LA NUIT ÉTOILÉE : RÊVE, TRANSFERT ET VISION DU MONDE
Danièle Pierre
De Boeck Supérieur | « Cahiers de psychologie clinique »
2014/1 n° 42 | pages 129 à 146
ISSN 1370-074X
ISBN 9782804186395
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2014-1-page-129.htm
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129
DOI: 10.3917/cpc.042.0129
1 Psychiatre,
psychanalyste, Centre
Chapelle-aux-champs,
e-mail : daniele.pierre@
apsyucl.be.
LA NUIT ÉTOILÉE :
RÊVE, TRANSFERT
ET VISION DU MONDE
Danièle PIERRE1
AbstrAct
In the current transcultural psychoanalytic therapy,
is it possible to confront the Freudian theory with other cul-
tural conceptions of the dream? To consider this question, we
propose to study the “secondary elaboration” of the dream
- which is a link-concept between psyche and culture ; then
we shall review the works of two pioneers in the transcultural
fields: Roheim and Devereux. Finaly we’ll analyze in detail
the dream of a Moroccan woman in the context of an eth-
nopsychoanalytic therapy in Brussels. And we’ll see that psy-
choanalysis has finaly nothing to fear about this confrontation
to other’s cultural thinking and conception !
Key-words
Dream’s interpretation - secundary elaboration -
conception of universe - fantasy “a child is beaten” - ethnop-
sychiatry.
résumé
Dans la clinique transculturelle d’aujourd’hui, la
théorie freudienne peut-elle sans dommage se confronter
à d’autres conceptions culturelles du rêve ? Pour réfléchir
à cette question, nous proposons d’approfondir le concept
d’élaboration secondaire - concept charnière entre psychisme
et culture - et de parcourir rapidement les travaux de deux
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130 La nuit étoilée : rêve, transfert et vision du monde
2 Cf Aouattah 1993,
2003 ; Dermenghem
1954 ; Kilborne 1978 ;
Pierre 2005.
3 Cf De Neuter 1994.
On voit que Freud hésite
entre deux positions :
la première, prudente,
consiste à dire que la
psychanalyse n’est ni
religieuse ni areligieuse ;
elle est compatible
avec diverses visions
du monde - la science,
dont elle se réclame,
n’ayant rien à voir avec
toutes ces constructions
de l’esprit humain
(religions, systèmes
philosophiques) qui
visent à répondre aux
questions du sens et à
baliser ainsi le voyage
de la vie. La seconde (cf
L’avenir d’une illusion
(1927) et Nouvelles
conférences sur la
psychanalyse (1932)),
c’est la tentation de faire
de la science - voire de
la psychanalyse elle-
même - une nouvelle
Weltanschauung en
devenir : un jour,
peut-être, la démarche
scientifique finirait par
embrasser l’univers
tout entier et répondrait
à toutes les grandes
questions humaines …
pionniers dans le champs transculturel, Roheim et Devereux.
Ensuite nous analyserons en détail le rêve d’une patiente ma-
rocaine dans le contexte d’une thérapie ethnopsychanalytique
à Bruxelles. Nous verrons que la psychanalyse n’a finalement
rien à craindre de cette mise à l’épreuve de l’altérité culturelle !
mots-clés
Interprétation des rêves - élaboration secondaire -
vision du monde (Weltanschauung) - fantasme « Un enfant est
battu » - ethnopsychiatrie.
Introduction
Dans la conception traditionnelle marocaine, le rêve est comme
un voyage dans l’autre monde, un message de l’au-delà, ou une
sorte d’espace de voyance. On peut y voir le djinn qui menace
le rêveur, le saint qui le protège de sa baraka ou encore les morts
qui pourraient l’emmener avec eux dans l’autre monde. Tout un
système thérapeutique s’organise à partir de là : visite dans un
lieu saint pour recevoir la guérison en rêve, offrandes aux morts,
sacrifices pour éloigner ou pacifier les djinns2. Ainsi, quand
nous parlons des rêves avec nos patients marocains, c’est tout
un univers de sens qui est convoqué là, devant nous ; c’est toute
une vision du monde qui se déploie de séance en séance. Il s’agit
de cette Weltanschauung dont il est question chez Freud, à l’oc-
casion3, et que l’on peut traduire en français par « vision du
monde » ou « conception de l’univers ». Cette dernière expres-
sion est celle retenue par Lévi-Strauss dans « L’efficacité sym-
bolique » (1949) : elle accentue le caractère de construction
intellectuelle de l’ensemble. L’expression de vision du monde
accentue quant à elle le fait que cette mise en ordre logique
des choses concerne déjà l’activité de perception - comme le
souligne Freud dans Totem et tabou (1912 : 111). On peut se
garder, éventuellement, d’adhérer à une « croyance », mais on
ne peut pas ne pas avoir de « vision du monde » ! Bien sûr, pour
nous-mêmes, dans notre propre culture, nous n’avons pas l’im-
pression d’avoir une « vision » du monde - ou celle-ci nous est
« transparente », cela revient au même - nous avons l’impres-
sion de « voir » le monde, et puis c’est tout. Mais chaque culture
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La nuit étoilée : rêve, transfert et vision du monde 131
4 Cette « efficacité
symbolique », Levi-
Strauss l’attribue au
fait que le chaman
propose à la parturiente
(dont la conscience
est obscurcie par
l’accouchement) de se
représenter mentalement
ses douleurs selon les
termes de leur culture
commune, selon
les termes de leur
conception de l’univers.
Or il nous semble qu’il
s’agit là, précisément,
de cette activité de
pensée dont parle Freud
à propos de l’élaboration
secondaire des rêves
(Pierre 2005), dont nous
discuterons ci-dessous.
5 C’est un enjeu
éthique majeur pour la
psychanalyse, qui se
doit de rester neutre sur
le plan philosophique ou
religieux. Étant entendu
que la science ne
propose pas elle-même
une vision du monde :
elle cherche seulement à
établir ça et là quelques
« noyaux durs » (« hard
core ») de certitude,
quelques îlots de clarté,
comme des étoiles dans
la nuit. La question du
sens ne la concerne
pas ! Il y a peut-être
une vision du monde
occidentale, moderne,
positiviste … mais il
ne peut pas y avoir
de vision du monde
« scientifique » !
a cette même impression, évidemment - par définition ! Par ail-
leurs, l’expérience clinique de l’ethnopsychiatrie nous permet
de comprendre comment telle vision du monde, tel univers de
sens, soutient le travail d’élaboration psychique tout au long
de la thérapie, de même que la construction et la reconstruc-
tion du sujet humain, de manière particulièrement « efficace »
- au sens de « L’efficacité symbolique » que nous évoquions
ci-dessus4. Par exemple, expulser les djinns par des ablutions
rituelles, cela revient à expulser hors de ses frontières ce qui
ne peut être accepté comme humain, ce qui ne peut être admis
dans la définition que le moi se donne de lui-même ; c’est donc
une façon de se définir et de se redéfinir sans cesse, en étant
particulièrement attentif au caractère « incertain et flottant »
du moi, au caractère éminemment perméable de ses frontières.
Autrement dit, c’est une conception de l’humain qui n’est pas
dupe de l’illusion d’unité et de fermeture du moi : c’est une
conception plus subtile - et même « structuraliste », pourrait-on
dire ! Revenons à présent aux idées sur le rêve dans la culture
traditionnelle marocaine. Confrontée à cet univers de sens dif-
férent, la théorie freudienne du rêve comme accomplissement
de désir - et la méthode qui en découle et qui nous est chère,
la méthode de l’association libre - est-elle encore pertinente ?
Autrement dit : la psychanalyse est-elle en mesure de proposer
un modèle théorique du rêve - et peut-être à partir de là, du sujet
- qui permette de dépasser, de surplomber, de transcender les
enjeux relatifs à la culture de nos patients ? Étant entendu que
nous ne sommes pas là pour convertir ceux-ci à notre propre
vision du monde (en l’occurrence) occidentale5.
Pour réfléchir à cette question, nous allons d’abord re-
prendre certains éléments de la théorie freudienne ; nous re-
découvrirons ainsi l’importance d’un concept qui permet de
penser l’articulation psychisme-culture : le concept d’élabo-
ration secondaire du rêve. Ensuite, nous évoquerons les tra-
vaux des deux grands pionniers de l’anthropologie psychana-
lytique et de l’ethnopsychanalyse, Géza Roheim et Georges
Devereux. Nous en viendrons alors à notre clinique actuelle
et nous analyserons en détail le rêve d’une patiente marocaine
dans le cadre de sa thérapie au Centre Chapelle-aux-champs.
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132 La nuit étoilée : rêve, transfert et vision du monde
6 Il n’est peut-être
pas inutile de rappeler
ici que l’interprétation
psychanalytique des
rêves n’a aucun sens
en dehors de la cure
et du transfert ! En ce
qui concerne les rêves
rapportés et analysés
par Freud dans la
Traumdeutung, il s’agit
soit des siens propres
- ces rêves qu’il étudie
dans le cadre de son
auto-analyse et de sa
relation transférentielle
à Fliess (Anzieu 1959) -
soit de ceux de ses tout
premiers patients.
7 Et nous dirions pré-
langagier, ou plutôt,
comme dit Laplanche :
« non structuré comme
un non-langage » (1987 :
55-56) - Laplanche
qui parle encore de la
« mécanique affolée du
processus primaire »
(Id.).
Freud et la Traumdeutung
Pour Freud, dans la Traumdeutung (OC 1900), le rêve est
d’abord un accomplissement hallucinatoire des désirs inas-
souvis de la veille. « De quoi rêve l’oie ? De maïs ! » dit un
dicton populaire. Et l’enfant privé de dîner rêve d’avoir un rôti
entier pour lui tout seul. Le rêve joue ainsi le rôle de gardien
du sommeil : grâce à la satisfaction hallucinatoire, le désir ne
vient plus troubler le repos du rêveur, qui peut donc continuer
à dormir. Alors, bien sûr, les choses se compliquent très vite,
parce que le ou les désirs dont il est question « dans la vie
mentale des névrosés » en analyse6, ce sont les désirs inas-
souvis d’origine infantile, qui ont été réprimés par l’éducation
et l’intériorisation des interdits parentaux. Ainsi, la théorie du
rêve devient une théorie des névroses. Freud en a l’intuition
dès 1899 quand il écrit à son ami Fliess : « J’arriverai à décrire
le processus psychique des rêves de telle manière qu’y soit
inclus le processus de la formation du symptôme hystérique »
(Freud 1887-1902). En fait, dans l’après coup de sa théori-
sation, il apparaît que deux tendances se conjuguent tout le
temps dans les rêves. Certes, il y a la satisfaction de désir, mais
il y a aussi la tentative de maîtrise rétroactive des traumatismes
- qui est indépendante, « Au-delà… » (1920) du principe de
plaisir. Soulignons que pour satisfaire à ces deux tendances, le
rêve s’appuie toujours, pour Freud, sur les traces mnésiques,
c’est-à-dire sur le souvenir. Ce n’est pas un détail, c’est même
peut-être un des fondements de la construction du sujet comme
expérience historique, ou mieux : comme processus d’histori-
cisation. Nous y reviendrons dans la discussion.
Les procédés relevant du processus primaire :
condensation, déplacement, figuration en images
Freud identifie quatre procédés qui entrent en jeu dans la for-
mation ou le « travail » du rêve. Les trois premiers relèvent
du processus primaire gouvernant l’inconscient - qui est pré-
logique7 et ne connait pas la contradiction. Il s’agit de la
condensation (de plusieurs éléments en un seul) ; du dépla-
cement (d’un élément sur un autre plus ou moins apparenté
afin de tromper la censure) ; et de la figuration en images des
idées abstraites. Ces procédés relèvent du processus primaire,
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