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Lettre persane 24 documents complémentaires

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24. LETTRE XXIV.
Rica à Ibben, à Smyrne
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Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel.
Il faut bien des affaires avant qu’on soit logé, qu’on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu’on se
soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.
Paris est aussi grand qu’Ispahan : les maisons y sont si hautes, qu’on jugerait qu’elles ne sont
habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu’une ville bâtie en l’air, qui a six ou sept maisons les
unes sur les autres, est extrêmement peuplée, et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il
s’y fait un bel embarras.
Tu ne le croirais pas peut-être : depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher
personne. Il n’y a pas de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine1 que les Français : ils
courent, ils volent. Les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en
syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d’allure,
j’enrage quelquefois comme un chrétien : car encore passe qu’on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à
la tête ; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement.
Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour, et un autre qui me croise de
l’autre côté me remet soudain où le premier m’avait pris ; et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus
brisé que si j’avais fait dix lieues.
Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes
européennes : je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner.
Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de mines d’or comme le roi
d’Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets,
plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n’ayant
d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre2 ; et, par un prodige de l’orgueil humain, ses troupes
se trouvaient payées, ses places munies3, et ses flottes équipées.
D’ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il
les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor et qu’il en ait besoin de deux,
il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux, et ils le croient. S’il a une guerre difficile à soutenir, et
qu’il n’ait point d’argent, il n’a qu’à leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de l’argent, et
ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu’à leur faire croire qu’il les guérit de toutes sortes de
maux en les touchant4, tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits.
Ce que je dis de ce prince ne doit pas t’étonner : il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n’est
pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres. Ce magicien s’appelle le pape :
tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un ; que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin
qu’on boit n’est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce5.
Et, pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre l’habitude de croire, il lui donne
de temps en temps, pour l’exercer, de certains articles de croyance. Il y a deux ans qu’il lui envoya un
grand écrit qu’il appela Constitution6, et voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince et ses sujets
de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l’égard du prince, qui se soumit aussitôt, et donna
l’exemple à ses sujets. Mais quelques-uns d’entre eux se révoltèrent, et dirent qu’ils ne voulaient rien
croire de tout ce qui était dans cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été les motrices de toute cette
révolte qui divise toute la cour, tout le royaume et toutes les familles. Cette Constitution leur défend de
lire un livre que tous les chrétiens disent avoir été apporté du ciel7 : c’est proprement leur Alcoran. Les
femmes, indignées de l’outrage fait à leur sexe, soulèvent tout contre la Constitution : elles ont mis les
hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne veulent point avoir de privilège. On doit pourtant
avouer que ce moufti ne raisonne pas mal, et, par le grand Hali, il faut qu’il ait été instruit des principes
Du mécanisme de leur corps.
Allusion à la vénalité des offices royaux et des titres de noblesse.
3 Fortifiées.
4 Allusion au pouvoir divin prêté au roi de France de guérir les écrouelles (scrofule, maladie lymphatique des glandes du cou).
5Il faut qu'un Turc voie, parle et pense en Turc : c'est à quoi des gens ne font point attention en lisant les Lettres Persanes. (Mont., Lettre à l'abbé de Guasco, du
4 octobre 1752.)
6 La bulle Unigenitus, condamnation par le pape Clément XI du jansénisme, ou plus exactement de cent une proposition du père Quesnel, publiée le 8
septembre 1713 ; notre lettre la recule à 1710.
7 Dans son article 83, la bulle interdisait la lecture de la Bible aux femmes.
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de notre sainte loi. Car, puisque les femmes sont d’une création inférieure à la nôtre, et que nos
prophètes nous disent qu’elles n’entreront point dans le Paradis, pourquoi faut-il qu’elles se mêlent de
lire un livre qui n’est fait que pour apprendre le chemin du Paradis ?
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J’ai ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige, et je ne doute pas que tu ne balances
à les croire.
On dit que, pendant qu’il faisait la guerre à ses voisins, qui s’étaient tous ligués contre lui, il avait
dans son royaume un nombre innombrable d’ennemis invisibles8 qui l’entouraient. On ajoute qu’il les
a cherchés pendant plus de trente ans, et que, malgré les soins infatigables de certains dervis9 qui ont
sa confiance, il n’en a pu trouver un seul. Ils vivent avec lui : ils sont à sa cour, dans sa capitale, dans ses
troupes, dans ses tribunaux ; et cependant on dit qu’il aura le chagrin de mourir sans les avoir trouvés.
On dirait qu’ils existent en général, et qu’ils ne sont plus rien en particulier : c’est un corps, mais point
de membres. Sans doute que le ciel veut punir ce prince de n’avoir pas été assez modéré envers les
ennemis qu’il a vaincus, puisqu’il lui en donne d’invisibles, et dont le génie et le destin sont au-dessus
du sien.
Je continuerai à t’écrire, et je t’apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie
persan. C’est bien la même terre qui nous porte tous deux ; mais les hommes du pays où je vis, et ceux
du pays où tu es, sont des hommes bien différents.
De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712
Rica : auteur de la lettre
Ibben : destinataire de la lettre
Références à l’Orient (regard étranger)
Le roi de France, Louis XIV
Le pape Clément XI
Les Parisiens, les Français, les sujets du roi
Les femmes
Les jansénistes
La lettre 24 est donnée dans son intégralité pour une question de compréhension d’ensemble. Pour l’explication linéaire au
format de l’EAF, on pourra étudier séparément ou associées les quatre parties séparées exceptionnellement par une
interligne : Paris (l. 1 à 19), le roi (l. 20 à 30), le pape (l. 31 à 48), les « ennemis invisibles » du roi (l. 49 à 62).
1. Hyacinthe Rigaud, Portrait de Louis XIV (1643-1715) en costume de sacre, 1701. 2. Nicolas Guérard le fils (XVIIIe siècle) gravure, papier, H. 43,3 cm x L. 53,7 cm
Paris, musée Carnavalet, inv. G 31882. Cette estampe de Nicolas Guérard le fils, éditeur et graveur, montre l'effervescence du cœur de Paris.© Centre historique
des Archives nationales et la Réunion des musées nationaux. 3. Clément XI (1700-1721) (auteur inconnu).
EXPLICATION LINEAIRE
Usbek et Rica, deux Persans ont quitté la Perse en 1711 et arrivent à Paris en juin 1712. Rica écrit à Ibben à Smyrne pour lui
relater sa découverte de Paris, des Français, du roi Louis XIV, du pape Clément XI et des débats théologiques concernant
notamment les Jansénistes. 4 grandes parties dans la lettre :
1. La taille de Paris et la brutalité des Parisiens (l. 1 à 19)
2. Le roi de France et la crédulité de ses sujets (l.20 à 30)
3. Le pape, la croyance et les femmes (l.31 à 48)
4. Le roi et ses « ennemis invisibles » (l.49 à 63)
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Les jansénistes.
Dervis, dans l’ensemble du texte, désigne les moines. Ici, les jésuites.
I.
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PARIS ET LES PARISIENS
1er § : Agitation et difficultés de la vie parisienne
Rica est à Paris depuis un mois, suffisamment pour tirer un premier bilan de son expérience parisienne.
Paris est comparée par Rica à Ispahan. Pour lui l’activité de la ville est marquée par une grande agitation : « mouvement
continuel »
Le logement y est compliqué : pénurie de logements et difficultés administratives (trouver le bon interlocuteur,
nombreuses formalités).
2e § : Taille de Paris et embarras des rues
Selon les voyageurs occidentaux au XVIIe siècle, Ispahan était la ville la plus grande de Perse : population des deux
villes estimée à environ 500 000 habitants.
Taille des maisons parisiennes : métaphores : « si hautes qu’on jugerait qu’elles ne sont habitées que par des
astrologues », « ville bâtie en l’air qui a six ou sept maisons les unes sur les autres » : une ville en hauteur (le Paris du
Moyen-Âge).
Cette population et la disposition des maisons créent beaucoup d’encombrements dans les rues : « quand tout le monde
est descendu dans la rue, il s’y fait un bel embarras ».
3e § : Précipitation et bousculades
A Paris, les gens sont pressés. Ils ne marchent pas : « ils courent, ils volent » (gradation, hyperbole).
A Ispahan : « voitures lentes, pas réglé de nos chameaux » : un rythme beaucoup plus lent qui ferait « tomber en
syncope » les Parisiens.
Cette comparaison générale entre le mode de vie des Français et celui des Persans concerne aussi Rica. En tant que
Persan, il est habitué à un rythme lent : « Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans
changer d’allure ». Cette agitation influe sur son humeur : il devient de mauvaise humeur comme les Parisiens :
« j’enrage comme un chrétien ».
Exemples de la grossièreté, de la brutalité, de l’impolitesse des Parisiens : il se fait éclabousser depuis les pieds jusqu’à la
tête (boue dans les rues), bousculades : il reçoit sans arrêt des coups de coudes ; scène burlesque de rue : un premier
homme lui fait changer de direction et un autre le remet dans sa direction initiale.
Conséquence : « je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues ».
Le tableau de la vie parisienne n’est guère flatteur : ville peuplée et agitée et des Parisiens très désagréables. L’image de
la ville a-t-elle vraiment changée ?
4e § : Surprise et perplexité devant les mœurs européennes (transition)
Mais l’expérience de Rica est trop courte pour pouvoir en tirer des conclusions sur les « mœurs et coutumes
européennes ». Sa première réaction en tant qu’étranger est néanmoins la surprise : « je n’ai eu à peine que le temps de
m’étonner ».
II. LE ROI DE FRANCE ET SES SUJETS
1er § : Un roi puissant et riche… grâce à ses sujets.
- Dans la deuxième partie du texte, Rica parle de Louis XIV sans jamais le nommer directement : « le roi de France », « ce
prince ». Le « Roi Soleil » est à cette époque « le plus puissant prince de l’Europe ».
- Sa puissance n’est pas liée à la richesse de son voisin espagnol, puissance coloniale majeure en Amérique latine depuis le
XVIe siècle mais à la richesse qu’il tire de la « vanité de ses sujets plus inépuisable que les mines ». Autant que le
bellicisme de Louis XIV et la monarchie absolue, c’est la soumission et la crédulité des sujets du roi de France que Rica
dénonce ainsi.
- Pour financer ses guerres, le roi vend des offices royaux et des titres de noblesse. Le peuple lui aussi est accablé
d’impôts. « Par un prodige de l’orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes
équipées. » rythme ternaire, gradation. L’ambition militaire du roi (voir COMPLEMENT 1) se fait au détriment de la
population. Seul un observateur étranger naïf et lucide peut se permettre une telle critique du roi.
2e § : Emprise du roi sur ses sujets
- Le roi est présenté comme un grand manipulateur qui exerce une grande influence sur ses sujets : « ce roi est un grand
magicien : il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. » Magicien,
prestidigitateur, illusionniste, qu’il appartienne au domaine du spectacle ou de l’ésotérisme, le terme est assez péjoratif
pour le souverain censé est « de droit divin ». Il semble gouverner ses sujets par le mensonge et la tromperie notamment
sur le plan financier. Construction symétrique des deux phrases
« S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor
et qu’il en ait besoin de deux,
S’il a une guerre difficile à soutenir,
et qu’il n’ait point d’argent,
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il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux,
et ils le croient.
il n’a qu’à leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de l’argent,
et ils en sont aussitôt convaincus. »
La logique systématique paraît simple : une situation initiale problématique, un moyen pour y parvenir (à base de stricte
argumentation) et un effet immédiat sur le public : convaincus, ils le croient. Le problème est toujours lié à un déficit
financier ou à une volonté de faire la guerre. La critique porte autant sur la manipulation royale que sur la crédulité des
sujets.
Rica évoque même le pouvoir divin prêté au roi de guérir les écrouelles (voir notes ci-après) : « Il va même jusqu’à leur
faire croire qu’il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu’il a sur
les esprits. » Une telle croyance irrationnelle ne peut que choquer le philosophe des Lumières qu’est Montesquieu.
III. LE PAPE, LA FOI ET LES FEMMES
1er § : Le pape, un grand magicien.
- Parallèle entre le roi : « un grand magicien » et le pape : « il y a un autre magicien plus fort que lui » … « Ce magicien
s’appelle le pape » ; le roi « exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut », le pape
« n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres ». Tous les deux procèdent à des tours de
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passe-passe. Le roi transforme des « titres d’honneur » en troupes, du papier en argent et guérit les maux par simple
toucher.
Pour le pape, Montesquieu évoque le mystère de la Trinité (voir COMPLEMENT 6) et l’Eucharistie (voir
COMPLEMENT 7). Tandis que sa mère très pieuse l'a élevé dans le respect du christianisme, ses études classiques et
romaines ont préparé Montesquieu à l'indifférence et à l'incrédulité. En matière religieuse, il peut être considéré comme
un déiste et un libre-penseur allant parfois jusqu'à l'irrévérence et à l'hostilité envers la foi chrétienne. Les croyances
chrétiennes étonnent beaucoup le Persan qu’est Rica même s’il concède n’avoir pas tout assimilé : « et mille autres
choses de cette espèce ».
2e § : La bulle papale contre les Jansénistes (l.35 à 40)
D’après Montesquieu, le pape, comme le roi, tient à maintenir le peuple (et le roi) en situation de croyance, c’est-à-dire
de dépendance : « et pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre l’habitude de croire, il lui donne de
temps en temps, pour l’exercer, de certains articles de croyance. » … « voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince
et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu ». La croyance pour les philosophes des lumières s’oppose au savoir, à
la science.
L’exemple donné est celui de la bulle Unigenitus (voir COMPLEMENT 4 et 5) par laquelle le pape Clément XI
condamnait le jansénisme (voir note) et plus exactement les 101 propositions du père Quesnel le 8 septembre 1713
(Montesquieu déplace l’événement en 1710). Cette bulle papale a eu de l’effet sur le roi et sur de nombreux sujets : « Il
réussit à l’égard du prince, qui se soumit aussitôt, et donna l’exemple à ses sujets ». Ainsi, si le roi exerce son emprise
sur ses sujets, le pape a une emprise encore plus grande sur le roi.
Parmi les « sujets », certains cependant résistent aux injonctions du pape : « Mais quelques-uns d’entre eux se
révoltèrent, et dirent qu’ils ne voulaient rien croire de tout ce qui était dans cet écrit. » (Voir COMPLEMENT 4). Cette
bulle a pour effet de coaliser les oppositions gallicane, richériste et janséniste contre le pape.
2e § : La révolte des femmes (l. 40 à 48)
Depuis la réforme engagée par Mère Angélique (voir COMPLEMENT 10 : La querelle des femmes au cœur du
Jansénisme) jusqu’à la destruction de l’abbaye de Port-Royal en 1709, les religieuses de cette abbaye ont joué un rôle
important dans la diffusion du jansénisme et dans l’opposition aux pouvoirs royal et papal. Rica commence par
reconnaître cette importance des femmes dans ce combat : « Ce sont les femmes qui ont été les motrices de toute cette
révolte qui divise toute la cour, tout le royaume et toutes les familles. » On lira dans l’article cité combien cette querelle
religieuse divise le pays et notamment la noblesse de robe et la noblesse d’épée ». Rica ajoute en faisant un parallèle
entre la Bible et le Coran : « Cette Constitution leur défend de lire un livre que tous les chrétiens disent avoir été apporté
du ciel : c’est proprement leur Alcoran. » On retrouve là le thème du regard étranger qui permet le principe de
comparaison entre deux cultures.
Mais les choses se gâtent dans la suite du commentaire : « Les femmes, indignées de l’outrage fait à leur sexe, soulèvent
tout contre la Constitution : elles ont mis les hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne veulent point avoir de
privilège. On doit pourtant avouer que ce moufti ne raisonne pas mal, et, par le grand Hali, il faut qu’il ait été instruit
des principes de notre sainte loi. Car, puisque les femmes sont d’une création inférieure à la nôtre, et que nos prophètes
nous disent qu’elles n’entreront point dans le Paradis, pourquoi faut-il qu’elles se mêlent de lire un livre qui n’est fait
que pour apprendre le chemin du Paradis ? » Car si Rica s’étonne et parfois s’indigne des Français, des pouvoirs du roi
et du pape, il est un point sur lequel il se range à leurs côtés : c’est dans la misogynie, la phallocratie, le machisme et le
sexisme. L’idée que les femmes puissent lire un livre saint, qu’elles se révoltent contre les hommes est tout aussi
intolérable au Persan musulman qu’au Français chrétien. Rica approuve ici le pape au point de lui conférer le titre de
« moufti ».
IV. LE ROI ET LES « ENNEMIS INVISIBLES »
1er § : Reprise du débat sur les relations du roi avec les Jansénistes
- « J’ai ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige, et je ne doute pas que tu ne balances à les croire. » Après
la présentation du pape, de la bulle Unigenitus et la longue digression sur les femmes, Rica va revenir à son sujet : le roi
et les Jansénistes. Cette phrase reprend le verbe « croire » que l’on a déjà commenté et le mot « prodige » à rapprocher de
« magicien » (champ lexical de la magie). Rica se fait de nouveau le témoin un peu plus neutre des débats français.
2e § : La chasse aux « ennemis invisibles »
- Ce paragraphe met en parallèle les ennemis extérieurs de Louis XIV, bien visibles (voir COMPLEMENT, Louis XIV un
roi qui aimait trop la guerre) et ces soi-disant « ennemis invisibles » intérieurs que sont les Jansénistes. Veuf depuis 1683,
Louis XIV s’est remarié secrètement avec sa maîtresse la marquise de Maintenon. Sous son influence et celle de ses
confesseurs jésuites (le père La Chaise et le père Tellier), il mène une vie plus pieuse. Il reprend la lutte contre les
jansénistes. Rica fait référence à cette période de trente ans de lutte contre les Jansénistes. Les « dervis » chargés de lutter
contre les jansénistes sont ici les jésuites. Le Persan insiste sur un paradoxe : « On ajoute qu’il les a cherchés pendant
plus de trente ans, et que, malgré les soins infatigables de certains dervis qui ont sa confiance, il n’en a pu trouver un
seul. Ils vivent avec lui : ils sont à sa cour, dans sa capitale, dans ses troupes, dans ses tribunaux ; et cependant on dit
qu’il aura le chagrin de mourir sans les avoir trouvés. On dirait qu’ils existent en général, et qu’ils ne sont plus rien en
particulier : c’est un corps, mais point de membres. » Ils sont partout, mais on ne les trouve nulle part, c’est une idée et
non une puissance physique. On rappellera la présence chez les Jansénistes d’esprits comme Blaise Pascal et Jean
Racine. La conclusion que suggère Rica : le roi est puni d’avoir trop voulu faire la guerre : « Sans doute que le ciel veut
punir ce prince de n’avoir pas été assez modéré envers les ennemis qu’il a vaincus, puisqu’il lui en donne d’invisibles, et
dont le génie et le destin sont au-dessus du sien. »
3e § : Formule conclusive de la lettre.
- « Je continuerai à t’écrire, et je t’apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie persan. C’est bien la
même terre qui nous porte tous deux ; mais les hommes du pays où je vis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien
différents. » Rica se veut pédagogue avec son interlocuteur en promettant de continuer à comparer les deux peuples, les
deux cultures qui vivent pourtant sur « la même terre ».
Conclusion : La Lettre XIV est une des plus connues des Lettres Persanes. Adoptant la forme épistolaire, Montesquieu donne la
« plume » à différents interlocuteurs. Parmi eux, Usbek et Rica qui découvre l’Europe et Paris en particulier. La lettre de Rica,
écrite en 1712, un mois après son arrivée aborde tour à tour les embarras de Paris et le mauvais caractère des Parisiens, l’emprise
de Louis XIV sur ses sujets, son goût pour la guerre et son obsession des jansénistes qu’il pourchassa pendant tut son règne, les
pouvoirs du pape. Avec la liberté présumée d’un regard étranger et naïf, Rica s’autorise des libertés sur la France et sur ces
personnages que les auteurs français n’oseraient pas attaquer. La couleur orientale participe évidemment à l’exotisme du roman
mais sert aussi de protection. On sait bien que derrière Usbek et Rica, c’est Montesquieu qui assène ses critiques.
COMPLEMENTS : Montesquieu, Lettre XXIV, Lettres persanes.
1. Louis XIV, le roi qui aimait trop la guerre
Louis XIV peut se reprocher d'avoir trop cédé à sa passion de la guerre. Quatre guerres principales marquent son règne, chacune
plus dure et plus longue que la précédente, passant du conflit de frontière à la guerre mondiale !
Les guerres du Roi-Soleil
- La guerre de Dévolution
Invoquant une coutume brabançonne, la « dévolution », Louis XIV revendique au nom de sa femme certaines provinces des PaysBas espagnols. Cette guerre de Dévolution contre l'Espagne tourne très vite à l'avantage de Louis XIV grâce à son Secrétaire
d'État à la guerre, Louvois, et à Vauban, ingénieur talentueux qui enlève la citadelle de Lille le 27 août 1667. Elle se conclut le 2
mai 1668 par le traité d'Aix-la-Chapelle. Le roi en tire quelques gains territoriaux mais aussi beaucoup de ressentiment envers les
Provinces-Unies (Pays-Bas) et le grand pensionnaire Jan de Witt qui a monté contre la France une Triple-Alliance avec
l'Angleterre et la Suède.
- La guerre de Hollande
À l'instigation de Louvois, nouveau ministre d'État, les Français envahissent la Hollande, avec le roi à leur tête, et franchissent
audacieusement le Rhin le 12 juin 1672. Louis XIV refuse une offre de paix généreuse et du coup, les Hollandais se ressaisissent.
Le 20 juin, ils n'hésitent pas à rompre les digues pour freiner la progression des troupes ennemies et protéger Amsterdam. lls
renversent qui plus est le gouvernement de Witt et portent à leur tête Guillaume III d'Orange, élu stathouder de Hollande et
capitaine général des Provinces-Unies. Il va se révéler pendant trente ans l'ennemi le plus acharné du Roi-Soleil. Avec la
résurgence d'une nouvelle coalition européenne contre la France, la guerre de Hollande, qui devait n'être qu'une expédition
éclair, va se révéler une guerre longue et coûteuse. La guerre se conclut le 5 février 1679 par la paix de Nimègue qui permet à la
France d'annexer la Franche-Comté et la Flandre du sud. Elle marque l'apogée du règne de Louis le Grand.
- Politique des Réunions et guerre de la Ligue d'Augsbourg
Trop sûr de lui-même, trop arrogant, Louis XIV prétexte d'arguments juridiques douteux pour réunir à la couronne des places
fortes frontalières. C'est ainsi que, sans combat, il fait son entrée à Strasbourg le 24 octobre 1681. Ces « Réunions » ont le don
d'irriter les souverains étrangers. L'Espagne se lance dans la guerre mais l'on convient très vite d'une trêve, signée à Ratisbonne le
15 août 1682. À force d'accumuler contre lui les griefs de toute l'Europe, Louis XIV provoque le 9 juillet 1686 une nouvelle
coalition : la Ligue d'Augsbourg. Le motif en est le Palatinat, dont le Prince Électeur vient de mourir. La guerre, victorieuse mais
longue, rude et coûteuse, oblige Louis XIV à se montrer accommodant lors des traités de paix signés à Ryswick, en Hollande, les
20 septembre et 30 octobre 1697. La France ne garde pratiquement que Strasbourg et Sarrelouis des précédentes « réunions ».
- La guerre de la Succession d'Espagne
Le 16 novembre 1700, Louis XIV entérine le testament du roi d'Espagne Charles II de Habsbourg, mort le 1er novembre
précédent sans héritier : il autorise son petit-fils, le duc d'Anjou, à ceindre la couronne d'Espagne sous le nom de Philippe V. De
lui descend l'actuel roi Juan Carlos 1er. Les grandes puissances se montrent a priori bien disposées mais le roi de France multiplie
les provocations à leur égard. Il occupe les Pays-Bas espagnols (l'actuelle Belgique) et laisse planer la perspective d'une union
dynastique avec l'Espagne. Le 13 mai 1702, la Grande Alliance, qui regroupe les principales puissances de l'Europe du nord, y
compris l'Angleterre, déclare la guerre à Louis XIV et à son petit-fils le roi d'Espagne. Commence la longue guerre de la
Succession d'Espagne, ponctuée de famines et de défaites. Marlborough (ancêtre de Churchill) remporte à Blenheim, en
Allemagne, une victoire retentissante le 13 août 1704. La même année, la Royal Navy s'empare de Gibraltar. Louis XIV sollicite la
paix mais sa demande est repoussée. Alors il en appelle à la nation. Il se produit un sursaut patriotique. Le 11 septembre 1709, le
maréchal de Villars arrête non sans mal les troupes austro-anglaises à Malplaquet, dans les Flandres. L'Angleterre se retire de la
coalition en 1711 et des négociations s'ouvrent le 29 janvier 1712 à Utrecht, en Hollande. Le 24 juillet 1712, alors que la France
paraît en très mauvaise posture, le vieux maréchal de Villars remporte à Denain une victoire inespérée sur les Austro-Hollandais.
Grâce à cette victoire, Louis XIV sauve les meubles. Par le traité d'Utrecht du 11 avril 1713, Louis XIV cède aux Anglais TerreNeuve, la baie d'Hudson et l'Acadie mais préserve l'essentiel. Notons que le traité d'Utrecht est rédigé en français et non plus en
latin, faisant du français la langue de la diplomatie pour deux siècles.
2.
Les écrouelles : Nom ancien de l'adénite cervicale chronique, d'origine tuberculeuse, qui donnait lieu à un abcès froid qui
se fistulisait durablement, puis laissait des cicatrices. (Les rois de France étaient censés guérir les écrouelles par imposition des
mains, le jour de leur sacre.)
3.
Le jansénisme est une doctrine théologique à l'origine d'un mouvement religieux, puis politique et philosophique, qui se
développe aux XVIIe et XVIIIe siècles, principalement en France, en réaction à certaines évolutions de l'Église catholique et à
l'absolutisme royal. La définition même du jansénisme s’avère problématique, car les jansénistes ont rarement assumé cette
appellation, se considérant seulement comme catholiques. Ils possèdent toutefois quelques traits caractéristiques, comme la
volonté de s’en tenir strictement à la doctrine de saint Augustin sur la grâce, conçue comme la négation de la liberté
humaine pour faire le bien et obtenir le salut. Cela ne serait possible selon eux que par le biais de la grâce divine. Les
jansénistes se distinguent aussi par leur rigorisme spirituel et leur hostilité envers la compagnie de Jésus (jésuites) et
sa casuistique, comme envers un pouvoir trop grand du Saint-Siège. Dès la fin du XVIIe siècle, ce courant spirituel se double
d’un aspect politique, les opposants à l’absolutisme royal étant largement identifiés aux jansénistes. Le jansénisme naît au cœur de
la Réforme catholique. Il doit son nom à l’évêque d’Ypres, Cornelius Jansen, auteur de son texte fondateur : l’Augustinus, publié
de façon posthume à Louvain en 1640. Cette œuvre est l’aboutissement de débats sur la grâce remontant à plusieurs dizaines
d’années, coïncidant avec l’hostilité grandissante d'une partie du clergé catholique envers la compagnie de Jésus ; il prétend établir
la position réelle d'Augustin sur le sujet, qui serait opposée à celle des jésuites, ceux-ci donnant une importance trop grande à la
liberté humaine. L’Augustinus provoque de vifs débats, en particulier en France, où cinq propositions prétendument hérétiques
sont extraites de l’ouvrage par des docteurs hostiles à l’évêque d’Ypres ; celles-ci sont condamnées en 1653 par le pape. Les
défenseurs de Jansenius répliquent en distinguant « le droit et le fait » : les propositions seraient bien hérétiques, mais on ne les
retrouverait pas dans l’Augustinus. Ils s’attaquent également à la casuistique jugée laxiste des jésuites, en particulier avec Les
Provinciales de Blaise Pascal, lettres fictives défendant leur cause, qui suscitent un large écho dans l’opinion française. Dans le
même temps, ayant pour haut lieu l’abbaye de Port-Royal, la spiritualité janséniste se développe et se popularise. Cependant,
considérés comme des ennemis de la monarchie, les jansénistes sont très vite l’objet de l’hostilité du pouvoir royal : Louis
XIV et ses successeurs initient contre eux de fortes persécutions. De même, les papes font preuve d’une sévérité
grandissante à leur égard, avec notamment la proclamation de la bulle Unigenitus en 1713. Dans ce contexte, le jansénisme
se confond au XVIIIe siècle avec la lutte contre l’absolutisme et l’ultramontanisme. Les clercs soutenant la Révolution française et
la constitution civile du clergé sont ainsi jansénistes pour une grande part. Toutefois, au XIXe siècle, le jansénisme s’étiole et
disparaît, le concile Vatican I mettant un terme définitif à la plupart des débats ayant provoqué son apparition.
4.
La bulle Unigenitus ou Unigenitus Dei Filius est la bulle que le pape Clément XI fulmine en septembre 1713 pour
dénoncer le jansénisme. Elle vise plus particulièrement l'oratorien Pasquier Quesnel et condamne comme fausses
et hérétiques cent une propositions extraites des Réflexions morales, son ouvrage paru en 1692 et qui continue d'asseoir son
succès. Loin de mettre fin aux divisions de l'Église, cette bulle provoque la coalition, voire la fusion de plusieurs oppositions :
gallicane, richériste et janséniste. Face au refus du parlement de Paris de l'enregistrer et aux réticences de certains évêques, Louis
XIV cherche à l'imposer par la force. L'opposition à la bulle se réveille lors de la Régence et en appelle à
un concile général. Fleury qui arrive au pouvoir la fait devenir loi du royaume par le lit de justice royal du 24 mars 1730 et
continue une épuration du clergé, ce qui attise les oppositions (clergé, parlement). Dès lors, le jansénisme se construit en
opposition aux proclamations de la bulle.
5.
Une bulle pontificale (ou « bulle papale » ou « bulle apostolique ») est un document scellé (du latin bulla, « sceau ») par
lequel le pape pose un acte juridique important tel que l’indiction d’une année sainte, une nomination épiscopale, une définition
dogmatique, la convocation d’un concile ou une canonisation. Le document relève habituellement du gouvernement pastoral de
l'Église catholique, et s'adresse à l’ensemble des fidèles ou parfois aux païens. Il est ordinairement désigné par son incipit. Sa
promulgation s'appelle une « fulmination ». Par son universalité, la bulle se distingue de la décrétale qui concerne en général
l'administration ecclésiale et s'adresse surtout au clergé, une décrétale pouvant devenir une bulle lorsque son sujet prend de
l'importance.
6.
Dans le christianisme, la Trinité (ou Sainte Trinité) est le Dieu unique en trois personnes : le Père, le Fils et le SaintEsprit, égaux, participant d'une même essence divine et pourtant fondamentalement distincts.
7.
Dans le catholicisme, l'Eucharistie est célébrée au cours de la messe et constitue le point culminant de la liturgie car elle
présente plusieurs dimensions : action de grâce et louange adressées à Dieu le Père, mémorial de la Passion, de la mort et de
la résurrection de Jésus qui se donne en sacrifice pour le salut des hommes, célébration de la présence réelle du Christ dans
l'Eucharistie, ressuscité et vivant, par la puissance du Saint-Esprit, et partage des éléments eucharistiques — le pain et le vin —
qui dans la célébration deviennent le corps et le sang du Christ, offert en sacrifice sur la croix et ressuscité.
8.
Montesquieu : Fils aîné de Jacques de Secondat (1654-1713) et de Marie-Françoise de Pesnel (1665-1696), baronne
de La Brède, Montesquieu naît dans une famille de magistrats de bonne noblesse de robe, au château de La Brède (près
de Bordeaux, en Gironde), dont il porte d'abord le nom et auquel il reste toujours très attaché. Ses parents lui choisissent un
mendiant pour parrain afin qu'il se souvienne toute sa vie que les pauvres sont ses frères.
Il est le neveu de Jean-Baptiste de Secondat, baron de Montesquieu.
Après une scolarité au collège de Juilly et des études de droit, il devient conseiller au parlement de Bordeaux en 1714. Le 30
avril 1715 à Bordeaux, il épouse Jeanne de Lartigue, une protestante issue d'une riche famille et de noblesse récente, alors que
le protestantisme restait interdit en France depuis la révocation de l'édit de Nantes en 1685, qui lui apporte une dot importante.
C'est en 1716, à la mort de son oncle, que Montesquieu hérite d'une vraie fortune, de la charge de président à mortier du parlement
de Bordeaux et de la baronnie de Montesquieu, dont il prend le nom. Délaissant sa charge dès qu'il le peut, il s'intéresse au monde
et au plaisir.
À cette époque l'Angleterre s'est constituée en monarchie constitutionnelle à la suite de la Glorieuse Révolution (1688-1689) et
s'est unie à l'Écosse en 1707 pour former la Grande-Bretagne. En 1715, le Roi-Soleil s'éteint après un très long règne, lui succède
un monarque plus effacé. Ces transformations nationales influencent grandement Montesquieu ; il s'y réfère souvent.
Comme en témoigne l'Académie de Bordeaux : « Également propre à tous les genres, aux tableaux gracieux autant qu'aux
compositions sérieuses, aux sciences naturelles autant qu'aux recherches historiques, Montesquieu, dès 1716, fonda un prix
d'anatomie à l'Académie de Bordeaux ; en 1721, il lut un Mémoire contenant des observations faites au microscope sur des
insectes, le gui de chêne, les grenouilles, la mousse des arbres, et des expériences sur la respiration des animaux plongés sous
l'eau ; en 1723, une dissertation sur le mouvement relatif, et une réfutation du mouvement absolu ; en 1731, un Mémoire sur les
mines d'Allemagne, et sur les intempéries de la campagne de Rome. L'Académie, si occupée dans cette période des questions
d'anatomie et de physiologie, trouvait en Montesquieu un de ses auditeurs et de ses coopérateurs les plus assidus ».
Il se passionne pour les sciences et mène des expériences scientifiques (anatomie, botanique, physique, etc.). Il écrit, à ce sujet,
trois communications scientifiques qui donnent la mesure de la diversité de son talent et de sa curiosité : Les causes de l'écho, Les
glandes rénales et La cause de la pesanteur des corps. Il est reçu dans les salons littéraires de la duchesse du Maine, au château de
Sceaux et aux fêtes des Grandes Nuits de Sceaux dans le cercle des chevaliers de la Mouche à Miel.
Puis il oriente sa curiosité vers la politique et l'analyse de la société à travers la littérature et la philosophie. Dans les Lettres
persanes, qu'il publie anonymement (bien que personne ne s'y trompe) en 1721 à Amsterdam, il dépeint admirablement, sur un ton
humoristique et satirique, la société française à travers le regard de visiteurs persans. Cette œuvre connaît un succès considérable :
le côté exotique, parfois érotique, la veine satirique mais sur un ton spirituel et amusé sur lesquels joue Montesquieu, plaisent.
Le 19 janvier 1724, un arrêt du parlement de Bordeaux, signé de la main même de Montesquieu, exige que soit respecté un arrêt
du 7 juillet 1723 du même Parlement de Bordeaux, cet arrêt visait à mettre fin à la ségrégation et aux brimades dont était victime
une partie de la population du sud-ouest, les charpentiers (les cagots ou gahets).
En 1726, Montesquieu vend sa charge pour payer ses dettes, tout en préservant prudemment les droits de ses héritiers sur celle-ci.
Après son élection à l'Académie française (1728), il réalise une série de longs voyages à travers l'Europe, lors desquels il se rend
en Autriche, en Hongrie, en Italie (1728), en Allemagne (1729), en Hollande et en Angleterre (1729-1731), où il séjourne plus
d'un an. Lors de ces voyages, il observe attentivement la géographie, l'économie, la politique et les mœurs des pays qu'il visite. Il
est initié à la franc-maçonnerie au sein de la loge londonienne Horn (le Cor) le 12 mai 1730. Pour son appartenance à la francmaçonnerie, Montesquieu sera inquiété par l'intendant de Guyenne Claude Boucher et le cardinal de Fleury en 1737. Il continuera
néanmoins à fréquenter les loges bordelaises et parisiennes.
De retour au château de La Brède, en 1734, il publie les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur
décadence, ce monument dense, couronnement de ses années de voyages qui l'ont initié à la diplomatie et à la politique, qui a eu
une influence certaine sur Decline and fall of the Roman Empire d'Edward Gibbon, est surtout une œuvre politique. Montesquieu
explique lui-même dans une préface (non publiée de son vivant) qu'il a voulu expliquer le changement de régime, de la république
à l'empire, puis qu'il est remonté de proche en proche pour en chercher les causes. Il étend sa réflexion jusqu'à la fin de l'Empire
romain d'Orient, autrement dit jusqu'à la chute de Constantinople (1453). La matière historique alimente surtout une réflexion
politique, qui multiplie les références et les allusions à l'histoire moderne et surtout récente, voire contemporaine.
Il travaille ensuite plusieurs années, accumulant notes et réflexions ; vers 1739, il commence son maître-livre, De l'esprit des lois.
D'abord publié anonymement en 1748, le livre acquiert rapidement une influence majeure. L'ouvrage, qui rencontre un énorme
succès, établit les principes fondamentaux des sciences économiques et sociales et concentre toute la substance de la pensée
libérale. Il est cependant critiqué et attaqué, notamment par les jansénistes, ce qui conduit son auteur à publier en 1750 la Défense
de l'Esprit des lois. Il devient membre de l'Académie de Stanislas en 1751.
L'Église catholique romaine interdit le livre — de même que de nombreux autres ouvrages de Montesquieu — en 1751 et l'inscrit
à l'Index tout comme l'avaient été Machiavel, Montaigne et Descartes. On lui reproche notamment d'avoir fait primer des facteurs
physiques et sociaux sur la religion. L'expression d' « esprit des lois » laisse entendre qu'il y a une rationalité immanente aux
institutions humaines. Tout s'explique, rien n'est par conséquent complètement absurde ou scandaleux : institutions et religions
relèvent du même déterminisme géographique ou climatique, perdent tout privilège de statut et cessent d’être absolues8.
Dès la publication de ce monument, Montesquieu est entouré d'un véritable culte. À travers l'Europe, et particulièrement
en Grande-Bretagne, De l'esprit des lois est couvert d'éloges. En 1754, il publie Lysimaque, essai politique qui est sa dernière
œuvre, alors qu'il continue à travailler beaucoup, revoyant et corrigeant ses œuvres (notamment les Lettres persanes et L'Esprit
des lois dont une édition posthume sera publiée en 1758, dans ses Œuvres en trois tomes). Il ne finit jamais l'article qu'il avait
proposé à D'Alembert pour l'Encyclopédie (alors que cet article avait déjà été dévolu à Voltaire, qui fournit le sien) : l'article
« Goût » n'est qu'une ébauche à partir de documents anciens ; il trouve place néanmoins au tome VII (1757).
C'est le 10 février 1755 qu'il meurt d'une « fièvre chaude » (fièvre ardente). Il est inhumé le 11 février 1755 dans la chapelle
Sainte-Geneviève de l'église Saint-Sulpice à Paris.
9.
Montesquieu et la religion : Montesquieu s’est montré très critique envers la politique et un grand nombre de pratiques
de l’Église catholique. Ses critiques sont exprimées avec force dans ses premiers ouvrages et en particulier dans les Lettres
persanes. Dans cet ouvrage, il sape l’autorité de l’Église de trois manières : il ridiculise le comportement des autorités
ecclésiastiques, du pape aux casuistes ; il met en question certains points de doctrine ; enfin, il relativise le catholicisme et ses
pratiques en les mettant en parallèle avec celles de l’islam. Montesquieu décrit le pape comme un « magicien » plus fort encore
que le roi de France (Lettre 22 [24]), comme une « vieille idole qu’on encense par habitude » (Lettre 27 [29]), tandis que la
hiérarchie épiscopale semble aux yeux de Rica « [n’avoir] guère d’autre fonction que de dispenser d’accomplir la loi [religieuse] »
(ibid.). Plus loin (Lettre 55 [57]), il montre l’hypocrisie des confesseurs jésuites qui non seulement violent leurs vœux de pauvreté
et de chasteté, mais aussi tournent en ridicule la doctrine religieuse en ayant recours à la casuistique.
10.
La Querelle des femmes au cœur du jansénisme, Daniella Kostroun : En 1708, le pape Clément XI autorisa sans
enthousiasme Louis XIV à disperser vingt-deux religieuses de l’abbaye de Port-Royal « afin que le nid où l’erreur a pris de
si pernicieux accroissements soit entièrement ruiné et déraciné ». Clément XI hésita à donner sa permission car, bien que Louis
XIV soit persuadé que les religieuses étaient hérétiques, d’autres voyaient en elles de saintes vierges. Parmi ceux qui les
soutenaient, on comptait l’évêque de Montpellier, Charles-Joachim Colbert de Croissy, qui écrivait en 1734 : « Tant que le monde
subsistera, on parlera de Port-Royal-des-Champs, quoique les murailles en soient détruites ». Les prédictions de Croissy se sont
avérées justes, et, jusqu’à nos jours, Port-Royal est resté un symbole durable de la liberté française faisant face au despotisme.
Qu’avaient donc ces religieuses pour symboliser à ce point les victimes de l’absolutisme ?
La réponse habituelle à cette question est le jansénisme, qui, à la suite à la publication de l’Augustinus de Cornelius
Jansen en 1640, donna lieu à une célèbre controverse religieuse et politique. Sans négliger l’importance du jansénisme, cet article
souhaite montrer que l’héritage de Port-Royal a des racines plus profondes encore dans la réforme de l’abbaye engagée
en 1609 par Jacqueline Arnauld (en religion Marie-Angélique des Sainte Madeleine, dite la Mère Angélique).
La réforme d’Angélique prend place dans le contexte de deux évolutions tout au début du XVII e siècle, qui ont eu un
impact durable sur l’héritage de Port-Royal. La première concerne le rôle prééminent joué par les femmes dans la reconstruction
des institutions catholiques après les guerres françaises de religion. Qu’en riches mécènes, elles aient fourni des fonds pour
reconstruire des infrastructures, ou qu’elles aient assuré des services sociaux en tant que religieuses ou sœurs converses, les
femmes se chargèrent, en effet, de revitaliser des secteurs essentiels de l’Église dans les premières décennies du XVII e siècle. La
deuxième évolution est un changement dans la culture et l’identité des nobles français en réponse aux décisions de la Couronne
d’étendre les privilèges de la noblesse aux familles possédant des charges administratives ou judiciaires. La décision de la
Couronne de puiser dans les talents d’un plus grand nombre de sujets pour gouverner, modifia la relation entre le roi et les nobles.
Reposant à l’origine sur des liens personnels de loyauté et d’obligation, elle fut progressivement redéfinie de telle manière que les
nobles obtinrent d’être reconnus par le roi par leur mérite dans l’exercice de leur fonction, et par la confiance qui pouvait leur être
accordée dans l’exécution de leurs tâches administratives.
La réforme d’Angélique est au croisement de ces deux évolutions. Elle est aussi bien une femme dirigeante au sein de
l’Église que la fille d’une famille de robins qui essaient de s’établir au sein de la noblesse française. La persistance d’une querelle
des femmes à Port-Royal tout au long du XVIIe siècle est une preuve de l’impact durable de sa réforme sur l’abbaye. La querelle
des femmes est un débat récurrent parmi les élites des cercles littéraires, remontant au XVe siècle et portant sur la nature et la
valeur des femmes. Ce débat connut un renouveau au XVII e siècle, que Carolyn Lougee attribue aux fortes inquiétudes suscitées
par la mobilité sociale des familles de robe au sein de la noblesse. La querelle est un symbole de cette anxiété du fait du rôle
visible et influent des femmes dans l’intégration de nouvelles familles parmi l’élite établie de leurs salons. Lougee met en lumière
un modèle dans lequel les « féministes » de la querelle des femmes sont ceux qui soutiennent la mobilité sociale des nouvelles
familles de la noblesse, tandis que les « misogynes » sont ceux qui cherchent à défendre l’ordre traditionnel en restreignant l’accès
au statut de noble.
Le fait que cette querelle des femmes s’insinue dans tant de textes religieux et ecclésiastiques, étudiés par Linda
Timmermans, suggère que les institutions religieuses sont aussi des lieux privilégiés où les femmes façonnent une nouvelle
identité noble. Port-Royal en est un bon exemple. Angélique s’est hissée de fille obscure d’une famille de robe récemment
anoblie – qui l’a placée dans un couvent ancien pour qu’elle cohabite avec la petite noblesse rurale – au statut de réformatrice
parmi les plus célèbres de France. En 1633, son succès suscite néanmoins une controverse connue sous le nom d’affaire du
Chapelet Secret, dans laquelle on l’accuse de promouvoir une nouvelle hérésie. Le modèle de la querelle des femmes peut
s’appliquer à cette controverse, car on peut voir dans ceux qui soutiennent Angélique des « féministes » qui voient d’un bon œil la
contribution des femmes à la société, tandis que ceux qui la critiquent peuvent être qualifiés de « misogynes », pour qui les
femmes sont une source de désordre social.
Dans les pages suivantes, je vais rechercher les origines de cette querelle à Port-Royal et la suivre tout au long de la
controverse janséniste, de son déclenchement dans les années 1640 jusqu’à la destruction de l’abbaye en 1709. La controverse
janséniste est un épisode compliqué de l’histoire française, qui lie des débats théologiques sur la grâce à des luttes de pouvoir au
sein du clergé et à des batailles juridictionnelles entre l’Église et l’État. Pourtant, tout au long de cette controverse, la querelle des
femmes à Port-Royal s’est poursuivie selon son modèle de base, de telle façon que l’abbaye a continué à incarner les inquiétudes
de la société française portant sur le leadership féminin et l’identité mouvante de la noblesse.
Port-Royal et la Querelle des Femmes
Les tensions entre la noblesse d’épée et la noblesse de robe sont un thème qui traverse les mémoires autobiographiques
d’Angélique et les autres chroniques écrites par les religieuses de Port-Royal. Angélique voyait dans les ambitions de sa famille la
raison première de sa nomination comme coadjutrice de l’abbesse de Port-Royal. Elle n’avait que huit ans à l’époque, et en voulait
à ses parents de lui imposer une vie religieuse, qu’elle décrivait comme « un joug insupportable » Mais sa conversion véritable à
l’âge de 17 ans la conduisit à embrasser la vie religieuse et à établir à Port-Royal une observance stricte de la règle bénédictine. La
conversion d’Angélique entraîna la journée du Guichet, ce célèbre épisode au cours duquel elle interdit à ses proches l’entrée de
l’abbaye au nom de sa réforme. Son action outragea sa famille, particulièrement son père, qui s’en prit verbalement à elle et frappa
à coups redoublés sur la porte. La désobéissance filiale est, bien sûr, l’une des raisons de cette colère. Mais une autre cause en est
un bouleversement plus fondamental au sein de la famille Arnauld : désormais, la position d’Angélique à Port-Royal était justifiée
par ses mérites de réformatrice plutôt que par son statut noble. Ce glissement de pouvoir était devenu nécessaire après qu’un
groupe de Capucins vint prêcher à Port-Royal en 1608. La famille Arnauld était inquiète à l’idée que ces prêtres puissent défier
l’autorité d’Angélique, car la nomination de cette dernière comme coadjutrice en 1599 était illégitime du fait de son jeune âge (la
famille avait falsifié sa date de naissance sur la bulle de confirmation). M. Arnauld craignait que les Capucins ne s’emparassent de
Port-Royal, soit en contestant la nomination d’Angélique, soit, pire encore, en lui inculquant leur zèle religieux et en la
convainquant de renoncer volontairement à sa charge pour apaiser sa conscience.
Ainsi, quand Angélique interdit l’entrée du cloître à son père, il craignait le pire. Du fait des efforts des moines
cisterciens pour chasser les Capucins de Port-Royal et de l’attitude ambiguë d’Angélique à l’égard des moines en général, elle
émergea néanmoins comme la principale instigatrice de la réforme de Port-Royal. M. Arnauld envoya alors une requête à Rome
pour qu’une nouvelle bulle vienne confirmer la charge abbatiale de sa fille, anticipant son 18e anniversaire (puisque 18 ans était
l’âge minimum pour assumer une telle charge). Il y admit qu’Angélique était entrée au couvent trop jeune, mais affirma que Dieu
l’avait favorisée de « tant de bénédictions qu’à l’âge de dix-sept ans et demi elle avait déjà établi la réforme dans sa maison ». Les
bulles furent accordées et le mérite d’Angélique devint alors la nouvelle justification rationnelle de sa charge ecclésiastique.
Au fil du temps, Angélique eut à affronter d’autres conflits dans ses efforts de réforme. Le plus important se produisit
lorsqu’elle quitta Port-Royal pour fonder l’Institut du Saint-Sacrement avec Sébastien Zamet, l’évêque de Langres. Angélique et
Sébastien étaient tous deux issus de familles récemment anoblies qui avaient réformé des couvents cisterciens, respectivement
Port-Royal-des-Champs et Tard. En 1625, alors qu’ils perdaient confiance dans les dirigeants cisterciens, ils décidèrent de
travailler ensemble. Leur association débuta au moment où Angélique commença à transférer les religieuses de Port-Royal-desChamps – où nombre d’entre elles sont mortes de fièvres dues à la malaria – à un nouvel emplacement à Paris (Port-Royal-deParis). Angélique et Sébastien décidèrent de réunir les religieuses de Port-Royal et celles de Tard pour créer un nouvel ordre
religieux dédié à l’adoration perpétuelle de l’Eucharistie. Ils s’assurèrent du soutien de Louise de Bourbon-Soissons, une princesse
du sang, et achetèrent un bâtiment au centre de Paris, à quelques rues du Louvre. Le 8 mai 1633, Angélique, accompagnée de
Louise de Bourbon-Soissons, quitta Port-Royal dans un carrosse pour s’installer dans la nouvelle institution. En vingt-quatre ans,
depuis la journée du Guichet, elle avait su s’élever des marges de Port-Royal-des-Champs au cœur de l’élite sociale de la capitale.
Pourtant, au bout de trois ans, du fait d’une controverse connue sous le nom d’affaire du Chapelet Secret, l’Institut du SaintSacrement échoua. Le Chapelet secret est un texte de dévotion écrit en 1626 par Agnès Arnauld, sœur d’Angélique et religieuse à
Port-Royal, sous la direction d’un prêtre oratorien, que Zamet y avait introduit. Le document fut imprimé en 1633 ; il circula et fut
dénoncé pour des erreurs de doctrine. Une relation écrite par Catherine Le Maitre, sœur aînée d’Angélique, attribua le scandale à
l’un des rivaux de Zamet, Octave de Bellegarde, l’archevêque de Sens. Il est possible que l’animosité de ce dernier ait suscité la
controverse, mais l’échec de l’Institut tient surtout aux désaccords entre Angélique et Zamet. Ce dernier répondit à la crise en
enrôlant un polémiste de talent, Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, pour défendre les religieuses contre les
attaques d’un prêtre jésuite. Il décida aussi de retirer à Angélique la direction de l’Institut et de la remplacer par la fille d’une
vieille famille noble de son diocèse de Langres.
Angélique s’opposa aux efforts de Zamet pour la renvoyer en lui refusant d’être désormais son confesseur, en interdisant
aux autres religieuses de lui parler, et en demandant à Saint-Cyran de le remplacer. En décrivant ces événements dans ses
mémoires, elle présente son conflit avec Zamet comme un conflit de valeurs sociales. Par exemple, quand elle quitta sa fonction
d’abbesse de Port-Royal pour diriger le nouvel institut, Zamet chargea la nouvelle abbesse de ne pas accepter de nouvelles
pensionnaires à Port-Royal « si elles n’étaient filles de marquis ou de comtes ». Pour le nouvel institut, il choisit un bâtiment près
du Louvre parce qu’« on voulut le voisinage de la Cour » . Il voulut que les religieuses portassent de beaux habits et fassent leurs
matines à 8 heures du soir afin que tout soit « si doux et si agréable qu’il ne fît point peur aux filles de la Cour ». Ce qu’Angélique
sous-entend ici est clair : alors qu’elle souhaitait diriger l’institut selon les principes de la vocation et du mérite religieux, Zamet
voulait le diriger selon des principes liés à la naissance dans la haute noblesse.
Ce conflit de valeurs sociales mena à la première querelle des femmes de Port-Royal. Zamet en fut l’initiateur quand il
composa en 1639 un mémoire décrivant la façon dont Saint-Cyran a usurpé sa fonction de confesseur des religieuses. Il organisa
son mémoire de façon à établir un parallèle avec le passage de la seconde épître de saint Paul à Timothée, qui décrit l’attitude des
faux prophètes. Cet extrait présente les femmes d’un point de vue misogyne comme naturellement faibles et sujettes à l’influence
des hérétiques. Par exemple, saint Paul affirme que les hérétiques sont ceux qui « s’introduisent dans les maisons et envoûtent les
femmelettes chargées de péchés, entraînées par toutes sortes de passions » (Seconde Épître à Timothée, 3 : 6). Zamet décrit
comment Saint-Cyran s’est introduit à Port-Royal en des termes semblables : « Il a pris puissance sur les esprits ; en quoy il a
trouvé de la facilité par l’humeur des filles, naturellement amies du changement et de nouveauté »
Antoine Le Maistre, neveu d’Angélique, publia une défense de Saint-Cyran dans laquelle il utilise un argument féministe
traditionnel de la querelle des femmes selon lequel hommes et femmes sont égaux dans leur propension au péché. Ainsi, lorsque
Zamet décrit avec pessimisme les femmes comme « naturellement amies du changement et de nouveauté », Le Maistre exprime sa
surprise à le voir mentionner « la légèreté de leur sexe », car il le pense suffisamment sage pour reconnaître que « tous les
hommes ne sont pas constants, ni toutes les filles changeantes » Cet échange sur les actions d’Angélique à l’Institut se conforme
donc au modèle de la querelle des femmes décrit par Lougee dans les salons. Zamet défend des valeurs associées à la noblesse
traditionnelle de haute lignée alors que Le Maistre défend le pouvoir d’Angélique, fondé sur les mérites de sa vocation religieuse.
Port-Royal et la création du jansénisme
La réputation d’hérésie originellement associée à Port-Royal est un phénomène complexe, qui puise ses racines dans de
nombreuses strates de conflits, allant de jalousies personnelles aux transformations profondes de la structure sociale et des valeurs
culturelles de la noblesse française. La querelle des femmes à Port-Royal est un symptôme de ces transformations profondes. Elle
aide à expliquer pourquoi l’abbaye devient une cible séduisante pour les critiques français de Jansen quand ils commencèrent à le
dénoncer pour hérésie et pourquoi, une fois que Port-Royal fut identifié au jansénisme, ces débats pénétrèrent si profondément au
cœur des angoisses sociales et culturelles françaises.
À l’hiver 1642-1643, plusieurs prêtres jésuites commencèrent à affirmer, dans leurs prêches parisiens, qu’une nouvelle
hérésie janséniste a surgi en leur sein. Le plus important de ces prêtres est Isaac Habert, le théologal de Notre-Dame, qui délivra
trois sermons contre le jansénisme durant le Carême de 1643. Dans son premier sermon, Habert déclara : « Ce n’est plus aux
hérétiques de Charenton que nous avons affaire, c’est un parti qui s’en va ruiné. C’est contre les enfants mêmes de l’Église que
nous devons combattre, qui comme des vipères déchirent le sein de leur mère » Les deux dimanches suivants, il avança des
preuves pour convaincre son auditoire que le jansénisme était une hérésie.
Les sermons d’Habert réunissent deux controverses différentes et à peine reliées, et les combinent pour en faire un
exemple frappant de l’émergence d’une hérésie janséniste. La première controverse est celle des débats théologiques nés à
l’Université de Louvain suite à la publication posthume de l’Augustinus de Jansen en 1640. En 1641, un groupe de Jésuites de la
faculté établit une liste de thèses issues de l’ouvrage de Jansen et affirma qu’elles répétaient les erreurs que son mentor, Michel
Baius (1513-1589), avait dû abjurer. Ils envoyèrent ces thèses à Rome pour condamnation. Le Pape soutient les Jésuites en
imposant le silence sur Jansen. Néanmoins, la controverse se répandit à travers l’Europe lorsque les partisans de ce dernier
accusèrent alors les Jésuites à Rome d’avoir altéré le texte de la bulle pontificale avant sa publication pour la rendre plus favorable
à leur cause.
La deuxième controverse est née d’une nouvelle vague d’allégations d’hérésie parmi les religieuses de Port-Royal. Le
cardinal de Richelieu avait fait arrêter Saint-Cyran en 1639, peu de temps après la publication du mémoire de Zamet, qui le
présentait en faux prophète. Richelieu avait plusieurs raisons de vouloir agir ainsi – notamment le rôle éminent joué par l’abbé
dans la critique dévote de son alliance avec les Protestants contre l’Espagne catholique. Les idées de Saint-Cyran sur la charité et
la contrition s’opposaient, par ailleurs, à celles de Richelieu. Tout le monde ne croyait pas à la culpabilité de Saint-Cyran, et
nombreux furent ceux qui virent dans son arrestation un nouvel exemple du pouvoir arbitraire de Richelieu et de son usage
illégitime de l’autorité. L’arrestation polarisa les esprits lorsque des femmes comme Anne-Geneviève de Bourbon, la deuxième
duchesse de Longueville, et Anne de Rohan, princesse de Guémené – femmes nobles elles-mêmes disgraciées par Richelieu –
commencèrent à traiter Saint-Cyran comme un martyr et allèrent le voir en prison en quête de conseils spirituels . Quand
Richelieu mourut en décembre 1642, les partisans de Saint-Cyran commencèrent à négocier sa remise en liberté. Ses adversaires
essayèrent de le maintenir enfermé, en republiant le mémoire de Zamet et d’autres textes polémiques l’accusant, lui et les
religieuses, de promouvoir l’hérésie du Chapelet Secret.
Le génie d’Habert fut donc de prendre avantage de cette coïncidence temporelle entre le débat à Rome sur les
propositions de Jansen et la reprise des accusations d’hérésie à Port-Royal à la suite de la mort de Richelieu. En liant la
controverse théologique aux allégations contre Port-Royal, il renforça son accusation contre Jansen en y joignant le cliché,
éprouvé par le temps, qui associait les femmes aux hérétiques. Par ailleurs, en exploitant la querelle des femmes à Port-Royal, il
puisa dans une angoisse diffuse sur l’identité noble pour donner un caractère d’urgence à sa dénonciation de Jansen.
La réforme de Port-Royal dans le contexte des débats jansénistes : la vertu en action
Bien que les critiques de Port-Royal soient à l’origine du lien fait entre les religieuses et le jansénisme, Angélique, avec
sa sœur Agnès et Saint-Cyran, ont validé ce lien et l’ont renforcé pour réaliser leurs objectifs. Quand Angélique revint à PortRoyal après sa rupture avec Zamet, elle dut faire face à double défi : restaurer son autorité (lors de son départ pour l’Institut du
Saint-Sacrement, elle avait renoncé à son titre d’abbesse et avait institué un système d’élections triennales pour diriger l’abbaye)
et améliorer les relations avec sa sœur Agnès. Les deux sœurs étaient, en effet, en froid car Agnès s’était rangée aux côtés de
Zamet dans sa querelle avec Angélique.
Angélique releva ces deux défis en replaçant l’histoire de sa vie dans le cycle de corruption et de renouveau qui est au
cœur de la théologie morale de Saint-Cyran. Saint-Cyran prêche, en effet, que tous les Chrétiens, même les plus dévots, voient
occasionnellement leur foi s’égarer. Il décrit ces égarements comme une chance envoyée par Dieu pour que les croyants, ainsi
secoués, se renouvellent en esprit. Pour connaître ce renouveau, il prescrit des exercices spirituels impliquant un retrait de la
société, le refus temporaire de la communion, et la prière intérieure afin d’instiller dans son propre cœur une contrition véritable
pour ses péchés.
Quand Angélique confessa à Saint-Cyran son désespoir devant l’échec de l’Institut du Saint-Sacrement, il la consola en
lui expliquant que Dieu défie les couvents, comme il le fait des hommes pour qu’ils puissent connaître un renouveau.
L’application de cette théorie des renouveaux à ses propres expériences de réforme s’avéra une formule efficace pour Angélique.
Elle lui permit de réaffirmer son autorité à Port-Royal en décrivant son projet avec Zamet comme un égarement momentané de
foi, plutôt que comme un éloignement permanent de sa réforme initiale. Il est possible que cela lui ait aussi permis de se
réconcilier avec sa sœur, en suggérant qu’Agnès – auteur du Chapelet Secret – était le catalyseur du renouveau de Port-Royal. En
outre, l’idée que Port-Royal était en train de connaître un cycle de corruption et de renouveau s’accordait avec la dévotion
particulière d’Agnès à l’Eucharistie, car elle pouvait être interprétée comme une répétition symbolique des souffrances, du
sacrifice et de la résurrection du Christ.
La théorie du renouveau aida aussi Angélique à maintenir son contrôle sur Port-Royal pendant les persécutions. Elle
exhorta les autres religieuses à embrasser ces persécutions comme un don de grâce envoyé pour leur inspirer une plus parfaite
observance de la règle bénédictine. Elle utilisa aussi le sentiment d’urgence créé par les persécutions pour encourager ses sœurs à
se dédier à nouveau à sa réforme originelle. Cette réforme, qui avait justifié l’autorité d’Angélique à Port-Royal en 1609, continua
donc à justifier son leadership quand elle fut attaquée pour jansénisme.
La querelle des femmes et la politique janséniste sous le règne de Louis XIV
Peu de temps après que les polémistes ont utilisé la querelle des femmes à Port-Royal pour dénoncer Jansen, le cardinal
Mazarin exploita à son tour le jansénisme pour contrôler la rébellion des nobles pendant la Fronde. Dans son étude de la
correspondance diplomatique du Cardinal avec Rome, Paule Jansen a repéré le moment où Mazarin décida de persécuter les
Jansénistes. Il s’était désintéressé des questions théologiques liées au jansénisme jusqu’à ce que son ambassadeur à Rome
l’informe que la délégation de docteurs envoyés par la Sorbonne pour protester contre la bulle anti-janséniste avait aussi pressé le
Pape de protéger le cardinal de Retz des efforts de Mazarin pour l’arrêter. L’ambassadeur suggérait qu’il y avait des liens étroits
entre les Jansénistes et les frondeurs ce qui poussa Mazarin à persécuter les Jansénistes pour fragiliser Retz et ses partisans.
La persécution de Port-Royal devint alors centrale dans la stratégie de Mazarin. À ce moment-là, Port-Royal était devenu
l’une des plus grandes et des plus riches institutions placées sous la juridiction de Retz, qui avait récemment succédé à son oncle
comme archevêque de Paris. En 1656, Mazarin ordonna à son lieutenant de police d’enquêter sur les soupçons de jansénisme à
Port-Royal et d’en retirer, par mesure de précaution, les enfants qui y vivaient comme pensionnaires ou postulantes. Ces enfants
représentant la prochaine génération de religieuses, les ordres de Mazarin peuvent être interprétés comme un premier pas vers
l’extinction d’une communauté placée normalement sous la juridiction de Retz. Mazarin savait que Retz n’avait aucun intérêt à
soutenir Jansen, mais en violant aussi explicitement son autorité sur Port-Royal, il espérait le pousser dans les rangs des partisans
des jansénistes.
La campagne de Mazarin contre Retz échoua en fin de compte en raison des résistances gallicanes qui se manifestèrent
parmi les évêques et les membres du Parlement, qui considérèrent que les tentatives faites par Mazarin pour coopérer avec le Pape
contre le jansénisme se faisaient aux dépens des libertés traditionnelles de l’Église française. Les assauts de Mazarin contre PortRoyal échouèrent également quand Marguerite Périer, une jeune pensionnaire, nièce de Blaise Pascal, fut guérie d’une fistule
lacrymale à l’œil par le Miracle de la Sainte Épine. Quand prêtres et médecins, après les examens requis, confirmèrent le miracle,
Port-Royal devint un lieu de pèlerinage. À cause de l’enthousiasme populaire pour Port-Royal et de la foi accordée par Anne
d’Autriche au miracle, Mazarin mit donc un terme à la persécution de l’abbaye.
Lorsque le cardinal mourut en 1661, Louis XIV reprit la persécution du jansénisme et de Port-Royal. Son objectif
premier était alors de renvoyer Retz de ses fonctions. Mais, même après qu’un accord a été trouvé avec Retz en 1662, le roi
continua à persécuter les Jansénistes avec une intensité variable, jusqu’à ce qu’il détruise finalement Port-Royal en 1709. Les plus
fortes persécutions correspondent aux moments où la couronne française était en position de faiblesse vis-à-vis de la papauté et
reflètent les efforts de Louis XIV pour contenir la résistance gallicane lorsqu’il faisait des concessions à Rome.
Louis XIV hérita donc sa politique anti-janséniste de Mazarin, mais elle suscita de nouveaux conflits du fait des
modifications apportées à la relation entre la Couronne et les nobles sous son règne. Comme nous l’avons rappelé, la Couronne
était alors en pleines transformations structurelles, qui la firent passer d’une monarchie personnelle traditionnelle à une institution
bureaucratique abstraite. Le règne personnel de Louis XIV est, en effet, une synthèse des attributs de la monarchie traditionnelle et
de ceux d’un État administratif. Il attire les nobles à la cour pour leur offrir le contact et les relations personnelles qu’ils
requièrent, mais il attend d’eux également un haut degré de discipline et de respect du protocole. Il maintient ainsi une relation
personnelle avec les nobles tout en cultivant une culture nobiliaire tournée vers la discipline personnelle et un respect
consciencieux des exigences de leurs charges. Cette synthèse se retourne finalement contre la monarchie : en exigeant une
exécution rigoureuse par chacun de ses fonctions, elle crée en effet les conditions par lesquelles le devoir envers sa charge prend
valeur par lui-même. Au milieu du XVIIIe siècle, les marques personnelles de la faveur royale perdirent ainsi de leur lustre car
elles étaient de plus en plus considérées comme des signes de favoritisme ou de népotisme – des anomalies perturbant le
système – plutôt que comme les récompenses naturelles du service du Roi.
Bien que Louis XIV soit parvenu avec succès à faire la synthèse, pendant l’essentiel de son règne, de la monarchie
traditionnelle et de l’État bureaucratique, Port-Royal resta une exception. Là, les religieuses continuèrent à ressentir une
contradiction entre la « valeur d’épée » reposant sur la relation personnelle, et la « valeur de robe » fondée sur le mérite, celle
qu’Angélique avait perçue dès sa réforme de Port-Royal. Persuadées que les conseillers jésuites du roi ont égaré sa conscience, les
religieuses estimaient que ses efforts pour faire la synthèse entre son règne personnel et ses encouragements à respecter les devoirs
de la charge étaient voués à l’échec en ce qui concerne l’Église. La querelle des femmes à Port-Royal durant les persécutions de
Louis XIV représente ainsi une faille dans la synthèse des valeurs de la noblesse. En prenant une position misogyne, le roi tombe
inévitablement du côté des valeurs traditionnelles de l’épée, tandis qu’en défendant une posture féministe, les religieuses
représentent les valeurs de mérite de la noblesse de robe.
Sous Louis XIV, la querelle des femmes se joua sur le terrain de la crise des formulaires, au cours de laquelle le roi
ordonna à tous les évêques de faire signer dans leurs diocèses un formulaire d’adhésion à deux bulles anti-jansénistes proclamées
par Rome. En faisant circuler le formulaire, Louis XIV raffinait le piège élaboré par Mazarin pour Retz et ses partisans en
interdisant aux évêques d’utiliser l’appel comme d’abus et en persuadant le Parlement à enregistrer les bulles anti-jansénistes à
l’occasion d’un lit de justice. Ces mesures empêchent les évêques et les parlementaires de s’opposer à sa politique au nom des
libertés gallicanes. En outre, en faisant ainsi d’une signature un témoignage personnel de foi, il espérait forcer les Jansénistes à la
résistance ouverte en les empêchant de taire leurs réserves.
La stratégie de Louis XIV pour se débarrasser des Jansénistes aurait échoué sans les religieuses de Port-Royal. Lorsqu’on
lui ordonne pour la première fois de signer le formulaire en avril 1661, l’archevêché de Paris tout entier signe en rajoutant une
clause restrictive autorisant des réserves morales, clause insérée par les vicaires généraux du cardinal de Retz (alors en exil) dans
une lettre pastorale accompagnant l’injonction royale. Louis XIV répondit par un décret du Conseil d’État invalidant la lettre
pastorale et ordonnant aux vicaires généraux d’en écrire une nouvelle sans aucune restriction. Confrontés à cet ordre renouvelé de
signer le formulaire, ceux qui s’y étaient auparavant refusés soit se cachèrent pour éviter d’avoir à le signer, soit le signèrent en
estimant que le maintien de la paix de l’Église était aussi important que la défense de la vérité doctrinale. Seules les religieuses de
Port-Royal, après bien des débats en leur sein, facilités par le manque d’autorité consécutif à la mort d’Angélique en 1661,
signèrent avec une clause restrictive affirmant que les femmes dans l’Église doivent rester silencieuses et ne pas juger les autres.
Elles rejetèrent le formulaire en arguant qu’il leur ferait enfreindre les règles associées à leur position au sein de l’Église.
Une lettre de Jacqueline Pascal (une religieuse de Port-Royal et la sœur du célèbre mathématicien Blaise Pascal) à l’une
de ses sœurs de l’abbaye révèle les motivations des religieuses dans l’insertion de cette clause restrictive. Jacqueline Pascal y
exprime sa frustration face l’absence de leadership dans l’épiscopat français. Dans les écrits théologiques et les vies de saints
publiés par les Solitaires de Port-Royal, l’évêque idéal est celui qui défend l’Église contre l’intervention royale. En voyant les
évêques, qui avaient auparavant défendu Jansen et les libertés gallicanes de l’Église, capituler devant le formulaire, Jacqueline
Pascal écrit : « Je sçais bien que ce n’est pas à des filles à défendre la vérité ; quoiqu’on peut dire, par une triste rencontre du
temps et du renversement où nous sommes, que puisque les évêques ont des courages de filles, les filles doivent avoir des
courages d’évêques. » Cette lettre témoigne aussi de débats internes parmi les religieuses. Jacqueline Pascal l’écrit parce qu’elle
est en désaccord avec les termes utilisés par les religieuses dans la clause restrictive. Mais son message principal – que les
religieuses doivent s’opposer au formulaire parce que le roi n’a, en aucun cas, le droit de demander à des femmes de le signer
puisqu’il porte sur un texte que l’Église leur interdit de lire – est partagé par les autres religieuses. En refusant le formulaire, elles
se placent en modèles de ce qu’on peut entendre par respect scrupuleux des obligations de sa charge.
Confronté à la résistance des religieuses, Louis XIV assuma la position misogyne de la querelle des femmes en affirmant
que ces femmes, naturellement ignorantes et faibles, étaient forcément des pions dans les mains d’un groupe plus étendu
d’hérétiques. Il menaça d’amendes et d’emprisonnement quiconque soutiendrait la résistance des religieuses. L’archevêque de
Paris, Hardouin de Péréfixe, leur retira alors leurs confesseurs, les soumit à des interrogatoires individuels, et refusa de leur
administrer les sacrements. Quand ces mesures échouèrent à briser leur résistance, il envoya en exil les religieuses occupant des
fonctions de direction et les remplaça par des femmes venues d’un autre ordre. Sous une telle pression, une douzaine de
religieuses signèrent le formulaire. Mais la majorité d’entre elles, environ 64, resta ferme dans son opposition. Ces femmes
mettaient ainsi en avant l’argument féministe consistant à affirmer qu’elles avaient assez de raison et de discipline pour connaître
les règles de leur charge et pour voir les contradictions entre ces règles et les ordres du roi concernant le formulaire.
Tout au long de cette épreuve, les religieuses essayèrent de trouver des alliés. Elles cherchent notamment de l’aide auprès
du très respecté Nicolas Pavillon, évêque d’Alet. Elles lui envoyèrent des rapports détaillés sur les abus physiques et verbaux dont
elles faisaient l’objet de la part de l’archevêque de Paris, dans l’espoir de provoquer son indignation et d’obtenir sa protection.
Dix-huit mois environ après le début de leur persécution, Pavillon publia une lettre dénonçant le formulaire au motif que le roi
aurait outrepassé ses privilèges en matière religieuse. Cette protestation fut un succès majeur pour les religieuses de Port-Royal,
car non seulement elles trouvaient ainsi un allié, mais elles étaient également parvenues à convaincre un évêque de justifier sa
fonction en protégeant l’Église du pouvoir séculier.
Louis XIV répondit en demandant au Pape l’autorisation de punir Pavillon. Mais cette tentative pour censurer ce dernier
suscita une révolte plus large parmi les évêques français qui contraint finalement Louis XIV à négocier la Paix de Clément IX
(1669), qui demanda le silence sur la question janséniste. Par cet accord de paix, Pavillon et les religieuses furent pardonnés pour
leur résistance. Louis XIV divisa alors Port-Royal en deux communautés séparées, avec les religieuses qui ont signé le formulaire
à Port-Royal-de-Paris, et celles qui ont refusé à Port-Royal-des-Champs.
Cette paix ne proposait pourtant pas de solution durable et la controverse janséniste resurgit durant le règne de Louis
XIV, particulièrement dans la dernière décennie du XVII e siècle. La controverse des années 1670 et 1680 sur les droits régaliens a
créé, en effet, une crise administrative au sein de l’Église française lorsque le pape refusa de confirmer les candidats du roi aux
postes épiscopaux. En 1690, près d’un tiers des évêchés français étaient donc vacants. Louis XIV fut obligé de trouver un
compromis avec Rome, qui a suscité la résistance des évêques gallicans. Cette résurgence de la résistance gallicane s’accompagna
d’un renouveau de la campagne royale visant à éradiquer le jansénisme. Prenant comme preuves d’un renouveau janséniste
l’arrestation de Pasquier Quesnel dans les Pays-Bas espagnols et un cas de conscience à la Sorbonne qui réveilla des débats
anciens nés lors de la crise du formulaire, Louis XIV demanda à Clément XI une nouvelle bulle anti-janséniste.
Il relança également sa persécution de Port-Royal-des-Champs. Il ne restait alors dans l’abbaye que 22 religieuses, car,
par un ordre verbal de 1679, Louis XIV leur avait interdit de recruter de nouveaux membres. La persécution reprit après que
Clément XI a publié Vineam Domini (1705), qui confirmait que Jansen était l’auteur d’une doctrine fausse et qui déniait le droit de
rester silencieux sur cette question. Lorsque le confesseur des religieuses leur lut Vineam Domini, et leur demanda de signer un
certificat attestant qu’elles en ont pris connaissance, elles précisèrent que cette nouvelle bulle contredisait celle de 1669 par
laquelle Clément IX ordonnait de garder le silence sur la doctrine de Jansen et leur pardonnait leur refus de signer le formulaire.
Les religieuses signèrent ainsi le certificat en insérant la clause « sans déroger à ce qui s’est fait à leur égard, à la paix de
l’Église, sous le pape Clément IX ». Comme auparavant, Louis XIV répondit à l’initiative des religieuses en adoptant une position
misogyne : des femmes faibles par nature ne pouvaient agir ainsi seules, et devaient nécessairement suivre les ordres d’hérétiques
clandestins. Les religieuses mirent en avant la position féministe : elles étaient des femmes disciplinées et consciencieuses,
capables de raison, ce qui leur donnait le droit légitime de s’interroger sur la contradiction entre les deux bulles.
Elles cherchèrent à nouveau des alliés en essayant d’encourager d’autres membres du clergé à suivre leur exemple en
adhérant aux règles devant guider leurs fonctions ecclésiastiques plutôt qu’en se soumettant à la volonté errante de leur roi. Par
exemple, peu de temps après la signature par les religieuses du certificat avec la clause « sans déroger », l’archevêque de Paris,
Louis-Antoine de Noailles, leur retira leur confesseur et installa l’abbé Firmin Pollet, supérieur du séminaire de Saint-Nicolas du
Chardonnet, avec mission d’obtenir leurs signatures sans la clause. Pollet prêcha plusieurs sermons sur l’obéissance, et menaça
ensuite de leur refuser les sacrements. Devant la possibilité d’un tel refus, la prieure de l’abbaye, Claude-Louise de SainteAnastasie Du Mesnil des Courtiaux (qui dirigeait de fait Port-Royal pendant cette crise) demanda conseil aux partisans de PortRoyal. Leur réponse fut d’obliger Pollet, en lui faisant honte, à respecter les règles de sa fonction :
Ensuite vous luy ferez beaucoup d’honnêteté luy marqueant que vous estes fâchée qu’un homme de son mérite soit
chargé d’une telle commission, que c’est a luy a examiner comment il pourra penser et devant Dieu et devant les hommes sa
conduite au cas qu’il vous refuse la communion quand vous vous présenterez publiquement que par la miséricorde de Dieu vous
estes assez instruites des règles de l’église pour savoir qu’un ministre de Jésus Christ ne peut refuser la communion publiquement
qu’aux pécheurs publics et connus... et que vous le croyez trop éclairé pour ignorer les règles de l’Église la dessus.
Selon un journal tenu par les religieuses, l’appel de la prieure à Pollet et à son sens du devoir échoua. Il répondit, en effet,
aux religieuses, « que notre désobéissance estoit assez publique et assez répandüe ; qu’il ne pouvoit pas en conscience nous
communier ».
Si les religieuses essayèrent de convaincre Pollet, c’est surtout l’archevêque de Noailles qu’elles espéraient influencer.
Son éducation, tout comme des gestes de soutien envers les religieuses lors de sa nomination à l’archevêché de Paris, leur
donnaient raison d’espérer qu’il puisse devenir un allié. Noailles fit ce qu’il pouvait pour les religieuses. Par exemple, lorsque
Louis XIV lui demanda de les disperser, il essaya plutôt de trouver un compromis avec elles, leur promettant de les laisser vivre à
Port-Royal-des-Champs en paix si elles abjuraient la clause sans déroger. Les religieuses refusèrent, croyant y voir un piège : « Je
ne pourrois regarder cet expédient que comme un piège qu’on nous tendroit pour nous faire faire une mauvaise démarche. Je suis
persuadée que l’on voudroit fort couvrir l’injustice du procédé qu’on tient a notre égard. »
Pour mettre ce piège au jour, elles publièrent une lettre ouverte demandant à Noailles d’expliquer comment elles
pouvaient être suspectées d’hérésie quand leur seule faute était d’avoir signé un certificat comprenant une clause rappelant
qu’elles avaient été absoutes de toute suspicion d’hérésie en 1669. Noailles n’a jamais répondu à cette lettre. Mais il en envoya
une au cardinal d’Estrées, qui était l’un de ceux qui avaient rompu la paix de Clément IX, lui demandant son avis sur la meilleure
manière de mettre un terme à ce conflit avec les religieuses. Quand la nouvelle de cette lettre parvint à Port-Royal, la prieure
écrivit à son correspondant : « Les gens qui nous font souffrir sont plus à plaindre que nous. Comment sortiront-ils de cette
affaire ? Je ne le voy pas puis qu’il paroît qu’on ne veut pas user d’autorité absolue. »
En fin de compte, Louis XIV soulagea Noailles de ses scrupules en prenant les choses en mains. Il convainquit Clément
XI de publier une bulle affirmant que les religieuses étaient des femmes indisciplinées qui entretenaient le « nid » de l’erreur. Il
ordonna ensuite personnellement, par lettres de cachet, leur dispersion. Les religieuses ont donc échoué en 1709 à inspirer à un
évêque « des courages de filles ». Mais, par leur échec, elles devinrent des martyrs du jansénisme, et la querelle des femmes à
Port-Royal est restée à jamais irrésolue. Louis XIV ne cessa de dire qu’elles étaient indisciplinées. Mais, en fait, elles ne se sont
jamais écartées d’une obéissance stricte à leur règle monastique. Comparé à ces femmes disciplinées et consciencieuses, le
comportement de Louis XIV parut donc à certains celui d’un tyran.
Conclusion
Au cours des siècles qui suivirent sa destruction, Port-Royal resta un important symbole de liberté face au despotisme.
Parmi ses champions se trouve Ernest Renan, qui écrivit : « Les religieuses de Port-Royal ont plus fait que les évêques, ont plus
fait que l’Église gallicane, plus fait que le pape : elles ont sauvé la conscience. » Il reconnaît le courage des confesseurs des
religieuses : Singlin, Lancelot et Saint-Cyran et, comme tous ces hommes venaient de familles de marchands, il conclut que la
résistance janséniste était ancrée dans la bourgeoisie : « C’est du sein de la bourgeoisie... que naît la résistance ». Lucien
Goldmann lia, lui aussi, l’héritage de Port-Royal à un groupe social particulier. Mais plutôt qu’à une bourgeoisie en pleine
ascension, il le rattache à la noblesse de robe en déclin. La résistance de Port-Royal viendrait d’une mentalité du « tout ou rien »,
qui appartient pleinement à la « vision tragique » que ces nobles déçus auraient adoptée en voyant leurs fonctions usurpées par la
bourgeoisie. Pour Lucien Goldmann, cette vision tragique marque un moment de rupture entre les pensées moderne et pré-
moderne, car elle incarne la contradiction initiale non résolue qui est à l’origine de la tradition de l’idéalisme et du matérialisme
dialectiques allant de Kant à Marx en passant par Hegel.
Cet article situe aussi le jansénisme dans la noblesse de robe et défend l’idée que l’héritage de Port-Royal est ancré dans
une contradiction non résolue créée par ces nobles. Néanmoins, en faisant remonter l’héritage de Port-Royal jusqu’à la réforme
d’Angélique, il situe les origines du jansénisme dans l’échec de sa famille à unir pleinement les valeurs associées à la
traditionnelle noblesse d’épée à celles de la noblesse de robe. Les circonstances furent telles que l’autorité d’Angélique et son
mérite, plutôt que la réputation de sa famille, devinrent la justification première de sa fonction. Dès lors, les valeurs associées à la
naissance et au mérite ne purent s’accorder à Port-Royal. L’échec de cette synthèse à Port-Royal entre naissance et mérite a des
conséquences politiques sous Louis XIV. Dès le début de son règne personnel, les religieuses font valoir que ses tentatives pour
unir naissance et mérite sont inapplicables dans le cas de l’Église. La querelle des femmes qui traverse le siècle rappelle sans cesse
que, en dernier recours, le roi se rallie toujours à la vision traditionnelle de la noblesse, fondée sur la loyauté et l’allégeance
personnelle. En prenant une posture féministe, les religieuses incarnent cet idéal tenu en échec au sein de la culture noble :
l’exécution scrupuleuse de ses tâches et de sa charge pour elles-mêmes. La synthèse que le roi voulait obtenir était ainsi présentée,
par les religieuses, comme une contradiction.
Se pencher ainsi sur les stratégies et les initiatives des femmes de Port-Royal nous permet de mieux comprendre leur
héritage. Les spécialistes modernes du jansénisme – même ceux qui admirent les religieuses – ont inconsciemment pris la position
misogyne en estimant que ces femmes dépendaient d’hommes pour agir. Renan comme Goldmann ont pris cette position en
voyant dans les Messieurs de Port-Royal les ancêtres des révolutionnaires modernes qu’ils admiraient. Mais bien avant qu’il y ait
une révolution en France, il y eut un groupe de femmes engagées, qui ont obéi à leurs obligations religieuses avec une ténacité
remarquable. Louis XIV eut beau essayer d’en faire les pions infortunés d’hommes dangereux, leur détermination et leur
discipline personnelle leur permirent de dévoiler les fautes de son administration et son visage de tyran.
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