La nuit étoilée : rêve, transfert et vision du monde 131
4 Cette « efficacité
symbolique », Levi-
Strauss l’attribue au
fait que le chaman
propose à la parturiente
(dont la conscience
est obscurcie par
l’accouchement) de se
représenter mentalement
ses douleurs selon les
termes de leur culture
commune, selon
les termes de leur
conception de l’univers.
Or il nous semble qu’il
s’agit là, précisément,
de cette activité de
pensée dont parle Freud
à propos de l’élaboration
secondaire des rêves
(Pierre 2005), dont nous
discuterons ci-dessous.
5 C’est un enjeu
éthique majeur pour la
psychanalyse, qui se
doit de rester neutre sur
le plan philosophique ou
religieux. Étant entendu
que la science ne
propose pas elle-même
une vision du monde :
elle cherche seulement à
établir ça et là quelques
« noyaux durs » (« hard
core ») de certitude,
quelques îlots de clarté,
comme des étoiles dans
la nuit. La question du
sens ne la concerne
pas ! Il y a peut-être
une vision du monde
occidentale, moderne,
positiviste … mais il
ne peut pas y avoir
de vision du monde
« scientifique » !
a cette même impression, évidemment - par définition ! Par ail-
leurs, l’expérience clinique de l’ethnopsychiatrie nous permet
de comprendre comment telle vision du monde, tel univers de
sens, soutient le travail d’élaboration psychique tout au long
de la thérapie, de même que la construction et la reconstruc-
tion du sujet humain, de manière particulièrement « efficace »
- au sens de « L’efficacité symbolique » que nous évoquions
ci-dessus4. Par exemple, expulser les djinns par des ablutions
rituelles, cela revient à expulser hors de ses frontières ce qui
ne peut être accepté comme humain, ce qui ne peut être admis
dans la définition que le moi se donne de lui-même ; c’est donc
une façon de se définir et de se redéfinir sans cesse, en étant
particulièrement attentif au caractère « incertain et flottant »
du moi, au caractère éminemment perméable de ses frontières.
Autrement dit, c’est une conception de l’humain qui n’est pas
dupe de l’illusion d’unité et de fermeture du moi : c’est une
conception plus subtile - et même « structuraliste », pourrait-on
dire ! Revenons à présent aux idées sur le rêve dans la culture
traditionnelle marocaine. Confrontée à cet univers de sens dif-
férent, la théorie freudienne du rêve comme accomplissement
de désir - et la méthode qui en découle et qui nous est chère,
la méthode de l’association libre - est-elle encore pertinente ?
Autrement dit : la psychanalyse est-elle en mesure de proposer
un modèle théorique du rêve - et peut-être à partir de là, du sujet
- qui permette de dépasser, de surplomber, de transcender les
enjeux relatifs à la culture de nos patients ? Étant entendu que
nous ne sommes pas là pour convertir ceux-ci à notre propre
vision du monde (en l’occurrence) occidentale5.
Pour réfléchir à cette question, nous allons d’abord re-
prendre certains éléments de la théorie freudienne ; nous re-
découvrirons ainsi l’importance d’un concept qui permet de
penser l’articulation psychisme-culture : le concept d’élabo-
ration secondaire du rêve. Ensuite, nous évoquerons les tra-
vaux des deux grands pionniers de l’anthropologie psychana-
lytique et de l’ethnopsychanalyse, Géza Roheim et Georges
Devereux. Nous en viendrons alors à notre clinique actuelle
et nous analyserons en détail le rêve d’une patiente marocaine
dans le cadre de sa thérapie au Centre Chapelle-aux-champs.
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