée de t'être emportée et lui
demander pardon. »
« Je ne pourrai jamais le faire, dit Anne avec
une sombre détermination. Vous pouvez me
punir comme bon vous semblera, Marilla. Vous
pouvez m'enfermer dans d'obscures oubliettes
humides, habitées par des serpents et des
crapauds, au pain sec et à l'eau, que je ne me
plaindrais pas. Mais je ne peux pas demander
pardon à Mme Lynde. »
202
« Ce n'est pas dans mes habitudes d'enfermer
les gens dans des oubliettes humides, fit Marilla
sèchement, surtout qu'elles sont rares à
Avonlea. Mais tu dois et tu vas t'excuser
auprès de Mme Lynde, c’est certain.
Maintenant, tu vas rester dans ta chambre
jusqu'à être en mesure de me dire que tu es
prête à le faire. »
« Alors je resterai ici pour toujours, dit Anne
d'un ton maussade, car je ne peux pas dire à
Mme Lynde que je suis désolée d'avoir dit ce
que j'ai dit à son sujet. Comment le pourrais-je
? Je ne le suis pas du tout. Je suis désolée de
vous avoir blessée ; mais je suis contente de lui
avoir parlé ainsi. C'était d'une grande
satisfaction. Je ne peux pas dire que je suis
désolée alors que je ne le suis pas, n'est-ce pas
? Je ne peux même pas imaginer que je puisse
être désolée. »
203
« Ton imagination sera peut-être plus
conciliante demain matin, dit Marilla en se
levant pour partir. Tu as la nuit pour réfléchir à
ta conduite et te mettre dans de bonnes
conditions. Tu as dit que tu essaierais d'être une
fille très gentille si nous te gardions aux Pignons
Verts, mais je dois dire que je n'en ai pas eu
l'impression ce soir. »
Après lui avoir décoché cette flèche du Parthe6
en plein cœur, Marilla retourna à la cuisine,
profondément troublée et meurtrie. Elle était
tout aussi furieuse envers elle-même qu'envers
Anne, car dès qu'elle se remémorait l'air ahuri
de Mme Rachel, ses lèvres frémissaient
d'amusement et elle sentait une irrépressible
envie de rire monter en elle.
204
CHAPITRE X
Les excuses d'Anne
Marilla se garda de raconter toute l'histoire à
Matthew ce soir-là ; mais quand, le lendemain
matin, Anne se montra tout aussi réfractaire,
elle fut forcée d'expliquer son absence à la
table du petit déjeuner. Marilla relata tout en
détail, prenant bien soin de l'impressionner en
insistant sur la gravité du comportement
d'Anne.
« C'est une bonne chose que Rachel Lynde se
soit fait rappeler à l'ordre ; c'est une vieille
commère qui se mêle de tout », répondit
Matthew en fait de soutien.
« Matthew Cuthbert, j'en reste sans voix. Tu
205
sais que le comportement dont Anne a fait
preuve était terrible, et pourtant tu prends son
parti ! Et maintenant tu vas me dire que j'ai eu
tort de la punir ! »
« Eh bien, non, pas exactement, bafouilla
Matthew. Je reconnais qu'il est bon de la punir
un peu. Mais ne sois pas trop dure avec elle,
Marilla. N'oublie pas que personne ne lui a
jamais appris à bien se comporter. Tu − tu vas
quand même lui donner quelque chose à
manger, n'est-ce pas ? »
« Ai-je jamais laissé mourir quelqu'un de faim
pour lui faire adopter un meilleur comportement
? s'indigna Marilla. Elle aura ses repas comme
nous deux, et je les lui porterai moi-même.
Mais elle restera là-haut jusqu'à ce qu'elle
accepte de s'excuser auprès de Mme Lynde, je
ne reviendrai pas là-dessus, Matthew. »
206
Le petit déjeuner, le déjeuner et le dîner se
déroulèrent en silence − car Anne demeurait
inflexible. Après chaque repas, Marilla
apportait au pignon est un plateau bien garni,
qu'elle ramenait plus tard presque intact.
Matthew posa un regard perplexe sur le
dernier plateau qui redescendit. Anne avait-elle
seulement mangé quelque chose ?
Lorsque Marilla sortit ce soir-là pour ramener
les vaches du pré de derrière, Matthew, qui
était resté près de l'étable pour l'observer, se
glissa dans la maison comme un voleur et
monta à l'étage. Habituellement, Matthew s'en
tenait à la cuisine et à la petite chambre qu'il
occupait au bout du couloir ; il lui arrivait
rarement de pénétrer dans le salon ou dans le
séjour, lorsque le pasteur venait prendre le thé.
Mais il n'était jamais monté à l'étage de sa
propre maison depuis le printemps où il avait
207
aidé Marilla à tapisser la chambre d'amis, il y
avait quatre ans de cela.
Il remonta le couloir sur la pointe des pieds et
resta quelques minutes sur le pas de la porte du
pignon est avant de rassembler tout son
courage et de taper du bout des doigts contre
la porte. Il l'entrouvrit pour jeter un coup d'œil
à l'intérieur.
Anne était assise sur la chaise jaune près de la
fenêtre, où elle contemplait le jardin d'un air
triste. Elle semblait si petite et malheureuse que
le cœur de Matthew se serra. Il referma
délicatement la porte et se dirigea vers elle à
pas lents.
« Anne, chuchota-t-il, comme s'il craignait que
quelqu'un d'autre ne l'entende, comment vas-tu,
Anne ? »
208
Anne esquissa un faible sourire.
« Je vais bien. J'imagine beaucoup de choses,
cela m'aide à passer le temps. Bien sûr, c'est
assez solitaire. Mais il semblerait que je doive
m'y habituer. »
Anne sourit à nouveau. Elle affronterait
courageusement les longues années
d'emprisonnement solitaire auxquelles elle était
destinée.
Matthew se rappela qu'il devait dire ce qu’il
était venu dire sans plus perdre de temps, de
peur que Marilla ne rentrât plus tôt que prévu.
« Bon, Anne, tu ne penses pas que tu ferais
mieux de faire ce qu'on te demande pour en
finir avec tout cela ? chuchota-t-il. Tôt ou tard,
il faudra bien t'y résoudre, tu sais, car Marilla
est une femme à la détermination redoutable −
209
redoutable, Anne. Fais-le sans plus attendre,
suis mon conseil, et tu en seras débarrassée. »
« Vous voulez dire que je dois demander
pardon à Mme Lynde ? »
« Oui − demander pardon − c'est exactement
cela, dit Matthew avec empressement.
Montre-toi coopérative, disons. C'est ce que je
suis venu te dire. »
« Je pense pouvoir le faire, pour vous faire
plaisir, dit Anne, en pleine réflexion. Ce serait
suffisamment sincère si je disais que je suis
désolée, parce que maintenant, je le suis
vraiment. Je ne l'étais pas le moins du monde
hier soir. J'étais très fâchée et je le suis restée
toute la nuit. Je le sais, car je me suis réveillée
trois fois et que, chaque fois, j'étais toujours
aussi furieuse. Mais ce matin, c'était terminé. Je
210
n'étais plus de mauvaise humeur − cela m'a
laissé une curieuse sensation de vide. J'avais
tellement honte de moi. Mais je ne pouvais pas
me résoudre à aller parler à Mme Lynde. Ce
serait si humiliant. J'ai décidé de rester cloîtrée
ici pour toujours plutôt que de m'exécuter. Et
pourtant − je serais prête à tout pour vous − si
vous me demandez vraiment de le faire − »
« Eh bien, oui, je te le demande. C'est
affreusement triste en bas, sans toi. Vas-y et
arrange toute cette affaire − tu seras une
gentille fille. »
« Très bien, dit Anne d'un ton résigné. Dès que
Marilla reviendra, je lui dirai que je me suis
repentie. »
« C'est bien − c'est bien, Anne. Mais ne dis
pas à Marilla que je t'ai parlé. Elle croirait que
211
je me mêle de cette histoire et je lui ai promis
de n'en rien faire. »
« Même au supplice, je ne dirais rien, promit
Anne d'un ton solennel. Qu'entend-on par
supplice, de toute façon ? »
Mais Matthew était parti, effrayé par son
propre succès. Il s'empressa de fuir dans le
coin le plus reculé du pâturage, de peur que
Marilla ne soupçonne sa manœuvre.
Lorsqu'elle rentra à la maison, elle eut
l'agréable surprise d'entendre une voix plaintive
l'appeler par-dessus la rampe : « Marilla ! »
« Quoi donc ? » demanda-t-elle en se rendant
dans le couloir.
« Je suis désolée d'avoir perdu mon sang-froid
et d'avoir proféré de vilaines paroles. Je suis
prête à aller le dire à Mme Lynde. »
212
« Très bien. » Le ton cassant de Marilla ne
laissait rien transparaître de son soulagement.
Elle avait commencé à se demander ce qu'elle
pourrait bien faire si d'aventure Anne ne se
décidait jamais à capituler. « Je t'y conduirai
après la traite. »
Comme convenu, après la traite, Marilla et
Anne descendirent l'allée, la première droite et
triomphante, l'autre la tête basse et la mine
défaite. Mais à mi-chemin, l'abattement d'Anne
disparut comme par enchantement. Elle releva
la tête et allongea sa foulée, les yeux rivés sur le
soleil couchant. Elle arborait presque un visage
réjoui. Marilla s'inquiéta de ce revirement. La
fillette n'avait plus rien de la pénitente contrite
qu'elle avait la responsabilité de conduire
auprès de Mme Lynde afin qu'elle y répare
l'affront qu'elle lui avait fait.
213
« À quoi penses-tu, Anne ? » lui demanda-telle vivement.
« Je suis en train d'imaginer ce que je dirai à
Mme Lynde », répondit Anne d'un ton rêveur.
Cette réponse était satisfaisante − ou du moins,
aurait dû l'être. Mais Marilla ne pouvait se
débarrasser de la sensation que quelque chose
dans ses projets de punition ne prenait pas le
chemin escompté. Anne n'avait aucune raison
d'afficher une mine si rayonnante.
Pourtant, ce fut la mine rayonnante qu'Anne
poursuivit sa route jusqu'à ce qu'elles
arrivassent devant Mme Lynde, assise à la
fenêtre de sa cuisine, son tricot à la main.
Soudain, elle perdit toute sa légèreté. Une
contrition accablante se lisait sur chacun de ses
traits. Avant qu'un mot ne fût échangé, Anne
214
tomba brusquement à genoux devant une Mme
Rachel sidérée, et tendit des mains implorantes.
« Oh, Mme Lynde, je suis tellement désolée,
dit-elle avec des trémolos dans la voix. Jamais
je ne pourrai exprimer tous mes remords, non,
même si je me servais de tous les mots du
dictionnaire. Je vous demande de me croire. Je
me suis comportée de manière terrible avec
vous − et j'ai couvert de honte ces êtres très
chers, Matthew et Marilla, qui m'ont permis de
rester aux Pignons Verts bien que je ne sois pas
un garçon. Je suis une fille méchante et
atrocement ingrate, et je mérite d'être punie et
bannie pour toujours loin de ces gens
respectables. C'était terriblement méchant de
ma part d'entrer dans une telle colère parce
que vous m'aviez dit la vérité. Car c'était bien la
pure vérité ; chaque mot que vous avez
prononcé. Mes cheveux sont roux et je suis
215
couverte de taches de rousseur, je suis laide et
maigrichonne. Ce que je vous ai dit était
également vrai, mais j'aurais dû me garder de le
dire. Oh, Mme Lynde, je vous en conjure,
pitié, pardonnez-moi. Si vous refusez, ma vie
entière sera tourmentée par le chagrin. Vous ne
voudriez pas infliger cela à une pauvre
orpheline, aussi caractérielle qu'elle soit, n'estce pas ? Oh, je n'en doute pas un instant. Je
vous en prie, dites-moi que vous me
pardonnez, Mme Lynde. »
Anne avait les mains jointes et la tête baissée.
Elle attendait le jugement.
On ne pouvait douter de sa sincérité − elle
s'entendait dans chaque intonation de sa voix.
Marilla et Mme Lynde la percevaient à n'en pas
douter. Mais la première comprenait avec
consternation qu'Anne savourait l'humiliation
216
qu'elle s'imposait − à en juger par le soin qu'elle
mettait à se rabaisser de la sorte. Où donc était
la punition bien méritée qu'elle-même, Marilla,
s'était vantée d'avoir trouvée ? Anne l'avait
transformée en une partie de plaisir des plus
étranges.
La brave Mme Lynde, qui ne savait pas lire
entre les lignes, n'en prit aucunement
conscience. La seule chose qu'elle voyait,
c'était qu'Anne avait présenté ses plus plates
excuses. Toute sa rancune s'évanouit de son
cœur autoritaire, mais bienveillant.
« Allons, allons, lève-toi, ma petite, dit-elle
avec chaleur. Bien sûr, je te pardonne. Je
pense, du reste, avoir été un peu dure avec toi.
Mais je suis une personne si franche. Ne m'en
tiens pas rigueur, je suis ainsi faite. On ne peut
nier que tes cheveux sont extrêmement roux ;
217
mais j'ai connu une fille un jour − en réalité,
j'allais à l'école avec elle − dont les cheveux
étaient en tout point aussi roux que les tiens
quand elle était petite. Or, au fur et à mesure
qu'elle grandissait, ils se sont assombris et ont
pris une ravissante teinte auburn. Je ne serais
pas surprise le moins du monde s'il en allait de
même des tiens − pas le moins du monde. »
« Oh, Mme Lynde ! » Anne prit une profonde
inspiration en se redressant. « Vous m'avez
redonné l'espoir. Je vous considérerai
éternellement comme ma bienfaitrice. Oh, je
serais prête à tout endurer pourvu que mes
cheveux prennent une belle couleur auburn
lorsque je grandirai. Ce serait si facile d'être
gentille si mes cheveux étaient auburn, vous ne
pensez pas ? Et maintenant, me permettez-vous
d'aller dans votre jardin m'asseoir sur ce banc
sous les pommiers pendant que Marilla et vous
218
discutez ? Je pourrai y donner libre cours à
mon imagination. »
« Bonté divine, mais bien sûr, cours-y donc,
mon enfant. Et tu peux cueillir un bouquet de lis
blancs dans ce coin, là-bas, si tu en as envie. »
Alors que la porte se refermait derrière Anne,
Mme Lynde s'empressa de se lever pour
allumer une lampe.
« Quelle petite créature vraiment étrange.
Prenez ce fauteuil, Marilla ; il sera plus
confortable que celui que vous avez choisi ; je
le réserve au garçon de ferme. Oui, c'est
décidément une curieuse enfant, mais il y a
quelque chose d'agréable chez elle. Je
commence à comprendre pourquoi Matthew et
vous la gardez − je ne vous plains plus. Elle
deviendra peut-être quelqu'un de bien. Bien
219
sûr, elle a une façon bien singulière de
s'exprimer, elle parle trop et de manière trop
vive, voyez-vous ; mais elle perdra
certainement cette habitude en fréquentant des
personnes civilisées. Et puis, son caractère est
plutôt impétueux, je trouve ; mais il y a un point
positif, un enfant au caractère bouillonnant
comme le sien, qui s'enflamme aussi vite qu'il se
refroidit, ne sera jamais fourbe ni n'agira en
traître. Que Dieu me garde d'avoir un jour un
enfant fourbe. En fin de compte, Marilla, je
l'apprécie bien. »
Lorsque Marilla reprit le chemin du retour,
Anne sortit de la pénombre parfumée du
verger, une gerbe de narcisses blancs dans les
bras.
« Mes excuses n'étaient-elles pas soignées ?
dit-elle fièrement une fois qu'elles eurent fait
220
quelques pas dans l'allée. Je me suis dit que,
comme je devais le faire, j'avais tout intérêt à
ce que ce soit bien fait. »
« Tu as très bien fait, vraiment », remarqua
Marilla. Pour tout dire, elle avait envie de rire
en y songeant, ce qui ne manquait pas de
l'étonner. Elle avait aussi l'étrange impression
qu'il eût fallu réprimander Anne pour s'être si
bien excusée. Voyons, tout ceci était ridicule !
Elle s'arrangea avec sa conscience, en se
contentant de dire d'un ton sévère :
« J'espère que c'est la dernière fois que tu te
trouves dans l'obligation de présenter de telles
excuses. J'espère que tu essaieras de contrôler
ton humeur à présent, Anne. »
« Ce ne sera pas bien difficile si les gens
cessent de se moquer de mon apparence, dit
221
Anne en soupirant. Le reste ne me fâche jamais
; mais je suis tellement lasse d'entendre des
moqueries au sujet de mes cheveux que cela
me fait toujours bouillir intérieurement. Pensezvous que mes cheveux prendront une belle
teinte auburn lorsque je serai grande ? »
« Tu ne devrais pas tant te préoccuper de ton
apparence, Anne. Je crains que tu ne sois une
petite fille très vaniteuse. »
« Comment pourrais-je être vaniteuse alors que
je suis si quelconque ? protesta Anne. J'aime
beaucoup les belles choses ; et je déteste
regarder dans le miroir et voir quelque chose
qui n'est pas beau. Cela me rend triste −
comme lorsque je regarde une chose laide. Je
la plains, car elle n'est pas belle. »
« Comme le dit l'adage, il ne faut pas se fier
222
aux apparences », objecta Marilla.
« On me l'a déjà dit, mais je n'en suis pas
convaincue, dit Anne, sceptique, tout en
humant ses narcisses. Oh, que ces fleurs sont
délicates ! C'était très gentil de la part de Mme
Lynde de me les donner. Je n'en veux plus à
Mme Lynde à présent. Demander pardon et
l'obtenir vous donne une agréable sensation de
légèreté, n'est-ce pas ? Les étoiles ne sont-elles
pas plus éclatantes ce soir ? Si vous pouviez
vivre sur une étoile, laquelle choisiriez-vous ?
Moi, j'aimerais bien cette grosse étoile très
claire qui brille là-haut, au-dessus de cette
colline sombre. »
« Anne, cesse donc un peu de parler », dit
Marilla, épuisée d'essayer de suivre le
cheminement des pensées de la fillette.
223
Anne ne prononça plus un mot jusqu'à
atteindre leur propre allée. Un petit vent taquin
s'en vint à leur rencontre, chargé du parfum
épicé des jeunes fougères humides de rosée.
Au loin, dans l'obscurité, on apercevait une
lueur entre les arbres, qui provenait de la
cuisine des Pignons Verts. Anne se rapprocha
soudain de Marilla et glissa sa main contre la
paume rêche de son aînée.
« Quel bonheur de rentrer chez soi, en sachant
que c'est vraiment chez soi, dit-elle. J'aime déjà
les Pignons Verts, et c'est la première fois que
j'aime un endroit. Je ne me suis jamais sentie
chez moi nulle part. Oh, Marilla, je suis si
heureuse. Je pourrais même prier sur-lechamp, et ce ne serait pas du tout pénible. »
Une sensation chaude et agréable naquit dans
le cœur de Marilla au contact de cette petite
224
main dans la sienne − un élan de la maternité
qu'elle n'avait pas connue, sans doute. C'était si
nouveau et si plaisant qu'elle en fut troublée.
Elle se hâta de retrouver sa contenance en
glissant une phrase moralisatrice.
« Si tu es une gentille fille, tu seras toujours
heureuse, Anne. Et tu ne devrais jamais trouver
cela pénible de prier. »
« Réciter ses prières, ce n'est pas exactement
la même chose que prier, répondit Anne,
songeuse. Mais je vais m'imaginer que je suis le
vent qui souffle à la cime de ces arbres. Quand
je me lasserai de ces arbres, j'imaginerai que je
descends doucement dans ces fougères − puis
je voletterai jusque dans le jardin de Mme
Lynde, où je ferai danser les fleurs − enfin, je
balayerai avec force le champ de trèfle, avant
de souffler sur le Lac Chatoyant et de le faire
225
onduler en petites vaguelettes frémissantes. Oh,
on peut s'imaginer tant de choses en songeant
au vent ! Alors je ne vais plus parler,
maintenant, Marilla. »
« Dieu en soit loué », soupira pieusement
Marilla, soulagée.
226
CHAPITRE XI
Anne va à l'école du dimanche
« Alors, comment les trouves-tu ? » demanda
Marilla.
Anne, debout dans la chambre du pignon est,
regardait d'un air grave les trois nouvelles robes
étalées sur le lit. La première était en toile de
vichy couleur tabac, que Marilla s'était laissé
tenter d'acheter à un colporteur l'été précédent,
en se disant qu'elle ferait toujours un bon usage
de ce tissu. La deuxième était en satin et
arborait des carreaux noirs et blancs. Elle en
avait acheté le tissu lors d'un marché aux
occasions, en hiver. Enfin, la dernière présentait
une affreuse teinte bleue, imprimée sur un tissu
raide qu'elle avait acheté cette semaine dans
227
une boutique de Carmody.
Elle les avait fabriquées elle-même. Les robes
étaient coupées à l'identique − des jupes
amples ordinaires surmontées d’un corsage
étroit et laid, avec des manches étriquées au
possible, tout aussi quelconques que le corsage
et le jupon.
« Je vais imaginer que je les aime », se contenta
de dire Anne.
« Je ne veux pas que tu te l'imagines, dit
Marilla, vexée. Oh, je vois bien que tu n'aimes
pas ces robes ! Qu'ont-elles qui ne te convient
pas ? Ne sont-elles pas propres, bien taillées et
neuves ? »
« Si. »
« Alors pourquoi ne les aimes-tu pas ? »
228
« Elles − elles ne sont − pas jolies », dit Anne
en hésitant.
« Jolies ! renifla Marilla. Je n'ai pas cherché à
te confectionner de jolies robes. Je n'aime pas
la vanité, Anne, je te le dis comme il se doit.
Ces robes sont correctes, pratiques et
raisonnables, sans froufrous ni fanfreluches, et
c'est là tout ce que tu porteras cet été. Le vichy
brun et le coton bleu te serviront pour l'école
quand tu commenceras à y aller. Le satin sera
pour l'école du dimanche. Je souhaite que tu les
gardes propres et bien repassées, et que tu ne
les déchires pas. Je pensais que tu serais
reconnaissante envers moi de ne plus te faire
porter ces nippes trop petites pour toi avec
lesquelles tu es arrivée. »
« Oh, mais je suis reconnaissante, protesta
Anne. Mais je serais tellement plus
229
reconnaissante si − si vous en aviez fabriqué
une, une seule, avec les manches bouffantes.
Les manches bouffantes sont vraiment à la
mode en ce moment. Cela me ferait tellement
plaisir, Marilla, de porter une robe avec les
manches bouffantes. »
« Eh bien, tu vas devoir te passer de ce plaisir.
Je n'avais pas de tissu à gaspiller pour des
manches bouffantes. Je trouve que ce sont là
des coquetteries ridicules. Je préfère des
manches classiques et convenables. »
« Mais j'aime mieux paraître ridicule si tout le
monde est dans le même cas, plutôt qu'être la
seule qui soit classique et convenable », insista
Anne d'un air dépité.
« Cela ne m'étonne pas de toi ! Bon, suspends
ces robes avec précaution dans ton placard,
230
puis assieds-toi pour apprendre ta leçon. J'ai
un manuel pour toi de la part de M. Bell, et tu
iras demain à l'école du dimanche », dit Marilla
en disparaissant dans les escaliers, de fort
mauvaise humeur.
Anne joignit les mains et regarda les robes.
« J'espérais qu'il y en ait une qui soit blanche
avec des manches bouffantes, murmura-t-elle,
inconsolable. Je priais pour en avoir une, mais
je dois avouer que je ne m'y attendais guère. Je
suppose que Dieu n'a pas le temps de se
soucier de la robe d'une petite orpheline. Je
savais que ce serait Marilla qui s'en occuperait.
Bon, heureusement, je peux imaginer que l'une
d'elles est en mousseline d'un blanc immaculé,
avec de jolis volants en dentelle et des triples
manches bouffantes. »
231
Le matin suivant, une sévère migraine empêcha
Marilla d'accompagner Anne à l'école du
dimanche.
« Tu vas devoir descendre et demander à Mme
Lynde, Anne, lui dit-elle. Elle s'assurera que tu
intègres la bonne classe. Bon, essaie de bien te
comporter. Reste au prêche après la classe et
demande à Mme Lynde de te montrer notre
banc. Voici un cent pour la quête. Ne dévisage
pas les gens et tiens-toi tranquille. Je te
demanderai de me parler du texte quand tu
rentreras. »
Anne se mit en route, obéissante, parée de sa
robe en satin noire et blanche qui, bien qu'elle
fût ample et suffisamment longue, soulignait
néanmoins la maigreur et l'angulosité de sa
silhouette. Elle portait un petit chapeau plat de
matelot, neuf et brillant, dont l'extrême banalité
232
avait à son tour contribué à la déception
d'Anne, qui s'était permis de rêver à des rubans
et des fleurs. Ce dernier accessoire, cependant,
fut offert à Anne avant qu'elle n'eût atteint la
route principale, car au milieu de l'allée, elle
découvrit un buisson étincelant de boutons d'or
secoués par le vent, ainsi qu'un bouquet de
roses sauvages majestueuses. Anne s'empressa
de s'en faire une généreuse couronne, dont elle
garnit son chapeau. Quoi que les gens puissent
en penser, Anne était satisfaite du résultat. Elle
trottina gaiement le long de la route, dressant
fièrement sa tête rousse ornée de décorations
roses et jaunes.
Lorsqu'elle atteignit la maison de Mme Lynde,
elle se rendit compte que la dame était déjà
partie. Nullement découragée, Anne entreprit
de se rendre toute seule à l'église. Sous le
porche, elle aperçut une foule de petites filles,
233
toutes vêtues de robes blanches, bleues et
roses, pâles ou éclatantes. Elles dévisagèrent
d'un œil curieux cette étrangère qui arrivait dans
leur direction, coiffée de manière aussi
extravagante. Les fillettes d'Avonlea avaient
déjà entendu des histoires singulières à propos
d'Anne. Mme Lynde avait raconté qu'elle avait
très mauvais caractère ; Jerry Buote, le garçon
de ferme employé aux Pignons Verts, avait dit
qu'elle parlait toujours toute seule, ou qu'elle
s'adressait aux arbres et aux fleurs comme si
elle était folle. Elles la regardèrent et se mirent à
chuchoter entre elles, dissimulées derrière leurs
manuels. Personne ne chercha à l'accueillir
amicalement, ni maintenant ni plus tard, lorsque
les premiers exercices furent terminés et
qu'Anne se retrouva dans la classe de Mlle
Rogerson.
Mlle Rogerson était une dame entre deux âges,
234
qui enseignait à l'école du dimanche depuis une
vingtaine d'années. Sa méthode d'enseignement
consistait à poser les questions inscrites dans le
manuel tout en regardant sévèrement, pardessus son livre, la petite fille qu'elle avait
désignée pour répondre à la question. Elle
posait souvent les yeux sur Anne qui, grâce à
l'entraînement de Marilla, répondait avec
empressement ; à tel point que l'on pouvait se
demander si elle comprenait vraiment les
questions et les réponses.
Elle n'aimait pas Mlle Rogerson et elle se
sentait très malheureuse ; toutes les autres
fillettes de la classe avaient des manches
bouffantes. Anne trouvait que la vie ne valait
pas la peine d'être vécue sans manches
bouffantes.
« Alors, as-tu aimé l'école du dimanche ? »
235
s'enquit Marilla lorsqu'Anne revint à la maison.
Sa gerbe de fleurs avait disparu, car Anne s'en
était débarrassée dans l'allée, de sorte que
Marilla n'en sut rien pendant quelque temps.
« Je n'ai pas du tout aimé. C'était affreux. »
« Anne Shirley ! » se récria Marilla.
Anne s'assit sur le rocking-chair en poussant un
profond soupir, embrassa l'une des feuilles de
Bonny et salua de la main un fuchsia en fleurs.
« Ils ont dû se sentir seuls quand j'étais partie,
expliqua-t-elle. Bon, parlons de l'école du
dimanche. Je me suis bien comportée, comme
vous me l'aviez demandé. Mme Lynde était
partie, mais j'y suis allée toute seule. Je suis
entrée dans l'église avec un tas d'autres petites
filles et je me suis assise au coin d'un banc,
près de la fenêtre, puis les premiers exercices
236
ont commencé. M. Bell a fait une prière
terriblement longue. J'aurais ressenti une
épouvantable fatigue si je n'étais pas assise
près de cette fenêtre. Mais elle donnait sur le
Lac Chatoyant, alors je l'ai contemplé en
m'imaginant toutes sortes de choses splendides.
»
« Tu aurais dû t'abstenir. Tu aurais dû écouter
M. Bell. »
« Mais il ne me parlait pas à moi, protesta
Anne. Il parlait à Dieu et il ne semblait d'ailleurs
pas très intéressé par ce qu'il disait. Il doit se
dire que Dieu est bien trop lointain. Il y avait de
longues rangées de bouleaux blancs inclinés audessus du lac et le soleil brillait au travers, se
reflétant tout au fond de l'eau. Oh, Marilla,
c'était un rêve magnifique ! J'en ai eu des
frissons et j'ai même dit : "Merci, Dieu, pour
237
tout cela", deux ou trois fois. »
« Pas tout haut, j'espère », dit Marilla, soudain
inquiète.
« Oh non, dans ma tête. Bon, M. Bell est enfin
arrivé au bout et on m'a demandé d'aller dans
la salle de classe avec Mlle Rogerson. Il y avait
neuf autres filles avec moi. Elles avaient toutes
les manches bouffantes. J'ai essayé de
m'imaginer que les miennes aussi étaient
gonflées, mais je n'ai pas réussi. Pourquoi cela
? Quand j'étais dans le pignon est, j'y arrivais
aisément, mais c'était une torture en présence
des autres fillettes qui, elles, avaient vraiment
les manches bouffantes. »
« Tu n'aurais pas dû penser à tes manches à
l'école du dimanche. Tu aurais dû assister au
cours. J'espère que tu connaissais ta leçon. »
238
« Oh, oui ; et j'ai répondu à beaucoup de
questions. Mlle Rogerson m'en a tant posé. Ce
n'est pas juste qu'elle seule puisse poser des
questions. Moi, j'avais envie de lui en poser
beaucoup, mais je me suis abstenue parce
qu'elle ne me semblait pas très gentille. Ensuite,
toutes les petites filles ont récité des psaumes.
Elle m'a demandé si j'en connaissais. Je lui ai
dit que je n'en connaissais pas, mais que je
pouvais réciter "Le chien sur la tombe de son
maître", si elle en avait envie. C'était dans le
livre de lecture de troisième année. Ce n'est
pas vraiment une poésie religieuse, mais c'est si
triste et mélancolique qu'on le croirait presque.
Elle a dit que cela ne lui convenait pas et elle
m'a demandé d'apprendre le psaume dix-neuf
pour la semaine prochaine. Je l'ai lu à l'église
ensuite, et je le trouve splendide. Il y a deux
versets en particulier qui m'émeuvent beaucoup
: "Aussi vite que tombèrent les escadrons
239
massacrés, au jour du malheur de Midian".
J'ignore ce qu'« escadron » signifie, ou encore
« Midian », mais cela me semble tellement
tragique. Je trépigne d'impatience d'être
dimanche prochain pour pouvoir le réciter. Je
vais m'entraîner toute la semaine. Après la
classe, j'ai demandé à Mlle Rogerson − parce
que Mme Lynde était beaucoup trop loin − de
me montrer votre banc. Je suis restée aussi
sage que possible. La lecture était le livre de
l'Apocalypse, chapitre trois, versets deux et
trois. C'était un texte très long. Si j'étais
pasteur, je choisirais des textes courts et
efficaces. Le sermon lui aussi était beaucoup
trop long. Je suppose que le discours du
pasteur devait durer autant que la lecture. Je ne
l'ai pas trouvé intéressant du tout. Le problème,
c'est qu'il manque d'imagination. Je ne l'ai pas
beaucoup écouté. J'ai laissé mes pensées
vagabonder et j'ai rêvé à des choses
240
extraordinaires. »
Marilla ne pouvait s'empêcher de se dire que la
fillette méritait d'être grondée. Pourtant, elle
était retenue par le fait que certaines des
choses qu'Anne avait dites, notamment à
propos des sermons du pasteur et des prières
de M. Bell, correspondaient exactement à ce
qu'elle se disait en son for intérieur depuis des
années, sans jamais l'exprimer à haute voix.
Elle avait presque l'impression que ses propres
pensées critiques, secrètes et intimes, s'étaient
soudain incarnées, en la forme accusatrice de
ce petit être abandonné et trop bavard.
241
CHAPITRE XII
Un serment et une promesse
solennelle
Il fallut attendre le vendredi suivant pour que
Marilla entendît parler du chapeau à fleurs. Elle
revint de chez Mme Lynde et appela Anne
pour qu'elle lui donnât quelques explications.
« Anne, Mme Rachel dit que tu es allée à
l'église dimanche dernier avec ton chapeau
truffé de roses et de boutons d'or ridicules.
Mais enfin, quelle mouche t'a piquée ? Tu
devais être ravissante, franchement ! »
« Oh. Je sais que le rose et le jaune ne me vont
pas », commença Anne.
242
« Balivernes ! Le problème est que tu as mis
des fleurs sur ton chapeau, ce qui, quelle que
soit la couleur, est absolument ridicule. Tu es
vraiment l'enfant la plus exaspérante que je
connaisse ! »
« Je ne vous pas pourquoi il serait plus ridicule
de porter des fleurs sur son chapeau que sur sa
robe, protesta Anne. Beaucoup de petites filles
là-bas avaient des bouquets épinglés à leur
robe. Quelle différence cela fait-il ? »
Marilla n'était pas d'humeur à se laisser
entraîner sur des sujets abstraits et hasardeux,
ni à se laisser détourner de ses préoccupations
concrètes.
« Ne me réponds pas de la sorte, Anne. C'est
une très vilaine chose. Que je ne te reprenne
plus à de telles fantaisies. Mme Rachel dit
243
qu'elle a cru perdre pied quand elle t'a vue
attifée de la sorte. Elle n'a pas pu s'approcher
suffisamment de toi pour te demander de les
enlever avant qu'il ne soit trop tard. Elle m'a dit
que les gens n'avaient parlé que de cela. Bien
sûr, ils ont dû penser que je n'aurais jamais dû
te laisser sortir coiffée ainsi. »
« Oh, je suis vraiment désolée, dit Anne, au
bord des larmes. Je n'aurais jamais cru que
cela vous déplairait. Les roses et les boutons
d'or étaient si jolis et si odorants que j'ai pensé
qu'ils feraient de merveilleuses décorations
pour mon chapeau. Beaucoup de petites filles
portent des fleurs artificielles sur leurs
chapeaux. J'ai peur de devenir trop difficile à
supporter et que vous me renvoyiez à
l'orphelinat. Quel malheur ! Je ne pense pas
que je pourrais y survivre ; je finirais par
contracter la tuberculose ; je suis déjà assez
244
maigre, vous ne trouvez pas ? Mais cela
vaudrait encore mieux qu'être un fardeau pour
vous. »
« Allons, allons, dit Marilla, attristée d'avoir fait
pleurer l'enfant. Je ne veux pas te renvoyer à
l'orphelinat, sois-en sûre. Je veux simplement
que tu te comportes comme les autres petites
filles et que tu cesses de te donner en
spectacle. Sèche tes larmes. J'ai quelque chose
à te dire. Diana Barry est rentrée chez elle cet
après-midi. Je vais monter chez Mme Barry
pour lui emprunter le patron d'une jupe, et si tu
veux, tu pourras venir avec moi et faire
connaissance avec Diana. »
Anne bondit sur ses pieds, les mains jointes et
les joues encore luisantes de larmes. Le
torchon à vaisselle dont elle était en train de
refaire l'ourlet glissa sur le sol sans qu'elle s'en
245
rendît compte.
« Oh, Marilla, j'ai très peur − maintenant que le
moment est arrivé, j'ai vraiment peur. Et si elle
ne m'aimait pas ? Ce serait la plus cuisante
déception de toute ma vie. »
« Voyons, ne te mets pas dans un état pareil. Et
j'aimerais que tu cesses d'employer un langage
si pompeux. C'est très bizarre dans la bouche
d'une petite fille. Je ne vois pas pourquoi Diana
ne t'apprécierait pas. C'est sa mère qu'il va
falloir amadouer. Si elle ne t'aime pas, peu
importe que Diana t'apprécie beaucoup. Si elle
a entendu parler de ton numéro devant Mme
Lynde et de ton chapeau orné de boutons d'or
à l'église, je me demande ce qu'elle pensera de
toi. Tu dois être polie et bien te comporter. Et
ne te lance pas dans l'un de tes discours
ahurissants. Bonté divine, mais ma pauvre
246
enfant, tu es toute tremblante ! »
En effet, Anne tremblait comme une feuille. Son
visage était pâle et ses traits tirés.
« Oh, Marilla, vous aussi vous seriez fébrile si
vous alliez rencontrer une petite fille qui
pourrait devenir votre chère amie, mais dont la
mère risquerait fort de ne pas vous aimer », ditelle en s'empressant de mettre son chapeau.
Elles se rendirent à la Colline au Verger en
empruntant le raccourci qui traversait le
ruisseau et gravissait la colline plantée de
sapins. Mme Barry sortit par la porte de la
cuisine lorsque Marilla frappa. C'était une
grande femme, aux yeux et aux cheveux noirs.
Sa bouche témoignait d'un caractère déterminé.
Elle avait la réputation d'être très stricte avec
ses enfants.
247
« Comment allez-vous, Marilla ? dit-elle
chaleureusement. Entrez. Et voici donc la petite
fille que vous avez adoptée, je suppose ! »
« Oui, voici Anne Shirley », répondit Marilla.
« Avec un e à la fin », souffla Anne qui, toute
nerveuse et excitée qu'elle fût, tenait à ce qu'il
n'y eût aucun malentendu sur ce point crucial.
Mme Barry, qui n'avait pas entendu ou compris
la remarque, lui serra la main et lui demanda
gentiment :
« Comment vas-tu ? »
« Mon corps se porte bien, mais mon esprit se
trouve très agité, merci bien, Madame »,
s'appliqua à répondre Anne. Puis elle glissa à
Marilla d'une voix inaudible : « Il n'y avait rien
de choquant dans ce que j'ai dit, n'est-ce pas,
248
Marilla ? »
Diana était assise sur le sofa. Elle lisait un livre
qu'elle lâcha lorsque les invitées entrèrent.
C'était une petite fille très jolie, qui avait hérité
des cheveux et des yeux noirs de sa mère, et
de son père ses joues roses et son
tempérament joyeux.
« Voici ma fille, Diana, dit Mme Barry. Diana,
veux-tu bien accompagner Anne dans le jardin
et lui montrer tes fleurs. Cela vaudra mieux
pour toi que rester ici à t'user les yeux sur ce
livre. Elle lit décidément trop, ajouta-t-elle à
l'attention de Marilla, tandis que les fillettes
sortaient. Je n'arrive pas à l'en empêcher, car
son père l'encourage et prend son parti. Elle est
toujours absorbée dans un livre. Je suis
contente qu'elle ait peut-être trouvé une
camarade de jeu − en espérant que cela la
249
pousse à sortir davantage. »
Dehors, le jardin baignait dans la douce lumière
du soleil couchant qui filtrait à travers les vieux
sapins sombres dressés à l'ouest. Anne et
Diana se regardaient timidement par-dessus un
massif de magnifiques lis tigrés.
Le jardin des Barry foisonnait de verdure et de
fleurs qui auraient enchanté Anne en une heure
moins solennelle. Il était longé par de vieux
saules majestueux et de grands sapins, à
l'ombre desquels s'épanouissaient toutes sortes
de fleurs. Les allées droites et au tracé
impeccable, bordées de coquillages, formaient
des croisillons rouges et humides semblables à
des rubans, entre lesquels les platebandes
regorgeaient de fleurs d'antan. On trouvait là
des cœurs-de-Marie roses, de splendides
pivoines écarlates, des narcisses blancs
250
odorants, des roses d'Écosse délicates et
pleines d'épines, des ancolies roses, bleues et
blanches, des saponaires officinales mauves,
des massifs d'aurone, de Baldingère et de
menthe, des orchidées violettes, des jonquilles
et une myriade de trèfles blancs sucrés qui
formaient de délicats petits plumeaux parfumés.
Une lumière écarlate dardait ses rayons
flamboyants sur les mimules blanches et fières.
C'était un jardin digne de ce nom, où la lumière
aimait à s'attarder, les abeilles à bourdonner et
le vent à flâner en ronronnant et en frissonnant.
« Oh, Diana, dit enfin Anne en joignant les
mains et en parlant si bas qu'elle murmurait
presque. Oh, penses-tu pouvoir m'aimer un
peu − suffisamment pour être mon amie intime
?»
Diana éclata de rire. Diana riait toujours avant
251
de parler.
« Bien sûr, pourquoi pas ? dit-elle avec
enthousiasme. Je suis absolument ravie que tu
sois venue t'installer aux Pignons Verts. Ce sera
si amusant d'avoir quelqu'un avec qui jouer. Il
n'y a aucune autre fille qui vive assez près de
chez nous pour jouer avec moi, et mes sœurs
sont trop jeunes. »
« Peux-tu jurer que tu resteras mon amie pour
toujours et à jamais ? » demanda Anne avec
empressement.
Diana parut interloquée.
« Mais c'est très mal de jurer ! » dit-elle avec
réticence.
« Oh non, pas à ma façon. Il y a deux façons
de jurer, tu sais. »
252
« Je n'ai jamais entendu dire qu'il y en ait deux
», dit Diana, dubitative.
« Si, il y en a une autre. Oh, ce n'est pas mal.
C'est plutôt un serment et une promesse
solennelle. »
« Eh bien, dans ce cas, cela ne me dérange
pas, acquiesça Diana, soulagée. Comment
faisons-nous ? »
« Nous devons nous donner la main − comme
ceci, dit Anne avec un grand sérieux. Nous
devrions nous tenir au-dessus d'un cours d’eau,
mais nous allons nous contenter d'imaginer que
cette allée est une rivière. D'abord, je vais
répéter le serment. Je jure solennellement d'être
fidèle à mon amie intime, Diana Barry, tant que
dureront le soleil et la lune. Maintenant, à ton
tour de le faire en disant mon nom. »
253
Diana répéta le serment, qu'elle ponctua d'un
éclat de rire. Puis, elle dit :
« Tu es une fille spéciale, Anne. J'ai déjà
entendu dire que tu étais spéciale. Mais je crois
que je vais vraiment bien t'aimer. »
Lorsque Marilla et Anne rentrèrent chez elles,
Diana les accompagna jusqu'au pont de
rondins. Les deux fillettes marchaient bras
dessus bras dessous. Au ruisseau, elles se
séparèrent en se promettant à plusieurs reprises
de passer l'après-midi suivant ensemble.
« Alors, as-tu trouvé Diana à ton goût ? »
s'enquit Marilla tandis qu'elles traversaient
ensemble le jardin des Pignons Verts.
« Oh oui, soupira Anne béatement, sans
remarquer le sarcasme de Marilla. Oh, Marilla,
je suis la fille la plus heureuse de l'Île-du254
Prince-Édouard en cet instant précis. Je vous
promets de dire mes prières avec ferveur ce
soir. Demain, Diana et moi allons construire une
cabane dans le bosquet de bouleaux de M.
William Bell. Me laisserez-vous utiliser ces
morceaux de porcelaine cassés qui sont
remisés dans le bûcher ? Diana est née au mois
de février, et moi en mars. Ne trouvez-vous
pas que c'est une coïncidence bien étrange ?
Diana va me prêter un livre à lire. Elle dit qu'il
est absolument splendide et terriblement
palpitant. Elle va me montrer un endroit dans
les bois où poussent des fritillaires. Ne trouvezvous pas que Diana a un regard très intense ?
J'aimerais avoir un regard intense. Diana va
m'apprendre à chanter une chanson appelée «
Nelly au val des noisetiers ». Elle va me donner
une image que je pourrai accrocher dans ma
chambre ; c'est une image d'une beauté
parfaite, a-t-elle dit − une belle dame dans une
255
robe de soie bleu clair. C'est un vendeur de
machines à coudre qui la lui a donnée.
J'aimerais avoir quelque chose à donner à
Diana. Je suis plus grande que Diana d'un peu
plus de deux centimètres, mais elle est plus
potelée que moi : elle dit qu'elle aimerait être
fine, car c'est beaucoup plus gracieux, mais j'ai
bien peur qu'elle n'ait dit cela que pour ne pas
me faire de peine. Un jour, nous irons à la
plage pour ramasser des coquillages. Nous
avons décidé de baptiser la source près du
pont de rondins du nom de Bain des Dryades.
N'est-ce pas un nom d'un grand raffinement ?
Je me rappelle avoir lu une histoire, un jour, où
une source portait ce nom. Une dryade est une
sorte de fée adulte, je pense. »
« Eh bien, tout ce que j'espère, c'est que tu
n'assommeras pas Diana avec tous tes
bavardages, dit Marilla. Mais avant de te
256
lancer dans des projets, n'oublie pas, Anne,
que tu ne vas pas passer tout ton temps à
jouer. Tu auras du travail à faire et il faudra t'en
acquitter avant toute chose. »
Si Anne nageait déjà dans le bonheur, Matthew
ne fit que l'y plonger davantage. Il venait de
rentrer d'une excursion à Carmody pour y faire
des achats. D'un air mystérieux, il sortit un petit
paquet de sa poche et le tendit à Anne, tout en
s'excusant d'avance auprès de Marilla par un
petit regard penaud.
« Je t'ai entendue dire que tu aimais les
chocolats, alors je t'en ai ramené quelques-uns
», dit-il.
« Hmm, grommela Marilla. Tu vas abîmer tes
dents et ton estomac. Voyons, ma petite, ne
prends pas cet air affligé. Tu peux les manger,
257
puisque Matthew te les as achetés. Il aurait
mieux fait de te ramener des pastilles à la
menthe. Elles sont plus saines. Ne va pas te
rendre malade en les mangeant toutes d'un seul
coup. »
« Oh, non, certainement pas, s'exclama Anne.
Je n'en mangerai qu'une ce soir, Marilla. Et
j'aimerais en donner la moitié à Diana, est-ce
possible ? L'autre moitié sera deux fois plus
savoureuse si je lui en donne un peu. C'est
fabuleux de penser que j'ai quelque chose à lui
donner. »
« Il faut dire, fit Marilla une fois qu'Anne fut
montée dans sa chambre, que cette enfant n'est
pas avare. J'en suis ravie, car de tous les
défauts, c'est l'avarice que je déteste le plus
chez un enfant. Bonté divine, cela ne fait que
trois semaines qu'elle est ici et j'ai l'impression
258
qu'il n'en a jamais été autrement. Je n'imagine
pas cet endroit sans elle. Voyons, Matthew, ne
me regarde pas d'un air de "je te l'avais bien
dit". C'est déjà bien assez désagréable de la
part d'une femme, mais venant d'un homme
c'est intolérable. J'avoue déjà de bonne grâce
que je suis contente d'avoir accepté de garder
cette enfant et que je commence à l'apprécier,
alors n'en rajoute pas, Matthew Cuthbert. »
259
CHAPITRE XIII
Les joies de l'attente
« Anne devrait déjà être rentrée pour faire sa
couture », s'exclama Marilla en regardant la
pendule, avant de sortir de la maison. C'était un
chaud après-midi du mois d'août et tout
semblait engourdi, en proie à la torpeur. « Cela
fait plus d'une demi-heure qu'elle aurait dû
cesser ses jeux avec Diana ; tiens, la voilà
perchée sur le tas de bois en grande
conversation avec Matthew, jacassant tant et
plus, alors qu'elle sait pertinemment qu'elle
devrait être au travail à l'heure qu'il est. Et bien
sûr, il est pendu à ses lèvres comme un nigaud.
Je n'ai jamais vu un homme aussi entiché de
quelqu'un. Plus ses histoires défilent, sans
queue ni tête, et plus il y prend un plaisir
260
évident. Anne Shirley, viens ici tout de suite,
m'entends-tu ? »
Une série de petits coups frappés contre le
carreau de la fenêtre ouest fit accourir Anne,
ventre à terre, les yeux brillants et les joues
légèrement rosées. Ses cheveux lâchés volaient
derrière elle comme un torrent aux couleurs
vives.
« Oh, Marilla, s'exclama-t-elle à bout de
souffle. Il va y avoir un pique-nique la semaine
prochaine, à l'école du dimanche − dans le pré
de M. Harmon Andrews, juste à côté du Lac
Chatoyant. Mme Bell, qui supervise
l'évènement, et Mme Rachel Lynde vont faire
de la crème glacée − songez-y, Marilla − de la
crème glacée ! Et, oh, Marilla, pourrai-je y
aller ? »
261
« Anne, regarde la pendule s'il te plaît. À quelle
heure t'ai-je demandé de rentrer ? »
« À deux heures − mais n'est-ce pas
merveilleux, ce pique-nique, Marilla ? S'il vous
plaît, puis-je y aller ? Oh, je ne suis jamais allée
à un pique-nique − j'en ai rêvé, mais je n'y suis
jamais − »
« C'est cela, je t'ai demandé de rentrer à deux
heures. Et il est trois heures moins le quart.
J'aimerais savoir pourquoi tu ne m'as pas obéi,
Anne. »
« J'en avais bien l'intention, Marilla, je vous
l'assure. Mais vous n'avez pas idée à quel point
les Terres Oisives sont fascinantes. Et puis,
bien sûr, il a fallu que je parle à Matthew du
pique-nique. Matthew m'écoute si volontiers.
Je vous en prie, pourrai-je y aller ? »
262
« Tu vas devoir apprendre à ne plus te laisser
tenter par ces Terres-je-ne-sais-quoi, quel que
soit le nom que tu leur donnes. Quand je te dis
que tu dois rentrer à une heure précise, je
t'attends à cette heure et non pas une demiheure plus tard. Et tu n'es pas obligée de
discuter en chemin avec tous ceux qui voudront
bien t'écouter. Quant au pique-nique, tu peux
évidemment y aller. Tu étudies à l'école du
dimanche, et je ne vais pas t'empêcher de t'y
rendre alors que toutes les fillettes y seront. »
« Mais − mais, bredouilla Anne, Diana dit que
tout le monde doit apporter un panier de
nourriture. Je ne sais pas cuisiner, Marilla, vous
le savez, et − et − si cela ne me dérange pas
vraiment d'aller au pique-nique sans manches
bouffantes, je me sentirais terriblement humiliée
si je devais y aller sans panier. Je ne cesse d'y
penser depuis que Diana me l'a dit. »
263
« Eh bien, ce n'est pas la peine d'y penser plus
longtemps. Je te cuisinerai un panier. »
« Oh, très chère, très gentille Marilla. Oh, vous
êtes si bonne avec moi. Oh, je vous en suis si
reconnaissante. »
Une fois qu'elle eut terminé avec ses « oh »,
Anne se jeta avec transport dans les bras de
Marilla et l'embrassa sur sa joue sèche. C'était
la première fois de toute sa vie que des lèvres
d'enfants touchaient volontairement le visage de
Marilla. Une fois de plus, elle fut émue par
cette soudaine sensation si délicieuse. Au fond
d'elle-même, elle était profondément touchée
par l'élan d'affection d'Anne, et c'est sans doute
la raison pour laquelle elle lui lança brutalement
:
« C'est bon, c'est bon, assez de ces
264
embrassades idiotes. J'aimerais mieux te voir
t'atteler avec application à tes devoirs. Quant à
la cuisine, je vais commencer à te donner des
leçons dans les prochains jours. Mais tu es si
tête en l'air, Anne, que j'attendais de voir avant
si tu te calmerais un peu et si tu apprendrais à
te concentrer. En cuisine, tu dois rester rivée à
ce que tu fais et ne pas laisser les choses en
suspens pour laisser vagabonder tes pensées
sur les miracles de la création. Maintenant, sors
ton patchwork7 et termine ton carré avant
l'heure du thé. »
« Je n'aime pas le patchwork, dit Anne d'un ton
triste en allant chercher son panier de travail
avant de s'asseoir en soupirant devant un
agglomérat de losanges rouges et blancs. Je
pense que certains travaux de couture doivent
être agréables ; mais il n'y a aucune place pour
l'imagination dans le patchwork. C'est juste une
265
couture après l'autre, sans que cela n'ait jamais
aucun sens. Mais bien sûr, je préfère être Anne
des Pignons Verts qui coud un patchwork,
plutôt qu'Anne d'on ne sait où qui n'a rien
d'autre à faire que de jouer. J'aimerais bien que
le temps passe aussi vite quand je couds mon
patchwork que quand je joue avec Diana. Oh,
nous passons des moments si charmants,
Marilla. C'est moi qui dois faire tout le travail
d'imagination, mais je suis douée pour cela.
Diana est tout simplement parfaite dans tous les
autres domaines. Tu vois cette petite langue de
terre de l'autre côté du ruisseau, qui sépare
notre ferme et celle de M. Barry. Elle
appartient à M. William Bell, et à l'angle de ce
terrain, il y a un petit bosquet de bouleaux
blancs − c'est l'endroit le plus romantique qui
soit, Marilla. Diana et moi y avons bâti notre
cabane. Nous avons nommé cet endroit les
Terres Oisives. N'est-ce pas un nom poétique
266
? Je vous assure qu'il m'a fallu du temps pour
l'inventer. Je suis restée éveillée pendant
presque toute une nuit avant d'en avoir l'idée.
Puis, juste comme je trouvais le sommeil, elle
m'est venue comme une inspiration. Diana a été
émerveillée quand elle a entendu ce nom.
Nous avons arrangé notre maison avec goût et
raffinement. Il faut que vous veniez la voir,
Marilla − vous viendrez ? Nous avons de
grandes pierres recouvertes de mousse qui
nous servent de sièges, et les étagères sont des
planches passées entre deux arbres. Nous y
disposons toute notre vaisselle. Bien sûr, ce
sont des assiettes cassées, mais il n'est rien de
plus aisé que de les imaginer en un seul
morceau. Une assiette en particulier est de
toute beauté, avec du lierre rouge et jaune
dessiné dessus. Nous la gardons dans le salon,
c'est là que se trouve aussi le verre des fées. Le
verre des fées est magnifique, comme dans un
267
rêve. Diana l'a trouvé dans les bois derrière
leur poulailler. Il est plein d'arcs-en-ciel − mais
de tout petits arcs-en-ciel qui n'ont pas encore
grandi − et la mère de Diana lui a dit que c'était
le morceau brisé d'une ancienne lampe
suspendue. Nous préférons nous imaginer que
ce sont des fées qui l'ont perdu un soir de bal,
c'est pourquoi nous l'avons appelé le verre des
fées. Matthew va nous fabriquer une table. Oh,
nous avons donné un nom à cette petite mare
ronde, dans le champ de M. Barry, c'est
l'Étang du Saule. J'ai trouvé ce nom dans le
livre que Diana m'a prêté. C'était un livre
exaltant, Marilla. L'héroïne avait cinq amants.
Moi, un seul me suffirait, pas vous ? Elle était
très belle et elle traversait de terribles épreuves.
Elle s'évanouissait pour un rien. J'aimerais
savoir m'évanouir si facilement, pas vous,
Marilla ? C'est si romantique. Mais je suis en
excellente santé, pourtant, aussi maigre que je
268
sois. J'ai tout de même l'impression que je me
remplume. Vous ne trouvez pas ? Je regarde
mes coudes tous les matins en me levant pour
voir si j'y trouve de petits plis charmants. Diana
va avoir une nouvelle robe, avec des manches
qui descendent jusqu'au coude. Elle va la
porter au pique-nique. Oh, j'espère que
mercredi prochain, tout se passera bien. Je ne
supporterais pas le poids de la déception si un
contretemps m'empêchait d'aller à ce piquenique. Je suppose que j'y survivrais, mais je
suis certaine d'en souffrir toute ma vie. Et
même si je me rendais à une centaine de piqueniques par la suite, cela n'y changerait rien ; ils
ne remplaceraient pas celui que j'aurais raté. Ils
mettront des bateaux sur le Lac Chatoyant − et
il y aura de la crème glacée, mais je vous l'ai
déjà dit. Je n'ai jamais goûté à la crème glacée.
Diana a essayé de m'expliquer comment c'était,
mais je suis sûre que la crème glacée fait partie
269
des choses qui dépassent l'imagination. »
« Anne, cela fait dix minutes que tu parles sans
discontinuer, si j’en crois l’horloge, dit Marilla.
Maintenant, juste par curiosité, essaie de
retenir ta langue pendant la même durée. »
Anne se tut comme on le lui avait demandé.
Mais pendant le reste de la semaine, le piquenique occupa toutes ses conversations, ses
pensées et ses rêves. Le samedi fut une journée
pluvieuse et elle entra dans une transe qui ne la
quitta pas tant elle avait peur qu'il plût jusqu'au
mercredi. Marilla dut lui faire coudre un autre
carré à son patchwork pour lui calmer les
nerfs.
Le dimanche, Anne confia à Marilla, alors
qu'elles revenaient de l'église, que des frissons
d'excitation l'avaient parcourue lorsque le
270
pasteur avait annoncé le pique-nique depuis la
chaire.
« Un frisson est remonté le long de mon dos,
Marilla ! Je ne crois pas avoir vraiment pris
conscience avant cet instant précis qu'il allait
bel et bien y avoir un pique-nique. Je ne
pouvais m'empêcher de craindre avoir tout
imaginé. Mais quand un pasteur annonce
quelque chose sur son estrade, on ne peut que
le croire. »
« Tu prends les choses trop à cœur, Anne, dit
Marilla en soupirant. J'ai bien peur que tu te
réserves ainsi bien des déceptions au cours de
ton existence. »
« Oh, Marilla, l'attente représente la moitié du
plaisir, s'exclama Anne. Vous n'obtenez peutêtre pas la chose en question, mais rien ne peut
271
vous priver du bonheur de l'attendre avec
impatience. Mme Lynde dit : "Heureux sont
ceux qui n'espèrent rien, car ainsi ils ne sont
pas déçus." Mais je pense qu'il est pire de ne
rien attendre que d'être déçu. »
Ce jour-là, Marilla portait sa broche
d'améthyste à l'église, comme à l'accoutumée.
Marilla portait toujours sa broche d'améthyste
à l'église. Cela aurait été pour elle un sacrilège
que de ne pas la mettre − aussi grave que
d'oublier sa Bible ou l'argent de la quête. Cette
broche en améthyste était la chose la plus
précieuse que possédait Marilla. Un oncle
marin l'avait offerte à sa mère qui, à son tour,
l'avait léguée à Marilla. Elle était de forme
ovale comme cela se faisait autrefois et
renfermait une mèche de cheveux de sa mère.
Sa bordure était ornée d'améthystes raffinées.
Marilla s'y connaissait trop peu en pierres
272
précieuses pour savoir à quel point ces
améthystes étaient finement taillées, mais elle
les trouvait fort belles et prenait toujours un
grand plaisir à arborer leur éclat violet sur sa
poitrine, par-dessus sa robe de satin brun du
dimanche, même si elle ne pouvait pas les voir.
Anne avait été frappée d'une admiration
indicible lorsqu'elle avait vu la broche pour la
première fois.
« Oh, Marilla, cette broche est d'une élégance
parfaite. Je me demande comment vous pouvez
prêter attention au sermon ou aux prières alors
que vous la portez. Moi, je ne le pourrais pas,
j'en suis convaincue. Je trouve les améthystes
ravissantes. Autrefois, je croyais que les
diamants ressemblaient à cela. Il y a longtemps,
avant d'avoir vu un diamant, j'essayais
d'imaginer à quoi ils ressemblaient quand je
273
lisais des passages qui les évoquaient. Je me les
figurais comme de belles pierres violettes.
Quand j'ai réellement vu un diamant serti sur la
bague d'une dame, un jour, ma déception était
si grande que j'en ai pleuré. Bien sûr, c'était très
joli, mais ce n'était pas l'idée que je me faisais
d'un diamant. Me laisserez-vous tenir votre
broche une minute, Marilla ? Pensez-vous que
les améthystes sont en réalité les âmes des
violettes ? »
274
CHAPITRE XIV
Les aveux d'Anne
Le lundi soir précédant le pique-nique, Marilla
descendit de sa chambre, la mine perplexe.
« Anne, dit-elle à la petite fille occupée à
écosser des petits pois sur la table propre en
chantant "Nelly au val des noisetiers", avec un
entrain qui rendait honneur aux enseignements
de Diana. As-tu vu ma broche d'améthyste ? Je
croyais l'avoir accrochée à ma pelote à aiguilles
en rentrant de l'église hier soir, mais je ne la
trouve nulle part. »
« Je − je l'ai vue cet après-midi, alors que vous
étiez aux œuvres de charité, dit Anne
lentement. Je passais devant votre porte quand
275
je l'ai aperçue sur la pelote, alors je suis entrée
pour la regarder. »
« Tu l'as touchée ? » demanda sèchement
Marilla.
« Ou−oui, admit Anne. Je l'ai décrochée et je
l'ai épinglée sur ma poitrine, juste pour voir l'air
que cela me donnerait. »
« Tu n'as pas le droit de toucher aux affaires
qui ne t'appartiennent pas. C'est très mal pour
une petite fille de mettre son nez partout. Tu
n'aurais pas dû entrer dans ma chambre sans
ma permission, et tu n'aurais pas dû toucher
cette broche qui n'était pas à toi. Où l'as-tu
mise ? »
« Oh, je l'ai reposée sur la console. Je ne l'ai
même pas gardée une minute. Sincèrement, je
ne cherchais pas à fouiller, Marilla. Je n'ai pas
276
pensé à mal en entrant pour essayer la broche ;
mais maintenant, je comprends que c'était mal
et je ne recommencerai plus. On peut me
reconnaître cette qualité. Je ne fais jamais deux
fois la même bêtise. »
« Tu ne l'as pas reposée, dit Marilla. Cette
broche ne se trouve nulle part sur la console.
Tu as dû la sortir de la chambre, je ne vois pas
d'autre explication, Anne. »
« Mais si, je l'ai reposée, fit Anne
précipitamment − sur un ton que Marilla trouva
bien effronté. Mais je ne me souviens pas si je
l'ai épinglée sur la pelote à aiguilles ou si je l'ai
posée sur le plateau de porcelaine. Pourtant, je
suis absolument sûre de l'avoir reposée. »
« Je vais aller regarder à nouveau, dit Marilla,
clémente. Si tu as reposé cette broche, alors
277
elle y est toujours. Si ce n'est pas le cas, je
saurai que tu ne l'as pas reposée, c'est aussi
simple que cela ! »
Marilla remonta dans sa chambre et effectua
une recherche méthodique. Non seulement
regarda-t-elle sur la console, mais à tous les
autres endroits où elle pensait que la broche
pouvait se trouver. Elle ne la trouva nulle part et
redescendit à la cuisine.
« Anne, la broche a disparu. D'après tes dires,
tu es la dernière personne à l'avoir tenue dans
tes mains. Alors, qu'en as-tu fait ? J'exige la
vérité. L'as-tu sortie de la chambre et l'as-tu
perdue ? »
« Non, pas du tout, dit Anne avec ferveur en
soutenant sans ciller le regard furieux de
Marilla. Je n'ai jamais sorti la broche de votre
278
chambre, c'est la pure vérité, j'en mettrais ma
tête sur le billot − bien que je ne sois pas sûre
de la signification exacte de ce mot. Voilà tout,
Marilla. »
Dans la bouche d'Anne, « voilà tout » venait
simplement ponctuer son affirmation, mais
Marilla l'interpréta comme une marque de défi.
« Je crois que tu me racontes des mensonges,
Anne, dit-elle fermement. J'en suis certaine.
Alors, je te prie, n'ouvre plus la bouche sauf
pour me dire la vérité. Monte dans ta chambre
et restes-y jusqu'à ce que tu sois prête à tout
m'avouer. »
« Dois-je prendre les petits pois avec moi ? »
demanda Anne timidement.
« Non, je vais finir de les écosser moi-même.
Maintenant, obéis. »
279
Une fois qu'Anne fut partie, Marilla s'absorba
dans ses corvées de la soirée, l'esprit perturbé
au plus haut point. Elle s'inquiétait pour sa
broche précieuse. Et si Anne l'avait perdue ?
Que cette enfant eût nié la vérité, alors qu'il
était évident que c'était elle la fautive, était
intolérable ! En affichant une mine aussi
innocente, qui plus est !
« J'ignore ce que j'aurais dû faire pour éviter
cela, songeait Marilla tout en écossant
fébrilement les petits pois. Bien sûr, je ne pense
pas qu'elle ait cherché à me la voler, non, rien
de ce genre. Elle l'aura simplement prise pour
jouer ou pour alimenter son imagination fertile.
Elle me l'a prise, c'est évident, car personne
n'est entré dans cette chambre entre le moment
où elle s'y est rendue, si j'en crois ce qu'elle dit,
et le moment où j'y suis montée ce soir. Et la
broche a disparu, il n'y a aucun doute là280
dessus. Je suppose qu'elle l'aura perdue et
qu'elle craint de me l'avouer de peur d'être
punie. Je suis atterrée par ses mensonges. C'est
bien plus grave encore que ses sautes
d'humeur. C'est une responsabilité effrayante
que d'avoir sous son toit un enfant à qui vous
ne pouvez faire confiance. Qu'elle se révèle
capable de fourberie et de tromperie, voilà qui
me cause bien plus de souci que la perte de ma
broche. Si seulement elle avait dit la vérité à ce
sujet, je ne me ferais pas autant de mauvais
sang. »
Marilla se rendit plusieurs fois dans sa chambre
au cours de la soirée pour chercher à nouveau
la broche, en vain. Sa visite du soir au pignon
est se révéla elle aussi infructueuse. Anne niait
toujours savoir quoi que ce fût à propos de la
broche, mais cela ne fit que renforcer Marilla
dans sa conviction que la petite était coupable.
281
Elle raconta toute l'histoire à Matthew, le matin
suivant. Matthew en fut abasourdi et troublé ; il
ne pouvait se résoudre à perdre la confiance
qu'il plaçait en Anne, mais il était bien forcé
d'admettre que les circonstances ne jouaient
pas en sa faveur.
« Es-tu sûre qu'elle n'a pas roulé sous la
console ? » fut-il seulement capable de
suggérer.
« J'ai déplacé le meuble, j'ai retiré les tiroirs et
j'ai regardé dans chaque rainure et chaque
recoin, affirma Marilla. La broche a disparu.
Cette enfant l'a prise, et maintenant elle me
ment. C'est là toute la vérité, aussi laide qu'elle
puisse paraître, Matthew Cuthbert, et nous
ferions mieux de voir les choses en face. »
« Eh bien, alors que vas-tu faire maintenant ? »
282
demanda Matthew, tout triste, mais plutôt
soulagé que ce soit Marilla et non lui qui ait à
régler cette affaire. Cette fois, il n'avait aucune
envie de s'en mêler.
« Elle va rester dans sa chambre jusqu'à ce
qu'elle avoue, dit avec sévérité Marilla, qui se
souvenait du succès de cette méthode la fois
précédente. Puis, nous aviserons. Nous
parviendrons peut-être à retrouver la broche si
seulement elle nous dit où elle l'a portée ; mais
dans tous les cas, elle devra être vertement
punie, Matthew. »
« Eh bien, eh bien c'est toi qui devras la punir,
dit Matthew en attrapant son chapeau. Je n'ai
rien à voir avec tout cela, n'oublie pas. C'est toi
qui me l'a demandé. »
Marilla se sentait abandonnée de tous. Elle ne
283
pouvait même pas se rendre chez Mme Lynde
pour obtenir des conseils. Elle monta au pignon
est, la mine grave, et en sortit le visage encore
plus fermé. Anne avait catégoriquement refusé
d'avouer. Elle persistait à affirmer qu'elle n'avait
pas pris la broche. De toute évidence, l'enfant
avait pleuré et Marilla sentit la pitié lui étreindre
le cœur, sentiment qu'elle s'empressa de
réprimer. Le soir venu, elle était, comme elle le
disait elle-même, « lessivée ».
« Tu vas rester dans cette chambre jusqu'à ce
que tu avoues, Anne. J'aime autant te prévenir
», dit-elle avec fermeté.
« Mais le pique-nique a lieu demain, Marilla,
s'exclama Anne. Vous n'allez tout de même pas
m'empêcher d'y aller ! Vous me laisserez sortir
juste pour l'après-midi, n'est-ce pas ? Après, je
resterai enfermée ici aussi longtemps que vous
284
voudrez, et avec joie, même. Mais je dois me
rendre au pique-nique. »
« Tu n'iras ni au pique-nique, ni nulle part, à
moins de tout avouer, Anne. »
« Oh, Marilla », se récria Anne.
Mais Marilla était sortie en refermant la porte.
Le mercredi matin s'avéra aussi clair et
ensoleillé que s'il s'était volontairement préparé
pour le pique-nique. Les oiseaux gazouillaient
autour des Pignons Verts ; les lis blancs du
jardin diffusaient des senteurs parfumées qui,
portées par des vents invisibles, pénétraient
dans la maison par chaque porte et chaque
fenêtre avant de flotter dans les pièces et les
couloirs tels des esprits bienfaisants. Les
bouleaux dans le vallon agitaient joyeusement
les mains, comme s'ils attendaient les rituelles
285
salutations matinales d'Anne depuis le pignon
est. Mais Anne n'était pas à la fenêtre. Lorsque
Marilla lui apporta son petit déjeuner à l'étage,
elle trouva l'enfant assise bien droite sur son lit,
la mine pâle et déterminée. Ses lèvres étaient
pincées et ses yeux étincelaient.
« Marilla, je suis prête à tout avouer. »
« Ah ! » Marilla posa son plateau. Une fois de
plus, sa méthode avait porté ses fruits ; mais
son succès lui semblait amer. « J'écoute ce que
tu as à me dire, Anne. »
« J'ai pris la broche d'améthyste, dit Anne,
comme si elle récitait une leçon apprise par
cœur. Je l'ai prise, comme vous l'aviez deviné.
Je n'avais pas l'intention de la prendre quand je
suis entrée. Mais elle était si belle, Marilla,
quand je l'ai épinglée à ma poitrine, que je me
286
suis sentie happée par une tentation irrésistible.
Je me suis imaginé à quel point ce serait
exaltant de l'emmener aux Terres Oisives avec
moi. Il serait alors si facile de me prendre pour
Lady Cordelia si j'avais une véritable broche en
améthystes sur moi. Diana et moi nous étions
fabriqué des colliers de baies rouges, mais que
sont les baies rouges comparées aux
améthystes ? Alors j'ai pris la broche. J'ai
pensé pouvoir la reposer avant que vous ne
rentriez. Je suis descendue par la route pour
prendre tout mon temps. Alors que je
franchissais le pont qui enjambe le Lac
Chatoyant, j'ai décroché la broche pour la
regarder à nouveau. Oh, comme elle brillait
sous la lumière du soleil ! C'est alors que,
tandis que je me penchais par-dessus le
parapet, elle m'a échappé des mains − comme
ceci − et elle est tombée, tombée, tombée, et
j'ai vu ses éclats violets scintiller dans les eaux
287
profondes du Lac Chatoyant, où elle repose à
jamais. Et ce sont là tous les aveux que je
puisse vous faire, Marilla. »
Marilla sentit une rage soutenue l'envahir. Cette
enfant, qui avait dérobé sa précieuse broche en
améthyste et la lui avait perdue, était assise là,
calmement, en train de réciter les détails de son
forfait sans montrer le moindre signe de regret
ou de repentance.
« Anne, c'est effroyable, dit-elle en essayant de
garder son calme. Tu es la petite fille la plus
méchante que je connaisse. »
« Oui, vous devez avoir raison, acquiesça Anne
sereinement. Et je sais que je mérite une
punition. Ce sera votre devoir que de me punir,
Marilla. Vous pourriez même vous en charger
dès à présent, car j'aimerais aller au pique288
nique l'esprit tranquille. »
« Aller au pique-nique, ai-je bien entendu ? Tu
n'iras à aucun pique-nique aujourd'hui, Anne
Shirley. Ce sera ta punition. Et pourtant, ce que
tu as fait mériterait une punition deux fois plus
dure ! »
« Ne pas aller au pique-nique ! » Anne bondit
sur ses pieds et saisit la main de Marilla. « Mais
vous m'aviez promis que j'irais ! Oh, Marilla, je
dois me rendre à ce pique-nique. C'est pour y
aller que j'ai tout avoué. Infligez-moi n'importe
quelle punition, mais pas celle-ci. Oh, Marilla,
je vous en supplie, je vous en supplie, laissezmoi aller au pique-nique. Songez à la crème
glacée ! Il se pourrait très bien que ce soit ma
seule chance de goûter un jour à la crème
glacée. »
289
Marilla dégagea sa main de celle de la fillette
avec froideur.
« Pas la peine de me supplier, Anne. Tu n'iras
pas au pique-nique, et je ne reviendrai pas sur
ma décision. Non, pas un mot de plus. »
Anne comprit que Marilla ne se raviserait pas.
Elle joignit les mains, poussa un hurlement
perçant et se jeta à plat ventre sur le lit,
pleurant toutes les larmes de son corps et
tordue de désespoir, plus abattue et déçue que
jamais.
« Bonté divine, s'exclama Marilla en se hâtant
hors de la chambre. Je crois bien que cette
enfant est folle. Aucun enfant un tant soit peu
sensé ne réagirait comme elle le fait. Et si elle
n'est pas folle, alors c'est une très mauvaise
fille. Oh Seigneur, j'ai bien peur que Rachel ait
290
vu juste dès le début. Mais maintenant, je me
suis prononcée et je ne reviendrai pas làdessus. »
La matinée fut sinistre. Marilla s'abîma dans ses
corvées et quand elle eut terminé, elle entreprit
de récurer le plancher du porche et les étagères
de la laiterie. Ni les étagères ni le plancher
n'avaient besoin de tant d’efforts − mais elle s'y
attela tout de même. Puis, elle sortit et ratissa la
cour.
Lorsque le déjeuner fut prêt, elle alla au pied
des escaliers et appela Anne. Un visage
brouillé de larmes apparut, penché au-dessus
de la rampe.
« Descends déjeuner, Anne. »
« Je n'ai pas envie de manger, Marilla, dit Anne
en sanglotant. Je ne pourrais rien avaler. J'ai le
291
cœur brisé. Vous vous en voudrez un jour de
me l'avoir brisé, Marilla, mais je vous
pardonne. Souvenez-vous, quand le remords
viendra, que je vous pardonne. Mais je vous en
prie, ne me demandez pas de manger quoi que
ce soit, et encore moins du porc bouilli et des
légumes verts. Le porc bouilli et les légumes
verts sont la nourriture la moins romantique que
l'on puisse manger quand on a de la peine. »
Exaspérée, Marilla retourna en cuisine et
abreuva du récit de ses misères le pauvre
Matthew qui, pris entre son sens de la justice et
son affection injustifiée pour Anne, s'en trouva
très malheureux.
« Eh bien, elle n'aurait pas dû prendre la
broche, Marilla, ni te raconter des histoires à
ce sujet, reconnut-il, le regard éteint posé sur
son plat si peu romantique de porc et de
292
légumes verts, comme si, à l'image d'Anne, il
considérait que cette nourriture n'était pas
appropriée en une telle période de crise. Mais
elle est si jeune − si jeune et si passionnée. Ne
trouves-tu pas qu'il est particulièrement sévère
de l'empêcher d'aller à ce pique-nique alors
que c'était son souhait le plus cher ? »
« Matthew Cuthbert, tu me stupéfies. Je pense
au contraire qu'elle s'en tire plutôt bien. Et elle
ne semble pas avoir conscience de la
méchanceté de son comportement − c'est ce
qui m'inquiète le plus. À la rigueur, si elle était
vraiment désolée, ce ne serait pas si grave. Et
tu ne sembles pas t'en rendre compte, toi non
plus. Tu lui trouves tout le temps des excuses −
je le vois bien. »
« Eh bien, c'est qu'elle est si jeune, répéta
faiblement Matthew. Et nous devrions faire
293
preuve d'indulgence, Marilla. N'oublie pas
qu'elle n'a jamais reçu d'éducation. »
« Eh bien, justement, elle la reçoit maintenant »,
rétorqua Marilla.
Cette réplique, si elle ne convainquit pas
Matthew, lui imposa le silence. La suite du
déjeuner fut sinistre. La seule touche de gaieté
fut apportée par Jerry Buote, le garçon de
ferme, et Marilla ressentit sa bonne humeur
comme une insulte personnelle.
Une fois la vaisselle faite, son gâteau à la crème
confectionné et ses poules nourries, Marilla se
souvint qu'elle avait légèrement déchiré son
plus beau châle de dentelle noire lorsqu'elle
l'avait retiré lundi après-midi en revenant de
l'association caritative des dames.
Elle décida de le repriser. Le châle se trouvait
294
dans une boîte rangée dans son coffre. Alors
que Marilla le soulevait, la lumière du soleil,
filtrant à travers l'épaisse vigne vierge qui
poussait autour de la fenêtre, se refléta sur un
objet accroché au châle − cet objet scintillait
de mille éclats de lumière aux teintes violettes.
Marilla s'en empara en étouffant un cri. C'était
sa broche d'améthyste, suspendue par son
fermoir à un fil de dentelle !
« Dieu tout puissant, fit Marilla, interdite.
Qu'est-ce que cela signifie ? Voici ma broche,
intacte, alors que je la croyais au fond de
l'étang des Barry. Mais pourquoi donc cette
fillette m'a-t-elle dit l'avoir dérobée et perdue ?
Je commence à croire que notre maison est
victime d'un enchantement. Maintenant, cela
me revient. Lorsque j'ai enlevé mon châle lundi
après-midi, je l'ai posé un instant sur la
console. Je suppose que c'est ainsi que la
295
broche s'est retrouvée accrochée. Allons donc
!»
Marilla se précipita vers le pignon est, la
broche à la main. Anne, épuisée d'avoir trop
pleuré, était à présent assise près de la fenêtre,
la mine abattue.
« Anne Shirley, fit Marilla d'un ton solennel, je
viens juste de découvrir ma broche accrochée
sur mon châle de dentelle noire. Je voudrais
bien comprendre ce numéro que tu m'as joué
ce matin. »
« Mais vous m'aviez dit que vous me garderiez
enfermée jusqu'à ce que j'avoue, lui répondit
Anne d'un ton las. Alors j'ai décidé de tout
vous avouer, pour pouvoir me rendre au piquenique près du lac. J'ai inventé des aveux à vous
faire hier soir après m'être couchée, et j'ai
296
tâché de les rendre aussi intéressants que
possible. Je les ai répétés à plusieurs reprises
pour être certaine de ne pas les oublier. Mais
malgré tout, vous n'avez pas voulu me laisser
aller au pique-nique. Il faut croire que tout ce
travail n'aura servi à rien. »
Marilla ne put s'empêcher de rire. Mais sa
conscience la tourmentait.
« Anne, tu es impossible ! Je me suis trompée
− je m'en rends bien compte à présent. Je
n'aurais pas dû douter de ta parole, car tu ne
m'as jamais raconté de mensonges. Bien sûr, tu
n'aurais pas dû avouer une erreur que tu n'avais
pas commise − c'est très mal. Mais c'est moi
qui t'y ai poussée. Alors, si tu veux bien me
pardonner, Anne, je te pardonne moi aussi et
nous pouvons repartir à neuf. Et maintenant,
prépare-toi pour le pique-nique. »
297
Anne bondit comme un boulet de canon.
« Oh, Marilla, mais n'est-ce pas trop tard ? »
« Non, il n'est que deux heures. Ils
commencent tout juste à se rassembler et ils ne
prendront le thé que dans une heure. Lave-toi
le visage et peigne-toi les cheveux, puis enfile ta
robe vichy. Je vais te remplir un panier. Nous
avons bien assez de plats déjà prêts dans cette
maison. Et je vais demander à Jerry d'atteler la
jument et de te conduire à l'endroit du piquenique. »
« Oh, Marilla, s'exclama Anne en se précipitant
vers sa bassine. Il y a encore cinq minutes
j'étais au comble du malheur, je regrettais d'être
venue au monde, et voilà que maintenant, je
n'échangerais pas même ma place avec un ange
!»
298
Ce soir-là, ce fut une Anne parfaitement
heureuse et complètement épuisée qui revint
aux Pignons Verts, dans une extase
indescriptible.
« Oh, Marilla, j'ai passé un moment si
délectable. Délectable est un mot nouveau que
j'ai appris aujourd'hui. J'ai entendu Mary Alice
Bell qui l'employait. N'est-il pas très expressif ?
Tout était absolument charmant. Le thé était un
merveilleux moment, puis M. Harmon Andrews
nous a tous emmenés faire un tour en barque
sur le Lac Chatoyant − six à la fois. Jane
Andrews a failli tomber par-dessus bord. Elle
se penchait pour cueillir des nénuphars et, si M.
Andrews ne l'avait pas attrapée par la ceinture
juste à temps, elle serait tombée et se serait
sans doute noyée. J'aurais bien aimé être à sa
place. Ce doit être une expérience si
romantique. Ce serait un souvenir si palpitant à
299
raconter. Puis nous avons mangé de la crème
glacée. Les mots me manquent pour décrire
cette crème glacée. Marilla, je vous assure que
c'était sublime. »
Ce soir-là, alors qu'elle reprisait ses bas,
Marilla raconta toute l'histoire à Matthew.
« Je suis prête à reconnaître que j'ai commis
une erreur, conclut-elle comme si de rien
n'était, mais j'ai appris une leçon. Je ne peux
m'empêcher de rire quand je pense aux "aveux"
d'Anne, même si je ne devrais pas, car cela
reste un mensonge. Mais en fin de compte, il ne
me paraît pas aussi méchant que celui dont je
l'ai accusée, et j'en suis tout aussi responsable.
Cette enfant est très difficile à comprendre, à
de nombreux égards. Mais je suis convaincue
qu'elle deviendra quelqu'un de bien. Et une
chose est sûre, personne ne s'ennuiera jamais
300
en sa compagnie. »
301
CHAPITRE XV
Une tempête dans un verre d'eau
« Quelle journée magnifique ! dit Anne en
prenant une grande inspiration. N'est-il pas
formidable d'être en vie par une journée
comme celle-ci. Je plains ceux qui ne sont pas
encore nés et qui ne peuvent en profiter. Ils
connaîtront peut-être de belles journées,
certainement, mais ils n'auront jamais celle-ci.
Et c'est encore plus merveilleux de se dire que
cette belle journée est celle de l'école, n'est-ce
pas ? »
« C'est bien plus agréable que de passer par la
route ; elle est si poussiéreuse et chaude », dit
Diana, pragmatique, tout en jetant un œil dans
le sac de son déjeuner. Elle était en train de
302
calculer à combien de bouchées chaque fille
aurait droit si elle partageait en dix les trois
tartes aux framboises juteuses et appétissantes
qu'elle avait là.
Les petites filles de l'école d'Avonlea mettaient
toujours leurs déjeuners en commun, et manger
seule trois tartes à la framboise, ou ne les
partager qu'avec sa meilleure amie, aurait
immanquablement valu à la coupable d'être
taxée d'« affreuse méchante ». Pourtant, une
fois que les tartes étaient partagées en dix, il en
restait juste assez pour vous mettre l'eau à la
bouche.
Le chemin qu'Anne et Diana empruntaient pour
se rendre à l'école était de toute beauté. Anne
se disait que ses trajets pour aller à l'école et en
revenir en compagnie de Diana n'auraient pas
pu être plus agréables, même en y mettant
303
toute son imagination. Passer par la route
principale n'aurait absolument pas été
romantique ; mais l'Allée des Amoureux,
l'Étang du Saule, le Val des Violettes et le
Chemin des Bouleaux, voilà qui l'était
incontestablement.
L'Allée des Amoureux débutait sous le verger
des Pignons Verts et s'enfonçait dans les bois
jusqu'au bout de la ferme des Cuthbert. C'était
le chemin que l'on empruntait pour mener les
vaches aux pâturages et pour ramener du bois
de chauffage en hiver. Anne l'avait appelée
l'Allée des Amoureux avant même la fin de son
premier mois aux Pignons Verts.
« Il n'y a pas d'amoureux qui y flânent,
expliqua-t-elle à Marilla, mais Diana et moi
sommes en train de lire un livre parfaitement
magnifique, où il est question d'une Allée des
304
Amoureux. Alors nous aussi, nous voulions
avoir la nôtre. Et c'est un très joli nom, ne
trouvez-vous pas ? Si romantique ! On peut
imaginer des amoureux qui s'y promènent.
J'aime cette allée parce qu'on peut y penser à
haute voix sans que les gens vous traitent de
folle. »
Anne partait seule le matin et descendait l'Allée
des Amoureux jusqu'au ruisseau. Là, elle
retrouvait Diana et elles poursuivaient leur
chemin sous la voûte touffue que formaient les
érables − « Les érables sont des arbres si
affables, disait Anne, ils sont toujours en train
de vous murmurer des choses en faisant bruire
leur feuillage » − jusqu'à atteindre un pont
rustique. Puis elles quittaient le chemin,
traversaient le champ qui s'étendait derrière la
maison des Barry et dépassaient l'Étang du
Saule. Après l'Étang du Saule, c'était le Val des
305
Violettes − un petit fossé verdoyant dans la
pénombre des grands bois de M. Andrew Bell.
« Bien sûr, on n'y trouve pas de violettes en
cette saison, expliqua Anne à Marilla, mais
Diana dit qu'elles y poussent par millions au
printemps. Oh, Marilla, imaginez que vous les
avez sous les yeux ! C'est un spectacle qui me
coupe le souffle. Je l'ai appelé le Val des
Violettes. Diana dit que je n'ai pas mon pareil
pour trouver de jolis noms d'endroits. C'est
agréable d'être doué pour quelque chose, vous
ne trouvez pas ? Mais Diana a choisi le nom du
Chemin des Bouleaux. Elle en avait envie, alors
je l'ai laissée faire, mais je suis sûre que j'aurais
pu trouver quelque chose de bien plus poétique
que le Chemin des Bouleaux. Tout le monde
peut inventer un nom pareil. Mais le Chemin
des Bouleaux est l'un des endroits les plus jolis
au monde, Marilla. »
306
C'était vrai. Anne n'était pas la seule à le
penser, et tous ceux qui le découvraient par
hasard restaient sous le charme. C'était un petit
sentier étroit et sinueux qui dévalait en
serpentant le raidillon qui passait par les bois
de M. Bell, et où la lumière était si tamisée par
les nombreux écrans couleur émeraude qu'elle
traversait qu'elle y était aussi pure que le cœur
d'un diamant. Il était bordé sur toute sa
longueur par de jeunes bouleaux frêles, aux
troncs blancs et aux branches souples. Des
fougères, des bourraches, du muguet sauvage
et des touffes écarlates de vigne de Judée y
poussaient en abondance. Une douce senteur
épicée flottait toujours dans l'air, tandis que le
chant des oiseaux se mêlait au murmure amusé
du vent dans les branches. Çà et là, vous
pouviez apercevoir un lapin traverser juste
devant vous, si vous étiez silencieux − chose
qui n'arrivait à Anne et Diana que les soirs de
307
pleine lune. Au bas de la vallée, le chemin
débouchait sur la route principale et il ne restait
plus que la butte aux épicéas avant l'école.
L'école d'Avonlea était un bâtiment blanchi à la
chaux, aux avant-toits bas et aux fenêtres
larges, dont l'intérieur était meublé de bureaux
confortables et solides, qui s'ouvraient et se
fermaient à l'ancienne mode. Trois générations
d'écoliers y avaient gravé leurs initiales et laissé
leurs hiéroglyphes. L'école était en retrait par
rapport à la route. Derrière s'étendait une
sombre forêt de sapins et passait un ruisseau
où tous les enfants laissaient leurs bouteilles de
lait le matin pour les garder au frais jusqu'à
l'heure du déjeuner.
Marilla avait vu Anne partir pour l'école le
premier jour du mois de septembre avec une
certaine appréhension. Anne était une fille si
308
étrange. Comment allait-elle s'entendre avec les
autres enfants ? Et comment diable allait-elle
réussir à tenir sa langue pendant les heures de
classe ?
Cependant, les choses se passèrent mieux que
Marilla ne l'avait craint. Anne rentra très
enthousiaste ce soir-là.
« Je crois que je vais aimer l'école d'ici,
annonça-t-elle. Je ne sais trop que penser du
maître, en revanche. Il passe son temps à
recourber sa moustache en faisant les yeux
doux à Prissy Andrews. Prissy est grande,
vous savez. Elle a seize ans et elle étudie pour
l'examen d'entrée de l'Académie Royale de
Charlotteville l'année prochaine. Tillie Boulter
dit que le maître est fou d'elle. Elle a un joli
teint et des cheveux bruns bouclés qu'elle
arrange avec élégance. Elle est assise sur le
309
banc du fond et lui aussi va s'y asseoir la
plupart du temps − pour lui expliquer ses
leçons, soi-disant. Mais Ruby Gillis dit qu'elle
l'a vu lui écrire quelque chose sur son ardoise,
et quand Prissy l'a lu, elle est devenue rouge
comme une pivoine et s'est mise à glousser.
Ruby Gillis dit que, d'après elle, cela n'avait
rien à voir avec la leçon. »
« Anne Shirley, je ne veux pas entendre ces
histoires à propos de ton professeur, la reprit
vivement Marilla. Tu ne vas pas à l'école pour
critiquer le maître. Je suppose qu'il peut
t'apprendre quelque chose, à toi, et il est de
ton devoir d'apprendre. Et j'aime autant te dire
tout de suite que je ne veux pas que tu me
racontes des sornettes à son sujet chaque fois
que tu rentreras. C'est là quelque chose que je
n'encouragerai pas. J'espère que tu t’es bien
comportée. »
310
« Oui, tout à fait, dit Anne, sûre d'elle. Ce
n'était pas aussi difficile qu'on pourrait le croire.
Je suis assise avec Diana. Notre banc est juste
à côté de la fenêtre et nous pouvons regarder
le Lac Chatoyant en contrebas. Il y a beaucoup
de gentilles filles à l'école et c'était délectable
de s'amuser avec elles à l'heure du déjeuner.
C'est si agréable d'avoir de nombreuses
camarades avec qui jouer. Mais bien sûr, je
préfère Diana et cela ne changera jamais.
J'adore Diana. Je suis terriblement en retard
sur les autres. Elles en sont toutes au livre de
cinquième année, et je n'en suis qu'au manuel
de quatrième. Je trouve que c'est assez
humiliant. Mais aucune d'entre elles n'a autant
d'imagination que moi, et je n'ai pas tardé à
m'en rendre compte. Nous avons étudié la
lecture, la géographie, l'histoire du Canada et la
dictée aujourd'hui. M. Phillips m'a dit que mon
orthographe était honteuse et il a brandi mon
311
ardoise pour que tout le monde puisse la voir,
toute raturée. J'étais mortifiée, Marilla ; je
trouve qu'il aurait pu se montrer plus poli avec
une étrangère. Ruby Gillis m'a donné une
pomme et Sophia Sloane m'a prêté une jolie
carte rose sur laquelle était écrit : "Viendras-tu
chez moi ?" Je dois la lui rendre demain. Et
Tillie Boulter m'a laissé porter sa bague de
perles tout l'après-midi. Puis-je prendre l'une
des perles de la vieille pelote à aiguilles du
grenier pour me fabriquer une bague ? Et oh,
Marilla, Jane Andrews m'a dit que Minnie
MacPherson lui avait dit qu'elle avait entendu
Prissy Andrews dire à Sara Gillis que j'avais un
très joli nez. Marilla, c'est le premier
compliment que l'on me fait de toute ma vie,
pouvez-vous imaginer l'étrange sensation que
cela a provoquée en moi ? Marilla, est-ce vrai
que j'ai un joli nez ? Je sais que vous me direz
la vérité. »
312
« Ton nez est très bien », se contenta de
répondre Marilla. Au fond, elle trouvait que le
nez d'Anne était remarquablement joli ; mais
elle n'avait aucune intention de le lui dire.
Trois semaines étaient passées depuis, et tout
s'était bien déroulé. Aujourd'hui, en cette
fraîche matinée de septembre, Anne et Diana
descendaient joyeusement le Chemin des
Bouleaux. C'étaient les deux petites filles les
plus heureuses d'Avonlea.
« Je crois que Gilbert Blythe sera à l'école
aujourd'hui, dit Diana. Il a rendu visite à ses
cousins du Nouveau-Brunswick pendant tout
l'été et il n'est revenu que samedi soir. Il est
terriblement beau, Anne. Et il taquine
atrocement les filles. Il fait de nos vies un enfer.
»
313
Pourtant, la voix de Diana laissait entendre
qu'elle n'était pas si réticente à l'idée de ces
taquineries incessantes.
« Gilbert Blythe ? fit Anne. N'est-ce pas son
nom qui est gravé sur le mur sous le préau, à
côté de celui de Julia Bell, avec l'inscription
"Annonce" juste au-dessus ? »
« Si, dit Diana en secouant la tête. Mais je suis
sûre qu'il n'aime pas vraiment Julia Bell. Je l'ai
entendu se moquer en disant qu'il pourrait
apprendre ses tables de multiplication en
calculant ses taches de rousseur. »
« Oh, ne me parle pas de taches de rousseur,
supplia Anne. Ce n'est pas très délicat, en
sachant que j'en ai autant. Mais je pense
qu'écrire "Annonce" sur un mur avec le nom
d'un garçon et d'une fille est la chose la plus
314
stupide qui soit. Je serais curieuse que
quelqu'un ait l'audace d'écrire le mien avec
celui d'un garçon. Mais, bien sûr, s'empressa-telle d'ajouter, il est peu probable que cela
arrive. »
Anne soupira. Si elle ne voulait pas que l'on
écrivît son nom, il était tout de même un peu
humiliant de savoir qu'il n'y avait aucun risque
que cela arrive.
« Voyons, dit Diana, dont les yeux noirs et les
tresses brillantes avaient fait tant de ravages
dans le cœur des écoliers d'Avonlea que son
nom figurait sur les murs du préau, associé à
une demi-douzaine de noms de garçon. C'est
juste pour rire. Et ne sois pas si certaine que
ton nom n'apparaîtra jamais. Charlie Sloane est
fou de toi. Il a dit à sa mère − sa mère, te
rends-tu compte − que tu étais la fille la plus
315
intelligente de l'école. C'est encore mieux
qu'être jolie. »
« Non, ce n'est pas vrai, dit Anne, féminine
dans l'âme. Je préférerais être jolie plutôt
qu'intelligente. Et je déteste Charlie Sloane, je
ne supporte pas qu'un garçon ait les yeux
globuleux. Si quelqu'un inscrit mon nom avec le
sien, je ne m'en remettrai jamais, Diana Barry.
Mais c'est vrai qu'être en tête de classe est
agréable. »
« Tu auras Gilbert dans ta classe maintenant, dit
Diana, et il a l'habitude d'être le premier. Il n'en
est qu'au manuel de quatrième année, bien qu'il
ait presque quatorze ans. Il y a quatre ans, son
père est tombé malade et a dû partir en Alberta
pour sa santé. Gilbert est parti avec lui. Ils y
sont restés trois ans et Gil n'est pas vraiment
allé à l'école jusqu'à leur retour. Ce ne sera pas
316
si facile de rester en tête de classe à présent,
Anne. »
« J'en suis ravie, répondit Anne sans hésiter. Je
ne tirais pas grande fierté d'être meilleure que
des petits de seulement neuf ou dix ans. Je me
suis levée hier pour épeler le mot "ébullition".
Josie Pye était la première et figure-toi qu'elle
trichait en regardant dans son livre. M. Phillips
ne l'a pas vue − il regardait Prissy Andrews −
mais moi, si. Je lui ai lancé un regard de pur
mépris, elle est devenue aussi rouge qu'une
tomate. Elle a buté sur tous les mots par la
suite. »
« Ces filles Pye ne font que tricher, dit Diana,
indignée, alors qu'elles escaladaient la clôture
longeant la route principale. Gertie Pye est allée
poser sa bouteille de lait à la place de la mienne
dans le ruisseau hier. Le crois-tu ? Maintenant,
317
je ne lui parle plus. »
Tandis que M. Phillips était au fond de la classe
pour écouter la récitation de latin de Prissy
Andrews, Diana chuchota à Anne :
« C'est Gilbert Blythe, assis de l'autre côté de
l'allée, Anne. Regarde-le et dis-moi si tu le
trouves beau. »
Anne obtempéra. Elle eut tout le loisir de le
dévisager, car le garçon en question était
occupé à punaiser au dossier de sa chaise la
longue tresse jaune de Ruby Gillis, qui était
assise devant lui. Il était grand, avait des
cheveux bruns bouclés et des yeux noisette
insolents, et sa bouche esquissait un sourire
taquin. À cet instant, Ruby Gillis essaya de se
lever pour apporter son addition au maître ; elle
retomba sur son siège en poussant un petit cri,
318
croyant que ses cheveux venaient de lui être
arrachés. Tout le monde la regarda et M.
Phillips lui lança un regard si sévère que Ruby
se mit à pleurer. Gilbert avait fait disparaître la
punaise et était penché sur son livre d'histoire
avec le visage le plus innocent du monde ; mais
lorsque l'agitation retomba, il regarda Anne et
lui fit un clin d'œil irrésistiblement drôle.
« Je trouve que ton Gilbert Blythe est en effet
très beau, confia Anne à Diana, mais je crois
qu'il est très effronté. Ce ne sont pas là de
bonnes manières que de faire un clin d'œil à une
étrangère. »
Mais les choses sérieuses ne commencèrent
pas avant l'après-midi.
M. Phillips était retourné au fond de la classe
pour expliquer un problème d'algèbre à Prissy
319
Andrews et le reste de la classe faisait comme
bon lui semblait. Certains mangeaient des
pommes vertes, d'autres encore chuchotaient,
dessinaient sur leurs ardoises ou conduisaient le
long de l'allée des grillons qu'ils avaient
harnachés à l'aide de ficelles. Gilbert Blythe
essayait d'attirer l'attention d'Anne Shirley, sans
y parvenir. De son côté, Anne avait totalement
oublié non seulement l'existence de Gilbert
Blythe, mais également celle de tous les autres
écoliers d'Avonlea. Le menton dans les mains
et les yeux rivés sur les eaux miroitantes du Lac
Chatoyant que lui permettait de voir la fenêtre
ouest, elle était partie très loin, dans un rêve
majestueux où elle ne voyait ni n'entendait rien
que ses propres visions merveilleuses.
Gilbert Blythe n'avait pas l'habitude, quand il
essayait de se faire remarquer par une fille, de
voir ses efforts rester vains. Elle devait le
320
regarder, cette Shirley aux cheveux roux, au
menton en pointe et aux grands yeux qui ne
ressemblaient en rien à ceux des autres
écolières d'Avonlea.
Gilbert traversa l'allée, attrapa la longue tresse
rousse d'Anne et la brandit à bout de bras en
lui sifflant à mi-voix :
« Poil de carotte ! Poil de carotte ! »
Anne tourna alors vers lui un regard plein de
rancune !
Elle ne se contenta pas de le fusiller du regard,
mais elle bondit sur ses pieds. Ses douces
rêveries avaient été brisées en mille morceaux.
Elle lança à Gilbert un regard indigné, dont
l'étincelle de rage fut aussitôt noyée par des
larmes non moins violentes.
321
« Tu n'es qu'un garçon mesquin et détestable !
s'exclama-t-elle avec fougue. Comment oses-tu
?»
Et soudain − bam ! Anne abattit son ardoise
sur la tête de Gilbert et la brisa tout net −
l'ardoise, non la tête.
Les enfants de l'école d'Avonlea se
réjouissaient toujours des scènes de ce genre.
Et celle-ci était particulièrement divertissante.
Tout le monde poussa un « oh » de plaisir
horrifié. Diana tressaillit. Ruby Gillis, qui avait
une tendance à l'hystérie, se mit à pleurer.
L'équipe de grillons de Tommy Sloane lui
échappa des mains tandis qu'il regardait le
spectacle, bouche bée.
M. Phillips remonta l'allée à grandes enjambées
et posa une main lourde sur l'épaule d'Anne.
322
« Anne Shirley, que se passe-t-il ici ? » fit-il
avec colère. Anne ne répondit pas. Il aurait
fallu qu'elle fût beaucoup plus humble pour
accepter de dire devant toute la classe qu'on
venait de la traiter de « poil de carotte ». Ce fut
Gilbert qui parla courageusement.
« C'est de ma faute, M. Phillips. Je l'ai bien
cherché. »
M. Phillips ne prêta aucune attention à Gilbert.
« Je suis atterré de voir l'une de mes élèves
faire preuve d'un caractère si épouvantable et
d'un esprit si vindicatif, dit-il d'un ton
sentencieux, comme si le simple fait d'être l'un
de ses élèves dût chasser toute trace de
méchanceté du cœur des petits mortels
imparfaits qu'il avait en classe. Anne, monte sur
l'estrade devant le tableau et restes-y pendant
323
le reste de l'après-midi. »
Anne aurait sans hésiter préféré recevoir des
coups de fouet plutôt que de se voir infligée
une telle punition, qui était d'une terrible
violence pour sa sensibilité exacerbée. Le
visage livide et fermé, elle s'exécuta. M. Phillips
prit une craie et écrivit sur le tableau noir audessus de sa tête :
« Ann Shirley a très mauvais caractère. Ann
Shirley doit apprendre à contrôler son humeur
», puis il lut ces lignes à haute voix de sorte que
même les enfants de première année, qui ne
savaient pas encore déchiffrer l'écriture
manuscrite, puissent les comprendre.
Anne resta debout le reste de l'après-midi,
l'inscription au-dessus de sa tête. Elle ne pleura
pas, ne baissa pas la tête. La rage, toujours
324
vive dans son cœur, la soutenait dans cette
épreuve humiliante. Le regard empreint de
mépris et les joues rouges de colère, elle
affronta sans ciller le regard compatissant de
Diana, les hochements de tête indignés de
Charlie Sloane et les sourires méchants de
Josie Pye. Quant à Gilbert Blythe, elle ne
daigna même pas le regarder. Elle ne le
regarderait plus jamais ni ne lui adresserait la
parole !
À la fin des cours, Anne sortit fièrement, sa tête
rousse bien droite. Gilbert Blythe essaya de
l'intercepter sous le préau.
« Je suis terriblement désolé de m'être moqué
de tes cheveux, Anne, murmura-t-il, la mine
contrite. Sincèrement. Ne reste pas fâchée
contre moi. »
325
Anne passa, dédaigneuse, sans le regarder ni
même lui montrer qu'elle l'avait entendu. « Oh,
comment peux-tu, Anne ? » souffla Diana alors
qu'elles s'éloignaient sur la route, d'une voix où
se mêlaient reproche et admiration. Diana, elle,
sentait qu'elle n'aurait jamais pu résister à la
supplique de Gilbert.
« Jamais je ne pardonnerai à Gilbert Blythe, dit
Anne résolument. Et M. Phillips, lui aussi, a
orthographié mon nom sans e. Mon âme est
désormais aussi inflexible que l'acier, Diana. »
Diana n'avait pas la moindre idée de ce
qu'Anne pouvait bien vouloir dire, mais elle
comprenait qu'il se tramait quelque chose de
terrible.
« Il ne faut pas que tu en veuilles à Gilbert de
s'être moqué de tes cheveux, dit-elle pour
326
l'apaiser. Tiens, il se moque de toutes les filles.
Il reproche aux miens d'être noirs. Il m'a traité
de corbeau une bonne douzaine de fois ; et je
ne l'ai jamais entendu me demander pardon
pour cela, d'ailleurs. »
« Il y a une différence énorme entre se faire
traiter de corbeau et se faire traiter de poil de
carotte, répliqua Anne avec sérieux. Gilbert
Blythe a blessé mon amour-propre d’une
manière atroce, Diana. »
L'affaire en serait probablement restée là sans
trop de remous si rien d'autre n'était arrivé.
Mais lorsque certains évènements se
produisent, il n'est pas rare qu'ils continuent en
s'enchaînant.
Les écoliers d'Avonlea passaient souvent
l'heure du déjeuner à recueillir de la gomme
327
dans le bosquet d'épicéas de M. Bell, sur la
colline, de l'autre côté de son vaste pâturage.
De là, ils pouvaient garder un œil sur la maison
d'Eben Wright, où logeait le maître. Quand ils
voyaient M. Phillips en sortir, ils s'élançaient
vers l'école ; mais la distance qui les en séparait
étant près de trois fois plus longue que l'allée
de M. Wright, ils n'y arrivaient toujours, hors
d'haleine et pantelants, que trois minutes trop
tard.
Le lendemain, M. Phillips fut pris par l'une de
ses envies subites de réformes et annonça
avant de rentrer chez lui pour le déjeuner qu'il
souhaitait retrouver tous les élèves à leur place
lorsqu'il reviendrait. Ceux qui arriveraient avec
du retard recevraient une punition.
Tous les garçons, accompagnés de quelques
filles, se rendirent au bosquet d'épicéas de M.
328
Bell comme à l'accoutumée, avec la ferme
intention d'y rester suffisamment longtemps
pour mâcher un peu de gomme. Mais les
bosquets sont attirants et les noisettes de
gomme séduisantes ; ils firent leur cueillette,
s'attardèrent et s'éloignèrent si bien que,
comme d'habitude, la première chose qui les
rappela à la réalité du temps qui passe fut le cri
de Jimmy Glover, poussé depuis la cime d'un
vieil épicéa : « Le maître revient ! »
Les filles, qui étaient restées au sol, furent les
premières à s'élancer et parvinrent à atteindre
l'école dans les temps, à une seconde près. Les
garçons, qui durent d'abord dégringoler au bas
des arbres, arrivèrent en retard. Quant à Anne,
elle n'avait que faire de recueillir de la gomme
et gambadait joyeusement à l'autre bout du
bosquet, enfoncée jusqu'à la taille dans les
fougères, fredonnant distraitement, une
329
couronne de fritillaires dans les cheveux, et se
prenant pour la déesse champêtre des ombres.
Elle fut la plus en retard de tous. Anne courait
pourtant comme une gazelle, et elle détala avec
une agilité si insolente qu'elle rattrapa les
garçons à la porte de l'école et entra avec eux
juste au moment où M. Phillips accrochait son
chapeau à la patère.
L'élan réformateur de M. Phillips était passé. Il
ne souhaitait pas se donner la peine de punir
une douzaine d'élèves, mais il devait tout de
même faire quelque chose pour ne pas porter
préjudice à sa crédibilité. Il chercha donc un
bouc émissaire, qu'il trouva en la personne
d'Anne, qui s'était laissé tomber sur son siège,
à bout de souffle, un lis oublié pendu au-dessus
de l'oreille lui donnant une apparence
particulièrement désinvolte et ébouriffée.
330
« Anne Shirley, puisque tu sembles tant aimer la
compagnie des garçons, nous allons te faire
plaisir cet après-midi, dit-il, sarcastique. Enlève
ces fleurs de tes cheveux et assieds-toi avec
Gilbert Blythe. »
Les autres garçons ricanèrent. Diana blêmit,
retira l'épi des cheveux d'Anne et lui serra la
main, compatissante. Anne, comme pétrifiée,
dévisagea l'instituteur.
« As-tu entendu ce que j'ai dit, Anne ? »
demanda M. Phillips d'un ton sévère.
« Oui, Monsieur, répondit Anne lentement,
mais je ne pensais pas que vous étiez sérieux. »
« Je peux te l'assurer », répliqua-t-il de ce ton
sarcastique que tous les enfants, et Anne la
première, avaient en horreur. Il l'avait piquée au
vif. « Obéis immédiatement. »
331
Pendant un instant, Anne sembla sur le point de
désobéir. Puis, lorsqu'elle se rendit compte
qu'elle ne pouvait rien y faire, elle se leva d'un
air hautain et traversa l'allée pour venir s'asseoir
à côté de Gilbert Blythe. Là, elle croisa les bras
sur le bureau et y enfouit son visage. Ruby
Gillis, qui eut le temps de l'apercevoir avant
qu'elle ne le cachât, raconta à ses camarades
en rentrant de l'école qu'elle « n'avait jamais
rien vu de tel − il était livide, couvert d'affreuses
petites taches rousses. »
Le monde d'Anne venait de s'écrouler. C'était
déjà assez humiliant d'être la seule à être punie
dans un groupe d'une douzaine de coupables,
d'être envoyée s'asseoir à côté d'un garçon,
mais que ce garçon fût Gilbert Blythe élevait
l'injure à un degré intolérable. Anne se disait
qu'elle ne pourrait pas le supporter et qu'il était
inutile de cherche à donner le change. Tout son
332
être bouillonnait de honte, de colère et
d'humiliation.
D'abord, les autres élèves la regardèrent en
murmurant. Ils se donnaient des coups de
coude et se tournaient sur leurs sièges. Mais
comme Anne ne relevait pas la tête et que
Gilbert était absorbé de toute son âme dans ses
fractions et semblait sourd au monde alentour,
ils ne tardèrent pas à revenir à leurs propres
devoirs et oublièrent Anne. Lorsque M. Phillips
déclara le cours d'histoire terminé, Anne, qui
aurait pu prendre un moment de pause, ne
bougea pas. M. Phillips, qui était occupé à
écrire quelques vers intitulés « À Priscilla »
avant de rappeler sa classe, butait sur une rime
récalcitrante et ne lui prêta aucune attention. À
un moment donné, profitant que personne ne
les regardait, Gilbert prit sur son bureau un
petit cœur en sucre rose avec, écrits en lettres
333
dorées, les mots « Tu es mignonne », et le
glissa sous le coude d'Anne. Anne se redressa
alors, attrapa délicatement le cœur rose du
bout des doigts, le laissa tomber sur le sol et le
réduisit en poudre en l'écrasant avec son talon.
Puis elle reprit sa position sans daigner
accorder le moindre regard à Gilbert.
Lorsque l'école fut terminée, Anne retourna à
son bureau et prit tout ce qui s'y trouvait, livres,
cahiers, plume et encre, Nouveau Testament8
et manuel de calcul, qu'elle empila sur son
ardoise fendue, de manière ostentatoire.
« Pourquoi ramènes-tu toutes ces affaires chez
toi, Anne ? » s'enquit Diana dès qu'elles se
furent mises en route. Elle n'avait pas osé le lui
demander plus tôt.
« Je ne reviendrai plus à l'école », dit Anne.
334
Diana réprima un cri et dévisagea Anne pour
tenter de déceler le fond de sa pensée.
« Marilla te laissera-t-elle rester à la maison ? »
demanda-t-elle.
« Elle n'aura pas le choix, dit Anne. Je ne
retournerai jamais à l'école, pas dans la classe
de cet homme. »
« Oh, Anne ! s'exclama Diana, au bord des
larmes. Je te trouve méchante. Que vais-je
devenir ? M. Phillips me demandera de
m'asseoir avec cette affreuse Gertie Pye − je le
sais, parce qu'elle est assise toute seule.
Reviens, Anne. »
« Pour toi, je ferais presque tout, Diana, dit
tristement Anne. J'accepterais qu'on m'arrache
les membres un à un si cela pouvait t'être utile.
Mais ça, je ne peux pas. S'il te plaît, ne me
335
demande pas de le faire. Tu me brises le cœur.
»
« Pense à toutes les choses amusantes que tu
vas rater, implora Diana. Nous allons construire
la plus jolie des cabanes près du ruisseau, nous
allons jouer au ballon la semaine prochaine, et
tu n'as jamais joué au ballon, Anne. C'est
terriblement excitant. Et nous allons apprendre
une nouvelle chanson − Jane Andrews est en
train de la répéter en ce moment même. Et
Alice Andrews va nous apporter un nouveau
tome de la série Pansy la semaine prochaine.
Nous allons le lire à haute voix tous ensemble,
un chapitre à la fois, à côté du ruisseau. Et tu
sais à quel point tu aimes lire à haute voix,
Anne. »
Rien ne pouvait la faire changer d'avis. Elle
avait pris sa décision. Elle ne retournerait plus à
336
l'école de M. Phillips, et elle l'annonça à Marilla
dès qu'elle rentra à la maison.
« Balivernes », dit Marilla.
« Ce ne sont pas du tout des balivernes, dit
Anne en dardant sur Marilla un regard dur,
chargé de reproches. Ne comprenez-vous pas,
Marilla ? J'ai été insultée. »
« Insultée, allons donc ! Tu iras à l'école
demain comme d'habitude. »
« Oh, non, fit Anne en secouant doucement la
tête. Je n'y retournerai pas, Marilla.
J'apprendrai mes leçons à la maison et je serai
aussi sage que possible. Je tiendrai tout le
temps ma langue si j'y arrive. Mais je ne
retournerai pas en classe, je vous l'affirme. »
Marilla décela sur le petit visage d'Anne une
337
détermination extraordinairement farouche. Elle
comprit qu'elle aurait des difficultés à lui faire
entendre raison, mais elle prit le sage parti de
ne pas insister pour l'instant. « Je descendrai
voir Rachel à ce propos dans la soirée,
songea-t-elle. Il est inutile de chercher à
raisonner Anne maintenant. Elle est trop
bouleversée et je sais à quel point elle peut être
têtue quand elle s'y met. D'après ce que je
comprends de son récit, M. Phillips n'y est pas
allé avec le dos de la cuillère. Mais je dois bien
me garder de le lui dire. J'irai demander conseil
à Rachel. Elle a envoyé ses dix enfants à
l'école, elle doit bien avoir quelque chose à me
dire là-dessus. D'ailleurs, d'ici là, on lui aura
déjà raconté toute l'histoire. »
Marilla trouva Mme Lynde, concentrée sur le
dessus-de-lit qu'elle était en train de tricoter.
Elle l'accueillit avec bonne humeur.
338
« Je suppose que vous connaissez la raison de
ma visite », dit-elle, non sans se sentir un peu
gênée.
Mme Rachel hocha la tête.
« Au sujet du scandale d'Anne à l'école, je
devine, dit-elle. Tillie Boulter est passée ici en
rentrant chez elle et elle m'a tout raconté. »
« Je ne sais que faire avec elle, dit Marilla. Elle
a décrété qu'elle ne retournerait pas à l'école.
Je n'ai jamais vu une enfant aussi bouleversée.
Depuis le début, je m'attendais à ce qu'elle
rencontre des problèmes à l'école. Tout se
déroulait trop bien, cela ne pouvait pas durer.
Elle est si nerveuse. Que me conseilleriez-vous,
Rachel ? »
« Eh bien, puisque vous me demandez mon
conseil, Marilla, dit gentiment Mme Lynde −
339
qui se délectait que l'on vînt lui demander son
aide − je commencerais par aller dans son
sens, voilà ce que je ferais. Je crois vraiment
que M. Phillips était dans son tort. Bien sûr, ce
n'est pas quelque chose à dire aux enfants,
vous le savez. Et, bien évidemment, il a bien fait
de la punir hier pour n'avoir pas su maîtriser sa
colère. Mais aujourd'hui, c'était différent. Les
autres retardataires auraient dû être tout autant
punis qu'elle, voilà tout. Et je ne trouve pas que
faire asseoir les filles à côté des garçons pour
les punir soit approprié. Ce n'est pas
respectueux. Tillie Boulter était scandalisée.
Elle a pris la défense d'Anne et m'a dit que tous
les élèves avaient fait de même. Anne me
semble très populaire auprès des autres
enfants. Je n'aurais jamais cru qu'elle
s'entendrait si bien avec eux. »
« Alors vous pensez vraiment que je devrais la
340
laisser rester à la maison », dit Marilla,
abasourdie.
« Oui. Si j'étais vous, je ne mentionnerais plus
l'école devant elle jusqu'à ce qu'elle en parle
d'elle-même. Soyez sûre, Marilla, qu'elle se
calmera dans une semaine environ et qu'elle
sera alors prête à y retourner de son propre
chef, voilà tout, tandis que si vous essayez de la
forcer à s'y rendre sur-le-champ, alors Dieu
sait dans quel état elle pourrait se mettre, ce qui
ne ferait que causer encore plus de remous.
Moins de problèmes il y aura, et mieux ce sera,
si vous voulez mon avis. Elle ne ratera pas
grand-chose de toute façon, pour ce qu'ils y
apprennent. M. Phillips est un très mauvais
instituteur. Sa méthode est déplorable,
vraiment, et il néglige les plus jeunes pour
passer tout son temps à préparer les plus
grands à intégrer la Royale. Il n'aurait jamais pu
341
enseigner dans cette école une année de plus si
son oncle n'avait pas été membre du conseil −
le seul membre, pour ainsi dire, car il mène ses
deux collègues par le bout du nez, pour sûr. Je
vous le dis, je me demande bien où va le
système scolaire de cette île. »
Mme Rachel secoua la tête, comme pour dire
que si elle était responsable du système
éducatif de la province, ce dernier serait bien
mieux organisé.
Marilla suivit le conseil de Mme Rachel et ne
prononça plus un mot devant Anne au sujet de
l'école. Elle apprenait ses leçons à la maison,
s'acquittait de ses corvées et jouait avec Diana
dans les crépuscules frais de l'automne
pourpre. Mais quand elle croisait Gilbert Blythe
sur la route ou qu'elle le rencontrait à l'école du
dimanche, elle passait à côté de lui avec un
342
mépris glacial, que ne faisait qu'accentuer le
désir évident qu'avait le garçon de l'amadouer.
Même les efforts pacificateurs de Diana se
révélaient inutiles. Anne semblait avoir pris la
décision irrévocable de détester Gilbert Blythe
jusqu'à la fin de ses jours.
Toutefois, elle mettait autant d'énergie à
détester Gilbert qu'elle en mettait à aimer
Diana, avec toute la fougue de son petit cœur
passionné, vivant avec la même intensité ses
amours et ses haines. Un soir, Marilla, qui
revenait du verger avec un panier de pommes
sous le bras, trouva Anne assise près de la
fenêtre est. Elle pleurait à chaudes larmes dans
le crépuscule.
« Que t'arrive-t-il, Anne ? » demanda-t-elle.
« C'est Diana, fit Anne en sanglotant de plus
343
belle. J'aime tellement Diana, Marilla. Je ne
peux pas vivre sans elle. Mais je sais très bien
que quand nous grandirons, Diana se mariera
et partira loin de moi. Et, oh, que ferai-je alors
? Je déteste son époux − je le déteste
terriblement. Je me suis déjà tout imaginé − le
mariage et tout le reste − Diana vêtue d'une
robe immaculée, avec un voile blanc, aussi
belle et majestueuse qu'une reine ; et moi, sa
demoiselle d'honneur, avec une jolie robe aux
manches bouffantes, certes, mais le cœur brisé
derrière mon visage souriant. Puis, je devrai
dire adieu à Dianaaa − » Sur ces mots, Anne
se décomposa et pleura sans aucune retenue.
Marilla se détourna pour cacher les spasmes
qui agitaient ses traits, mais en vain. Se laissant
tomber sur la chaise la plus proche, elle éclata
d'un rire si franc et inhabituel que Matthew, qui
traversait la cour à ce moment-là, s'arrêta net,
344
abasourdi. Quand pour la dernière fois avait-il
entendu Marilla rire ainsi ?
« Eh bien, Anne Shirley, dit Marilla une fois
qu'elle fut à nouveau capable de parler, si tu
dois te trouver des malheurs, pour l'amour du
ciel, inventes-en qui soient plus pertinents.
Décidément, tu as vraiment une imagination
débordante. »
345
CHAPITRE XVI
La visite de Diana tourne au
tragique
Octobre était un mois magnifique aux Pignons
Verts. Les bouleaux du vallon devenaient aussi
dorés que les rayons du soleil et les érables
derrière le verger prenaient des teintes rouges
majestueuses. Les cerisiers sauvages le long de
l'allée se paraient de nuances rouge sombre et
vert de bronze, tandis que, dans les champs, le
regain s'abandonnait au soleil.
Anne était enchantée du monde coloré qui
l'entourait.
« Oh, Marilla, s'exclama-t-elle un samedi
matin, en arrivant d'un pas dansant et les bras
346
chargés de rameaux somptueux. Je suis si
heureuse de vivre dans un monde où les mois
d'octobre existent. Ce serait terrible si nous
passions directement de septembre à
novembre, ne trouvez-vous pas ? Regardez ces
branches d'érable. Ne vous donnent-elles pas
le frisson − plusieurs frissons, même ? Je vais
en décorer ma chambre. »
« Quel désordre, dit Marilla, dont le sens
esthétique n'était guère développé. Tu
encombres trop ta chambre avec toutes ces
choses que tu ramènes de l'extérieur, Anne.
Les chambres sont faites pour dormir. »
« Oh, et rêver aussi, Marilla. Et vous savez que
l'on rêve tellement mieux dans une chambre
remplie de jolies choses. Je vais disposer ces
branches dans le vieux pot bleu que je poserai
sur ma table. »
347
« Bon, mais prends soin de ne pas laisser
tomber de feuilles dans les escaliers. Je me
rends cet après-midi à une réunion de mon
association de charité, à Carmody, Anne, et je
ne rentrerai probablement pas avant la nuit. Tu
vas devoir préparer le dîner de Matthew et de
Jerry, alors cette fois, n'oublie pas de mettre le
thé à infuser avant de passer à table, comme la
dernière fois. »
« C'était une terrible erreur, s'excusa Anne,
mais c'était l'après-midi où j'essayais de trouver
un nom pour le Val des Violettes, et je ne
pouvais penser à rien d'autre. Matthew s'est
montré si clément. Il ne m'a même pas
grondée. Il a fait le thé lui-même et il a dit que
nous pouvions attendre un peu. Et je lui ai
raconté un joli conte de fées en attendant, pour
qu'il ne trouve pas le temps long. C'était un très
beau conte, Marilla. J'avais oublié la fin, alors
348
j'en ai inventé une et Matthew a dit qu'il
n’aurait pas su dire où était la transition. »
« Matthew ne s'offusquerait même pas, Anne,
s'il te prenait l'envie de te lever et de prendre
ton dîner au beau milieu de la nuit. Mais garde
tes fantaisies pour toi, cette fois. Et − je ne sais
pas si je fais bien de te proposer cela − tu
risques de t'en trouver encore plus étourdie que
d'habitude − tu peux inviter Diana à venir
passer l'après-midi avec toi et prendre le thé
ici, si tu le souhaites. »
« Oh, Marilla ! Anne joignit les mains. C'est si
merveilleux ! Vous êtes capable d'imagination,
en fin de compte, sinon vous n'auriez jamais
compris à quel point j'en avais envie. Ce sera si
agréable, nous aurons l'impression d'être des
adultes. Je ne risque pas d'oublier de mettre le
thé à infuser si j'ai une invitée. Oh, Marilla,
349
puis-je me servir du service à thé avec des
boutons de rose ? »
« Non, juste ciel ! Le service à thé avec des
boutons de rose ! Et puis quoi, encore ? Tu
sais que je ne m'en sers que lorsque je reçois le
pasteur ou l'association de charité. Vous
prendrez le thé dans le vieux service brun. Mais
tu peux ouvrir le petit bocal jaune de cerises en
conserve. Il est temps de le consommer, de
toute façon − je crois qu'il commence à
tourner. Tu peux aussi couper quelques parts
de gâteau aux fruits, et proposer des biscuits et
des croquants. »
« Je m'imagine assise en bout de table, en train
de verser le thé, dit Anne en fermant les yeux,
en pleine extase. Et demander à Diana si elle
prend du sucre ! Je sais qu'elle n'en prend pas,
mais bien sûr je le lui demanderai comme si je
350
l'ignorais. Ensuite, je l'inviterai à prendre une
autre part de gâteau aux fruits et un peu de
cerises en conserve. Oh, Marilla, rien que d'y
penser, j'en ai une fabuleuse sensation. Puis-je
l'emmener dans la chambre d'amis pour qu'elle
y dépose son chapeau en entrant ? Et puis-je la
faire asseoir dans le petit salon ? »
« Non. La pièce à vivre suffira pour ta
réception. Mais il y a une bouteille à moitié
pleine de sirop de framboise qui reste de la
soirée à l'église, la dernière fois. Elle se trouve
sur la deuxième étagère du placard de la salle à
manger. Diana et toi pouvez en boire si vous
voulez, avec un biscuit. L'après-midi sera long
et je pense que Matthew sera en retard, étant
donné qu'il apporte les pommes de terre au
bateau. »
Anne se précipita dans le vallon. Elle passa par
351
le Bain des Dryades et s'élança sur le chemin
d'épicéas qui remontait la Colline au Verger,
pour inviter Diana à prendre le thé. Ainsi, à
peine Marilla avait-elle pris la route en direction
de Carmody que Diana arrivait, vêtue de sa
deuxième plus belle robe, idéalement apprêtée
pour prendre le thé. En temps normal, elle
entrait toujours en coup de vent dans la cuisine
sans s'annoncer, mais cette fois, elle frappa
sagement à la porte d'entrée. Et lorsqu'Anne,
elle aussi vêtue de sa deuxième plus belle
tenue, l'ouvrit avec élégance, les deux fillettes
se serrèrent la main avec autant de sérieux que
si elles ne se connaissaient pas. Elles
conservèrent cette solennité si peu naturelle
jusqu'à ce que Diana se fût rendue dans le
pignon est pour y poser son chapeau et fût
restée une dizaine de minutes dans le salon,
sans bouger un orteil.
352
« Comment va ta mère ? » demanda Anne
poliment, feignant de ne pas avoir vu Mme
Barry ramasser des pommes ce matin, en
pleine forme et de bonne humeur.
« Elle va très bien, merci. Je suppose que M.
Cuthbert est allé apporter ses pommes de terre
à la Fleur des Mers, n'est-ce pas ? » dit Diana,
qui était pourtant descendue chez M. Harmon
Andrews ce matin-là dans le chariot de
Matthew.
« Oui. Notre récolte de pommes de terre est
très bonne cette année. J'espère que celle de
ton père l'est aussi. »
« Elle est correcte, merci. As-tu déjà cueilli
beaucoup de pommes ? »
« Oh oui, tellement ! dit Anne, oubliant soudain
toute sa majesté pour bondir vivement. Sortons
353
dans le verger et ramassons des pommes
Empire, Diana. Marilla a dit que nous pouvions
cueillir toutes celles qui restent sur l'arbre.
Marilla est une femme très généreuse. Elle a dit
que nous pouvions prendre du gâteau aux fruits
et des cerises en conserve pour le thé. Mais
cela ne se fait pas de dire à ses invités ce qu'on
va leur servir à manger, alors je ne te dirai pas
ce que nous allons boire. Mais cela commence
par un S, et il y a un F, et c'est de couleur
rouge vif. J'aime les boissons rouges, pas toi ?
Elles sont deux fois meilleures que les boissons
d'une autre couleur. »
Le verger, avec ses grandes branches qui
ployaient jusqu'au sol sous le poids des fruits,
se révéla un endroit si agréable que les fillettes
y passèrent la majeure partie de l'après-midi,
assises sur un coin d'herbe verte que le gel
avait épargné et où le soleil doux et tiède de
354
l'automne s'attardait. Elles mangeaient des
pommes tout en parlant sans discontinuer.
Diana racontait à Anne tout ce qui se passait à
l'école. Elle devait s'asseoir à côté de Gertie
Pye, qu'elle détestait ; Gertie faisait crisser sa
plume tout le temps, ce qui lui glaçait le sang.
Ruby Gillis avait réussi à se débarrasser de
toutes ses verrues, comme par enchantement,
grâce à un galet magique que la vieille Mary
Joe de la Crique lui avait donné. Il fallait frotter
ses verrues avec le galet, puis le jeter pardessus son épaule gauche au moment de la
nouvelle lune, et les verrues disparaissaient. Le
nom de Charlie Sloane avait été inscrit avec
celui d'Em White sur le mur du préau, et Em
White était entrée dans une colère noire. Sam
Boulter avait répondu d'un ton insolent à M.
Phillips, et le maître lui avait donné des coups
de fouet, alors le père de Sam était venu à
l'école pour menacer M. Phillips s'il osait
355
encore lever la main sur l'un de ses enfants.
Mattie Andrews avait un nouveau bonnet rouge
et un corsage bleu croisé, avec des glands. Les
airs qu'elle se donnait en les portant étaient
absolument écœurants. Lizzie Wright ne parlait
plus à Mamie Wilson, parce que la grande
sœur de Mamie Wilson avait volé son
prétendant à la grande sœur de Lizzie Wright.
Enfin, tout le monde regrettait Anne et avait
hâte qu'elle revînt en classe. Quant à Gilbert
Blythe −
Mais Anne ne voulait pas entendre parler de
Gilbert Blythe. Elle se leva d'un bond et
annonça qu'elles devaient rentrer pour boire
leur sirop de framboise.
Anne inspecta la deuxième étagère du gardemanger, mais elle n'y trouva aucune bouteille de
sirop de framboise. En cherchant mieux, elle
356
finit par la trouver, sur la dernière étagère.
Anne la posa sur un plateau, qu'elle mit sur la
table avec un gobelet.
« Vas-y, sers-toi, Diana, dit-elle poliment. Je ne
pense pas en prendre tout de suite. Je n'en ai
pas vraiment envie après toutes ces pommes. »
Diana se versa une pleine timbale, admira sa
couleur rouge éclatante et se mit à le siroter
délicatement.
« Quel sirop de framboise absolument
délicieux, Anne, dit-elle. J'ignorais que le sirop
de framboise était aussi bon. »
« Je suis ravie qu'il te plaise. Prends-en autant
que tu veux. Je m'absente pour raviver le feu. Il
y a tant de responsabilités auxquelles il faut
penser quand on est une maîtresse de maison,
n'est-ce pas ? »
357
Lorsqu'Anne revint de la cuisine, Diana était en
train de boire son deuxième verre de sirop. Sur
l'invitation d'Anne, elle ne vit aucun
inconvénient à s'en servir un troisième. Les
gobelets étaient généreusement remplis et le
sirop de framboise incontestablement délicieux.
« C'est le meilleur que j'aie jamais bu, dit
Diana. Il est tellement meilleur que celui de
Mme Lynde, et pourtant elle en est très fière.
Celui-ci n'a pas du tout le même goût. »
« J'aurais dû me douter que le sirop de
framboise de Marilla serait bien meilleur que
celui de Mme Lynde, dit Anne avec dévotion.
Marilla est une excellente cuisinière. Elle essaie
de m'apprendre à cuisiner, mais je t'assure,
Diana, que c'est un travail harassant. Il n'y a
aucune place pour l'imagination dans la cuisine.
Il faut juste suivre les règles. La dernière fois
358
que j'ai fait un gâteau, j'ai oublié d'y mettre de
la farine. J'étais en train de penser à une jolie
histoire qui nous arriverait à toutes les deux,
Diana. Je m'imaginais que tu avais contracté
une terrible vérole et que tout le monde t'avait
abandonnée. Mais moi, je venais
courageusement à ton chevet et je t'ai si bien
soignée que tu es revenue à la vie, puis j'ai
attrapé la vérole et j'en suis morte. On m'a
enterrée sous ces peupliers dans le cimetière, et
tu as planté un buisson de roses près de ma
tombe et l'as arrosé de tes larmes. Et par la
suite, tu n'as jamais, jamais oublié l'amie de ta
jeunesse qui a sacrifié sa vie pour toi. Oh,
c'était une histoire si triste, Diana. Les larmes
ont coulé sur mes joues pendant que je
pétrissais le gâteau. Mais j'ai oublié la farine et
le gâteau fut un véritable désastre. La farine est
un ingrédient essentiel en pâtisserie, tu sais.
Bien sûr, Marilla était furieuse. Je lui cause bien
359
des soucis. La semaine dernière, ma sauce
pour le pudding l'a terriblement navrée. Mardi,
nous avons mangé un pudding pour le déjeuner,
et il en est resté la moitié, ainsi qu'une grande
quantité de sauce. Marilla a dit qu'il en restait
suffisamment pour un autre repas et elle m'a
demandé de la ranger sur l'étagère du gardemanger et de le recouvrir. Je voulais vraiment la
couvrir du mieux possible, Diana, mais au
moment où je l'ai rangée, j'étais en train de
m'imaginer dans la peau d'une nonne − bien
sûr, je suis protestante, mais à ce moment-là,
dans mon imagination, j'étais catholique − qui
prenait le voile pour guérir sa peine de cœur en
s'enfermant dans un couvent. J'ai complètement
oublié de couvrir la sauce du pudding. Je n'y ai
pensé que le lendemain matin et je me suis
précipitée vers le garde-manger. Diana, tu
n'imagines pas l'horreur que j'ai ressentie en
découvrant une souris noyée dans la sauce !
360
J'ai repêché la souris à l'aide d'une cuillère et je
l'ai jetée dans la cour. Puis j'ai lavé trois fois la
cuillère. Marilla était dehors en train de traire,
et j'avais la ferme intention de lui demander,
quand elle rentrerait, si je pouvais donner la
sauce aux cochons. Or quand elle est revenue,
je m'imaginais que j'étais la fée des frimas9, qui
parcourait les bois pour donner aux arbres de
belles teintes rouges et jaunes, selon leur désirs,
et je n'ai plus pensé à la sauce du pudding,
d'autant que Marilla m'a aussitôt envoyée
cueillir des pommes. Eh bien, M. et Mme
Chester Ross de Spencervale nous ont rendu
visite ce matin-là. Tu sais que ce sont des gens
très distingués, surtout Mme Chester Ross.
Quand Marilla m'a appelée, le déjeuner était
prêt et tout le monde était attablé. J'ai essayé
de me montrer aussi polie et digne que
possible, car je voulais que Mme Chester Ross
trouve que j'étais une petite fille très raffinée,
361
malgré mon apparence quelconque. Tout se
passait bien jusqu'à ce que je voie Marilla
arriver avec le pudding dans une main et le
saucier dans l'autre, qu'elle venait de réchauffer.
Diana, c'était un moment atroce. Tout m'est
revenu en mémoire. Je me suis levée de ma
chaise et j'ai crié d'une voix perçante : «
Marilla, vous ne devez pas servir cette sauce, il
y avait une souris noyée dedans et j'ai oublié de
vous le dire plus tôt. » Oh, Diana, je n'oublierai
jamais ce moment de malaise, même si je vis
cent ans. Mme Chester Ross m'a lancé un de
ces regards et j'ai cru que j'allais m'enfoncer
dans le sol tellement j'avais honte. Elle qui est
une maîtresse de maison si parfaite, imagine ce
qu'elle a dû penser de nous. Marilla est
devenue aussi rouge qu'une pivoine, mais elle
n'a pas dit un mot − du moins, sur le moment.
Elle a juste ramené la sauce et le pudding et a
rapporté de la confiture de fraise. Elle m'en a
362
même proposé, mais je n'ai pas pu avaler la
moindre bouchée. J'avais l'impression d'avoir
des charbons ardents dans la tête. Une fois que
Mme Chester Ross est partie, Marilla m'a
sévèrement réprimandée. Mais, Diana, que se
passe-t-il ? »
Diana s'était levée. Elle avait du mal à garder
l'équilibre et se rassit avant de porter les mains
à sa tête.
« Je − je suis terriblement malade, dit-elle d'une
voix mal assurée. Je − je − je dois rentrer chez
moi tout de suite. »
« Oh, tu ne peux pas rentrer chez toi avant le
thé, s'exclama Anne, affolée. Je le prépare tout
de suite − je vais le mettre à infuser
immédiatement. »
« Je dois rentrer », répéta Diana, hébétée, mais
363
bien déterminée.
« Laisse-moi te donner à manger, insista Anne.
Je vais te donner un peu de gâteau aux fruits et
des cerises en conserve. Allonge-toi un peu sur
le canapé, tu te sentiras mieux. Où as-tu mal ?
»
« Je dois rentrer », ne cessait de répéter Diana.
Anne la supplia de rester, mais en vain.
« Mais enfin, les invités ne rentrent jamais chez
eux sans avoir pris le thé, se lamentait-elle. Oh,
Diana, crois-tu qu'il est possible que tu aies
réellement contracté la vérole ? Si c'est le cas,
je viendrai te soigner, tu peux compter làdessus. Je ne t'abandonnerai jamais. Mais
j'aurais aimé que tu restes jusqu'au moment du
thé. Où as-tu mal ? »
« J'ai de terribles vertiges », dit Diana.
364
Et en effet, elle marchait comme si la tête lui
tournait. Anne, des larmes de déception dans
les yeux, rendit à Diana son chapeau et la
raccompagna jusqu'à la barrière du terrain des
Barry. Puis elle sanglota sur le chemin qui la
ramenait aux Pignons Verts, où elle entreprit de
ranger le sirop de framboise dans le gardemanger et de préparer le thé pour Matthew et
Jerry, sans y accorder le moindre intérêt.
Le lendemain était un dimanche. La pluie
tomba à verse du lever au coucher du soleil et
Anne ne s'éloigna pas des Pignons Verts. Le
lundi après-midi, Marilla l'envoya chercher
quelque chose chez Mme Lynde. Peu de temps
après, Anne remontait l'allée à vive allure, les
joues inondées de larmes. Elle entra en trombe
dans la cuisine et se jeta la tête la première sur
le sofa, au désespoir.
365
« Voyons, que se passe-t-il encore, Anne ?
s'enquit Marilla, perplexe et hésitante. J'espère
que tu n'as pas encore été impolie envers Mme
Lynde. »
Aucune réponse ne lui parvint, mais Anne
redoubla de sanglots et de hoquets.
« Anne Shirley, quand je te pose une question,
j'attends une réponse. Redresse-toi tout de
suite et explique-moi pourquoi tu pleures. »
Anne se redressa, telle une tragédienne.
« Mme Lynde est allée voir Mme Barry
aujourd'hui, et Mme Barry était dans tous ses
états, gémit-elle. Elle dit que j'ai saoulé Diana
samedi et que je l'ai renvoyée chez elle en
piteux état. Et elle dit que je dois être une petite
fille très vilaine et extrêmement méchante, et
qu'elle ne laissera plus jamais Diana jouer avec
366
moi. Oh, Marilla, je suis anéantie par le
chagrin. »
Marilla en resta bouche bée.
« Saoulé Diana ? s'exclama-t-elle une fois
qu'elle eut retrouvé sa voix. Anne, est-ce que
toi et Mme Barry êtes devenues folles ? Mais
enfin, que lui as-tu donc donné ? »
« Rien que du sirop de framboise, sanglota
Anne. J'ignorais que le sirop de framboise
pouvait rendre quelqu'un ivre, Marilla − pas
même si l'on en buvait trois grands gobelets,
comme Diana. Oh, cela me rappelle tellement
− tellement − le mari de Mme Thomas ! Mais
je ne voulais certainement pas la saouler. »
« Saouler, balivernes ! » s'exclama Marilla en
se dirigeant vers le garde-manger du salon. Là,
sur l'étagère, se trouvait une bouteille qu'elle
367
reconnut aussitôt. C'était celle qui contenait le
vieux vin de groseille qu'elle préparait ellemême et qui rencontrait un grand succès à
Avonlea, malgré la désapprobation manifeste
de certains puritains, dont Mme Barry faisait
partie. Au même instant, Marilla se souvint
qu'elle avait rangé la bouteille de sirop de
framboise à la cave et non dans le gardemanger, comme elle l'avait dit à Anne.
Elle retourna à la cuisine avec la bouteille de vin
à la main. Elle avait envie de rire, bien malgré
elle.
« Anne, tu as décidément l'art de te créer des
ennuis. Tu es allée donner à Diana du vin de
groseille au lieu du sirop de framboise. N'as-tu
pas senti la différence ? »
« Je n'en ai pas goûté, dit Anne. Je pensais que
368
c'était votre sirop. Je voulais tellement me
montrer accueillante. Diana s'est sentie très
malade et elle a dû rentrer chez elle. Mme
Barry a raconté à Mme Lynde qu'elle était tout
simplement ivre morte. Elle s'est contentée de
rire bêtement quand sa mère lui a demandé ce
qui n'allait pas, puis elle est allée se coucher et
a dormi pendant des heures. Sa mère a senti
son haleine et a compris qu'elle était saoule.
Elle a eu une terrible migraine pendant toute la
journée d'hier. Mme Barry est outrée. Elle ne
voudra jamais croire que je ne l'ai pas fait
exprès. »
« Moi je trouve qu'elle devrait punir Diana de
se montrer gourmande au point de boire trois
grands verres de quoi que ce soit, dit Marilla
brusquement. Voyons, trois de ces grands
verres l'auraient rendue malade même s'ils
n'avaient contenu que du sirop. Eh bien, cette
369
histoire va donner du grain à moudre à ces
gens qui me reprochent de préparer ce vin de
groseille, même si cela fait trois ans que je n'en
fais plus, depuis que je sais que le pasteur
désapprouve cela. J'ai juste gardé cette
bouteille au cas où quelqu'un serait malade.
Allons, allons, mon enfant, ne pleure pas. Je ne
vois pas en quoi tu serais responsable, même si
je regrette que cela se soit produit. »
« Il faut que je pleure, dit Anne. Mon cœur est
brisé. Les astres sont contre moi, Marilla.
Diana et moi sommes à jamais séparées. Oh,
Marilla, je ne pensais pas que cela arriverait
quand nous avons échangé nos serments
d'amitié. »
« Ne sois pas stupide, Anne. Mme Barry
changera d'avis quand elle découvrira que tu
n'es pas responsable. Elle doit croire que tu as
370
voulu lui faire une farce idiote. Tu ferais mieux
d'y aller ce soir et de tout lui expliquer. »
« Je perds tout courage à l'idée d'affronter la
colère de la mère de Diana, soupira Anne.
J'aimerais que vous y alliez, Marilla. Vous avez
tellement de dignité. Elle vous écoutera
certainement plus que moi. »
« Bon, j'irai, dit Marilla, se disant elle aussi que
ce serait sûrement la solution la plus sage. Ne
pleure plus, Anne. Tout va bien se passer. »
Mais Marilla, lorsqu'elle revint de la Colline au
Verger, ne tenait plus le même discours. Anne
la vit arriver et courut à sa rencontre.
« Oh, Marilla, je vois sur votre visage que
c’était un échec, dit-elle, toute triste. Mme
Barry ne me pardonnera jamais ? »
371
« Mme Barry, justement ! s'exclama Marilla.
De toutes les femmes inflexibles que j'ai
connues, je peux dire que c'est la pire. Je lui ai
expliqué que c'était une erreur et que tu n'étais
pas responsable, mais elle ne m'a tout
simplement pas crue. Et elle en a profité pour
critiquer mon vin de groseille, en me rappelant
que j'avais coutume d'affirmer qu'il ne pouvait
nuire à personne. Alors je lui ai répondu tout
de go que le vin de groseille n'était pas fait pour
qu’on en boive trois verres d'affilée, et que
chez moi, si un enfant se montrait aussi
gourmand, je lui donnerais une bonne fessée
pour lui faire retrouver ses esprits. »
Marilla entra en coup de vent dans la cuisine,
profondément troublée, laissant derrière elle,
sous le porche, une pauvre petite âme bien
tourmentée. Anne s'éloigna alors, la tête nue,
dans le crépuscule frais de l'automne. D'un pas
372
ferme et déterminé, elle franchit le champ de
trèfles desséchés et le pont de rondins, avant
de remonter le chemin bordé d'épicéas, sous la
lueur pâle de la petite lune suspendue audessus des forêts de l'ouest. Mme Barry, qui
sortit sur le seuil en entendant que l'on frappait
timidement à la porte, découvrit une fillette
suppliante, aux lèvres blêmes et aux yeux
brillants.
Ses traits se durcirent. Mme Barry était une
femme de préjugés et d’aversions, et elle avait
ce type de colère froide et butée qu'il était
toujours très difficile de surmonter. Pour sa
défense, elle croyait vraiment Anne coupable
d'avoir fait boire Diana, par pure méchanceté
et avec préméditation. C'était donc en toute
honnêteté qu'elle cherchait à protéger sa fille de
l'influence néfaste que risquait d'avoir sur elle
une amitié trop intime avec une telle enfant.
373
« Que veux-tu ? » demanda-t-elle sèchement.
Anne joignit les mains.
« Oh, Mme Barry, je vous en prie, pardonnezmoi. Je ne voulais pas empoisonner Diana.
Comment l'aurais-je pu ? Imaginez que vous
soyez une pauvre petite orpheline adoptée par
des gens adorables, et que vous n'ayez qu'une
seule très chère amie dans le monde entier.
Pensez-vous que vous chercheriez à la rendre
malade délibérément ? Je croyais que c'était du
sirop de framboise. J'en étais intimement
convaincue. Oh, je vous en supplie, ne me dites
pas que vous ne permettrez plus à Diana de
venir jouer avec moi. Si vous le faites, mon
existence sera couverte d'un nuage noir de
chagrin. »
Ce discours, qui aurait ému en un clin d'œil le
374
cœur de la brave Mme Lynde, n'eut aucun effet
sur Mme Barry, sauf celui de la rendre encore
plus furieuse. Elle ne faisait pas confiance aux
grands mots et aux gestes théâtraux d’Anne et
se figurait même qu'elle était en train de se
moquer d'elle. Aussi lui dit-elle, d'un ton froid
et cruel :
« Je ne pense pas que tu sois digne de
fréquenter Diana. Tu ferais mieux de rentrer
chez toi et de te racheter une conduite. »
Les lèvres d'Anne se mirent à trembler.
« Me laisserez-vous voir Diana une dernière
fois, pour lui faire mes adieux ? » implora-telle.
« Diana est partie à Carmody avec son père »,
dit Mme Barry en rentrant et refermant la porte
derrière elle.
375
Anne s'en revint aux Pignons Verts, abattue par
tant de désespoir.
« Mon dernier espoir s'est évanoui, dit-elle à
Marilla. Je suis allée voir Mme Barry moimême et elle m'a traitée de manière insultante.
Marilla, je ne crois pas que cette femme soit
bien élevée. Il ne me reste plus rien à faire, à
part prier, et je n'ai guère d'espoir que cela
change quelque chose, Marilla. Je ne pense pas
que Dieu lui-même puisse infléchir une
personne aussi obstinée que cette Mme Barry.
»
« Anne, tu ne devrais pas parler de la sorte »,
la gronda Marilla en luttant contre l'envie impie
d'éclater de rire en cet instant tragique. Et en
effet, lorsqu'elle raconta toute l'histoire à
Matthew ce soir-là, elle riait à gorge déployée
des mésaventures de la pauvre Anne.
376
Mais quand elle glissa un œil dans la chambre
du pignon est avant de se coucher et qu'elle
découvrit qu'Anne ne s'était endormie qu'après
avoir versé toutes les larmes de son corps, une
tendresse inhabituelle adoucit les traits de son
visage.
« Pauvre petite créature », murmura-t-elle en
écartant une boucle rebelle du visage brouillé
de larmes de la fillette. Puis elle se pencha et
embrassa la joue empourprée qui reposait sur
l'oreiller.
377
CHAPITRE XVII
Anne se découvre un nouvel intérêt
L'après-midi suivant, Anne, concentrée sur la
couture de son patchwork à la fenêtre de la
cuisine, leva les yeux par hasard et aperçut
Diana près du Bain des Dryades, qui lui
adressait des signaux mystérieux. Aussitôt,
Anne sortit de la maison et s'élança vers le
vallon, le regard brillant d'étonnement mêlé
d'espoir. Mais son espoir disparut lorsqu'elle
aperçut la mine déconfite de Diana.
« Ta mère n'a pas changé d'avis ? » demandat-elle dans un souffle.
Diana secoua tristement la tête.
378
« Non ; et oh, Anne, elle dit que je ne jouerai
plus jamais avec toi. J'ai eu beau pleurer et lui
expliquer que ce n'était pas de ta faute, rien n'y
a fait. J'ai eu toutes les misères du monde à la
convaincre de me laisser venir te dire adieu.
Elle a dit que je ne devais pas mettre plus de
dix minutes et elle surveille en ce moment la
pendule. »
« Dix minutes, ce n'est pas très long pour faire
ses adieux à jamais, dit Anne au bord des
larmes. Oh, Diana, peux-tu sincèrement me
promettre de ne jamais m'oublier, moi qui fus
une chère amie, même si tu rencontres d'autres
amis qui te choieront ? »
« Oui, je le promets, dit Diana en sanglotant, et
je n'aurai jamais d'autre amie intime − je n'en
veux pas. Je ne pourrai jamais aimer personne
autant que toi. »
379
« Oh, Diana, s'exclama Anne en joignant les
mains, m'aimes-tu donc ? »
« Mais enfin, bien sûr. Tu ne le savais pas ? »
« Non. » Anne prit une profonde inspiration. «
Je croyais que tu m'appréciais, mais je n'ai
jamais osé espérer que tu m'aimes. Vois-tu,
Diana, je ne pensais pas que quelqu’un puisse
m'aimer. Personne ne m'a jamais aimée, d'aussi
loin que je m'en souvienne. Oh, c'est
merveilleux ! C'est un rayon de soleil qui
brillera à jamais sur ma sombre route séparée
de la tienne, Diana. Oh, dis-le encore une fois.
»
« Je t'aime profondément, Anne, dit Diana d'un
ton déterminé. Et je t'aimerai toujours, tu peux
en être sûre. »
« Et moi aussi, je t'aimerai toujours, Diana, dit
380
Anne, solennelle, en tendant la main. Dans les
années à venir, ton souvenir brillera telle une
étoile sur ma vie solitaire, comme dans cette
dernière histoire que nous avons lue ensemble.
Diana, très chère, me donnerez-vous une
mèche de vos cheveux d'un noir de jais pour
que je puisse la chérir à jamais comme un
trésor ? »
« As-tu quelque chose pour la couper ? »
demanda Diana en essuyant les larmes que le
ton émouvant d'Anne lui avait arrachées en
abondance, et se posant à présent une question
pratique.
« Oui. J'ai mes ciseaux de couture dans la
poche de ma blouse, c'est une chance », dit
Anne. Elle coupa avec gravité une boucle de
Diana. « Portez-vous bien, ma douce amie.
Désormais, nous serons des étrangères l'une à
381
l'autre, bien que nous vivions côte à côte. Mais
mon cœur vous restera toujours dévoué. »
Anne resta à regarder Diana jusqu'à ce qu'elle
disparaisse de sa vue, en agitant tristement la
main vers elle chaque fois qu'elle se retournait.
Puis elle rentra à la maison, momentanément
consolée par cette séparation romantique.
« Tout est fini, annonça-t-elle à Marilla. Je
n'aurai plus jamais d'autre amie. Je suis encore
moins bien lotie qu'avant, car je n'ai même plus
Katie Maurice et Violetta désormais. Et même
si elles étaient là, ce ne serait pas pareil. Au
fond, les fillettes imaginaires sont bien fades
quand on a eu une véritable amie. Diana et moi
avons eu des adieux si émouvants, près de la
source. Ils resteront à jamais dans ma
mémoire. J'ai employé le vocabulaire le plus
tragique que je connaissais, avec des "vous" et
382
des "très chère". "Vous" et "très chère", c'est
tellement plus romantique que "tu". Diana m'a
donné une mèche de ses cheveux et je vais la
coudre dans un petit sac que je porterai toute
ma vie autour du cou. Je vous en prie, assurezvous qu'il sera enterré avec moi, car je ne
pense pas vivre très longtemps encore. Quand
elle me verra gisant, froide et bien morte,
devant elle, peut-être que Mme Barry aura des
remords pour ce qu'elle a fait et qu’elle laissera
Diana venir à mes funérailles. »
« Il n'y a aucun risque que tu meures de chagrin
tant que tu pourras parler, Anne », dit Marilla
sans s'émouvoir.
Le lundi suivant, quelle ne fut pas la surprise de
Marilla lorsqu'elle vit Anne descendre de sa
chambre avec ses livres sous le bras. Elle avait
les lèvres pincées et semblait déterminée.
383
« Je retourne à l'école, annonça-t-elle. C'est
tout ce qu'il me reste dans la vie, maintenant
que mon amie m'a été brutalement arrachée. À
l'école, je pourrai la regarder et rêvasser au
temps passé. »
« Tu ferais mieux de rêvasser sur tes leçons et
tes calculs, dit Marilla en dissimulant la joie que
lui donnait ce dénouement. Si tu retournes à
l'école, j'espère que nous n'entendrons plus
raconter que tu as brisé une ardoise sur la tête
de quelqu'un ou autres bêtises de ce genre.
Comporte-toi comme il faut et fais ce que ton
professeur te demande. »
« J'essaierai d'être une élève modèle, dit Anne
en hochant la tête. Je ne m'attends pas à y
trouver beaucoup de plaisir. M. Phillips a dit
que Minnie Andrews était une élève modèle, et
c'est une fille complètement dénuée de la
384
moindre étincelle d'imagination ou de vie. Elle
est austère et ennuyeuse, et elle ne semble
jamais s'amuser. Mais je me sens si déprimée
qu'il sera peut-être facile pour moi de lui
ressembler. Je vais passer par la route. Je ne
supporterais pas d'emprunter seule le Chemin
des Bouleaux. Je serais incapable de retenir
mes larmes. »
À l'école, Anne fut accueillie à bras ouverts.
Son imagination avait cruellement manqué à ses
camarades durant les jeux, sa voix lors des
chansons et ses qualités de comédienne à la
lecture des textes à l'heure du déjeuner. Ruby
Gillis glissa sur son bureau trois prunes bleues
pendant la lecture biblique ; Ella May
MacPherson lui donna une énorme pensée
jaune qu'elle avait découpée sur la couverture
d'un catalogue de fleurs − une décoration de
bureau très prisée à l'école d'Avonlea. Sophia
385
Sloane proposa de lui apprendre un nouveau
motif tout à fait ravissant de dentelle crochetée,
parfait pour l'ourlet des tabliers. Katie Boulter
lui offrit une bouteille de parfum vide pour
qu'elle y conserve l'eau lui permettant de
nettoyer son ardoise, et Julia Bell inscrivit avec
application, sur une feuille de papier rose clair
au bord dentelé, le poème suivant :
Quand le couchant baisse son voile
Et qu’il l’épingle d’une étoile
Souviens-toi que tu as une amie
Même si au loin elle est partie
« C'est si agréable de se sentir appréciée », dit
Anne à Marilla ce soir-là, dans un soupir de
délice.
Les filles n'étaient pas les seules élèves à l'«
apprécier ». Lorsqu'Anne retourna à sa place
386
après l'heure du déjeuner − M. Phillips lui avait
demandé de s'asseoir à côté de l’élève modèle
Minnie Andrews − elle trouva sur son bureau
une pomme rouge aussi ronde qu'appétissante.
Anne l'avait portée à sa bouche, prête à la
croquer, lorsqu'elle se souvint que le seul
endroit à Avonlea où poussait ce type de
pommes rouges était le vieux verger des
Blythe, de l'autre côté du Lac Chatoyant. Anne
lâcha la pomme comme si c'était un charbon
ardent et s'essuya ostensiblement les doigts sur
son mouchoir. La pomme resta intacte sur son
bureau jusqu'au matin suivant, où le petit
Timothy Andrews, qui balayait l'école et
s'occupait du feu, se l’octroya en récompense.
La craie pour ardoise élégamment ornée de
papier à rayures rouge et jaune que lui offrit
Charlie Sloane, et qui coûtait deux cents à la
différence des craies ordinaires qui n'en
coûtaient qu'un, lui fit nettement plus plaisir.
387
Anne l'accepta de bonne grâce et récompensa
son jeune soupirant par un grand sourire, qui
l'envoya au septième ciel en lui causant tant de
trouble qu'il fit dans sa dictée de terribles
erreurs et fut retenu après la classe par M.
Phillips pour la réécrire intégralement.
Mais comme « le faste de César dépouillé du
buste de Brutus ne faisait que rappeler à Rome
le meilleur de ses fils », de même l'absence de
signe de reconnaissance de la part de Diana
Barry, assise à côté de Gertie Pye, rendait le
petit triomphe d'Anne bien amer.
« Diana aurait pu me sourire, ne serait-ce
qu'une fois, je trouve », s'en ouvrit-elle à
Marilla ce soir-là. Mais le matin suivant, une
lettre magnifique, chiffonnée et pliée à la hâte,
fut remise à Anne, accompagnée d'un
minuscule paquet.
388
« Chère Anne, put-elle lire. Ma mère dit que je
ne dois ni te parler, ni jouer avec toi, même à
l'école. Ce n'est pas de ma faute, alors ne m'en
tiens pas rigueur, car je t'aime toujours autant
qu'avant. Te raconter tous mes secrets me
manque terriblement et je n'aime décidément
pas cette Gertie Pye. Je t'ai fabriqué l'un de ces
nouveaux marque-pages en papier de soie
rouge. Ils sont très à la mode en ce moment et
il n'y a que trois filles dans toute l'école qui
sachent comment les fabriquer. Quand tu le
regarderas, tu te souviendras de ta très chère
amie, Diana Barry. »
Anne lut la lettre, embrassa le marque-page et
fit aussitôt envoyer sa réponse de l'autre côté
de l'école.
« Ma très chère Diana,
389
Bien sûr que je ne t'en veux pas, car il faut bien
que tu obéisses à ta mère. Mais nos esprits
peuvent communier. Je garderai toujours ton
adorable présent. Minnie Andrews est une très
gentille fille − bien qu'elle n'ait aucune
imagination − mais après avoir été l'amie intime
de Diana, je ne peux pas être celle de Minnie.
S'il te plaît, pardonne mes fautes, car mon
orthographe n'est pas encore très bonne, même
si je m'amméliore vraiment. À toi jusqu'à ce
que la mort nous sépare.
Anne ou Cordelia Shirley.
P.S. Je dormirai avec ta lettre sous mon oreiller
cette nuit.
A. ou C. S. »
Marilla, pessimiste, s'attendait à de nouveaux
ennuis, puisqu'Anne avait recommencé à se
390
rendre à l'école. Mais rien ne se produisit.
Peut-être Anne était-elle inspirée par Minnie
Andrews, l'élève modèle. Quoi qu'il en soit, elle
s'entendait à présent à merveille avec M.
Phillips. Elle se donnait corps et âme à ses
études, déterminée à n'être surpassée dans
aucune matière par Gilbert Blythe. Bientôt, la
rivalité entre eux deux fut évidente. Or si
Gilbert s'y prêtait avec bienveillance, on ne
pouvait certainement pas en dire autant d'Anne,
qui entretenait ses rancœurs avec une ténacité
peu glorieuse. Elle mettait autant d'intensité à
haïr qu'à aimer. Elle n'avouait pas son intention
de rivaliser avec Gilbert en classe, car cela
aurait été reconnaître son existence, qu'elle
persistait à ignorer. Mais la rivalité était bien
réelle et les bons points étaient répartis entre
eux. Que Gilbert fût premier en récitation,
aussitôt Anne, en rejetant ses longues tresses
rousses en arrière, excellait au même exercice
391
et reprenait la tête. Un matin, Gilbert réussit
toutes ses additions et vit son nom inscrit au
tableau d'honneur ; le matin suivant, Anne, qui
avait passé la soirée à se débattre avec ses
décimaux, lui ravit la palme. Un jour, à sa plus
grande horreur, ils arrivèrent à égalité et leurs
deux noms furent écrits côte à côte. C'était
presque aussi terrible que de les voir gravés
sous le préau et Gilbert s'amusa de voir Anne
profondément mortifiée. Quand les examens
écrits de la fin du mois arrivaient, le suspense
était insupportable. Le premier mois, ce fut
Gilbert qui l'emporta, avec trois points
d'avance. Le mois suivant, Anne le dépassa de
cinq points. Mais elle ne put savourer
pleinement son triomphe, car Gilbert la félicita
chaleureusement devant toute l'école. Il aurait
été bien plus appréciable si elle avait pu
percevoir la douleur cuisante de sa défaite.
392
M. Phillips n'était peut-être pas un très bon
instituteur ; mais une élève aussi farouchement
déterminée que l'était Anne ne pouvait que
progresser, quel que soit son professeur. À la
fin du trimestre, Anne et Gilbert passèrent tous
deux en cinquième année et purent enfin étudier
les matières du corpus − à savoir le latin, la
géométrie, le français10 et l'algèbre. La
géométrie fut pour Anne une véritable épreuve,
sa bataille de Waterloo.
« C'est une véritable calamité, Marilla,
gémissait-elle. Je n'arriverai jamais à y
comprendre quoi que ce soit, c'est certain. Il
n'y a là aucune place pour l'imagination. M.
Phillips dit que je suis la pire de tous les élèves
qu'il a eus dans cette matière. Et Gil− je veux
dire, les autres se débrouillent bien mieux que
moi. C'est affreusement humiliant, Marilla.
Même Diana est meilleure que moi. Mais cela
393
ne me dérange pas d'être battue par Diana.
Même si nous nous comportons comme de
parfaites étrangères l'une envers l'autre, je
l'aime toujours d'un amour inconditionnel. Je
suis parfois très malheureuse rien qu'en pensant
à elle. Mais en réalité, Marilla, il est impossible
de rester triste bien longtemps dans un monde
aussi passionnant, n'est-ce pas ? »
394
CHAPITRE XVIII
Anne à la rescousse
Tous les grands évènements sont toujours liés à
une foule de petites choses. Au premier abord,
difficile de croire que la décision d'un premier
ministre canadien d'inclure l'Île-du-PrinceÉdouard dans sa tournée politique pût avoir
une quelconque relation avec les aventures de
la petite Anne Shirley des Pignons Verts. Et
pourtant…
Ce fut au mois de janvier que vint le premier
ministre, pour s'adresser à ses fidèles partisans,
ainsi qu'à tous ceux qui avaient choisi d'être
présents au grand rassemblement qu'il
organisait à Charlotteville. La plupart des
habitants d'Avonlea soutenaient la politique du
395
premier ministre. Ainsi, le soir du
rassemblement, presque tous les hommes et
une importante proportion de femmes s'étaient
rendus en ville, à une cinquantaine de
kilomètres de là. Mme Rachel Lynde faisait
partie du voyage. Elle vouait une passion sans
borne aux questions politiques et n'aurait pu
songer une minute à ce que le rassemblement
pût se dérouler sans elle, et ce même si ses
faveurs allaient au parti opposé. Elle se rendit
donc en ville en compagnie de son mari −
Thomas serait utile pour s'occuper du cheval −
et de Marilla Cuthbert. Marilla s'intéressait à la
politique dans une certaine mesure, et elle se
disait que ce serait là sa seule chance de voir
un premier ministre en chair et en os. Ainsi, elle
n'hésita pas un instant et chargea Anne et
Matthew de garder la maison jusqu'à son
retour le jour suivant.
396
Aussi, pendant que Marilla et Mme Rachel
s'amusaient follement au grand rassemblement,
Anne et Matthew purent profiter à leur guise de
la cuisine des Pignons Verts. Un feu vif
rougeoyait dans le vieux poêle Waterloo, tandis
que sur les carreaux des fenêtres se formaient
des cristaux de givre d'un blanc bleuté
étincelant. Sur le sofa, Matthew piquait du nez
au-dessus de La Voix du Fermier. Anne était
assise à table, plongée dans ses leçons avec
une farouche détermination, non sans glisser
des coups d'œil furtifs vers l'étagère de
l'horloge où était posé le nouveau livre que lui
avait prêté Jane Andrews plus tôt dans la
journée. Jane lui avait assuré qu'il lui donnerait
le frisson, ou des émotions approchantes, et les
doigts d'Anne la démangeaient tant elle avait
envie de s'en emparer. Mais si elle cédait, alors
le triomphe de Gilbert Blythe le lendemain
serait assuré. Anne tourna donc le dos à
397
l'étagère de l'horloge et essaya de ne plus y
penser.
« Matthew, avez-vous étudié la géométrie
quand vous alliez à l'école ? »
« Eh bien, non, jamais », dit Matthew,
brusquement tiré de sa torpeur.
« C'est bien dommage, soupira Anne, car alors
vous auriez pu me comprendre. Vous ne
pouvez pas vraiment me comprendre si vous
n'avez jamais étudié cette matière. À elle seule,
elle assombrit toute ma vie. Je suis tellement
mauvaise en géométrie, Matthew. »
« Eh bien, je n'en sais rien, dit Matthew pour la
consoler, mais je pense que tu es bonne dans
toutes les matières. La semaine dernière, M.
Phillips, que j'ai rencontré dans la boutique de
M. Blair, à Carmody, m'a dit que tu étais l'élève
398
la plus intelligente de toute l'école et que tu
faisais de rapides progrès. Les termes qu'il a
employés sont « rapides progrès ». Certains
critiquent Teddy Phillips et disent qu'il ne vaut
pas grand-chose en tant qu'instituteur, mais
pour ma part, je pense qu'il est très
convenable. »
Matthew aurait trouvé « très convenables »
tous ceux qui lui auraient fait l’éloge d'Anne.
« Je suis sûre que je me débrouillerais mieux en
géométrie si seulement il ne changeait pas les
lettres, se plaignit Anne. J'apprends le
problème par cœur, puis il l'écrit au tableau et
inscrit des lettres différentes de celles qui se
trouvent dans le livre, et c’est ce qui
m'embrouille. Je ne pense pas qu'un professeur
devrait se montrer aussi retors, ne pensez-vous
pas ? En ce moment nous étudions l'agriculture,
399
et j'ai enfin compris ce qui rendait les routes si
rouges11. J'en suis soulagée. Je me demande si
Marilla et Mme Lynde passent un bon moment.
Mme Lynde dit que le Canada court à sa perte
à cause de la politique menée à Ottawa, elle dit
que c'est un terrible avertissement pour les
électeurs, et que si les femmes avaient le droit
de vote, alors il y aurait des changements
significatifs. Pour qui votez-vous, Matthew ? »
« Le parti conservateur », s'empressa de
répondre Matthew. Voter conservateur était
une religion pour Matthew.
« Alors moi aussi je suis pour les
conservateurs, décréta Anne. J'en suis bien
contente, parce que Gil− parce que certains
garçons de l'école sont libéraux. Je suppose
que M. Phillips est libéral, lui aussi, parce que
c'est ce que vote le père de Prissy Andrews, et
400
Ruby Gillis dit que lorsqu'un homme courtise
une femme, il doit toujours être d'accord avec
les convictions religieuses de sa mère et les
opinions politiques de son père. Est-ce vrai,
Matthew ? »
« Eh bien, je n'en sais trop rien », répondit
Matthew.
« Avez-vous déjà courtisé une femme,
Matthew ? »
« Eh bien, non, je ne pense pas », dit Matthew,
à qui une telle idée n'avait sans doute jamais
effleuré l'esprit.
Anne méditait, le menton dans les mains.
« Ce doit être assez exaltant, vous ne trouvez
pas, Matthew ? Ruby Gillis dit que quand elle
sera plus grande, elle aura beaucoup de
401
prétendants, qui seront fous d'elle et qu'elle les
mènera par le bout du nez ; mais cela me
semble tout de même un peu exagéré. Pour ma
part, je préfère en avoir un seul, qui me
convienne. Mais Ruby Gillis connaît beaucoup
de choses à ce sujet, parce qu'elle a plusieurs
grandes sœurs, et Mme Lynde dit que les filles
Gillis s'arrachent comme des petits pains. M.
Phillips va rendre visite à Prissy Andrews
presque tous les soirs. Il dit qu'il l'aide à faire
ses devoirs, mais Miranda Sloane étudie aussi
pour entrer à la Royale, je pense même qu'elle
a davantage besoin d'aide que Prissy parce
qu'elle est bien plus stupide, et pourtant il ne va
jamais l'aider le soir. Il y a tant de choses dans
ce monde que je ne parviens pas bien à
comprendre, Matthew. »
« Eh bien, je me demande si je les comprends
moi-même », reconnut Matthew.
402
« Bon, il faut que je termine mes devoirs. Je ne
m'autoriserai pas à ouvrir ce nouveau livre que
Jane m'a prêté avant d'avoir tout fini. Mais c'est
une terrible tentation, Matthew. Même quand
je lui tourne le dos, je le vois toujours devant
mes yeux. Jane a dit qu'elle avait pleuré toutes
les larmes de son corps en le lisant. J'aime tant
les livres qui font pleurer. Mais je vais emporter
ce livre dans le salon et l'enfermer dans le
placard à confitures, puis je vous donnerai la
clé. Et vous ne devez surtout pas me la donner,
Matthew, tant que mes devoirs ne seront pas
terminés, pas même si je vous supplie à
genoux. C'est une chose de dire que l'on va
résister à la tentation, mais c'est tellement plus
facile si on ne peut pas mettre la main sur la clé.
Ensuite, pourrai-je descendre à la cave et
prendre quelques reinettes, Matthew ? Vous
n'aimeriez pas manger des reinettes12 ? »
403
« Eh bien, je ne sais pas trop », répondit
Matthew, qui n'aimait guère les reinettes, mais
connaissait le penchant d'Anne pour ces fruits.
Alors qu'Anne sortait de la cave, triomphante,
un plateau de reinettes à la main, des bruits de
pas précipités retentirent sur la terrasse gelée.
L'instant d'après, la porte de la cuisine s'ouvrait
à la volée et Diana Barry faisait irruption, le
visage blême et le souffle court, un châle passé
à la hâte sur sa tête. De surprise, Anne fit
tomber sa bougie et son plateau de pommes,
qui vinrent s'écraser pêle-mêle au bas de
l'escalier de la cave, où Marilla les retrouva le
lendemain, agglutinées dans de la graisse
fondue, avant de les ramasser en remerciant le
ciel que la maison n'eût pas pris feu.
« Que se passe-t-il, Diana ? s'écria Anne. Ta
mère a-t-elle enfin changé d'avis ? »
404
« Oh, Anne, viens vite, implora Anne, fébrile.
Minnie May est affreusement malade − elle a le
croup13. C'est Mary Joe qui le dit − papa et
maman sont partis à la ville et il n'y a personne
pour aller chercher le médecin. Minnie May va
très mal et Mary Joe ne sait pas quoi faire. Oh,
Anne, j'ai si peur ! »
Sans un mot, Matthew alla chercher sa
casquette et son manteau, passa à côté de
Diana et s'enfonça dans les ténèbres de la cour.
« Il est allé atteler la jument alezane pour aller
chercher le médecin à Carmody, dit Anne en
s'empressant d'enfiler son bonnet et sa veste.
Je le sais, même s'il ne l'a pas dit. Matthew et
moi sommes très proches et je peux lire ses
pensées sans qu'il ait besoin de les exprimer. »
« Je crains qu'il ne trouve pas le médecin à
405
Carmody, sanglotait Diana. Je sais que le
docteur Blair est allé en ville, et je suppose que
le docteur Spencer s'y est rendu lui aussi. Mary
Joe ne sait pas soigner le croup et Mme Lynde
est partie. Oh, Anne ! »
« Ne pleure pas, Di', fit Anne d'un ton joyeux.
Je sais exactement ce qu'il faut faire quand
quelqu'un a le croup. Tu oublies que Mme
Hammond a eu trois fois des jumeaux. Quand
on s'occupe de trois paires de jumeaux, on
acquiert forcément une certaine expérience. Ils
contractaient souvent le croup. Attends que
j'aille chercher le flacon d'ipéca14 − tu n'en as
peut-être pas chez toi. Viens, allons-y. »
Les deux fillettes s'élancèrent, main dans la
main. Elles empruntèrent au pas de course
l'Allée des Amoureux et traversèrent le champ
immaculé qui s'étendait au-delà, car la neige
406
était trop épaisse pour couper par le raccourci
du bois. Anne, bien qu'elle fût sincèrement
désolée pour la pauvre Minnie May, savourait
le charme de la situation et se réjouissait de
partager cette aventure avec son amie de cœur.
C'était une nuit claire et glaciale, les ombres
étaient d'un noir d'ébène et les pentes
enneigées scintillaient d'éclats argentés. De
grandes étoiles brillaient au-dessus des champs
silencieux. Des sapins dressaient çà et là leurs
cimes obscurcies, tandis que le vent se prenait
en sifflant dans leurs branches saupoudrées de
neige. Anne était enchantée de parcourir ainsi
tant de mystère et de beauté, en compagnie de
son amie intime après une si longue séparation.
Minnie May, qui avait trois ans, était vraiment
très malade. Elle reposait sur le sofa de la
cuisine, fiévreuse et agitée, et son souffle
407
rauque résonnait dans toute la maison. Mary
Joe, jeune Française bien en chair et au visage
rond, qui habitait la crique et que Mme Barry
avait engagée pour rester avec les enfants
pendant son absence, était au comble de
l'affolement. Elle était incapable de décider de
ce qu'il convenait de faire, ni même de mettre
en œuvre quoi que ce fût.
Anne se mit au travail promptement et avec
habileté.
« Minnie May a bien le croup ; elle ne va pas
bien, mais j'ai vu pire. D'abord, nous devons
faire chauffer beaucoup d'eau. Que vois-je,
Diana, il y en a à peine une tasse dans la
bouilloire ! Voilà, je l'ai bien remplie.
Maintenant Mary Joe, rajoute du bois dans le
poêle. Je ne veux pas te faire de peine, mais il
me semble que tu aurais pu y penser avant si tu
408
avais une once d'imagination. Maintenant, je
vais déshabiller Minnie May et la mettre au lit.
Essaie de trouver des draps souples en flanelle,
Diana. Avant toute chose, je vais lui donner une
dose d'ipéca. »
Minnie May ne prit pas le médicament de
bonne grâce, mais Anne n'avait pas élevé trois
paires de jumeaux pour rien. L'ipéca fut
absorbé bon gré mal gré, à plusieurs reprises
au cours de cette longue nuit d'attente que les
deux fillettes passèrent au chevet de la pauvre
Minnie May. De son côté, Mary Joe, cherchant
tant bien que mal à se rendre utile, entretenait
un feu ardent et mettait à chauffer plus d'eau
qu'il n'en aurait fallu pour tout un hôpital de
bébés pulmonaires.
Il était trois heures du matin lorsque Matthew
revint avec un médecin. Il avait dû se rendre
409
jusqu'à Spencervale pour en trouver un. Mais
l'urgence était passée. Minnie May allait
beaucoup mieux et dormait à poings fermés.
« J'étais sur le point d'abandonner, expliqua
Anne. Son état n'a cessé d'empirer, jusqu'à ce
qu'elle devienne plus malade que les jumeaux
Hammond ne l'avaient jamais été, même les
petits derniers. J'ai bien cru qu'elle allait mourir
étouffée. Je lui ai donné jusqu'à la dernière
goutte d'ipéca de ce flacon, et quand il n'en est
plus resté une goutte, je me suis dit en moimême − sans en parler à Diana ni à Mary Joe
pour ne pas les inquiéter davantage, mais je
devais formuler ce que j'avais sur le cœur −
"C'est là le dernier espoir et je crains fort qu'il
ne soit vain". Mais au bout de trois minutes à
peine, elle s'est mise à cracher toute sa glaire et
s'en est aussitôt trouvée mieux. Vous imaginez
mon soulagement, Docteur, je ne peux
410
l'exprimer par des mots. Vous savez que
certaines choses ne peuvent être exprimées par
des mots. »
« Oui, je le sais », acquiesça le médecin. Il
dévisagea Anne, comme si ce qu'il pensait à
son sujet ne pouvait être exprimé par des mots.
Plus tard, cependant, il s'en ouvrirait en ces
termes à M. et Mme Barry :
« Cette petite rouquine qui vit chez les Cuthbert
est d'une rare vivacité d'esprit. Je vous le dis,
elle a sauvé la vie de votre bébé, car avec le
temps qu’il m’a fallu pour arriver, il aurait été
trop tard. Son habileté et sa présence d'esprit
sont exceptionnelles pour une enfant de son
âge. Je n'ai jamais vu un regard aussi expressif
que le sien quand elle me faisait le récit des
évènements de la soirée. »
411
Anne rentra à la maison, par ce fabuleux matin
d'hiver blanc de givre, les yeux lourds de
n'avoir pas dormi. Pourtant, elle parlait sans
discontinuer à Matthew, tandis qu'ils
traversaient le long champ immaculé et
s'engageaient sous l'arche féerique que
formaient les érables scintillants de l'Allée des
Amoureux.
« Oh, Matthew, n'est-ce pas une matinée
merveilleuse ? On dirait que Dieu a imaginé le
monde pour son propre plaisir, n'est-ce pas ?
Ces arbres, j'ai l'impression qu'ils pourraient
s'envoler si je leur soufflais dessus − pouf ! Je
suis si heureuse de vivre dans un monde où les
gelées blanches existent, pas vous ? Et en fin
de compte, c'est une bonne chose que Mme
Hammond ait eu trois fois des jumeaux. Sinon,
je n'aurais peut-être pas su comment soigner
Minnie May. Je regrette d'avoir critiqué Mme
412
Hammond pour ses jumeaux. Mais, oh,
Matthew, je suis si fatiguée. Je ne peux pas
aller à l'école. Je sais que je serais incapable de
garder les yeux ouverts et je m'en trouverais
ridicule. Mais je ne veux pas non plus rester à
la maison, car Gil− les autres élèves prendront
la tête de la classe, et ce n'est pas facile de les
rattraper − même si, bien sûr, plus on travaille
dur et plus la satisfaction de gagner est grande,
n'est-ce pas ? »
« Eh bien, je suis persuadé que tu y arriveras,
dit Matthew en regardant le petit visage pâle de
la fillette et les cernes noirs sous ses yeux. Va
immédiatement te coucher et dors bien. Je me
chargerai des corvées. »
Anne lui obéit et alla se coucher. Elle dormit si
longtemps et si profondément que l'après-midi
était bien avancé, rose et blanc aux couleurs de
413
l'hiver, lorsqu'elle se réveilla et descendit à la
cuisine où elle retrouva Marilla, qui était rentrée
et s'était installée devant son tricot.
« Oh, avez-vous vu le premier ministre ?
s'exclama aussitôt Anne. À quoi ressemblait-il,
Marilla ? »
« Eh bien, ce n'est pas pour son apparence
qu'il a été élu premier ministre, dit Marilla. De
quel nez cet homme est-il affublé ! Mais il parle
bien. J'étais fière d'être conservatrice. Rachel
Lynde, bien sûr, qui est libérale, ne s'intéressait
guère à son discours. Ton déjeuner est dans le
four, Anne, et tu peux aller chercher un bocal
de prunes bleues dans le garde-manger. Tu
dois avoir faim. Matthew m'a tout raconté à
propos d'hier soir. Je dois dire que c'est une
chance que tu aies su comment réagir. Je n'en
aurais pas eu la moindre idée moi-même, car je
414
n'ai jamais vu aucun cas de croup. Enfin, nous
en reparlerons quand tu auras mangé. Je prédis
en voyant ta mine que tu bous de tout me
raconter, mais tu devras attendre. »
Marilla avait quelque chose à annoncer à Anne,
mais elle se retint, car elle savait que si elle le
faisait, Anne serait tellement excitée qu'elle
s'envolerait vers des pays fabuleux où
n'existaient ni appétit ni repas. Marilla attendit
donc qu'Anne eût terminé sa coupelle de
prunes bleues pour lui dire :
« Mme Barry était ici cet après-midi, Anne.
Elle voulait te parler, mais j'ai préféré ne pas te
réveiller. Elle dit que tu as sauvé la vie de
Minnie May et elle regrette beaucoup d'avoir
agi comme elle l'a fait dans cette sombre
histoire du vin de groseille. Elle dit qu'elle a
compris que tu ne voulais pas
415
intentionnellement saouler Diana. Elle espère
que tu lui pardonneras et que tu accepteras
d'être à nouveau amie avec Diana. Tu peux
aller chez elle ce soir si tu en as envie, car
Diana ne peut pas sortir de chez elle à cause du
vilain rhume qu'elle a attrapé la nuit dernière.
Voyons, Anne Shirley, pour l'amour du ciel,
garde les pieds sur terre. »
Ce dernier avertissement ne semblait pas
superflu, car Anne venait de bondir,
transportée de bonheur et le visage illuminé par
la flamme qui s'emparait de son esprit.
« Oh, Marilla, puis-je y aller tout de suite −
sans laver ma vaisselle ? Je la laverai quand je
rentrerai, mais je ne peux pas me résoudre à
faire quelque chose d'aussi peu romantique en
cet instant si exaltant. »
416
« Oui, oui, hâte-toi, dit Marilla avec indulgence.
Anne Shirley − es-tu devenue folle ? Reviens
ici tout de suite et mets quelque chose sur tes
épaules. J'ai l'impression de parler pour rien.
Elle est partie sans bonnet ni châle. Voyez-la
traverser le verger à toute vitesse, les cheveux
au vent. On pourra dire qu'elle a de la chance
si elle n'attrape pas le mal de la mort. »
Anne revint le pas léger, dans le crépuscule
mauve qui tombait doucement sur le paysage
enneigé. Loin vers le sud-ouest, l'éclat
majestueux et brillant d'une étoile du soir se
détachait telle une perle dans le ciel pâle, rose
et or, qui surplombait les immensités blanches
parsemées de bosquets d'épicéas. Le tintement
des grelots de quelque traîneau filant sur les
collines recouvertes de neige lui parvenait
comme une étrange mélodie, portée par l'air
glacé. Et pourtant, même leur musique n'était
417
pas aussi douce que la chanson qui s'attardait
dans le cœur et sur les lèvres d'Anne.
« La personne que vous avez devant les yeux
est parfaitement heureuse, Marilla, annonça-telle. Je suis heureuse − oui, malgré mes
cheveux roux. En ce moment, mon âme flotte
bien au-dessus de ma couleur de cheveux.
Mme Barry m'a embrassée. Elle a pleuré et m'a
dit qu'elle était vraiment désolée, qu'elle me
serait éternellement redevable. J'étais
terriblement gênée, Marilla, mais j'ai juste dit
aussi poliment que possible : "Je ne vous en
veux pas, Mme Barry. Je vous assure une
bonne fois pour toutes que je n'avais pas
l'intention d'empoisonner Diana. Désormais, je
vais poser sur ce passé une chape d'oubli."
N'était-ce pas une expression très noble et très
bien tournée, Marilla ? J'avais l'impression
d'accorder la rédemption à Mme Barry.
418
Ensuite, Diana et moi avons passé un aprèsmidi charmant. Diana m'a montré un nouveau
point de crochet fantaisiste que sa tante de
Carmody lui a appris. Personne ne le connaît à
Avonlea, seulement nous, et nous avons fait le
serment solennel de ne jamais le révéler à
quiconque. Diana m'a donné une carte
magnifique, avec une gerbe de roses imprimée
dessus, et les mots : "Si tu m'aimes comme je
t'aime / Seule la mort pourra nous séparer." Et
c'est la vérité, Marilla. Nous allons demander à
M. Phillips de nous laisser nous asseoir à
nouveau côte à côte à l'école. Gertie Pye peut
aller avec Minnie Andrews. Le thé était
délicieux. Mme Barry avait sorti son plus beau
service en porcelaine, Marilla, comme si j'étais
une véritable invitée. Inutile de vous dire à quel
point ce geste m'a touchée. Personne n'avait
encore jamais sorti son plus beau service en
porcelaine pour moi. Et nous avons mangé du
419
gâteau aux fruits, du quatre-quarts, des
beignets et deux confitures différentes, Marilla.
Puis Mme Barry m'a demandé si je voulais du
thé et elle a dit : "Papa, pourrais-tu passer les
biscuits à Anne ?" Ce doit être si formidable
d'être adulte, Marilla, car être traitée comme
telle était déjà tellement agréable. »
« Je n'en suis pas si sûre », fit Marilla avec un
petit soupir.
« Bien, quoi qu'il en soit, quand je serai grande,
annonça Anne d'un air décidé, je parlerai
toujours aux petites filles comme si elles aussi
étaient adultes, et je ne me moquerai jamais
d'elles quand elles emploieront des grands
mots. Je sais d'expérience à quel point cela
peut blesser leurs sentiments. Après le thé,
Diana et moi avons fait du caramel. Ce n'était
pas une réussite, sans doute parce que ni Diana
420
ni moi n'en avions déjà fait. Diana m'a chargée
de le remuer pendant qu'elle beurrait les
moules, mais j'ai oublié et il a brûlé ; et puis,
quand nous l'avons mis à refroidir sur le plan de
travail, le chat a marché sur l'un des plateaux et
il a fallu tout jeter. Mais nous nous sommes
tellement amusées à le préparer ! Enfin, quand
je suis rentrée, Mme Barry m'a dit que je
pouvais revenir aussi souvent que j'en avais
envie, et Diana s'est postée à la fenêtre et m'a
envoyé des baisers jusqu'à ce que j'atteigne
l'Allée des Amoureux. Je vous assure, Marilla,
que j'ai envie de prier ce soir, et que je vais
inventer une nouvelle prière toute spéciale pour
l'occasion. »
421
CHAPITRE XIX
Un gala, une catastrophe et une
confession
« Marilla, puis-je aller voir Diana pendant un
moment ? » demanda Anne un soir de février,
en dévalant les escaliers du pignon est.
« Je me demande pourquoi tu veux aller traîner
dehors après le coucher du soleil, répondit
sèchement Marilla. Diana et toi êtes rentrées
ensemble de l'école et vous êtes restées debout
dans la neige pendant une demi-heure, à
jacasser inlassablement comme des pies.
J'estime que tu peux bien te passer de la voir
ce soir. »
« Mais elle a envie de me voir, implora Anne.
422
Elle a quelque chose de très important à me
raconter. »
« Et comment le sais-tu ? »
« Parce qu'elle m'a envoyé un message depuis
sa fenêtre. Nous avons convenu d'un signal,
avec nos bougies et du carton. Nous plaçons la
bougie au bord de la fenêtre et nous la faisons
clignoter en passant le carton devant elle. Tant
de signaux équivalent à un certain message.
C'était mon idée, Marilla. »
« Je te reconnais bien là, s'exclama Marilla. Et
bientôt tu vas mettre le feu aux rideaux avec tes
signaux ridicules. »
« Oh, nous sommes très prudentes, Marilla. Et
c'est si passionnant. Deux signaux signifient :
"Es-tu là ?", trois signifient : "oui" et quatre :
"Non". Et cinq signaux signifient : "Viens aussi
423
vite que tu le peux, parce que j'ai quelque
chose d'important à te dire". Diana vient juste
de faire cinq signaux et je meurs d'envie de
savoir de quoi il s'agit. »
« Eh bien, ne te torture pas davantage, fit
Marilla d'un ton sarcastique. Tu peux y aller,
mais tu dois être de retour dans moins de dix
minutes, n'oublie pas. »
Anne n'oublia pas et revint à l'heure dite, même
si ce fut pour elle une torture indicible que de
limiter cette conversation cruciale avec Diana à
une dizaine de minutes. Au moins avait-elle pu
les mettre à profit.
« Oh, Marilla, qu’en dites-vous ? Vous savez
que demain, c'est l'anniversaire de Diana. Eh
bien, sa mère lui a dit qu'elle pouvait me
demander de rentrer de l'école avec elle et de
424
passer la nuit à sa maison. Et ses cousins
viendront du Pont-Neuf tout spécialement pour
l'occasion, dans un grand traîneau carillonnant
pour se rendre au gala du Club de Débats à la
salle commune demain soir. Et ils vont nous
emmener au gala, Diana et moi − si vous me
laissez y aller, bien sûr. Vous acceptez, n'est-ce
pas, Marilla ? Oh, je suis si impatiente. »
« Eh bien, tu ferais mieux de te calmer, car tu
n'iras pas. Tu es bien mieux à la maison, dans
ton propre lit. Quant à ce gala du club, c'est de
la folie ! Ce n'est pas du tout un endroit pour
des petites filles. »
« Je suis sûre que le Club de Débats est une
société très respectable », insista Anne.
« Je ne dis pas le contraire. Mais tu es trop
jeune pour aller traîner dans des galas et rester
425
debout jusqu'à point d'heure. Belle affaire pour
des enfants. Je suis surprise que Mme Barry
laisse Diana y aller. »
« Mais c'est une occasion si spéciale, gémit
Anne, au bord des larmes. Diana ne fête son
anniversaire qu'une fois par an. Ce n'est pas
comme si les anniversaires étaient chose
courante, Marilla. Prissy Andrews va réciter Le
Couvre-feu ne sonnera pas ce soir. C'est un
texte très moral, Marilla, je suis persuadée que
cela me fera beaucoup de bien de l'entendre.
Et la chorale va chanter quatre jolies chansons
tristes qui sont presque aussi majestueuses que
des hymnes. Et, oh, Marilla, le pasteur va aussi
participer ; oui, c'est exact, il sera là ; il va
prononcer un discours. On peut considérer que
c'est comme un sermon. S'il vous plaît, puis-je
y aller, Marilla ? »
426
« Tu as entendu ce que j'ai dit, Anne, n'est-ce
pas ? Maintenant retire tes bottes et va te
coucher. Il est plus de huit heures. »
« Encore une chose, Marilla, dit Anne, qui
semblait sur le point d'abattre sa dernière carte.
Mme Barry a dit à Diana que nous pourrions
dormir dans le lit de la chambre d'amis. Pensez
à la fierté que ressentirait votre petite Anne à
être reçue dans une chambre d'amis. »
« C'est une fierté dont tu vas devoir te passer.
Va te coucher, Anne, et que je n'entende plus
un mot à ce sujet. »
Lorsqu'Anne disparut à l'étage, la tête basse et
les yeux pleins de larmes, Matthew, qui avait
semblé profondément endormi dans le séjour
pendant toute la durée du dialogue, ouvrit les
paupières et annonça d'un ton ferme :
427
« Eh bien, Marilla, je pense que tu devrais
laisser Anne y aller. »
« Certainement pas, répliqua Marilla. Qui
éduque cette enfant ici, Matthew, toi ou moi ? »
« Eh bien, c'est toi », admit Matthew.
« Alors n'interviens pas. »
« Eh bien, je n'interviens pas. Ce n'est pas
intervenir que d'émettre son opinion. Et mon
opinion est que tu devrais laisser Anne y aller. »
« Tu voudrais que je laisse Anne se rendre sur
la lune si l'envie lui en prenait, j'en suis sûre,
répliqua Marilla d'un ton peu aimable. J'aurais
pu la laisser passer la nuit chez Diana, si c'était
tout. Mais je n'approuve pas ce projet de gala.
Elle y attraperait froid et aurait la tête remplie
d'idées absurdes et frivoles. Elle en serait
428
perturbée pendant toute une semaine. Je
comprends comment fonctionne cette enfant et
je sais mieux que toi ce qui est bon pour elle,
Matthew. »
« Je crois que tu devrais laisser Anne y aller »,
répéta Matthew d'un ton péremptoire.
L'argumentation n'était pas son point fort, mais
il réussissait très bien à soutenir son opinion
avec obstination. Marilla poussa un soupir
excédé et se réfugia dans le silence. Le matin
suivant, alors qu'Anne était en train de laver la
vaisselle dans l'arrière-cuisine, Matthew fit une
halte avant de se rendre à la grange pour
répéter à Marilla :
« Je crois que tu devrais laisser Anne y aller,
Marilla. »
Pendant un instant, les traits de Marilla se
429
déformèrent atrocement. Puis elle se résolut à
l'inévitable et lança avec aigreur :
« Très bien, qu'elle y aille, puisque rien d'autre
ne te fera plus plaisir. »
Anne sortit en trombe de l'arrière-cuisine, son
torchon dégoulinant à la main.
« Oh, Marilla, Marilla, répétez pour moi ces
paroles bénies. »
« Je pense qu'une fois suffit largement. C'est
Matthew que tu dois remercier, moi, je m'en
lave les mains. Si tu attrapes la pneumonie en
dormant dans un autre lit que le tien ou en
sortant de cette salle surchauffée au beau milieu
de la nuit, ne t'en prends pas à moi, ce sera la
faute de Matthew. Anne Shirley, tu fais couler
de l'eau crasseuse sur le sol. Je n'ai jamais vu
une enfant aussi tête en l'air. »
430
« Oh, je sais que je suis un poids pour vous,
Marilla, dit Anne d'un ton repentant. Je
commets tellement d'erreurs. Mais pense plutôt
à toutes les erreurs que je ne commets pas,
alors que j'en ai l'occasion. Je vais prendre du
sable et frotter les taches avant d'aller à l'école.
Oh, Marilla, mon cœur n'aspirait qu'à ce gala.
Je ne suis jamais allée à un gala de toute ma
vie, et quand les autres filles en parlent à l'école
je me sens mise à l’écart. Vous ne vous rendiez
pas compte que c'était si important, mais
Matthew l'a décelé, vous savez. Matthew me
comprend, et c'est si agréable d'être comprise,
Marilla. »
Anne était trop excitée pour travailler
sérieusement à ses leçons, ce matin-là à l'école.
Gilbert Blythe la devança en orthographe et
excella en calcul mental. Anne en fut humiliée,
mais la douleur était moins cuisante qu'elle
431
n'aurait dû l'être, grâce à la perspective du gala
et de la chambre d'amis. Diana et elle ne firent
qu'en parler pendant toute la journée, et avec
un instituteur plus strict que M. Phillips, elles
auraient sans nul doute été sévèrement
réprimandées.
Anne sentait que si elle avait été privée de gala,
elle n'aurait pu le supporter, car c'était là le seul
sujet de conversation de toute l'école. Le Club
de Débats d'Avonlea, qui se réunissait toutes
les deux semaines pendant l'hiver, avait déjà
proposé quelques représentations gratuites,
mais cette fois, c'était le grand soir, et le prix
d'entrée de dix cents serait reversé à la
bibliothèque. Les jeunes d'Avonlea
s'entraînaient depuis des semaines et tous les
écoliers s'y intéressaient de près, car beaucoup
avaient des frères et des sœurs aînés qui allaient
y prendre part. Tous les enfants de plus de neuf
432
ans y seraient, à l'exception de Carrie Sloane,
dont le père avait en commun avec Marilla
l'idée qu'il n'était pas convenable pour les
petites filles de se rendre le soir à des galas.
Carrie Sloane pleura sur sa grammaire tout
l'après-midi, persuadée que la vie ne valait pas
la peine d'être vécue.
Pour Anne, l’excitation véritable commença
vraiment à la fin de l'école et ne cessa de
croître jusqu'à se terminer en apothéose lors du
gala. Ils prirent « un thé tout à fait exquis », puis
vint le délicieux moment du changement de
tenue, auquel elles se livrèrent dans la petite
chambre de Diana, à l'étage. Diana coiffa les
cheveux d'Anne sur l'avant, selon le nouveau
style Pompadour, et Anne noua les rubans de
Diana de manière très personnelle. Ensuite,
elles essayèrent au moins une demi-douzaine
de coiffures pour l'arrière de leurs cheveux.
433
Enfin, elles furent prêtes, les joues rouges et les
yeux brillants d'excitation.
Bien sûr, Anne eut un pincement au cœur en
comparant son béret noir ordinaire et son
manteau gris informe aux manches serrées,
confectionné à la maison, avec le bonnet de
fourrure pimpant et la jolie petite veste de
Diana. Mais elle se souvint juste à temps de
son imagination débordante et décida d'en faire
bon usage.
Enfin arrivèrent les cousins de Diana, les
Murray du Pont-Neuf. Ils se serrèrent dans le
grand traîneau à carillons, entre la paille et les
couvertures de fourrure. Anne exulta pendant
tout le trajet, comme ils filaient sur les routes de
satin, faisant crisser la neige sous les patins. Le
coucher de soleil était splendide. Les collines
enneigées et les eaux d'un bleu profond du
434
golfe du Saint-Laurent miroitaient de tant de
splendeur, formant comme une gigantesque
coupe incrustée de perles et de saphirs et
débordante de vin et de feu. Partout
résonnaient le tintement des clochettes de
traîneau et des éclats de rire lointains, si bien
que l'on eût cru à une fête joyeuse donnée par
des lutins des bois.
« Oh, Diana, fit Anne dans un souffle en serrant
la main gantée de Diana sous la couverture en
fourrure, ne dirait-on pas un rêve merveilleux ?
Suis-je vraiment la même que d'habitude ? Je
me sens si différente que j'ai l'impression que
cela se voit à mon allure. »
« Tu es incroyablement charmante, dit Diana,
qui venait de recevoir un compliment de l'un de
ses cousins et sentait qu'elle devait le
communiquer. Tu as un teint splendide. »
435
Le programme de la soirée fut un enchaînement
de « frissons », du moins pour une spectatrice
dans le public. Comme Anne le déclarait à
Diana, chaque frisson était plus intense que le
précédent. Lorsque Prissy Andrews, vêtue
d'un nouveau corsage de soie rose, un collier
de perles sur sa gorge de porcelaine et des
œillets véritables dans les cheveux − selon la
rumeur, c'était le maître d'école qui les avait fait
livrer depuis la ville spécialement pour elle −
récita : « Il escalada l'échelle glissante, sombre
sans un rai de lumière », Anne frissonna tant
elle se sentait profondément émue. Quand la
chorale chanta : Là-haut, au-dessus des
douces pâquerettes, Anne regarda le plafond
comme pour y trouver des anges peints sur des
fresques. Quand Sam Sloane entreprit
d'expliquer avec force illustrations Comment
Sockery fit pondre une poule, Anne rit si fort
que les spectateurs assis à côté d'elle furent eux
436
aussi pris d'hilarité, réagissant davantage à son
rire qu'à l'histoire, éculée même à Avonlea.
Enfin, quand M. Phillips déclama d'une voix
vibrante l'oraison funèbre de Marc-Antoine sur
le corps sans vie de César − en posant les yeux
sur Prissy Andrews à la fin de chaque phrase −
Anne se sentit prête à se lever et à se révolter
sur-le-champ si seulement un citoyen romain lui
ouvrait la voie.
Seul un numéro du programme ne suscita chez
elle aucun intérêt. Lorsque Gilbert Blythe récita
Bingen am Rhein, Anne sortit le livre de
bibliothèque de Rhoda Murray et se plongea
dans sa lecture jusqu'à ce qu'il eût terminé. Elle
se redressa alors sur son siège, droite et
immobile, tandis que Diana battait des mains à
tout rompre.
Il était onze heures lorsqu'elles rentrèrent,
437
rassasiées de divertissement, mais réjouies à la
charmante perspective de passer la nuit
ensemble pour se remémorer à loisir tous les
détails de la soirée écoulée. Tout le monde
semblait dormir et la maison était obscure et
silencieuse. Anne et Diana entrèrent dans le
salon sur la pointe des pieds. C'était une longue
pièce étroite sur laquelle s'ouvrait la chambre
d'amis. Elle était agréablement tiède et
légèrement éclairée par les braises d'un feu
dans l'âtre.
« Déshabillons-nous ici, dit Diana. Il y fait si
délicieusement chaud. »
« N'était-ce pas une soirée magnifique ? fit
Anne en soupirant, encore rêveuse. Ce doit
être formidable de monter sur scène et de
réciter. Penses-tu qu'on nous le proposera un
jour, Diana ? »
438
« Oui, bien sûr, un jour. On demande toujours
aux meilleurs élèves de réciter. Gilbert Blythe le
fait souvent et il n'a que deux ans de plus que
nous. Oh, Anne, comment as-tu pu faire
semblant de ne pas l'écouter ? Quand il est
arrivé au vers : "En voici une autre, ce n'est pas
une sœur", il a regardé dans ta direction. »
« Diana, fit Anne d'un ton hautain, tu es mon
amie intime, mais je ne permets à personne,
pas même à toi, de me parler de cet individu.
Es-tu prête à te mettre au lit ? Faisons la
course pour voir qui arrive en premier. »
La suggestion plut à Diana. Les deux petites
silhouettes vêtues de blanc s'élancèrent dans la
longue pièce, franchirent la porte de la chambre
d'amis et se laissèrent tomber au même instant
sur le lit. Soudain, quelque chose bougea en
dessous, il y eut un cri étouffé et quelqu'un
439
gémit d'une voix sourde :
« Bonté divine ! »
Anne et Diana descendirent du lit et sortirent
de la chambre si précipitamment qu'elles
demeurèrent incapables de se rappeler
comment elles avaient fait. La seule chose dont
elles se souvenaient, c'était qu'après avoir
détalé ventre à terre, elles s'étaient retrouvées à
l'étage, toutes tremblantes et sur la pointe des
pieds.
« Oh, qui était-ce − ou bien qu'est-ce que
c'était ? » chuchota Anne, qui claquait des
dents sous l'effet du froid et de la peur.
« C'était tante Joséphine, dit Diana en
s'étranglant de rire. Oh, Anne, c'était tante
Joséphine, et j'ignore comment elle s'est
retrouvée là. Oh, et je sais qu'elle sera furieuse.
440
C'est terrible − c'est vraiment terrible − mais
as-tu jamais fait quelque chose d'aussi drôle,
Anne ? »
« Qui est ta tante Joséphine ? »
« C'est la tante de mon père et elle vit à
Charlotteville. Elle est affreusement vieille − elle
a plus de soixante-dix ans − et je crois bien
qu'elle n'a jamais été enfant. Nous attendions
sa visite, mais pas si tôt. Elle est atrocement
guindée et stricte, et elle va être très fâchée de
ce qui s'est passé, j'en suis certaine. Bon, nous
allons devoir dormir avec Minnie May − et tu
n'imagines pas les coups de pied qu'elle peut
donner dans son sommeil. »
Mlle Joséphine Barry ne se présenta pas au
petit déjeuner, tôt le lendemain. Mme Barry
sourit gentiment aux deux fillettes.
441
« Vous êtes-vous bien amusées hier soir ? J'ai
essayé de rester éveillée jusqu'à votre retour,
car je voulais vous prévenir que tante
Joséphine était arrivée et que vous alliez
finalement devoir dormir en haut, mais j'étais si
fatiguée que je me suis endormie. J'espère que
tu n'as pas dérangé ta tante, Diana. »
Diana garda un silence discret, mais elle
échangea avec Anne un sourire furtif
d'amusement coupable par-dessus la table.
Anne se hâta de rentrer chez elle après le petit
déjeuner et passa une agréable journée, sans
savoir qu'au même moment chez les Barry, la
tempête faisait rage. Elle ne l'apprit que lorsque
Marilla l'envoya chez Mme Lynde pour une
commission.
« Alors, il paraît que Diana et toi avez failli faire
mourir de peur la pauvre Mlle Barry la nuit
442
dernière ? dit Mme Lynde d'un ton sec, mais le
regard pétillant. Mme Barry est passée ici il y a
quelques minutes. Elle se rendait à Carmody.
Elle est très inquiète à ce sujet. La vieille
mademoiselle Barry était d'une humeur
massacrante quand elle s'est levée ce matin −
et on ne plaisante pas avec l'humeur de
Joséphine Barry, je peux te l'assurer. Elle a
refusé tout net d'adresser la parole à Diana. »
« Ce n'était pas la faute de Diana, fit Anne, la
mine contrite. C'était la mienne. J'ai suggéré
une course pour voir qui arriverait à se mettre
au lit en premier. »
« Je le savais ! dit Mme Lynde avec la joie de
quelqu'un qui a deviné juste. Je savais que cette
idée sortait de ta tête. Eh bien, je peux te dire
que cela a causé bien des ennuis. La vieille
mademoiselle Barry avait l'intention de
443
séjourner un mois ici, mais elle a décrété qu'elle
ne resterait pas un jour de plus et qu'elle
rentrerait en ville dès demain, bien que ce soit
dimanche. Elle serait bien partie aujourd'hui si
quelqu'un avait pu l'emmener. Elle avait promis
de payer un trimestre de leçons de musique à
Diana, mais à présent elle est bien décidée à ne
rien offrir du tout à cette tête brûlée. Oh,
j'imagine que ça n'a pas dû être triste chez eux,
ce matin. Les Barry doivent être sous le choc.
La vieille mademoiselle Barry est riche et ils
aimeraient rester dans ses bonnes grâces. Bien
sûr, Mme Barry ne me l'a jamais dit ainsi, mais
je suis assez bon juge de la nature humaine, tu
sais. »
« Je suis si malchanceuse, gémit Anne. J’attire
toujours des ennuis, sur moi et mes meilleurs
amis − des gens pour qui je verserais mon
sang. Pouvez-vous m'expliquer pourquoi, Mme
444
Lynde ? »
« C'est probablement parce que tu es trop
impulsive et spontanée, mon enfant, voilà tout.
Tu ne prends jamais le temps de réfléchir − tout
ce qui te passe par la tête, tu le dis ou tu le fais
sans prendre le moindre temps de réflexion. »
« Oh, mais c'est pourtant le plus intéressant,
protesta Anne. Quelque chose vous vient à
l'esprit, c'est si exaltant que vous devez le
mettre en œuvre. Si vous prenez le temps d'y
réfléchir, alors vous gâchez tout. N'avez-vous
jamais eu cette impression, Mme Lynde ? »
Non, Mme Lynde n'avait jamais eu cette
impression. Elle se contenta de secouer la tête.
« Tu dois apprendre à réfléchir un peu plus,
Anne, c'est aussi simple que cela. Le proverbe
que tu dois méditer est : "réfléchir avant d'agir"
445
– surtout dans les chambres d’amis. »
Fière de sa boutade, Mme Lynde eut un petit
rire, tandis qu'Anne restait songeuse. Elle ne
voyait rien de risible dans la situation, qui au
contraire lui semblait très grave. Lorsqu'elle
quitta Mme Lynde, elle coupa à travers champs
en direction de la Colline au Verger. Diana vint
à sa rencontre sur le seuil de la cuisine.
« Ta tante Joséphine est vraiment très fâchée,
n'est-ce pas ? » chuchota Anne.
« Oui », répondit Diana. Elle étouffa un petit
rire et glissa un coup d'œil plein d'appréhension
par-dessus son épaule, en direction de la porte
du salon. « Elle trépignait de rage, Anne. Oh,
comme elle m'a réprimandée ! Elle a dit que
j'étais la petite fille la plus mal élevée qu'elle ait
jamais vue et que mes parents devraient avoir
446
honte de la manière dont ils m'ont élevée. Elle
dit qu'elle ne veut pas rester, mais pour ma
part, elle peut bien faire comme ça lui chante.
Par contre, mon père et ma mère sont inquiets.
»
« Pourquoi ne lui as-tu pas dit que c'était ma
faute ? » demanda Anne.
« Penses-tu que j'aurais fait une chose pareille
? fit Diana d'un ton de mépris. Je ne suis pas
une rapporteuse, Anne Shirley, et de toute
manière, je suis autant coupable que toi. »
« Eh bien, je vais aller me dénoncer auprès
d'elle », annonça résolument Anne.
Diana la dévisagea.
« Anne Shirley, tu n'y penses pas ! Mais − elle
te dévorerait vivante ! »
447
« Ne m'effraie pas plus que je ne le suis déjà, la
supplia Anne. J'aimerais mieux entrer dans la
bouche d’un canon. Mais je dois le faire,
Diana. C'était ma faute, et je dois tout avouer.
Heureusement, je suis habituée aux aveux. »
« Bon, eh bien, elle est à l'intérieur, dit Diana.
Tu peux entrer si tu le souhaites. Moi, à ta
place, je n'oserais pas. Et je ne crois pas que
cela serve à quelque chose. »
Sur ces paroles d'encouragement, Anne
pénétra dans la tanière du lion − elle entra d'un
pas ferme et décidé dans le salon et frappa
légèrement à la porte. Un « entrez » glacial lui
répondit.
Mlle Joséphine Barry, maigre, droite et
élégante, tricotait près du feu, dans une posture
hautaine. Sa colère ne semblait pas s'être
448
apaisée et ses yeux lançaient des éclairs
derrière ses lunettes aux montures dorées. Elle
pivota sur son siège, s'attendant à apercevoir
Diana, et se retrouva face à une fillette au
visage livide, dont les grands yeux exprimaient
un mélange de courage désespéré et de pure
terreur.
« Qui es-tu ? » demanda Mlle Joséphine Barry,
sans plus de cérémonie.
« Je suis Anne des Pignons Verts, fit la petite
inconnue, d'une voix tremblante, les mains
jointes comme à son habitude, et je suis venue
tout vous avouer, si vous voulez bien m'écouter.
»
« Tout avouer ? »
« C'est à cause de moi que nous avons sauté
sur votre lit la nuit dernière. C'est moi qui l'ai
449
suggéré. Diana n'aurait jamais eu cette idée, je
peux vous l'assurer. Diana se comporte
toujours comme une dame, Mlle Barry. Vous
devez comprendre qu'il serait injuste de lui en
tenir rigueur. »
« Oh, vraiment ? Je crois plutôt que Diana s'en
est donné à cœur joie en sautant sur mon lit la
nuit dernière. Un tel comportement dans une
maison si respectable ! »
« Mais nous ne l'avons fait que pour nous
amuser, insista Anne. Je pense que vous devez
nous pardonner, Mlle Barry, maintenant que
nous vous avons présenté nos excuses. Et,
surtout, pardonnez à Diana, je vous en prie, et
laissez-la prendre des leçons de musique.
Diana voue une passion à la musique, Mlle
Barry, et je ne sais que trop bien ce que cela
vous fait que d'être passionné par quelque
450
chose que vous ne pouvez obtenir. Si vous
devez être fâchée contre quelqu'un, alors
soyez-le contre moi. J'ai pris l'habitude quand
j'étais petite que les gens soient fâchés contre
moi, si bien que je pourrai le supporter bien
mieux que Diana. »
La colère qui émanait du regard de la vieille
dame semblait s'être évanouie, remplacée par
une lueur d'intérêt amusé. Elle répondit
pourtant avec froideur :
« Je ne pense pas que ce soit une excuse
valable que d'avoir voulu vous amuser. Les
petites filles ne se laissaient jamais aller à ce
genre d'amusement, de mon temps. Tu ignores
l'effet que cela fait d'être tiré d'un profond
sommeil, après un long trajet harassant, par
deux grandes filles qui viennent rebondir sur
votre lit. »
451
« Je l'ignore, mais je peux l'imaginer,
s'exclama Anne. Je suis sûre que cela doit être
très désagréable. Mais nous avons aussi notre
version de l'évènement. Avez-vous de
l'imagination, Mlle Barry ? Si c'est le cas, alors
mettez-vous à notre place. Nous ne savions
pas qu'il y avait quelqu'un dans ce lit et vous
avez failli nous faire mourir de peur. Quelle
terreur nous avons eue ! Et puis, nous n'avons
pas pu dormir dans la chambre d'amis comme
on nous l'avait promis. Je suppose que vous
avez l'habitude de dormir dans des chambres
d'amis. Mais imaginez ce que vous ressentiriez
si vous étiez une petite orpheline à qui c'est la
première fois que l'on fait un tel honneur. »
Cette fois, l'animosité de son regard s'était
définitivement évaporée. Mlle Barry éclata de
rire − un bruit qui fit pousser un grand soupir
de soulagement à Diana, qui attendait en
452
silence et avec inquiétude dans la cuisine.
« J'ai bien peur que mon imagination ne soit un
peu rouillée − cela fait si longtemps que je ne
m'en suis pas servi, dit-elle. Je dois reconnaître
que ton plaidoyer est tout aussi valable que le
mien. Tout dépend de la manière dont on
considère la chose. Assieds-toi ici et parle-moi
un peu de toi. »
« Je suis désolée, mais je ne peux pas, dit Anne
d'un ton ferme. J'aimerais bien, car vous
semblez être une dame très intéressante et il se
pourrait même que nous ayons beaucoup en
commun, bien qu'au premier abord ce ne soit
pas évident. Mais il est de mon devoir de
rentrer chez moi auprès de Mlle Marilla
Cuthbert. Mlle Marilla Cuthbert est une très
gentille dame qui m'a accueillie pour m'éduquer
convenablement. Elle fait de son mieux, mais
453
c'est un travail de longue haleine. Vous ne
devez pas lui en vouloir parce que j'ai sauté sur
le lit. Mais avant de partir, j'aimerais que vous
me disiez si vous allez pardonner Diana et
rester à Avonlea aussi longtemps que vous
l'aviez prévu. »
« Je le ferai peut-être si tu viens de temps en
temps discuter avec moi », dit Mlle Barry.
Ce soir-là, Mlle Barry offrit à Diana un bracelet
argenté et annonça aux parents qu'elle avait
défait sa valise.
« J'ai changé d'avis, tout simplement pour avoir
l'occasion de faire plus ample connaissance
avec cette petite Anne, dit-elle avec franchise.
Elle m'amuse, et à mon âge, il est très rare de
rencontrer des personnes amusantes. »
Le seul commentaire de Marilla lorsqu'elle
454
entendit cette histoire fut : « Je te l'avais bien dit
», qu'elle lança à Matthew.
Mlle Barry resta pendant un mois. Elle se
révéla une invitée plus agréable que d'habitude,
car grâce à Anne elle était d'excellente humeur.
Elles devinrent très bonnes amies.
Avant de partir, Mlle Barry lui dit :
« N'oublie pas, petite Anne, quand tu viendras
me rendre visite en ville, je te logerai dans ma
meilleure chambre d'amis. »
« Mlle Barry avait un esprit semblable au mien,
après tout, confia Anne à Marilla. On ne le
croirait pas en la voyant, mais c'est la vérité. Je
ne l'ai pas découvert immédiatement, comme
ce fut le cas avec Matthew, mais au bout d'un
moment je m'en suis rendu compte. Rencontrer
quelqu'un qui vous comprend est moins rare
455
que je ne le croyais. C'est merveilleux de
découvrir qu'il y en a tant dans le vaste monde.
»
456
CHAPITRE XX
Une imagination trop fertile
C'était à nouveau le printemps aux Pignons
Verts − le beau printemps canadien, timide et
capricieux, qui arrivait lentement en avril et en
mai, en un chapelet de journées fraîches et
cristallines, ponctuées de crépuscules roses,
apportant le miracle de la résurrection et de la
floraison. Les érables de l'Allée des Amoureux
étaient lourds de bourgeons rouges, et de
petites fougères recourbées poussaient autour
du Bain des Dryades. Plus loin, dans les
champs d'herbes folles qui s'étendaient derrière
la maison de M. Silas Sloane, les fleurs de mai
s'épanouissaient, douces étoiles blanches et
roses sous leurs feuilles brunes. Tous les
enfants de l'école passèrent un après-midi à
457
cueillir leurs tiges dorées et rentrèrent chez eux
dans le couchant clair et chantant, les bras et
les paniers chargés de leur butin fleuri.
« Je me sens triste pour les gens qui vivent dans
des pays où il n'existe aucune fleur de mai, dit
Anne. Diana dit qu'ils ont peut-être des choses
encore plus belles, mais rien n'est plus beau
qu'une fleur au printemps, n'est-ce pas, Marilla
? Et Diana dit aussi que s'ils ne savent pas ce
que c'est, alors cela ne peut pas leur manquer.
Mais je pense que c'est la chose la plus triste
qui soit. Je trouve que ce serait tragique,
Marilla, de ne pas savoir ce que sont les fleurs
de mai, et qu'elles ne vous manquent pas.
Savez-vous ce que sont les fleurs de mai pour
moi, Marilla ? Je pense que ce sont les âmes
des fleurs qui sont mortes l'été passé et que le
printemps est leur paradis. Mais nous avons eu
un temps splendide aujourd'hui, Marilla. Nous
458
avons pris le déjeuner dans un large vallon
couvert de mousse, près d'un vieux puits −
c'était un endroit si romantique. Charlie Sloane
a défié Arty Gillis de sauter par-dessus, et Arty
l'a fait car il ne voulait pas perdre le défi.
Personne n'aurait voulu perdre un tel défi. C'est
très à la mode de se lancer des défis. M.
Phillips a donné toutes les fleurs qu'il avait
cueillies à Prissy Andrews et je l'ai entendu dire
: « Des trésors pour un trésor ». Il tire cette
phrase d'un livre, je le sais, mais cela prouve
tout de même qu'il a de l'imagination. On m'a
offert des fleurs à moi aussi, mais je les ai
rejetées avec mépris. Je ne peux pas vous dire
qui me les a offertes, car je me suis juré de ne
jamais prononcer ce nom. Nous avons fait des
couronnes de fleurs et les avons mises sur nos
chapeaux ; et quand il a fallu rentrer, nous
avons marché en rang le long de la route, deux
par deux, avec nos bouquets et nos couronnes,
459
en chantant Ma maison sur la colline. Oh,
c'était enthousiasmant, Marilla. Toute la
maisonnée de M. Silas Sloane est sortie
précipitamment pour nous regarder passer, et
tous ceux que nous avons croisés sur la route
se sont arrêtés pour nous suivre des yeux.
Nous avons fait sensation. »
« Pas étonnant ! C'est absolument ridicule ! »
répondit Marilla.
Après les fleurs de mai vint le temps des
violettes, et le Val des Violettes se para d'un
tapis pourpre. Anne le traversait pour se rendre
à l'école, le pas prudent et les yeux émerveillés,
comme si elle marchait sur une terre sacrée.
« Tu sais, dit-elle à Diana, quand je passe par
ici, je me moque bien que Gil− que n'importe
qui prenne la tête de la classe. Mais quand je
460
suis à l'école, c'est bien différent et cela devient
la chose la plus importante pour moi. Il y a
tellement d'Anne différentes en moi. Parfois je
me dis que c'est sûrement la raison pour
laquelle je cause tant de problèmes. Si j'étais
juste une seule Anne, ce serait tellement plus
facile à vivre, mais alors je serais beaucoup
moins intéressante. »
Un soir de juin, alors que les vergers se
couvraient à nouveau de fleurs roses, que les
grenouilles chantaient de leurs voix argentines
dans les marais au bout du Lac Chatoyant et
que l'air se remplissait du parfum des champs
de trèfle et des forêts de sapins baumiers, Anne
était assise derrière sa fenêtre du pignon est.
Elle avait fait ses devoirs, mais comme il faisait
à présent trop noir pour pouvoir lire, elle s'était
plongée dans un rêve éveillé, le regard perdu
au-delà des branches de la Reine des Neiges, à
461
nouveau subjuguée par ses grappes de fleurs.
Dans l'ensemble, la petite chambre du pignon
n'avait pas changé. Les murs étaient toujours
aussi blancs, la pelote d'épingles aussi dure, et
les chaises aussi raides et jaunes. Pourtant, ce
qui se dégageait de la pièce était définitivement
différent. Elle était remplie d'une vie animée et
énergique qui semblait rejaillir sur elle, et qui ne
devait rien aux livres d'écolière, aux robes et
aux rubans, ni même à la cruche bleue
ébréchée qui servait de vase à des fleurs de
pommier sur la table. C'était comme si tous les
rêves, de nuit comme de jour, de son
occupante haute en couleur avaient pris une
forme immatérielle et néanmoins visible,
tapissant la chambre austère de sublimes arcsen-ciel et de clairs de lune vaporeux. Marilla
entra brusquement avec les blouses d'école
fraîchement repassées d'Anne. Elle les posa sur
462
une chaise et s'assit en soupirant. Elle avait une
terrible migraine cet après-midi-là, et bien que
la douleur se fût dissipée, elle se sentait faible et
« lessivée », comme elle le disait elle-même.
Anne posa sur elle ses yeux clairs emplis de
compassion.
« J'aurais vraiment aimé avoir cette migraine à
votre place, Marilla. Je l'aurais supportée avec
joie si cela avait pu vous en décharger. »
« Je trouve que tu as fait ta part en effectuant
les corvées pour me laisser me reposer, dit
Marilla. Tu sembles t'en être bien sortie, et tu
as fait moins d'erreurs que d'habitude. Bien sûr,
ce n'était pas vraiment nécessaire d'amidonner
les mouchoirs de Matthew15 ! Et généralement,
quand on met une tarte au four pour la
réchauffer avant le repas, on la sort pour la
manger quand elle devient chaude au lieu de la
463
laisser se carboniser ; mais apparemment, ce
ne sont pas tes méthodes. »
La migraine rendait toujours Marilla un peu
sarcastique.
« Oh, je suis désolée, dit Anne d'un air contrit.
J'ai oublié cette tarte dès que je l'ai mise dans
le four, et pourtant mon instinct me disait bien
qu'il manquait quelque chose sur la table du
déjeuner. J'avais la ferme intention, quand vous
m'avez chargée de ces tâches ce matin, de ne
rien imaginer et de rester concentrée sur ce que
je faisais. Cela a bien fonctionné jusqu'à ce que
j'enfourne la tarte, mais alors j'ai cédé à la
tentation irrésistible de m'imaginer que j'étais
une princesse de conte de fée enfermée dans
une tour coupée du monde, et un beau
chevalier venait à mon secours sur un destrier
d'un noir de jais. C'est ainsi que j'ai oublié la
464
tarte. Je ne savais pas que j'avais amidonné les
mouchoirs. Pendant tout le temps qu'a duré le
repassage, j'essayais de trouver un nom pour la
nouvelle île que Diana et moi avons découverte
sur le ruisseau. C'est un endroit des plus
ravissants, Marilla. Il y a deux érables dessus,
et le ruisseau les contourne. J'ai fini par avoir
l'idée brillante de l'appeler l'Île Victoria, parce
que nous l'avons trouvée le jour de
l'anniversaire de la reine16. Diana et moi
sommes très fidèles à la reine. Mais je suis
désolée pour cette tarte et pour les mouchoirs.
Je voulais me montrer particulièrement bonne
aujourd'hui, parce que c'est un jour
anniversaire. Vous rappelez-vous ce qui s'est
passé ce même jour l'année dernière, Marilla ?
»
« Non, je ne me souviens de rien de spécial. »
465
« Oh, Marilla, c'était le jour de mon arrivée aux
Pignons Verts. Je ne l'oublierai jamais. C'était
un moment déterminant dans ma vie. Bien sûr, il
ne vous semble sans doute pas important. Cela
fait un an que je suis ici et je suis heureuse.
Évidemment, j'ai eu quelques ennuis, mais on
peut survivre malgré les ennuis. Regrettez-vous
de m'avoir gardée, Marilla ? »
« Non, je ne peux pas dire que je regrette, dit
Marilla qui se demandait parfois comment elle
avait pu vivre avant l'arrivée d'Anne aux
Pignons Verts, non, je ne regrette pas vraiment.
Si tu as terminé tes leçons, Anne, je voudrais
que tu ailles demander à Mme Barry si elle
peut me prêter le patron de la blouse de Diana.
»
« Oh − il fait − il fait si sombre », se récria
Anne.
466
« Si sombre ? Mais le soleil n'est pas encore
couché. Et Dieu sait que ce n'est pas la
première fois que tu sors après la tombée de la
nuit. »
« J'irai très tôt demain matin, s'empressa de
promettre Anne. Je me lèverai avec le soleil et
j'irai, Marilla. »
« Mais voyons, que t'arrive-t-il, Anne Shirley ?
J'ai besoin de ce patron pour tailler ta nouvelle
blouse ce soir. Vas-y tout de suite, sois gentille.
»
« Alors je passerai par la route », dit Anne en
s'emparant avec réticence de son chapeau.
« Passer par la route pour perdre une demiheure ! Que je te surprenne à faire un tel détour
!»
467
« Mais je ne peux pas passer par la Forêt
Hantée, Marilla », s'écria Anne, au désespoir.
Marilla la dévisagea.
« La Forêt Hantée ! Es-tu devenue folle ?
Qu'est-ce donc que cette Forêt Hantée ? »
« Le bois d'épicéas au-dessus du ruisseau », fit
Anne en un murmure.
« Balivernes ! Cela n'existe pas, les forêts
hantées, ni ici ni ailleurs. Qui t'a raconté de
telles sornettes ? »
« Personne, avoua Anne. Diana et moi nous
sommes imaginé que la forêt était hantée. Tous
les endroits par ici sont si − si ordinaires. Nous
avons inventé cela pour nous amuser. Nous
avons commencé au mois d'avril. Une forêt
hantée, c'est si romantique, Marilla. Nous
468
avons choisi le bosquet d'épicéas, car il y fait
très sombre. Oh, nous avons imaginé les
choses les plus épouvantables. Il y a une dame
blanche qui marche le long du ruisseau à cette
heure de la soirée, elle se tord les mains et
pousse des cris perçants. Elle apparaît pour
annoncer une mort imminente dans la famille. Et
le fantôme d'un petit enfant assassiné hante le
coin près des Terres Oisives. Il se glisse
derrière vous et pose ses doigts glacés sur
votre main − comme ceci. Oh, Marilla, je ne
veux passer par la Forêt Hantée au crépuscule
pour rien au monde. Je suis sûre que des
silhouettes blanches vont surgir de derrière les
arbres pour m'attraper. »
« A-t-on jamais entendu telles inepties !
s'exclama Marilla, qui l'avait écoutée,
abasourdie. Anne Shirley, es-tu en train de dire
que tu crois toutes ces inepties sorties tout droit
469
de ton imagination ? »
« Je n'y crois pas exactement, bredouilla Anne.
Du moins, je n'y crois pas pendant la journée.
Mais à la nuit tombée, Marilla, c'est différent.
C'est l'heure où sortent les fantômes. »
« Mais les fantômes n'existent pas, Anne. »
« Oh, mais si, Marilla, s'écria Anne avec
ferveur. Je connais des gens qui en ont vu. Et
ce sont des gens très respectables. Charlie
Sloane raconte que sa grand-mère a vu son
grand-père ramener les vaches un soir, alors
qu'il était enterré depuis déjà un an. Vous savez
que la grand-mère de Charlie Sloane
n'inventerait pas une telle histoire. C'est une
femme très religieuse. Et le père de Mme
Thomas a été poursuivi, un soir qu'il rentrait
chez lui, par un agneau de feu dont la tête
470
tranchée pendait à un lambeau de peau.
D'après lui, c'était l'esprit de son frère qui
voulait l'avertir qu'il allait mourir moins de neuf
jours plus tard. Ce n'est pas arrivé, mais il est
mort deux ans après, alors vous voyez que
c'est vrai. Et Ruby Gillis dit − »
« Anne Shirley, l'interrompit Marilla d'un ton
péremptoire. Je ne veux plus jamais t'entendre
parler de cette manière. J'ai des doutes depuis
le début sur ton imagination débordante, et si
cela te met de telles idées en tête, je ne
tolérerai plus que tu y laisses libre cours. Tu vas
aller chez les Barry immédiatement et tu
passeras par ce bosquet d'épicéas. Ce sera
une leçon que tu retiendras. Et je ne veux plus
jamais entendre parler de forêts hantées. »
Anne eut beau supplier et pleurer tant et plus −
ce qu'elle fit, car sa peur était bien réelle. Elle
471
s'était laissé emporter par son imagination et
elle éprouvait une véritable terreur pour ce
bosquet après la tombée de la nuit. Mais
Marilla était inflexible. Elle conduisit jusqu'à la
source la pauvre fillette qui voyait des fantômes
et lui ordonna de franchir le pont et de pénétrer
dans l'antre sombre de la dame hurlante et des
spectres sans tête.
« Oh, Marilla, comment pouvez-vous être aussi
cruelle ? sanglotait Anne. Qu'éprouveriez-vous
si un être livide m'enlevait et m'emportait loin
d'ici ? »
« Je prends le risque, répondit Marilla,
insensible. Tu sais que quand je dis quelque
chose, je ne plaisante pas. Je vais te faire
passer l'envie d'inventer des fantômes. Et
maintenant, en avant. »
472
Anne se mit en route, ou plutôt, elle franchit le
pont d'un pas hésitant et s'avança, toute
tremblante, dans la pénombre terrifiante qui
s'étendait au-delà. Anne n'oublia jamais ce
trajet. Elle regrettait amèrement de s'être ainsi
adonnée à son imagination. Des farfadets
imaginaires étaient tapis dans tous les recoins.
Ils tendaient leurs mains froides et décharnées
pour saisir la petite fille terrorisée qui les avait
engendrés. À la vue d'un morceau d'écorce de
bouleau blanche, que le vent avait emporté
dans le vallon pour le faire atterrir sur la terre
brune du bosquet, son cœur s'arrêta de battre.
Le hurlement languissant de deux vieilles
branches qui frottaient l'une contre l'autre fit
perler de grosses gouttes de sueur sur son
front. Le froissement des ailes d'une chauvesouris au-dessus de sa tête lui donnait
l'impression qu'une créature d'un autre monde
venait de prendre son envol. Quand elle
473
atteignit le champ de M. William Bell, elle le
traversa à toutes jambes comme si elle était
poursuivie par une armée de créatures
blanches. Elle arriva à la porte de la cuisine des
Barry si essoufflée qu'elle put à peine se faire
comprendre lorsqu'elle demanda le patron de
la blouse. Diana étant absente, elle ne trouva
aucune excuse pour s'attarder. Elle devait
affronter le sinistre trajet du retour. Anne
rebroussa chemin les yeux fermés. Elle préférait
prendre le risque de se cogner contre les
branches plutôt que d'apercevoir une créature
blanche. Quand elle déboucha en titubant sur le
pont de rondins, elle poussa un long soupir de
soulagement tout tremblant.
« Alors, tu vois que rien ne t'a attrapée ! » fit
Marilla sans aucune compassion.
« Oh, Mar− Marilla, balbutia Anne. Je− je ne
474
− je ne me − plaindrai plus − des endroits
ordinaires, maintenant. »
475
CHAPITRE XXI
Une nouvelle variante de parfum
« Pauvre de moi, ce monde n'est fait que de
rencontres et de séparations, comme le dit
Mme Lynde », se plaignit Anne en posant son
ardoise et ses livres sur la table de la cuisine.
C'était le dernier jour du mois de juin. Elle
essuya ses yeux rouges humides d'un mouchoir
déjà bien imbibé, avant de reprendre : «
N'était-ce pas judicieux de ma part, Marilla,
d'apporter un mouchoir supplémentaire à
l'école aujourd'hui ? J'avais le pressentiment
qu'il me serait utile. »
« Je n'ai jamais pensé que tu étais à ce point
attachée à M. Phillips qu'il te faudrait deux
mouchoirs pour sécher tes larmes lors de son
476
départ », dit Marilla.
« Je ne pleurais pas pour lui, il me semble,
songea Anne. Je pleurais simplement parce que
toutes les autres le faisaient. C'est Ruby Gillis
qui a commencé. Ruby Gillis a pourtant
toujours clamé qu'elle détestait M. Phillips,
mais dès qu'il s'est levé pour faire son discours
d'adieu, elle a éclaté en sanglots. Alors toutes
les filles se sont mises à pleurer, les unes après
les autres. J'ai essayé de me retenir, Marilla.
J'ai essayé de me souvenir de la fois où M.
Phillips m'avait ordonné de m'asseoir à côté de
Gil− d'un garçon ; et de la fois où il avait écrit
mon nom sans e sur le tableau noir ; et de la
fois où il avait dit que j'étais la pire élève qu'il
ait jamais eue en géométrie, et quand il s'était
moqué de mon orthographe. J'ai repensé à
toutes les fois où il s'était montré méchant et
sarcastique ; mais étrangement je n'ai pas pu
477
me retenir, Marilla, et j'ai pleuré à mon tour.
Cela faisait un mois que Jane Andrews nous
disait à quel point elle serait heureuse quand M.
Phillips partirait, en affirmant qu'elle ne verserait
pas une larme. Eh bien, elle était encore plus
triste que nous toutes et elle a dû emprunter un
mouchoir à son frère − bien sûr, les garçons ne
pleuraient pas − parce qu'elle n'en avait pas
apporté, tant elle était persuadée de ne pas en
avoir besoin. Oh, Marilla, c'était bouleversant.
M. Phillips a fait un beau discours d'adieu, qui
commençait ainsi : "L'heure est venue pour
nous de nous séparer." C'était très émouvant.
Et il avait lui aussi les larmes aux yeux, Marilla.
Oh, je me suis sentie terriblement désolée et
pleine de remords pour toutes les fois où j'avais
été dissipée en classe, et où je l'avais dessiné
sur mon ardoise pour me moquer de Prissy et
lui. Je peux vous assurer que je regrette de ne
pas avoir été une élève modèle comme Minnie
478
Andrews. Elle avait la conscience tranquille.
Les filles ont pleuré sur tout le trajet du retour.
Carrie Sloane ne cessait de dire à chaque
instant : « L'heure est venue pour nous de nous
séparer », et nous pleurions de plus belle juste
au moment où nous commencions à aller
mieux. Je me sens affreusement triste, Marilla.
Mais on ne peut pas vraiment être au désespoir
quand on a deux mois de vacances devant soi,
n'est-ce pas, Marilla ? Et puis, nous avons
rencontré le nouveau pasteur et sa femme qui
arrivaient de la gare. J'étais très triste à cause
du départ de M. Phillips, mais je n'ai pas pu
m'empêcher de m'intéresser un tant soit peu à
eux, c'est bien normal, n'est-ce pas ? Sa femme
est très jolie. Pas d'une beauté somptueuse,
bien sûr − ce ne serait pas convenable, je
suppose, pour un pasteur, d'avoir une femme
absolument splendide, car cela pourrait donner
un mauvais exemple. Mme Lynde dit que la
479
femme du pasteur au Pont-Neuf donne un très
mauvais exemple car elle suit la mode de très
près. L'épouse de notre nouveau pasteur avait
une robe de mousseline bleue aux jolies
manches bouffantes et un chapeau bordé de
roses. Jane Andrews a dit que, d'après elle, les
manches bouffantes faisaient trop matérialistes
pour une femme de pasteur, mais je me suis
bien gardée de faire une remarque si
désobligeante, Marilla, car je ne sais que trop
bien ce que c'est que de désirer ardemment
avoir des manches bouffantes. De plus, cela fait
peu de temps qu'elle est mariée au pasteur,
alors il faut se montrer indulgent, n'est-ce pas ?
Ils vont loger chez Mme Lynde jusqu'à ce que
le presbytère soit prêt. »
Si Marilla, en descendant chez Mme Lynde ce
soir-là, était mue par une envie tout autre que
celle de lui rendre les cadres à dessus-de-lit
480
qu'elle lui avait empruntés l'hiver passé, c'était
une faiblesse bien compréhensible et partagée
par la plupart des habitants d'Avonlea. De
nombreuses affaires que Mme Lynde avait
prêtées, parfois sans s'attendre à ce qu'on les
lui rendît, lui furent ramenées ce soir-là. Un
nouveau pasteur, et surtout un pasteur
accompagné de sa femme, faisait l'objet de
toutes les curiosités dans un petit coin de
campagne où les évènements étaient rares et
très espacés.
Le vieux M. Bentley, le pasteur dont Anne
trouvait qu'il manquait d'imagination, était
pasteur à Avonlea depuis dix-huit ans. Il était
veuf lorsqu'il était arrivé et il l'était resté, bien
que différentes rumeurs l'eussent marié tantôt à
l'une tantôt à l'autre de ses paroissiennes, selon
les années. Le mois de février précédent, il
avait donné sa démission et était parti, regretté
481
des habitants, qui avaient développé une
grande affection pour leur pasteur de longue
date, malgré ses talents d'orateur limités.
Depuis, l'église d'Avonlea avait connu un
certain flottement religieux, car dimanche après
dimanche, les candidats s'étaient succédé pour
venir prêcher, à l'essai. Leur succès ou leur
échec dépendait de l'avis des vieux fidèles ;
mais la petite fille rousse sagement assise au
bout du banc des Cuthbert ne manquait pas
d'avoir sa propre opinion à ce sujet, ce dont
elle discutait abondamment avec Matthew.
Marilla, quant à elle, répugnait par principe à
critiquer les pasteurs quels qu'ils fussent.
« Je ne pense pas que M. Smith aurait fait
l'affaire, Matthew, résuma Anne. Mme Lynde
dit que son sermon était superficiel, mais moi,
je pense que son principal défaut était le même
que celui de M. Bentley − il n'avait aucune
482
imagination. Et M. Terry, lui, en avait trop ; il se
laissait emporter tout comme moi à propos de
la Forêt Hantée. De plus, Mme Lynde dit que
sa théologie laissait à désirer. M. Gresham était
un homme très bon et très religieux, mais il
racontait trop d'histoires drôles et faisait rire les
gens dans l'église ; ce n'est pas convenable, et
un pasteur doit se comporter convenablement,
n'est-ce pas, Matthew ? J'ai trouvé M.
Marshall très intéressant ; mais Mme Lynde dit
qu'il n'est pas marié, ni même fiancé, parce
qu'elle a mené son enquête à son sujet. Elle dit
qu'il ne faut pas avoir un jeune pasteur
célibataire à Avonlea, car il risque de se marier
dans la congrégation, ce qui ne manquera pas
de créer des ennuis. Mme Lynde est une
femme très clairvoyante, vous ne pensez pas,
Matthew ? Je suis très heureuse qu'ils aient
choisi M. Allan. Je l'aimais bien, parce que son
sermon était prenant et qu'il semblait prier de
483
tout son cœur, et pas uniquement parce qu'il en
avait l'habitude. Mme Lynde dit qu'il a ses
défauts, mais qu'il ne fallait pas s'attendre à un
pasteur parfait pour sept cent cinquante dollars
par an. Et puis, sa théologie est solide, car elle
lui a posé de nombreuses questions sur tous les
points de doctrine. Et elle connaît la famille de
sa femme. Ce sont des gens très respectables,
chez qui les femmes sont d'excellentes
maîtresses de maison. Mme Lynde dit qu'un
homme qui connaît bien la doctrine et une
femme qui sait tenir sa maison font une
combinaison excellente chez une famille
pastorale. »
Le nouveau pasteur et son épouse formaient un
couple jeune et agréable, toujours en lune de
miel et rempli d'un enthousiasme plaisant pour
la vie qu'ils avaient choisie. Avonlea leur ouvrit
son cœur dès le début. Le jeune homme franc
484
et jovial remporta l'adhésion des jeunes comme
des vieux, ainsi que sa douce épouse, frêle et
souriante, qui allait assurer l'entretien du
presbytère. Anne aima Mme Allan aussitôt et
sans réserve. Elle avait découvert en elle une
autre de ces âmes qui lui ressemblaient tant.
« Mme Allan est absolument délicieuse,
annonça-t-elle un dimanche après-midi. Elle
s'occupe de notre classe et c'est une excellente
enseignante. Elle a commencé par dire qu'il ne
fallait pas que ce soit au professeur de poser
toutes les questions, et vous savez, Marilla, que
c'est exactement ce que j'ai toujours pensé.
Elle a dit que nous pouvions lui poser toutes les
questions que nous voulions et je lui en ai posé
beaucoup. Je suis douée pour poser des
questions, Marilla. »
« Je veux bien te croire », confirma Marilla,
485
empathique.
« Personne d'autre n'en a posé à part Ruby
Gillis, et elle a demandé si l'école du dimanche
organiserait un pique-nique cet été. Je n'ai pas
trouvé que c'était là une question très
appropriée, car cela n'avait aucun rapport avec
la leçon − la leçon traitait de Daniel dans la
fosse aux lions − mais Mme Allan a souri et a
dit que ce serait sûrement le cas. Mme Allan a
un joli sourire ; ses joues ont des fossettes si
charmantes. J'aimerais avoir des fossettes,
moi aussi, Marilla. Je ne suis plus aussi maigre
que lorsque je suis arrivée ici, mais je n'ai pas
encore de fossettes. Si j'en avais, alors peutêtre pourrais-je donner aux gens l'envie de faire
le bien. Mme Allan a dit que nous devions
toujours essayer de donner envie aux gens de
faire le bien. Elle a parlé de tout avec tellement
de bonté. Jamais je n'avais pensé auparavant
486
que la religion pouvait être un sujet si joyeux.
J'ai toujours cru qu'il y avait là une certaine
mélancolie, mais ce n'est pas le cas de Mme
Allan, et j'aimerais bien me comporter comme
une chrétienne si je peux lui ressembler. En
revanche, je n'aimerais pas être comme le
superintendant17 Bell. »
« C'est très vilain de parler de la sorte de M.
Bell, la réprimanda Marilla. M. Bell est
vraiment un homme bon. »
« Oh, bien sûr, c'est un homme bon, acquiesça
Anne, mais il ne semble en tirer aucune joie. Si
j'étais aussi bonne, je danserais et chanterais à
longueur de temps, car cela me rendrait si
heureuse. Je suppose que Mme Allan est trop
adulte pour danser et chanter, et bien sûr ce ne
serait pas digne d'une épouse de pasteur. Mais
je sens qu'elle est heureuse d'être une bonne
487
chrétienne et qu'elle le serait quand bien même
cela ne lui garantissait pas d'aller au paradis. »
« Je pense que nous devons inviter M. et Mme
Allan à prendre le thé un de ces jours, dit
Marilla, songeuse. Ils sont presque allés partout
sauf chez nous. Voyons voir. Mercredi
prochain serait parfait. Mais n'en parle pas à
Matthew, car s'il savait qu'ils venaient, il
trouverait une excuse pour s'absenter ce jourlà. Il était si habitué à M. Bentley que cela ne le
dérangeait pas, mais il va avoir du mal à faire
connaissance avec un nouveau pasteur, quant à
son épouse, elle le terrorisera. »
« Je serai aussi muette qu'une tombe, assura
Anne. Mais, oh, Marilla, me laisserez-vous
préparer un gâteau pour l'occasion ? J'aimerais
tant confectionner quelque chose pour Mme
Allan, et vous savez que maintenant, je sais
488
bien faire les gâteaux. »
« Tu pourras faire un gâteau avec une génoise
», lui promit Marilla.
Lundi et mardi, les préparatifs allèrent bon train
aux Pignons Verts. Recevoir le pasteur et sa
femme pour le thé était un évènement important
et Marilla était bien déterminée à ne pas faire
pâle figure à côté des autres maîtresses de
maison d'Avonlea. Anne était tout excitée et
flottait sur un nuage. Le mardi soir, au coucher
du soleil, elle eut une longue discussion à ce
sujet avec Diana. Elles étaient assises sur les
grandes pierres rouges du Bain des Dryades et
dessinaient des arcs-en-ciel sur l'eau à l'aide de
petites branches trempées dans de la résine de
sapin baumier.
« Tout est prêt, Diana, sauf le gâteau que je
489
dois préparer demain matin et les scones que
Marilla doit enfourner juste avant l'heure du
thé. Je peux t'assurer, Diana, que Marilla et moi
avons travaillé d'arrache-pied pendant deux
jours. C'est une telle responsabilité de recevoir
la famille d'un pasteur à dîner. Je n'avais jamais
vécu cela. Tu devrais voir notre garde-manger,
il vaut le coup d'œil. Nous aurons du poulet en
gelée et de la langue froide. Nous proposerons
deux sortes de gelée, de la rouge et de la
jaune, ainsi que de la crème fouettée et de la
tarte au citron, puis trois sortes de biscuit
différentes, du gâteau aux fruits, ainsi que la
fameuse confiture de prunes jaunes que Marilla
réserve spécialement pour les pasteurs. Nous
servirons aussi du quatre-quarts et du gâteau à
la génoise, avec des biscuits, comme je l'ai déjà
dit. Il y aura du pain frais et du pain rassis, au
cas où le pasteur soit dyspepsique18 et qu'il ne
digère pas le pain frais. Mme Lynde dit que les
490
pasteurs sont souvent dyspepsiques, mais je ne
pense pas que M. Allan soit pasteur depuis
suffisamment longtemps pour en ressentir les
effets. J'ai des frissons rien qu'en pensant à
mon gâteau à la génoise. Oh, Diana, et s'il
n'était pas bon ! La nuit dernière, j'ai rêvé que
j'étais poursuivie par un affreux farfadet qui
avait un gros gâteau à la place de la tête. »
« Il sera très bon, vraiment, la rassura Diana,
qui était une amie très réconfortante. La part de
ce gâteau que tu avais fait et que nous avons
mangé pour le déjeuner aux Terres Oisives il y
a deux semaines était tout à fait exquise. »
« Oui ; mais les gâteaux ont affreusement
tendance à être ratés quand vous avez
justement besoin de les réussir, fit Anne en
soupirant, laissant son bâton particulièrement
bien imprégné de résine danser à la surface de
491
l'eau. Enfin, je suppose que je dois faire
confiance à la providence et ne pas oublier de
mettre de la farine. Oh, regarde, Diana, quel
magnifique arc-en-ciel ! Crois-tu que les
dryades viendront une fois que nous serons
parties et s'en serviront de voile ? »
« Tu sais que les dryades, ça n'existe pas », dit
Diana. La mère de Diana avait découvert
l'histoire de la Forêt Hantée et avait été très
fâchée. Depuis, Diana s'abstenait de tout élan
d'imagination de ce genre et avait décidé qu'il
n'était pas prudent d'entretenir un esprit
crédule, même s'il ne s'agissait là que de
dryades bien inoffensives.
« Mais il est tellement facile d'imaginer qu'il y
en a, dit Anne. Chaque nuit avant de
m'endormir, je regarde par la fenêtre et je me
demande si les dryades sont en train de se
492
baigner, de coiffer leurs cheveux en se servant
de la source comme d'un miroir. Parfois, je
cherche leurs empreintes de pas dans la rosée
du matin. Oh, Diana, continue de croire aux
dryades ! »
Le mercredi matin arriva. Anne se leva avec le
jour, trop excitée pour dormir davantage. Elle
avait attrapé un sérieux rhume de cerveau
après son escapade de la veille à la source,
mais rien, à l'exception d'une pneumonie aiguë,
n'aurait pu amoindrir les envies de cuisine
qu'elle éprouvait ce matin-là. Après le petitdéjeuner, elle entreprit la confection de son
gâteau. Lorsqu'elle referma sur lui la porte du
four, elle prit une profonde inspiration.
« Je suis certaine de ne rien avoir oublié cette
fois, Marilla. Mais crois-tu qu'il va lever ?
Imagine que la levure ne soit pas bonne. Je me
493
suis servie dans la nouvelle boîte. Et Mme
Lynde dit qu'il est très difficile de trouver de la
bonne levure par les temps qui courent, car
plus aucun ingrédient n'est pur. Mme Lynde dit
que le gouvernement devrait s'emparer de la
question, mais elle dit que le jour n'est pas
encore arrivé où un gouvernement conservateur
s'en chargera. Marilla, et si le gâteau ne gonflait
pas ? »
« Nous avons suffisamment à manger »,
répondit Marilla avec une froide objectivité.
Cependant, le gâteau leva bien et sortit du four,
aussi léger et aérien qu'une écume dorée.
Anne, rouge de plaisir, le garnit de plusieurs
couches de gelée couleur rubis et, dans son
imagination, se figura Mme Allan en train de
s'en délecter et, pourquoi pas, d'en demander
une seconde part !
494
« Vous allez utiliser le plus beau service à thé,
n'est-ce pas, Marilla ? dit-elle. Puis-je décorer
la table de fougères et de roses sauvages ? »
« Ce serait ridicule, renifla Marilla. Pour moi,
ce qui compte, ce sont les mets et non les
décorations frivoles. »
« Mme Barry avait décoré sa table, elle,
objecta Anne qui savait faire preuve de la ruse
du serpent, et le pasteur l'a copieusement
complimentée. Il a dit que c'était un festin pour
les yeux autant que pour le palais. »
« Bon, fais comme tu voudras, dit Marilla, bien
déterminée à ne pas se laisser supplanter par
Mme Barry, ou qui que ce fût. Mais veille à
laisser assez de place pour les couverts et la
nourriture. »
Anne se mit au travail et entreprit de décorer
495
avec tant de goût et d'élégance que la pauvre
Mme Barry fut incapable de soutenir la
comparaison. Comme elle disposait de roses et
de fougères en abondance, et avait du talent
artistique à revendre, elle fit de la table du dîner
une telle splendeur que lorsque le pasteur et
son épouse s'attablèrent, ils s'exclamèrent en
chœur et louèrent la beauté de la décoration.
« C'est l'œuvre d'Anne », dit Marilla, d'un ton
presque bougon. Pour Anne, le sourire
approbateur de Mme Allan était un véritable
bonheur, tel qu'elle n'en avait jamais ressenti
dans ce bas monde.
Matthew était présent, lui aussi, après avoir été
piégé pour participer à la réception, Dieu seul
− et Anne − savait comment. Il s'était montré si
timide et si nerveux que Marilla avait
abandonné tout espoir le concernant. Pourtant,
496
Anne s'en était chargée avec un tel succès qu'il
était à présent assis à table, dans ses plus
beaux vêtements à col blanc, et qu'il discutait
avec le pasteur non sans un certain intérêt pour
la conversation. Il n'adressa jamais la parole à
Mme Allan, mais sans doute ne pouvait-on
attendre cela de lui.
Tout se déroulait aussi gaiement que possible
lorsque le gâteau à la génoise d'Anne arriva.
Mme Allan, à qui l'on avait déjà servi une
incroyable variété de mets en tous genres,
déclina poliment. Marilla, lisant la déception sur
le visage d'Anne, dit alors en souriant :
« Oh, vous devez en prendre une part, Mme
Allan. Anne l'a fait tout spécialement pour
vous. »
« Dans ce cas, je vais me laisser tenter », dit
497
Mme Allan en riant, se servant une généreuse
part, aussitôt imitée par le pasteur et Marilla.
Mme Allan en prit une bouchée. L'expression
la plus étrange qui fût passa alors sur son
visage, mais elle ne dit pas un mot et s'appliqua
à tout avaler. Marilla, qui s'en était aperçue,
s'empressa de goûter le gâteau.
« Anne Shirley ! s'exclama-t-elle, mais enfin
qu'as-tu mis dans ce gâteau ? »
« Rien qui ne soit pas indiqué dans la recette,
Marilla, s'écria Anne, aux abois. Oh, il n'est
pas bon ? »
« Pas bon ? Il est tout simplement infect. M.
Allan, n'y touchez pas. Anne, goûte-le. Quel
parfum as-tu utilisé ? »
« La vanille, dit Anne, dont le visage avait viré
498
au rouge pivoine après qu'elle eut goûté le
gâteau. Juste de la vanille. Oh, Marilla, c'était
sûrement la levure. J'avais des doutes sur cette
lev− »
« La levure, balivernes ! Va me chercher le
flacon de vanille que tu as utilisé. »
Anne se précipita au garde-manger et revint
avec un petit flacon en partie rempli d'un liquide
brun et dont l'étiquette jaune annonçait : «
Vanille pure ».
Marilla le prit, ôta le bouchon et le renifla.
« Dieu tout puissant, Anne, tu as parfumé ce
gâteau avec de la lotion analgésique. J'ai
cassé le flacon de la lotion la semaine dernière
et j'ai versé ce qu'il en restait dans une vieille
bouteille de vanille vide. Je suppose que c'est
en partie ma faute − j'aurais dû te prévenir −
499
mais pour l'amour du ciel, pourquoi ne l'as-tu
pas senti avant ? »
Anne fondit en larmes devant cette double
humiliation.
« Je ne pouvais pas − j'avais un tel rhume ! » et
sur ces mots elle détala en direction de la
chambre du pignon, où elle se jeta sur le lit,
inconsolable, et pleura toutes les larmes de son
corps.
Enfin, des bruits de pas légers se firent
entendre dans les escaliers et quelqu'un entra
dans la pièce.
« Oh, Marilla, sanglota Anne sans lever les
yeux, je suis à jamais humiliée. Je n'y survivrai
pas. Cela va se savoir − tout se sait toujours à
Avonlea. Diana me demandera comment était
mon gâteau et je devrai lui dire la vérité. Je
500
serai toujours montrée du doigt comme la fille
qui a parfumé son gâteau à la lotion
analgésique. Gil− les garçons de l'école ne
cesseront pas de se moquer de moi. Oh,
Marilla, si vous avez une once de charité
chrétienne, ne me demandez pas de descendre
pour laver la vaisselle après cela. Je la ferai une
fois que le pasteur et sa femme seront partis,
mais je ne pourrai plus jamais regarder Mme
Allan dans les yeux. Elle croira peut-être que
j'ai essayé de l'empoisonner. Mme Lynde dit
qu'elle a entendu parler d'une petite orpheline
qui a essayé d'empoisonner sa bienfaitrice.
Heureusement, la lotion n'est pas toxique. C'est
un remède que l'on peut ingérer − mais pas
dans les gâteaux. Pouvez-vous le dire à Mme
Allan, Marilla ? »
« Tu pourrais te lever pour le lui dire toi-même
», répondit une voix enjouée.
501
Anne bondit pour découvrir Mme Allan debout
près de son lit. Elle la regardait avec des yeux
rieurs.
« Ma très chère petite, il ne faut pas pleurer
ainsi, dit-elle, sincèrement émue par la mine
défaite d'Anne. Voyons, il s'agit juste d'une
drôle d’erreur que n'importe qui aurait pu faire.
»
« Oh, non, ce genre de sottise n'arrive qu'à
moi, dit Anne, désespérée. Et moi qui voulais
que ce gâteau soit parfait pour vous, Mme
Allan. »
« Oui, je le sais, mon enfant. Et je t'assure que
j'apprécie ta gentillesse et ta prévenance de la
même façon que si le gâteau avait été bon.
Maintenant, ne pleure plus, mais descends avec
moi et montre-moi ton jardin fleuri. Mlle
502
Cuthbert me dit que tu as un petit carré rien
qu'à toi. Je veux le voir, car j'aime beaucoup
les fleurs. »
Anne se laissa rassurer et réconforter. Elle se
disait que c'était une chance que Mme Allan la
comprît autant. On ne parla plus du gâteau à la
lotion et lorsque les invités partirent, Anne se
rendit compte qu'elle avait aimé cette soirée
bien plus qu'elle ne l'aurait cru, étant donné ce
terrible incident. Elle poussa tout de même un
profond soupir.
« Marilla, n'est-ce pas merveilleux de penser
que demain sera un jour nouveau, sans aucune
sottise ? »
« Je te parie que tu en feras tout un tas, dit
Marilla. Tu n'as pas ton pareil pour faire des
sottises, Anne. »
503
« Oui, et je ne le sais que trop bien, reconnut
Anne, la mine sombre. Mais avez-vous
remarqué ce fait encourageant à mon propos,
Marilla ? Je ne fais jamais deux fois la même
erreur. »
« Je ne sais pas si c'est réellement
encourageant, étant donné que tu en trouves
toujours de nouvelles. »
« Oh, mais c'est évident, Marilla ! Il y a
forcément une limite au nombre d'erreurs
qu'une personne peut faire, et quand j'en
arriverai au bout, alors ce sera terminé. C'est
une pensée très rassurante. »
« Allons, tu ferais mieux d'apporter ce gâteau
aux cochons, dit Marilla. Aucun humain ne
pourra le manger, pas même Jerry Buote. »
504
CHAPITRE XXII
Anne est invitée à prendre le thé
« Pourquoi donc as-tu les yeux aussi exorbités
? Alors ? demanda Marilla comme Anne venait
de rentrer d'une commission au bureau de
poste. As-tu rencontré une autre de ces âmes
qui te ressemblent tant ? » Il émanait d'Anne
une fébrilité qui lui collait à la peau comme un
vêtement. L'excitation brillait dans ses yeux et
se lisait sur tous les traits de son visage. Elle
avait remonté l'allée d'un pas sautillant, comme
un lutin porté par le vent, dans la douce lumière
du soleil et les ombres paresseuses de cette
chaude soirée du mois d'août.
« Non, Marilla. Mais, oh, devinez ! Je suis
invitée à prendre le thé au presbytère demain
505
après-midi ! Mme Allan a laissé un mot pour
moi au bureau de poste. Regardez-le, Marilla.
"Mlle Anne Shirley, aux Pignons Verts". C'est la
première fois que l'on m'appelle "Mlle". J'en ai
un tel frisson ! Je chérirai cette note toute ma
vie, elle fera partie de mes trésors les plus
précieux. »
« Mme Allan m'a dit qu'elle comptait inviter
tous les membres de sa classe du dimanche
pour le thé, les uns après les autres, dit Marilla,
posant sur cet évènement merveilleux un regard
très froid. Pas besoin de te mettre dans tous tes
états. Apprends à calmer tes élans, mon enfant.
»
Mais pour Anne, calmer ses élans aurait été
aller à l'encontre de sa nature. C'était une
fillette passionnée et elle vivait les plaisirs et les
peines de l'existence avec une intensité
506
exacerbée. Marilla le sentait et en était
préoccupée, sachant que les hauts et les bas de
la vie seraient sans doute plus durs à supporter
pour cette âme impulsive. Ce qu'elle ne
comprenait pas, en revanche, c'était que sa
capacité à s'émerveiller était infinie et saurait
largement compenser ses désillusions. Par
conséquent, Marilla considérait qu'il était de
son devoir d'inculquer à Anne un caractère
tranquille et aussi uniforme que possible,
mission pourtant aussi irréalisable que chercher
à apprivoiser les rayons du soleil dansant à la
surface des ruisseaux. Elle ne progressait
guère, comme elle se l'admit à regret. La faillite
de ses espoirs et de ses projets plongeait
immanquablement Anne dans des abîmes de
tristesse, mais lorsqu'ils aboutissaient, elle en
était exaltée au point d'atteindre des sommets
étourdissants de délice. Marilla avait presque
commencé à désespérer de parvenir un jour à
507
faire de cette orpheline rejetée de tous une
petite fille modèle, aux manières raffinées et au
comportement impeccable. Pourtant, elle
n'aurait jamais admis qu'en réalité, elle préférait
de loin la personnalité naturelle d'Anne.
Anne alla se coucher ce soir-là, muette de
chagrin, car Matthew avait dit que le vent
tournait au nord-est et qu'il craignait que le
lendemain ne fût particulièrement pluvieux. Le
frissonnement des feuilles de peuplier
l'inquiétait, il ressemblait beaucoup au
crépitement des gouttes de pluie. Dans le
lointain, le rugissement des vagues, qu'elle
aurait écouté avec ravissement en d'autres
circonstances tant elle aimait son rythme
étrange, sonore et ensorcelant, lui paraissait en
cet instant prédire une tempête. Pour la fillette,
qui désirait ardemment une journée ensoleillée,
c'était un véritable désastre. Anne croyait bien
508
que le matin n'arriverait jamais.
Mais toutes les choses ayant une fin, c'était
aussi le cas des nuits précédant le jour où vous
étiez invitée à prendre le thé au presbytère. Le
ciel était dégagé, en dépit des prédictions de
Matthew, et Anne ressentit une allégresse sans
pareille. « Oh, Marilla, il y a quelque chose
dans cette journée qui me fait aimer tous les
gens que je croise, s'exclama-t-elle tout en
lavant les assiettes du petit déjeuner. Vous
n'imaginez pas comme cela fait du bien ! Ne
serait-ce pas merveilleux si cela pouvait durer ?
Je crois bien que je pourrais être une enfant
modèle si j'étais invitée tous les jours à prendre
le thé. Mais, oh, Marilla, c'est aussi un moment
très solennel. Je suis si anxieuse. Et si je ne
parvenais pas à bien me comporter ? Vous
savez que c'est la première fois que je vais
prendre le thé dans un presbytère, et je ne suis
509
pas sûre de bien connaître toutes les règles de
l'étiquette, même si j'étudie celles qui figurent
dans la section « Bonnes manières » de la
Gazette des familles depuis que je suis ici. Je
crains de faire quelque chose de stupide ou
d'oublier de faire quelque chose que je devrais.
Est-il malpoli de se resservir lorsqu'on aime un
plat, si on en a très envie ? »
« Le souci avec toi, Anne, c'est que tu penses
trop à toi. Il te suffit de penser à Mme Allan et
à ce qui serait gentil et agréable pour elle », dit
Marilla en donnant pour la première fois un
conseil adapté et concis. Anne prit aussitôt
conscience qu'elle disait vrai.
« Vous avez raison, Marilla. J'essaierai de ne
pas du tout penser à moi. »
De toute évidence, Anne ne semblait pas avoir
510
fait d'entorse aux bonnes manières au cours de
sa visite, car elle revint à la maison béate.
C'était le crépuscule et de longues traînées de
nuages safran et rosés magnifiaient le vaste ciel.
Elle s'empressa de tout raconter à Marilla,
assise sur la grande dalle de grès rouge devant
la porte de la cuisine, sa tête bouclée au visage
fatigué posée sur les genoux de Marilla, contre
le tissu à carreaux de sa robe.
Un vent frais, descendu des crêtes plantées de
sapins des collines de l'ouest, balayait les
champs prêts pour la moisson et se prenait en
sifflant dans la cime des peupliers. Une étoile
claire brillait au-dessus du verger et les lucioles
voletaient dans l'Allée des Amoureux, dansant
entre les fougères et les branches frémissantes.
Anne ne les quittait pas des yeux tout en
parlant. Elle sentait que le vent, les étoiles et les
lucioles étaient liés les uns aux autres pour
511
former une scène enchanteresse et d'une
douceur indicible.
« Oh, Marilla, j'ai passé le plus fascinant des
moments. Je me dis que je n'aurai pas vécu
pour rien, et c'est ce que je me répéterai,
même si je ne dois plus jamais être invitée à
prendre le thé au presbytère. Quand je suis
arrivée, Mme Allan m'a accueillie à la porte.
Elle portait la plus délicieuse des robes, en
organdi rose pâle, ornée de volants et aux
manches bouffantes jusqu'au coude. Elle
ressemblait à un ange. Je pense que j'aimerais
vraiment être la femme d'un pasteur quand je
serai grande, Marilla. Un pasteur ne se
souciera peut-être pas de mes cheveux roux,
car il ne sera pas préoccupé par des questions
si bassement matérielles. Mais, bien sûr, il me
faudrait être naturellement bonne, et ce ne sera
jamais le cas, alors j'imagine qu'il ne sert à rien
512
de rêver à de telles choses. Certaines
personnes sont naturellement bonnes, vous
savez, et d'autres ne le sont pas. Je fais partie
de ces dernières. Mme Lynde dit que je suis
imprégnée par le péché originel. Et quelle que
soit l'énergie que je mettrai à essayer d'être
bonne, je ne réussirai jamais autant que ceux
qui sont naturellement bons. C'est un travail de
longue haleine, comme la géométrie, je
suppose. Mais ne pensez-vous pas que si l'on
essaie de toutes ses forces, il y a
nécessairement des résultats ? Mme Allan fait
partie de ces gens naturellement bons. Je l'aime
avec passion. Vous savez qu'il existe des
personnes, comme Matthew et Mme Allan,
que vous pouvez aimer instantanément avec
une facilité déconcertante. Et il y en a d'autres,
comme Mme Lynde, que l'on parvient à aimer
au prix de grands efforts. Vous savez que vous
devez les aimer, parce qu'ils sont très cultivés et
513
actifs pour la paroisse, mais il vous faut sans
cesse vous en convaincre, sous peine d'oublier.
Il y avait une autre fillette au presbytère pour le
thé, elle est de l'école du dimanche de la Grève
Blanche. Elle s'appelait Lauretta Bradley et
c'était une petite fille très gentille. Pas vraiment
un esprit semblable au mien, vous voyez, mais
quand même très gentille. Nous avons eu un
charmant dîner et je pense m'être bien tenue en
respectant les règles de l'étiquette. Après le
thé, Mme Allan a joué de la musique et a
chanté, puis elle nous a fait chanter, Lauretta et
moi. Mme Allan dit que j'ai une jolie voix et elle
pense que je devrais chanter à la chorale de
l'école du dimanche. Vous n'imaginez pas
comme cette idée m'a enthousiasmée. J'ai
toujours rêvé de chanter à la chorale de l'école
du dimanche, comme Diana, mais je craignais
qu'il s'agisse d'un honneur inatteignable.
Lauretta a dû rentrer tôt chez elle, parce qu'il y
514
avait un grand gala à l'Hôtel de la Grève
Blanche ce soir-là et que sa sœur allait y
présenter une récitation. Lauretta dit que les
Américains de l'hôtel organisent un gala toutes
les deux semaines au profit de l'hôpital de
Charlotteville, et ils demandent à de
nombreuses personnes de la Grève Blanche de
participer aux récitations. Lauretta dit qu'elle
espère qu'on le lui propose bientôt. Je l'ai
regardée avec admiration. Une fois qu'elle est
partie, Mme Allan et moi avons eu une
conversation à cœur ouvert. Je lui ai tout
raconté − à propos de Mme Thomas, des
jumeaux, de Katie Maurice et Violetta, de mon
arrivée aux Pignons Verts et de mes difficultés
en géométrie. Et le croirez-vous, Marilla ?
Mme Allan m'a avoué qu'elle aussi était très
mauvaise en géométrie. Vous ne pouvez pas
savoir à quel point cela m'a encouragée. Mme
Lynde est passée au presbytère juste avant
515
mon départ, et vous savez quoi, Marilla ? Le
conseil a embauché un nouvel instituteur, et
c'est une dame. Elle s'appelle Mlle Muriel
Stacy. N'est-ce pas un nom romantique ? Mme
Lynde dit que c'est la première fois qu'ils ont
une dame à l'école d'Avonlea. Elle trouve que
cette nouveauté est dangereuse. Mais moi, je
pense que ce sera formidable d'avoir une
maîtresse, et je me demande bien comment je
vais pouvoir attendre les deux semaines qu'il
nous reste avant la rentrée des classes. J'ai
tellement hâte de la voir. »
516
CHAPITRE XXIII
L'honneur d'Anne est blessé
En réalité, Anne dut patienter pendant plus de
deux semaines. Près d'un mois après l'incident
du gâteau à la lotion, l'heure était venue pour
elle de s'attirer de nouveaux ennuis. En effet,
les petites erreurs, comme vider distraitement
un pot de lait écrémé dans un panier de pelotes
dans le garde-manger au lieu de le verser dans
le seau des cochons, ou passer tout droit du
pont de rondins au ruisseau pour cause de
profonde rêverie, ne comptaient pas vraiment.
Une semaine après le thé au presbytère, Diana
Barry organisa une fête.
« En petit comité, promit Anne à Marilla. Juste
517
les filles de notre classe. »
Elles passèrent un très bon moment et rien ne
se produisit jusqu'au moment où, le thé terminé,
elles se retrouvèrent dans le jardin des Barry,
un peu lasses de tous leurs jeux et prêtes à les
agrémenter de sensations fortes. Ces dernières
prirent la forme de défis.
Les défis étaient le divertissement alors à la
mode chez les enfants d'Avonlea. Ils avaient
commencé du côté des garçons, mais n'avaient
pas tardé à se propager aux filles. Toutes les
bêtises qui eurent lieu cet été-là à Avonlea à
cause des défis relevés par les enfants auraient
aisément pu remplir toutes les pages d'un livre.
La première à lancer un défi fut Carrie Sloane,
qui proposa à Ruby Gillis d'escalader le vieux
saule devant la porte d'entrée ; et Ruby Gillis,
518
surmontant sa peur des grosses chenilles vertes
dont le gros arbre était infesté et de la réaction
de sa mère si d'aventure elle déchirait sa
nouvelle robe de mousseline, s'exécuta
docilement, laissant Carrie Sloane dépitée. Puis
ce fut au tour de Josie Pye de lancer à Jane
Andrews le défi de faire le tour du jardin à
cloche-pied sur la jambe gauche, sans jamais
s'arrêter ni poser le pied droit au sol. Jane
Andrews s'y essaya courageusement, mais elle
abandonna au troisième coin et dut s'avouer
vaincue.
Josie laissant éclater son triomphe avec une
impertinence immodérée, Anne Shirley la mit
au défi de marcher sur la clôture de bois qui
délimitait le jardin à l'est. Précisons que
marcher sur une clôture d'enceinte demande
bien plus de dextérité et d'équilibre qu'il n'y
paraît au premier abord. Mais Josie Pye, si elle
519
ne possédait pas certaines des qualités
nécessaires pour être populaire, pouvait au
moins se targuer d'être naturellement douée
pour marcher sur les clôtures, habileté qu'elle
entretenait avec soin. Josie marcha donc sur la
clôture des Barry avec un air détaché qui
semblait vouloir dire qu'une telle broutille ne
méritait pas d'être appelée « défi ». Malgré
elles, les filles applaudirent son exploit, car la
plupart d'entre elles avaient déjà expérimenté
les difficultés qu'il y avait à marcher sur une
clôture. Josie descendit de son perchoir,
victorieuse et les joues rouges de fierté, et
lança à Anne un regard effronté.
Anne rejeta ses tresses rousses en arrière.
« Je ne trouve pas cela extraordinaire de
marcher quelques mètres sur une clôture aussi
basse et large que celle-ci, lâcha-t-elle. J'ai
520
connu une fille à Marysville qui pouvait marcher
sur l'arête d'un toit. »
« Je ne te crois pas, dit Josie sans ciller. C'est
impossible de marcher sur l'arête d'un toit. Toi,
par exemple, tu en serais incapable. »
« C'est ce que tu crois ? » s'écria Anne sans
réfléchir.
« Alors je te mets au défi de le faire, lança
Josie d'un ton provocant. Je te mets au défi
d'escalader là-haut et de marcher sur le toit de
la cuisine de M. Barry. »
Anne devint livide, mais elle savait qu'il ne lui
restait plus qu'une seule chose à faire. Elle se
dirigea vers la maison, où une échelle était
appuyée contre le toit de la cuisine. Toutes les
filles de cinquième année poussèrent un « oh »
de surprise, où l'excitation se mêlait à la
521
consternation.
« Ne le fais pas, Anne, supplia Diana. Tu vas
tomber et te tuer. Oublie Josie Pye. Ce n'est
pas du jeu de défier quelqu'un à faire quelque
chose d'aussi dangereux. »
« Je dois le faire. Mon honneur est en jeu, dit
Anne d'un ton solennel. Je marcherai sur ce
toit, Diana, même si je dois en mourir. Si je me
tue, c'est à toi que revient ma bague de perles.
»
Anne grimpa à l'échelle dans un silence
médusé, atteignit le faîte du toit, se dressa en
équilibre sur cet appui hasardeux et commença
à marcher, prise de vertige, consciente qu'elle
se trouvait en position délicate au-dessus du
reste du monde et que, quand il s'agissait de
marcher sur les toits, l'imagination ne lui était
522
d'aucun secours. Néanmoins, elle parvint à
effectuer plusieurs pas avant que la catastrophe
ne se produisît. C'est alors qu'elle bascula,
perdit son équilibre, trébucha et tomba. Elle
glissa le long du toit chauffé par le soleil et alla
s'écraser dans l'entrelacs de vigne vierge qui
grimpait en contrebas, avant même que le
cercle de spectatrices affolé n'eût le temps de
pousser en chœur un cri terrifié.
Si Anne était tombée du toit du côté par lequel
elle était montée, Diana aurait sans doute hérité
sur-le-champ de sa bague de perles. Par
chance, elle bascula de l'autre côté, à l'endroit
où le toit s'avançait sur le porche, si près du sol
qu'une chute à partir de ce bord s'avérait bien
moins dangereuse. Pourtant, lorsque Diana et
les autres filles se furent empressées de
contourner la maison − toutes sauf Ruby Gillis,
qui resta campée là, comme enracinée dans le
523
sol, en proie à une crise d'hystérie − elles
découvrirent Anne gisant, blême et inanimée,
parmi les débris de vigne vierge.
« Anne, es-tu morte ? hurla Diana en tombant à
genoux près de son amie. Oh, Anne, ma très
chère Anne, dis-moi quelque chose, dis-moi
que tu ne t'es pas tuée. »
À l'immense soulagement des filles − et surtout
de Josie Pye qui, malgré son manque
d'imagination, avait été saisie par d'atroces
visions en se figurant à jamais désignée comme
la fille qui avait causé la mort précoce et
tragique d'Anne Shirley − Anne se redressa
maladroitement et hasarda d'une voix faible :
« Non, Diana, je ne me suis pas tuée, mais je
crois que je vais perdre connaissance. »
« Comment ? sanglota Carrie Sloane. Oh,
524
comment cela, Anne ? » Avant qu'Anne eût pu
répondre, Mme Barry fit irruption sur les lieux.
En l'apercevant, Anne essaya de se mettre
debout, mais retomba en arrière en poussant un
petit cri de douleur.
« Que se passe-t-il ? Où es-tu blessée ? »
demanda Mme Barry.
« Ma cheville, souffla Anne. Oh, Diana, je t'en
prie, va chercher ton père et demande-lui de
me ramener chez moi. Je sais que je ne pourrai
pas rentrer à pied. Et je suis sûre que je serai
incapable de sauter à cloche-pied jusque-là,
puisque Jane n'a même pas pu faire le tour du
jardin ainsi. »
Marilla était dehors, dans le verger, en train de
remplir tout un pot de pommes d'été,
lorsqu'elle aperçut M. Barry qui traversait le
525
pont de rondins et s'engageait dans la côte
menant à sa maison, suivie de Mme Barry et de
toute une procession de fillettes. Dans ses bras,
il portait Anne, dont la tête reposait mollement
sur son épaule.
En cet instant, Marilla eut une révélation. Le
violent sentiment de peur qui la transperça alors
lui fit prendre conscience de ce qu'Anne
représentait pour elle. Elle aurait volontiers
admis qu'elle appréciait Anne − mieux, qu'elle
était très attachée à elle − mais à présent,
comme elle dévalait la pente à toutes jambes,
elle comprenait qu'Anne était plus précieuse à
ses yeux que tous les trésors du monde.
« M. Barry, que lui est-il arrivé ? » dit-elle dans
un souffle, livide et plus ébranlée qu'elle ne
l'avait été depuis de nombreuses années, elle
qui avait coutume d'être si raisonnable et tout
526
en retenue.
Ce fut Anne qui répondit en relevant la tête.
« Ne soyez pas trop effrayée, Marilla. Je
marchais sur l'arête du toit et je suis tombée. Je
pense que je me suis foulé la cheville. Mais,
Marilla, j'aurais pu me rompre le cou. Il faut
voir le bon côté des choses. »
« J'aurais dû me douter que tu ferais une bêtise
quand je t'ai laissé partir à cette fête, dit
Marilla, sans ménagement, malgré son intense
soulagement. Emmenez-la à l'intérieur, M.
Barry, et allongez-la sur le sofa. Seigneur, elle
vient juste de s'évanouir ! »
En effet, submergée de douleur, Anne venait de
voir l'un de ses vœux se réaliser. Elle s'était
enfin évanouie.
527
Matthew, que l'on était allé chercher en hâte
dans le champ où il moissonnait, fut aussitôt
envoyé chercher le médecin. Ils ne tardèrent
pas à revenir et le diagnostic fut plus sérieux
qu'ils ne s'y étaient attendus. La cheville d'Anne
était cassée.
Cette nuit-là, Marilla monta au pignon est, où
l'accueillit une fillette livide qui, allongée au fond
de son lit, lui dit d'une voix plaintive :
« N'as-tu pas pitié de moi, Marilla ? »
« C'était entièrement ta faute », répondit
Marilla, baissant le store et allumant une lampe.
« C'est justement la raison pour laquelle il faut
avoir pitié de moi, dit Anne, parce que l'idée
que je sois la seule fautive ne fait que rendre la
situation plus douloureuse encore. Si je pouvais
en vouloir à quelqu'un, je me sentirais
528
beaucoup mieux. Mais qu'auriez-vous fait,
Marilla, si l'on vous avait mise au défi de
marcher sur l'arête d'un toit ? »
« Je serais restée sur la terre ferme et je les
aurais laissé se défier toutes seules. Quelle
absurdité ! » fit Marilla.
Anne soupira.
« Mais vous avez une telle force de caractère,
Marilla. J'ai pensé que je ne pourrais pas
supporter l'insolence de Josie Pye. Elle n'aurait
jamais cessé de se moquer de moi. Et je crois
que j'ai déjà été suffisamment punie pour que
vous ne vous fâchiez pas contre moi, Marilla.
S'évanouir n'est pas agréable du tout, en fin de
compte. Et le médecin m'a fait terriblement mal
quand il a remis ma cheville en place. Je ne
pourrai pas sortir avant six ou sept semaines, et
529
je raterai l'arrivée de la nouvelle institutrice. Elle
ne sera plus nouvelle quand je serai enfin
capable de retourner à l'école. Et Gil− tout le
monde sera meilleur que moi en classe. Oh, je
suis une mortelle bien malheureuse. Mais
j'essaierai de supporter cette épreuve avec
courage, pourvu que vous ne soyez pas fâchée
contre moi, Marilla. »
« Allons, allons, je ne suis pas fâchée, dit
Marilla. Tu es bien malchanceuse, cela ne fait
aucun doute ; mais comme tu le dis, ta blessure
est déjà une sévère punition. Et maintenant,
essaie de manger un peu. »
« N'est-ce pas une chance que j'aie une
imagination si abondante ? dit Anne. Elle
m'aidera à attendre patiemment, j'en suis sûre.
Que font les gens dénués d'imagination quand
ils se cassent un os, Marilla ? »
530
Anne eut bien souvent l'occasion de remercier
son imagination au cours des sept semaines
monotones qui suivirent. Mais elle put, en
outre, compter sur la compagnie de ses
nombreux visiteurs. Il ne se passait pas une
journée sans qu'une ou plusieurs fillettes de
l'école ne passent lui apporter des fleurs et des
livres, et lui raconter tout ce qui se passait dans
le monde des enfants d'Avonlea.
« Tout le monde est si gentil et prévenant,
Marilla, fit Anne en soupirant de bonheur, le
jour où elle put, pour la première fois, traverser
sa chambre en clopinant. Ce n'est pas très
agréable d'être alité ; mais cela a des bons
côtés, Marilla. On se rend compte que l'on a
de nombreux amis. Même le superintendant
Bell est venu me voir. C'est vraiment un homme
très bien. Pas un esprit semblable au mien, cela
va de soi, mais je l'aime bien et suis vraiment
531
désolée d'avoir osé critiquer ses prières.
Maintenant, je crois qu'il les pense sincèrement,
mais qu'il a pris l'habitude de les réciter sans y
mettre de ferveur. Il pourrait aisément
surpasser cela s'il y mettait du sien. J'ai essayé
d'y faire allusion. Je lui ai dit que j'avais
beaucoup de mal à rendre mes prières
intéressantes. Il m'a raconté la fois où il s'était
cassé la cheville quand il était enfant. C'est
curieux de penser que le superintendant Bell
était un enfant, autrefois. Même mon
imagination a ses limites, car c'est là quelque
chose que je ne parviens pas à imaginer.
Quand j'essaie de le voir en petit garçon, il a
toujours des moustaches grises et des lunettes,
comme à l'école du dimanche, si ce n'est qu'il
est plus petit. Alors qu'il est si simple d'imaginer
Mme Allan en petite fille. Mme Allan est venue
me voir quatorze fois. N'ai-je pas là de quoi
être fière, Marilla ? Alors que l'épouse d'un
532
pasteur a tant de choses à faire ! C'est une
personne si agréable à recevoir. Elle ne vous dit
jamais que les choses sont de votre faute, ni
qu'elle espère que vous en tirerez des leçons
pour devenir meilleure. Mme Lynde me le disait
tout le temps, en revanche, quand elle me
rendait visite ; et elle le disait d'une telle façon
qu'elle semblait espérer que je devienne
meilleure sans pour autant croire que cela soit
possible. Même Josie Pye est venue me voir.
Je l'ai reçue aussi poliment que possible, parce
que je pense qu'elle regrettait vraiment de
m'avoir mise au défi de marcher sur le toit. Si
j'étais morte, elle aurait porté le lourd fardeau
de la culpabilité toute sa vie. Diana s'est
montrée une amie très fidèle. Elle est venue me
voir tous les jours sur mon lit de solitude pour
me remonter le moral. Mais, oh, je serai si
heureuse de pouvoir retourner à l'école, car j'ai
entendu tant de choses passionnantes au sujet
533
de la maîtresse. Les filles trouvent toutes qu'elle
est absolument délicieuse. Diana dit qu'elle a
les boucles blondes les plus charmantes et un
regard fascinant. Elle s'habille élégamment et
elle a les manches les plus bouffantes
d’Avonlea. Une semaine sur deux, le vendredi
après-midi, ils ont récitation, et tout le monde
doit lire un passage ou participer à un dialogue.
Oh, c'est fabuleux rien que d'y penser. Josie
Pye dit qu'elle déteste cela, mais c'est juste
parce qu'elle manque d'imagination. Diana,
Ruby Gillis et Jane Andrews préparent un
dialogue intitulé « Une visite matinale » pour
vendredi prochain. Et le vendredi après-midi
où ils n'ont pas récitation, Mlle Stacy les
emmène tous dans les bois pour une classe «
verte », et ils apprennent à reconnaître les
plantes, les fleurs et les oiseaux. Ils font aussi
des exercices de culture physique tous les
matins et tous les soirs. Mme Lynde dit qu'elle
534
n'a jamais entendu parler de telles activités et
que c'est à cause du fait que la maîtresse est
une femme. Moi, je trouve que c'est formidable
et je crois bien que Mlle Stacy sera l'une de
ces âmes chères à mon cœur. »
« Il y a une chose que l'on ne peut pas nier,
Anne, dit Marilla, c'est que ta chute du toit des
Barry a laissé ta langue tout à fait intacte. »
535
CHAPITRE XXIV
Mlle Stacy et ses élèves organisent
un gala
Le mois d'octobre était revenu lorsqu'Anne fut
enfin prête à retourner à l'école. C'était l'un de
ces glorieux mois d'octobre rouges et or où, au
petit matin, l'esprit de l'automne pare les vallées
d'une chape de brume délicate qui absorbe les
rayons du soleil en un chapelet d'améthystes et
de perles argentées, roses et bleu cendré. La
rosée était si abondante que les champs
scintillaient, recouverts de fils d'argent, et les
nappes de feuilles étaient si épaisses dans les
vallons boisés qu'elles craquaient sous les pas
lorsqu'on les foulait en courant. Le Chemin des
Bouleaux formait une voûte jaune et les
fougères qui le bordaient avaient commencé à
536
flétrir en des teintes brunes ambrées. Quelque
chose dans le fond de l'air inspirait le cœur des
petites filles qui sautillaient sur le chemin de
l'école, laissant les escargots progresser
péniblement derrière elles. En effet, elle se
réjouissait de retrouver sa place derrière le
petit bureau en bois, à côté de Diana, tandis
que de l'autre côté de l'allée, Ruby Gillis lui
faisait un signe de tête, que Carrie Sloane lui
envoyait un petit mot et que Julia Bell lui faisait
passer un peu de chewing-gum depuis la
rangée du fond. Anne poussa un profond
soupir de bonheur tout en taillant son crayon et
en disposant ses images sur son bureau.
Décidément, la vie était passionnante.
La nouvelle institutrice se révéla une nouvelle
amie honnête et dévouée. Mlle Stacy était une
jeune femme rayonnante et compréhensive, qui
avait le don de gagner et de conserver
537
l'affection de ses élèves en les poussant à
donner le meilleur, tant sur le plan intellectuel
que moral. Anne s'épanouissait comme une
fleur sous sa saine influence et rentrait le soir
auprès d'un Matthew admiratif et d'une Marilla
critique, qu'elle abreuvait d'histoires à propos
de ses devoirs et de ses objectifs.
« J'aime Mlle Stacy de tout mon cœur, Marilla.
Elle est si raffinée et sa voix est si douce.
Quand elle prononce mon nom, je sens
aussitôt qu'elle l'orthographie avec un e. Nous
avons fait des récitations cet après-midi.
J'aurais aimé que vous soyez là pour
m'entendre réciter Marie, Reine d'Écosse. J'y
ai mis toute mon âme. Ruby Gillis m'a dit sur le
chemin du retour que la façon dont j'ai dit le
vers "À présent pour le bras de mon père,
l'adieu de mon cœur de femme" lui a donné la
chair de poule. »
538
« Eh bien, tu pourrais me le réciter un de ces
jours, dans la grange », suggéra Matthew.
« Bien sûr, avec plaisir, répondit Anne,
songeuse. Mais je ne serai pas capable de bien
le réciter, je le sais. Ce ne sera pas aussi
palpitant que lorsqu'on a toute une classe
devant soi, suspendue à ses lèvres. Je sais que
je ne parviendrai pas à vous donner la chair de
poule. »
« Mme Lynde dit que ce qui lui a donné la chair
de poule, à elle, c'est de voir les garçons
escalader jusqu'à la cime de ces grands arbres
sur la colline de M. Bell, pour aller récupérer
des nids de corbeaux, vendredi dernier, dit
Marilla. Je m'étonne que Mlle Stacy encourage
ces agissements. »
« Mais il nous fallait un nid de corbeau pour
539
notre classe d'histoire naturelle, expliqua Anne.
C'était notre classe verte de l'après-midi. Les
classes vertes sont formidables, Marilla. Et
Mlle Stacy nous explique tout à la perfection.
Nous devons rédiger des compositions à
propos de nos après-midi de classe verte, et
c'est moi qui ai écrit les meilleures. »
« C'est très orgueilleux de ta part. Tu ferais
mieux de laisser ta maîtresse en décider. »
« Mais c'est elle qui l'a dit, Marilla. Et je n'en
tire aucun orgueil. Comment le pourrais-je,
alors que je suis si mauvaise en géométrie −
bien que je commence peu à peu à y voir plus
clair ? Mlle Stacy m'aide à mieux comprendre.
Pourtant, je ne serai jamais très douée et je
vous assure que c'est là une idée qui me permet
de rester humble. Mais j'aime tellement les
compositions. Généralement, Mlle Stacy nous
540
laisse choisir nos propres sujets ; mais pour la
semaine prochaine, nous devons écrire une
composition sur une personne remarquable.
C'est difficile de choisir parmi toutes les
personnes remarquables qui ont existé. Ce doit
être merveilleux d'être quelqu'un de
remarquable, et que l'on écrive des
compositions à votre sujet après votre mort.
Oh, j'aimerais tellement être remarquable. Je
pense que, quand je serai plus grande,
j'étudierai pour être infirmière et je partirai avec
la Croix Rouge sur des champs de bataille pour
y porter des messages de compassion. À
moins que je ne parte à l'étranger pour être
missionnaire. Ce doit être très romantique, mais
il faut être quelqu'un de bien pour devenir
missionnaire, et c'est justement un aspect sur
lequel je pèche. Nous avons aussi des
exercices de culture physique tous les jours. Ils
servent à nous rendre gracieux et à favoriser la
541
digestion. »
« À favoriser des inepties, oui ! » fit Marilla, qui
pensait sincèrement que cela n'avait aucun
sens.
Mais toutes les après-midi vertes, les
récitations du vendredi et les contorsions de
culture physique faisaient pâle figure à côté du
projet que Mlle Stacy leur annonça en
novembre. Elle avait prévu que les élèves de
l'école d'Avonlea donneraient un gala qui se
tiendrait dans la grande salle le soir de Noël
pour une noble cause, le financement d'un
drapeau pour l'école. Tous les élèves sans
exception accueillirent avec joie ce projet et les
préparations commencèrent en vue d'établir un
programme. Parmi tous les acteurs choisis pour
le spectacle, aucun n'était plus enthousiaste
qu'Anne Shirley, qui se jeta corps et âme dans
542
les préparatifs, en dépit de la désapprobation
de Marilla à l'égard de ce projet, trouvant que
c'était là pure folie.
« Cela ne fait que vous remplir la tête d'idées
insensées et empiète sur le temps que vous
devriez consacrer à vos devoirs, grommelaitelle. Je n'aime pas que les enfants participent à
des galas qui les font courir partout pour
répéter. Ils en deviennent superficiels, effrontés
et flâneurs. »
« Mais le but de ce gala est louable, plaida
Anne. Un drapeau favorisera notre patriotisme,
Marilla. »
« Balivernes ! Vous n'avez que faire du
patriotisme. Tout ce que vous voulez, c'est
prendre du bon temps. »
« Eh bien, si l'on peut combiner patriotisme et
543
amusement, n'est-ce pas encore mieux ? Bien
sûr, c'est formidable de préparer un gala. Nous
aurons six chorales et Diana va même chanter
en solo. Je participe à deux dialogues :
"L'association pour la suppression des
commérages" et "La reine des fées". Les
garçons auront eux aussi leur dialogue. Et je
vais présenter deux récitations, Marilla. J'en
tremble en y pensant, mais c'est un
tremblement plutôt agréable. Et nous
terminerons par un tableau, "Foi, espoir et
charité". Il sera présenté par Diana, Ruby et
moi. Nous serons drapées de blanc et nos
cheveux seront lâchés. Je jouerai le rôle de
l'espoir, les mains jointes − comme ceci − et les
yeux au ciel. Je vais répéter mes récitations
dans la mansarde. N'ayez pas peur si vous
m'entendez gémir. Je dois pousser des
gémissements déchirants à un moment et il est
très difficile d'obtenir un bon gémissement
544
suffisamment artistique, Marilla. Josie Pye est
fâchée, parce qu'elle n'a pas eu le rôle qu'elle
souhaitait dans le dialogue. Elle voulait être la
reine des fées, ce qui aurait été ridicule, car at-on jamais entendu parler d'une fée aussi
grosse que Josie ? Les reines des fées doivent
être élancées. Jane Andrews sera la reine, et je
serai l'une de ses dames d'honneur. Josie dit
qu'une fée rousse est tout aussi ridicule qu'une
grosse fée, mais je me fiche bien de ce que
pense Josie. J'aurai un bouquet de roses
blanches dans les cheveux, et Ruby Gillis va me
prêter ses chaussons, car je n'en ai pas. Il est
nécessaire pour une fée d'avoir des chaussons,
vous savez. On n'imagine pas une fée portant
des bottes, n'est-ce pas ? Surtout avec les
bouts en cuivre ! Nous allons décorer la salle
avec des branches d'épicéa ornées de papier
de soie rose. Et nous défilerons deux par deux
une fois que le public sera installé, pendant
545
qu'Emma White jouera une marche sur son
orgue. Oh, Marilla, je sais que vous n'êtes
guère enthousiaste à cette perspective, mais
n'espérez-vous pas, au moins, que votre petite
Anne se distingue ce soir-là ? »
« Tout ce que j'espère, c'est que tu te
comporteras convenablement. Je serai
absolument ravie quand toute cette comédie
sera terminée et que tu pourras enfin te calmer.
On ne peut rien tirer de toi quand tu as la tête
farcie de dialogues, de gémissements et de
tableaux. Quant à ta langue, c'est un miracle
qu'elle ne soit pas complètement émoussée. »
Anne soupira et se dirigea vers la cour arrière,
où la nouvelle lune dardait ses rayons à travers
les branches nues des peupliers, depuis le ciel
vert pomme de l'ouest. Matthew était en train
de couper du bois. Anne se percha sur une
546
bûche et lui parla du gala, certaine qu'elle
pouvait au moins trouver là une oreille attentive
et compréhensive.
« Eh bien, je dois reconnaître que cela promet
d'être un très beau gala. Et j'espère que tu
seras parfaite dans ton rôle », dit-il en souriant,
baissant les yeux sur son petit visage plein de
vivacité et d'entrain. Anne lui rendit son sourire.
Tous deux étaient les meilleurs amis du monde,
et Matthew remerciait constamment sa bonne
étoile de ne pas être chargé de son éducation.
C'était la responsabilité exclusive de Marilla ; à
sa place, il aurait sans cesse été tiraillé par des
conflits internes entre l'affection qu'il éprouvait
pour elle et son devoir éducatif. Mais la
situation actuelle lui permettait de « gâter Anne
» à sa guise, pour reprendre l'expression de
Marilla. Après tout, ce n'était pas une si
mauvaise organisation. Parfois, dans ce monde,
547
un peu d'encouragement pouvait s'avérer aussi
bénéfique qu'une éducation méticuleuse.
548
CHAPITRE XXV
Matthew soutient les manches
bouffantes
Matthew passait un moment plutôt
désagréable. Par une soirée de décembre
froide et grise, il était entré dans la cuisine à la
tombée du jour et il s'était assis sur la réserve
de bois pour retirer ses lourdes bottes, sans se
rendre compte qu'Anne et toute une troupe
d'écolières étaient en train de répéter « La reine
des fées » dans le salon. C'est alors qu'elles
déboulèrent dans la cuisine, depuis le couloir,
riant et bavardant allègrement. Elles ne virent
pas Matthew qui, intimidé, se fit tout petit dans
son coin sombre derrière les bûches, une botte
à la main et un tire-botte dans l'autre. Il les
observa pendant un moment sans rien dire,
549
tandis qu'elles enfilaient leurs bonnets et leurs
vestes tout en parlant du dialogue et du gala.
Anne se tenait parmi elles, les yeux aussi vifs et
brillants que les leurs ; mais Matthew ne put
s'empêcher de prendre brutalement conscience
qu'il y avait chez elle quelque chose de différent
par rapport à ses petites camarades. Et ce qui
interpella Matthew fut que cette différence
l'impressionnait d'autant plus qu'elle n'avait
aucune raison d'être. Anne avait un visage plus
radieux, des yeux plus grands et plus vifs, ou
encore des traits plus délicats que les autres.
Bien qu'il fût timide et peu attentif aux choses,
Matthew avait appris à remarquer ces menus
détails. Pourtant, la différence qui le perturbait
n'était pas de cette nature. En quoi consistaitelle donc ?
Matthew fut hanté par cette question bien
après que les filles furent parties, bras dessus
550
bras dessous, dans l'allée verglacée, et bien
après qu'Anne fut retournée à ses livres
d'école. Il ne pouvait s'en ouvrir à Marilla, car il
savait déjà qu'elle se contenterait de renifler
avec mépris et de souligner que la seule
différence qu'elle avait remarquée entre Anne
et les autres filles était que ces dernières
savaient parfois garder le silence, quand Anne
en était incapable. Matthew se disait donc qu'il
serait inutile de lui en parler.
Il eut recours à sa pipe ce soir-là, pour mieux
étudier la question, au grand écœurement de
Marilla. Après avoir fumé et réfléchi pendant
deux longues heures, Matthew trouva la
solution à son problème. Anne n'était pas
habillée comme les autres filles !
Plus Matthew réfléchissait, plus il était
convaincu qu'Anne n'avait jamais porté les
551
mêmes vêtements que les autres − du moins,
pas depuis son arrivée aux Pignons Verts.
Marilla continuait à l'habiller de robes
ordinaires et sombres, toutes confectionnées
dans le même tissu immuable. Si Matthew
savait qu'il existait une mode féminine, ses
connaissances sur le sujet s'arrêtaient là, mais il
était certain que les manches d'Anne ne
ressemblaient pas du tout aux manches
qu'arboraient les autres fillettes. Il se remémora
le groupe de petites filles qu'il avait vues
rassemblées autour d'elle ce soir − toutes
pimpantes dans leurs corsages rouges, bleus,
roses et blancs − et il se demanda pourquoi
Marilla persistait à la vêtir si sobrement.
Bien sûr, ce devait être une bonne chose.
Marilla savait mieux que lui ce qui convenait à
une bonne éducation. Sans doute y avait-il
derrière cette rigueur quelque motivation sage
552
et insaisissable. Pourtant, il ne voyait pas le mal
qu'il y aurait à ce que l'enfant possédât une jolie
toilette − comme celles que Diana Barry portait
toujours. Matthew décida qu'il lui en offrirait
une ; on ne pourrait certainement pas lui
reprocher d'intervenir de manière injustifiée. Il
restait deux semaines avant Noël. Une belle
robe neuve serait un cadeau parfait. Matthew,
avec un soupir de satisfaction, posa sa pipe et
alla se coucher, tandis que Marilla ouvrait
toutes les portes pour aérer la maison.
Dès le lendemain soir, Matthew se rendit à
Carmody pour acheter la robe, déterminé à
s'acquitter de cette tâche une bonne fois pour
toutes. Il sentait bien que ce ne serait pas une
mince affaire. Il y avait certaines choses que
Matthew savait acheter, se révélant même un
habile négociateur ; mais il savait qu'en allant
acheter une robe de fillette, il serait à la merci
553
des commerçants.
Après avoir bien réfléchi, Matthew décida de
se rendre à la boutique de Samuel Lawson au
lieu de celle de William Blair. Certes, les
Cuthbert étaient toujours allés chez William
Blair, c'était une évidence, presque comme le
fait de fréquenter l'Église presbytérienne et de
voter conservateur, mais les deux filles de
William Blair s'occupaient souvent de conseiller
ses clients, et Matthew en avait une peur bleue.
Il pouvait faire l'effort de négocier avec elles
quand il savait précisément ce qu'il voulait et
qu'il était en mesure de le leur désigner, mais
pour un tel sujet, qui nécessitait explications et
questionnements, Matthew sentait qu'il préférait
la présence d'un homme derrière le comptoir.
Ainsi, il se rendrait chez Lawson, où
l'accueilleraient Samuel ou son fils.
554
Hélas ! Matthew ignorait que Samuel, qui avait
récemment développé son commerce, avait
également embauché une dame pour servir les
clients. C'était la nièce de son épouse, une
jeune femme très dynamique, avec une coiffure
Pompadour surélevée, de grands yeux marron
très expressifs et un immense sourire
ensorcelant. Elle était vêtue de manière
extrêmement élégante et portait plusieurs
bracelets qui étincelaient, s'entrechoquaient et
cliquetaient à chacun de ses mouvements de
mains. Matthew fut saisi d'un grand trouble en
la découvrant ; et ses bracelets fauchèrent tout
net l'assurance qu'il affectait.
« Que puis-je faire pour vous servir, ce soir, M.
Cuthbert ? » demanda Mlle Lucilla Harris, d'un
ton vif et enjoué, tout en posant ses deux mains
à plat sur le comptoir.
555
« Avez-vous des − des − des, eh bien, des
râteaux pour le jardin ? » bafouilla Matthew.
Naturellement, Mlle Harris parut surprise
d'entendre un homme lui demander des râteaux
en plein mois de décembre.
« Je pense qu'il doit nous en rester un ou deux,
dit-elle, mais ils sont à l'étage, dans la réserve.
Je vais aller voir. » Pendant son absence,
Matthew essaya de retrouver sa contenance
pour faire une deuxième tentative.
Lorsque Mlle Harris revint avec le râteau et lui
demanda joyeusement : « Autre chose, ce soir,
M. Cuthbert ? » Matthew prit son courage à
deux mains et répondit : « Eh bien, puisque
vous le suggérez, je vais aussi prendre − c'està-dire − regarder − acheter quelques −
quelques semences. »
556
Mlle Harris avait déjà entendu dire que
Matthew Cuthbert était étrange. À présent, elle
pouvait en conclure qu'il était complètement
fou.
« Nous n'avons de semences qu'au printemps,
lui expliqua-t-elle d'une voix douce. Pour le
moment, nous n'en vendons pas. »
« Oh, bien sûr − bien sûr − comme vous le
dites », bredouilla un Matthew atterré, tout en
s'emparant du râteau avant de se diriger vers la
porte. Sur le seuil, il se souvint qu'il devait
payer et revint sur ses pas, au comble du
désespoir. Tandis que Mlle Harris comptait sa
monnaie, il rassembla tout son courage pour
faire une ultime tentative.
« Eh bien − si ce n'est pas trop vous demander
− je vais aussi − eh bien − j'aimerais voir si
557
vous avez du sucre. »
« Blanc ou brun ? » demanda patiemment Mlle
Harris.
« Oh − eh bien − brun », répondit Matthew
d'une voix faible.
« Il y en a un baril ici, dit Mlle Harris en
secouant ses bracelets dans la direction qu'elle
indiquait. C'est la seule sorte que nous ayons. »
« Je − je vais vous en prendre neuf kilos », dit
Matthew, des gouttes de sueur commençant à
perler sur son front.
Matthew avait fait la moitié du chemin du
retour lorsqu'il recouvra ses esprits.
L'expérience avait été horrible, mais lui avait
servi de leçon, songea-t-il, car il était entré
dans une boutique inhabituelle. Lorsqu'il arriva
558
chez lui, il cacha le râteau dans la cabane à
outils, mais il dut apporter le sucre à Marilla.
« Du sucre brun ! s'exclama Marilla. Mais
qu'est-ce qui t'est passé par la tête pour que tu
en achètes autant ! Tu sais que je ne m'en sers
jamais, sauf pour le porridge de notre garçon
de ferme, ou pour le gâteau aux fruits noirs.
Jerry est parti, quant à moi, j'ai fait mon gâteau
depuis longtemps. Et puis, ce n'est pas du bon
sucre − il est épais et sombre − William Blair
n'a pas pour habitude de vendre un tel sucre. »
« Je − j'ai pensé que cela pourrait nous être
utile un jour ou l'autre », dit Matthew pour se
tirer d'affaire.
Lorsque Matthew reconsidéra la question, il
décréta qu'il fallait que ce fût une femme qui
s'occupât de cette question. Mais il ne pouvait
559
pas le demander à Marilla. Matthew était
certain qu'elle tuerait son projet dans l'œuf. Il
ne restait que Mme Lynde ; car il n'y avait
aucune autre femme à Avonlea à qui Matthew
eût osé demander conseil. Il partit donc
rencontrer Mme Lynde, et cette brave dame
s'empressa de décharger le pauvre homme de
son fardeau.
« Choisir une robe à offrir à Anne ? Avec
plaisir. Je me rends à Carmody demain et je
m'en chargerai. Avez-vous une idée précise en
tête ? Non ? Eh bien, je choisirai selon mes
goûts. Je crois qu'une belle robe marron
conviendrait bien à Anne, et William Blair a un
nouveau tissu gloria qui est vraiment joli. Vous
aimeriez peut-être que je la lui confectionne
moi-même, car si c'était Marilla qui s'en
chargeait, Anne le découvrirait probablement
avant l'heure et cela gâcherait la surprise. Eh
560
bien, je vais le faire. Non, cela ne me dérange
pas du tout. J'aime la couture. Je la taillerai en
fonction de ma nièce, Jenny Gillis, car Anne et
elle se ressemblent comme deux gouttes d'eau,
en ce qui concerne la taille. »
« Bon, eh bien, je vous en suis très
reconnaissant, dit Matthew, et − et − je ne sais
pas, mais j'aimerais bien − je crois qu'il se fait
de nos jours des manches différentes d'avant.
Si ce n'est pas trop vous demander, je −
j'aimerais bien qu'elles soient à la nouvelle
mode. »
« Des manches bouffantes ? Bien sûr. Ne vous
souciez plus de cette robe, Matthew. Je la
taillerai à la toute dernière mode », dit Mme
Lynde. Lorsque Matthew fut parti, elle se dit à
elle-même :
561
« Ce sera une réelle satisfaction de voir cette
pauvre enfant porter quelque chose de
convenable pour une fois. La façon dont
Marilla l'habille est proprement ridicule, pour
sûr, et j'ai eu envie de le lui dire une bonne
douzaine de fois. Mais j'ai retenu ma langue,
car je sais bien que Marilla n'aime pas les
conseils et qu'elle croit savoir comment élever
les enfants mieux que moi, bien qu'elle soit
vieille fille. C'est toujours pareil. Les gens qui
ont élevé des enfants savent qu'il n'existe
aucune méthode au monde, directe et efficace,
qui convienne à l'identique à tous les enfants.
Mais ceux qui n'en ont jamais eu croient que
c'est aussi bête et méchant que la règle de trois
− il vous suffit de placer les trois termes
correctement pour que le résultat vous soit
donné. Mais les êtres de chair et de sang
n'obéissent pas aux règles d'arithmétique, et
c'est là que Marilla Cuthbert se trompe. Je
562
suppose qu'elle essaie d'entretenir chez Anne
un esprit d'humilité en l'habillant de la sorte ;
mais cela risque plutôt d'alimenter l'envie et
l'insatisfaction. Je suis persuadée que cette
enfant sent la différence qu'il y a entre ses
vêtements et ceux des autres filles. Mais que ce
soit Matthew lui-même qui s'en soit rendu
compte ! Cet homme se réveille enfin, après
avoir dormi pendant plus de soixante ans. »
Pendant les deux semaines qui suivirent, Marilla
se doutait que Matthew préparait quelque
chose, mais elle ne parvint pas à savoir de quoi
il s'agissait jusqu'à la veille de Noël, quand
Mme Lynde apporta la nouvelle robe. Marilla
réagit bien, dans l'ensemble, même si elle ne
sembla pas croire l'explication diplomatique de
Mme Lynde, qui lui déclara qu'elle avait
confectionné la robe elle-même car Matthew
craignait qu'Anne ne la découvrît trop tôt si
563
c'était Marilla qui s'en chargeait.
« Alors c'est pour cela que Matthew a paru si
mystérieux pendant ces deux semaines, se
souriant sans cesse à lui-même ? dit-elle, d'un
ton un peu sec, mais sans animosité. Je savais
qu'il mijotait quelque folie. Eh bien, pourtant je
ne trouve pas qu'Anne ait vraiment besoin
d'une nouvelle robe. Cet automne, je lui ai
cousu trois bonnes tenues, chaudes et
pratiques, et en ajouter encore une est tout à
fait superflu. Rien que dans ces manches, il y
aurait suffisamment de tissu pour faire tout un
corsage, voilà ce que j'en dis. Tu vas
encourager la vanité d'Anne, Matthew, elle est
déjà aussi orgueilleuse qu'un paon. Bon,
j'espère qu'elle sera enfin satisfaite, parce
qu'elle rêve de ces stupides manches depuis le
jour où elles sont devenues à la mode, bien
qu'elle ne m'en ait pas reparlé. Elles sont
564
encore plus bouffantes et ridicules qu'avant, ma
parole, on dirait des ballons à présent. L'année
prochaine, celles qui en porteront devront se
mettre de côté pour franchir les portes. »
Le matin de Noël se leva sur un monde d'un
blanc immaculé. Le mois de décembre avait été
très doux et les gens s'attendaient à passer un
Noël vert ; mais il était tombé suffisamment de
neige au cours de la nuit pour transformer
Avonlea. Anne regarda par la fenêtre couverte
de givre de son pignon, les yeux émerveillés.
Les sapins de la Forêt Hantée étaient
magnifiques, comme couverts de plumes ; les
bouleaux et les cerisiers sauvages étaient ornés
de perles ; dans les champs labourés, les sillons
étaient remplis de neige ; et il flottait une
atmosphère toute pimpante qui rendait
l'ensemble majestueux. Anne dévala les
escaliers en chantant, sa voix résonnant dans
565
tous les Pignons Verts.
« Joyeux Noël, Marilla ! Joyeux Noël,
Matthew ! N'est-ce pas un Noël magnifique ?
Je suis si heureuse qu'il ait neigé. Sinon, Noël
n'est plus Noël, n'est-ce pas ? Je n'aime pas les
Noël verts. Ils ne sont pas verts − ils sont juste
d'un marron grisâtre et terne. Pourquoi les gens
les qualifient-ils de verts ? Mais − mais −
Matthew, est-ce pour moi ? Oh, Matthew ! »
Timidement, Matthew venait de sortir la robe
de son emballage de papier et la lui tendait,
avec un regard penaud vers Marilla qui feignait
avec mépris de se concentrer sur la théière,
non sans observer la scène du coin de l'œil,
visiblement curieuse.
Anne prit la robe et l'admira, dans un silence
religieux. Oh, comme elle était jolie − un beau
566
tissu brun et souple, qui brillait comme de la
soie ; une jupe ornée de volants et de froufrous
délicats ; un corsage aux nervures cousues à la
dernière mode, avec un généreux col en
dentelle vaporeux. Mais les manches − c'était
la cerise sur le gâteau ! De longues manches
qui descendaient jusqu'au coude et, au-dessus,
qui se gonflaient en deux endroits, chaque
partie bouffante séparée de l'autre par des
fronces et des nœuds de ruban de soie brune.
« C'est ton cadeau de Noël, Anne, dit
timidement Matthew. Alors − alors Anne, elle
ne te plaît pas ? Eh bien, eh bien… »
Les yeux d'Anne venaient subitement de se
remplir de larmes.
« Si elle me plaît ? Oh, Matthew ! » Anne posa
la robe sur une chaise et joignit les mains. «
567
Matthew, elle est tout à fait exquise. Oh, je ne
vous remercierai jamais assez. Regardez ces
manches ! Oh, j'ai l'impression d'être dans un
rêve. »
« Bien, bien, prenons le petit déjeuner,
l'interrompit Marilla. Je dois dire, Anne, que je
ne pense pas que cette nouvelle robe soit
nécessaire ; mais puisque Matthew te l'a
offerte, tâche d'en prendre grand soin. Il y a un
ruban pour les cheveux que Mme Lynde a
laissé pour toi. Il est brun, assorti avec la robe.
Allez, viens t'asseoir. »
« Je ne vois pas comment je pourrais manger
mon petit déjeuner, dit Anne avec ravissement.
Le petit déjeuner me semble quelque chose de
si ordinaire pour un moment si exaltant. Je
préfère repaître mes yeux de la beauté de cette
robe. Je suis si heureuse que les manches
568
bouffantes soient toujours à la mode. Je me
disais que je ne m'en remettrais jamais si elles
étaient passées de mode avant que j'aie pu en
avoir. Je n'aurais jamais pu me sentir
complètement satisfaite, voyez-vous ? C'est
adorable de la part de Mme Lynde de m'avoir
aussi donné ce ruban. Je sens que je dois
vraiment bien me comporter désormais. C'est
dans ces moments-là que je m'en veux de ne
pas être une petite fille modèle ; et je me
promets toujours de le devenir. Mais parfois,
ce n'est pas facile de tenir vos bonnes
résolutions quand des tentations irrésistibles
surviennent. Pourtant, cette fois, je vais
vraiment faire un effort. »
Une fois le petit déjeuner ordinaire terminé,
Diana fit son apparition, petite silhouette
enjouée qui traversait le pont de rondins au
fond du vallon, enveloppée dans son manteau
569
ulster rouge. Anne dévala la pente à sa
rencontre.
« Joyeux Noël, Diana ! Oh, c'est en effet un
Noël magnifique. J'ai quelque chose de
splendide à te montrer. Matthew m'a offert la
plus belle des robes, avec de ces manches ! Je
ne peux pas imaginer quelque chose de plus
charmant. »
« J'ai autre chose pour toi, dit Diana, à bout de
souffle. Là − dans cette boîte. Tante Joséphine
nous a envoyé un immense paquet qui contenait
tant de choses − dont ceci pour toi. Je te
l'aurais bien apporté hier soir, mais il est arrivé
après le coucher du soleil, et maintenant je
crains toujours de traverser la Forêt Hantée de
nuit. »
Anne ouvrit la boîte et jeta un coup d'œil à
570
l'intérieur. D'abord, il y avait une carte avec les
mots « Pour la petite Anne, joyeux Noël » ;
puis elle découvrit une paire des plus adorables
chaussons de chevreau, avec le bout orné de
perles, décorés de nœuds en satin et de
boucles brillantes.
« Oh, Diana, c'est trop, dit Anne. Je dois être
en train de rêver. »
« Je trouve que cela tombe parfaitement bien,
dit Diana. Tu n'auras plus à emprunter les
chaussons de Ruby, maintenant, et c'est une
bonne chose, parce qu'elle fait deux tailles de
plus que toi, et on n'a jamais entendu parler
d'une fée qui traîne les pieds. Josie Pye s'en
réjouirait. Figure-toi que Rob Wright a
raccompagné Gertie Pye après la répétition, il y
a deux soirs de cela. As-tu jamais entendu
quelque chose de tel ? »
571
Tous les élèves d'Avonlea étaient au comble de
l'excitation ce jour-là, car la salle des fêtes
devait être décorée et qu'il allait y avoir une
répétition générale.
Le gala eut lieu ce soir-là et remporta un franc
succès. La petite salle des fêtes était bondée.
Tous les interprètes furent excellents, mais
Anne s'avéra l'étoile la plus éclatante de la
soirée. Même Josie Pye, la jalousie incarnée,
ne pouvait pas le nier.
« Oh, n'était-ce pas une soirée formidable ? »
dit Anne en soupirant, une fois que tout fut
terminé, alors qu’elle et Diana rentraient côte à
côte sous un ciel sombre scintillant d'étoiles.
« Tout s'est très bien déroulé, répondit Diana,
pragmatique. Je pense que nous avons dû faire
au moins dix dollars. Vois-tu, M. Allan va
572
envoyer un résumé de la soirée aux journaux
de Charlotteville. »
« Oh, Diana, allons-nous vraiment voir nos
noms imprimés ? J'en ai des frissons en y
pensant. Ton solo était d'une élégance parfaite,
Diana. Je me suis sentie encore plus fière que
toi quand le public a crié encore. Je me disais :
"C'est ma très chère amie intime que l'on
acclame ainsi." »
« Eh bien, tes récitations ont été ovationnées,
Anne. Ce texte triste était tout simplement
splendide. »
« Oh, j'étais si nerveuse, Diana. Lorsque M.
Allan a appelé mon nom, je ne sais pas
comment je me suis débrouillée pour monter
sur cette estrade. J'avais l'impression qu'un
million d'yeux me regardaient et pouvaient lire
573
en moi. Pendant un terrible instant, j'ai cru ne
jamais pouvoir commencer. Puis j'ai pensé à
mes belles manches bouffantes et cela m'a
donné du courage. Je savais que je devais me
ressaisir pour me montrer à la hauteur de ces
manches, Diana. Alors je me suis lancée, et ma
voix m'a semblé provenir de si loin ! J'avais
l'impression d'être un perroquet. C'est une
chance que j'aie répété ces récitations si
souvent dans la mansarde, sinon je n'aurais
jamais réussi à m'en sortir. Ai-je bien gémi
comme il le fallait ? »
« Oui, c'était parfait, tu as gémi à la perfection
», lui assura Diana.
« J'ai vu la vieille Mme Sloane qui écrasait
quelques larmes quand je me suis assise. C'est
merveilleux de penser que j'ai touché le cœur
de quelqu'un. C'est si romantique de participer
574
à un gala, n'est-ce pas ? Oh, c'était vraiment un
évènement mémorable. »
« Le dialogue des garçons n'était-il pas parfait
? fit Diana. Gilbert Blythe était tout simplement
merveilleux. Anne, je trouve que la façon dont
tu traites Gil est atrocement méchante. Attends
d'apprendre ce que je vais te dire. Quand tu es
sortie de scène après le dialogue des fées, une
des roses est tombée de tes cheveux. J'ai vu
Gil la ramasser et la mettre dans la poche de
son veston. Voilà. Toi qui aimes tellement les
histoires romantiques, tu dois être ravie de
l'apprendre. »
« Ce que fait cette personne ne me concerne
en rien, dit Anne, hautaine. Penser à lui serait
une perte de temps. »
Ce soir-là, Marilla et Matthew, qui avaient
575
assisté à leur premier gala en vingt ans,
restèrent un moment assis devant le feu de la
cuisine après qu'Anne fut montée se coucher.
« Eh bien, je dois dire que notre Anne s'en est
sortie aussi bien que ses camarades », dit
Matthew avec fierté.
« Oui, en effet, reconnut Marilla. C'est une
enfant brillante, Matthew. Et elle était vraiment
mignonne. J'avoue que j'étais opposée à ce
gala, mais après tout, il faut croire qu'il n'y a là
rien de bien méchant. En tout cas, j'étais très
fière d'Anne ce soir, même si je ne risque pas
de le lui dire. »
« Eh bien, moi j'étais fier d'elle et je le lui ai dit
avant qu'elle ne monte se coucher, dit Matthew.
Nous devrions commencer à penser à son
avenir, Marilla. Elle ne pourra sûrement pas se
576
contenter de l'école d'Avonlea éternellement. »
« Nous avons bien le temps d'y penser, dit
Marilla. Elle n'aura que treize ans au mois de
mars. Mais ce soir, je me suis brutalement
rendu compte qu'elle avait grandi et qu'elle
devenait une jeune fille. Mme Lynde a fait cette
robe un peu trop longue, elle fait paraître Anne
si grande. Elle apprend vite, et je crois que le
mieux pour elle serait d'aller à la Royale dans
quelque temps. Mais ne lui en parlons pas
avant un an ou deux. »
« Eh bien, cela ne fait pas de mal de
commencer à y songer, dit Matthew. De tels
sujets méritent que l'on prenne le temps de bien
y réfléchir. »
577
CHAPITRE XXVI
Le nouveau club d'écriture
La jeunesse d'Avonlea eut bien du mal à
reprendre la routine tranquille du quotidien.
Pour Anne en particulier, les choses semblaient
affreusement plates, fades et inintéressantes
après tout l'enthousiasme dont elle s'était
abreuvée pendant des semaines. Pourrait-elle
revenir aux plaisirs simples et tranquilles de ces
jours lointains avant le gala ? Elle avoua à
Diana qu'elle s'en pensait bien incapable.
« Je suis absolument certaine, Diana, que la vie
ne peut plus jamais être la même qu'autrefois,
dit-elle, la mort dans l'âme, comme si elle faisait
allusion à une époque révolue depuis une
cinquantaine d'années. Au bout d'un moment,
578
je m'y habituerai peut-être, mais j'ai bien peur
que les galas ne gâchent la vie quotidienne des
gens. Je suppose que c'est la raison pour
laquelle Marilla les désapprouve. Marilla est
une femme si raisonnable. Ce doit être
tellement mieux d'être raisonnable ; et pourtant,
je ne crois pas que j'aimerais l'être, car les gens
raisonnables sont si peu romantiques. Mme
Lynde dit qu'il n'y a aucun risque pour que je le
devienne, mais on ne sait jamais. En ce
moment, j'ai l'impression que je pourrais
devenir raisonnable en grandissant. Mais peutêtre est-ce simplement parce que je suis
fatiguée. Je n'ai presque pas fermé l'œil la nuit
dernière. Je suis restée allongée et je me suis
rejoué le spectacle en boucle dans ma tête.
C'est quelque chose de formidable avec ces
évènements − il est tellement agréable de se les
remémorer. »
579
Peu à peu, cependant, l'école d'Avonlea reprit
sa routine et retrouva ses centres d'intérêt
habituels. Certes, le gala avait laissé des traces.
Ruby Gillis et Emma White, qui s'étaient
disputées pour leurs places sur scène, n'étaient
plus assises au même bureau, brisant ainsi une
amitié prometteuse de plus de trois ans. Josie
Pye et Julia Bell ne se « parlèrent » plus
pendant trois mois, parce que Josie Pye avait
dit à Bessie Wright que le ruban que Julia Bell
portait sur scène lors de sa récitation lui faisait
penser à un poulet qui agitait la tête, et Bessie
l'avait répété à Julia. Aucun des Sloane ne
voulait plus avoir affaire aux Bell, car les Bell
avaient déclaré que les Sloane occupaient trop
de place dans le programme, et les Sloane
avaient rétorqué que les Bell étaient déjà
incapables de faire correctement le peu qu'ils
avaient à faire. Enfin, Charlie Sloane s'était
battu avec Moody Spurgeon MacPherson, car
580
Moody Spurgeon avait dit qu'Anne Shirley
affectait de grands airs pendant sa récitation, ce
qui lui avait valu une belle correction ; par
conséquent, la sœur de Moody Spurgeon, Ella
May, ne parla plus à Anne Shirley pendant tout
le reste de l'hiver. Mais à l'exception de ces
petites frictions insignifiantes, le travail reprit,
régulier et fluide, dans le petit monde de Mlle
Stacy.
Les semaines d'hiver s'écoulèrent paisiblement.
C'était un hiver particulièrement doux, avec si
peu de neige qu'Anne et Diana purent se
rendre à l'école en passant par le Chemin des
Bouleaux presque tous les jours. Le jour de
l'anniversaire d'Anne, elles y trottinaient le cœur
léger, mais les yeux et les oreilles attentifs
malgré leurs discussions, car Mlle Stacy leur
avait annoncé qu'il leur faudrait bientôt écrire
une composition sur le thème : « Une marche
581
hivernale dans les bois », et elles devaient tout
bien observer.
« Songes-y, Diana, j'ai treize ans aujourd'hui, fit
remarquer Anne, impressionnée. Je peine à
réaliser que je deviens une adolescente. Quand
je me suis réveillée ce matin, il m'a semblé que
tout devait être différent. Cela fait déjà un mois
que tu as treize ans, alors j'imagine que ce n'est
pas une idée aussi nouvelle pour toi que pour
moi. La vie me paraît tellement plus
intéressante. Dans deux ans, je serai vraiment
une jeune femme. C'est si agréable de me dire
que je pourrai alors utiliser de grands mots sans
que l'on se moque de moi. »
« Ruby Gillis dit qu'elle a l'intention d'avoir un
fiancé dès qu'elle aura quinze ans », dit Diana.
« Ruby Gillis ne pense qu'aux garçons, fit Anne
582
avec dédain. Elle est toute contente dès que
quelqu'un écrit son nom sous le préau, même si
elle feint d'en être furieuse. Voilà que je suis
encore en train de dire du mal. Mme Allan dit
qu'il ne faut jamais parler mal de quelqu'un ;
mais cela arrive avant même que l'on en ait
conscience, tu ne trouves pas ? Je suis tout
simplement incapable de parler de Josie Pye
sans dire du mal, alors je préfère ne même pas
mentionner son nom. J'essaie de ressembler à
Mme Allan du mieux que je peux, car je la
trouve parfaite. M. Allan est aussi de cet avis.
Mme Lynde dit qu'il vénère le sol sur lequel elle
marche et elle ne trouve pas que ce soit très
approprié de la part d'un pasteur d'être si
attaché à une simple mortelle. Pourtant, Diana,
même les pasteurs sont des êtres humains, et ils
ont eux aussi leurs péchés véniels19, comme
tout le monde. J'ai eu une discussion si
intéressante avec Mme Allan à propos des
583
péchés véniels dimanche dernier. Il y a peu de
sujets dont il soit convenable de parler le
dimanche, et celui-ci en fait partie. Mon péché
à moi, c'est d'avoir trop d'imagination et d'en
oublier mes corvées. Je fais beaucoup d'efforts
pour le surmonter. Qui sait, maintenant que j'ai
treize ans, je réussirai peut-être mieux. »
« Dans quatre ans, nous pourrons relever nos
cheveux, dit Diana. Alice Bell n'a que seize ans,
et elle les porte relevés, mais je trouve que
c'est ridicule. Moi, j'attendrai d'avoir dix-sept
ans.20 »
« Si j'avais le nez crochu d'Alice Bell, dit Anne
d'un ton déterminé, je ne − non, attends ! Je ne
dirai pas ce que j'allais dire, car c'était
extrêmement méchant. Et puis, j'allais le
comparer avec mon nez, ce qui est très
vaniteux. J'ai bien peur de trop penser à mon
584
nez depuis que j'ai reçu ce compliment, il y a
longtemps. C'est vraiment d'un grand réconfort
pour moi. Oh, Diana, regarde, un lapin ! Il
faudra nous en souvenir pour notre
composition sur les bois. Je trouve vraiment
que les bois sont aussi charmants en hiver qu'en
été. Ils sont si blancs, et calmes, comme s'ils
dormaient en faisant de beaux rêves. »
« Cela ne me dérangera pas d'écrire cette
composition lorsqu'il le faudra, fit Diana en
soupirant. Je peux écrire à propos des bois, ce
n'est pas un problème, mais celle que nous
devons rendre lundi est une horreur. Comment
Mlle Stacy a-t-elle eu l'idée de nous demander
d'inventer une histoire de toutes pièces ? »
« Mais, c'est facile comme bonjour », dit Anne.
« C'est facile pour toi, parce que tu as de
585
l'imagination, répliqua Diana, mais que ferais-tu
si tu étais née sans en avoir ? J'imagine que ta
composition est déjà terminée. »
Anne hocha la tête en essayant de ne pas
paraître trop suffisante, mais en vain.
« Je l'ai écrite lundi soir. Je l'ai intitulée : "Le
rival jaloux, ou Unis même dans la mort". Je l'ai
lue à Marilla et elle a dit que ce n'était que des
bêtises. Puis je l'ai lue à Matthew et il l'a
trouvée très bien. C'est le genre de critique que
j'aime bien. C'est une histoire triste, mais
douce. J'ai pleuré comme un enfant en
l'écrivant. Elle parle de deux belles jeunes filles
appelées Cordelia Montmorency et Géraldine
Seymour, qui vivaient dans le même village et
étaient très attachées l'une à l'autre. Cordelia
était une petite brune au port royal, avec des
cheveux ébène qui lui faisaient comme une
586
couronne. Elle avait des yeux d'un noir
étincelant. Géraldine ressemblait à une reine,
elle était blonde comme de l'or et avait des
yeux de velours mauves. »
« Je n'ai jamais vu quelqu'un avec des yeux
mauves », dit Diana, dubitative.
« Moi non plus. Je les ai juste imaginés. Je
voulais quelque chose qui sorte de l'ordinaire.
Géraldine avait aussi un front d'albâtre. J'ai
compris ce qu'était un front d'albâtre. C'est l'un
des avantages d'avoir treize ans. On sait
tellement plus de choses qu'à douze ans ! »
« Eh bien, qu'est-il arrivé à Cordelia et
Géraldine ? » demanda Diana, qui commençait
à s'intéresser à leurs aventures.
« Elles sont devenues de plus en plus belles, en
grandissant ensemble, jusqu'à l'âge de seize
587
ans. C'est alors que Bertram DeVere est arrivé
dans leur village. Il est tombé amoureux de la
douce Géraldine. Il lui a sauvé la vie lorsque
son cheval s'est emballé alors qu'elle se trouvait
dans la calèche, et elle s'est évanouie dans ses
bras. Il l'a portée sur cinq kilomètres pour la
ramener chez elle ; parce que, tu comprends, le
chariot était complètement détruit. J'ai eu du
mal à inventer la demande en mariage, parce
que je n'en ai aucune expérience. J'ai demandé
à Ruby Gillis si elle savait comment les hommes
font leurs demandes. Je pensais qu'elle s'y
connaissait, car elle a un grand nombre de
sœurs mariées. Ruby m'a raconté qu'elle était
cachée dans le placard du couloir lorsque
Malcolm Andres a fait sa demande à sa sœur
Susan. D'après elle, Malcolm a annoncé à
Susan que son père avait mis sa ferme à son
nom, puis il a dit : "Qu'en dis-tu, ma puce, et si
on passait devant l'autel cet automne ?" Et
588
Susan a dit : "Oui − non − je ne sais pas −
donne-moi un peu de temps"… Et ce fut aussi
rapide que cela, ils étaient fiancés. Mais je n'ai
pas trouvé que ce genre de demande était très
romantique, alors j'ai dû tout imaginer du mieux
que j'ai pu. J'y ai mis beaucoup de fleurs, c'était
très poétique, et Bertram s'est mis à genoux,
même si Ruby Gillis dit que cela ne se fait plus
de nos jours. Géraldine a accepté sa demande,
dans un texte long d'une page. Je peux te dire
que j'ai eu beaucoup de mal à rédiger ce
discours. Je l'ai réécrit au moins cinq fois, et
maintenant je le considère comme mon chefd'œuvre. Bertram lui a donné une bague en
diamant et un collier en rubis. Il lui a dit qu'ils
partiraient en Europe en voyage de noces, car
il était extrêmement riche. Mais c'est alors,
hélas, qu'une ombre s'est abattue sur eux.
Cordelia était elle aussi secrètement amoureuse
de Bertram, et quand Géraldine lui a annoncé
589
leurs fiançailles, elle est entrée dans une rage
folle, surtout quand elle a vu le collier et la
bague en diamant. Toute son affection pour
Géraldine s'est muée en amertume et elle a juré
que ce mariage n'aurait jamais lieu. Mais elle a
pourtant fait semblant d'être toujours amie avec
Géraldine. Un soir, elles se tenaient sur le pont,
sous lequel coulait un torrent impétueux, et
Cordelia, qui pensait qu'elles étaient seules,
poussa Géraldine par-dessus le parapet et
partit d'un rire dément et moqueur : "Ah, ah,
ah". Mais Bertram avait tout vu et il se jeta à
l'eau en s'écriant : "Je vous sauverai, mon
unique et précieuse Géraldine". Mais hélas, il
avait oublié qu'il ne savait pas nager et ils se
noyèrent tous deux, enlacés l'un contre l'autre.
Leurs corps ne tardèrent pas à s'échouer sur le
rivage. Ils furent enterrés dans la même tombe
et leurs funérailles furent majestueuses, Diana.
C'est bien plus romantique de terminer une
590
histoire par des funérailles que par un mariage.
Quant à Cordelia, elle fut rongée par le
remords et en devint folle. Elle fut enfermée
dans un asile. Je me suis dit que c'était un
châtiment poétique pour son crime. »
« C'est si parfait, si beau ! fit en soupirant
Diana, dont le regard critique était semblable à
celui de Matthew. Je me demande où tu
trouves ces aventures si exaltantes, Anne.
J'aimerais bien que mon imagination soit aussi
fertile que la tienne. »
« C'est possible, il suffit de la cultiver, dit Anne
d'un ton joyeux. J'ai trouvé un plan, Diana. Il
faudrait que toi et moi, nous ayons un club
d'écriture, où nous nous entraînerions à écrire
des histoires. Je t'aiderai jusqu'à ce que tu sois
capable de le faire toi-même. Il faut cultiver son
imagination, tu sais. Mlle Stacy l'a dit. Mais il
591
faut le faire de la bonne manière. Je lui ai parlé
de la Forêt Hantée, mais elle a dit que ce n'était
pas la bonne manière de faire. »
C'est ainsi que le club d'écriture vit le jour.
D'abord, il se limitait à Diana et Anne, mais
bientôt, le cercle s'élargit pour comprendre
Jane Andrews, Ruby Gillis et deux ou trois
autres filles qui sentaient que leur imagination
avait besoin d'amélioration. Aucun garçon
n'était autorisé − même si Ruby Gillis était
d'avis que les admettre rendrait la chose plus
excitante encore − et chaque membre devait
écrire une histoire par semaine.
« C'est extrêmement intéressant, expliqua Anne
à Marilla. Chaque fille doit lire son histoire à
haute voix, puis nous en discutons. Nous allons
les conserver religieusement et nous les ferons
lire à nos descendants. Nous écrivons toutes
592
avec un nom de plume. Le mien est Rosamond
Montmorency. Toutes les filles se débrouillent
plutôt bien. Ruby Gillis est assez sentimentale.
Elle met trop d'amour dans ses histoires et vous
savez comme moi que trop est pire que pas
assez. Jane n'en met jamais, car elle se sent
trop mal à l'aise lorsqu'elle doit lire à haute
voix. Les histoires de Jane sont
particulièrement bien amenées. En revanche, il
y a trop de meurtres dans celles de Diana. Elle
dit que la plupart du temps, elle ne sait pas quoi
faire de ses personnages, alors elle les tue pour
s'en débarrasser. Je dois toujours leur trouver
des sujets sur lesquels écrire, mais ce n'est pas
difficile car je fourmille d'idées. »
« Je trouve que cette histoire de club d'écriture
est la chose la plus stupide qui soit, fit Marilla
avec mépris. Vous allez vous farcir la tête
d'idioties, et c'est autant de temps perdu pour
593
vos leçons. Lire des histoires est déjà bien
assez inutile, mais les écrire, c'est encore pire. »
« Mais nous prenons grand soin d'y ajouter une
morale, Marilla, expliqua Anne. J'insiste sur ce
point. Tous les personnages bons sont
récompensés, et les méchants sont punis
comme il se doit. Je suis sûre que c'est une
habitude très saine. La morale est la chose la
plus importante. C'est M. Allan qui l'a dit. Je lui
ai lu une de mes histoires, et Mme Allan et lui
se sont accordés pour dire que la morale était
excellente. Seulement, ils ont ri aux mauvais
moments. Je préfère quand les gens pleurent.
Jane et Ruby pleurent presque toujours quand
je lis les passages les plus tristes. Diana a parlé
à sa tante Joséphine de notre club d'écriture
dans une lettre, et sa tante lui a répondu en lui
demandant que nous lui envoyions certaines de
nos histoires. Alors nous avons recopié quatre
594
de nos meilleurs récits et nous les lui avons
envoyés. Mlle Joséphine Barry a répondu
qu'elle n'avait jamais rien lu d'aussi divertissant
de toute sa vie. Cela nous a surprises, car les
histoires étaient toutes très tristes et presque
tout le monde y mourait à la fin. Mais je suis
ravie que Mlle Barry les ait aimées. Cela
prouve que notre club apporte du bien dans le
monde. Mme Allan dit que cela devrait être
notre objectif dans toute chose. J'essaie
vraiment de l'appliquer, mais je l'oublie si
souvent lorsque je m'amuse. J'espère que je
deviendrai un peu comme Mme Allan en
grandissant. Pensez-vous que cela soit
possible, Marilla ? »
« Ce n'est pas gagné d'avance, répondit Marilla
en guise d'encouragement. Je suis certaine que
Mme Allan n'a jamais été une petite fille aussi
tête en l'air que tu l'es. »
595
« Non ; mais elle n'a pas toujours été aussi
gentille qu'elle ne l'est maintenant, dit Anne
avec sérieux. Elle me l'a dit elle-même − en fait,
elle a dit qu'elle était terrible quand elle était
petite, et qu'elle s'attirait toujours des ennuis. Je
me suis sentie tellement encouragée quand j'ai
entendu cela. Est-ce très mal, Marilla, de se
sentir encouragé quand on apprend que
d'autres personnes ont été méchantes autrefois
? C'est ce que dit Mme Lynde. Selon elle, il est
toujours choquant d'apprendre que quelqu'un a
été vilain, même si c'était dans l'enfance. Mme
Lynde dit qu'elle a entendu un jour un pasteur
avouer que lorsqu'il était enfant, il avait volé
une tarte à la fraise dans le garde-manger de sa
tante, et qu'elle n'a plus jamais pu avoir de
respect pour ce pasteur. Moi, je n'aurais pas
du tout eu cette impression. J'aurais trouvé ces
aveux très dignes de sa part, et je me serais dit
qu'il est très encourageant pour les petits
596
garçons qui font parfois de vilaines choses de
se dire qu'ils pourront tout de même devenir
pasteurs en grandissant. C'est mon avis,
Marilla. »
« Mon avis à moi, Anne, dit Marilla, c'est qu'il
est grand temps que tu laves cette vaisselle.
Cela t'a pris une demi-heure de plus qu'il ne le
faudrait avec tous ces bavardages. Apprends à
travailler en premier et à parler ensuite. »
597
CHAPITRE XXVII
Vanité et vexations
Marilla, en rentrant chez elle tardivement un
soir du mois d'avril, après une réunion de son
association, se rendit compte que l'hiver était
bel et bien terminé et qu'il commençait à flotter
dans l'air la délicieuse excitation que le
printemps ne manquait jamais d'apporter aux
plus vieux et aux plus bougons comme aux plus
jeunes et aux plus enjoués. Marilla n'avait pas
pour habitude de chercher à analyser ses
pensées et ses ressentis. Elle se croyait
probablement préoccupée par l'association, sa
quête pour les missionnaires et le nouveau tapis
de la sacristie, mais sous ces réflexions se
cachaient des pensées mélodieuses qui se
perdaient dans les champs rouges, où
598
s'élevaient des fumerolles de brume d'un mauve
pâle dans le soleil couchant, dans les ombres
effilées et pointues des sapins qui
surplombaient les prairies derrière le ruisseau et
dans les calmes érables aux bourgeons
rougeoyants pressés autour d'une mare lisse
comme un miroir. C'était un éveil au monde et
une agitation d'impulsions secrètes dissimulées
sous la terre grise. Le printemps gagnait du
terrain et le pas discret de la femme entre deux
âges qu'était Marilla s'en retrouvait plus
guilleret et sautillant, mue qu'elle était par cette
joie profonde et instinctive.
Elle posa sur les Pignons Verts un regard plein
de tendresse et observa, à travers son
enchevêtrement d'arbres, la lumière du soleil
qui renvoyait sur les fenêtres des reflets
étincelants. Marilla, en remontant
précautionneusement l'allée humide, se disait
599
qu'il était très réconfortant de savoir qu'elle
allait trouver en rentrant un feu de bois
crépitant et une table joliment dressée pour le
thé, contrairement aux soirées froides qui
succédaient autrefois à ses réunions de
l'association, avant l'arrivée d'Anne aux
Pignons Verts.
Ainsi, lorsque Marilla entra dans la cuisine et
trouva le feu éteint, sans aucune trace d'Anne
nulle part, elle se sentit déçue et fâchée. Elle
avait demandé à Anne de s'assurer que le thé
fût prêt pour cinq heures, mais voilà qu'elle se
trouvait contrainte de se dépêcher d'ôter sa
deuxième plus élégante robe et de préparer le
repas elle-même avant que Matthew ne rentre
des labours.
« Je vais dire deux mots à Anne quand elle
rentrera », songeait Marilla, sévère, tout en
600
taillant du bois d'allumage avec un couteau à
découper et en y mettant bien plus de vigueur
que nécessaire. Matthew était rentré et
attendait patiemment dans un coin que le thé lui
fût servi. « Elle doit être fourrée quelque part
avec Diana, à écrire des histoires, à s'entraîner
aux récitations ou à manigancer encore d'autres
sornettes sans penser une seule fois à l'heure ni
à ses corvées. Il faut absolument qu'elle soit
rappelée à l'ordre, et en vitesse. Je me moque
bien que Mme Allan dise que c'est l'enfant la
plus brillante et la plus gentille qu'elle connaisse.
Elle est peut-être brillante et gentille, mais sa
tête est remplie d'idioties et il est impossible de
savoir quelle pensée y surgira la minute
suivante. À peine en a-t-elle fini avec une lubie
qu'elle se laisse emporter par autre chose. Bref
! Je suis en train de répéter la même chose que
ce qu'a dit Rachel Lynde à la réunion
aujourd'hui et qui m'a tant agacée. J'étais très
601
heureuse que Mme Allan prenne la défense
d'Anne, car si elle ne l'avait pas fait, alors je
n'aurais pas mâché mes mots en répondant à
Rachel devant tout le monde. Anne a de
nombreux défauts, certes, et loin de moi l'idée
de chercher à le nier. Mais c'est moi qui l'élève
et non Rachel Lynde, qui trouverait des défauts
à l'ange Gabriel lui-même s'il vivait à Avonlea.
Tout de même, Anne n'est pas raisonnable de
disparaître ainsi alors que je lui ai demandé de
rester cet après-midi pour s'occuper de la
maison. Je dois dire que malgré tous ses
défauts, je ne l'avais jamais trouvée
désobéissante ni indigne de confiance
auparavant, et je suis bien désolée de découvrir
cet aspect-là chez elle. »
« Eh bien, je ne sais pas », dit Matthew qui
attendait patiemment et en silence. Très affamé,
il avait décidé qu'il valait mieux laisser Marilla
602
exprimer toute sa colère d'un seul coup,
l'expérience lui ayant appris qu'elle s'acquittait
bien plus rapidement de ses tâches lorsqu'elle
n'était pas perturbée par des débats inutiles. «
Tu la juges peut-être trop vite, Marilla. Ne dis
pas qu'elle n'est pas digne de confiance avant
d'être sûre qu'elle t'a désobéi. Peut-être qu'elle
pourra tout t'expliquer − Anne est très douée
pour les explications. »
« Elle n'est pas ici alors que je lui avais
demandé de rester, répliqua Marilla. Je parie
qu'elle aura bien du mal à trouver une
explication valable. Bien sûr, je savais que tu
prendrais son parti, Matthew. Mais c'est moi
qui l'élève, pas toi. »
Il faisait sombre lorsque le dîner fut servi, et
toujours aucun signe d'Anne. On ne la voyait
pas sur le pont de rondins, accourant tout
603
essoufflée, ni dans l'Allée des Amoureux, la
mine désolée d'avoir ainsi négligé ses corvées.
Marilla lava la vaisselle et la rangea sans
desserrer les dents. Puis, comme elle avait
besoin d'une bougie pour descendre à la cave,
elle monta dans le pignon est pour récupérer
celle qui était toujours posée sur la table
d'Anne. Elle l'alluma et, lorsqu'elle se retourna,
elle découvrit Anne, allongée sur le lit, le visage
enfoui dans ses oreillers.
« Bonté divine, fit Marilla en sursautant. Anne,
tu dormais ? »
« Non », répondit-elle d'une voix étouffée.
« Alors es-tu malade ? » demanda Marilla,
anxieuse, en se dirigeant vers le lit.
Anne s'enfonça davantage dans ses oreillers,
comme si elle cherchait à se dérober aux
604
regards extérieurs.
« Non. Mais je vous en prie, Marilla, allezvous-en et ne me regardez pas. Je suis au
comble du désespoir. Désormais, cela m'est
bien égal de savoir qui est premier de la classe,
qui écrit la meilleure composition ou chante à la
chorale de l'école du dimanche. Les choses
insignifiantes ne me sont plus d'aucune
importance à présent, car je pense que je n'irai
plus jamais nulle part. Ma carrière est terminée.
S'il vous plaît, Marilla, allez-vous-en et ne me
regardez pas. »
« A-t-on jamais rien entendu de tel ? s'exclama
Marilla, sidérée. Anne Shirley, mais qu'est-ce
qui ne va pas ? Lève-toi immédiatement et
raconte-moi tout. Immédiatement, j'ai dit.
Voilà, alors, qu'y a-t-il ? »
605
Obéissante et résignée, Anne avait glissé à
terre.
« Regardez mes cheveux, Marilla », chuchotat-elle.
Marilla souleva alors sa bougie et observa
attentivement les cheveux d'Anne, qui
reposaient en une masse épaisse sur son dos.
Ils étaient d'apparence très étrange.
« Anne Shirley, qu'as-tu fait à tes cheveux ?
Mais, ils sont verts ! »
En effet, on aurait pu les qualifier de verts si
seulement leur couleur était qualifiable − c'était
un étrange vert terne aux reflets de bronze, où
l'on décelait çà et là quelques mèches rousses
d'origine qui ne faisaient qu'accentuer leur
épouvantable aspect. Jamais de toute sa vie
Marilla n'avait vu quelque chose d'aussi
606
grotesque que les cheveux d'Anne en cet
instant.
« Oui, ils sont verts, gémit Anne. Je pensais
qu'il ne pouvait rien y avoir de pire que des
cheveux roux. Mais maintenant je sais qu'il est
dix fois pire d'avoir des cheveux verts. Oh,
Marilla, vous ne pouvez pas savoir à quel point
je me sens misérable. »
« Ce que je ne peux pas savoir, c'est comment
tu t'es débrouillée pour te retrouver ainsi, mais
je compte le découvrir, dit Marilla. Descends à
la cuisine − il fait trop froid ici − et expliquemoi ce que tu as fait. Je commençais à me dire
qu'il ne se passait plus rien de bizarre. Tu ne
t'étais pas attiré d'ennuis depuis plus de deux
mois, et j'étais certaine que cela n'allait plus
tarder. Maintenant, dis-moi, qu'as-tu donc fait
à tes cheveux ? »
607
« Je les ai teints. »
« Teints ! Tu t'es teint les cheveux ! Anne
Shirley, tu devais pourtant bien te douter que
c'était une bêtise ! »
« Oui, je savais que c'était stupide, reconnut
Anne. Mais je pensais que si cela me
permettait de me débarrasser de mes cheveux
roux, je pouvais bien faire une petite bêtise. J'ai
pesé le pour et le contre, Marilla. Et puis,
j'avais décidé d'avoir un comportement
exemplaire par la suite pour me rattraper. »
« Eh bien, répondit Marilla d'un ton moqueur, si
la fantaisie m'avait prise de me teindre les
cheveux, au moins aurais-je choisi une couleur
décente. Je ne les aurais pas teints en vert. »
« Mais je n'avais pas l'intention de les teindre
en vert, Marilla, protesta Anne, abattue. Si j'ai
608
mal agi, j'avais une bonne raison. Il a dit que
mes cheveux seraient d'un beau noir de jais − il
me l'a assuré. Comment aurais-je pu mettre sa
parole en doute, Marilla ? Je sais l'effet que
cela fait lorsque l'on met votre parole en doute.
Et Mme Allan dit qu'il ne faut jamais
soupçonner quelqu'un de ne pas nous dire la
vérité, à moins d'avoir la preuve que c'est le
cas. Maintenant, j'en ai la preuve − des
cheveux verts sont une preuve suffisante pour
tout le monde. Mais à ce moment-là, je ne le
savais pas, et j'ai cru absolument chaque mot
qu'il a dit. »
« Qui a dit cela ? De qui parles-tu ? »
« Le colporteur21 qui était ici cet après-midi. Je
lui ai acheté la teinture. »
« Anne Shirley, combien de fois t'ai-je dit de ne
609
jamais laisser entrer un de ces Italiens dans la
maison ! Je ne souhaite pas les encourager à
venir traîner par ici. »
« Oh, je ne l'ai pas laissé entrer dans la maison.
Je me suis souvenue de ce que vous m'aviez
recommandé, et je suis sortie en prenant soin
de refermer la porte. J'ai regardé ses
marchandises sur le pas de la porte. De plus, il
n'était pas italien − c'était un juif allemand. Il
avait une grande boîte pleine de choses très
intéressantes et il m'a dit qu'il travaillait dur
pour gagner suffisamment d'argent pour faire
vivre sa femme et ses enfants, en Allemagne. Il
parlait d'eux avec une telle émotion qu'il a
touché mon cœur. J'ai voulu lui acheter quelque
chose pour l'aider à atteindre son noble
objectif. Et c'est là que j'ai vu la bouteille de
teinture pour cheveux. Le colporteur a dit
qu'elle donnait immanquablement à tous les
610
types de cheveux une belle couleur corbeau qui
ne partait pas au lavage. Aussitôt, je me suis
imaginée avec de beaux cheveux d'un noir de
jais et la tentation fut irrésistible. Mais la
bouteille coûtait soixante-quinze cents et il ne
me restait que cinquante cents dans ma tirelire.
Je crois que le colporteur avait vraiment bon
cœur, car il m'a dit que, rien que pour moi, il
acceptait de me la laisser pour cinquante cents,
autrement dit pour trois fois rien. Alors je l'ai
achetée et dès qu'il fut parti, je suis montée ici
pour l'appliquer avec une vieille brosse en
suivant les instructions. J'ai utilisé tout le
contenu de la bouteille et, oh, Marilla, quand
j'ai vu l'affreuse couleur que prenaient mes
cheveux, je m'en suis voulu d'avoir été si
vilaine, je peux vous l'assurer. Depuis, je ne
cesse de me repentir. »
« Eh bien, j'espère que cela servira à quelque
611
chose, dit Marilla d'un ton sévère, et que tu te
rends bien compte de là où ta vanité t'a
conduite, Anne. Grand Dieu, que peut-on y
faire à présent ? Je suppose que la première
chose à faire est de bien laver tes cheveux, et
voir si cela change quelque chose. »
Anne obéit et se lava les cheveux, les frottant
vigoureusement avec de l'eau et du savon, mais
cela ne faisait pas plus de différence que si elle
avait essayé d'ôter ainsi sa couleur naturelle.
Sans doute le colporteur avait-il dit vrai quand
il avait déclaré que la teinture ne partait pas au
lavage, bien que l'on pût tout à fait douter de
son honnêteté sur d'autres points.
« Oh, Marilla, que vais-je faire ? demanda
Anne, en larmes. Je ne pourrai jamais vivre
ainsi. Les gens ont sûrement oublié mes autres
bêtises − le gâteau à la lotion, l'enivrement de
612
Diana, ma crise de colère contre Mme Lynde.
Mais ils n'oublieront jamais cela. Ils penseront
que je ne suis pas une bonne personne. Oh,
Marilla, "comme elle est emmêlée, la toile que
nous tissons, quand la voie de la duperie nous
empruntons". C'est de la poésie, mais c'est
aussi la vérité. Et, oh, comme Josie Pye va se
moquer ! Marilla, je ne peux pas affronter
Josie Pye. Je suis la fille la plus malheureuse de
toute l'Île-du-Prince-Édouard. »
Anne fut ainsi malheureuse pendant toute une
semaine, durant laquelle elle resta à la maison
et se lava les cheveux tous les jours. Des
personnes extérieures, seule Diana connaissait
le terrible secret, mais elle avait promis
solennellement de ne jamais le répéter, et il faut
reconnaître qu'elle sut tenir parole. À la fin de
la semaine, Marilla finit par décréter :
613
« C'est peine perdue, Anne. Cette teinture est
décidément très tenace. La seule solution est
de couper tes cheveux. Tu ne peux pas sortir
ainsi. »
Les lèvres d'Anne se mirent à trembler, mais
elle comprenait la triste vérité de la remarque
de Marilla. Dans un soupir résigné, elle alla
chercher les ciseaux.
« Je vous en prie, coupez-les d'un seul coup,
Marilla, qu'on en finisse. Oh, je sens que mon
cœur se brise. C'est là une peine si peu
romantique. Dans les livres, les filles perdent
leurs cheveux à cause de la fièvre, ou bien elles
les vendent pour la bonne cause, et je suis
certaine que cela ne m'aurait pas dérangé de
perdre mes cheveux pour une raison
semblable. Mais il n'existe aucun réconfort
lorsqu'on vous coupe les cheveux parce que
614
vous les avez teints d'une affreuse couleur,
n'est-ce pas ? Je ne vais pas cesser de pleurer
pendant que vous me les coupez, si vous me le
permettez. C'est si tragique ! »
Anne pleura, mais lorsqu'elle monta à l'étage
une fois l'opération terminée, elle se regarda
dans la glace et un désespoir silencieux s'abattit
sur elle. Marilla avait travaillé
consciencieusement et il avait fallu lui couper
les cheveux aussi ras que possible. Le résultat
n'était pas une réussite, pour exprimer les
choses le plus délicatement possible. Anne
s'empressa de tourner contre le mur le miroir
de sa chambre.
« Jamais, plus jamais je ne me regarderai dans
une glace tant que mes cheveux n'auront pas
repoussé », s'exclama-t-elle avec fougue.
615
Puis elle remit aussitôt le miroir à l'endroit.
« Non, en fait, je vais me regarder. Ainsi, je me
punirai moi-même d'avoir mal agi. Je me
regarderai chaque fois que je viendrai dans ma
chambre et je verrai ainsi à quel point je suis
laide. Et je n'essaierai pas d'imaginer autre
chose, non. Je n'aurais jamais cru que
j'éprouvais de l'orgueil à propos de mes
cheveux, bien au contraire, mais à présent je
sais que c'était le cas, malgré leur couleur
rousse, parce qu'ils étaient longs, épais et
bouclés. Maintenant, il va probablement arriver
quelque chose à mon nez. »
La coupe courte d'Anne fit sensation à l'école
le lundi suivant, mais à son grand soulagement,
personne n'en devina la vraie raison, pas même
Josie Pye, qui, toutefois, ne manqua pas
d'informer Anne qu'elle avait l'air d'un parfait
616
épouvantail.
« Je n'ai rien répondu à Josie, confia ce soir-là
Anne à Marilla, qui était allongée sur le sofa
après l'une de ses migraines. Parce que je me
suis dit que cela faisait partie de ma punition et
que je devais la supporter avec patience. C'est
difficile de s'entendre dire que l'on ressemble à
un épouvantail, et j'avais envie de lui répliquer
quelque chose. Mais je n'en ai rien fait. J'ai
juste ignoré son regard méprisant et je lui ai
pardonné. Vous vous sentez très vertueuse
quand vous pardonnez aux gens, n'est-ce pas ?
Je compte consacrer toute mon énergie à faire
le bien, après cet épisode, et je n'essaierai
jamais plus d'être belle. Bien sûr, mieux vaut
être bon. Je le sais, mais il est parfois si difficile
de croire quelque chose, même si vous le
savez. Je veux vraiment être quelqu'un de bien,
Marilla, comme vous, Mme Allan et Mlle
617
Stacy, et faire votre fierté en grandissant. Diana
dit que lorsque mes cheveux commenceront à
repousser, ce serait une bonne idée que je noue
un ruban de velours noir autour de ma tête,
avec un nœud sur le côté. Elle dit qu'ainsi, ce
sera très charmant. Je dirai que c'est un turban
− c'est si romantique. Mais je parle trop, n'estce pas, Marilla ? Cela vous fait-il mal à la tête ?
»
« Ma tête va mieux. Pourtant, elle me faisait
atrocement mal cet après-midi. Ces migraines
ne cessent d'empirer. Je vais devoir consulter
un médecin à ce sujet. Quant à ton bavardage,
je ne peux pas dire qu'il me dérange − je m'y
suis habituée. »
C'était pour Marilla une façon de dire qu'elle
aimait l'entendre parler.
618
CHAPITRE XXVIII
Les mésaventures de la demoiselle
de lis
« Bien sûr, c'est toi qui dois jouer Elaine, dit
Diana. Je n'aurais jamais le courage de me
laisser porter jusque là-bas. »
« Moi non plus, dit Ruby Gillis en frissonnant.
Cela m'est égal de dériver quand nous sommes
deux ou trois dans la barque et qu'il est
possible de s'asseoir. C'est même amusant.
Mais rester allongée et faire semblant d'être
morte − j'en serais incapable. Je mourrais de
peur. »
« Bien sûr, ce serait romantique, reconnut Jane
Andrews, mais je sais que je ne pourrais pas
619
rester tranquille. Je me redresserais toutes les
deux minutes pour voir où je me trouve et si je
ne dérive pas trop loin. Et tu sais, Anne, que
cela gâcherait tout. »
« Mais c'est ridicule d'avoir une Elaine rousse,
se plaignit Anne. Je n'ai pas peur de dériver et
j'aimerais vraiment être Elaine. Mais cela n'en
est pas moins ridicule. Ruby devrait être Elaine,
parce qu'elle est blonde et a de longs cheveux
dorés si beaux − Elaine a "une chevelure d'or
qui envahit ses épaules en lourdes vagues",
vous savez. Et Elaine était la demoiselle de lis.
Voyons, une rousse ne peut pas être une
demoiselle de lis. »
« Ton teint est tout aussi pâle que celui de
Ruby, dit Diana avec sérieux. Quant à tes
cheveux, ils sont bien plus foncés qu'ils ne
l'étaient avant que tu ne les coupes. »
620
« Oh, tu trouves vraiment ? s'exclama Anne en
rougissant de plaisir. Je l'ai souvent pensé moimême − mais je n'ai jamais osé le demander à
quelqu'un, de peur que l'on me dise que je me
suis trompée. Penses-tu qu'ils paraissent
auburn maintenant, Diana ? »
« Oui, et je trouve que c'est très joli », dit
Diana en regardant avec admiration les boucles
courtes et soyeuses sur la tête d'Anne, retenues
par un ruban de velours noir avec un très joli
nœud.
Elles se tenaient sur la berge de l'étang, derrière
la Colline au Verger, où une petite langue de
terre ornée de bouleaux s'avançait depuis le
bord ; tout au bout se trouvait un petit ponton
de bois construit au-dessus de l'eau pour les
pêcheurs et les chasseurs de canards. C'était
en plein été, Ruby et Jane passaient l'après621
midi avec Diana, et Anne les avait rejointes
pour jouer.
Anne et Diana avaient passé la majeure partie
de l'été à jouer près de l'étang. Les Terres
Oisives appartenaient au passé, car au
printemps M. Bell avait rasé sans la moindre
pitié le petit bosquet d'arbres au fond de son
pré. Anne était restée assise parmi les souches,
pleurant toutes les larmes de son corps non
sans apprécier l'aspect romantique de la
situation ; elle se consola bien vite, car, après
tout, comme le disaient Diana et elle, des
jeunes filles de treize ans, bientôt quatorze,
étaient trop âgées pour s'amuser dans des
cabanes, et l'on trouvait des choses bien plus
divertissantes à faire près de l'étang. C'était
formidable de pêcher la truite sur le pont, et les
deux filles avaient appris à ramer dans la petite
barque à fond plat que M. Barry utilisait pour
622
chasser le canard.
C'était l'idée d'Anne que de mettre en scène
Elaine. Elles avaient appris le poème de
Tennyson à l'école l'hiver précédent, car le
directeur de l'Éducation l'avait inscrit au
programme d'anglais pour toutes les écoles de
l'Île-du-Prince-Édouard. Elles l'avaient analysé
et étudié en détail, et l'avaient tant décortiqué
qu'il serait étonnant qu'il recelât encore quelque
signification qu'elles ne connaissaient pas, mais
au moins la blonde fille au lis, Lancelot,
Guenièvre et le roi Arthur étaient-ils devenus
pour elles des personnages bien réels, et Anne
était dévorée par le regret secret de ne pas être
née à Camelot. Ce temps-là, disait-elle, était
bien plus romantique que l'époque actuelle.
Le projet d'Anne avait été accueilli avec
enthousiasme. Les filles avaient découvert que
623
si la barque était poussée depuis son point
d'ancrage, elle dériverait au fil de l'eau,
passerait sous le pont et finirait par s'échouer
sur une autre langue de terre un peu plus bas,
qui s'avançait dans une anse de l'étang. Elles
s'étaient souvent laissé porter ainsi, et rien ne
pouvait être plus pratique pour jouer le rôle
d'Elaine.
« Eh bien, je serai Elaine, fit Anne à
contrecœur, car, bien qu'elle fût ravie de jouer
le rôle principal, son sens artistique était si
exigeant qu'il ne manquerait pas de lui révéler
toutes les imperfections de son jeu. Ruby, tu
seras le roi Arthur, Jane sera Guenièvre et
Diana, Lancelot. Mais d'abord, vous devez
jouer les frères et le père. Nous ne pouvons
pas mettre en scène le vieux serviteur muet, car
il n'y a pas la place pour deux dans la barque
quand une personne est allongée dedans. Nous
624
devons draper toute la barque de brocart
sombre. Le vieux châle noir de ta mère serait
parfait, Diana. »
Une fois qu'elles furent en possession du châle
noir, Anne l'étendit sur la barque et s'allongea
au fond, les yeux fermés et les mains croisées
sur sa poitrine.
« Oh, on dirait vraiment qu'elle est morte,
chuchota nerveusement Ruby Gillis en
regardant le petit visage pâle et immobile sous
les ombres mouvantes des bouleaux. Les filles,
j'en ai la chair de poule. Pensez-vous que ce
soit bien de jouer ainsi ? Mme Lynde dit que
jouer la comédie, c'est terriblement mal. »
« Ruby, ne parle pas de Mme Lynde, dit Anne
d'une voix rude. Cela gâche tout l'effet, car
l'histoire se déroule des centaines d'années
625
avant la naissance de Mme Lynde. Jane,
occupe-toi de cela. Il ne faut pas qu'Elaine
parle alors qu'elle est censée être morte. »
Jane se montra à la hauteur de la tâche. Il n'y
avait pas de drap d'or en guise de linceul, mais
un vieux couvre-piano japonais de crêpe jaune
le remplaça à la perfection. Elles n'avaient
trouvé aucun lis blanc, mais un long iris bleu
posé dans l'une des mains croisées d'Anne
produisait le plus bel effet.
« Voilà, elle est prête, dit Jane. Nous devons
embrasser son front paisible et, Diana, tu dois
dire : "Ma sœur, adieu à jamais", et Ruby, tu
dois dire : "Adieu, ma douce sœur", soyez
toutes les deux aussi tristes que possible. Anne,
pour l'amour de Dieu, essaie de sourire un peu.
Tu sais, Elaine "gisait comme si elle souriait".
Voilà qui est mieux. Maintenant, détachez la
626
barque. »
On poussa donc la barque, qui racla
violemment un vieux poteau presque immergé.
Diana, Jane et Ruby attendirent suffisamment
longtemps pour voir l'embarcation emportée
par le courant en direction du pont, puis elles
s'élancèrent à travers bois, franchirent la route
et descendirent vers la langue de terre où,
comme Lancelot, Guenièvre et le roi, elles
devaient être prêtes à accueillir la demoiselle de
lis.
Pendant quelques minutes, Anne, qui dérivait
lentement, profitait pleinement de la situation
romantique dans laquelle elle se trouvait. Puis il
se produisit quelque chose qui, cette fois,
n'était plus du tout romantique. La barque
commença à prendre l'eau. Au bout de
quelques instants, Elaine n'eut d'autre choix que
627
de se redresser en ramassant son drap doré et
son châle de brocart noir. Elle remarqua une
longue fissure au fond de sa barque, au travers
de laquelle l'eau entrait à flots. Le piquet pointu
près du ponton avait arraché la plaque clouée
au sol de l'embarcation pour la calfeutrer. Anne
l'ignorait, mais elle prit bien vite conscience
qu'elle se trouvait en fâcheuse posture. À ce
rythme, le fond se remplirait et la barque
coulerait bien avant qu'elle ne parvînt à dériver
jusqu'à l'avancée de terre. Où étaient les rames
? Elles les avaient laissées sur le rivage !
Anne poussa un petit cri étouffé que personne
n'entendit ; elle était livide, mais elle ne perdit
pas son sang-froid. Il lui restait une chance −
juste une seule.
« J'étais terriblement effrayée, raconta-t-elle à
Mme Allan le lendemain, et j'ai eu l'impression
628
que la barque mettait des années à dériver vers
le pont, tandis que l'eau montait de plus en
plus. J'ai prié, Mme Allan, le plus sincèrement
du monde, mais je n'ai pas fermé les yeux pour
prier, car je savais que la seule manière dont
Dieu pouvait me sauver était de laisser la
barque flotter suffisamment près de l'un des
piliers du pont pour que je puisse y grimper.
Vous savez que les piliers sont juste de vieux
troncs d'arbre, pleins de nœuds et de vieux
bouts de branche. Le mieux à faire était de
prier, mais j'avais ma part à jouer en restant
attentive, j'en avais bien conscience. Alors j'ai
dit : "Cher Dieu, je vous en prie, amenez la
barque près d'un pilier et je ferai le reste", et je
l'ai répété encore et encore. En de telles
circonstances, on ne pense guère à trouver de
jolis mots. Mais je fus exaucée, car la barque
est venue cogner contre un pilier avant de filer.
J'ai jeté le drap et le châle sur mes épaules et
629
j'ai grimpé sur un bout de branche providentiel.
Et je suis restée là, Mme Allan, accrochée à ce
vieux pilier glissant, sans pouvoir monter ni
descendre. C'était une position des moins
romantiques, mais je n'y ai pas pensé sur le
moment. On ne se soucie guère d'avoir l'air
noble lorsqu'on vient de réchapper à une mort
par noyade. J'ai vite dit une prière de
remerciement, puis je me suis concentrée pour
ne pas lâcher prise, car je savais qu'il allait me
falloir une aide humaine pour rejoindre la terre
ferme. »
La barque dériva sous le pont et coula peu de
temps après, au beau milieu du courant. Ruby,
Jane et Diana, qui l'attendaient déjà au bout de
la langue de terre, la virent disparaître devant
leurs yeux et ne doutèrent pas un seul instant
qu'Anne n'eût sombrée avec elle. Pendant un
moment, elles restèrent interdites, blêmes
630
comme des linges, pétrifiées d'horreur devant la
tragédie ; puis, hurlant à pleins poumons, elles
s'élancèrent dans une course effrénée à travers
bois sans prendre le temps de s'arrêter en
traversant la route pour regarder dans la
direction du pont. Anne, qui s'agrippait
désespérément à son appui précaire, aperçut
leurs silhouettes fuyantes et entendit leurs cris.
Le secours ne tarderait pas à arriver, mais en
attendant elle devait maintenir une position très
inconfortable.
Les minutes passèrent, chacune paraissant
comme une heure pour l'infortunée demoiselle
de lis. Pourquoi personne ne venait-il ? Où
étaient donc parties les filles ? Et si elles
s'étaient évanouies, toutes en même temps ? Et
si personne ne venait jamais ? Et si elle
commençait à fatiguer et à ressentir tant de
crampes qu'elle serait incapable de tenir bon ?
631
Anne regarda les profondeurs vertes qui
s'enfonçaient en dessous d'elle, lugubres, et où
ondulaient de longues ombres huileuses. Un
frisson la parcourut. Son imagination
commença à lui souffler toutes sortes de
sinistres éventualités.
Puis, alors qu'elle pensait ne plus pouvoir
supporter la douleur dans ses bras et ses
poignets, Gilbert Blythe apparut sous le pont, à
bord du doris22 d'Harmon Andrews !
Gilbert leva les yeux et, à son grand
étonnement, découvrit un petit visage livide et
dédaigneux, qui le dévisageait de ses grands
yeux gris, effrayés mais pleins de mépris.
« Anne Shirley ! Mais comment as-tu atterri ici
? » s'exclama-t-il.
632
Sans attendre de réponse, il se rapprocha du
pilier et tendit la main. Anne n'avait pas le choix
; elle attrapa la main de Gilbert Blythe, glissa
dans le doris, où elle s'assit à la poupe,
trempée et furieuse, les bras chargés de son
châle dégoulinant et de son drap de crêpe
mouillé. Qu’il était difficile de rester digne en de
pareilles circonstances !
« Qu'est-il arrivé, Anne ? » demanda Gilbert en
s'emparant de ses rames.
« Nous étions en train de jouer Elaine, répondit
Anne d'un ton glacial sans même regarder son
sauveur, et je devais dériver vers Camelot dans
un esquif − je veux dire, dans la barque. La
barque a commencé à prendre l'eau et j'ai
grimpé sur le pilier. Les filles sont parties
chercher du secours. Veux-tu bien me ramener
au ponton, je te prie ? »
633
Gilbert s'exécuta et rama jusqu'au ponton où
Anne, refusant son aide, sauta d'un bond sur la
berge.
« Je te suis très reconnaissante », dit-elle d'un
air hautain en tournant les talons. Mais Gilbert
avait aussi sauté du bateau. Il posa la main sur
son bras pour la retenir.
« Anne, s'empressa-t-il de dire. Écoute. Ne
pourrions-nous pas être amis ? Je suis
terriblement désolé de m'être moqué de tes
cheveux, cette fois-là. Je ne voulais pas te
vexer et c'était juste pour plaisanter. Et puis,
c'était il y a si longtemps. Je trouve que tes
cheveux sont vraiment très beaux maintenant −
je le pense sincèrement. Soyons amis. »
Pendant un instant, Anne hésita. Elle prenait
conscience, au-delà de sa dignité outragée, que
634
l'expression nouvelle, à la fois timide et pleine
d'espoir qu'elle apercevait pour la première fois
dans les yeux noisette de Gilbert, était très
agréable. Son cœur se mit à battre un peu plus
fort. Mais l'amertume de son ancienne blessure
ne tarda pas à redonner à sa détermination qui
commençait à vaciller toute sa vigueur
d'autrefois. Gilbert l'avait traitée de « poil de
carotte » et l'avait humiliée devant toute l'école.
Son ressentiment, qui pour d'autres personnes,
notamment plus âgées, pouvait sembler aussi
ridicule que ce qui l'avait causé, ne semblait pas
pouvoir être apaisé ni radouci avec le temps.
Elle détestait Gilbert Blythe ! Elle ne lui
pardonnerait jamais !
« Non, dit-elle froidement, je ne serai jamais
amie avec toi, Gilbert Blythe ; et je n'en ai pas
envie ! »
635
« Très bien ! fit Gilbert en bondissant dans son
embarcation, les joues rouges de colère. Je ne
te demanderai plus jamais d'être mon amie,
Anne Shirley. Et cela m'est bien égal ! »
Il s'éloigna en donnant des coups de rame vifs
et fiers, tandis qu'Anne s'en allait sur le petit
chemin escarpé et bordé de fougères qui
passait sous les érables. Elle avait la tête haute,
mais elle ressentait pourtant un curieux
sentiment de regret. Elle regrettait presque
d'avoir répondu ainsi à Gilbert. Bien sûr, il
l'avait terriblement insultée, et pourtant − !
Anne se dit soudain que ce serait un véritable
soulagement de s'asseoir et de se laisser aller à
pleurer. Elle avait les nerfs à vif, car le
contrecoup de la frayeur qu'elle avait eue,
agrippée à son poteau, se faisait sentir.
À mi-chemin, elle rencontra Jane et Diana qui
636
accouraient vers le ponton dans un état très
proche de l'hystérie. Elles n'avaient trouvé
personne à la Colline au Verger, M. et Mme
Barry étant tous deux sortis. Là, Ruby Gillis
avait cédé à une crise de panique et Jane et
Diana l'avaient laissée pour qu'elle reprenne ses
esprits tant bien que mal, tandis qu'elles se
ruaient vers la Forêt Hantée et franchissaient au
pas de course le ruisseau des Pignons Verts.
Mais là non plus, elles ne trouvèrent personne,
car Marilla était partie pour Carmody et
Matthew faisait les foins dans le pré arrière.
« Oh, Anne, fit Diana, à bout de souffle, en se
jetant à son cou tout en pleurant de
soulagement et de bonheur, oh, Anne − nous
pensions − que tu t'étais − noyée − ce qui
faisait de nous des meurtrières − car nous
t'avions laissé − jouer le rôle − d'Elaine. Et
Ruby est dans tous ses états − oh, Anne,
637
comment t'en es-tu sortie ? »
« J'ai grimpé sur l'un des piliers, expliqua Anne
d'un ton las, Gilbert Blythe est passé dans le
doris de M. Andrews, et il m'a ramenée sur la
terre ferme. »
« Oh, Anne, comme c'est merveilleux de sa
part ! Oh, c'est si romantique ! fit Jane,
retrouvant enfin son souffle et l'usage de la
parole. Bien sûr, maintenant, tu vas lui parler à
nouveau. »
« Certainement pas, se récria Anne, qui venait
de retrouver toute sa fougue. Et je ne veux plus
jamais entendre le mot "romantique", Jane
Andrews. Je suis terriblement désolée de vous
avoir fait cette peur, mes amies. Tout est de ma
faute. Je suis persuadée que je suis née sous
une mauvaise étoile. Tout ce que je fais attire
638
toujours les ennuis sur moi ou mes amis les plus
chers. Voilà que nous avons perdu la barque de
ton père, Diana, et j'ai le pressentiment que
nous n'aurons plus l'autorisation de naviguer sur
l'étang. »
Le pressentiment d'Anne ne tarda pas à se
révéler plus exact que ne le sont généralement
les pressentiments. La consternation fut grande
chez les Barry et les Cuthbert lorsqu'on y
apprit les événements de l'après-midi.
« N'auras-tu donc jamais une once de bon
sens, Anne ? » gronda Marilla.
« Oh si, un jour, Marilla », répondit Anne avec
optimisme. Elle s'était laissé aller à ses sanglots
dans la solitude bienveillante du pignon est, ce
qui lui avait calmé les nerfs et rendu sa gaieté
habituelle. « Je crois que mon envie de devenir
639
raisonnable n'a jamais été aussi forte. »
« Je me le demande », dit Marilla.
« Eh bien, expliqua Anne, j'ai appris une
nouvelle leçon très précieuse aujourd'hui.
Depuis que je suis arrivée aux Pignons Verts, je
fais des bêtises, et chaque bêtise m'a aidée à
venir à bout d'un grand défaut. Cette histoire
avec la broche d'améthyste m'a appris à ne pas
toucher à ce qui ne m'appartient pas. L'erreur
de la Forêt Hantée m'a appris à ne pas me
laisser emporter par mon imagination. La bêtise
du gâteau à la lotion m'a appris à me
concentrer lorsque je cuisine. Teindre mes
cheveux m'a appris à ne pas être orgueilleuse.
Maintenant, je ne pense plus à mes cheveux, ni
à mon nez − ou du moins, très rarement. Et la
bêtise d'aujourd'hui va m'apprendre à ne plus
être aussi romantique. J'en suis venue à la
640
conclusion qu'il est vain de chercher à être
romantique à Avonlea. C'était peut-être assez
aisé dans les donjons de Camelot, plusieurs
centaines d'années en arrière, mais ce n'est plus
quelque chose que l'on apprécie. Je suis
certaine que vous remarquerez bien vite que j'ai
changé à cet égard, Marilla. »
« En tout cas, je l'espère », répondit Marilla,
sceptique.
Mais Matthew, qui était resté silencieusement
dans son coin, posa une main sur l'épaule
d'Anne une fois que Marilla fut sortie.
« N'abandonne pas toutes tes idées
romantiques, Anne, lui murmura-t-il
timidement. Un peu, c'est toujours une bonne
chose − pas trop, bien sûr − mais gardes-en un
peu, Anne, gardes-en un peu. »
641
CHAPITRE XXIX
Un séjour inoubliable
Anne ramenait les vaches du pâturage arrière
en passant par l'Allée des Amoureux. C'était un
soir de septembre et le sous-bois ainsi que
toutes les clairières étaient auréolés de l'éclat
rubis du soleil couchant. Çà et là, le chemin
était éclaboussé de lumière, bien qu'il demeurât
surtout à l'ombre des érables. Sous les sapins
flottait une pénombre violette semblable à des
vapeurs de vin. Le vent sifflait à leurs cimes, et
il n'existait pas sur terre musique plus douce
que celle du vent à la cime des arbres le soir
venu.
Les vaches se dandinaient placidement le long
du chemin et Anne les suivait en rêvassant,
642
récitant à haute voix le chant de bataille de
Marmion − qui était également au programme
des cours d'anglais l'hiver passé et que Mlle
Stacy leur avait demandé d'apprendre par
cœur − tout en s'imaginant avec enthousiasme
les lignes de combat et les lances qui
s'entrechoquaient. Lorsqu'elle arriva au vers : «
Les opiniâtres fantassins demeuraient à leur
poste, dans leurs bois sombres impénétrables
», elle s'arrêta avec délice pour fermer les yeux
et s'imaginer qu'elle faisait partie de cette
aventure héroïque. Lorsqu'elle les rouvrit, ce fut
pour apercevoir Diana qui franchissait la grille
menant au champ des Barry, d'un pas si décidé
qu'Anne comprit aussitôt qu'il s'était passé
quelque chose. Mais elle ne voulait pas faire
preuve d'une trop grande curiosité.
« N'as-tu pas l'impression que cette soirée
ressemble à un rêve mauve, Diana ? Je me sens
643
heureuse d'être en vie. Le matin, je me dis
toujours que c'est le meilleur moment de la
journée ; mais lorsqu'arrive le soir, je me dis
que c'est encore plus joli. »
« C'est une très belle soirée, en effet, dit Diana,
mais, oh, j'ai de grandes nouvelles, Anne.
Devine. Tu as droit à trois suppositions. »
« Charlotte Gillis va finalement se marier à
l'église, et Mme Allan veut que nous nous
chargions de la décoration », s'exclama Anne.
« Non. Le fiancé de Charlotte n’est pas
d'accord, car personne ne s'est encore marié à
l'église et, d'après lui, cela ressemblerait trop à
des funérailles. C'est vraiment dommage, car
ce serait si amusant. Devine encore. »
« La mère de Jane va lui permettre d'organiser
une fête d'anniversaire ? »
644
Diana secoua la tête, ses yeux noirs pétillant de
gaieté.
« Je ne trouve pas, dit Anne, découragée, à
moins que Moody Spurgeon MacPherson ne
t'ait rendu visite après la réunion de prière, hier
soir. C'est cela ? »
« Tu n'y songes pas, s'exclama Diana, indignée.
Je ne m'en vanterais certainement pas si c'était
le cas, quelle affreuse personne ! Je savais que
tu ne devinerais pas. Maman a reçu aujourd'hui
une lettre de tante Joséphine, qui veut que toi et
moi la rejoignions en ville mardi prochain et que
nous restions avec elle pour la foire. Voilà ! »
« Oh, Diana, souffla Anne, qui ressentit le
besoin de s'appuyer contre un érable pour se
soutenir, c'est vrai ? Mais j'ai bien peur que
Marilla ne me laisse pas venir. Elle dira qu'elle
645
ne peut pas encourager les flâneries. C'est ce
qu'elle a dit la semaine dernière quand Jane m'a
invitée à aller avec sa famille dans leur chariot à
deux banquettes pour assister au gala donné
par les Américains à l'Hôtel de la Grève
Blanche. Je voulais y aller, mais Marilla a dit
que je ferais mieux de rester à la maison pour
faire mes devoirs et que Jane devrait en faire
autant. J'étais amèrement déçue, Diana. J'avais
le cœur tellement brisé que je n'ai pas pu réciter
mes prières avant de me coucher. Mais je m'en
suis repentie et je me suis levée au milieu de la
nuit pour les dire. »
« Voilà ce que nous allons faire, dit Diana.
Nous allons demander à maman de parler à
Marilla. Ainsi, il y a plus de chances qu'elle te
laisse venir ; et si elle accepte, alors nous nous
amuserons comme jamais, Anne. Je ne suis
jamais allée dans aucune foire, et c'est un
646
supplice d'entendre les autres filles parler de
leurs expériences. Jane et Ruby y sont déjà
allées deux fois, et elles y retournent cette
année. »
« Je ne vais pas y penser tant que je ne saurai
pas si j'y vais, décréta Anne résolument. Sinon,
je serai tellement déçue que je ne pourrai pas le
supporter. Mais si je peux y aller, alors j'espère
que mon nouveau manteau sera prêt d'ici là.
D'après Marilla, je n'avais pas besoin d'un
nouveau manteau. Elle disait que mon ancien
serait parfait pour un hiver supplémentaire et
que je devrais déjà être contente d'avoir une
nouvelle robe. La robe est très jolie, Diana −
bleu marine, et tellement à la mode. Marilla me
fait toujours des robes à la mode maintenant,
parce qu'elle dit qu'elle ne veut pas que
Matthew retourne demander à Mme Lynde de
me les coudre. Je suis si heureuse. Il est
647
tellement plus facile d'être une bonne personne
quand on porte des vêtements à la mode. Du
moins, ça l'est pour moi. Je suppose que c’est
égal aux gens qui sont naturellement bons. Mais
Matthew a dit que je devais avoir un nouveau
manteau, alors Marilla a acheté un joli morceau
de fine popeline bleue, et ce sera une vraie
couturière de Carmody qui me le
confectionnera. Ce sera prêt samedi soir, et
j'essaie de ne pas m'imaginer en train de
remonter l'allée centrale de l'église le dimanche,
dans mon nouvel habit et mon bonnet, parce
que je crains que ce soit mal d'imaginer de
telles choses. Mais malgré tout, l'image ne
cesse de me venir à l'esprit. Mon bonnet est si
joli. Matthew me l'a acheté le jour où nous
étions à Carmody. C'est l'un de ces petits
bonnets en velours bleu qui font fureur, avec
des cordons et des pompons dorés. Ton
nouveau chapeau est si raffiné, Diana, et si
648
élégant. Quand je t'ai vue entrer dans l'église
dimanche dernier, mon cœur s'est gonflé de
fierté à l'idée que tu étais mon amie intime.
Penses-tu que ce soit mal de penser autant à
nos vêtements ? Marilla dit que c'est un péché.
Mais c'est pourtant un sujet si intéressant,
n'est-ce pas ? »
Marilla accepta de laisser partir Anne pour la
ville, et il fut conclu que M. Barry y conduirait
les filles le mardi suivant. Comme Charlotteville
se trouvait à une cinquantaine de kilomètres et
que M. Barry avait l'intention de faire l'allerretour dans la même journée, il fallait prévoir un
départ très matinal. Mais Anne était si excitée
que, le mardi matin, elle fut debout avant le
lever du jour. Un coup d'œil par sa fenêtre lui
assura que la journée serait ensoleillée, car le
ciel à l'est, derrière les sapins de la Forêt
Hantée, était argenté et sans nuages. À travers
649
la cime des arbres, une lumière brillait dans le
pignon ouest de la Colline au Verger, signe que
Diana était elle aussi réveillée.
Anne était déjà habillée lorsque Matthew
alluma le feu, et elle avait préparé le petit
déjeuner quand Marilla descendit, bien qu'elle
fût trop fébrile pour avaler quoi que ce fût.
Après le repas, Anne enfila son bonnet tout
neuf et sa nouvelle veste et s'empressa de
traverser le ruisseau et de s'engager entre les
sapins en direction de la Colline au Verger. M.
Barry et Diana l'attendaient. Ils se mirent en
route.
Le trajet était long, mais Anne et Diana en
apprécièrent chaque minute. Il était si agréable
d'aller cahin-caha sur les routes humides dans
la lumière rougeoyante du soleil du matin qui se
levait lentement sur les champs moissonnés.
650
L'air était frais et piquant, et un brouillard bleu
cendré flottait dans les vallons avant de
remonter jusqu'au sommet des collines. Parfois,
la route passait à travers bois, où les érables
commençaient à afficher leurs bannières
écarlates ; parfois, elle empruntait des ponts
pour traverser des cours d'eau, faisant
frissonner Anne d'une peur viscérale pourtant
teintée de plaisir ; parfois, elle sinuait le long
d'un rivage où un port abritait de petits
quartiers de cabanes de pêcheurs grises
comme un ciel d'orage ; puis elle remontait
dans les collines, où s'offrait à la vue un vaste
panorama de terres vallonnées surmontées d'un
ciel bleu encore brumeux ; mais où qu'elle allât,
elle fournissait d'inépuisables sujets de
conversation. Il était presque midi lorsqu'ils
arrivèrent en ville et se dirigèrent vers « Le
Bosquet ». C'était une vieille demeure
magnifique, en retrait de la route et nichée dans
651
un bosquet d'ormes verdoyants et de hêtres
touffus. Mlle Barry vint à leur rencontre, son
regard noir malicieux pétillant de plaisir.
« Enfin tu viens me rendre visite, ma petite
Anne, dit-elle. Bonté divine, mon enfant,
comme tu as grandi ! Tu es plus grande que
moi, pour sûr. Et tu es encore plus jolie que tu
ne l'étais. Mais je suis certaine que tu le sais
déjà. »
« Eh bien, non, je ne le savais pas, répondit
Anne, enchantée. Je sais que j'ai moins de
taches de rousseur qu'avant et j'en suis
vraiment ravie, mais je n'aurais pas osé espérer
d'autres changements. Je suis si heureuse que
vous me le dissiez, Mlle Barry. » La maison de
Mlle Barry était « très richement » meublée,
comme Anne le raconta plus tard à Marilla.
Les deux petites campagnardes furent
652
impressionnées par la splendeur du salon où
Mlle Barry les laissa seules pour aller surveiller
le dîner.
« Ne dirait-on pas un palais ? chuchota Diana.
Je n'étais encore jamais venue chez tante
Joséphine, et je n'avais pas idée que cela
puisse être si grandiose. Comme j'aimerais que
Julia Bell voie cela − elle qui s'enorgueillit
tellement du salon de sa mère. »
« Un tapis de velours, soupira Anne, en
admiration. Et des rideaux de soie ! J'ai
souvent rêvé de toutes ces choses, Diana. Mais
tu sais, je ne me sens pas très à l'aise en fin de
compte. Il y a tant de choses dans cette pièce,
et elles sont toutes si splendides, qu'elles ne
laissent aucune place à l'imagination. C'est une
consolation quand on est pauvre − il y a
tellement de choses que l'on peut imaginer. »
653
Leur séjour en ville fut un événement qui fit
date dans la vie d'Anne et Diana pendant de
nombreuses années. Du début à la fin, les
merveilles se succédèrent.
Le mercredi, Mlle Barry les emmena à la foire,
où elles restèrent toute la journée.
« C'était splendide, raconta plus tard Anne à
Marilla. Je n'avais jamais rien imaginé d'aussi
intéressant. Je me demande quelle section était
la plus fascinante. Je crois que j'ai préféré les
chevaux, et les fleurs et les ouvrages
d'artisanat. Josie Pye a reçu le premier prix
pour sa dentelle. J'étais vraiment contente pour
elle. Et j'étais ravie d'être contente, parce que
cela prouve que je m'améliore, n'est-ce pas,
Marilla, de pouvoir me réjouir ainsi du succès
de Josie ? M. Harmon Andrews a reçu le
deuxième prix pour ses pommes Gravenstein et
654
M. Bell a eu la récompense du plus beau
cochon. Diana a dit qu'elle trouvait ridicule
qu'un directeur d'école du dimanche concoure
pour le plus beau cochon, mais je ne vois pas
pourquoi. Et vous ? Elle a dit que désormais,
elle y penserait chaque fois qu'il fera sa prière
d'un ton si solennel. Clara Louise MacPherson
a reçu un prix pour sa peinture, et Mme Lynde
a reçu le premier prix pour son beurre et son
fromage faits maison. Alors, Avonlea n'était-il
pas bien représenté ? Mme Lynde était là, et
j'ignorais à quel point je l'appréciais jusqu'à ce
que j'aperçoive son visage familier parmi tous
ces étrangers. Il y avait des milliers de
personnes, Marilla. Je me suis sentie si
atrocement insignifiante. Et Mlle Barry nous a
emmenées jusqu'à la grande tribune pour
assister aux courses de chevaux. Mme Lynde
n'y est pas allée ; elle a dit que les courses de
chevaux étaient une abomination et, comme elle
655
est un membre actif de l'église, elle a pensé qu'il
était de son devoir de montrer l'exemple en
s'en tenant éloignée. Mais il y avait tellement de
spectateurs que je ne pense pas que quiconque
ait remarqué l'absence de Mme Lynde. Pour
ma part, il ne vaut mieux pas que j'aille très
souvent aux courses de chevaux, parce qu'elles
sont effroyablement fascinantes. Diana était si
excitée qu'elle m'a proposé de parier dix cents
que le cheval roux allait gagner. Je ne pensais
pas qu'il gagnerait, mais j'ai tout de même
refusé de parier, parce que je voulais tout
raconter à Mme Allan et j'étais persuadée que
lui rapporter ce genre de chose ne serait pas
brillant. On sait que l'on fait quelque chose de
mal si on ne peut pas le raconter à l'épouse du
pasteur. Avoir la femme d'un pasteur comme
amie, c'est un peu comme avoir une seconde
conscience. Et j'étais ravie de ne pas avoir
parié, parce que le cheval roux a bel et bien
656
gagné, et j'aurais perdu dix cents. Alors vous
voyez que ma vertu a été récompensée. Nous
avons vu un homme s'élever dans un ballon.
J'aimerais tant monter dans un ballon, Marilla ;
ce doit être si exaltant ; et nous avons vu un
homme qui disait la bonne aventure. Pour dix
cents, un petit oiseau choisissait la bonne carte
pour vous. Mlle Barry nous a donné dix cents,
à Diana et à moi, pour que nous nous fassions
tirer les cartes. La mienne disait que
j'épouserais un homme brun et ténébreux, très
riche, et que j'irais vivre outre-mer. Après cela,
j'ai regardé attentivement tous les hommes
ténébreux que j'ai croisés, mais aucun ne m'a
intéressée. De toute manière, j'imagine qu'il est
encore trop tôt pour que je commence à le
chercher. Oh, c'était une journée que je
n'oublierai jamais, Marilla. J'étais si fatiguée
que je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Mlle Barry
nous a installées dans la chambre d'amis,
657
comme elle me l'avait promis. C'était une pièce
élégante, Marilla, mais finalement dormir dans
une chambre d'amis n'est pas comme je l'aurais
imaginé. C'est l'inconvénient de grandir, et je
commence à m'en rendre compte. Les choses
que vous espériez tant lorsque vous étiez enfant
ne vous paraissent plus aussi merveilleuses
lorsque vous les obtenez. »
Le jeudi, les filles allèrent se promener dans le
parc, et le soir, Mlle Barry les emmena voir un
concert à l'Académie de Musique, où une
prima donna de renom devait se produire23.
Pour Anne, la soirée fut un éblouissement
enchanteur.
« Oh, Marilla, c'était indescriptible. J'étais si
fébrile que j'étais incapable de parler, vous
vous rendez compte de ce que cela signifie. Je
suis restée assise, dans un silence émerveillé.
658
Madame Selitsky était d'une beauté parfaite et
elle portait une robe de satin blanche et des
diamants. Mais quand elle a commencé à
chanter, je n'ai plus pensé à rien d'autre. Oh, je
ne peux vous dire dans quel état je me trouvais.
Mais il m'a semblé qu'il ne me serait plus jamais
difficile d'être une bonne personne à l'avenir.
J'avais la même impression que lorsque je
regarde les étoiles. Les larmes me sont
montées aux yeux, mais, oh, c'étaient des
larmes de pur bonheur. J'étais triste lorsque ce
fut fini, et j'ai dit à Mlle Barry que je ne savais
pas comment j'allais bien pouvoir reprendre
une vie normale. Elle a dit que si nous allions au
restaurant de l'autre côté de la rue pour manger
une crème glacée, cela me serait d'un grand
réconfort. Cela me paraissait si prosaïque ;
mais à ma grande surprise, elle avait raison. La
crème glacée était délicieuse, Marilla, et il était
si agréable et insolite d'être assise là, à onze
659
heures du soir, en train de manger une glace.
Diana a dit qu'elle était faite pour vivre à la
ville. Mlle Barry m'a demandé ce que j'en
pensais, mais j'ai dit que cela méritait que j'y
réfléchisse très sérieusement avant de pouvoir
me décider. Alors j'y ai longuement pensé
après être allée me coucher. C'est le meilleur
moment pour réfléchir. Et j'en suis arrivée à la
conclusion, Marilla, que je n'étais pas faite pour
la vie à la ville et que c'était aussi bien ainsi.
C'est amusant de manger de la crème glacée
dans un magnifique restaurant à onze heures du
soir, une fois de temps en temps ; mais au
quotidien, je préfère me trouver dans la
chambre est des Pignons Verts à onze heures,
profondément endormie, en sachant que même
pendant mon sommeil, les étoiles brillent audehors et que le vent souffle dans les sapins de
l'autre côté du ruisseau. Je l'ai expliqué à Mlle
Barry le lendemain au petit-déjeuner et elle a
660
éclaté de rire. Mlle Barry a coutume de rire dès
que j'ouvre la bouche, même lorsque je dis la
chose la plus sérieuse qui soit. Je n'ai pas
beaucoup aimé, Marilla, parce que je
n'essayais pas d'être drôle. Mais c'est une
dame très accueillante et elle nous a traitées
comme des reines. »
Le vendredi, il fallut rentrer, et M. Barry
ramena les fillettes.
« Eh bien, j'espère que vous vous êtes bien
amusées », dit Mlle Barry en leur disant au
revoir.
« Oui, beaucoup », dit Diana.
« Et toi, petite Anne ? »
« J'ai aimé chaque minute de ce séjour », dit
Anne en se jetant spontanément au cou de la
661
vieille dame pour embrasser ses joues ridées.
Diana n'aurait jamais osé faire une telle chose
et fut interloquée par la liberté que prenait
Anne. Mais Mlle Barry était ravie, et elle resta
debout sous son porche pour regarder le
chariot s'éloigner jusqu'à disparaître. Ensuite,
elle rentra dans sa grande maison en soupirant.
Sa demeure semblait bien triste, privée de la
fraîcheur de ces deux jeunes filles. Mlle Barry
était une vieille femme plutôt égoïste, à dire
vrai, et elle ne s'était jamais vraiment souciée
de personne d'autre qu'elle. Elle n'attribuait de
valeur aux gens que dans la mesure où ils
pouvaient lui être utiles ou l'amuser. Anne l'avait
amusée, ce qui lui valait d'être dans les bonnes
grâces de la vieille dame. Mais c'était moins
aux discours désuets d'Anne que songeait en
cet instant Mlle Barry qu'à ses élans
d'enthousiasme rafraîchissants, ses émotions
transparentes, ses attitudes conquérantes et la
662
douceur de ses yeux et de ses lèvres.
« J'ai pensé que Marilla Cuthbert était folle en
apprenant qu'elle avait adopté une petite fille
dans un orphelinat, se dit-elle, mais il faut croire
qu'en fin de compte, ce n'était pas vraiment une
erreur. Si j'avais une enfant comme Anne dans
cette maison en permanence, je serais une
femme meilleure et bien plus heureuse. »
Anne et Diana trouvèrent le trajet du retour
aussi agréable que l'aller − plus agréable,
même, car elles se réjouissaient de retrouver
leurs foyers au bout de la route. Le soleil se
couchait lorsqu'ils passèrent par la Grève
Blanche et tournèrent sur la route de la côte.
Au-delà, les collines d'Avonlea se détachaient,
sombres sur le ciel couleur safran. Derrière
eux, la lune se levait au-dessus de la mer, qui
scintillait, transfigurée par son éclat. Chaque
663
petite crique le long des virages de la route était
une merveille de vaguelettes dansantes. Les
vagues s'écrasaient doucement contre les
rochers en contrebas, et l'iode marine
emplissait l'air frais et puissant du bord de mer.
« Oh, c'est si bon d'être en vie et de rentrer
chez soi », souffla Anne.
Alors qu'elle traversait le pont de rondins qui
enjambait le ruisseau, la lumière de la cuisine
des Pignons Verts sembla lui faire un clin d'œil
accueillant pour saluer son retour, et à travers
la porte ouverte, elle aperçut le feu qui brûlait
dans l'âtre, répandant sa chaleureuse lueur
rouge dans la fraîche nuit d'automne. Radieuse,
Anne remonta la colline au pas de course et
entra dans la cuisine, où un dîner tout chaud
l'attendait sur la table.
664
« Ah, tu es rentrée ! » s'exclama Marilla en
pliant son tricot.
« Oui, et oh, c'est si bon d'être de retour, fit
Anne d'un ton joyeux. Je pourrais tout
embrasser, même l'horloge. Marilla, un poulet
rôti ! Ne me dites pas que vous l'avez cuisiné
spécialement pour moi ! »
« Si, c'est le cas, dit Marilla. J'ai pensé que tu
aurais faim après une telle route et que tu aurais
besoin de quelque chose qui soit vraiment
appétissant. Dépêche-toi de te changer, nous
allons dîner dès que Matthew rentrera. Je dois
dire que je suis bien heureuse que tu sois de
retour. C'était très ennuyeux ici, sans toi, et je
pensais que ces quatre longues journées ne se
termineraient jamais. »
Après le dîner, Anne s'assit devant le feu, entre
665
Matthew et Marilla, et leur expliqua sa visite
avec force détails.
« J'ai passé un merveilleux moment, conclutelle joyeusement, et je sens que je n'oublierai
jamais ces quelques jours. Mais le mieux de
tout, c'était le retour à la maison. »
666
CHAPITRE XXX
Préparation pour l'Académie Royale
Marilla avait posé son tricot sur ses genoux et
s'était adossée contre sa chaise. Elle avait les
yeux fatigués et elle songeait vaguement à faire
changer ses verres de lunettes la prochaine fois
qu'elle irait en ville, car ses yeux avaient
tendance à se fatiguer de plus en plus souvent.
La nuit était presque tombée. Le crépuscule de
cette fin de mois de novembre avait enveloppé
les Pignons Verts, et la seule lumière dans toute
la cuisine provenait des flammes rouges qui
dansaient dans le poêle.
Anne était pelotonnée à la turque sur le tapis
devant la cheminée et regardait le brasier
667
joyeux où le soleil d'une centaine d'étés
s'évaporait des bûches d'érable. Elle avait lu,
mais son livre avait glissé sur le sol et à présent,
elle rêvait, un sourire sur ses lèvres
entrouvertes. De scintillants châteaux en
Espagne prenaient forme dans les brumes et les
arcs-en-ciel de son imagination ; des aventures
merveilleuses et captivantes lui arrivaient au
pays des rêves − des aventures qui se
terminaient toujours par un triomphe et dans
lesquelles elle ne se retrouvait jamais dans les
situations embarrassantes de la vie réelle.
Marilla la regardait avec une tendresse qu'elle
n'aurait jamais osé révéler ailleurs que sous la
lumière dansante du feu de cheminée et les
ombres tremblotantes. Marilla ne saurait jamais
exprimer ouvertement son amour en paroles et
en actes. Mais elle avait appris à aimer cette
jeune fille élancée aux yeux gris, avec une
668
affection d'autant plus profonde et forte qu'elle
ne l'exprimait pas. En réalité, elle craignait que
son amour ne la rendît trop indulgente. Elle
avait la désagréable sensation que c'était une
forme de péché que d'aimer un être humain
aussi intensément qu'elle aimait Anne, et sans
doute s'en punissait-elle inconsciemment en se
montrant plus stricte et plus critique que si la
jeune fille avait été moins chère à son cœur.
Anne, quant à elle, n'avait aucune idée de
l'amour de Marilla. Parfois, elle pensait avec
mélancolie que Marilla était très difficile à
contenter et manquait très nettement de
compassion et de compréhension. Mais elle
s'en voulait toujours d'avoir de telles pensées
lorsqu'elle se souvenait de tout ce qu'elle devait
à Marilla.
« Anne, dit soudain Marilla, Mlle Stacy est
venue ici cet après-midi, alors que tu étais
669
dehors avec Diana. »
Brutalement tirée de sa rêverie lointaine, Anne
poussa un soupir.
« Vraiment ? Oh, je regrette de ne pas avoir
été présente. Pourquoi ne m'avez-vous pas
appelée, Marilla ? Diana et moi n'étions pas
loin, dans la Forêt Hantée. Les bois sont
charmants en cette saison. Toute la petite
végétation de la forêt − les fougères, les feuilles
satinées et les quatre-temps − s'est assoupie,
comme si quelqu'un l'avait dissimulée jusqu'au
printemps sous une couverture de feuilles. Je
pense que c'est une petite fée grise avec un
foulard arc-en-ciel qui est venue sur la pointe
des pieds lors de la dernière nuit de pleine lune.
Diana ne m'a guère suivie sur ce terrain-là. Elle
n'a toujours pas oublié le sermon que lui a fait
sa mère lorsque nous avions imaginé que des
670
fantômes hantaient cette forêt. Cela a eu un
effet désastreux sur son imagination, qui s'en
trouve complètement anéantie. Mme Lynde dit
que Myrtle Bell est anéantie. J'ai demandé à
Ruby Gillis pourquoi Myrtle était anéantie, et
Ruby a dit que d'après elle, c'était parce que
son fiancé l'avait quittée. Ruby Gillis ne pense
qu'aux jeunes hommes, et plus elle grandit, plus
elle y pense. Les jeunes hommes sont des gens
très comme il faut, mais ce n'est pas bien de
parler constamment d'eux, n'est-ce pas ? Diana
et moi pensons très sérieusement à nous
promettre l'une à l'autre de ne jamais nous
marier, ainsi nous resterions vieilles filles toute
notre vie et pourrions vivre ensemble. Diana ne
s'est pas encore bien décidée, parce qu'elle
pense qu'il serait sans doute plus noble
d'épouser un jeune homme impétueux,
fougueux et mauvais garçon, et de le rendre
bon. Diana et moi parlons beaucoup de sujets
671
très sérieux à présent, vous savez. Nous
sentons que nous avons tellement grandi qu'il
ne nous convient plus de continuer nos
enfantillages. C'est une chose si sérieuse que
d'avoir bientôt quatorze ans, Marilla. Mlle
Stacy a emmené toutes les adolescentes de
l'école près du ruisseau mercredi dernier et elle
nous a parlé de ces sujets-là. Elle a dit que
nous devons prendre grand soin d'acquérir de
bonnes habitudes et d'entretenir de bons idéaux
dans notre adolescence, car lorsque nous
aurons vingt ans, notre personnalité sera ainsi
déjà développée et nous aurons posé de
bonnes bases pour toute notre vie future. Et
elle a dit que si les fondations étaient
branlantes, alors nous ne pourrions jamais rien
construire de valable dessus. Diana et moi en
avons discuté en rentrant de l'école. C'était un
sujet extrêmement grave, Marilla. Et nous
avons décidé que nous essaierions de prendre
672
grand soin d'acquérir de bonnes habitudes,
d'apprendre tout ce que nous pouvions et de
nous montrer aussi raisonnables que possible,
de sorte que lorsque nous aurons vingt ans, nos
personnalités seront correctement
développées. C'est absolument saisissant de
penser que j'aurai vingt ans un jour, Marilla.
Cela fait si peur de devenir grande et adulte.
Mais pourquoi Mlle Stacy est-elle venue ici cet
après-midi ? »
« C'est de cela que je voulais te parler, Anne, si
tu me laisses l’opportunité de placer un mot.
Elle m'a parlé de toi. »
« De moi ? » Anne semblait effrayée. Puis elle
rougit et s'exclama :
« Oh, je sais ce qu'elle a dit. J'avais l'intention
de vous le dire, Marilla, sincèrement, mais j'ai
673
oublié. Mlle Stacy m'a surprise en train de lire
Ben Hur à l'école hier après-midi alors que
j'aurais dû travailler mon histoire du Canada.
C'est Jane Andrews qui me l'a prêté. Je le lisais
à l'heure du déjeuner et je venais d'entamer le
passage de la course de chars lorsque la classe
a repris. Il fallait absolument que je sache ce
qui se passait − bien que je sois certaine que
Ben Hur allait gagner, parce que ce ne serait
pas bon d'un point de vue littéraire s'il ne
gagnait pas − alors j'ai ouvert le livre d'histoire
sur mon bureau et j'ai glissé Ben Hur entre le
bureau et mon genou. Je donnais vraiment
l'impression d'étudier l'histoire du Canada, vous
savez, alors que pendant tout ce temps, je
suivais les aventures de Ben Hur. J'étais si
passionnée que je ne me suis pas rendu compte
que Mlle Stacy remontait l'allée, et lorsque j'ai
levé la tête, elle était au-dessus de moi, les
yeux pleins de reproches. Je ne peux pas vous
674
dire à quel point j'étais honteuse, Marilla,
surtout quand j'ai entendu Josie Pye glousser.
Mlle Stacy m'a confisqué Ben Hur, mais elle
n'a rien dit. Elle m'a gardée pendant la
récréation pour me parler. Elle a dit que j'avais
eu tort sur deux points. D'abord, je gaspillais le
temps que je devrais consacrer à mes études ;
ensuite, je trompais mon institutrice en lui
faisant croire que je lisais un livre d'histoire
alors qu'en réalité c'était un roman. Je n'avais
pas pris conscience, Marilla, que ce que je
faisais était si mal. J'étais sous le choc. J'ai
amèrement pleuré et j'ai demandé à Mlle Stacy
de me pardonner, en promettant que plus
jamais je ne referais une telle chose ; j'ai
proposé de faire amende honorable en ne lisant
plus Ben Hur pendant toute une semaine, pas
même pour savoir comment se termine la
course de chars. Mais Mlle Stacy m'a dit
qu'elle n'en demandait pas tant, et elle m'a
675
pardonnée aussitôt. Alors je trouve que ce
n'est pas très gentil de sa part de venir jusqu'ici
pour tout vous raconter en fin de compte. »
« Mlle Stacy n'a jamais mentionné une telle
chose, Anne, et c'est seulement ta mauvaise
conscience qui parle. Tu n'es pas censée
apporter des romans à l'école. De toute façon,
tu lis beaucoup trop d'histoires. Quand j'étais
une fillette, je n'avais pas même le droit d'ouvrir
un roman. »
« Oh, comment peut-on dire que Ben Hur n'est
qu'une histoire alors que c'est presque un livre
religieux ? protesta Anne. Oh, bien sûr, c'est un
peu trop exaltant pour être une lecture
convenable le dimanche, mais je ne le lis qu'en
semaine. Et maintenant, je ne lis plus aucun
livre sans que Mlle Stacy ou Mme Allan
m'aient dit que c'était une lecture appropriée
676
pour une jeune fille de treize ans et trois quarts.
Mlle Stacy me l'a fait promettre. Un jour, elle
m'a trouvée en train de lire un livre intitulé Le
Mystère macabre du couloir hanté. C'était
Ruby Gillis qui me l'avait prêté et, oh, Marilla, il
était si fascinant et effrayant. Il me glaçait le
sang. Mais Mlle Stacy a dit que c'était un livre
très malsain et mauvais, et elle m'a demandé de
ne plus le lire, ni aucun livre de ce genre. Cela
ne me dérangeait pas de faire la promesse de
ne plus en lire, mais c'était une véritable torture
de devoir rendre ce livre sans savoir comment
il finissait. Mais mon amour pour Mlle Stacy l'a
emporté et je le lui ai remis. C'est vraiment
merveilleux, Marilla, ce que l'on peut faire
quand on cherche vraiment à plaire à
quelqu'un. »
« Eh bien, je crois que je vais rallumer la lampe
et me remettre au travail, dit Marilla. De toute
677
évidence, tu ne veux pas savoir ce que Mlle
Stacy avait à me dire. Tu es bien plus
intéressée par le son de ta propre voix que par
quoi que ce soit d'autre. »
« Oh, au contraire, Marilla, je veux le savoir,
s'exclama Anne, toute désolée. Je ne dirai pas
un mot de plus − plus un seul. Je sais que je
parle trop, mais j'essaie vraiment de
m'améliorer. J'en dis toujours trop, et pourtant,
si seulement vous saviez tout ce que j'ai sur le
bout de la langue et que je me retiens de
raconter, vous seriez plus indulgente. Je vous
en prie, dites-moi tout, Marilla. »
« Eh bien, Mlle Stacy veut organiser une classe
composée de ses élèves les plus avancés et les
préparer au concours d'entrée de la Royale.
Elle a l'intention de leur donner des cours
complémentaires une heure après l'école. Et
678
elle est venue demander à Matthew et à moi si
nous aimerions que tu en fasses partie. Qu'en
dis-tu, Anne ? Aimerais-tu aller à la Royale et
étudier pour devenir enseignante ? »
« Oh, Marilla ! » Anne se redressa sur ses
genoux et joignit les mains. « C'est le rêve de
ma vie − enfin, depuis les six derniers mois,
depuis que Ruby et Jane ont commencé à
parler de préparer l'examen. Mais je n'en ai
rien dit, parce que je me disais que ce serait
parfaitement inutile. J'aimerais tant être
institutrice. Mais cela risque d'être une dépense
exorbitante ! M. Andrews dit qu'il lui en coûte
cent cinquante dollars pour y inscrire Prissy, et
Prissy n'était pas nulle en géométrie. »
« Tu n'as pas à t'inquiéter de cette question.
Quand Matthew et moi t'avons prise ici pour
t'élever, nous avons décidé que nous ferions ce
679
qui est le mieux pour toi et que nous te
donnerions une bonne éducation. Je crois qu'il
est bon qu'une fille soit capable de gagner sa
vie, qu'elle ait ou non besoin de le faire par la
suite. Tu seras toujours chez toi aux Pignons
Verts, tant que Matthew et moi serons ici, mais
nul ne sait ce que ce monde d'incertitudes nous
réserve et mieux vaut être prêt à tout. Ainsi, tu
peux intégrer la classe de préparation à la
Royale, Anne. »
« Oh, Marilla, merci. » Anne jeta les bras
autour de la taille de Marilla et leva vers elle un
regard grave. « Je vous suis extrêmement
reconnaissante, à Matthew et à vous.
J'étudierai aussi dur que possible et je ferai de
mon mieux pour me montrer digne de vous. Je
vous préviens que vous ne devez pas vous
attendre à grand-chose en géométrie, mais je
crois que je peux réussir partout ailleurs si je
680
travaille dur. »
« Je sais que tu t'en sortiras très bien. Mlle
Stacy dit que tu es brillante et vive. » Pour rien
au monde Marilla n'aurait rapporté à Anne les
paroles exactes de Mlle Stacy ; cela n'aurait
fait qu'encourager sa vanité. « Tu ne dois pas
tomber dans l'extrême et te tuer à la tâche.
Rien ne presse. Tu ne seras pas prête pour
présenter le concours d'entrée avant un an et
demi. Mais il est bon de s'y prendre tôt et
d'être correctement formé, comme le dit Mlle
Stacy. »
« Désormais, je m'intéresserai à mes études
comme jamais, fit Anne d'un ton enjoué, car j'ai
un but dans la vie. M. Allan dit que tout le
monde devrait avoir un but dans la vie et
chercher à l'atteindre sans relâche. Mais il dit
que nous devons d'abord nous assurer que
681
c'est bien un objectif louable. Moi, il me semble
que c'est un but louable que de chercher à
devenir institutrice comme Mlle Stacy, n'est-ce
pas, Marilla ? Je trouve que c'est une
profession très noble. »
La classe de la Royale fut organisée comme
convenu. Gilbert Blythe, Anne Shirley, Ruby
Gillis, Jane Andrews, Josie Pye, Charlie Sloane
et Moody Spurgeon MacPherson l'intégrèrent.
Ce ne fut pas le cas de Diana Barry, car ses
parents n'avaient pas l'intention de l'envoyer à
la Royale. Pour Anne, ce fut une véritable
catastrophe. Jamais, depuis la nuit où Minnie
May avait eu le croup, Diana et elle n'avaient
été séparées. Le soir où, pour la première fois,
la classe de la Royale resta à l'école pour les
leçons complémentaires et qu'Anne vit Diana
s'éloigner lentement avec les autres pour
emprunter seule le Chemin des Bouleaux et le
682
Val des Violettes, il s'en fallut de peu pour
qu'elle ne se levât de son siège et se précipitât
après elle. Une boule se forma dans sa gorge et
elle s'empressa de se cacher derrière les pages
du livre de grammaire latine qu'elle avait dressé
devant elle pour dissimuler ses yeux remplis de
larmes. Pour rien au monde Anne ne souhaitait
laisser Gilbert Blythe ou Josie Pye apercevoir
ses larmes.
« Mais, oh, Marilla, je sentais vraiment que
j'avais goûté l'amertume de la mort, comme M.
Allan l'a dit dans son sermon dimanche dernier,
lorsque j'ai vu Diana partir toute seule, lui ditelle ce soir-là d'un ton las. Je me suis dit que ce
serait formidable si Diana étudiait elle aussi
pour l'examen d'entrée. Mais rien n'est parfait
dans ce bas monde, comme le dit Mme Lynde.
Parfois, Mme Lynde n'est vraiment pas
réconfortante, et pourtant, ce qu'elle dit est
683
souvent vrai. Et je pense que les cours pour la
Royale seront extrêmement intéressants. Jane
et Ruby veulent juste étudier pour devenir
institutrices. C'est là leur plus haute ambition.
Ruby dit qu'elle n'enseignera que pendant deux
ans après son admission, car elle a l'intention
de se marier. Jane dit qu'elle consacrera toute
sa vie à l'enseignement et ne se mariera jamais,
au grand jamais, car on reçoit un salaire
lorsque l'on enseigne, tandis qu'un mari ne vous
paie rien et grommelle si vous demandez qu'il
vous donne l'argent pour les œufs et le
beurre24. Je pense que Jane sait
malheureusement de quoi elle parle, car Mme
Lynde a dit que son père était un vieux
ronchon, plus avare qu'un rat. Josie Pye dit
qu'elle n'ira en faculté que pour l'éducation,
parce qu'elle n'aura pas à gagner elle-même sa
vie ; elle dit que, bien sûr, c'est différent pour
les orphelins qui doivent vivre de la charité −
684
eux, ils doivent se battre pour survivre. Moody
Spurgeon veut devenir pasteur. Mme Lynde dit
qu'avec un nom comme le sien, il ne pouvait
pas faire grand-chose d'autre. J'espère que ce
n'est pas méchant de ma part, Marilla, mais
l'idée que Moody Spurgeon puisse devenir
pasteur me fait rire. C'est un garçon si amusant
avec son gros visage et ses petits yeux bleus, et
ses oreilles se décollent comme des rabats.
Mais peut-être paraîtra-t-il plus intellectuel en
grandissant. Charlie Sloane dit qu'il va entrer en
politique et devenir membre du Parlement, mais
Mme Lynde dit qu'il n'y parviendra jamais, car
les Sloane sont tous des honnêtes gens, et que
de nos jours, seuls les mécréants réussissent en
politique. »
« Et que veut devenir Gilbert Blythe ? » s'enquit
Marilla, en voyant qu'Anne ouvrait son livre de
César.
685
« J'ignore bien quelles sont les ambitions de
Gilbert Blythe dans la vie − si tant est qu'il en
ait », fit Anne avec mépris.
À présent, la guerre était ouvertement déclarée
entre Gilbert et Anne. Auparavant, leur rivalité
était plutôt unilatérale, mais il ne faisait
désormais plus de doute que Gilbert était tout
aussi déterminé à être premier de la classe
qu’elle. Il se montrait à la hauteur du duel. Les
autres membres de la classe reconnaissaient
tacitement leur supériorité et n'osaient pas
même rêver se mesurer à eux.
Depuis ce jour près de l'étang où elle avait
refusé d'accepter sa demande de pardon,
Gilbert, en dehors de la rivalité ouverte, avait
décidé de ne plus prêter attention à Anne
Shirley. Il parlait et plaisantait avec les autres
filles, échangeait des livres et des jeux avec
686
elles, discutait des cours et de ses projets, et
raccompagnait parfois l'une ou l'autre après la
réunion de prière ou le Club de Débats. Quant
à Anne Shirley, il l'ignorait tout simplement, et
Anne n'appréciait guère d'être ainsi rejetée. Elle
avait beau secouer la tête en se disant qu'elle
s'en fichait, au fond de son cœur de jeune fille,
elle savait que c'était faux et que si la chance
qu'elle avait eue au Lac Chatoyant se présentait
à nouveau, sa réponse serait très différente.
Brusquement, et à son grand étonnement, il
semblait que cette vieille rancœur qu'elle
nourrissait contre lui avait disparu − juste au
moment où elle en avait le plus besoin. Elle se
remémorait chaque incident et chaque émotion
de l'événement qui avait tout déclenché et
essayait de ressentir son ancienne rage, mais en
vain. Ce jour près de l'étang l'avait
définitivement éteinte. Anne prit conscience
qu'elle lui avait pardonné et avait oublié
687
l'incident sans même s'en rendre compte. Mais
il était trop tard.
Or ni Gilbert, ni personne d'autre, pas même
Diana, ne devait soupçonner à quel point elle
était désolée et combien elle regrettait de s'être
montrée aussi fière et agressive ! Elle était bien
décidée à « ensevelir ses sentiments dans l'oubli
le plus profond », et il faut admettre qu'elle y
réussit parfaitement, car Gilbert, qui n'était sans
doute pas aussi indifférent qu'il ne le laissait
paraître, fut incapable de se réjouir des
conséquences sur Anne de son mépris affiché.
Son seul réconfort, si maigre fût-il, était de voir
qu'elle continuait à snober Charlie Sloane, sans
pitié et sans qu'il l'eût mérité.
Par ailleurs, l'hiver se déroula paisiblement,
avec sa routine agréable d'occupations et
d'études. Pour Anne, les jours s'égrenaient
688
comme des perles dorées sur le collier du
temps. Elle était heureuse, enthousiaste,
passionnée ; elle apprenait ses leçons et
remportait les honneurs ; il y avait des livres
plaisants à lire, de nouveaux morceaux à
répéter pour la chorale de l'école du dimanche,
des samedis après-midi délicieux au presbytère
avec Mme Allan. Puis, sans qu'Anne ne s'en
rende compte, le printemps était revenu aux
Pignons Verts et le monde se couvrait à
nouveau de bourgeons et de fleurs.
Les études en pâtirent quelque peu. La classe
de la Royale, contrainte de rester à l'école
tandis que les autres élèves s'éparpillaient sur
les chemins verts, à travers les sentiers boisés
et touffus, et le long des prés ondoyants, devait
se contenter de regarder par la fenêtre d'un air
triste, découvrant soudain que la conjugaison
latine et les exercices de français avaient perdu
689
tout le piquant et le charme qu'ils avaient eus
durant les longs mois glacials de l'hiver. Même
Anne et Gilbert semblaient à la traîne et
indifférents. Enseignant comme élèves furent
ravis lorsque l'année se termina et que se
profilèrent devant eux de longues journées de
vacances joyeuses.
« Vous avez fait du bon travail cette année, leur
dit Mlle Stacy le dernier jour, et vous méritez
de passer de bonnes vacances agréables.
Profitez allégrement du grand air et faites le
plein de santé, de vitalité et d'ambition qui vous
porteront pendant toute l'année suivante. Ce
sera la bataille finale, vous savez − la dernière
année avant l'examen d'entrée. »
« Allez-vous revenir l'année prochaine, Mlle
Stacy ? » demanda Josie Pye.
690
Josie Pye n’éprouvait aucun scrupule à poser
des questions ; sur ce point, le reste de la
classe lui en était reconnaissant ; aucun d'eux
n'aurait osé demander cela à Mlle Stacy, mais
tous en avaient envie, car depuis quelque temps
courait dans toute l'école une rumeur selon
laquelle Mlle Stacy ne reviendrait pas l'année
suivante, car on lui aurait offert un poste dans
l'école de la région d'où elle était originaire et
elle aurait l'intention d'accepter. La classe de la
Royale attendait sa réponse en retenant son
souffle.
« Oui, je crois bien, dit Mlle Stacy. J'ai songé
accepter un autre poste, mais j'ai décidé de
revenir à Avonlea. Pour vous dire la vérité, je
me suis tellement attachée à mes élèves que je
me suis dit que je ne pouvais pas les
abandonner. Alors je resterai et vous
retrouverai l'année prochaine. »
691
« Hourra ! » s'exclama Moody Spurgeon.
C'était la première fois que Moody Spurgeon
se laissait aller à ses sentiments, et pendant
toute la semaine qui suivit, il rougit chaque fois
qu'il songea à l'élan qu'il avait eu.
« Oh, je suis si heureuse, dit Anne, les yeux
brillants. Chère Stacy, cela aurait été
abominable si vous n'étiez pas revenue. Je ne
crois pas que j'aurais eu le courage de
reprendre mes études si nous avions eu un
autre enseignant. »
Lorsqu'Anne rentra chez elle ce soir-là, elle
empila tous ses livres dans un vieux coffre du
grenier, le ferma à double tour et jeta la clé
dans la boîte à couvertures.
« Je ne regarderai même pas un seul livre de
toutes les vacances, dit-elle à Marilla. J'ai
692
étudié aussi dur que possible pendant toute
l'année et je me suis absorbée dans ma
géométrie jusqu'à connaître toutes les
propositions du premier manuel par cœur,
même lorsque les lettres changent. Je me sens
lasse de toutes ces pensées sérieuses et je
compte bien donner libre cours à mon
imagination pendant tout l'été. Oh, vous ne
devez pas vous en inquiéter, Marilla. Je ne lui
laisserai libre cours que dans les limites du
raisonnable. Mais j'ai envie d'en profiter
pleinement, cet été, car c'est peut-être le
dernier été que je passerai en tant que jeune
fille. Mme Lynde dit que si je continue de
pousser comme je l'ai fait cette année, je devrai
porter des jupes plus longues. Elle dit qu'on ne
voit que mes jambes et mes yeux. Et quand je
mettrai des jupes plus longues, j'aurai
l'impression qu'il me faudra me montrer plus
digne et plus adulte. J'ai bien peur qu'il me faille
693
alors renoncer à mes histoires de fées ; je vais
donc encore y croire de tout mon cœur cet été.
Je pense que nous allons passer de très
joyeuses vacances. Ruby Gillis va bientôt
donner sa fête d'anniversaire, et il y aura le
pique-nique de l'école du dimanche et le gala
au profit des missionnaires le mois prochain. Et
Mme Barry dit qu'un soir, elle nous emmènera
à l'hôtel de la Grève Blanche, Diana et moi,
pour que nous y dînions. Ils servent le dîner
tous les soirs là-bas, vous savez. Jane Andrews
y est allée une fois l'été dernier, et elle dit que
c'est époustouflant de voir toutes les lumières
électriques25, les fleurs et les belles dames
élégamment vêtues. Jane dit que c'était sa
première incursion dans le grand monde, et que
de toute sa vie jamais elle n'oubliera ce
moment. »
Mme Lynde leur rendit visite le lendemain
694
après-midi pour savoir pourquoi Marilla n'avait
pas participé à la réunion de charité du jeudi.
Quand Marilla était absente à la réunion de
l'association, les gens savaient que quelque
chose n'allait pas aux Pignons Verts.
« Matthew a eu une faiblesse au cœur, jeudi,
expliqua Marilla, et je ne voulais pas le laisser.
Oh oui, il va mieux maintenant, mais il a ces
crises plus souvent qu'il ne le devrait et je
m'inquiète pour lui. Le médecin dit qu'il doit
soigneusement éviter toute agitation. Ce n'est
pas très compliqué, car Matthew n'est pas du
genre à s'enthousiasmer, mais il ne doit pas trop
travailler, et sur ce point, autant demander à
Matthew de cesser de respirer, c'est peine
perdue. Entrez vous installer, Rachel. Vous
resterez bien pour prendre le thé ! »
« Eh bien, puisque vous insistez, je peux peut695
être rester », dit Mme Rachel, qui n'avait
jamais eu l'intention de s'en aller.
Mme Rachel et Marilla s'installèrent
confortablement dans le salon tandis qu'Anne
préparait le thé et cuisinait des biscuits si légers
et si blancs que même Mme Rachel n'y trouva
rien à redire.
« Je dois reconnaître qu'Anne est devenue une
parfaite jeune fille, dit Mme Rachel lorsque
Marilla la raccompagna au bout de l'allée, au
coucher du soleil. Elle doit vous être d'une
grande aide. »
« En effet, dit Marilla, elle est très fiable et
digne de confiance à présent. Je craignais
qu'elle ne surmonte jamais son étourderie, mais
elle y est parvenue et désormais il n'y a plus
aucune tâche que je n’ose lui confier. »
696
« Je n'aurais jamais cru qu'elle tournerait si bien
lorsque je l'ai vue pour la première fois, il y a
trois ans, dit Mme Rachel. Dieu tout puissant,
jamais je n'oublierai cette crise qu'elle m'a faite
! Quand je suis rentrée chez moi, ce soir-là, j'ai
dit à Thomas, pour sûr : "Écoute-moi bien,
Thomas, Marilla Cuthbert va regretter
amèrement ce qu'elle a fait". Mais je me
trompais, et j'en suis ravie. Je ne fais pas partie
de ces personnes, Marilla, qui n'admettent
jamais s'être trompées. Non, Dieu merci, je n'ai
jamais eu ce travers. Je me suis trompée dans
mon jugement envers Anne, mais ce n'est pas
étonnant quand on sait qu'il n'existe pas au
monde enfant plus singulière et imprévisible,
pour sûr. Il est impossible de la juger, tant les
règles qui s'appliquent aux autres ne
s'appliquent pas à elle. La façon dont elle s'est
améliorée ces dernières années est un véritable
miracle. Et son apparence ! C'est une
697
charmante jeune fille en devenir, même si je ne
peux pas dire que son teint pâle et ses grands
yeux soient un style que j'affectionne. Pour ma
part, je préfère les beautés plus pimpantes et
colorées, comme Diana Barry ou Ruby Gillis.
Ruby Gillis est particulièrement belle à
regarder. Et pourtant − c'est étrange, mais
lorsqu'Anne est avec elles, bien qu'elle soit loin
d'être aussi jolie, elle les fait paraître banales et
ordinaires − un peu comme si elle était l'un de
ces lis de juin blancs qu'elle aime appeler
narcisse, à côté d'opulentes pivoines rouges,
c’est exactement ça ! »
698
CHAPITRE XXXI
Les petits ruisseaux font les grandes
rivières
Anne passa en effet un excellent été et en
profita pleinement. Diana et elle vivaient
constamment dehors, s'adonnant à tous les
bonheurs que l'Allée des Amoureux, le Bain
des Dryades, l'Étang du Saule et toute l'Île
Victoria pouvaient offrir. Marilla n'émit aucune
objection aux vagabondages d'Anne. Le
médecin de Spencervale, qui était venu la nuit
où Minnie May avait eu le croup, avait
rencontré Anne chez un patient, un après-midi
du début des vacances. Il l'avait attentivement
observée, avait fait la moue, secoué la tête et
avait envoyé quelqu'un transmettre un message
à Marilla Cuthbert. Il disait :
699
« Laissez cette petite fille rousse que vous
gardez chez vous passer tout l'été en plein air et
ne lui permettez pas de lire avant qu'elle n'ait
acquis une démarche plus souple. »
Ce message effraya profondément Marilla. Elle
y lut l'arrêt de mort d'Anne par phtisie26 si elle
n'obéissait pas scrupuleusement à ce conseil.
C'est ainsi qu'Anne passa le plus bel été de sa
vie à batifoler en toute liberté. Elle marcha,
rama, cueillit des baies et rêvassa tout son
saoul ; et lorsque le mois de septembre arriva,
elle avait l'œil vif et la démarche souple, comme
le souhaitait le médecin de Spencervale, ainsi
qu'un cœur à nouveau rempli d'ambition et de
zèle.
« J'ai envie d'étudier de toute ma force et mon
âme, déclara-t-elle en descendant ses livres du
grenier. Oh, mes chers vieux amis, je suis
700
heureuse de retrouver vos têtes sérieuses − oui,
même toi, manuel de géométrie. J'ai passé un
été parfait, Marilla, et maintenant je me sens
comme un athlète prêt à entreprendre une
course, comme M. Allan l'a dit dimanche
dernier. Les sermons que prêche M. Allan ne
sont-ils pas magnifiques ? Mme Lynde dit qu'il
s'améliore chaque jour et d'ici peu, une église
de la ville lui aura mis le grappin dessus et nous
nous retrouverons seuls, contraints de chercher
un autre pasteur de campagne. Mais je ne vois
pas l'intérêt d'anticiper les ennuis, n'est-ce pas,
Marilla ? Je pense qu'il vaut bien mieux se
réjouir d'avoir M. Allan tant que c'est le cas. Si
j'étais un homme, je pense que j'aimerais être
pasteur. Ils ont une telle influence pour pousser
à faire le bien, si leur théologie est solide ; et ce
doit être exaltant de faire des sermons aussi
splendides et de toucher le cœur de votre
auditoire. Pourquoi les femmes ne peuvent701
elles pas être pasteurs, Marilla ? J'ai posé la
question à Mme Lynde, mais elle a été choquée
et m'a dit que ce serait scandaleux. Elle a dit
qu'il y avait sans doute des femmes pasteurs
aux États-Unis, et elle en était presque sûre,
mais grâce à Dieu nous n'avions pas encore
atteint ce niveau au Canada et elle espérait que
nous n'en arriverions jamais là27. Mais je ne
vois pas pourquoi. Je pense que les femmes
feraient de formidables pasteurs. Quand il faut
organiser une réunion, ou un dîner paroissial ou
quelque autre évènement pour lever des fonds,
c'est vers les femmes que l'on se tourne. Je suis
persuadée que Mme Lynde peut prier tout
aussi bien que le superintendant Bell, et je ne
doute pas qu'elle puisse prêcher, elle aussi,
avec un peu d'entraînement. »
« Oui, je suppose, dit Marilla sèchement. Elle
fait bien assez de sermons ainsi. Personne ne
702
peut mal agir à Avonlea sans que Rachel ne
s'en aperçoive. »
« Marilla, s'exclama Anne sur le ton de la
confidence. J'ai envie de vous dire quelque
chose et de vous demander ce que vous en
pensez. Cela m'inquiète terriblement − le
dimanche après-midi, en fait, quand je pense
tout spécialement à de tels sujets. Je veux
vraiment être une bonne personne ; et quand je
suis avec vous, Mme Allan, ou encore Mlle
Stacy, je le veux plus que tout au monde et j'ai
envie de faire exactement ce qui vous ferait
plaisir et ce que vous approuveriez. Mais la
plupart du temps quand je suis avec Mme
Lynde, je me sens désespérément vilaine,
comme s'il me prenait l'envie d'aller faire
précisément ce qu'elle m'interdit de faire. C'est
une tentation irrésistible. Alors, d'après vous,
pourquoi est-ce que je ressens une telle chose
703
? Pensez-vous que ce soit parce que je suis
vraiment mauvaise et irrécupérable ? »
Marilla sembla dubitative pendant un instant.
Puis elle éclata de rire.
« Si tu l'es, alors je dois l'être aussi, Anne, car
Rachel a souvent le même effet sur moi.
Parfois, je me dis qu'elle pousserait bien mieux
les gens à faire le bien, pour reprendre tes
mots, si elle cessait de leur faire la morale. Il
devrait y avoir un commandement spécial qui
interdit de faire la morale. Mais enfin, je ne
devrais pas parler ainsi. Rachel est une bonne
chrétienne et elle a de bonnes intentions. Il n'y a
pas âme plus généreuse à Avonlea et elle ne
rechigne jamais devant le travail. »
« Je suis très contente que vous soyez comme
moi, fit Anne avec enthousiasme. C'est si
704
encourageant. Finalement, je ne vais pas trop
m'inquiéter à ce propos. Mais je dois dire qu'il
y a d'autres choses qui me posent problème.
En fait, il y en a tout le temps de nouvelles −
des choses qui vous laissent vraiment perplexe,
vous savez. Une question vous vient, qui en
entraîne aussitôt une autre. Il existe tant de
sujets qui méritent que l'on y réfléchisse quand
vous grandissez. Je ne cesse d'y penser afin de
déterminer ce qu'il convient de faire. Ce n'est
pas une mince affaire que de grandir, n'est-ce
pas, Marilla ? Mais je suis entourée par de si
bons amis tels que vous, Matthew, Mme Allan
et Mlle Stacy, que je ne peux que devenir
quelqu'un de bien, et je suis sûre que si
j'échoue, ce sera uniquement de ma faute. Je
sens que c'est là une grande responsabilité, car
je n'ai qu'une seule chance. Si je ne deviens pas
quelqu'un de bien, je ne pourrai pas revenir en
arrière et recommencer. J'ai grandi de cinq
705
centimètres cet été, Marilla. M. Gillis m'a
mesurée à la fête de Ruby. Je suis bien
contente que vous m'ayez confectionné de
nouvelles robes plus longues. La vert foncé est
si jolie, et comme c'est gentil de votre part de
l'avoir garnie de volants ! Bien sûr, je sais que
ce n'était pas vraiment nécessaire, mais les
volants sont très à la mode cet automne et
Josie Pye a des volants sur toutes ses robes. Je
sais que, grâce aux miens, je serai capable de
mieux étudier, car mon esprit en sera
profondément apaisé. »
« Alors cela en vaut la peine », reconnut
Marilla.
Mlle Stacy revint à l'école d'Avonlea et
retrouva tous ses élèves prêts à se remettre au
travail. La classe de la Royale, tout
spécialement, allait travailler d'arrache-pied,
706
car à la fin de l'année, jetant déjà une ombre
menaçante sur les mois à venir, se profilait ce
que l'on appelait « l'examen d'entrée », dont la
perspective nouait les estomacs de chacun. Et
s'ils échouaient ? Cette pensée allait hanter
Anne pendant tout l'hiver, même les dimanches
après-midi, occultant presque complètement
les questions morales ou théologiques. Dans
ses cauchemars, Anne se trouvait devant la liste
des admissions à l'examen d'entrée, anéantie en
constatant que le nom de Gilbert Blythe était
affiché tout en haut en grosses lettres, mais que
le sien n'apparaissait nulle part.
Néanmoins, ce fut un bel hiver, studieux, mais
joyeux, qui passa en coup de vent. Le travail
scolaire était tout aussi intéressant et les
rivalités aussi passionnantes qu'avant. De
nouveaux mondes de pensées, de sensations et
d'ambitions, des domaines inexplorés de
707
connaissances fascinantes s'ouvraient devant
les yeux avides d'Anne.
« Les collines surgissaient les unes après les
autres, sommet après sommet. »
Tout ceci était largement dû à l'encadrement
minutieux, attentif et ouvert de Mlle Stacy. Elle
amenait ses élèves à penser, à explorer et à
découvrir par eux-mêmes, et les encourageait à
sortir des sentiers battus à tel point que Mme
Lynde et le comité de l'école en étaient
scandalisés, considérant d'un mauvais œil
toutes ces innovations et ces libertés prises sur
les méthodes établies.
Outre ses études, Anne s'épanouissait
socialement, car Marilla, obéissant toujours aux
conseils du médecin de Spencervale, ne
s'opposait plus à aucune sortie occasionnelle.
708
Le Club de Débats se développait et donna
plusieurs galas ; quelques-unes de leurs soirées
prirent même des allures de réceptions pour
adultes ; il y eut des promenades en traîneau et
du patinage en abondance.
Pendant ce temps-là, Anne grandissait,
poussant si rapidement que Marilla fut étonnée,
un jour qu'elles se trouvaient côte à côte, de
découvrir que la jeune fille était aussi grande
qu'elle.
« Anne, comme tu as grandi ! » dit-elle sans en
croire ses yeux, avant de pousser un soupir.
Marilla regrettait étrangement ces centimètres
gagnés. L'enfant qu'elle avait appris à aimer
s'était évanouie et avait cédé la place à cette
grande jeune fille de quinze ans, au regard
sérieux, à la mine pensive et au port de tête
altier. Marilla aimait la jeune fille autant qu'elle
709
avait aimé l'enfant, mais elle avait
douloureusement conscience de la perte qu'elle
éprouvait. Cette nuit-là, alors qu'Anne était
partie avec Diana à la réunion de prière,
Marilla s'assit toute seule dans le crépuscule
hivernal et se laissa aller aux sanglots. Matthew,
qui arrivait avec une lanterne, la surprit sur le
fait et la regarda avec une telle consternation
que Marilla éclata de rire à travers ses larmes.
« Je pensais à Anne, expliqua-t-elle. Elle est
devenue une si grande jeune fille − et l'hiver
prochain, elle ne sera sans doute plus avec
nous. Elle va terriblement me manquer. »
« Elle reviendra souvent à la maison, la
réconforta Matthew, pour qui Anne était
encore et resterait toujours la petite fille vive
qu'il avait ramenée de Claire-Rivière ce soir de
juin, il y avait quatre ans de cela. La portion de
710
voie ferrée menant jusqu'à Carmody sera
construite d'ici là. »
« Ce ne sera pas pareil que de l'avoir tout le
temps à la maison, fit en soupirant Marilla, qui
avait envie de se complaire dans la douleur à
laquelle elle se laissait aller. Enfin bon, les
hommes ne peuvent pas comprendre ces
choses-là. »
Il y avait d'autres changements chez Anne que
son apparence physique. D'abord, elle était
devenue plus calme. Sans doute pensait-elle et
rêvait-elle tout autant qu'avant, mais elle parlait
résolument moins. Marilla s'en rendit compte et
lui en fit la remarque.
« Tu parles moitié moins qu'autrefois, Anne, et
tu n'emploies plus autant de grands mots. Que
t'est-il arrivé ? »
711
Anne rougit et émit un petit rire, tout en posant
son livre. Son regard rêveur se perdit par la
fenêtre, où de gros bourgeons rouges
parsemaient la vigne vierge, confirmant l'arrivée
du soleil de printemps.
« Je ne sais pas − je n'ai plus autant envie de
parler, dit-elle en tapotant son menton. Je
préfère avoir de belles pensées et les garder
dans mon cœur, comme des trésors. Je n'aime
pas que les gens s'en moquent ou y
réfléchissent. Et, au fond, je n'ai plus envie
d'employer de grands mots. C'est dommage,
ne trouvez-vous pas, qu'il m'ait fallu attendre
d'être en âge de les dire pour ne plus en avoir
envie. À certains égards, c'est amusant d'être
presque adulte, mais je ne m'attendais pas
vraiment à cela, Marilla. Il y a tant de choses à
apprendre, à faire et à penser que je n'ai plus
de temps à consacrer aux grandes phrases. De
712
plus, Mlle Stacy dit que les mots les plus courts
sont meilleurs et plus puissants. Elle demande
que nos rédactions soient les plus simples
possible. J'étais tellement accoutumée à y
mettre tous les grands mots élaborés que je
connaissais − et j'en avais tant en réserve. Mais
à présent, j'en ai pris l'habitude et je me rends
compte que c'est bien mieux ainsi. »
« Qu'est devenu ton club d'écriture ? Cela fait
longtemps que je ne t'ai pas entendue en parler.
»
« Le club d'écriture n'existe plus. Nous n'avions
plus le temps − et puis, je pense que nous nous
en étions lassées. C'était stupide d'écrire des
histoires d'amour, de meurtres, de fugues et de
mystères. Mlle Stacy nous demande parfois
d'écrire une histoire pour nous entraîner à la
composition, mais elle ne veut pas que nous
713
écrivions autre chose que ce qui pourrait nous
arriver à Avonlea, dans nos vies personnelles,
puis elle se montre très critique et nous
demande de l'être à notre tour sur nos propres
textes. Je n'avais jamais pensé que mes
compositions puissent avoir tant de défauts
jusqu'à ce que je commence à les chercher
moi-même. J'ai eu tellement honte que j'ai eu
envie de tout laisser tomber, mais Mlle Stacy a
dit que je pouvais apprendre à bien écrire si
seulement je m'exerçais à faire ma propre
critique. Alors j'essaie d'être impartiale. »
« Il ne te reste que deux mois avant l'examen
d'entrée, dit Marilla. Penses-tu que tu pourras
le réussir ? »
Anne frissonna.
« Je l'ignore. Parfois, je pense que je me
714
débrouillerai bien − puis j'ai soudain très peur.
Nous avons étudié très dur et Mlle Stacy nous
a minutieusement préparés, mais cela ne
garantit pas que nous réussissions. Chacun
d'entre nous a sa pierre d'achoppement28. La
mienne, c'est la géométrie, celle de Jane, c'est
le latin, Ruby et Charlie butent en algèbre et
Josie en arithmétique. Quant à Moody
Spurgeon, il est intimement persuadé qu'il
échouera en histoire anglaise. Mlle Stacy va
nous faire passer en juin un test du même
niveau que l'examen d'entrée et elle nous notera
aussi sévèrement, pour que nous nous fassions
une idée. J'aimerais que tout soit déjà terminé,
Marilla. Cet examen me hante. Parfois, je me
réveille en pleine nuit et je me demande ce que
je ferai si jamais j'échoue. »
« Eh bien, tu retourneras à l'école l'année
prochaine et tu essaieras à nouveau », fit
715
Marilla d'un ton détaché.
« Oh, je ne pense pas que j'en aurai le courage.
Ce serait une telle disgrâce d'échouer, surtout si
Gil− si les autres réussissent. Et je suis si
nerveuse lors d'un examen que je risque bien
de m'embrouiller. J'aimerais avoir les nerfs aussi
solides que Jane Andrews. Rien ne l'affecte. »
Anne soupira et détourna les yeux du monde
printanier ensorcelant qui faisait pousser dans le
jardin tout un royaume de verdure, par cette
journée d'un bleu pur qui semblait l'appeler,
pour se plonger avec détermination dans son
livre. Il y aurait d'autres printemps, mais si elle
échouait à l'examen d'entrée, Anne avait la
conviction qu'elle ne parviendrait jamais à
surmonter sa peine pour en profiter à nouveau.
716
CHAPITRE XXXII
La liste des admis
La fin du mois de juin marqua la fin de l'année
scolaire et du règne de Mlle Stacy sur l'école
d'Avonlea. Anne et Diana rentrèrent chez elles
ce soir-là, le cœur gros. Les yeux rouges et les
mouchoirs humides témoignaient que les adieux
à Mlle Stacy s'étaient révélés aussi émouvants
que ne l'avaient été ceux à M. Phillips trois ans
plus tôt, dans les mêmes circonstances. Arrivée
au pied de la butte aux épicéas, Diana jeta un
dernier regard sur l'école derrière elle et poussa
un profond soupir.
« J'ai l'impression que c'est la fin de tout, pas
toi ? » dit-elle, d'un ton désemparé.
717
« Tu ne devrais pas te sentir aussi mal que moi,
répondit Anne en cherchant vainement un coin
de mouchoir sec. Tu reviendras l'hiver
prochain, mais j'imagine que pour moi, les bons
vieux jours d'école sont définitivement terminés
− si j'ai de la chance, bien sûr. »
« Ce ne sera pas la même chose. Mlle Stacy ne
sera plus là, ni toi, ni Jane et Ruby
probablement. Je devrai m'asseoir toute seule,
parce qu'après toi, je ne supporterai pas
d'avoir quelqu'un d'autre à côté de moi. Oh,
nous avons passé de joyeux moments, n'est-ce
pas, Anne ? C'est terrible de penser qu'ils sont
à présent terminés. »
Deux grosses larmes perlèrent au bout du nez
de Diana.
« Si tu arrêtais de pleurer, j'y parviendrais peut718
être, implora Anne. Dès que je range mon
mouchoir, je vois les larmes qui te montent aux
yeux et tout recommence. Comme le dit Mme
Lynde, "si tu n'arrives pas à être joyeuse, essaie
tout de même de l'être". Après tout, je ferais
mieux de dire que je serai de retour l'année
prochaine. Parfois, j'ai la certitude que
j'échouerai. Cela m'arrive de plus en plus
souvent. »
« Pourtant, tu as eu d'excellents résultats au test
que Mlle Stacy vous a fait passer. »
« Oui, mais cet examen ne me rendait pas
nerveuse. Quand je pense au véritable examen,
tu n'imagines pas à quel point mon sang se
glace. Et puis, j'ai le numéro treize et Josie Pye
dit qu'il porte malheur. Moi, je ne suis pas du
tout superstitieuse et je sais que cela ne fait
aucune différence. Pourtant, j'aimerais ne pas
719
avoir le numéro treize. »
« J'aimerais venir avec toi, dit Diana. Ne
passerions-nous pas un formidable moment ?
Mais j'imagine que tu devras réviser tous les
soirs. »
« Non ; Mlle Stacy nous a fait promettre de ne
pas ouvrir le moindre livre. Elle dit que cela ne
ferait que nous fatiguer et nous embrouiller, et
que nous devions aller marcher et nous coucher
tôt, sans jamais penser à l'examen. C'est un
bon conseil, mais je suppose qu'il sera très
difficile à suivre ; les bons conseils le sont
toujours, d'ailleurs. Prissy Andrews m'a dit
qu'elle passait la moitié de ses nuits éveillée
pendant la semaine de son examen d'entrée et
qu'elle a révisé comme jamais ; et j'ai décidé
que moi aussi, je resterai éveillée au moins
aussi longtemps qu'elle. C'est si gentil de la part
720
de ta tante Joséphine de m'avoir proposé de
dormir au Bosquet pendant mon séjour en ville.
»
« Tu m'écriras quand tu seras là-bas, d'accord
?»
« Je t'écrirai mardi soir pour te raconter
comment s'est passé mon premier jour »,
promit Anne.
« Je passerai mon mercredi au bureau de poste
», assura Diana.
Anne se rendit en ville le lundi suivant et, le
mercredi, Diana attendit au bureau de poste,
comme elle l'avait promis, pour recevoir sa
lettre.
« Très chère Diana, écrivait Anne. Nous
sommes mardi soir et je t'écris ce mot dans la
721
bibliothèque du Bosquet. Hier soir, je me suis
sentie terriblement seule dans ma chambre et
j'ai regretté amèrement que tu ne sois pas ici
avec moi. Je n'ai pas pu réviser, car j'avais
promis à Mlle Stacy de ne pas le faire, mais
c'était aussi difficile de résister à la tentation
d'ouvrir mon livre d'histoire que ça ne l'était de
ne pas lire de roman avant d'avoir appris mes
leçons.
« Ce matin, Mlle Stacy est venue me voir et
nous nous sommes rendues à l'Académie, en
passant chercher Jane, Ruby et Josie sur notre
chemin. Ruby m'a demandé de toucher ses
mains, et elles étaient glaciales. Josie a dit que
je donnais l'impression de ne pas avoir dormi
de la nuit et que, d'après elle, je ne serais pas
assez forte pour suivre le programme pour
devenir enseignante même si je réussissais
l'examen. Parfois, aujourd'hui encore, je me
722
demande si j'ai progressé d'un pouce dans mes
efforts pour apprécier Josie Pye !
« Lorsque nous sommes arrivées à l'Académie,
il y avait une foule d'élèves venus de toute l'île.
La première personne que nous avons vue était
Moody Spurgeon, assis sur les marches en
train de marmonner. Jane lui a demandé ce qu'il
pouvait bien faire, et il a répondu qu'il répétait
inlassablement ses tables de multiplication pour
se calmer les nerfs et que, de grâce, il ne fallait
pas l'interrompre, parce que s'il s'arrêtait un
seul instant, la peur reprenait le dessus et il
oubliait tout ce qu'il savait, tandis que les tables
de multiplication lui permettaient de garder son
sang-froid !
« Quand on nous a attribué nos salles, Mlle
Stacy a dû nous laisser. Jane et moi nous
sommes assises ensemble, et j'étais jalouse de
723
sa sérénité. Stable, raisonnable et maîtresse
d'elle-même, Jane n'avait aucun besoin de
réciter ses tables de multiplication ! Je me suis
demandé si ma peur se lisait sur mon visage et
si l'on pouvait entendre mon cœur cogner dans
ma poitrine à l'autre bout de la salle. Puis un
homme est entré et a commencé à distribuer les
feuilles pour l'examen d'anglais. Mes mains sont
alors devenues toutes froides et lorsque j'ai pris
la feuille, j'ai senti que ma tête tournait
légèrement. C'était un affreux moment, Diana,
je me sentais exactement comme il y a quatre
ans, lorsque j'ai demandé à Marilla si je
pouvais rester aux Pignons Verts, puis tout est
devenu clair dans ma tête et mon cœur s'est
remis à battre − j'ai oublié de te dire qu'il s'était
arrêté ! − car je savais que je pouvais tirer
quelque chose de ce devoir.
« À midi, nous sommes rentrées déjeuner, puis
724
nous sommes revenues pour l'épreuve
d'histoire de l'après-midi. L'histoire était un
devoir plutôt ardu et je me suis terriblement
embrouillée dans les dates. Pourtant, je pense
avoir tout de même bien réussi aujourd'hui.
Mais, oh, Diana, demain viendra l'épreuve de
géométrie et quand j'y pense, il me faut toute la
détermination du monde pour m'empêcher
d'ouvrir mon manuel d'Euclide. Si réciter les
tables de multiplication pouvait m'aider, je
passerais la nuit à les répéter jusqu'au petit
matin.
« Ce soir, je suis passée voir les autres filles. En
chemin, j'ai rencontré Moody Spurgeon qui
flânait dans le quartier. Il m'a dit qu'il pensait
avoir échoué en histoire, que depuis sa
naissance il ne cessait de décevoir ses parents
et qu'il allait rentrer par le premier train du
matin ; et il a ajouté que, de toute façon, il
725
serait plus facile pour lui d'être charpentier que
pasteur. Je lui ai remonté le moral et l'ai
persuadé de rester jusqu'au bout parce que ce
ne serait pas juste pour Mlle Stacy s'il ne le
faisait pas. J'ai souvent regretté de ne pas être
un garçon, mais quand je vois Moody
Spurgeon, je suis toujours ravie d'être une fille
et de ne pas être sa sœur.
« Ruby était dans tous ses états quand je suis
arrivée à la pension où elle logeait ; elle venait
de se rendre compte qu'elle avait fait une
terrible erreur dans son devoir d'anglais. Une
fois qu'elle a repris ses esprits, nous sommes
allées en ville et nous avons mangé une crème
glacée. Nous avons tant regretté que tu ne sois
pas avec nous.
« Oh, Diana, si seulement l'examen de
géométrie était déjà passé ! Enfin, comme dirait
726
Mme Lynde, la terre continuera de tourner
même si j'échoue en géométrie. C'est sans
doute vrai, mais ce n'est guère réconfortant. Je
pense que je préférerais qu'elle cesse de
tourner si j'échoue !
Bien à toi, Anne. »
L'examen de géométrie passa, comme tous les
autres, et Anne revint chez elle le vendredi soir,
fatiguée mais la mine radieuse. Diana était aux
Pignons Verts lorsqu'elle arriva et elles se
retrouvèrent comme si elles avaient été
séparées pendant des années.
« Ma très chère amie, comme c'est merveilleux
de te voir de retour. Il me semble que tu es
partie en ville depuis une éternité et, oh, Anne,
comment t'en es-tu sortie ? »
« Plutôt bien, je suppose, dans toutes les
727
matières sauf en géométrie. Je ne sais pas si j'ai
réussi, et j'ai un terrible pressentiment d'avoir
échoué dont je ne parviens pas à me
débarrasser. Oh, comme c'est bon d'être de
retour ! La maison des Pignons Verts est
l'endroit le plus agréable et le plus précieux du
monde entier. »
« Comment s'en sont sortis les autres ? »
« Les filles disent qu'elles sont certaines d'avoir
échoué, mais moi je pense qu'elles se sont
plutôt bien débrouillées. Josie dit que l'épreuve
de géométrie était si facile que même un enfant
de dix ans aurait pu la passer ! Moody
Spurgeon est toujours persuadé d'avoir échoué
en histoire et Charlie dit qu'il n'a pas réussi son
algèbre. Mais en réalité, nous n'en savons rien
et cela restera ainsi jusqu'à ce que la liste des
admis soit diffusée. Ce ne sera pas avant deux
728
semaines. Imagine-toi qu'il te faille vivre
pendant deux semaines dans une telle attente !
J'aimerais pouvoir aller me coucher et ne me
réveiller que lorsque tout cela sera terminé. »
Diana savait qu'il était inutile de demander
comment l'examen s'était déroulé pour Gilbert
Blythe, et elle se contenta de dire :
« Oh, tu vas réussir. Ne t'inquiète pas. »
« Je préférerais ne pas réussir du tout plutôt
qu'apparaître sur la liste en mauvaise position »,
s'exclama Anne − et Diana comprit qu'elle
voulait dire par là que son succès serait bien
amer et incomplet si elle ne sortait pas mieux
placée que Gilbert Blythe.
C'était ce but précis qu'Anne avait cherché à
atteindre pendant l'examen. De son côté,
Gilbert avait fait de même. Ils s'étaient
729
rencontrés dans la rue et avaient passé leur
chemin une douzaine de fois en s'ignorant
royalement. Chaque fois, Anne avait redressé
la tête, tout en regrettant en son for intérieur de
ne pas avoir fait la paix avec Gilbert quand il le
lui avait demandé, se jurant avec détermination
d'obtenir un meilleur score que lui à l'examen.
Elle savait que tous les jeunes gens d'Avonlea
se demandaient qui allait l'emporter ; elle savait
même que Jimmy Glover et Ned Wright avaient
parié là-dessus et que Josie Pye avait dit qu'elle
ne doutait pas un seul instant que Gilbert fût
premier. Elle sentait qu'en cas d'échec, son
humiliation serait insupportable.
Mais elle avait une autre raison, plus noble
cette fois, d'espérer avoir réussi. Elle voulait
l'emporter « haut la main » pour plaire à
Matthew et Marilla − surtout Matthew.
Matthew lui avait affirmé être absolument
730
convaincu qu'elle « surpasserait tous les
candidats de l'île ». Certes, Anne sentait qu'il
serait insensé d'espérer un tel résultat, même
dans ses rêves les plus fous. Mais elle espérait
vivement sortir parmi les dix premiers, ne
serait-ce que pour voir les yeux bruns de
Matthew pétiller de fierté si elle réussissait. Elle
sentait que ce serait là une agréable
récompense pour tout son dur labeur et la
patience dont elle avait fait preuve en étudiant
ses équations et ses conjugaisons si peu
propices à l'imagination.
Lorsque la fin des deux semaines approcha, se
fut au tour d'Anne de s'attarder au bureau de
poste, en compagnie de Jane, Ruby et Josie,
pour feuilleter les nouvelles de Charlotteville
d'une main tremblante et glacée, étreinte par la
même angoisse que celle qu'elle avait ressentie
pendant la semaine de l'examen. Charlie et
731
Gilbert n'étaient pas en reste, mais Moody
Spurgeon restait résolument à l'écart.
« Je n'ai pas le courage d'aller froidement làbas pour consulter les journaux, expliqua-t-il à
Anne. Je vais me contenter d'attendre que
quelqu'un vienne me dire de but en blanc si j'ai
réussi ou échoué. »
Trois semaines s'écoulèrent sans que la liste
n'eût fait son apparition et Anne commença à
trouver cette attente insoutenable. Elle n'avait
plus d'appétit et son intérêt pour ce qui se
passait à Avonlea avait faibli. Mme Lynde
pérorait qu'il ne fallait pas s'en étonner, avec un
conservateur à la tête du ministère de
l’Éducation. Même Matthew, remarquant la
pâleur et l'apathie d'Anne, qui rentrait chaque
après-midi du bureau de poste en traînant les
pieds, commença à sérieusement se demander
732
s'il n'allait pas voter pour les libéraux aux
prochaines élections.
Mais un soir, la nouvelle arriva enfin. Anne était
assise près de la fenêtre ouverte. Elle avait
réussi à oublier les tourments de son examen et
les soucis du quotidien, et elle profitait de la
beauté du crépuscule d'été chargé de l'odorant
parfum des fleurs qui montait du jardin en
contrebas, se laissant bercer par le souffle du
vent dans les branches des peupliers. À l'est,
au-dessus des sapins, les teintes roses de
l'ouest se reflétaient dans le ciel, et Anne se
demandait en rêvassant si l'esprit des couleurs
ressemblait à cela, lorsqu'elle aperçut Diana qui
dévalait à toutes jambes la pente boisée et
franchissait le pont de rondins avant de
remonter la côte en brandissant à la main un
journal qui claquait au vent.
733
Anne bondit, car elle avait compris quelle
nouvelle renfermait ce journal. La liste des
admis avait été publiée ! Sa tête se mit à
tourner et son cœur à battre la chamade. Elle
ne parvenait pas à faire un pas. Il lui sembla
s'écouler une heure avant que Diana surgît dans
le couloir et fît irruption dans sa chambre sans
frapper, au comble de l'enthousiasme.
« Anne, tu as réussi, s'écria-t-elle, tu es sortie
première − Gilbert et toi êtes ex æquo, mais
c'est ton nom qui est inscrit en premier. Oh,
comme je suis fière de toi ! »
Diana abattit le journal sur la table et se jeta sur
le lit d'Anne, à bout de souffle et incapable d'en
dire plus. Anne alluma la lampe, après avoir
renversé la boîte d'allumettes et tâtonné avec
une douzaine d'entre elles avant que ses mains
tremblantes ne parviennent à remplir leur
734
fonction. Elle ouvrit alors le journal. Oui, elle
avait réussi − son nom apparaissait tout en haut
d'une liste de deux cents personnes ! À lui seul,
ce moment rendait la vie digne d'être vécue.
« Tu t'en es sortie admirablement, Anne, haleta
Diana, lorsqu'elle fut à nouveau capable de
s'asseoir et de parler, alors qu'Anne, les yeux
écarquillés et plongée dans un état de torpeur,
n'avait toujours pas prononcé un mot. Papa a
ramené le journal à la maison en rentrant de
Claire-Rivière il y a à peine dix minutes − il est
arrivé par le train de l'après-midi, tu sais, et ne
sera ici qu'au courrier de demain − et quand j'ai
vu la liste des admis, je me suis précipitée ici
comme une furie. Vous avez tous réussi, sans
exception, même Moody Spurgeon, bien qu'il
soit recalé en histoire. Jane et Ruby sont assez
bien classées − elles sont en milieu de liste −
tout comme Charlie. Josie s'en est tirée de
735
justesse, à trois points près, mais tu verras
qu'elle va fanfaronner comme si elle était en
tête. Mlle Stacy va être aux anges ! Oh, Anne,
quel effet cela fait-il de voir son nom en tête
d'une liste d'admis telle que celle-ci ? Si c'était
moi, je sais que j'en serais folle de joie. Je suis
déjà dans un tel état ! Mais tu sembles aussi
calme et impassible qu'un soir de printemps. »
« Je suis juste bouleversée intérieurement, dit
Anne. J'ai envie de dire une centaine de
choses, mais je ne parviens pas à trouver les
mots. Je n'aurais jamais pu rêver que ce soit
possible − si, en réalité, j'en ai rêvé une fois !
Je me suis autorisée à y penser une seule fois,
"et si tu sortais première ?", avec hésitation, tu
sais, car cela me semblait si présomptueux et
inutile de penser que je pourrais surpasser tous
les candidats de l'île. Excuse-moi une minute,
Diana. Je dois courir aux champs pour
736
l'annoncer à Matthew. Puis nous irons par la
route apprendre la bonne nouvelle à tout le
monde. »
Elles se ruèrent vers le champ de blé en bas de
la grange, où Matthew regroupait les foins. La
chance jouant en leur faveur, Mme Lynde était
là elle aussi, en train de discuter avec Marilla
près de la clôture de l'allée.
« Oh, Matthew, s'exclama Anne, j'ai réussi et
je suis première − enfin, dans les deux premiers
! Je ne me vante pas, mais j'en suis très
reconnaissante. »
« Eh bien, je l'ai toujours su, dit Matthew en
posant sur la liste des admis un regard réjoui.
Je savais que tu pouvais tous les battre
facilement. »
« Tu t'es surpassée, Anne, je dois le
737
reconnaître », fit Marilla en essayant de cacher
l'extrême fierté qu'elle ressentait pour Anne
devant le regard critique de Mme Rachel. Mais
la brave dame s'écria d'un ton enjoué :
« Il faut dire qu'elle a excellé, et je ne mâche
pas mes mots. Tu es un exemple pour tes amis,
Anne, voilà ce que j'en dis, et nous sommes
tous très fiers de toi. »
Ce soir-là, Anne, qui avait achevé cette
exquise soirée par une discussion sérieuse avec
Mme Allan au presbytère, s'agenouilla
délicatement devant sa fenêtre ouverte, dans un
rayon de lune, et murmura une prière de
gratitude spontanée où elle laissa parler son
cœur. Elle y exprimait sa reconnaissance pour
le passé et y présentait ses vœux pieux pour
l'avenir. Lorsqu'elle s'endormit sur son oreiller
blanc, ses rêves furent aussi beaux et purs
738
qu'une jeune fille peut en faire.
739
CHAPITRE XXXIII
Le gala de l'hôtel
« Mets ta robe blanche en organdi, Anne, je
suis formelle », déclara Diana, sûre d'elle.
Elles étaient ensemble dans la chambre du
pignon est ; à l'extérieur, le crépuscule était
tombé − un magnifique crépuscule d'un vert
chaleureux, dans un ciel d'un bleu pur sans
nuage. Une grosse lune ronde, dont la lueur
pâle se parait de teintes argentées plus
sombres, était suspendue au-dessus de la Forêt
Hantée, et l'air était rempli des doux murmures
de l'été − les oiseaux qui gazouillaient en
s'endormant, la brise qui sifflait
mystérieusement, les voix et les rires étouffés
dans le lointain. Mais dans la chambre d'Anne,
740
le store était tiré et la lumière allumée, car les
préparatifs allaient bon train.
Le pignon est avait beaucoup changé depuis
cette nuit-là, il y avait déjà quatre ans, où Anne
avait senti la désolation pénétrer son âme tant
la chambre était inhospitalière et sans chaleur.
Les modifications étaient survenues par petites
touches, que Marilla avait acceptées avec
résignation, jusqu'à ce que la pièce devînt le nid
charmant et chaleureux auquel aspiraient toutes
les jeunes filles.
Certes, le tapis de velours aux motifs de roses
et les rideaux de soie rose qui avaient habité les
visions d'Anne ne s'étaient jamais matérialisés ;
mais ses rêves avaient suivi l'évolution de sa
croissance, et elle ne regrettait rien. Le sol était
couvert d'une jolie natte et les rideaux qui
ornaient la haute fenêtre et voletaient sous la
741
brise odorante étaient en fine mousseline vert
pâle. Sur les murs, nulle tapisserie de brocart
argent et or, mais un papier peint sur lequel
étaient imprimées d'adorables fleurs de
pommier, où étaient suspendues quelques
images pieuses que Mme Allan avait offertes à
Anne. La photographie de Mlle Stacy occupait
une place d'honneur et Anne, sentimentale,
mettait un point d'honneur à toujours la décorer
de fleurs fraîches. Ce soir-là, un bouquet de lis
blancs parfumait légèrement la pièce, laissant
flotter comme une senteur évanescente. Il n'y
avait pas de « meubles en acajou », mais une
étagère peinte en blanc et remplie de livres, un
rocking-chair en rotin garni de coussins, une
table de toilette ornée de mousseline blanche,
un étrange miroir au cadre doré surmonté de
petits Cupidon potelés aux joues roses et de
grappes de raisin colorées, autrefois suspendu
dans la chambre d'amis, et un lit bas de couleur
742
blanche.
Anne était en train de s'habiller pour un gala
que l'on donnait à l'Hôtel de la Grève Blanche.
Les clients l'avaient organisé au profit de
l'hôpital de Charlotteville et avaient sollicité
tous les talents des environs pour y participer.
Bertha Sampson et Pearl Clay de la chorale
baptiste de la Grève Blanche allaient chanter un
duo ; Milton Clark du Pont-Neuf jouerait un
solo de violon ; Winnie Adella Blair de
Carmody allait chanter une ballade écossaise ;
enfin, Laura Spencer de Spencervale et Anne
Shirley d'Avonlea allaient réciter des poèmes.
Comme Anne aurait pu le dire, c'était là un «
événement mémorable de sa vie », et elle était
saisie d'une délicieuse excitation. Matthew était
au septième ciel tant il éprouvait de fierté
devant l'honneur que l'on faisait à Anne, et
743
Marilla n'était pas en reste, bien qu'elle eût
préféré mourir que de l'admettre et prétendît
que ce n'était guère convenable pour des
jeunes gens de passer une soirée à l'hôtel sans
aucun adulte pour les chaperonner.
Anne et Diana devaient s'y rendre avec Jane
Andrews et son frère Billy, dans leur chariot à
double banquette ; plusieurs garçons et filles
d'Avonlea les accompagnaient. On attendait de
nombreux visiteurs de la ville et, après le gala,
un dîner serait donné pour les interprètes.
« Crois-tu vraiment que l'organdi soit le mieux
? demanda Anne avec anxiété. Je ne trouve
pas que la robe soit aussi jolie que celle en
mousseline bleue fleurie − et elle est nettement
moins à la mode. »
« Mais elle te va tellement mieux, dit Diana.
744
Elle est si douce, légère et près du corps. La
robe en mousseline est raide et te donne une
allure guindée. Mais celle en organdi semble
avoir été faite pour toi. »
Anne soupira et capitula. Diana commençait à
avoir une solide réputation en matière de goûts
vestimentaires, et ses conseils dans ce domaine
étaient très recherchés. Ce soir-là, elle était très
jolie dans sa robe d'un adorable rose clair,
couleur qu'il était catégoriquement exclu
qu'Anne pût un jour porter, mais comme elle ne
se produisait pas sur scène lors du gala, il
importait moins qu'elle fût élégante. Tous ses
efforts étaient consacrés à Anne, qui, elle s'en
faisait la promesse, devait être vêtue, coiffée et
apprêtée comme la reine du bon goût, pour
faire honneur à Avonlea.
« Tire un peu plus sur ce volant − voilà ; viens,
745
laisse-moi nouer ton écharpe ; et tes
chaussons. Je vais tresser tes cheveux en deux
épaisses nattes, puis les relever avec de grands
rubans blancs − non, ne laisse pendre aucune
boucle sur ton front − juste une raie souple.
Aucune autre coiffure ne te va aussi bien,
Anne, et Mme Allan dit que tu ressembles à
une madone quand tu as ainsi la raie au milieu.
Je vais accrocher cette petite rose blanche
juste derrière ton oreille. Il n'y en avait qu'une
seule sur mon buisson, et je l'ai gardée pour toi.
»
« Dois-je porter mon collier de perles ?
demanda Anne. Matthew me l’a ramené de la
ville la semaine dernière, et je sais qu'il aimerait
me voir le porter. »
Diana pinça les lèvres, inclina sur le côté sa tête
brune, d'un air critique, avant d'accepter
746
qu'Anne portât son collier de perles, qui fut
aussitôt attaché autour de son cou fin et d'un
blanc laiteux.
« Il y a quelque chose de si raffiné chez toi,
Anne, dit Diana avec envie et admiration. Tu as
un tel port de tête. Je pense que cela vient de
ta silhouette. Moi, je suis trop grassouillette. Je
l'ai toujours craint, et maintenant je le sais.
Enfin, je suppose que je ferais mieux de m'y
résigner. »
« Mais tu as de si belles fossettes, dit Anne en
adressant un sourire affectueux au visage
charmant et plein de vie qui se trouvait à côté
d'elle. De jolies fossettes, comme de petites
traces dans la crème. J'ai abandonné tout
espoir d'en avoir un jour. Mon rêve d'arborer
de belles fossettes ne se réalisera jamais ; mais
tant de rêves sont devenus réalité que je ne vais
747
pas me plaindre. Suis-je prête à présent ? »
« Tout à fait, déclara Diana comme Marilla
faisait son apparition dans l'encadrement de la
porte, silhouette maigre aux cheveux plus gris
qu'auparavant et aux traits tout aussi anguleux,
mais à l'expression du visage bien plus douce.
Entrez voir notre artiste, Marilla. N'est-elle pas
ravissante ? »
Marilla émit un son à mi-chemin entre le
reniflement et le grognement.
« Elle a l'air propre et bien mise. J'aime cette
façon de se coiffer. Mais je suppose qu'elle
abîmera sa robe dans le trajet, entre la
poussière et l'humidité. Elle me semble un peu
trop légère pour les nuits fraîches que nous
avons en cette saison. L'organdi est le tissu le
moins pratique qui soit, et c'est ce que j'ai dit à
748
Matthew quand il l'a rapporté à la maison.
Mais on ne peut plus rien dire à Matthew ces
derniers temps. Autrefois, il tenait compte de
mon avis, mais à présent, il achète des choses
pour Anne sans même me consulter, et les
vendeuses de Carmody savent qu'elles peuvent
tout lui vendre. Il suffit de lui dire que quelque
chose est joli et à la mode pour que Matthew
avance l'argent pour l'acheter. Prends soin de
bien garder ta robe à l'écart des roues, Anne,
et enfile ta veste chaude. »
Enfin, Marilla redescendit, fière de la beauté
d'Anne, qui avait « le front couronné par le clair
de lune », et regrettant de ne pas se rendre au
gala pour assister à la récitation de la jeune fille.
« Je me demande si l'air est vraiment trop
humide pour ma robe », s'inquiéta Anne.
749
« Pas du tout, dit Diana en relevant le store.
C'est une nuit magnifique et il n'y aura pas la
moindre rosée. Regarde cette lune. »
« Je suis si heureuse que ma fenêtre se trouve
face à l'est et au soleil levant, dit Anne en
rejoignant Diana. C'est merveilleux de voir le
matin se lever sur ces longues collines et le
soleil briller à travers la cime effilée de ces
sapins. Le paysage se renouvelle tous les
matins et j'ai l'impression que mon âme baigne
dans la lumière matinale. Oh, Diana, j'aime
tellement cette petite chambre. Je me demande
bien comment je vais pouvoir me passer d'elle
lorsque je partirai pour la ville le mois prochain.
»
« Ne parle pas de ton départ ce soir, supplia
Diana. Je ne veux pas y penser, cela me rend si
malheureuse, et je veux m’amuser ce soir. Que
750
vas-tu réciter, Anne ? N'es-tu pas nerveuse ? »
« Pas le moins du monde. J'ai souvent pris la
parole en public et maintenant, cela ne me
dérange plus du tout. J'ai décidé de réciter Le
Vœu de la jeune fille. C'est si mélancolique.
Laura Spencer a choisi une récitation comique,
mais je préfère faire pleurer les gens que les
faire rire. »
« Que réciteras-tu si l'on te rappelle ? »
« Ils ne me rappelleront pas, j'en suis certaine,
plaisanta Anne, qui espérait secrètement que le
public l'acclame et s'imaginait déjà en train de
tout raconter à Matthew le lendemain matin, à
la table du petit déjeuner. Voilà Billy et Jane qui
arrivent − j'entends le bruit des roues. Viens. »
Billy Andrews insista pour qu'Anne s'assît
devant avec lui, et elle grimpa à contrecœur sur
751
sa banquette. Elle aurait nettement préféré
voyager à l'arrière avec les filles, où elle aurait
pu rire et discuter sans retenue. Avec Billy, il
n'était guère envisageable de rire ou de parler.
C'était un jeune homme peu causant d'une
vingtaine d'années, corpulent, au visage rond et
inexpressif, et cruellement dépourvu de toute
conversation. Mais il vouait une grande
admiration à Anne et se sentait gonflé d'orgueil
à la perspective de conduire jusqu'à la Grève
Blanche en compagnie de cette belle jeune fille,
fière et élancée.
Anne, à force de parler avec les filles pardessus son épaule tout en échangeant quelques
banalités avec Billy − qui souriait et gloussait
sans jamais trouver de réponse appropriée à lui
donner − parvint malgré tout à profiter du
trajet. La soirée s'annonçait particulièrement
gaie. La route était encombrée de chariots qui
752
se dirigeaient vers l'hôtel et résonnait de toutes
parts d'éclats de rire cristallins. Lorsque l'hôtel
apparut enfin, ce fut un éblouissement de
lumière. Les dames du comité vinrent à leur
rencontre. L'une d'elles conduisit Anne jusqu'à
la loge des artistes, où s'affairaient les membres
du club symphonique de Charlotteville, au
milieu desquels Anne se sentit soudain timide,
apeurée et terriblement campagnarde. Sa robe,
qui lui avait paru si belle et élégante aux
Pignons Verts, lui semblait maintenant simple et
ordinaire − trop simple et bien trop ordinaire,
songeait-elle alors qu'autour d'elle tout n’était
que frous-frous, dentelles et soie brillante.
Comment son collier de perles pouvait-il se
comparer aux diamants de cette belle et grande
dame à côté d'elle ? Et comme sa petite rose
blanche devait paraître ridicule à côté de ces
bouquets généreux que portaient les autres
artistes ! Anne posa son chapeau et sa veste et
753
se recroquevilla piteusement dans un coin. Elle
regretta de ne pas être restée dans sa chambre
blanche des Pignons Verts.
Ce fut encore pire sur la scène de la grande
salle de concert de l'hôtel, où elle finit par faire
son entrée. Les lumières électriques
l'éblouissaient, tandis que les parfums et les
murmures la perturbaient au plus haut point.
Elle aurait voulu rester dans le public avec
Diana et Jane, qui semblaient passer un
merveilleux moment au fond de la salle. Elle
était coincée entre une grosse dame vêtue de
soie rose et une fille imposante à la mine
dédaigneuse dans une robe en dentelle blanche.
La grosse dame tournait régulièrement la tête et
toisait Anne à travers ses lunettes jusqu'à ce
que la jeune fille, sensible au regard scrutateur
posé sur elle, éprouvât l'envie de hurler à tuetête. La fille en robe de dentelle blanche ne
754
cessait de parler tout haut à sa voisine des «
péquenauds » et des « villageoises » qui se
trouvaient dans le public et pour qui le
spectacle des talents de la région représentait le
nec plus ultra du divertissement. Anne se dit
qu'elle haïrait cette fille en dentelle blanche
jusqu'à la fin de ses jours.
Malheureusement pour Anne, une conteuse
professionnelle résidait à l'hôtel et avait
gracieusement accepté de se produire. C'était
une femme souple, aux yeux sombres, qui
portait une magnifique robe dont le tissu gris
chatoyant évoquait des rayons de lune, ainsi
que des pierres précieuses autour du cou et
dans sa chevelure noire. Elle avait une voix
mélodieuse et une expressivité exquise ; le
public fut conquis par son interprétation. Anne,
oubliant un instant sa présence et ses tracas,
écoutait, subjuguée et les yeux brillants ; mais
755
lorsque la récitation fut terminée, elle se couvrit
brusquement le visage de ses mains. Elle ne
parviendrait jamais à se lever et à se donner en
spectacle après cela − jamais. Comment avaitelle cru pouvoir réciter ? Oh, si seulement elle
pouvait rentrer sur-le-champ aux Pignons Verts
!
Ce fut à ce moment inopportun que son nom
fut appelé. Anne, qui ne remarqua pas le petit
sursaut de surprise coupable de sa voisine en
robe blanche − et quand bien même, elle
n'aurait de toute manière pas perçu le
compliment implicite qui lui était fait − se leva
tant bien que mal et s'avança sur la scène d'un
pas mal assuré. Elle était si blême que Diana et
Jane, assises dans le public, se serrèrent
mutuellement les mains, comme pour partager
sa nervosité.
756
Anne était victime d'une atroce crise de trac.
Elle avait souvent récité en public, mais jamais
auparavant n'avait-elle eu devant elle un public
tel que celui-ci, et ce spectacle la paralysait
complètement, la vidait de toute son énergie.
Tout était si étrange, si brillant, si déconcertant
− les rangées de dames en robe de soirée, les
visages critiques, l'atmosphère luxueuse et
cultivée qui régnait en ces lieux. C'était sans
commune mesure avec les bancs rustiques du
Club de Débats où se pressaient les visages
familiers et chaleureux des amis et des voisins.
Ces gens, elle en était persuadée, se
montreraient sans pitié. Sans doute, à l'instar de
la fille en dentelle blanche, s'amusaient-ils
d'avance de sa représentation « campagnarde
». Elle avait désespérément honte et se sentait
seule et pitoyable. Ses genoux tremblaient, son
cœur palpitait et un vertige indescriptible la
submergea ; incapable de prononcer le
757
moindre mot, elle était sur le point de s'enfuir à
toutes jambes sans demander son reste, malgré
l'humiliation qui menaçait de la poursuivre
éternellement.
Mais soudain, alors que son regard hagard et
apeuré balayait la foule, elle aperçut Gilbert
Blythe au fond de la salle, penché en avant, le
sourire aux lèvres − un sourire qu'Anne
interpréta comme une marque de triomphe et
de moquerie. En réalité, il n'en était rien. Gilbert
souriait simplement car il appréciait la soirée
dans son ensemble, et tout particulièrement
l'apparition dans ce décor exotique de la frêle
silhouette d'Anne, blanche et éthérée. En
revanche, on ne pouvait douter de la
supériorité que trahissait le sourire de Josie
Pye, avec qui il était venu et qui était assise à
côté de lui. Mais Anne n'aperçut pas Josie −
dont elle se moquait bien, au demeurant. Elle
758
prit une profonde inspiration et redressa
fièrement la tête, soudain transportée par un
courage et une détermination qui produisirent
sur elle comme une décharge électrique. Il était
hors de question qu'elle échouât devant
Gilbert Blythe − jamais au grand jamais ne lui
donnerait-elle l'occasion de se moquer d'elle !
Sa peur et sa nervosité s'évanouirent et elle
commença sa récitation. Sa voix claire et
douce retentit jusqu'au fond de la salle, sans
trembler ni vaciller. Elle avait recouvré tous ses
moyens et, en réaction à cet affreux moment
d'impuissance, elle récita mieux que jamais.
Lorsqu'elle eut terminé, elle fut applaudie avec
enthousiasme. En rejoignant son siège,
rougissante et soulagée, Anne sentit qu'on lui
attrapait fermement la main. C'était la grosse
dame à la robe de soie rose, qui la lui serra
vigoureusement.
759
« Ma chère, vous avez été fabuleuse,
s'exclama-t-elle. J'ai pleuré comme un bébé, ni
plus ni moins. Tenez, voilà que l'on vous
rappelle − le public veut vous revoir ! »
« Oh, je ne peux pas y aller, fit Anne, troublée.
Mais enfin − je dois le faire, sinon Matthew
sera déçu. Il avait dit que l'on me rappellerait. »
« Alors, ne décevez pas Matthew », dit la
dame en rose en éclatant de rire.
Souriante et rougissante, les yeux humides,
Anne revint sur le devant de la scène et
interpréta une sélection de textes courts et
amusants qui séduisirent le public encore
davantage. Le reste de la soirée fut pour elle un
véritable triomphe.
Lorsque le gala fut terminé, la grosse dame en
rose − qui se trouvait être l'épouse d'un
760
millionnaire américain − la prit sous son aile et
la présenta à tout le monde ; tout le monde se
révéla très gentil. La conteuse professionnelle,
Mme Evans, vint discuter avec elle et lui dit
qu'elle avait une voix charmante et qu'elle avait
magnifiquement « interprété » sa sélection.
Même la fille en dentelle blanche la gratifia avec
indolence d'un petit compliment. Ils prirent le
dîner dans la grande salle à manger richement
décorée ; Diana et Jane étaient également
invitées à y participer, car elles accompagnaient
Anne, mais Billy fut introuvable − il avait fui de
peur d'être à son tour invité. Il les attendait près
de l'attelage, cependant, et lorsque tout fut
terminé, les trois filles sortirent joyeusement
sous le clair de lune pâle et serein. Anne prit
une profonde inspiration et leva les yeux vers le
ciel dégagé sur lequel se détachaient les
branches sombres des sapins.
761
Oh, comme il était agréable d'être à nouveau
dehors, dans la pureté et le silence de la nuit !
Tout était si somptueux, calme et merveilleux,
avec le murmure des flots et les falaises noires
un peu plus loin, qui se dressaient comme de
sinistres géantes, gardiennes de ces côtes
enchantées.
« Cette soirée n'était-elle pas magnifique ? fit
Jane en soupirant tandis qu'ils s'éloignaient.
J'aimerais tant être une riche Américaine pour
passer tout l'été dans un hôtel, porter des
bijoux et des robes décolletées et manger de la
crème glacée et de la salade de poulet tous les
jours que Dieu fait. Je suis sûre que ce serait
tellement plus amusant que d'être maîtresse
d'école. Anne, ta récitation était absolument
merveilleuse, bien que j'aie d'abord cru que tu
ne commences jamais. Je trouve même que tu
étais meilleure que Mme Evans. »
762
« Oh non, ne dis pas des choses pareilles,
s'empressa de dire Anne, parce que c'est
ridicule. Je ne peux pas avoir été meilleure que
Mme Evans, tu sais, car c'est une conteuse
professionnelle, et que je ne suis qu'une
écolière qui a un petit talent pour la récitation.
Je suis déjà très satisfaite si les gens m'ont
appréciée, ne serait-ce qu'un peu. »
« J'ai un compliment pour toi, Anne, dit Diana.
Du moins, je pense que c'est un compliment à
cause du ton sur lequel il a été dit. Une partie
l'était, en tout cas. Il y avait un Américain assis
derrière Jane et moi − un homme à l'allure très
romantique, aux cheveux et aux yeux noir
charbon. Josie Pye dit que c'est un artiste
reconnu, et que la cousine de sa mère à Boston
est mariée à un homme qui allait à l'école avec
lui. Eh bien, nous l'avons entendu dire − n'estce pas, Jane ? − "Qui est cette fille sur la scène
763
avec ces splendides cheveux blond vénitien ?
Elle a un visage qu'il me plairait de peindre." Et
voilà, Anne. Mais qu'est-ce que blond vénitien
veut dire ? »
« D'après moi, cela veut dire très roux, je
suppose, dit Anne en éclatant de rire. Les
peintres vénitiens aimaient peindre des femmes
rousses29. »
« Avez-vous remarqué tous les diamants que
portaient ces femmes ? soupira Jane. Ils étaient
tout simplement éblouissants. N'aimeriez-vous
pas être riches, les filles ? »
« Nous sommes riches, répliqua Anne sans
ciller. Regardez, nous avons seize ans, nous
sommes heureuses comme des reines, et nous
avons toutes de l'imagination, plus ou moins.
Admirez cette mer, les filles − toute en ombres
764
et en reflets argentés, royaume de tant de
choses cachées. Nous ne serions plus capables
d'apprécier sa beauté si nous avions des
millions de dollars et des kilomètres de
diamants. Vous ne voudriez pas échanger vos
vies avec n'importe laquelle de ces femmes,
même si vous le pouviez. Aimeriez-vous être
cette fille à la robe en dentelle blanche et porter
sur votre vie un regard aigri, comme si vous
étiez née pour regarder de haut le reste du
monde ? Ou cette dame en rose qui, si gentille
et avenante qu'elle soit, est aussi ronde et
trapue qu'il est possible de l'être ? Ou même
Mme Evans, avec ce regard si
douloureusement triste ? Elle a dû être
atrocement malheureuse pendant longtemps
pour avoir un tel regard. Tu sais très bien que
tu ne voudrais pas de sa vie, Jane Andrews ! »
« Non, je n'en suis pas si sûre − pas vraiment,
765
répondit Jane, guère convaincue. Je pense que
les diamants peuvent tout de même apporter un
grand réconfort. »
« Eh bien, moi, je ne veux être personne
d'autre que moi, même si je dois me passer
toute ma vie du réconfort qu'apportent les
diamants, déclara Anne. Cela me suffit d'être
Anne des Pignons Verts, avec mon collier de
perles. Je sais que Matthew, en me les
donnant, m'a prouvé plus d'amour que les
bijoux de la Dame en Rose n'en contiendront
jamais. »
766
CHAPITRE XXXIV
À l'Académie Royale
Les trois semaines suivantes furent très actives
aux Pignons Verts, car Anne se préparait à
partir à la Royale et il y avait beaucoup de
couture à terminer et de choses à discuter et à
organiser. La garde-robe d'Anne était
généreuse et constituée de beaux vêtements,
Matthew y veillait attentivement, et pour une
fois Marilla n'avait fait aucune objection quant à
ses achats ou à ses suggestions. Mieux encore
− un soir, elle était montée au pignon est avec
les bras chargés d'un élégant tissu vert clair.
« Anne, voici de quoi te confectionner une jolie
robe légère. Je ne pense pas que tu en aies
réellement besoin ; tu as beaucoup de jolis
767
corsages ; mais je me suis dit que tu aurais
peut-être envie d'avoir quelque chose de très
raffiné à porter si jamais tu étais invitée à sortir
un soir en ville, à te rendre à une réception ou à
quelque événement de ce genre. J'ai appris que
Jane, Ruby et Josie avaient toutes une "tenue
de soirée", comme elles les appellent, et je n'ai
pas l'intention que tu sois lésée. J'ai demandé à
Mme Allan de m'aider à choisir ce tissu en ville
la semaine dernière, et nous ferons
confectionner ta robe par Emily Gillis. Emily a
bon goût et elle n'a pas son pareil pour ajuster
les vêtements. »
« Oh, Marilla, c'est tout simplement charmant,
dit Anne. Merci mille fois. Il ne fallait pas vous
montrer si généreuse − cela ne fait que rendre
plus difficile ma séparation d'avec vous. »
La robe verte fut agrémentée d'autant de plis,
768
de volants et de fronces qu'Emily jugea élégant
d'en ajouter. Anne la porta un soir pour la
montrer à Matthew et Marilla, et elle en profita
pour leur réciter Le Vœu de la jeune fille dans
la cuisine. Tandis que Marilla admirait son beau
visage expressif et ses gestes gracieux, ses
pensées la ramenèrent au soir où Anne était
arrivée aux Pignons Verts et sa mémoire raviva
l'image de l'étrange enfant qu'elle était alors,
craintive dans sa robe de lin d'un brun jaunâtre,
ses yeux exprimant toute la tristesse de son
petit cœur. Quelque chose dans ce souvenir
bouleversa Marilla et lui fit monter les larmes
aux yeux.
« Ça alors, ma récitation vous fait pleurer,
Marilla, s'exclama Anne gaîment, en se
penchant sur la chaise de Marilla pour déposer
un baiser furtif sur la joue de la vieille femme.
Vraiment, c'est une réussite totale. »
769
« Non, je ne pleurais pas pour ton texte, dit
Marilla, qui aurait trouvé méprisable de se
laisser aller aux émotions à cause d'une
quelconque poésie. Mais je n'ai pas pu
m'empêcher de penser à la petite fille que tu
étais, Anne. Et je regrettais que tu ne sois pas
restée cette fillette, en dépit de tes manières
fantaisistes. À présent tu as grandi et voilà que
tu t'en vas ; et puis, tu es si élancée, si élégante
et si − si − différente dans cette robe − comme
si tu ne faisais déjà plus partie d'Avonlea − et
penser à tout cela m'a fait me sentir bien seule.
»
« Marilla ! » Anne s'assit sur les genoux de
Marilla, qui portait sa robe vichy, prit son
visage ridé entre ses mains et plongea dans ses
yeux son regard sérieux empreint de tendresse.
« Je n'ai changé en rien − pas vraiment. On m'a
juste un peu taillée et élaguée. La personne que
770
je suis réellement − au fond de moi − est
toujours la même. Cela ne fera aucune
différence que je sois ailleurs ou que mon
apparence change ; dans mon cœur, je serai
toujours votre petite Anne, qui vous aimera
toute sa vie, vous, Matthew et cette chère
maison aux Pignons Verts, chaque jour
davantage. »
Anne appuya sa joue fraîche et souple contre la
peau flétrie de Marilla et tendit une main,
qu'elle posa sur l'épaule de Matthew. Marilla
aurait tout donné en cet instant pour posséder
le don qu'avait Anne de mettre en mots ce
qu'elle ressentait ; mais la nature et des années
d'habitude en avaient décidé autrement, et elle
ne fut capable que de prendre la fille dans ses
bras et de la serrer contre son cœur en
souhaitant ne jamais devoir la lâcher.
771
Matthew, que ses yeux mouillés trahissaient, se
leva et sortit. Sous les étoiles de cette nuit d'été
bleutée, il traversa d'un pas fébrile son terrain
jusqu'au portail, sous les peupliers.
« Eh bien, il faut croire qu'on ne l'a pas trop
gâtée, en fin de compte, marmonnait-il avec
fierté. Je suppose qu'être intervenu de temps en
temps n'a pas fait de mal, au contraire. Elle est
jolie et intelligente, et pleine d'amour pardessus le marché, ce qui est encore mieux que
tout le reste. Elle a été pour nous une
bénédiction et il n'a jamais existé erreur plus
heureuse que celle de Mme Spencer − si c'était
un hasard. Je ne crois pas au hasard. C'était la
providence, car le Tout-Puissant a vu que nous
avions besoin d'elle, j'en suis certain. »
Le jour où Anne devait partir pour la ville
arriva enfin. Matthew et elle prirent la route par
772
un beau matin de septembre, après des adieux
larmoyants avec Diana et des adieux plus
sobres avec Marilla − du moins, du côté de la
vieille dame. Mais lorsqu'Anne fut partie, Diana
sécha ses larmes et se rendit à la plage, à la
Grève Blanche, pour un pique-nique avec ses
cousins de Carmody, où elle parvint sans effort
à passer un bon moment ; Marilla, en revanche,
s'abîma dans des corvées superflues et ne prit
aucun repos de la journée, le cœur lourd de
chagrin − le genre de douleur qui vous
consume et vous ronge et que les larmes ne
suffisent pas à balayer. Ce soir-là, lorsque
Marilla alla se coucher, consciente, à son grand
désespoir, que la petite chambre du pignon au
bout du couloir n'était plus occupée par la
jeune femme pleine de vie qui la faisait vibrer
de son souffle léger, elle enfouit son visage dans
son oreiller et versa pour sa petite fille des
sanglots débridés, qui la laissèrent hébétée
773
lorsqu'elle se calma enfin et songea à quel point
il était inapproprié de faire preuve d'autant de
passion pour une petite créature mortelle.
Anne et ses camarades d'Avonlea arrivèrent en
ville juste à temps pour se rendre avec
empressement à l'Académie. Cette première
journée fut agréable et passa dans un tourbillon
d'excitation. Elle rencontra tous les nouveaux
étudiants, apprit à reconnaître ses professeurs,
intégra sa classe et reçut l'organisation de ses
cours. Anne avait l'intention de suivre les cours
de deuxième année, comme le lui avait conseillé
Mlle Stacy ; Gilbert Blythe décida de faire de
même. Cela leur permettrait d'obtenir une
licence d'enseignement de première classe en
un an au lieu de deux, s'ils réussissaient ; mais
cela signifiait aussi bien plus de travail et un plus
grand engagement. Jane, Ruby, Josie, Charlie
et Moody Spurgeon, qu'aucune ambition
774
n'aiguillonnait, se contentaient de suivre les
cours de deuxième classe. Anne ressentit la
solitude lui étreindre le cœur lorsqu'elle se
retrouva dans une pièce avec cinquante autres
étudiants, qu'elle ne connaissait pas à
l'exception du grand jeune homme aux cheveux
bruns de l'autre côté de la salle ; or le connaître
comme elle le connaissait ne lui serait d'aucune
aide, se dit-elle avec pessimisme. Pourtant, il
ne faisait aucun doute qu'elle était heureuse
qu'ils fussent dans la même classe ; leur
ancienne rivalité pouvait ainsi se poursuivre et
Anne aurait été désemparée de ne pas pouvoir
s'y raccrocher.
« Je ne me sentirais pas à l'aise sans cette
compétition, songeait-elle. Gilbert paraît
terriblement déterminé. Je suppose qu'il a
d'ores et déjà décidé de remporter la médaille.
Quel adorable menton que le sien ! Je ne l'avais
775
jamais remarqué avant. Je regrette que Jane et
Ruby ne soient pas elles aussi venues aux cours
de première classe. Enfin, je suppose que je
me sentirai moins comme un cheveu sur la
soupe lorsque je me serai habituée. Je me
demande lesquelles de ces filles ici présentes
vont devenir mes amies. C'est vraiment
intéressant de chercher à le deviner. Bien sûr,
j'ai promis à Diana qu'aucune fille de la Royale,
quand bien même je l'apprécierais beaucoup,
ne deviendrait jamais aussi chère à mon cœur
qu'elle ne l'est ; mais j'ai beaucoup de
deuxièmes places à attribuer. J'aime l'allure qu'a
cette fille, avec ses yeux marron et son corsage
écarlate. Elle semble vive et a une belle peau
rosée ; il y a aussi cette blonde au teint pâle qui
regarde par la fenêtre. Elle a de beaux cheveux
et semble s'y connaître en rêverie. J'aimerais les
connaître toutes les deux − bien les connaître −
suffisamment pour marcher bras dessus bras
776
dessous avec elles et les appeler par leurs
surnoms. Mais pour l'instant, je ne les connais
pas et elles ne me connaissent pas, et sans
doute n'ont-elles pas particulièrement envie de
me connaître. Oh, quelle situation désolante ! »
Ce fut encore plus désolant pour Anne
lorsqu'elle se retrouva seule dans sa chambre
ce soir-là, à la tombée de la nuit. Elle ne logeait
pas avec les autres filles, car elles avaient
toutes des proches parents en ville qui
acceptaient de s'occuper d'elles. Mlle
Joséphine Barry l'aurait hébergée avec plaisir,
mais Le Bosquet était si loin de l'Académie que
c'était inenvisageable ; ainsi Mlle Barry avaitelle déniché cette pension de famille et assuré à
Matthew et Marilla que c'était le meilleur
endroit pour Anne.
« La dame qui s'en occupe est une ancienne
777
dame du monde, expliqua Mlle Barry. Son mari
était un officier britannique et elle sélectionne
avec soin ses pensionnaires. Anne ne
rencontrera aucune personne douteuse sous
son toit. La cuisine est bonne, la maison est
proche de l'Académie, et le quartier est
tranquille. »
Certes, tout ceci était sans doute vrai, et Anne
ne tarda pas à s'en rendre compte, mais ce
confort matériel ne lui fut d'aucun secours
lorsque, le premier soir, elle fut submergée par
le mal du pays. Profondément malheureuse, elle
regardait sa petite chambre étroite, avec son
papier peint terne et ses murs sans images, son
petit lit de fer et sa bibliothèque vide ; et une
boule se forma dans sa gorge lorsqu'elle
songea à sa chambre blanche des Pignons
Verts, au-delà de laquelle s'étendait une
joyeuse nature verdoyante. Lorsqu'elle s'y
778
trouvait, elle savait que non loin d'elle
poussaient les pois de senteur, dans le jardin,
que le clair de lune inondait le verger, que le
ruisseau coulait au bas de la côte et que les
branches de sapin frémissaient dans le vent
nocturne, que le vaste ciel scintillait d'étoiles et
qu'entre les troncs d'arbres, elle pouvait
apercevoir la lumière briller à la fenêtre de
Diana. Ici, il n'y avait rien de tout cela ; Anne
savait que derrière sa fenêtre, il n'y avait qu'une
rue froide parcourue par des pas étrangers, audessus de laquelle un réseau de câbles
téléphoniques masquait le ciel. Des visages
qu'elle ne connaissait pas défilaient sous la lueur
blafarde des lampadaires. Elle avait envie de
pleurer, mais elle luttait pour réprimer ses
larmes.
« Je ne pleurerai pas. C'est ridicule − et faible
− voilà qu'une troisième larme coule le long de
779
mon nez. Et les suivantes ! Je dois penser à
quelque chose de plaisant pour les arrêter.
Mais rien n'est plaisant, hormis les pensées
d'Avonlea, ce qui ne fait qu'aggraver les choses
− quatre, cinq − je rentre chez moi vendredi
prochain, mais cela va me sembler durer un
siècle. Oh, Matthew est presque rentré,
maintenant − et Marilla est au portail, elle
guette son retour dans l'allée − six, sept, huit −
oh, cela ne sert à rien de les compter ! Elles
ruissellent maintenant. Mon moral ne remonte
pas − je n'en ai même pas envie. C'est bien
plus doux de se laisser aller au malheur. »
Ses larmes auraient sans doute coulé en
cascade si Josie Pye n'était pas apparue en cet
instant précis. Heureuse de voir enfin un visage
familier, Anne en oublia que Josie et elle ne
s'étaient jamais beaucoup aimées. Comme elle
faisait partie de la vie d'Avonlea, même une fille
780
Pye était la bienvenue.
« Je suis si contente que tu sois là », dit Anne
avec la plus grande sincérité.
« Tu pleurais, remarqua Josie en accentuant la
pitié dans sa voix. Je suppose que tu as le mal
du pays − certaines personnes manquent
tellement de contrôle à ce niveau-là. Je n'ai
aucune intention d'avoir le mal du pays, je te le
garantis. La ville est trop excitante comparée
au vieux hameau d'Avonlea. Je me demande
comment j'y ai survécu si longtemps. Tu ne
devrais pas pleurer, Anne ; ce n'est pas
gracieux, car ton nez et tes yeux deviennent
tout rouges, et avec tes cheveux, tu parais
rouge de partout. J'ai passé un moment
délicieux à l'Académie aujourd'hui. Notre
professeur de français est tout simplement à
tomber. Sa moustache suffit à vous faire battre
781
le cœur. As-tu quelque chose à manger, Anne ?
Je meurs de faim. Ah, je pensais que Marilla
t'aurait chargé la valise de gâteaux. C'est pour
cela que je suis passée te voir, sinon je serais
allée au parc pour écouter l'orchestre avec
Frank Stockley. Il loge au même endroit que
moi, c'est un chic type. Il t'a remarquée en
classe aujourd'hui et m'a demandé qui était
cette fille rousse. Je lui ai dit que tu étais une
orpheline que les Cuthbert avaient adoptée,
mais que personne ne savait au juste d'où tu
venais. »
Anne était en train de se demander si, en fin de
compte, la solitude et les larmes n'étaient pas
une meilleure compagnie que Josie Pye lorsque
Jane et Ruby apparurent, portant chacune un
ruban aux couleurs de la Royale − pourpre et
écarlate − épinglé fièrement sur le revers de
leur manteau. Comme à cette époque-là Josie
782
n'adressait plus la parole à Jane, elle fut
contrainte de se taire, ce qui eut l'avantage de
la rendre complètement inoffensive.
« Eh bien, dit Jane en soupirant, j'ai
l'impression d'avoir vécu plusieurs journées
depuis ce matin. Je devrais être chez moi en
train d'étudier Virgile − cet affreux vieux
professeur nous a déjà donné vingt lignes pour
demain. Mais ce soir, je n'ai pas le cœur à
travailler. Anne, ne serait-ce pas des traces de
larmes sur tes joues ? Si tu as pleuré, dis-lemoi. Cela me rassurera, parce que je versais
moi-même un torrent de larmes avant que
Ruby n'arrive. J'aurais moins l'impression d'être
une bécasse si quelqu'un d'autre l'était avec
moi. Du gâteau ? J'en veux bien une petite part.
Merci. Il a le bon goût d'Avonlea. »
Ruby, en apercevant le programme de la
783
Royale sur la table, voulut savoir si Anne allait
essayer de remporter la médaille d'honneur.
Anne rougit et reconnut qu'elle y pensait.
« Oh, cela me fait penser, dit Josie, que la
Royale va délivrer une bourse Avery, en fin de
compte. Je l'ai appris aujourd'hui. C'est Frank
Stockley qui me l'a dit − son oncle est l'un des
gouverneurs du comité, vous savez. Ils en
feront l'annonce à l'Académie dès demain. »
Une bourse Avery ! Anne sentit son cœur
s'accélérer et les horizons de son ambition
s'élargir comme par magie. Avant que Josie ne
leur annonçât la nouvelle, l'aspiration ultime
d'Anne était d'obtenir une licence d'enseignante
de province en première classe, à la fin de
l'année et, pourquoi pas, la médaille d'honneur
! Mais brusquement, avant même que les mots
784
de Josie ne se fussent dissipés, voilà qu'Anne
se voyait remporter la bourse Avery, entamer
un cursus artistique à la Faculté de Redmond et
obtenir son diplôme en toge et chapeau
mortier. Car la bourse Avery était délivrée en
fonction des résultats en anglais, la matière de
prédilection d'Anne.
Un riche industriel du Nouveau-Brunswick était
mort et avait fait don d'une partie de sa fortune
pour financer un grand nombre de bourses au
mérite à distribuer parmi les lycées et
académies des Provinces maritimes, en
fonction de leurs classements respectifs. On
avait longuement douté qu'une bourse fût
accordée à la Royale, mais la question semblait
enfin réglée, et à la fin de l'année, l'étudiant qui
aurait obtenu les meilleurs résultats en anglais et
littérature anglaise remporterait la bourse −
deux cent cinquante dollars chaque année
785
pendant les quatre ans que duraient les études
à la Faculté Redmond. Il ne fut donc pas
étonnant qu'Anne se coucha ce soir-là les joues
empourprées !
« Je gagnerai cette bourse si elle s'obtient par
un travail acharné, décréta-t-elle. Comme
Matthew serait fier si j'avais un Baccalauréat
universitaire ès arts ! Oh, c'est si excitant
d'avoir des projets ambitieux ! Je suis si
heureuse d'en avoir autant. Et on n'en voit
jamais le bout − c'est exactement ce qui me
plaît. À peine a-t-on réussi quelque chose
qu'un autre objectif vous nargue un peu plus
loin. Cela rend la vie encore plus intéressante. »
786
CHAPITRE XXXV
L'hiver à la Royale
Le vague à l'âme d'Anne ne tarda pas à
s'estomper, les fins de semaine à la maison
aidant à lui remonter le moral. Tant que le beau
temps le permettait, les étudiants d'Avonlea
rentraient chaque vendredi soir à Carmody par
le train en empruntant la nouvelle voie ferrée.
Généralement, Diana et d'autres jeunes gens
d'Avonlea venaient les y chercher et la joyeuse
bande prenait ensemble le chemin du village.
Pour Anne, ces promenades du vendredi soir
dans la brise fraîche à travers les collines
dorées étaient le meilleur moment de toute la
semaine, surtout lorsque l'on apercevait droit
devant les lumières dansantes d'Avonlea.
787
Gilbert Blythe marchait presque toujours avec
Ruby Gillis et lui portait son sac. Ruby était une
belle jeune femme, et elle se comportait comme
telle ; elle portait des jupes aussi longues que sa
mère le lui permettait et, en ville, elle remontait
ses cheveux, bien qu'elle fût contrainte de
défaire sa coiffure lorsqu'elle rentrait chez elle.
Elle avait de grands yeux bleus brillants, un teint
de pêche et une agréable silhouette
harmonieuse. Elle riait beaucoup, c'était une
jeune fille gaie et toujours de bonne humeur, qui
profitait pleinement de tous les bonheurs de la
vie.
« Mais je n'aurais jamais cru que ce soit le
genre de fille que Gilbert apprécie », chuchota
Jane à Anne. Anne était du même avis, mais
elle se gardait d'en parler, car elle pensait à la
bourse Avery. Elle ne pouvait s'empêcher de
songer qu'il serait très agréable d'avoir un ami
788
tel que Gilbert pour plaisanter, bavarder et
échanger ses idées à propos des livres, des
études et de ses ambitions. Gilbert avait aussi
de grandes ambitions, elle en était convaincue,
et ce n'était probablement pas avec une fille
telle que Ruby Gillis qu'il pouvait en discuter à
loisir.
Les pensées d'Anne à propos de Gilbert
n'étaient jamais teintées de sentimentalisme.
Lorsqu'elle songeait aux garçons, c'était en tant
que bons camarades. Si Gilbert et elle avaient
été amis, elle ne se serait pas préoccupée de
savoir s'il avait beaucoup d'autres amis ni à
côté de qui il marchait. Elle était douée pour
l'amitié ; elle avait de nombreuses amies, mais
elle avait vaguement conscience qu'une amitié
avec un garçon pouvait se révéler très
profitable, car elle élargirait sa conception de la
camaraderie et lui donnerait d'autres critères de
789
jugement et de comparaison. Anne n'en était
pas arrivée à une conclusion aussi claire, mais
elle pensait que si un jour Gilbert rentrait du
train en sa compagnie, à travers les champs
frais et les chemins bordés de fougères, ils
pourraient avoir de grandes conversations
agréables sur le nouveau monde qui s'ouvrait à
eux et sur les espoirs et les ambitions qu'il
permettait de nourrir. Gilbert était un jeune
homme intelligent, qui avait un avis éclairé sur
chaque chose. Il était bien déterminé à obtenir
le meilleur de la vie et était prêt, pour cela, à s'y
consacrer entièrement. Ruby Gillis avait dit à
Jane Andrews qu'elle ne comprenait pas la
moitié de ce que lui racontait Gilbert Blythe ; il
parlait exactement comme Anne Shirley
lorsqu'elle était d'humeur rêveuse et, en ce qui
la concernait, elle ne trouvait pas intéressant de
discuter de livres et autres sujets de ce genre
quand on n'y était pas obligé. Frank Stockley
790
était bien plus amusant et dynamique, mais il
était loin d'être aussi beau que Gilbert et elle
était bien incapable de décider auquel des deux
allait sa préférence !
À l'Académie, Anne commençait à se faire un
petit cercle d'amies, des étudiantes sérieuses,
ambitieuses et pleines d'imagination comme
elle. Elle devint très proche de la fille « à la
belle peau rosée », Stella Maynard, et de la fille
qui « semblait s'y connaître en rêverie »,
Priscilla Grant. Cette jeune fille pâle et
songeuse se révéla pleine de malice, d'humour
et de plaisanteries, tandis que Stella, dont les
yeux noirs pétillaient de vie, était en réalité très
rêveuse et imaginative, et aimait autant qu'Anne
à se perdre dans des mondes éthérés aux
couleurs de l'arc-en-ciel.
Après les vacances de Noël, les étudiants
791
d'Avonlea cessèrent de rentrer chez eux en fin
de semaine et se mirent à travailler d'arrachepied. Désormais, tous les étudiants de la
Royale avaient pris leurs marques et
connaissaient leurs rangs dans chaque matière.
Chaque classe avait désormais sa propre
tonalité. Certaines évidences étaient connues
de tous. Il était admis que la médaille d'honneur
se jouerait entre trois concurrents − Gilbert
Blythe, Anne Shirley et Lewis Wilson. En ce
qui concernait la bourse Avery, la compétition
était plus ouverte et six étudiants semblaient au
coude à coude pour l'obtenir. La médaille de
bronze pour les mathématiques, quant à elle,
était déjà pratiquement gagnée par un garçon
replet, de petite taille et au front bosselé, un
campagnard vêtu d'une veste à carreaux qu'il
était plaisant d'avoir pour camarade.
Ruby Gillis était la plus jolie fille de sa
792
promotion à l'Académie ; en deuxième année,
c'était Stella Maynard qui remportait la palme
de la beauté, bien que pour une petite minorité
ce fût sans nul doute Anne Shirley qui la
méritait. Tous les juges compétents avaient
décrété que le prix des coiffures les plus
stylisées revenait à Ethel Marr, et Jane
Andrews − la raisonnable, studieuse et
consciencieuse Jane − était première en cours
d'enseignement ménager. Même Josie Pye
obtint une distinction, celle de la pire langue de
vipère de la Royale. Les anciens élèves de Mlle
Stacy pouvaient donc à juste titre s'enorgueillir
de tirer habilement leur épingle du jeu dans
l'arène sans merci des études secondaires.
Anne travaillait avec ardeur et assiduité. Sa
rivalité avec Gilbert était plus intense qu'elle ne
l'avait jamais été du temps de l'école
d'Avonlea, bien qu'elle ne fût pas connue de
793
tous et qu'elle se trouvât, le temps aidant,
dépourvue de toute animosité. Anne ne
cherchait plus à gagner pour le seul plaisir de
voir perdre Gilbert ; c'était au contraire pour la
fierté d'avoir vaincu un adversaire digne de ce
nom. Certes, elle préférait l'emporter, mais elle
ne se disait plus qu'en cas d'échec sa vie ne
vaudrait pas la peine d'être vécue.
Malgré les cours intensifs, les étudiants
trouvaient tout de même le temps de s'amuser.
Anne passait la majeure partie de ses heures
libres au Bosquet, où elle avait l'habitude de
déjeuner le dimanche après avoir accompagné
Mlle Barry à l'église. Cette dernière se faisait
de plus en plus vieille, comme elle le
reconnaissait de bonne grâce, mais ses yeux
noirs n'en étaient pas moins vifs ni sa langue
moins vigoureuse. Mais jamais ne s'en servaitelle pour parler en mal d'Anne, qui demeurait la
794
favorite dans le cœur de la vieille dame
pourtant moqueuse.
« Cette petite Anne ne cesse de se bonifier,
disait-elle. Je me lasse des autres filles − elles
se ressemblent toutes, c'est fatigant et agaçant.
Mais Anne a autant de nuances qu'un arc-enciel, et chacune d'entre elles est aussi belle
qu'elle est fugace. Je ne saurais dire si elle est
aussi amusante que lorsqu'elle était enfant, mais
elle sait se faire aimer, et j'apprécie beaucoup
les gens qui savent se faire aimer. Cela m'évite
de me forcer à les aimer. »
Enfin, sans que personne eût pu s'en
apercevoir, le printemps fut de retour. À
Avonlea, les fleurs de mai pointaient leur nez,
couvrant d'un tapis rose vif les terres
desséchées par l'hiver où s'attardaient encore
des congères blanches. Une chape de verdure
795
recouvrait les bois et les vallons. Mais à
Charlotteville, les étudiants épuisés de la
Royale étaient obnubilés par leurs examens et
n'avaient que ce sujet à la bouche.
« Je ne peux pas croire que l'année soit bientôt
terminée, disait Anne. L'automne dernier, il me
semblait devoir attendre une éternité − tout un
hiver d'études et de cours. Et voilà que nous ne
sommes plus qu'à une semaine des examens.
Les filles, j'ai parfois l'impression que ces
examens sont la chose la plus importante au
monde, mais quand je regarde les gros
bourgeons qui poussent sur ces marronniers et
la brume bleutée qui flotte sur les rues, ils me
semblent aussitôt beaucoup moins importants.
»
Jane, Ruby et Josie, qui étaient passées lui
rendre visite, ne partageaient pas son lyrisme.
796
Pour elles, le principal centre d'intérêt
demeurait les examens qui approchaient − et
peu importaient les bourgeons de marronnier
ou les brumes du mois de mai. Mais Anne était
certaine de réussir et elle aimait s'autoriser le
luxe de rêvasser. En revanche, elle comprenait
que lorsque votre avenir était en jeu − ce dont
les filles étaient persuadées − il était difficile de
considérer la situation avec philosophie.
« J'ai perdu plus de trois kilos en deux
semaines, fit Jane en soupirant. Cela ne sert à
rien de me dire de ne pas m'inquiéter. Dans
tous les cas, je vais m'inquiéter. S'inquiéter,
cela peut avoir du bon − on a au moins
l'impression de faire quelque chose lorsque l'on
s'inquiète. Ce serait une tragédie si je ne
parvenais pas à obtenir ma licence après être
allée à la Royale tout l’hiver et avoir dépensé
autant d'argent. »
797
« Moi, cela m'est égal, déclara Josie Pye. Si je
ne réussis pas cette année, je reviendrai l'année
prochaine. Mon père a largement les moyens
de m'inscrire à nouveau ici. Anne, Frank
Stockley dit que d'après le professeur
Tremaine, c'est Gilbert Blythe qui est assuré de
remporter la médaille d'honneur et sans doute
Emily Clay de gagner la bourse Avery. »
« Cela m'inquiétera peut-être demain, Josie, fit
Anne en riant, mais pour l'instant, je sens que
tant que les violettes recouvrent d'un tapis
mauve le vallon en contrebas des Pignons Verts
et que les petites fougères poussent
tranquillement le long de l'Allée des Amoureux,
je peux aussi bien ne pas remporter la bourse
Avery. J'ai fait de mon mieux et je commence à
comprendre ce que le "goût de l'effort" signifie.
Le mieux, c'est d'essayer et de réussir, mais il
est tout aussi honorable d'échouer en ayant
798
essayé. Les filles, ne parlez donc pas des
examens ! Regardez comme le ciel vert pâle
semble former une voûte au-dessus des
maisons et imaginez comme il doit être beau
au-dessus des bois de bouleaux pourpres à
Avonlea. »
« Que vas-tu porter pour la remise des
diplômes, Jane ? » demanda Ruby,
pragmatique.
Jane et Josie répondirent en chœur et la
discussion dériva sur des questions de mode.
Mais Anne, accoudée à la fenêtre, les joues
posées délicatement sur ses mains jointes et
des visions enchanteresses devant les yeux,
portait un regard nonchalant sur les toits de la
ville que surplombait le dôme majestueux du
couchant, et se laissait aller à bâtir de doux
rêves d'avenir, grâce à cet optimisme qui est le
799
propre de la jeunesse. Tous les possibles lui
appartenaient et les années à venir
s'annonçaient pleines de promesses, formant
autant de roses précieuses enfilées sur le
chapelet éternel de la vie.
800
CHAPITRE XXXVI
La gloire et les doux rêves d’Anne
Le matin de la publication des résultats, Anne
et Jane se rendirent ensemble à l'Académie où
la liste devait être affichée sur le tableau des
annonces. Jane était souriante et joyeuse ; les
examens étaient terminés et elle avait
l'impression rassurante d'avoir réussi. Quant
aux questions de classement, elle ne s'en
souciait pas le moins du monde, car elle n'avait
aucune ambition particulière qui eût pu
tourmenter son attente. Tout a un prix dans ce
bas monde, et bien qu'il fût louable d'avoir des
ambitions, celles-ci s'accompagnaient de leur
lot de travail et de renoncement, d'anxiété et de
découragement. Anne, en revanche, était blême
et troublée. Dans une dizaine de minutes, elle
801
saurait qui remportait la médaille d'honneur et
la bourse Avery. Le temps était suspendu et
rien ne semblait exister au-delà de ce délai
fatidique.
« Tu auras forcément gagné l'une ou l'autre »,
disait Jane, pour qui il était impossible que le
corps enseignant eût pu faire preuve d'injustice
en en décidant autrement.
« Je ne me fais pas d'illusions concernant la
bourse Avery, dit Anne. Tout le monde
s'accorde pour dire que c'est Emily Clay qui va
l'emporter. Et il est hors de question que j'aille
en premier lire les résultats affichés. Je n'en ai
pas le courage. Je vais me rendre directement
au vestiaire des filles. Tu iras lire les annonces,
puis tu viendras me dire ce qui est affiché, Jane.
Et je te supplie, au nom de notre vieille amitié,
de faire aussi vite que possible. Si j'ai échoué,
802
contente-toi de me le dire sans essayer
d'arrondir les angles ; et quoi qu'il arrive,
n'essaie surtout pas de compatir. Promets-lemoi, Jane. »
Jane en fit la promesse solennelle, promesse
qui s’avéra en fin de compte bien inutile. À
peine eurent-elles franchi le seuil de l'Académie
qu'elles trouvèrent le couloir rempli de garçons
qui portaient Gilbert Blythe sur leurs épaules en
hurlant à pleins poumons : « Hourra pour
Blythe, notre médaillé ! »
Pendant un instant, Anne ressentit la douleur de
la défaite et de la déception lui transpercer le
cœur. Ainsi, elle avait échoué et Gilbert avait
réussi ! Eh bien, voilà qui allait attrister
Matthew, lui qui était tellement persuadé qu'elle
gagnerait.
803
Et soudain ! Quelqu'un s'écria :
« Trois fois hourras pour Mlle Shirley, qui a
gagné la bourse Avery ! »
« Oh, Anne, fit Jane en sursautant, comme elles
se précipitaient vers le vestiaire des filles sous
les acclamations. Oh, Anne, je suis si fière de
toi ! N'est-ce pas merveilleux ? »
Puis les autres filles les entourèrent et Anne
devint le centre d'un groupe joyeux, qui
déversait sur elle une avalanche de félicitations.
On lui tapait sur l'épaule et on lui serrait la main
avec enthousiasme. Tandis qu'on la poussait,
qu'on la tirait et qu'on l'embrassait de toutes
parts, elle parvint à s'adresser à Jane en
murmurant :
« Oh, comme Matthew et Marilla vont être
heureux ! Je dois tout de suite leur écrire la
804
bonne nouvelle. »
La remise des diplômes fut l'autre événement
majeur de cette fin d'année. La cérémonie eut
lieu dans la vaste salle de réunion de
l'Académie. On y donna des discours, on y lut
des devoirs, on y chanta des chansons et les
lauréats se virent remettre leurs diplômes, leurs
prix et leurs médailles.
Matthew et Marilla étaient présents. Ils
n'avaient d'yeux que pour une seule étudiante
sur l'estrade − une grande jeune fille en robe
vert pâle, aux joues légèrement rougissantes et
aux yeux écarquillés. Elle lut le plus beau texte
et tout le monde la montra du doigt en
chuchotant qu'il s'agissait de la gagnante de la
bourse Avery.
« Avoue que tu es ravie qu'on l'ait gardée avec
805
nous, Marilla ! » murmura Matthew une fois
qu'Anne eut terminé sa lecture, et qui ouvrait la
bouche pour la première fois depuis qu'il était
entré dans la grande salle.
« Je n'ai pas attendu ce moment pour m'en
rendre compte, répliqua Marilla. Tu aimes
décidément remuer le couteau dans la plaie,
Matthew Cuthbert. »
Mlle Barry, qui était assise derrière eux, se
pencha en avant et tapota le dos de Marilla du
bout de son ombrelle.
« N'êtes-vous pas fière de votre petite Anne ?
Moi, je le suis », dit-elle.
Anne rentra à Avonlea ce soir-là, en
compagnie de Matthew et Marilla. Elle n'était
pas revenue chez elle depuis le mois d'avril et
elle n'aurait pas pu attendre un jour de plus.
806
Les pommiers étaient en fleurs et le monde était
à nouveau jeune et pimpant. Diana était aux
Pignons Verts pour l’accueillir. Dans sa belle
chambre blanche, Marilla avait déposé une
rose sur le rebord de la fenêtre. Anne regarda
autour d'elle et poussa un profond soupir de
bonheur.
« Oh, Diana, c'est si bon d'être à nouveau de
retour. C'est si bon de voir ces sapins se
dresser sur le ciel rose − et ce verger
immaculé, et cette bonne vieille Reine des
Neiges. L'odeur de menthe n'est-elle pas
délicieuse ? Et cette rose thé − c'est une
chanson, un espoir et une prière réunis. Et c'est
bon de te revoir, Diana ! »
« J'avais peur que tu me préfères cette Stella
Maynard, fit Diana sur un ton de reproche.
C'est Josie Pye qui me l'a dit. Josie a dit que tu
807
ne jurais que par elle. »
Anne éclata de rire et fit pleuvoir sur Diana les
lis de juin fanés de son bouquet.
« Stella Maynard est la deuxième fille la plus
gentille au monde après toi, Diana, dit-elle. Je
t'aime plus que jamais − et j'ai tellement de
choses à te raconter. Mais pour l'instant, je suis
très heureuse d'être assise ici et de te regarder.
Je suis fatiguée, vraiment fatiguée d'être
studieuse et ambitieuse. J'ai envie de passer au
moins deux heures demain allongée dans
l'herbe du verger sans penser à rien. »
« Tu as réussi avec brio, Anne. J'imagine que tu
ne deviendras pas institutrice, maintenant que tu
as remporté la bourse Avery ! »
« Non. J'irai à Redmond en septembre. N'estce pas merveilleux ? Je serai à nouveau pleine
808
d'ambition après ces trois longs mois de
vacances, flamboyants et pleins de bonheur.
Jane et Ruby vont enseigner. N'est-ce pas
formidable de penser que nous avons tous
réussi, même Moody Spurgeon et Josie Pye ?
»
« Le comité du Pont-Neuf a déjà proposé son
école à Jane, dit Diana. Gilbert Blythe va
enseigner, lui aussi. Il n'a pas le choix. Son père
ne peut pas se permettre de l'envoyer en
faculté l'année prochaine, en fin de compte,
alors il lui faut gagner sa vie. Je suppose qu'il va
enseigner ici, si Mlle Ames décide de partir. »
Anne resta un instant stupéfaite. Elle n'était pas
au courant ; elle s'était attendue à ce que
Gilbert intégrât lui aussi Redmond. Que feraitelle sans leur rivalité si motivante ? Le travail,
même dans une faculté universitaire et avec la
809
perspective d'un véritable diplôme, ne lui
paraîtra-t-il pas bien fade sans son meilleur
ennemi ?
Le matin suivant, au petit déjeuner, Anne fut
brusquement frappée par la mauvaise mine de
Matthew. Il avait le teint sensiblement plus
cireux que l'année précédente.
« Marilla, dit-elle d'une voix hésitante une fois
qu'il fut sorti, est-ce que Matthew va bien ? »
« Non, en effet, dit Marilla avec émotion. Il a
eu plusieurs malaises cardiaques sévères au
printemps et il ne prend toujours aucun repos.
Je suis très inquiète à son sujet, mais ces
derniers temps il semble aller mieux, et nous
avons un bon garçon de ferme, alors j'espère
qu'il va se reposer et récupérer un peu. Peutêtre que t'avoir à la maison l'y aidera. Tu lui
810
remontes toujours le moral. »
Anne se pencha par-dessus la table et prit le
visage de Marilla dans ses mains.
« Vous non plus, vous ne semblez pas aussi en
forme que je l'aurais cru, Marilla. Vous avez
l'air fatiguée. Je crains que vous ne travailliez
trop. Vous devez vous reposer, maintenant que
je suis à la maison. Je vais prendre juste cette
journée pour aller rendre visite à mes vieux
endroits favoris et retrouver mes anciennes
rêveries, puis ce sera votre tour de paresser
pendant que je me chargerai du travail. »
Marilla adressa à la jeune fille un sourire plein
de tendresse.
« Ce n'est pas le travail − c'est ma tête. Je
souffre de plus en plus souvent − derrière les
yeux. Le docteur Spencer insiste pour que je
811
porte mes lunettes, mais cela ne fait aucune
différence. Un oculiste réputé sera sur l'île en
juin et le médecin dit que je devrais le
rencontrer. Je suppose que je n'ai pas le choix.
Je n'arrive plus à lire ou à coudre sans souffrir
maintenant. Eh bien, Anne, je dois dire que tu
as excellé à la Royale. Obtenir une licence de
première classe en une seule année, et
remporter la bourse Avery − tiens, à ce
propos, Mme Lynde dit qu'après tout triomphe
vient la chute et qu'elle ne croit pas que les
femmes devraient faire des études supérieures ;
elle dit qu'elles perdent ainsi ce qui fait d'elles
des femmes. Personnellement, je n'en crois pas
un mot. Mais évoquer Rachel me fait penser à
quelque chose − as-tu entendu parler de la
banque Abbey dernièrement, Anne ? »
« J'ai entendu dire qu'elle avait des difficultés,
répondit Anne. Pourquoi ? »
812
« C'est aussi ce que m'a dit Rachel. Elle est
passée ici la semaine dernière et a dit que les
gens en parlaient beaucoup. Matthew était très
inquiet. Toutes nos économies se trouvent dans
cette banque − jusqu'au dernier cent. J'ai
toujours demandé à Matthew de les placer à la
Banque d'Épargne, mais le vieux M. Abbey
était un grand ami de notre père et il n'a jamais
voulu changer de banque. Matthew a dit
qu'avec cet homme à sa tête, une banque ne
pouvait qu'être très convenable. »
« Je pense qu'il n'en est plus à la tête que de
nom depuis quelques années, dit Anne. C'est
un homme très âgé ; ce sont ses neveux qui
sont réellement en charge de son établissement.
»
« Eh bien, quand Rachel nous l'a expliqué, j'ai
demandé à Matthew de retirer immédiatement
813
tout notre argent et il m'a dit qu'il allait y
réfléchir. Mais M. Russell lui a affirmé hier que
la banque allait bien. »
Anne passa une belle journée à musarder en
plein air. Jamais elle n'oublierait ces instants.
L'air était si lumineux, doré et doux, il n'y avait
aucune ombre au tableau et les fleurs
s'épanouissaient en abondance. Anne passa
quelques heures magiques dans le verger, puis
elle se rendit au Bain des Dryades, à l'Étang du
Saule et au Vallon des Violettes. Ensuite, elle se
présenta au presbytère et eut une longue et
agréable conversation avec Mme Allan. Enfin,
le soir venu, elle alla chercher les vaches avec
Matthew, dans le pâturage de derrière, en
passant par l'Allée des Amoureux. Les bois
étaient illuminés par le soleil couchant qui,
depuis l'ouest, diffusait sa douce chaleur à
travers les collines. Matthew marchait
814
lentement, la tête basse. Droite et énergique,
Anne le suivait en adaptant au sien son pas
sautillant.
« Vous avez trop travaillé aujourd'hui,
Matthew, le gronda-t-elle. Pourquoi ne
ralentissez-vous pas ? »
« Eh bien, il semblerait que je n'y arrive pas, dit
Matthew en ouvrant la clôture pour laisser
passer les vaches. Je vieillis, tout simplement,
Anne, et j'oublie sans cesse qu'il me faut du
repos. Et puis, j'ai toujours travaillé dur et je
préfère encore mourir à la tâche. »
« Si seulement j'avais été un garçon comme
vous l’aviez demandé, dit Anne avec regret, je
serais capable de vous aider bien plus que je
ne le fais, et je vous soulagerais de tant de
corvées. Au fond de moi, je regrette de ne pas
815
en être un, rien que pour cela. »
« Eh bien, ma petite Anne, j'aime mieux t'avoir
toi qu'une douzaine de garçons, dit Matthew en
lui tapotant la main. N'oublie jamais cela − tu
vaux mieux qu'une douzaine de garçons. Car
après tout, ce n'est pas un garçon qui a
remporté la bourse Avery, à ce que je sache !
C'était une fille − la mienne − ma petite fille
dont je suis si fier. »
Il lui adressa son sourire timide habituel et
s'éloigna dans la cour. Anne se remémora ce
moment lorsque, ce soir-là, elle monta dans sa
chambre et resta un long moment assise devant
sa fenêtre ouverte, à songer au passé et à rêver
de l'avenir. Dehors, au clair de lune, la Reine
des Neiges semblait enveloppée d'une brume
blanche et l'on entendait le chant des
grenouilles qui montait au loin, depuis la mare
816
derrière la Colline au Verger. Anne se
souviendrait toujours de la beauté paisible de
ce paysage argenté, en cette nuit odorante et
sereine. Ce fut la dernière nuit qu'elle passa
ainsi, avant que le malheur ne s'abattît sur sa
vie. Vous n'êtes plus jamais la même personne
après que la main froide du destin s'est posée
sur vous.
817
CHAPITRE XXXVII
La faux implacable de la mort
« Matthew − Matthew − que se passe-t-il ?
Matthew, tu te sens mal ? »
C'était Marilla qui avait parlé, chaque mot
trahissant sa fébrilité. Anne passait à ce
moment-là dans le couloir, les bras chargés de
narcisses blancs − il faudrait attendre
longtemps avant qu'Anne ne pût à nouveau
aimer la vue ou le parfum de ces narcisses
blancs – elle entendit et vit Matthew, debout
sous le porche, un papier plié à la main et le
visage singulièrement gris et tendu. Anne laissa
tomber ses fleurs et imita Marilla en traversant
la cuisine à toute vitesse pour le rejoindre. Mais
elles arrivèrent trop tard ; avant qu'elles eussent
818
pu l'atteindre, Matthew s'était effondré sur le
seuil.
« Il s'est évanoui, souffla Marilla. Anne, cours
chercher Martin − vite, vite ! Il est à la grange !
»
Martin, l'employé de ferme, venait juste de
rentrer du bureau de poste. Ni une ni deux, il
repartit chercher le médecin. En passant à la
Colline au Verger, il demanda à M. et Mme
Barry de monter prêter main-forte aux deux
femmes. Mme Lynde, qui se trouvait par
hasard avec eux, les accompagna. Ils
trouvèrent Anne et Marilla qui essayaient par
tous les moyens de ramener Matthew à lui.
Mme Lynde les écarta doucement et prit le
pouls de Matthew avant de coller son oreille
contre son cœur. Puis elle leva vers leurs
819
visages anxieux un regard attristé et rempli de
larmes.
« Oh, Marilla, dit-elle gravement. Je pense que
nous ne pouvons plus rien faire pour lui. »
« Mme Lynde, vous ne dites pas que − vous ne
dites pas que Matthew est − est… » Anne était
incapable de prononcer ce sinistre mot ; elle
blêmit et se sentit vaciller.
« Si, mon enfant, je le crains fort. Regarde son
visage. Quand on a vu ce visage aussi souvent
que moi, on sait ce que cela signifie. »
Anne regarda le visage immobile et y vit
l'empreinte de l'éternité.
Lorsque le médecin arriva, il confirma que la
mort avait été instantanée et probablement
indolore, sans doute causée par un choc brutal.
820
On découvrit la raison de ce choc en lisant le
papier que Matthew avait la main et que Martin
avait ramené du bureau de poste ce matin-là. Il
annonçait la faillite de la banque Abbey.
La nouvelle se répandit comme une traînée de
poudre dans le village d'Avonlea et, toute la
journée durant, les amis et les voisins se
succédèrent aux Pignons Verts pour témoigner
leur soutien aux vivantes et présenter leurs
hommages au mort. Pour la première fois, le
timide et discret Matthew Cuthbert fut au
centre de l'attention. La blanche majesté de la
mort s'était posée sur lui et le distinguait
désormais de ceux qui n'en portaient pas
encore la couronne.
Lorsque la nuit sereine descendit doucement
sur les Pignons Verts, la vieille maison fut
plongée dans le silence. Dans le salon,
821
Matthew Cuthbert reposait dans son cercueil.
Ses longs cheveux gris encadraient son visage
paisible et sur son visage flottait un doux
sourire, comme s'il était endormi et rêvait à des
choses agréables. Il y avait des fleurs autour de
lui − de jolies fleurs d'antan que sa mère avait
plantées dans le jardin du domaine à l'époque
de son mariage et auxquelles Matthew vouait
un amour secret. Anne les avait cueillies et les
lui avait apportées, les yeux secs et brûlants sur
son visage livide. C'était la dernière chose
qu'elle pouvait faire pour lui.
Les Barry et Mme Lynde restèrent avec elles
cette nuit-là. Diana monta au pignon est, où
Anne était assise devant la fenêtre, et dit d'une
voix douce :
« Ma chère Anne, veux-tu que je dorme avec
toi ce soir ? »
822
« Merci, Diana, dit Anne en posant son regard
grave sur le visage de son amie. Mais je pense
que tu me comprendras si je te dis que j'ai
envie d'être seule. Je n'ai pas peur. Je n'ai pas
été seule une minute depuis que c'est arrivé −
et j'en ai besoin. Je veux rester en silence et au
calme pour bien prendre conscience de ce qui
s'est passé. Je ne le réalise pas encore. Il me
semble par moments que Matthew ne peut pas
être mort ; et à d'autres, j'ai l'impression qu'il
est déjà mort depuis longtemps et que, depuis,
je ressens cette terrible douleur. »
Diana ne comprenait pas vraiment. La douleur
que Marilla avait exprimée sans retenue,
oubliant sa discrétion naturelle et ses habitudes
profondes pour laisser libre cours au chagrin
qui la submergeait, lui semblait bien plus
compréhensible que la souffrance sans larmes
d'Anne. Mais elle se retira gentiment et laissa
823
Anne seule avec sa peine pour sa première
veille30.
Anne espérait que les larmes lui viendraient à la
faveur de la solitude. Elle trouvait abominable
de ne pas verser une seule larme pour
Matthew, qu'elle avait tant aimé et qui avait été
si bon avec elle, Matthew qui s'était promené
avec elle la veille au soir, dans la lumière du
couchant, et qui gisait à présent dans la
chambre faiblement éclairée de l'étage inférieur,
avec le visage affreusement figé. Mais aucune
larme ne coula, même lorsqu'elle s'agenouilla à
sa fenêtre dans l'obscurité pour prier en levant
les yeux vers les étoiles au-delà des collines −
aucune larme, seulement cette même douleur
sourde que le malheur lui infligea jusqu'à ce
qu'elle s'endormît enfin, épuisée par une longue
journée de peine et de tourment.
824
Elle se réveilla dans la nuit, entourée par le
silence et les ténèbres, et le souvenir de la
journée s'abattit sur elle telle une vague de
chagrin. Elle revoyait le visage souriant de
Matthew tourné vers elle avant qu'ils ne se
séparent près de la grille le dernier soir qu'ils
avaient passé ensemble − elle entendait sa voix
lui dire : « Ma fille − ma petite fille dont je suis
si fier ». C'est alors que les larmes montèrent et
Anne se laissa aller aux sanglots. Marilla
l'entendit et vint la réconforter.
« Là − là − ne pleure pas, ma chérie. Cela ne
pourra pas le ramener. Il − il ne faut pas pleurer
ainsi. Je le savais aujourd'hui, et pourtant je n'ai
pas pu m'en empêcher. Il a toujours été un
frère si bon et si attentionné envers moi − mais
Dieu sait ce qu'il fait. »
« Oh, laissez-moi pleurer, Marilla, sanglotait
825
Anne. Les larmes me font moins mal que
lorsqu'elles ne voulaient pas sortir. Restez un
peu avec moi et prenez-moi dans vos bras −
comme ceci. Je n'ai pas voulu que Diana reste,
elle est gentille, douce et adorable, mais ce
n'est pas son chagrin. Elle est en dehors de tout
cela et elle ne pouvait pas être assez proche de
mon cœur pour m'aider. C'est notre chagrin −
le vôtre et le mien. Oh, Marilla, qu'allons-nous
devenir sans lui ? »
« Nous sommes ensemble, Anne. Je ne sais
pas ce que je ferais si tu n'étais pas là − si tu
n'étais jamais arrivée ici. Oh, Anne, je sais que
j'ai sans doute été stricte et dure avec toi −
mais surtout, tu ne dois pas croire que je ne
t'aimais pas autant que Matthew. J'ai envie de
te le dire, maintenant que j'en suis capable. J'ai
toujours eu beaucoup de mal à exprimer ce
que mon cœur ressent, mais dans des moments
826
comme celui-ci, cela m'est plus facile. Je t'aime
aussi tendrement que si tu étais la chair de ma
chair, et tu m'as apporté joie et réconfort
depuis ton arrivée aux Pignons Verts. »
Deux jours plus tard, on conduisit Matthew
Cuthbert hors de la maison dans laquelle il avait
vécu, loin des champs qu'il avait labourés, des
vergers qu'il avait chéris et des arbres qu'il avait
plantés. Puis Avonlea retrouva son calme
habituel et, même aux Pignons Verts, les choses
reprirent leur cours et l'on s'acquitta des mêmes
tâches qu'avant, avec la même régularité, mais
avec le sentiment que plus rien n'était pourtant
aussi familier. Anne, qui découvrait ce qu'était
le chagrin, trouvait cela presque sinistre qu'il
pût en être ainsi − qu'elles fussent capables de
continuer à vivre sans Matthew. Elle éprouva
un sentiment de honte et de remords lorsqu'elle
se rendit compte que le soleil qui se levait
827
derrière les sapins et que les bourgeons rose
pâle qui fleurissaient dans le jardin lui
procuraient toujours le même élan de joie
lorsqu'elle les voyait, que les visites de Diana
étaient agréables et que les paroles et les
attitudes enjouées de son amie lui arrachaient
des sourires et des rires. En un mot, elle
déplorait que ce magnifique monde de fleurs,
d'amour et d'amitié n'eût rien perdu de sa
capacité à nourrir ses rêveries et à émouvoir
son cœur et que la vie présentât toujours pour
elle autant d'attraits irrésistibles.
« Au fond, j'ai l'impression de ne pas être fidèle
à la mémoire de Matthew lorsque je prends
ainsi plaisir aux choses alors qu'il n'est plus là,
confia-t-elle à Mme Allan sur un ton empreint
de mélancolie, un soir qu'elles se trouvaient
ensemble dans le jardin du presbytère. Il me
manque tellement − en permanence − et
828
pourtant, Mme Allan, le monde et la vie me
semblent toujours aussi beaux et passionnants.
Aujourd'hui, Diana a dit quelque chose de
drôle et je me suis surprise à rire. Lorsque c'est
arrivé, j'ai cru ne plus jamais pouvoir rire. Et,
quelque part, j'ai l'impression que je ne devrais
pas. »
« Lorsque Matthew était parmi nous, il aimait
t'entendre rire et il aimait savoir que tu prenais
plaisir aux choses agréables qui t'entouraient,
dit Mme Allan d'une voix douce. Maintenant, il
est tout simplement parti, mais il se réjouit
toujours de le savoir. Je suis convaincue que
nous ne devrions pas fermer nos cœurs à
l'influence bénéfique que la nature nous offre.
Mais je comprends tout à fait ton impression.
Je pense que nous traversons tous la même
chose. Nous rejetons l'idée que quelque chose
puisse nous plaire alors qu'une personne que
829
nous aimons n'est plus là pour partager ce
plaisir avec nous, et nous avons presque
l'impression de ne pas respecter notre douleur
lorsque nous reprenons goût à la vie. »
« Je suis allée au cimetière pour planter un
rosier sur la tombe de Matthew cet après-midi,
dit Anne d'un ton songeur. J'ai pris une bouture
de ce petit buisson de roses blanches que sa
mère avait ramené d'Écosse il y a longtemps.
Elles ont toujours été les fleurs préférées de
Matthew. Elles étaient si fragiles et si odorantes
malgré leurs tiges couvertes d'épines. J'étais
heureuse de pouvoir les planter sur sa tombe,
c'était comme si les rapprocher ainsi de lui
pouvait lui faire plaisir. J'espère qu'il a des
roses comme celles-ci au paradis. Peut-être
que les âmes de toutes ces petites roses qu'il a
aimées chaque été étaient réunies pour
l'accueillir. Mais je dois rentrer, maintenant.
830
Marilla est toute seule et elle a le vague à l'âme
à la tombée de la nuit. »
« Elle se sentira encore plus seule, je le crains,
lorsque tu repartiras pour la faculté », dit Mme
Allan.
Anne ne répondit pas. Elle salua et revint à pas
lents aux Pignons Verts. Marilla était assise sur
le perron et Anne s'assit à côté d'elle. Derrière
elles, la porte était ouverte, retenue par un gros
coquillage rose aux courbes souples et
harmonieuses, dont les teintes évoquaient celles
d'un coucher de soleil au-dessus de l'océan.
Anne cueillit quelques brins de chèvrefeuille
jaune pâle et les glissa dans ses cheveux. Elle
aimait le petit parfum qu'ils dégageaient, c'était
comme si une aura divine l'enveloppait dès
qu'elle bougeait la tête.
831
« Le docteur Spencer est venu ici pendant ton
absence, dit Marilla. Il dit que le spécialiste
sera en ville demain et il insiste pour que j'aille
faire examiner mes yeux. Je pense que je ferais
mieux d'y aller et de régler cette affaire une
bonne fois pour toutes. Je lui en serai
extrêmement reconnaissante s'il pouvait me
trouver des verres qui conviennent à ma vue.
Cela ne te dérange pas de rester ici toute seule
? Martin devra me conduire et il y a du
repassage et de la cuisine à faire. »
« Je devrais m'en sortir. Diana viendra me tenir
compagnie. Je repasserai et je cuisinerai à la
perfection − tu n'as pas à craindre que
j'amidonne les mouchoirs ni que je parfume le
gâteau à la lotion. »
Marilla éclata de rire.
832
« Quelle fillette étourdie tu étais à cette époque
pour faire de telles bêtises, Anne. Tu t'attirais
toujours des ennuis. J'en venais à croire que tu
étais possédée. Te souviens-tu de la fois où tu
t'es teint les cheveux ? »
« Oui, bien sûr. Jamais je ne l'oublierai, fit Anne
en souriant, tout en effleurant l'épaisse natte qui
entourait son visage délicat. Parfois, il m'arrive
de rire quand je pense à l'infinie tristesse que
me causaient mes cheveux − mais je ne ris pas
trop fort, car c'était tout de même une véritable
souffrance pour moi. J'étais très malheureuse à
cause de mes cheveux et de mes taches de
rousseur. Mes taches de rousseur ont
complètement disparu ; et les gens ont
aujourd'hui l'amabilité de me dire que j'ai les
cheveux auburn − à l'exception de Josie Pye.
Elle a déclaré hier qu'elle me trouvait plus
rousse que jamais, à moins que ce ne soit ma
833
robe noire qui fasse ressortir mes reflets roux,
et elle m'a demandé si les roux finissaient par
s'habituer à leurs cheveux. Marilla, je crois que
je vais abandonner l'idée d'aimer un jour Josie
Pye. J'ai déjà fait tous les efforts possibles pour
l'apprécier, et on peut presque dire que c'était
héroïque de ma part, mais Josie Pye ne fait
absolument rien pour se rendre aimable. »
« Josie fait partie de la famille Pye, dit Marilla
sèchement, alors elle ne peut être autrement
que désagréable. Les personnes de ce genre
doivent pourtant bien être utiles à la société,
mais je dois avouer que leur rôle dans ce
monde m'échappe tout autant que celui des
chardons. Josie va-t-elle devenir institutrice ? »
« Non, elle retourne à la Royale l'année
prochaine, comme Moody Spurgeon et Charlie
Sloane. Quant à Jane et Ruby, elles vont
834
enseigner. Elles ont d'ailleurs trouvé chacune
une école − Jane sera au Pont-Neuf et Ruby
quelque part plus à l'ouest. »
« Gilbert Blythe sera instituteur lui aussi, n'estce pas ? »
« Oui », répondit-elle sans s'attarder.
« Quel beau jeune homme il est devenu, dit
Marilla, songeuse. Je l'ai vu à l'église dimanche
dernier. Il était si grand et paraissait si adulte. Il
ressemble beaucoup à son père au même âge.
John Blythe était un bon garçon. Nous étions
très bons amis, lui et moi. Les gens disaient
même que c'était mon prétendant. »
Anne leva les yeux, soudain très intéressée.
« Oh, Marilla − et que s'est-il passé ? Pourquoi
ne vous êtes-vous pas − »
835
« Nous nous sommes disputés. Je n'ai pas
voulu lui pardonner quand il me l'a demandé.
J'en ai eu l'intention, au bout d'un moment −
mais j'étais en colère et j'avais envie de bouder
pour le punir un peu. Il n'est jamais revenu −
les Blythe étaient tous très indépendants et
fiers. Mais j'ai toujours − j'ai toujours regretté.
Je crois que j'aurais dû le pardonner quand j'en
avais encore l'occasion. »
« Alors vous aussi, vous avez connu une
romance dans votre vie », dit Anne d'une voix
douce.
« Oui, j'imagine qu'on peut dire cela. Pourtant,
on ne le dirait pas en me voyant, n'est-ce pas ?
Mais il ne faut jamais juger les gens sur leur
apparence. Tout le monde a oublié pour John
et moi. J'avais moi-même oublié. Mais cela
m'est revenu quand j'ai vu Gilbert dimanche
836
dernier. »
837
CHAPITRE XXXVIII
Un tournant dans l'existence
Marilla se rendit à la ville et ne revint pas avant
le soir. Anne était allée passer la journée chez
Diana, à la Colline au Verger, et lorsqu'elle
rentra, elle découvrit Marilla assise à la table de
la cuisine, la tête entre les mains. Son attitude
exprimait le découragement le plus total et
Anne en fut bouleversée. Elle n'avait jamais vu
Marilla assise ainsi, inerte et faible.
« Êtes-vous très fatiguée, Marilla ? »
« Oui − non − je ne sais pas, répondit
mollement Marilla en relevant la tête. Je dois
être fatiguée, mais je n'y avais même pas
pensé. Ce n'est pas cela. »
838
« Avez-vous vu cet oculiste ? Qu'a-t-il dit ? »
demanda Anne avec anxiété.
« Oui, je l'ai vu. Il a examiné mes yeux. Il dit
que si j'arrête complètement de lire, de coudre
et d'effectuer des travaux susceptibles de me
fatiguer les yeux, si j'essaie de ne pas pleurer et
si je porte les lunettes qu'il m'a données, alors
d'après lui mes yeux ne se détérioreront pas et
mes migraines seront guéries. Mais dans le cas
contraire, alors il est certain que je deviendrai
complètement aveugle d'ici six mois. Aveugle !
Anne, te rends-tu compte ? »
Pendant une minute, Anne, après avoir poussé
une exclamation stupéfaite, demeura
silencieuse. Elle avait l'impression de ne pas
être capable de parler. Puis, la voix
chevrotante, elle avança courageusement :
839
« Marilla, n'y pensez pas. Vous savez qu'il
vous a donné un espoir. Si vous faites attention,
vous ne perdrez jamais la vue ; et ses lunettes
peuvent soigner vos migraines, alors c'est plutôt
une bonne chose. »
« Je ne trouve pas qu'il y ait là beaucoup
d'espoir, dit Marilla d'un ton amer. Quelle sera
ma raison de vivre si je ne peux pas lire, ni
coudre, ni rien faire de ce genre ? Autant être
aveugle − ou morte. Quant à pleurer, je ne
peux pas m'en empêcher lorsque je me sens
seule. Mais enfin, cela ne sert à rien d'en parler
davantage. Si tu veux bien me préparer une
tasse de thé, je t'en serai reconnaissante. Je
suis effondrée. Ne le dis à personne pour
l'instant, en tout cas. Je ne supporterais pas que
les gens viennent ici pour me poser des
questions, me plaindre et en discuter. »
840
Une fois que Marilla eut mangé quelque chose,
Anne la persuada d'aller se coucher. Puis,
Anne monta à son tour dans le pignon est et
s'assit à la fenêtre, dans l'obscurité, seule avec
ses larmes et son chagrin. Comme les choses
avaient tristement changé depuis cette nuit où,
de retour chez elle, elle s'était assise au même
endroit ! Elle était alors remplie d'espoir et de
joie, et le futur lui avait paru brillant de mille
promesses. Anne avait l'impression qu'il s'était
écoulé de nombreuses années depuis cet
instant, mais juste avant qu'elle se mît au lit, un
sourire passa sur ses lèvres et son cœur
retrouva la paix. Elle avait regardé son devoir
bien en face, avec courage, et avait fini par
trouver en lui une présence amicale − comme
c'est toujours le cas lorsque nous choisissons
d'affronter sans détour nos obligations.
Un après-midi, quelques jours plus tard,
841
Marilla rentrait à pas lents de la cour où elle
venait de s'entretenir avec un visiteur − un
homme qu'Anne connaissait de vue, un certain
Sadler de Carmody. En apercevant la mine
défaite de Marilla, Anne se demanda ce qu'il
avait bien pu lui dire.
« Que voulait M. Sadler, Marilla ? »
Marilla s'assit près de la fenêtre et regarda
Anne. Malgré les avertissements de l'oculiste, il
y avait des larmes dans ses yeux et sa voix se
brisa lorsqu'elle dit :
« Il a appris que j'allais vendre les Pignons
Verts et il a envie d'acheter la maison. »
« L'acheter ! Acheter les Pignons Verts ? »
Anne se demanda si elle avait bien entendu. «
Oh, Marilla, vous n'avez pas l'intention de
vendre les Pignons Verts ! »
842
« Anne, je n'ai pas d'autre solution. J'y ai bien
réfléchi. Si mes yeux étaient solides, je pourrais
rester ici et veiller à tout l'entretien, avec l'aide
d'un bon employé. Mais vu la situation, je ne
peux pas. Je risque de perdre la vue, et de
toute manière, je ne serai plus capable de tout
gérer. Oh, je n'aurais jamais cru devoir un jour
vendre ma maison. Mais elle ne ferait que se
dégrader jusqu'à ce que plus personne ne
veuille l'acheter. Tout notre argent jusqu'au
moindre cent a disparu avec cette banque ; et
j'ai encore à payer quelques dettes que
Matthew a contractées à l'automne. Mme
Lynde me conseille de vendre la ferme et de
trouver à me loger quelque part − chez elle, je
suppose. Je n'en tirerai pas beaucoup, le
domaine est petit et la bâtisse est vieille. Mais
je pense que ce sera suffisant pour me
permettre de vivre. Je suis heureuse que tu aies
reçu cette bourse, Anne. Je regrette
843
simplement que tu n'aies plus de maison
lorsque tu reviendras pour les vacances, mais
j'imagine que tu t'y habitueras. »
Marilla s'effondra et éclata en sanglots amers.
« Vous ne pouvez pas vendre les Pignons Verts
», dit Anne d'un ton ferme.
« Oh, Anne, j'aimerais pouvoir m'en passer.
Mais tu le vois bien. Je ne peux pas rester ici
toute seule. Les soucis et la solitude me
rendraient folle. Et ma vue diminuerait − j'en
suis certaine. »
« Vous n'aurez pas à rester seule, Marilla. Je
resterai avec vous. Je n'irai pas à Redmond. »
« Ne pas aller à Redmond ? » Marilla leva de
ses mains son visage aux traits tirés et regarda
Anne. « Comment cela, que veux-tu dire ? »
844
« Vous avez bien entendu. Je vais refuser cette
bourse. Je l'ai décidé le soir où vous êtes
rentrée de la ville. Vous ne pensiez
sérieusement pas que j'allais vous laisser seule
avec vos problèmes, Marilla, après tout ce que
vous avez fait pour moi. J'y ai bien réfléchi et
j'ai tout prévu. Laissez-moi vous exposer mon
plan. M. Barry veut louer la ferme l'année
prochaine. Cela fait un souci de moins. Quant à
moi, je vais enseigner. J'ai posé ma candidature
pour l'école du village − mais je ne m'attends
pas à l'obtenir, car apparemment le comité l'a
promise à Gilbert Blythe. En revanche, je peux
avoir l'école de Carmody − M. Blair me l'a dit
hier soir à la boutique. Bien sûr, ce ne sera pas
aussi agréable ni aussi pratique que l'école
d'Avonlea. Mais je peux loger ici et faire le
trajet jusqu'à Carmody en chariot, tant que le
temps le permettra, du moins. Et même l'hiver,
je pourrai revenir chaque vendredi. Nous
845
garderons un cheval. Oh, j'ai tout prévu,
Marilla. Et je vous ferai la lecture et vous
tiendrai compagnie. Vous ne vous sentirez
jamais triste ni esseulée. Nous serons bien
toutes les deux, ce sera confortable et nous
serons heureuses, vous et moi ! »
Marilla l'avait écoutée comme dans un rêve.
« Oh, Anne, je sais que ce serait merveilleux si
tu étais ici. Mais je ne peux pas te laisser te
sacrifier ainsi pour moi. Ce serait terrible. »
« Balivernes ! fit Anne joyeusement, en éclatant
de rire. Il n'y a aucun sacrifice. Rien ne serait
pire que d'abandonner les Pignons Verts − rien
ne me ferait plus de peine. Nous devons garder
ce cher vieil endroit, Marilla. Je n'irai pas à
Redmond ; je vais rester ici et enseigner. Ne
vous inquiétez surtout pas pour moi. »
846
« Mais, et tes ambitions − et − »
« Je suis toujours aussi ambitieuse qu'avant.
Seulement, j'ai changé d'objectif, c'est tout. Je
vais être une bonne institutrice − et je vais vous
aider à garder la vue. Et puis, j'ai l'intention
d'étudier à la maison et de suivre toute seule un
petit cours de faculté. Oh, j'ai des douzaines de
projets, Marilla. Cela fait une semaine que j'y
pense. Je vais me consacrer entièrement à ma
vie ici, et je crois bien qu'elle me le rendra.
Quand j'ai quitté la Royale, mon avenir
semblait s'étendre devant moi comme une route
toute droite. J'avais l'impression de la voir sur
des kilomètres. Maintenant, un virage se
présente. J'ignore ce qu'il y a après le virage,
mais j'ai envie de croire que ce sera pour le
mieux. Ce tournant est vraiment fascinant,
Marilla. Je me demande comment sera la route
au-delà − quels nouveaux paysages de verdure
847
somptueuse, entre lumière et ombre, quelles
nouvelles beautés, quelles courbes, collines et
vallées m'attendent encore. »
« Je crois que je ne devrais pas te laisser
abandonner », dit Marilla, qui pensait toujours
à la bourse.
« Mais vous ne pouvez pas m'en empêcher. J'ai
seize ans et demi, et je suis "têtue comme une
mule", comme m'a dit Mme Lynde un jour, fit
Anne en riant. Oh, Marilla, ne me prenez pas
en pitié. Je n'aime pas que l'on me plaigne, et il
n'y a vraiment pas de quoi. Je suis aux anges à
l'idée de rester dans cette chère maison aux
Pignons Verts. Personne ne pourrait l'aimer
autant que nous l'aimons, vous et moi − alors il
nous faut la garder. »
« Ma fille, tu es une bénédiction, dit Marilla en
848
capitulant. J'ai l'impression que tu viens de me
rendre la vie. Je sais que je devrais m'y
opposer et te forcer à aller en faculté − mais je
sais que c'est inutile, alors je ne vais même pas
essayer. Mais je te revaudrai cela, Anne. »
Lorsque le bruit courut à Avonlea qu'Anne
Shirley avait abandonné l'idée d'aller en faculté
et avait l'intention de rester chez elle pour
enseigner, ce sujet fut au centre de toutes les
conversations. La plupart des habitants,
ignorant tout de la vue de Marilla, trouvaient
que c'était insensé. Mais ce n'était pas le cas de
Mme Allan. Elle avait exprimé son approbation
à Anne en des mots qui avaient fait monter aux
yeux de la jeune fille des larmes de plaisir.
Cette brave Mme Lynde non plus ne
désapprouvait pas. Elle leur rendit visite un soir
et trouva Anne et Marilla assises devant leur
porte, dans la douce chaleur parfumée du
849
couchant. Elles aimaient s'asseoir ainsi au
crépuscule, pour regarder les papillons de nuit
voleter dans le jardin et pour sentir l'odeur de
menthe qui emplissait l'air humide.
Mme Rachel se laissa tomber de tout son poids
sur le banc de pierre près de la porte, derrière
lequel poussait un buisson de roses trémières
jaunes et roses. Elle poussa un profond soupir
où se mêlaient épuisement et soulagement.
« Je dois dire que je ne suis pas fâchée de
m'asseoir. Je suis restée debout toute la
journée, et mes deux pieds peinent à soutenir
mes quatre-vingt-dix kilos. Vous êtes
chanceuse de ne pas être grosse, Marilla.
J'espère que vous l'appréciez. Eh bien, Anne,
j'ai appris que tu abandonnais l'idée d'aller en
faculté. J'étais ravie de l'apprendre.
Maintenant, tu es bien assez éduquée pour une
850
femme, cela suffit. Je ne crois pas que les
femmes devraient aller à l'université, côtoyer les
hommes et se farcir la tête de latin, de grec et
de toutes ces billevesées. »
« Mais je continuerai à étudier le latin et le grec
de la même manière, Mme Lynde, dit Anne en
riant. Je vais suivre mon cursus d'arts et lettres
ici, aux Pignons Verts, et j'apprendrai la même
chose qu'en faculté. »
Horrifiée, Mme Lynde leva les mains au ciel.
« Anne Shirley, mais tu vas te tuer à la tâche. »
« Pas du tout. J'en profiterai davantage. Oh, je
n'en ferai pas trop. Comme dirait la "femme de
Josiah Allen", je me maintiendrai "dans la
moillenne". Mais j'aurai beaucoup de temps
libre lors des longues soirées d'hiver, et je
n'aime pas les loisirs futiles. Je vais enseigner à
851
Carmody, vous savez. »
« Non, je l'ignorais. Je crois plutôt que tu vas
enseigner ici, à Avonlea. Le comité a décidé de
te confier l'école. »
« Mme Lynde ! s'exclama Anne en bondissant
sur ses pieds. Mais, je croyais qu'on l'avait
promise à Gilbert Blythe ! »
« C'était le cas, en effet. Mais dès que Gilbert a
appris que tu avais présenté ta candidature, il
est allé rencontrer le comité, qui se réunissait à
l'école hier soir, tu sais, pour leur dire qu'il
retirait sa demande. Il a suggéré que tu sois
choisie à sa place. Il a dit qu'il irait enseigner à
la Grève Blanche. Bien sûr, il savait à quel point
tu voulais rester avec Marilla, et je dois dire
que c'est vraiment gentil et prévenant de sa
part, pour sûr. C'est un véritable sacrifice, car il
852
devra payer son hébergement à la Grève
Blanche, et tout le monde sait qu'il doit
économiser pour son entrée en faculté. Alors le
comité a décidé de te prendre. J'étais toute
bouleversée quand Thomas est rentré et me l'a
annoncé. »
« Je ne crois pas que je devrais accepter,
murmura Anne. Je veux dire − je ne pense pas
que je devrais laisser Gilbert se sacrifier ainsi
pour − pour moi. »
« Je suppose qu'il est trop tard pour l'en
empêcher à présent. Il a signé son contrat avec
le comité de Grève Blanche. Alors cela ne lui
serait d'aucune utilité si tu refusais maintenant. Il
n'y a rien à dire, tu vas accepter l'école. Tu t'en
sortiras très bien, maintenant qu'il n'y a plus de
gamine Pye scolarisée. Josie était la dernière, et
c'est vraiment une bonne chose, si tu veux mon
853
avis. Il y a toujours eu un petit Pye dans cette
école depuis une vingtaine d'années, et je parie
que leur mission dans la vie était de rappeler
aux instituteurs qu'ils n'étaient sur terre que de
passage. Mais, doux Jésus, qu'est-ce donc que
toutes ces lumières qui clignotent dans le
pignon des Barry ? »
« Diana m'appelle pour que je la rejoigne, fit
Anne en riant. Vous savez que nous avons
gardé nos anciennes habitudes. Si vous voulez
bien m'excuser, je vais aller voir ce qu'elle a à
me dire. »
Anne s'élança comme une biche dans la pente
couverte de trèfles et disparut à l'ombre des
sapins de la Forêt Hantée. Mme Lynde la suivit
d'un regard attendri.
« Parfois, on retrouve tout à fait en elle l'enfant
854
qu'elle a été. »
« Mais elle ressemble pourtant bien davantage
à une femme », répliqua Marilla, qui avait
retrouvé momentanément son ancien ton
mordant.
Mais la rigidité n'était plus la principale
caractéristique de Marilla, désormais. C'est
d'ailleurs ce que Mme Lynde dit à son mari,
Thomas, ce soir-là :
« Marilla Cuthbert s'est adoucie, pour sûr. »
Le lendemain soir, Anne se rendit dans le petit
cimetière d'Avonlea pour déposer des fleurs
fraîches sur la tombe de Matthew et arroser le
rosier écossais. Elle s'y attarda jusqu'à la
tombée de la nuit, car elle aimait le calme et la
sérénité du lieu, où les peupliers sous la légère
brise donnaient l'impression de tenir à mi-voix
855
des discours amicaux, et où les herbes folles
s'en donnaient à cœur joie entre les tombes.
Lorsqu'elle partit enfin et entreprit de
descendre la colline qui conduisait jusqu'au Lac
Chatoyant, le soleil était déjà couché et tout le
village d'Avonlea lui apparut en contrebas, dans
la pâle lueur nocturne − « une réminiscence de
la paix d'autrefois ». L'air était frais, car le vent
avait soufflé sur les champs de trèfle aux
parfums de miel. Les lumières des maisons
scintillaient çà et là entre les arbres des
domaines. Au-delà s'étendait la mer, pourpre et
embrumée, avec son murmure incessant et
hypnotique. L'ouest se parait de teintes douces
et majestueuses, que l'étang reflétait en des
tons plus pâles encore. La beauté de ce
spectacle lui gonfla le cœur de bonheur, et dans
son âme, elle éprouva une reconnaissance sans
limites pour ce cadeau qui lui était fait.
856
« Cher vieux monde, chuchota-t-elle. Tu es si
beau, et je suis si heureuse de vivre ici. »
À mi-chemin sur la pente, elle aperçut un grand
jeune homme qui franchissait en sifflotant la
grille de la propriété des Blythe. C'était Gilbert.
Son sifflement mourut sur ses lèvres lorsqu'il
reconnut Anne. Il ôta poliment sa casquette
pour la saluer, et aurait poursuivi sa route sans
ouvrir la bouche, si Anne ne s'était pas arrêtée
pour lui tendre la main.
« Gilbert, dit-elle, les joues empourprées. Je
veux te remercier de m'avoir laissé l'école.
C'était très gentil de ta part − et je voulais que
tu saches que j'apprécie beaucoup ton geste. »
Gilbert serra avec joie la main qu'elle lui
tendait.
« Ce n'était pas particulièrement gentil de ma
857
part, Anne. J'étais ravie de pouvoir te rendre
ce menu service. Allons-nous être amis à
présent ? M'as-tu vraiment pardonné ma
méchanceté d'autrefois ? »
Anne se mit à rire et essaya sans succès de
retirer sa main.
« Je t'ai pardonné dès ce jour près du ponton,
bien qu'alors je ne m'en sois pas rendu compte.
Quelle petite bécasse bornée je faisais. Je −
autant que je te confesse tout maintenant − je
m'en suis toujours voulu depuis ce moment. »
« Nous allons devenir les meilleurs amis du
monde, fit Gilbert avec jubilation. Nous
sommes nés pour être amis, Anne. Tu as
suffisamment entravé le destin, Anne. Je sais
que nous pouvons tellement nous aider l'un
l'autre. Tu vas poursuivre tes études, n'est-ce
858
pas ? Moi aussi. Viens, je te raccompagne chez
toi. »
Marilla observa Anne avec curiosité lorsque
cette dernière entra dans la cuisine.
« Avec qui étais-tu dans l'allée, Anne ? »
« Gilbert Blythe, répondit Anne, vexée de se
sentir rougir. Je l'ai rencontré sur la colline des
Barry. »
« J'ignorais que Gilbert Blythe et toi étiez de si
bons amis pour que tu passes une demi-heure
près de la barrière à lui parler », dit Marilla en
souriant malgré elle.
« Nous ne sommes pas − nous étions de bons
ennemis. Mais nous avons décidé qu'il serait
bien plus logique d'être bons amis à l'avenir.
Sommes-nous vraiment restés là une demi859
heure ? Cela ne m'a paru que quelques
minutes. Mais, voyez-vous, nous avons cinq
années de conversations à rattraper, Marilla. »
Anne resta longuement assise à sa fenêtre ce
soir-là. Elle était heureuse et comblée. Le vent
murmurait doucement dans les branches du
cerisier et un parfum de menthe flottait jusqu'à
elle. Les étoiles scintillaient sur la cime des
sapins du vallon et la lampe de Diana brillait au
loin, entre les vieux troncs.
Les horizons d'Anne s'étaient refermés depuis
la nuit où elle s'était assise après son retour de
la Royale ; mais si le chemin qui s'étendait
devant ses pieds était plus étroit, elle savait qu'il
serait bordé de fleurs et de bonheur. Elle
ressentait la satisfaction du devoir accompli, la
joie des aspirations saines et des amitiés
chaleureuses. Rien ne pourrait lui enlever
860
l'imagination et l'aptitude à rêver qu'elle avait
reçues en cadeau à sa naissance. Et puis, il y
aurait toujours un virage prometteur sur sa
route !
« Dieu est au ciel et veille sur ce monde »,
chuchota Anne d'une voix douce.
FIN
861
Notes de l'éditeur
1
Missionnaires : personnes membres d'une
communauté religieuse (le plus souvent des
chrétiens) chargés de diffuser la religion.
2
Alezan : se dit d'un cheval dont la robe est
rouge-jaunâtre, et les crins de la même couleur
que le poil. Cette jument est d'une grande
valeur par rapport aux autres bêtes de la ferme
des Cuthbert.
3
Jusqu'en 1914, les Français pouvaient
immigrer au Canada et demander une "petite
naturalisation". De nombreux Français
s'installèrent ainsi dans la province francophone
de Québec, et parfois sur l'île du Prince
Edouard, très proche.
862
4
En langue anglaise, le prénom Anne s’écrit
sans e. Mais le français étant considéré comme
plus classique et élégant par les anglophones,
Anne souhaite l’écrire ainsi.
5
La dame du lac est un poème classique de
Sir Walter Scott, auteur écossais du XIX°
siècle, qui a aussi traduit plusieurs œuvres de
Johann Wolfang von Goethe, homme d'état et
auteur allemand.
6
Flèche du Parthe : attaque verbale ironique
ou cruelle, lancée au moment où l'on se retire.
Expression héritée de l'Antiquité : les Parthes
fuyaient devant leur adversaire, mais leurs
archers lançaient leurs flèches pendant la
retraite.
7
Patchwork : technique de couture qui
consiste à assembler à la main différents carrés
863
de tissus afin de réaliser des couvertures
notamment.
8
L'étude de l'Ancien Testament faisait partie
du programme scolaire de l'époque.
9
Frimas : mot désuet qui désigne un fort
brouillard froid et épais, qui produit de la glace
en tombant.
10
Anne, dans le Canada anglophone, étudie
tout d’abord l’anglais ; puis dès la cinquième
année, le français, deuxième langue officielle du
pays.
11
Le sol de l'île du Prince Edouard est brunrouge du fait de sa concentration en oxyde de
fer qui donne le grès rouge.
12
Reinette : une variété de pommes jaune
864
tachetée de pois noirs, dont le nom se rattache
soit à la grenouille, soit à la reine des pommes.
13
Croup : ancien nom de la laryngo-trachéobronchite, maladie respiratoire aujourd’hui
presque disparue grâce à la vaccination. Au
début du XX° siècle, elle pouvait être très
grave pour les enfants, plus fragiles.
14
Ipeca : petit arbre dont les racines,
préparées en sirop, ont des vertus vomitives.
15
Avant l'apparition du fer à repasser à vapeur,
il fallait amidonner les vêtements avant de les
repasser afin de conserver leur souplesse et
leur tenue. Une garde-robe de l'époque était
composée de peu d'habits et devait durer toute
une vie. Mais on avait peu l'habitude
d'amidonner les mouchoirs !
865
16
Victoria fut reine du Royaume-Uni de 1837
à 1901, mais aussi reine du Canada à partir du
1867, impératrice des Indes à partir de 1876
et reine d'Australie le 1er janvier 1901 peu
avant sa mort. La "découverte" de l'île d'Anne
a eu lieu le 24 mai, jour anniversaire de la reine.
17
Le superintendant exerce une autorité
présidentielle (donc au-dessus du pasteur) dans
une circonscription ecclésiastique.
18
Une personne dyspepsique souffre de
troubles gastriques. Les pasteurs seraient plus
touchés selon Marilla et Anne, car ils sont
reçus partout avec profusion de nourriture !
19
Un péché véniel, contrairement au péché
mortel, est un péché pour lequel on peut
demander et obtenir un pardon, par la
pénitence.
866
20
Les convenances au début du XX° siècle
voulaient que les femmes s’attachent les
cheveux, par exemple à l’aide d’un chignon et
les couvrent d’un chapeau, et portent des jupes
longues. Les petites et jeunes filles pouvaient
elles laisser leurs cheveux détachés, mais
utilisaient aussi un chapeau, et portaient des
jupes courtes, au-dessus ou juste en-dessous
des genoux.
21
Colporteur : vendeur ambulant transportant
avec lui toutes sortes de marchandises,
notamment à travers les villages et hameaux
reculés des villes et donc des boutiques.
22
Doris : petite barque à fond plat, utilisé pour
la pêche à la morue aux XVI° et XVII° siècles.
23
Prima donna : chanteuse principale dans une
compagnie d'opéra.
867
24
Les fermières pouvaient gagner autrefois un
revenu, indépendamment de leur époux, en
vendant les œufs et le beurre de leur ferme.
25
Au début du XX° siècle, l’électricité
commence à faire son apparition dans les
grandes villes, et n’est pas encore présente
dans les maisons, qui sont alors éclairées à la
bougie ou à lampe à l’huile.
26
Phtisie : Forme de tuberculose
27
La première femme ordonnée pasteur au
Canada fut Fidelia Gillette en 1888 à
Bloomsfield, mais il fallut attendre quelques
années encore pour que cela se produise sur
l'île du Prince Edouard.
28
Pierre d’achoppement : expression désuète
qui désigne un obstacle sur lequel on trébuche.
868
29
A la Renaissance, les Vénitiennes se
teignaient les cheveux à l’aide de safran et de
citron pour obtenir un blond doré, que l'on
nomme depuis lors « blond vénitien ».
30
Au début du XX° siècle, on veillait encore
les morts à domicile, et les proches, comme les
voisins, venaient rendre visite à la famille et
montrer leur respect au mort.
869
Découvrez Derrière l'objectif,
de Marie-Laure BIGAND
aux Editions IL ETAIT UN EBOOK
4
Elle allait cesser d’aimer !
Lise avait fait ce choix la veille au soir, juste
avant de s’endormir. En se réveillant ce matin
elle ne pouvait qu’être en accord avec cette
sage décision. Le soleil était déjà haut dans le
ciel lorsqu’elle s’accouda à la rambarde du
balcon. Comme chaque jour depuis son
arrivée, elle était subjuguée par la lumière qui
870
ondulait sur le lac et se réfléchissait sur la
montagne alentour. Elle prenait toujours un long
temps de pose pour savourer ce moment,
photographiant mentalement le moindre détail
qui s’offrait à sa vue.
C’était les mots de Michel qui l’avaient
conduite ici – à l’endroit même où, un jour, le
mot « amour » avait pris toute sa résonance ;
un électrochoc suffisamment humiliant pour lui
faire prendre conscience qu’elle s’était éloignée
de la femme indépendante qu’elle avait
toujours été, aimante, certes, mais surtout pas
cette espèce de groupie dans l’attente d’être
remarquée ! Elle ne pouvait pas continuer à
souffrir en multipliant des pseudos histoires
d’amour dans le seul but de combler le vide
laissé par Yvan.
871
À une autre époque, les grands lacs italiens
avaient rimé pour Lise avec amour, pour
toujours, croyait-elle alors. Elle avait d’emblée
aimé ces lacs aux reflets envoûtants, si
paisibles, et goûté avec ravissement à la dolce
vita. C’était un autre temps, celui où elle avait
prononcé avec émotion un « oui » spontané
pour répondre à la demande en mariage de
l’homme dont elle était follement éprise. Vingtsix ans plus tard, elle y revenait, seule, pour
tourner définitivement la page. Même si
remettre ses pas dans ceux de la jeune femme
heureuse qu’elle avait été se révélait
douloureux par moments, elle savait qu’ici elle
réussirait enfin à prendre le recul nécessaire
dont elle avait besoin pour donner une nouvelle
orientation à sa vie. Il lui suffisait d’abandonner
son regard sur le lac Majeur où quelques
bateaux de plaisance glissaient lentement pour
aussitôt se sentir apaisée.
872
Durant la première semaine, elle avait eu du
mal à maîtriser ses angoisses, et puis, peu à
peu, elle s’était laissé porter, savourant le
simple plaisir de flâner. Après un été parisien
plus que maussade et sans véritable chaleur,
cette escapade italienne, baignée par la
douceur d’octobre, lui procurait un
indéfinissable bien-être. Enfin de vraies
vacances ! songea-t-elle en se détachant à
regret du ciel bleu où quelques nuages s’étaient
donné rendez-vous au sommet d’une colline.
Tandis qu’elle s’apprêtait à se rendre dans la
salle de bains, son téléphone portable vibra et
afficha « Aude » sur l’écran. Lise hésita un
instant et décida de ne pas répondre. Son
besoin de faire le point impliquait une rupture
totale avec ses habitudes. Elle ne gardait son
téléphone allumé que pour le cas où elle
recevrait un appel de la maison de retraite ou
873
de Thibault. Elle se doutait qu’Aude l’appelait
pour savoir comment elle gérait ses vacances
solitaires, s’inquiétant sûrement de son silence.
Elle lui envoya un SMS pour la rassurer et alla
se doucher.
Vêtue d’un jean et d’un chemisier bleu pâle, un
pull jeté sur les épaules, Lise attrapa son sac à
dos qui contenait, entre autres choses, son
appareil photo. Même si elle était en vacances,
elle ne pouvait s’empêcher de prendre son outil
de travail, au cas où au détour d’une route,
d’un chemin, d’une rencontre, son œil saisirait
une scène insolite. Elle s’installa à la terrasse de
l’hôtel où elle séjournait, salua deux dames
âgées attablées à la table juste à côté de la
sienne, et commanda un thé accompagné d’un
cornetto2 . Aux tables avoisinantes, des
874
couples avec de jeunes enfants, des retraités,
des touristes en groupe paressaient devant les
miettes de leur petit-déjeuner. Lise observait
discrètement ces vacanciers, leurs expressions,
leurs attitudes, imaginant les portraits qu’elle
pourrait réaliser. C’était plus fort qu’elle, elle ne
pouvait s’empêcher d’épier ce qui se passait
autour d’elle et de rechercher le meilleur angle
pour la prise de vue, la lumière, le cadrage. Ses
proches voisines, des Italiennes élégantes
jusqu’au bout des ongles – l’argent ne semblait
pas être un souci pour elles – ne cessaient de
jacasser. Sans comprendre la langue, Lise
aimait la musicalité qui s’en dégageait.
Cela la ramenait immanquablement à Yvan et à
leur voyage italien, celui qui avait scellé leur
amour. Elle se remémora l’hôtel où ils étaient
descendus, la petite chambre de laquelle on
apercevait, en se penchant légèrement par la
875
porte-fenêtre, le lac Majeur au-delà des toits
des maisons d’où s’élevaient, chantantes et
criardes, les voix des habitants. Lise soupira.
Tout était si intact dans sa mémoire : la chaleur
du mois d’août, les promenades sans but
précis, la main d’Yvan dans la sienne, la main
d’Yvan sur sa taille, les diners accompagnés
d’un délicieux vin qui leur tournait légèrement la
tête, et les nuits passionnées où leurs corps
finissaient par s’épuiser sous les caresses.
Cette semaine-là avait été une incroyable
semaine ; jamais plus après Lise et Yvan
n’avaient connu une proximité aussi fusionnelle.
Lise y avait souvent repensé, se demandant
pourquoi, dès leur retour, même s’ils prenaient
toujours beaucoup de plaisir à faire l’amour, ils
n’avaient plus revécu de tels échanges. Elle
n’avait pas osé aborder le sujet par peur de
l’embarrasser. Alors qu’en Italie Yvan avait été
très inventif, la forçant à se surpasser et les
876
entrainant l’un et l’autre dans une profonde
jouissance, il était redevenu dès leur retour, un
tendre amant, presqu’un peu trop sage. Il faut
dire que Lise était rapidement tombée enceinte
et leur vie était alors entrée dans une douce
routine.
Peut-être n’avaient-ils pas su être assez
amants, peut-être avaient-ils été trop mari et
femme, trop parents, délaissant trop vite une
passion naissante pour une trop grande
sagesse… C’était probablement ces « trop »
qu’ils n’avaient pas su gérer !
Lorsque la jeune serveuse lui demanda si elle
désirait autre chose, Lise eut l’impression de
sortir d’un songe. Ici sa vie défilait au ralenti,
accordant une grande place aux souvenirs. Elle
avait besoin de ce « retour aux sources » pour
permettre à la nouvelle Lise de prendre ses
877
marques. De sa démarche souple, elle quitta
l’hôtel et partit au hasard des rues.
De taille moyenne, mince, brune aux yeux
marron, cheveux coupés court, Lise, la
cinquantaine, conservait une jolie silhouette.
Son travail, la plupart du temps au grand air, lui
permettait de garder la forme. Si quelques rides
au coin des yeux pouvaient trahir son âge, on
lui donnait facilement dix ans de moins. Elle
s’estimait chanceuse de ce côté-là et était bien
décidée à entretenir cet avantage le plus
longtemps possible. Tandis qu’elle marchait
tout en savourant la douceur de l’air et la
beauté du paysage, elle ressentit soudain un
certain découragement en pensant à sa décision
prise la veille au soir.
878
Pouvait-on décider du jour au lendemain de ne
plus tomber amoureux ?
879
Découvrez Et son ombre sera légère,
de Marie LEROUGE
aux Editions IL ETAIT UN EBOOK
PREMIÈRE PARTIE
Le supermarché de la mort
Quand on lui demande ce qu’elle fait dans la
vie, Faustine Le Bihan répond : « Hôtesse
d’accueil » sur un ton qui n’admet aucune
réplique. Pieux mensonge ou petit arrangement
880
avec la réalité si on préfère. Comment avouer à
un inconnu que son guichet d’accueil ne se tient
pas dans le hall d’une tour de bureaux ou d’une
quelconque administration, mais derrière la
vitrine d’une agence de pompes funèbres ? Son
titre officiel est inscrit sur sa fiche de paie : «
Conseillère funéraire ».
Voilà presque cinq ans que Faustine Le Bihan
travaille chez Ducreux & Fils avec pour
horizon quotidien le mur d’enceinte du
cimetière du Père-Lachaise. Heureuse au
départ d’avoir décroché cet emploi, à peine
débarquée à Paris de sa Bretagne natale.
Inutile de préciser que les candidats ne se
bousculaient pas au portillon. Depuis lors, son
salaire stagne à peine au-dessus du minimum
légal. Elle ne s’en plaint pas. Le métier a ses
bons côtés, il ne faut pas croire. Ses patrons
l’apprécient et elle s’entend bien avec Muriel
881
Delerme, la comptable dont on peut supposer
qu’elle est sa meilleure amie, puisqu’elle n’en a
pas d’autres.
De son bureau placé bien en vue depuis la rue,
il lui arrive de se faire l’effet d’une prostituée en
exposition dans une maison close du quartier
chaud d’Amsterdam. Tout client potentiel en
passe de franchir le seuil doit être encouragé
d’un sourire. Pas trop éclatant tout de même le
sourire. « Gardez l’air naturel mon enfant,
aimable et compatissant à la fois », répète à
l’envi le père Ducreux. Un pied à l’intérieur et
c’est gagné. Parfois, lorsque les patrons sont
absents, Muriel improvise une phrase d’accueil
à l’intention d’un couple âgé fictif : « Bienvenue
dans le supermarché de la mort m’sieu dame.
Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Inhumation ?
Crémation ? Comme vous le constatez, la
maison offre un grand choix d’articles :
882
cercueils tout confort, pierres tombales à
customiser, urnes empilables, accessoires de
déco… Il y en a pour tous les goûts, toutes les
bourses. Non, pas de fleurs fraîches, mais vous
savez, les fleuristes, ça ne manque pas dans le
quartier…» À la fin, Faustine s’esclaffe pour
faire plaisir à sa collègue.
Le hall d’exposition– 500 m2 sur deux étages
– est ouvert du lundi au vendredi de 9h à 13h
et de 14h à 17h.Tant pis pour ceux qui bossent
toute la semaine. Mais comme dit Gérard
Ducreux, le gérant : « Nos clients sont surtout
des retraités, ils ont le temps. » Faustine s’en
fiche. Ça lui serait égal de travailler le samedi.
Le week-end, elle s’ennuie de toute façon.
Dès l’entrée, le visiteur est accueilli par Octave
Ducreux (1851-1936), le fondateur de la
maison. Ou plutôt par son buste en marbre
883
blanc posé sur une colonne cannelée en marbre
noir. Allure martiale, raie au milieu et
moustache en guidon de vélo. Si la conseillère
est déjà en main, le visiteur peut prendre place
sur un siège – modèle Ikea des années 60
récemment réédité – du « salon d’attente ». Sur
la table devant lui, il trouvera, pour tuer le
temps utilement, outre quelques vieux Gala et
une pile de magazines Notre temps, des
brochures publicitaires pour les tombeaux de la
gammeAppalaches et pour les urnes
empilables des
collections Chronos et Imperial, ainsi que des
plaquettes vantant les mérites des contrats de
prévoyance obsèques (« Pour mieux préparer
votre départ »), sans oublier un catalogue de
plaques tombales à thèmes (« N’hésitez pas à
vous renseigner, tout est possible »). S’il a
besoin d’un remontant ou d’un
rafraichissement, un distributeur de boissons
884
chaudes ainsi qu’une fontaine à eau sont mis
gracieusement à sa disposition. Gérard a pensé
à tout.
Le matin, Faustine arrive systématiquement la
première. C’est elle qui lève le rideau de fer,
débloque le système d’alarme et illumine la
boutique. Puis elle fait le tour du propriétaire
pour vérifier que tout est en place et s’installe à
sa table. À l’heure de sa pause-déjeuner,
quand le temps le permet, elle traverse le
boulevard de Ménilmontant pour rejoindre le
cimetière. Non pas qu’elle cultive des
tendances nécrophiles, elle aime simplement s’y
poser pour un pique-nique furtif – elle sait
qu’elle ne devrait pas, les nécropoles ne sont
pas des jardins publics, mais le Père-Lachaise
est le seul espace vert du quartier. S’il lui reste
du temps, elle se promène dans les allées
comme une touriste ordinaire. Ses pas la
885
mènent alors presque toujours vers ses tombes
préférées : Musset sous son saule malingre,
Chopin dont l’allégorie de la Musique en pleurs
lui serre le cœur, et toutes celles plus ou moins
délaissées et rongées de mousse de ces illustres
inconnus d’une époque romantique qui prisait
les statues d’anges pâmés et de pleureuses
inconsolables.
Au fil de ses pérégrinations, la conseillère ne
peut s’empêcher, déformation professionnelle
oblige, de redresser un vase renversé ou une
couronne de guingois. Après tout, il ne lui est
pas interdit de découvrir ce que deviennent les
produits qu’elle vend : tous ces pots d’azalées
en plastique, ces assortiments de roses en
faïence (à partir de 57 euros la rose jaune), ces
plaques de marbre gravées d’anges ou de
colombes dorés (en souvenir de mon époux
regretté, de notre camarade, de ma bien
886
aimée…), ces bibelots en porcelaine blanche
ornés de paysages ou de poèmes tristes à
pleurer : « Rappelle-toi, quand sous la froide
terre, Mon cœur brisé pour toujours
dormira… »
La journée de travail de Faustine Le Bihan se
termine normalement à l’heure de fermeture,
mais ça ne la dérange pas de s’attarder si le
patron l’exige ou si elle n’en a pas fini avec un
client. Jamais elle ne se permettrait d’expédier
un dossier au prétexte de ses horaires. De la
même façon, elle est plutôt heureuse de
reprendre le collier le lundi matin. Hors du
bureau, sa vie est si terne qu’on pourrait
avancer qu’elle n’en a pas.
Après avoir quitté la boutique, Faustine se hâte
de prendre le métro puis le RER qui la ramène
dans sa lointaine banlieue où elle partage un
887
studio avec son chat.
à suivre...
888
Découvrez Sur la route de ses rêves,
de Marie-Laure BIGAND
aux Editions IL ETAIT UN EBOOK
Journal d’espérance – 2 janvier 2004
Ma vie me laissera deux regrets : ne pas
t’avoir connue et n’avoir pas voyagé. Ces
deux manques ont creusé un profond vide en
moi. J’ai été si malheureuse de ces heures à
ne rien faire d’autre qu’espérer. Mais espérer
quoi en fait ? Probablement un miracle qui
ne pouvait de toute façon pas avoir lieu,
mais la seule idée de cet espoir m’aidait à
avancer… Quand les années m’ont
rattrapée et que j’ai réalisé que ma vie se
résumait à une multitude d’heures ajoutées
889
les unes aux autres, et que maintenant le
nombre d’heures qu’il me restait à vivre
diminuait vertigineusement, je me suis alors
dit que je devais accomplir quelque chose
où tu aurais un rôle. C’était à moi de
trouver ma « bouteille à la mer » afin
qu’elle parvienne jusqu’à toi, ou tout au
moins qu’elle me donne l’impression de me
rapprocher de toi…
Je ne sais pas si ces premiers mots en
amèneront d’autres, je ne sais pas si cela
vient de cette nouvelle année qui
commence, mais ce matin j’ai eu l’envie
d’acheter un cahier dans lequel je t’écris
maintenant.
Où cela me mènera-t-il ?
1
890
Une colonie de nuages en rangs espacés, dans
le ciel auréolé d’une nuit finissante, plane audessus de sa tête tandis que la moto, une
Bandit 1250, file sur la nationale. Le fond de
l’air est d’une extrême douceur pour un mois
d’avril. Cyril apprécie de renouer avec un
temps plus clément, même si son équipement
adapté le protège des aléas climatiques qu’il
subit régulièrement. Pour rien au monde il ne
troquerait son bolide contre un autre moyen de
locomotion. Il aime trop ce sentiment de liberté
qu’il éprouve dès que le moteur vrombit et qu’il
s’élance sur les routes. Les nuages poursuivent
leur course légère dans des formes incertaines,
tandis que les accords de blues de Pride and
Joy de Stevie Ray Vaughan1 lui trottent encore
dans la tête. Tout en se rasant ce matin il avait
eu envie d’écouter l’album Texas Flood de ce
891
guitariste, dont il apprécie la dextérité et la
manière précise et maîtrisée de parcourir le
manche.
La circulation s’intensifie. La Suzuki se faufile
entre les voitures, obligeant le motard à
redoubler de vigilance. Derrière la visière de
son casque, Cyril sent les effluves du printemps
et des pots d’échappement. Le jour se lève
peu à peu, enflammant l’horizon. Il reste
toujours émerveillé devant un tel spectacle et
pardonne alors à son radio-réveil – qu’il est
souvent tenté de projeter contre le mur de sa
chambre – de l’avoir tiré de la chaleur de sa
couette.
Il se rend à Ivry-sur-Seine où l’attend un
nouveau chantier. La veille, il a évalué le temps
de travail, rencontré son équipe, et fait livrer le
container chargé des outils nécessaires aux
892
travaux. Chef de chantier, Cyril est responsable
du déblaiement avant démolition ou rénovation.
Il gare sa moto tout en jetant un coup d’œil sur
les bâtiments en enfilade. Bientôt, ils céderont
leur place à une nouvelle résidence. Il a
toujours un léger pincement au cœur à la vue
d’immeubles désaffectés, en pensant aux gens
qui y ont vécu, un temps très court pour
certains ou au contraire le temps d’une vie pour
d’autres. Un jour, ces constructions sont
déclarées vétustes ou inutilisables en raison de
la présence d’amiante. Leurs habitants n’ont
alors pas d’autre choix que de partir.
Le jeune homme traverse la route, puis pénètre
sur le terrain interdit au public. Il salue les trois
ouvriers qui attendent ses ordres pour
démarrer. Le chantier est vaste ; d’ici quelques
jours du personnel supplémentaire viendra
grossir les effectifs. Avant de s’attaquer au
893
curage, ils ont d’abord à regrouper tout ce que
les anciens locataires ou propriétaires ont
abandonné, ainsi que les déchets laissés par les
squatteurs. Souvent, plusieurs années
s’écoulent entre le départ des résidents et le
début des travaux, le site devenant alors le
refuge de marginaux ou de pauvres hères en
quête d’un toit. L’équipe de Cyril doit évacuer
tout ce qui ne peut pas être mélangé aux
matériaux provenant de la déconstruction qui,
elle, s’effectue à l’aide de pelles mécaniques.
Pendant qu’il envoie ses gars vers un premier
bâtiment, il part inspecter les autres édifices,
muni de son casque et de son gilet de sécurité.
Les six édifices de six étages chacun, campés
dans un alignement classique et austère, font
naître en lui une étrange sensation. Il n’aurait
pas aimé vivre là… Il parcourt les
appartements de son œil professionnel. Il est
souvent étonné par les différents objets
894
abandonnés par les anciens occupants. En
dehors d’appareils ménagers sur le point de
rendre l’âme, il découvre parfois des meubles
en bon état. Peut-être se seraient-ils mal
intégrés dans un nouvel espace, ou peut-être
avait-ce été pour certains habitants un moyen
de se débarrasser d’un mobilier jugé trop
démodé. Des interrogations qui resteront
toujours sans réponse. Une fois, il était tombé
sur un secrétaire dont les tiroirs contenaient des
relevés de comptes, des factures, et des lettres
de relance. Cet oubli – certainement volontaire
– avait probablement eu pour but de se donner
l’illusion d’enterrer des dettes ou des crédits
impossibles à rembourser. Même après
plusieurs années dans le métier, Cyril reste
sensible à ces pans de vie qui s’entrouvrent un
court instant. Quelques notes de la
chanson Brown Sugar des Rolling Stones le
tirent de ses réflexions tandis que « Jean-Marc
895
» s’affiche sur son portable professionnel. Le
conducteur de travaux vient s’informer du bon
démarrage du chantier. Habitués à collaborer,
les deux hommes s’apprécient et vont à
l’essentiel.
— Bon je passerai dans la semaine, mais je ne
sais pas encore quand !
— Ça marche chef !
— T’es là pour un moment je pense ?
— Ouais, quatre, cinq mois…
— Et la moto, ça roule ?
— Toujours ! Et toi, tout va bien ?
— Oui, comme d’habitude, trop de boulot en
même temps… Il faut être sur tous les fronts…
896
Je me demande pourquoi je ne suis pas un
simple chef de chantier tiens, ce serait plus
simple !
— C’est pour ça que je garde ma place, tu
penses.
— Allez Cyril j’te laisse… J’ai un autre appel,
salut.
— Salut.
Cyril raccroche, le sourire aux lèvres. Entre
Jean-Marc et lui les blagues fusent, mais pour
bien le connaître, il sait que l’homme n’est pas
tendre dans le boulot. Il est probablement l’un
des rares avec qui Jean-Marc se laisse un peu
aller. Le métier est difficile, lié à des contraintes
budgétaires, de temps, de coordination et de
supervision. Cyril est une valeur sûre et JeanMarc lui accorde toute sa confiance. Au fil du
897
temps, des liens d’amitié se sont créés. Cyril,
qui n’aime pourtant pas mélanger travail et vie
privée, a dîné à plusieurs reprises chez son
conducteur de travaux. Il a fait la connaissance
de Muriel, son épouse, et de leurs trois enfants,
une famille sympathique quoiqu’un peu
bruyante. Alors qu’il s’apprête à rejoindre la
base vie pour prendre un café, son téléphone
personnel se met à vibrer. « Maman » s’affiche
à l’écran. Étant seul, le jeune homme décroche.
— Bonjour maman, tu sais que je déteste que
tu m’appelles pendant que je bosse !
— Ce n’est pas faute de le lui avoir dit !
Lorsqu’elle a une idée derrière la tête – alors
qu’elle aurait pu lui envoyer un SMS – elle ne
peut pas s’empêcher de passer outre. Cyril
soupire. Il adore sa mère, mais la trouve, à
certains moments, trop envahissante.
898
— Je n’en ai pas pour longtemps…
— Tu dis ça à chaque fois ! Ça ne pouvait
vraiment pas attendre ce soir ?
— Oui et non !
— Ce n’est pas une réponse.
— Oh Cyril, tu pourrais être plus gentil avec ta
mère !
— Bon, va à l’essentiel maman, dans deux
minutes je raccroche.
— Tu viens déjeuner dimanche ?
— Cyril prend sur lui pour contenir son
agacement.
— On est mardi maman… Franchement, tu
899
pouvais attendre pour me poser ce genre de
questions, non ?
— J’ai eu ta sœur au téléphone à l’instant, et
figure-toi qu’elle vient pour le week-end avec
Yves et les garçons… Je voulais juste savoir si
tu seras disponible ?
— Ah ! Et ils ont décidé ça soudainement ?
— Céline m’a dit qu’Yves a un rendez-vous
professionnel lundi sur Paris et que, du coup, ils
profitent de l’occasion pour venir passer le
week-end avec moi.
— Oui, bon… Cela pouvait quand même
attendre un peu, non ! Faut que je te laisse
maintenant.
— Tu viendras ?
900
— Je te rappelle après ma journée de travail…
Je n’ai vraiment pas le temps, là !
— Tu viendras avec Maud ?
— J’en sais rien… À ce soir maman.
— Mon garçon, il va falloir que tu apprennes à
être un peu plus aimable !
— Tu me l’as déjà dit, allez je te laisse… À
plus tard… J’tembrasse.
Sans attendre la réponse de sa mère, il
raccroche, contrarié. Il ne devrait jamais lui
présenter ses petites amies : aussitôt elle bâtit
des plans sur la comète, tant elle est désireuse
de voir son fils « rangé », comme elle dit. Sa
sœur Céline, avec un mari et deux bambins, lui
apporte exactement ce dont elle rêvait, aussi ne
comprend-il pas son acharnement à voir dans
901
chaque femme qu’il lui présente, celle qui
deviendra l’élue ! Tout en se dirigeant vers le
préfabriqué qui lui sert de bureau, il se
radoucit. Comment sa mère pourrait-elle se
douter que depuis quelques semaines il ne croit
plus à son histoire avec Maud, malgré leurs
deux années de liaison. À bientôt trente ans,
Cyril s’interroge sur ses relations qui ne durent
qu’un temps…
Les ouvriers sont déjà réunis autour d’un café.
Il se joint à eux en affichant sa belle humeur
habituelle.
à suivre...
902
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