Crétella Heidegger-en-français

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HEIDEGGER
EN FRANÇAIS
Henri Crétella
Il a échu à François Fédier de devoir porter : défendre, expliquer,
traduire Heidegger en français. Lourde tâche, et redoutable, qu'il n'a pas
davantage choisie qu'il n'aura tenté de s'y dérober. Mais si elle s'est
imposée à lui, c'est à la façon dont le destin sait toujours mieux que nous-
mêmes ce qui nous convient. Arrivé de Suisse, ce pays d'entre les langues,
n'était-il pas électivement désigné pour pacifier l'allemand et le français ?
Langue de l’originel, langue de la profondeur : l'allemand ; langue de la
clarté, langue de l’universel : le français. Leur juste relation ne saurait être
autre que : d'un côté, explication de l'allemand par le français; et, de
l'autre, approfondissement du français par l'allemand. De sorte qu’il s’agit,
avec Heidegger, de faire en français l’équivalent, ou, plutôt, d’établir le
correspondant de ce que Kant a réalisé, pour Rousseau, en allemand.
De même, en effet, que Kant a découvert en Rousseau la nécessité de
révolutionner ce qui s’était jusqu’à lui nommé philosophie, de même faut-il
expliciter de quelle façon Heidegger a prolongé cette révolution… jusqu’à
devoir en renouveler la portée. Or, que cela devait s’effectuer en français,
rien ne permet mieux de le préciser que ce qu’ Heidegger lui-même a
confié à Jean Beaufret. Dans un premier courier à celui-ci, datant de plus
d’un an avant la “ Lettre sur l’humanisme ”, voici en effet, ce qu’il lui
écrivait : « Je pressens, pour autant que j’ai pu m’en rendre compte depuis
quelques semaines seulement, en la pensée des plus jeunes philosophes
français, un extraordinaire élan qui montre qu’il y a une révolution en
préparation. » La lettre dont ce propos est extrait date du 23 novembre
1945, le mot élan s’y trouve bien en français et celui de “révolution” :
« Revolution », s’il y perd son accent, y gagne en revanche une majuscule
en allemand. En se référant “implicitement” à L’évolution créatrice par son
« élan » et en désignant expressément les plus jeunes des philosophes
français d’alors, le propos associe la génération de Bergson à Péguy à celle
de Sartre, Beaufret et Merleau-Ponty, nous permettant ainsi de relier ce que
celle-ci promettait à ce dont la précédente avait déjà témoigné. Ce qui, près
de deux générations après, ne saurait manquer de nous donner à penser.
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Cela nous révèle en effet, une continuité philosophique insoupçonnée
dans la pensée française du siècle dernier. Continuité de caractère
révolutionnaire surtout dans son premier moment : lequel demeure
étonnamment ignoré de la part des intellectuels français. Sont en particulier
écartés de leur champ de rétrospection l’influence de Bergson sur le
mouvement révolutionnaire ouvrier et, plus encore, l’interprétation de la
“Révolution d’Octobre” par Gramsci en des termes spirituels que Péguy
n’aurait pas désavoués : et pour cause, le théoricien des “conseils d’usine”,
puis fondateur du parti communiste italien, ne s’était-il pas de préférence
formé à l’école de ce dernier et des courants de pensée apparentés plutôt
qu’à celle du matérialisme ossifié de la seconde internationale ? Sans
doute, le prisonnier qu’il devint de Mussolini aurait-il nuancé, si l’occasion
lui en avait été fournie, son diagnostic initial au titre volontairement
équivoque et provoquant. Octobre comme « Révolution contre Le
Capital » : le livre de Karl Marx et non le régime économique qui s’y
trouve décrit, voilà une violence philologique qu’il n’aurait sans doute pas
continué d’infliger à l’œuvre du fondateur de “la philosophie de la praxis”.
Rien cependant, dans ses Lettres ou ses Cahiers de prison, ne vient
infirmer l’esprit qui n’aura cessé de l’animer tout au long de sa
révolutionnaire activité : y compris donc dans ce polémique emportement
que nous évoquons. Emportement polémique, mais juvénile encore :
Gramsci n’a que vingt-huit ans quand il publie son article sur Octobre dans
des circonstances qui, nous en conviendrons, ne se prêtaient guère à une
académique “pondération”. Cela, en tout cas, ne doit pas nous détourner de
l’essentiel : à savoir que l’accusation de “bergsonisme” a commencé d’être
lancée, dans son propre camp, contre Gramsci dès novembre 1917: soit, le
mois même de la publication de l’article polémique en question. Bergson
s’est ainsi trouvé être adjectivé en “hérésie” de la révolution, bien avant
d’être purement et simplement ignoré par qui aura continué à prétendre
militer pour celle-ci.
Mais en existe-t-il encore aujourd’hui, et pourquoi évoquer ce qui
semble bien relever du “passé d’une illusion” qui a fait long feu
désormais ? La réponse à cette objection consiste à dissiper la
confusion qui nous a fait assimiler communisme et révolution. Car il s’agit
bien là d’un amalgame à rejeter. La référence philosophique, aussi expresse
que positive, à la révolution remonte à Kant, très précisément à la préface à
la seconde édition de la Critique de la raison pure, datée par son auteur
d’avril 1787, soit deux ans avant qu’elle n’éclate en France politiquement.
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Or, à bien y regarder, malgré tous les excès commis depuis, il n’existe
jusqu’aujourd’hui aucun opprobre portant sur son nom. Bien au contraire.
Il ne se passe guère de jour où il ne se trouve positivement revendiqué dans
un ou plusieurs secteurs d’activité : que ceux-ci soient d’ordre “spirituel”
ou bien “matériel”. À se limiter, comme nous devons le faire ici, aux
domaines conjoints de la politique et de la philosophie, il faut même
remarquer la concurrence des régimes les plus opposés dans la
revendication de ce nom. Le siècle dernier a été marqué, non seulement par
le conflit entre la révolution national-socialiste et la révolution
communiste, mais auparavant par celui longtemps moins apparent, mais de
double et plus longue portée entre ce qu’on n’hésite plus à appeler “la
révolution démocratique” et les différentes sortes d’ “Ancien Régime” :
non seulement donc ceux du passé, mais également ceux qui prétendent en
rétablir l’autorité : par voie de religion, mais sous forme également de
révolution. De sorte que c’est désormais l’arc entier de l’histoire de
l’humanité qui se trouve placé sous le nom unanimement valorisé de
révolution. Ce qui, à la réflexion, se laisse assez bien penser dans le cadre
de la philosophie de Benedetto Croce. Celui-ci sut voir en effet que
l’Histoire de l’Europe au XIXème siècle devait être placée sous le signe de
« la religion de la liberté », laquelle revenait à dégager “le noyau spirituel”
de toutes celles l’ayant précédée, ce qui permettait de les ordonner au
mouvement dialectique de l’esprit : à la révolution autrement dit que celui-
ci historiquement accomplit selon le cycle indéfiniment reproduit qui,
partant de l’art y reconduit après être passé par les trois autres moments
que sont la logique, l’économie et l’éthique. On comprend dès lors
pourquoi Gramsci en prison voulut écrire un Anti-Croce qui aurait
avantageusement succédé à l’Anti-Dühring d’Engels. Par un de ces retours
de conjoncture dont l’Histoire a le secret, voici que l’actualité nous replace
devant la tâche de devoir renouveler ce “débat” que l’on pouvait croire
définitivement enterré.
La confrontation qui a lieu dans cette kantienne institution qu’est
l’O.N.U. entre l’Occident et ses “autres” : des anciennes colonies aux pays
émergents, témoigne de ce que, malgré la victoire du libéralisme sur les
divers totalitarismes, la question demeure de la validité du modèle
démocratique “proposé” par les pays dominants à l’ensemble de ceux qui
en demeurent dépendants. La défaite du communisme a fait
paradoxalement resurgir une revendication “identitaire” de communauté
dont on ne sait ce qui véritablement la définit : l’illusion d’un possible
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retour à la tradition nationale ou religieuse ou bien la confuse visée
d’un avenir mondialement renouvelé de la modernité. Dans l’une comme
dans l’autre de ces deux directions, continue en tout cas de jouer la
nécessité d’en passer, pour le moins, par un temps plus ou moins important
de révolution. Or, étonnamment, aucune interrogation ne s’est encore
élevée touchant ce qu’il faut entendre par ce terme lui-même de révolution
à la si étrange séduction. D’où la récurrence de ce qui, d’une certaine
manière en est : “le retour du refoulé”. Retour philosophique en
l’occurrence dans ce qu’il est convenu d’appeler, désormais sans aucune
sorte de guillemets : l’affaire Heidegger . Laquelle, en sa seconde instance,
a vu apparaître François Fédier en défense.
Rien ne saurait mieux attester l’importance de cette entrée en lice dans
le Kampfplatz le “champ de bataille” de la pensée comme Kant l’a
désigné que la reprise par François Fédier de l’un de ses articles
d’alors dans sa contribution quarante ans après à la quatrième
instance cette fois, de ce qu’il qualifie désormais de « faux procès ». Faux
procès en effet que celui commis contre Heidegger depuis maintenant plus
de six décennies. Mais procès d’autant plus révélateur que sa fausseté,
d’instance en instance, n’a fait que s’aggraver. La raison en est que ce faux
procès médiatiquement institué dès janvier 1946 dans les Temps Modernes
de Jean-Paul Sartre, n’est que le solde impossible à régler d’un autre
procès : véritable procès celui-ci, mais aussi injustement conduit que
terminé au terme duquel Heidegger fut écarté de, puis dans son université.
Interdit d’enseigner de 1945 à 1951 il lui fut, certes, par la suite, concédé
de donner quelques derniers cours ou de participer, notamment à un certain
séminaire: celui de Fink sur Héraclite ; mais, quant à retrouver son plein
exercice universitaire, cela ne lui fut jamais accordé. Le dernier
enseignement de Heidegger est ainsi demeuré pour les étudiants dépourvu
de toute validation universitaire. À qui, six décennies après que la sanction
ait été prononcée, serait tenté de douter de l’importance de ce délit de
justice universitaire, comme préalable à la subséquente affaire Heidegger,
le livre d’Emmanuel Faye permet d’apporter le plus net démenti. Le projet
développé dans cet ouvrage n’est autre en effet que de faire partout adopter
par l’ensemble des institutions d’enseignement un Lehrverbot posthume
définitif portant sur l’œuvre entier du penseur incriminé. D’auteur
philosophique qu’il était abusivement jusque là, Heidegger serait ainsi
institutionnellement ramené à ce monstrueux objet d’enquête historique
auquel le sous-titre du réquisitoire d’É. Faye fait remonter : « l’introduction
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du nazisme en philosophie ». Qu’un pamphlet aussi aberrant ait pu, ne fût-
ce que dans un premier moment, recevoir un accueil médiatique et
académique aussi important laisserait pantois si l’on ne savait, depuis
longtemps, ce qu’il en est, en matière de “critique” philosophique ou
littéraire, des impostures fondées sur la non-lecture. Touchant le domaine
des publications, la rumeur organisée en amont l’a depuis longtemps
emporté sur leur préalable réception. Au point qu’il faut se demander si
celle-ci a jamais véritablement existé.
Faute de réception préalable, il existe cependant une réflexion seconde
qui porte à corriger les excès de la manipulation première de l’opinion.
Ainsi les fervents soutiens du livre d’É. Faye lors de sa parution en 2005
ont-ils enregistrer, depuis, le retournement discret, sans doute,
contraint ou embarrassé, mais certain néanmoins de l’opinion éclairée
touchant l’objet de leur approbation. Personne n’ose, ou ne peut, en effet
maintenant se déclarer en faveur de l’entreprise de censure promue par É.
Faye. L’œuvre de Heidegger ayant on ne peut plus profondément marqué la
pensée de l’ensemble de ses contemporains, et transformé l’intelligence du
cours entier de l’histoire de la philosophie, il n’était pas possible que
l’absurdité du projet de l’exclure des études philosophiques ne finisse assez
rapidement par apparaître dans toute sa “clarté” : même aux plus
farouches adversaires de Heidegger. Reste bien entendu le cas des esprits
les plus égarés qui doivent s’efforcer d’espérer un nouveau retournement
en défaveur de l’objet de leur ressentiment. Car il n’a pas manqué de
précédents. À commencer par celui contre lequel s’est, une première fois,
élevé François Fédier.
Le premier article qu’il lui a consacré dans la revue Critique en
novembre 1966 commence justement par ce rappel à valeur de mise en
garde ; à savoir, qu’ « il y a maintenant plus de vingt ans qu’une polémique
se déroule au sujet de Heidegger : rien de neuf ne peut sortir d’une nouvelle
polémique. » L’apport neuf de son intervention permettra, de fait, de
transformer la « nouvelle polémique » qui menaçait en quelque chose de
bien différent : la possibilité d’une approche critique de l’œuvre de
Heidegger. La déterminante nouveauté de cette perspective n’ayant jamais
été depuis véritablement remarquée, il s’impose de précisément la
souligner. Que l’on sache en effet, il n’avait jamais été écrit auparavant que
les dix mois d’“engagement” de Heidegger en faveur de Hitler et de son
mouvement devaient s’inscrire au registre de l’erreur de la faute et non à
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