MOHAMMED DIB Nadjet Khadda

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MOHAMMED DIB
Dib est sans conteste une des plus grandes figures de la littérature contemporaine. le 21
juillet 1920 à Tlemcen dans une famille d'artisans, il fait des études primaires et secondaires
en français et, dès l' âge de 12-13 ans, tout en continuant à étudier, il s' initie au tissage et à la
comptabilité. Il exerce ensuite différents autres métiers : instituteur, employé des chemins de
fer, interprète auprès des armées alliées en français-anglais, journaliste et dessinateur de
maquettes de tapis. Il a pu ainsi naviguer dans plusieurs milieux de la classe moyenne de sa
société, côtoyer le petit peuple dont il fait siennes les aspirations au moment il se met à
écrire. Il a su en outre, à la faveur de cette formation première diversifiée, aiguiser son sens de
l' observation et son regard critique.
Dès ses premiers écrits son talent est reconnu et, lorsqu'en 1959, pour fuir les tracasseries de
la police coloniale, il se rend en France, il représente une des consciences vives de l' Algérie
en lutte aux yeux de l' intelligentsia française. En 1959, il s' installe en France, d'abord à
Mougins puis, depuis 1964, dans la région parisienne, près de Versailles. Auteur
particulièrement prolifique, il produit avec une gularité exemplaire et une exigence
esthétique intransigeante. Depuis 1970 il effectue des séjours dans différents pays, notamment
aux Etats-Unis et en Finlande il s' attarde volontiers et dont ses dernières oeuvres portent
une forte empreinte. Des universités de renom l' invitent pour des cycles de conférences et il
produit depuis longtemps des articles et interviews qui manifestent une réflexion critique du
plus haut intérêt sur sa pratique et le champ culturel dans lequel elle est apparue.
Mohammed Dib manifeste à travers son oeuvre une sensibilité et un imaginaire pétris de
culture arabo-musulmane que sa vie d'exilé a sérieusement réactivés. Culture puisée dans la
vie quotidienne de sa cité natale: capitale intellectuelle et religieuse de l' Ouest algérien,
héritière de l' artisanat, des sciences et des arts qui avaient fleuri en Andalousie musulmane et
l' un des fleurons de la civilisation maghrébine.
La méditation existentielle que l' auteur mène dans son texte nous ouvre une entrée privilégiée
aux grands mythes de cette culture confrontés à ceux de l' Occident gréco-latin et chrétien que
lui ont livrés l' école et ses lectures. Il y adjoindra, plus tard, certains mythes du vieux fonds
civilisationnel nordique fréquentés à la faveur de ses séjours en Finlande et "naturalisés" dans
son oeuvre avec bonheur. Son univers est, d'autre part, façonné par sa connaissance des luttes
ouvrières et paysannes de l' après-deuxième guerre mondiale dans la région tlemcénienne.
Période décisive pour la maturation aussi bien du mouvement national algérien que de l'
écrivain Mohammed Dib qui en livre un point de vue hautement significatif dès ses premiers
romans.
Le coup d'envoi
Son premier poème, Véga, publié en 1947 dans le n°3 de la Revue Forge
1
[1], porte déjà les
"ingrédients" culturels essentiels qui vont constituer le substrat de base sur lequel se
grefferont et sédimenteront les apports nouveaux tout au long de son activité d'écrivain. On y
lit en effet le souvenir nostalgique d'une Andalousie des arts et de l' amour; on y cèle la
tentation de la pensée mystique et ésotérique; on y perçoit l' attention portée à une esthétique
1
[1] Forge: revue littéraire bi-mensuelle, publiée à Alger en 1947.
des demi-tons et des sous-entendus, frottée à une fréquentation du surréalisme et répercutant
des échos du soufisme
2
[2]; le tout emporté par des accents contestataires et une nostalgie
douloureuse qui ne le quitteront plus.
En même temps qu'il s' exprime spontanément dans la poésie en y investissant une parole déjà
nettement singulière, il lit énormément, explore la littérature occidentale du passé et du
présent et réfléchit sur les formes littéraires. Il publie d'ailleurs à cette même époque et
toujours dans Forge une réflexion sur "la nouvelle dans la littérature yankee".
L' année suivante il est introduit dans les rencontres organisées par le service d'éducation
populaire à Sidi Madani autour d'Albert Camus. Son destin d'écrivain est dès lors tracé et son
écriture s' affirme dans un rapport dialogique avec l' Ecole d'Alger. Sa carrière d'écrivain
poursuivie en France gardera toujours avec le pays natal des liens profonds et parfois
douloureux même si ses séjours en Algérie se font de plus en plus rares et courts à mesure que
ses désillusions politiques et ses problèmes de santé l' amènent à renoncer à toute idée de
retour.
Parcours de l' oeuvre
C'est la trilogie Algérie composée de La Grande Maison (1952), L' Incendie (1954) et Le
Métier à tisser (1957) parue aux éditions du Seuil, qui va le consacrer. A trente cinq ans,
donc, il est en pleine possession de ses moyens. Désormais sa recherche va aller s'
approfondissant et se diversifiant sans cesse, s' essayant dans tous les genres, se renouvelant
inlassablement avec toujours, une rigoureuse fidélité à soi qui est la preuve incontestable d'un
univers intérieur très riche et nettement affirmé dès le départ.
Ecrivain complet, Dib s' impose, au fur et à mesure, comme un maître aussi bien dans la
poésie, le roman que la nouvelle, travaillant simultanément ou en alternance dans chacun de
ces genres. Et cette navigation incessante entre la poésie et la prose opère une contamination
des genres l' un par l' autre et permet une poétisation croissante de la prose romanesque en
même temps qu'une migration enrichissante des thèmes récurrents et, en quelque sorte, une
"narrativisation" de la poésie dibienne. Ainsi, par exemple, de l' amour fou, de la fascination
par la folie, de l' obsession de la mort, de la quête d'une langue primordiale, de l' attention au
sens caché des choses, de la découverte mystérieuse et très émouvante de la féminité, de l'
interrogation des secrets des villes, de l' envoûtement par la mer, du regard et du chant comme
modes privilégiés de communication, etc.
Autant de sujets omniprésents, travaillés et retravaillés à la fois en fonction des exigences du
genre adop et selon une optique tributaire de la réflexion du moment. Aussi l' ensemble
constitue-t-il un réseau très dense de sens où les fils circulent et s' entrecroisent d'une oeuvre à
l' autre, se cassent ici pour se renouer là-bas, sinuent et s' entremêlent à des carrefours
stratégiques se consolide l' univers mythique de l' auteur. Il est remarquable, à cet égard,
2
[2] Soufisme: tradition spirituelle et mystique de l' Islam qui tire son nom du vêtement
en laine (souf) dont ses premiers adeptes se couvraient par ascétisme. Elle stipule que
la "science" recherchée est à l' opposé d' un "savoir", qu'elle ne s' obtient que par la
conjonction de la grâce divine et d' une pratique de méditation dont les étapes sont
précisées.
que les motifs mêmes du carrefour et du passage soient abondamment exploités par la mise en
oeuvre littéraire dibienne.
Par ailleurs ce réseau dessine une trajectoire qui épouse une configuration où l' on peut
découper (pour la commodi de la présentation) des "époques" dominées chacune par un
code particulier d'écriture. Ainsi la première période allant jusqu'à Un Eté africain (1959) s'
inscrit dans une option réaliste. La deuxième, qui comprend essentiellement Qui se souvient
de la mer (1962), Cours sur la rive sauvage (1964) et le recueil de nouvelles Le Talisman
(1966), exploite les ressources du fantastique et découvre spontanément des procédés (une
démarche imaginative) de science-fiction. Puis, elle laisse place, dans un troisième temps, à
un néo-réalisme qui dans La Danse du Roi (1968), Dieu en Barbarie (1970) et Le Maître de
chasse (1973) met en place un double circuit du sens : l' un, manifeste, qui retrouve un
réalisme teinté de symbolisme, l' autre, sous-jacent, qui suggère une interprétation ésotérique
du monde. Enfin, depuis Habel (1977), Dib déplace la scène romanesque hors d'Algérie: à
Paris d'abord, puis dans les neiges et les mers des pays nordiques (Les Terrasses
d'Orsol,1985; Le Sommeil d'Eve, 1989; Les Neiges de marbre, 1990) il tresse mythes et
écritures divers en une synthèse d'une extrême élégance et il continue à traquer, selon un
parcours orphéen, derrière l' apparence trompeuse des choses, leur sens profond, postulant une
sorte d'intropathie entre les êtres et le monde.
Les recueils poétiques, eux, évoluent vers un hermétisme grandissant qui, d'Ombre Gardienne
(1961) - ouvertement branché sur la revendication identitaire et fortement marqué par des
accents éluardiens - à Ô Vive (1988), en passant par Formulaires (1970), Omneros (1975) et
Feu beau feu (1979), explore les coins les plus reculés du sens à travers une alchimie du verbe
fondée sur les correspondances entre lexique, rythmique et sonorités porteuses d'une secrète
harmonie entre le monde et la poésie. A mesure, le verbe se fait plus incisif, la syntaxe plus
dépouillée, le sens plus insaisissable et plus complexe, les résonances plus riches. Enfin, l'
érotisme de plus en plus prégnant, semble envahir progressivement tous les thèmes et
englober le dire poétique dans un corps à corps du poète avec l' écriture.
Dans cet itinéraire les nouvelles apparaissent, elles, soit comme des moments de pause s'
amorce un nouveau départ, soit comme un instant idéal, hors du temps, aboutissement d'une
longue recherche. Cette profuse richesse de l' oeuvre se trouve ponctuée, par d'autres genres
qui y trouvent leur place à la manière de points d'orgue. Ici un conte (Baba Fekrane, 1959;
Histoire du chat qui boude, 1974), un scénario de film (Les Fiancés du printemps, 1963).
Et, surplombant le tout, une pièce de théâtre d'une extraordinaire force : Mille hourras pour
une gueuse (publiée en 1980, jouée en Avignon en 1977).
Cette oeuvre si vaste et si diverse reste, pour notre bonheur, ouverte puisque l' auteur continue
à produire avec une exemplaire régularité. Un nouveau roman: Le Désert sans détour, vient
d'être offert au public pour les vacances de l' été 1992, le transportant dans un huis clos les
grandes figures des mythologies gréco-latine et égyptienne tournent autour du destin de deux
personnages, l' un coupable d'avoir provoqué un gand massacre et l' autre complice. Crime
sans repères ni d'espace ni de temps, dans un désert intégral, sans âme qui vive aussi loin que
porte la vue; un désert présent essentiellement par la profuse lumière qu'il dispense et par le
vent qu'il engendre et le tyran, après avoir fait le vide autour de lui, se retrouve
tragiquement seul. Car, est-il dit dans le texte, "Le désert offre la particularité que, dans
quelque direction que vous alliez, et aussi loin que vous alliez, vous restez sur place, restez au
milieu du désert."(pp. 59-60), et, par conséquent, face à vous-même. L' Autre étant
radicalement exclu, les deux compères qui, en définitive ne font qu'un, sont livrés à un milieu
agressif qu'ils dédaignent par orgueil démesuré où, plutôt, qui semble faire partie intégrante
d'eux-mêmes, qui semble même les avoir engendrés, tant il règne, dans cet univers, une sorte
de "méchanceté cosmique".
Ainsi chaque nouvelle occurrence consolide et complexifie l' univers mythique, démultiplie
les variations thématiques et repousse les limites de la perfection esthétique que l' on croyait
atteinte depuis longtemps. Et chaque fois se met à jaillir du rapport subjectif entre l' auteur et
son sujet un monde fantasmagorique l' écriture apparaît, en dernière instance, comme le
sujet réel. Cependant, le texte dibien a évolué - en rapport avec la sollicitation de l' Histoire
"accélérée" de l' Algérie contemporaine - de l' épopée nationale au roman de la modernité sans
jamais sacrifier ni aux étroitesses des discours idéologiques ni à la gratuité du formalisme.
L' entrée en littérature.
Comme toutes les littératures ayant eu à subir un long déni d'existence, l' oeuvre de M. Dib, à
ses débuts, inscrit nettement en texte son rapport au référent socio-historique se posant
comme témoignage et plaidoyer, au même titre, du reste, que les oeuvres de ses
contemporains: Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri ou, un peu plus tard, Malek Haddad.
Dans une interview donnée à la revue Témoignage Chrétien (fév.1958), l' auteur définit
clairement cette option d'alors: "(...) il nous semble qu'un contrat nous lie à notre peuple.
Nous pourrions nous intituler ses "écrivains publics". C'est vers lui que nous nous tournons
d'abord. Nous cherchons à en saisir les structures et les situations particulières. Puis nous nous
retournons vers le monde pour témoigner de cette particularité, mais aussi pour marquer
combien cette particularité s' inscrit dans l' universel."
Ainsi l' oeuvre dibienne naissante se présente comme littérature à thèse dont le but humaniste
et universaliste était de familiariser "le monde" avec cet "indigène" que l' idéologie coloniale
présentait comme étrange, voire barbare. Mais, par delà cette volonté de témoignage,
impulsée par une situation historique excessivement contraignante, la trilogie Algérie, reçue
par son premier public comme chronique de la vie quotidienne du petit peuple de Tlemcen et
de la campagne environnante, a surtout eu la vertu d'introduire l' Algérien sur la scène
romanesque - cette scène mise en place par les écrivains de la colonisation qui en avaient
exclu l' autochtone - et de lui restituer ainsi la parole qui lui avait été confisquée. Et, torsion
significative de l' Histoire, cette prise de parole qui se fait dans la langue même de l' occupant,
magistralement appropriée, va nécessiter et, en quelque sorte secréter une poétique du mixte
culturel et de la bilangue instaurant un espace de l' échange et/ou de la "trahison" d'une
richesse inépuisable, découvrant, à l' oeuvre, des possibilités diverses de façonner la langue et
les formes d'emprunt selon les nécessités d'un "à dire" tout à fait spécifique.
L' espace scénique de la trilogie, Dar Sbitar (vieille bâtisse d'habitation collective) et ses
prolongements offerts à l' exploration du jeune ros Omar (la rue, l' école, le café maure, le
hameau de Bni Boublen, la cave des tisserands...), est le lieu se découvrent les drames
sociaux et existentiels du peuple algérien colonisé, à travers des figures et des situations
exemplaires à la fois et singulières.
Roman d'éducation, le récit accompagne Omar de l' enfance misérable mais, somme toute,
relativement heureuse, à son entrée dans le monde du travail, dans un climat très pesant fait
d'angoisse et de morosité existentielles, de menues exaltations suscitées par la lutte sociale et
politique et de timides échappées vers l' univers quasi interdit de l' amour et de l' amitié.
Et cette fresque, qui transpose dans la période de la seconde guerre mondiale le climat socio-
politique de l' Algérie préparant la déflagration de sa guerre de libération nationale, révèle une
écriture apte à restituer l' éveil d'une conscience individuelle comme les grandes machinations
psycho-sociales de l' Histoire, attentive au pouls infime d'un individu, comme au battement de
la multitude, sensible au sentiment naissant comme aux convictions affirmées.
Mais la réussite esthétique de l' oeuvre réside surtout dans une interaction du discours
politique et de la recherche poétique. Car la thèse de la "défense et illustration" de l' humanité
des indigènes se trouve reprise et modifiée par le travail métaphorique qui transforme la
problématique humaniste et sociale ouvertement affichée dans le texte en revendication
nationale diffuse mais insistante.
Le mot générateur de ce déplacement est "l' incendie" qui donne son titre au volet central de la
trilogie. Matrice métaphorique de la révolution, le feu gagne tous les niveaux du texte, de la
petite à la grande unité: incandescence de la nature, embrasement des adolescents,
flamboiement de l' automne, eau qui "crépite" dans les rigoles d'irrigation des champs... il se
propage, de proche en proche, à toutes les manifestations de la vie jusqu'à l' apothéose de cet
incendie des gourbis - sastre et féerie à la fois - qui permet à l' auteur-narrateur, conscience
collective, de proclamer: "Un incendie avait été allumé, et jamais plus il ne s' éteindrait. Il
continuerait à ramper à l' aveuglette, secret, souterrain: ses flammes sanglantes n'auraient de
cesse qu'elles n'aient jeté sur tout le pays leur sinistre éclat" (L' Incendie, p.154). Effet de l'
écriture, le feu allumé par les colons, est ramené aux fellahs et ses configurations discursives
tissent la relation terre/femme/patrie qui médiatise la transformation du jeune ros et le
propulse dans le monde des adultes - prématurément!
Cependant cette cohérence de la représentation de la société avec un mouvement historique
qui a largement fait l' audience de cette oeuvre lors de sa publication, ne lui aurait cependant
pas permis de survivre à ses conditions historiques de production si le travail de l' écriture
n'avait opéré une transfiguration mythique remarquable des données de la réalité. C'est, du
reste, ce travail singulier qui a permis la découverte de la trajectoire révolutionnaire à partir
du projet de témoignage objectif, en même temps qu'il instaurait une tension productive à l'
intérieur du texte en instituant une polyphonie discursive.
Dès lors, la narration, même si elle obéit au code réaliste, n'est pas surface de transparence
réfléchissant sans diffraction des rapports qui se nouent hors du texte, mais lieu d'une
"littéralisation" de drames inscrits dans la vie mais qui, ici, se jouent entre des discours. Et
cette polyphonie permet de naturaliser dans le roman en langue étrangère une parole et des
types génériques originels alors même que les prémisses structurelles du texte ne pouvaient en
laisser prévoir le surgissement.
Jeu de devinette auquel est invité l' enfant pendant sa randonnée au hameau de Bni Boublen
au cours de laquelle il apprendra bien des choses: "Jaune et fané, entouré de langes: devine-
moi ce que c'est ou va-t-en de mes côtés".(L'Incendie, p.24). Complainte de la femme
répudiée, émise par Menoune, une des locataires de la Grande Maison lors d'une intrusion
fracassante des forces de police à la recherche du militant communiste Hamid Saraj:
Pourquoi, me dit-on, pourquoi
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Comme une épouse répudiée?
Pourquoi erres-tu avec ton cri,
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