Des plantes magiques au développement économique

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Université de Paris X Nanterre
Université de Paris I Panthéon Sorbonne
Institut National Agronomique Paris Grignon
Des plantes magiques au développement économique
Le recours à l’économie de la drogue dans les pays du Sud
Mémoire de D.E.A.
Formation doctorale
« Géographie et pratique du développement dans le Tiers-Monde »
Pierre-Arnaud Chouvy
[email protected]
www.geopium.org
Sous la direction de
Monsieur le Professeur Roland Pourtier
1997
2
3
« La drogue colle à l’homme comme la peau à sa chair »
Jean-Marie Pelt, Drogues et plantes magiques, 1983, p. 7
« Infusions et concentrés, décoctions et élixirs, poudres et pilules, onguents, pâtes et
gommes peuvent servir de drogues, en ce sens spécifique. La matière peut être solide,
liquide, fumeuse ou gazeuse ; elle peut être mangée, bue, absorbée par massage, inhalée,
fumée, prisée, injectée. »
Ernst Jünger, Approches, drogues et ivresse, 1973, p.31
Tables des matières
2
Introduction
(4)
1. Géographie mondiale des plantes à drogues
(7)
1. 1. De la géographie humaine à la géographie des plantes à drogues
1. 1. 1. De la diversité et de la profusion des plantes à drogues
1. 1. 2. L’homme et les plantes à drogues, une géographie particulière
(7)
(7)
(9)
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité
1. 2. 1. Quelles notions pour quelles réalités ?
1. 2. 2 Représentations collectives et réalités objectives: traditions et modernité
1. 2. 3. Les plantes à drogues et les drogues dans l’histoire
(12)
(12)
(14)
(18)
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
1. 3. 1. La répartition mondiale des cultures des plantes à drogues
1. 3. 2. La production des plantes à drogues et les aires de sous-développement
1. 3. 3. Les principaux producteurs de plantes à drogues
(24)
(24)
(30)
(35)
Conclusion
(40)
2. Les structures de l’économie de la drogue
(42)
2. 1. L’économie mondiale de la drogue, de la production à la consommation
2. 1. 1. Le commerce de la drogue, une économie politique
2. 1. 2. Spécificités de l’économie de la drogue
2. 1. 3. Les données de l’économie mondiale de la drogue
(43)
(43)
(45)
(48)
2. 2. Des plantes aux drogues : rendements, prix et acteurs
2. 2. 1. Du pavot à l’héroïne
2. 2. 2. De la coca à la cocaïne
2. 2. 3. Les revenus des acteurs, une répartition inégalitaire
(53)
(54)
(56)
(60)
2. 3. Les dialectiques drogues-développement
2. 3. 1. La production de plantes à drogues comme conséquence
(63)
du sous-développement
(64)
2. 3. 2. Les conséquences socio-économiques de la production
(69)
de plantes à drogues dans les pays en voie de développement
2. 3. 3. Le développement alternatif : quelles réalités ?
Conclusion
(74)
(78)
Tables des matières
3. Etats, drogues et sociétés
3
(80)
3. 1. Des conflits sous l’emprise de la drogue
3. 1. 1. La dialectique drogues/conflits dans les pays du Sud
3. 1. 2. La frontière afghano-pakistanaise
3. 1. 3. Les guérillas péruviennes
(81)
(81)
(84)
(86)
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues
3. 2. 1. Le Triangle d’Or, espace polyethnique et interétatique de production
(90)
illégale
(90)
3. 2. 2. Les guérillas de la drogue, Khun Sa et l’Etat shan
(95)
3. 2. 3. Les géopolitiques de l’intégration dans le Triangle d’Or
3. 3. Les territoires entre Etats et sociétés
(100)
(104)
3. 3. 1. De l’Etat et des modèles politico-territoriaux
(105)
3. 3. 2. « L’irruption des sociétés » et le recours à l’économie de la drogue
(107)
3. 3. 3. La production de drogues au cœur de « la dialectique
de l’intégration/exclusion »
(110)
Conclusion
(113)
Conclusion générale
(114)
Bibliographie
(116)
Table des cartes, tableaux et graphiques
(122)
Index
(123)
Introduction
4
Introduction
Les drogues ont toujours et partout existé. Du moins depuis que l’homme existe, qu’il se
déplace et qu’il commerce. Ainsi même les régions dépourvues de plantes psychoactives ont très tôt
connu, par le mécanisme des échanges, l’offre de drogues diverses et variées. Mais s’il a fallu des
millénaires à l’humanité pour distinguer quelles étaient les « plantes magiques », il ne lui a fallu que
l’espace d’un siècle pour en identifier, isoler voire reproduire les principales substances actives.
L’histoire et la géographie des drogues, de leur localisation, de leur diffusion comme de leur
consommation, changent brusquement à partir du XIXème siècle avec les progrès de la pharmacologie,
l’internationalisation des échanges et l’instauration du système de prohibition, l’expansion de la
civilisation industrielle et les bouleversements culturels que celle-ci véhicule (Coppel A., in Delbrel,
G., 1991, p. 16).
Phénomènes ancrés dans d’innombrables traditions, la consommation et le commerce des
drogues sont entrées de plain pied dans la modernité, le marché des trois ou cinq principales d’entre
elles ayant dégagé de 300 à 500 milliards de dollars de chiffre d’affaire au début des années 1990.
L’entrée des drogues dans la modernité s’est également traduite par l’accentuation d’un clivage
opposant le Nord au Sud, le monde développé au monde sous-développé. En effet, les conceptions les
plus courantes ont longtemps défini le Nord comme consommant les drogues produites au Sud. La
géographie de la drogue venait donc encore approfondir les contrastes entre les deux mondes, justifiant
alors d’autant plus de la nature des relations Nord-Sud.
Mais les évolutions récentes de la situation mondiale tendent très nettement à bouleverser la
nature des rapports Nord-Sud, la géopolitique mondiale et les idées reçues. Si en effet le Sud comprend
toujours les principaux producteurs-exportateurs de drogues dans le monde, le Nord ne fait plus que
consommer mais produit également, et dans des proportions parfois très importantes.
Si la réalité du phénomène mondial a changé dans sa nature et ses dimensions, son approche a
également été transformée : en effet, la complexité du phénomène (de complexus, ce qui est tissé
ensemble) a suscité des approches qui tiennent compte des prodigieuses richesse et diversité des
plantes toxiques, qu’elles soient utilisées ou non, de la répartition de celles-ci à la surface du globe
comme de leurs places dans des systèmes de valeurs particuliers, de la classification internationale des
substances concernées et des controverses éthiques et juridiques qui caractérisent le monde de la
Introduction
5
drogue de la production à la consommation. La complexité du phénomène se manifeste d’autant plus
que l’on considère les intrications des domaines économique, politique et social.
Cette transformation rapide du phénomène de la drogue dans le monde semble en fait
correspondre à une accentuation des inégalités et des disparités au sein du système monde et de ses
sous-systèmes. Si la production de drogues est un phénomène mondial qui se développe dans tous les
Etats, du Nord ou du Sud, les exportations massives proviennent quant à elles clairement du Sud. Du
moins pour les drogues issues du règne végétal. La très forte corrélation observée entre la localisation
des aires de sous-développement et celles de la production illicite des plantes à drogues pose le
problème de la nature d’une telle relation.
L’expansion rapide du phénomène dans les pays du Sud amène donc à se demander si la
production de plantes à drogues constitue un moyen de développement, tout au moins une tentative
pour atteindre un niveau minimum de développement, ou alors, si ce recours en pleine croissance ne
fait qu’aggraver des situations de pauvreté endémique, se révélant ainsi comme étant une entrave au
développement.
La nature même d’une problématique telle que celle de la dialectique drogues/développement
exige la pratique de profonds relativismes culturels et historiques : ici la complexité du phénomène
demande, outre une approche multiscalaire qui rende compte de l’imbrication et de la superposition
d‘ensembles spatiaux multiples, une perspective diachronique qui puisse permettre de dissocier les
responsabilités particulières des acteurs de la scène internationale dans les situations et les logiques
contemporaines. Ainsi le phénomène de la drogue et sa mise en relation avec les objectifs du
développement sont des problèmes éminemment géopolitiques puisqu’ils traduisent des rivalités de
pouvoirs sur des territoires, mais aussi des rivalités de moyens, et surtout d’idées, ainsi qu’Yves
Lacoste définit les situations géopolitiques.
Le monde de la drogue apparaissant très vite comme excessivement sujet à polémique, tant les
conceptions et idées reçues qui lui sont liées se révèlent « partielles, partiales et contradictoires », c’est
tout d’abord à un travail de définition et de classification qu’il faudra procéder afin d’être en mesure
d’aborder la problématique drogues/développement à partir de notions et concepts clairement établis.
Une géographie mondiale des plantes à drogues sera ainsi à même de décrire et d’analyser les
corrélations majeures qui caractérisent tant le monde traditionnel que le monde moderne, les
répartitions respectives des plantes et des hommes menant à la coïncidence observée entre géographie
du développement et productions illicites.
Introduction
6
Nous nous attacherons ensuite à analyser les mécanismes socio-économiques du phénomène de
la drogue dans les pays du Sud. L’étude comparative des structures et des processus qui fondent
l’économie de la drogue nous permettront ainsi de déterminer d’une part dans quelle mesure le narcotrafic est une conséquence du sous-développement, et d’autre part quelles sont les conséquences d’un
tel recours par les populations concernées.
L’approche du narco-trafic d’un point de vue politico-territorial nous amènera à travers
plusieurs exemples, à placer le territoire et le fait identitaire au centre de la problématique
drogues/développement. La superposition d’ensembles spatiaux sous-intégrés, territorialement,
nationalement et économiquement, place ainsi le territoire entre Etats et sociétés, faisant de l’insertion
dans l’économie de la drogue un moyen particulier de parvenir à une certaine autonomie.
1. 1. De la géographie humaine à la géographie des plantes à drogues
7
1. Géographie mondiale des plantes à drogues
1. 1. De la géographie humaine à la géographie des plantes à drogues
1. 1. 1. De la diversité et de la profusion des plantes à drogues
Le règne végétal comprend, dans sa grande richesse et sa grande diversité, des plantes à
substances actives qui sont pour la plupart des plantes à alcaloïdes. Les alcaloïdes sont des substances
organiques le plus souvent d’origine végétale mais également d’origine animale, substances qui ont
comme propriété de pouvoir générer de puissantes actions physiologiques lors de leurs
consommations, et nombreux sont les plantes et les animaux qui produisent de telles substances, le
plus souvent comme moyens de défense.
Les plantes à alcaloïdes sont extrêmement nombreuses à la surface de la planète et sont plus
particulièrement concentrées sous les tropiques, même si elles foisonnent également sous nos latitudes.
Ainsi certaines familles végétales semblent être plus que d’autres vouées à la toxicité. Dans nos
régions, l'on trouve au premier rang la famille des Renonculacées dont aucune espèce n’est exempte de
toxines plus ou moins dangereuses, les aconits de diverses espèces comptant parmi les plus puissantes
avec un poison mortel à doses infimes. Viennent ensuite les Solannacées avec la jusquiame et la
belladonne (Atropa belladonna) et les Ombellifères avec les célèbres ciguës. Les Papavéracées
fournissent le pavot à opium et son cortège de drogues. Les champignons ne sont bien sûr pas en reste
avec la fameuse amanite tue-mouches (Amanita muscaria) par exemple. Les poisons distillés par
toutes ces plantes sont le plus souvent des alcaloïdes aux formules très diverses, mais presque tous sont
pourvus de propriétés délétères. Les formules de ces alcaloïdes sont très compliquées, et certaines
plantes en contiennent non pas un, mais toute une série, comme c’est le cas pour le pavot à opium (in
Becker, pp. 208-220, 1990).
Les régions chaudes du globe recèlent une profusion de plantes à alcaloïdes sans commune
mesure avec le reste du monde. En effet les travaux du botaniste Richard Evans Schultes et du
pharmaco-chimiste Albert Hofmann (1990) ont montré la prodigieuse diversité de ces plantes et de
leurs multiples alcaloïdes depuis les plantes xérophytes jusqu’aux aux plantes aquatiques en passant
par les lianes, les arbres, les graminées et les champignons. Leurs recherches ont ainsi porté en
particulier sur les plantes hallucinogènes dont les utilisations sont connues, les plus mentionnées étant
1. 1. De la géographie humaine à la géographie des plantes à drogues
8
entre autres, le cannabis (Cannabis sativa), les daturas et brugmansias (Datura inoxia), l’iboga
(Tabernanthe iboga), le peyotl (Lophophora williamsii), certains champignons comme les psilocybes
par exemple (Psilocybe mexicana) ou bien sûr celui du seigle atteint d’une maladie cryptogamique,
l’ergot (Claviceps Tulasne). Les deux auteurs ont reconnu de la sorte dans le monde plus de 5 000
champignons, cactus, graines (cyanure contenu par exemple dans les amandes des abricots et des
pêches), racines ou même venin de crapaud (la bufoténine est un alcaloïde hallucinogène présent chez
le crapaud et également dans l’amanite citrine) (in Pelt, pp. 207-210, 1983) contenant des substances
actives, chiffre qui, si impressionnant qu’il soit, est vraisemblablement loin de la réalité tant les
connaissances du monde végétal restent, somme toute, limitées. On estime en effet le nombre
d’espèces végétales selon une fourchette comprise entre 280 000 et 700 000, le chiffre le plus élevé
étant généralement avancé par les botanistes qui s’intéressent aux flores des régions tropicales (les
seuls champignons compteraient de nos jours entre 30 000 et 100 000 espèces).
Si les plantes à alcaloïdes connaissent une telle diversité et une telle richesse, certaines sont
nettement plus connues que d’autres, comme le cannabis (Cannabis sativa), le pavot à opium (Papaver
somniferum) et le cocaïer (Erythroxylon coca) qui sont toutes les trois éminemment riches en
alcaloïdes très différents les uns des autres. Ainsi la feuille de coca contient de treize à quatorze
alcaloïdes différents selon les spécialistes, de la cocaïne bien sûr jusqu’à l’insuline en passant par
l’atropine (Pocoata, p. 47, in Centre Tricontinental, 1996). Le pavot à opium, lui, contient plus d’une
vingtaine d’alcaloïdes dont, entre autres, la morphine, la codéine, et la thébaine. L’impressionnante
richesse des végétaux à alcaloïdes reste donc bien évidemment moindre que celle des substances
actives qu’ils contiennent, et c’est précisément là que réside l’intérêt plus ou moins affirmé que nous
pouvons leur porter. Ainsi certains plantes nous ont fourni des produits de consommation désormais
courante et banale, des produits qui sont eux aussi riches en alcaloïdes, comme la nicotine du tabac
(Nicotiana tabacum), la théobromine du cacao (Theobrona cacao) ou la théine du thé (Thea sinensis).
Ce sont ces substances actives, ces alcaloïdes, ces toxines, qui font de nombreuses plantes des
plantes à drogues et qui font l’intérêt que l’Homme leur a porté et leur porte encore. La répartition
quasi globale des plantes à alcaloïdes, leur extension géographique, a en partie déterminé l’utilisation
de celles-ci par les hommes qui n’ont pu éviter de les rencontrer dans leurs foyers d’origine ou au
cours de leurs migrations, migrations lors desquelles de nombreuses plantes ont été disséminées de
part et d’autre, leurs usages ayant également pu être étendus et modifiés.
1. 1. De la géographie humaine à la géographie des plantes à drogues
9
1. 1. 2. L’Homme et les plantes à drogues, une géographie particulière
L’observation de la localisation et de la répartition des plantes à drogues, des plantes à
alcaloïdes utilisées en tant que drogues, montre que si l’immense majorité de la planète est concernée à
l’exception des régions désertiques chaudes ou froides, les Inuits ne connaissent pas de plantes
hallucinogènes (in Schultes & Hofmann, 1990, p.62), c’est au sein de la zone intertropicale que l’on
rencontre la plus grande concentration et la plus grande diversité de ces plantes. La prodigieuse
richesse floristique des régions intertropicales, en particulier forestières, permet en effet de réaliser
quel réservoir celles-ci peuvent constituer, ce que nombre de sociétés pharmaceutiques ont par ailleurs
d’ores et déjà assimilé. Schultes et Hofmann (ibidem, pp. 26-30) observent quant à eux une différence
de taille lors de la comparaison du nombre d’espèces hallucinogènes utilisées traditionnellement selon
les continents.
Ainsi les Amériques constituent de loin l’espace le plus riche de ce point de vue et l’Europe le
plus pauvre, l’Afrique et l’Asie se situant tous deux à mi-parcours entre ces deux extrêmes. Le
Nouveau Monde, et particulièrement le Mexique, est beaucoup plus riche que l’Ancien, avec 130
espèces dénombrées pour le premier versus 20 pour le second, ce qui ne manque pas d’étonner lorsque
l’on considère l’ancienneté et la diversité des cultures du Vieux Continent. Ce phénomène pourrait en
fait s’expliquer par le fait que les sociétés amérindiennes étaient des sociétés de chasseurs-cueilleurs
qui auraient conservé des pratiques chamaniques progressivement disparues de l’Europe avec le
passage à l’agriculture et à l’élevage. L’Asie sibérienne a, elle, su conserver des pratiques magicoreligieuses ancrées au sein de traditions très anciennes du fait de son isolement prolongé qui l’a
préservée des évolutions et des transformations opérant dans toute l’Asie du Sud : la consommation de
l’amanite tue-mouches fut observée pour la première fois par un occidental en 1730 au Kamtchatka,
dans le cadre de rituels chamaniques (« chaman »est un mot ouralo-altaïque).
L’Afrique, quant à elle, se différencie du Nouveau Monde en ce qu’elle ne recèle à ce jour que
deux ou trois hallucinogènes d’utilisation connue. Mais elle contient en revanche nombre de toniques
ou d’aphrodisiaques: ainsi de l’iboga au Gabon (Thabernante iboga) qui est consommé lors des cultes
bwiti, ou encore du khat (Catha edulis) qui est un véritable phénomène culturel au Yémen et est
également produit en Ethiopie et en Somalie. Mais le plus répandu des toniques africains est sans
conteste la noix de cola, la cola étant l’amande de la graine de plusieurs espèces de colatiers (Cola
nitida notamment), dont la consommation annuelle atteint, principalement en Afrique de l’Ouest,
plusieurs milliers de tonnes.
Les auteurs remarquent également que des régions entières, à savoir l’Australie, la NouvelleZélande et la Polynésie, ne semblent pas avoir employé de végétaux psychotropes issus de leurs
1. 1. De la géographie humaine à la géographie des plantes à drogues
10
environnements naturels respectifs, même si, selon Roger Heim, les Papous de la tribu des Kuma en
Nouvelle-Guinée sont tout aussi ardents que les Indiens mexicains dans leur quête d’hallucinogènes.
Les bolets et les russules qu’ils consomment n’ont toutefois jamais permis de considérer la mycologie
comme la cause des brusques et violents accès de fureur qui les atteignaient lors de leurs
consommations rituelles, comportements plutôt attribués à la mythologie (Heim R., 1963). Jacques
Barrau quant à lui signale, dans une région peu éloignée de celle des Kuma, « l’emploi de plantes
supérieures censées produire un état d’excitation mentale avec hallucinations assez similaires », dont
entre autres les fruits de Pandanus (Pandanus sp.) (in Pelt, J.M., 1983, p. 43).
Mais si des disparités importantes existent entre les continents, il reste que les plantes à drogues
sont présentes sur la quasi-totalité de l’oekoumène, jusqu’aux limites d’adaptation du règne végétal
aux rigueurs climatiques. Ainsi au nord du Canada les Indiens Cree consommaient-ils des racines
d’acore pour leurs vertus thérapeutiques mais également très probablement pour leurs propriétés
hallucinogènes. Et si au nord de l’Asie ce sont les peuples finno-ougriens de Sibérie occidentale et
orientale qui consommaient et consomment encore l’amanite tue-mouches pour des raisons similaires,
les chamanes de certains Indiens d’Amérique, notamment du nord-ouest du Canada et du Michigan,
utilisent le même champignon dans des conditions très semblables, ce qui rappelle leurs origines
asiatiques et montre l’importance du facteur des migrations dans la diffusion des drogues et leur
utilisation. Les plantes succulentes fournissent quant à elles certaines régions semi-arides et arides
avec des cactacées par exemple, tels le peyotl des Huichols ou des Tarahumaras ou les nombreux
autres cactus du sud-ouest des Etats-Unis et du Mexique.
La très large répartition des plantes à substances actives à la surface de la planète a
naturellement amené le genre humain à être confronté à ces innombrables espèces tout au long de ses
migrations et de sa colonisation du monde. Les rapports de l’Homme avec les végétaux au cours de
l’histoire ont été très longtemps caractérisés par des méthodes d’investigation empiriques qui ont ainsi
permis de découvrir des plantes alimentaires comme des plantes psychoactives, lesquelles sont alors
passées d’un peuple à un autre, d’une région à une autre, les échanges commerciaux les plus anciens
ayant sans aucun doute répandu les plantes et leurs pratiques associées au-delà de leurs foyers
d’origine. L’Homme et les plantes ont donc en commun une longue histoire et la géographie peut en
témoigner lorsque l’on observe les immenses territoires que les uns et les autres ont conquis au cours
du temps long. Les plantes psychoactives nous fournissent ici une démonstration magistrale de ce
phénomène avec le cannabis qui, originaire d’Asie centrale où il a été retrouvé à l’état sauvage depuis
le sud et l’est de la mer Caspienne jusqu’en Sibérie, a fini avec l’Homme par se retrouver présent dans
le monde entier.
1. 1. De la géographie humaine à la géographie des plantes à drogues
11
Mais le tabac n’est pas en reste non plus en tant que première de toutes les drogues en quantités
produites et consommées. Certains se sont d’ailleurs demandés « Comment une herbe fétide, fumée
par les sauvages de l’Amérique, a-t-elle soumis le monde presque entier à un empire qui ne fait que
s’accroître chaque jour ? » (Fiquier M., 1853, in Pelt J.M., 1983, p. 87). La production annuelle
mondiale de tabac dépassait ainsi au début des années 1980 les 4 millions de tonnes, les Etats-Unis en
étant les premiers producteurs, suivis de près par la Chine, et la consommation atteignait environ 3 000
milliards de cigarettes à travers le monde, soit en moyenne 600 à 800 par habitant, chiffre auquel il ne
faut pas omettre d’ajouter celui des 25 milliards de cigares (Pelt J.M., 1983, p. 88).
La très forte corrélation qui existe entre géographie de l’occupation humaine et géographie de
la répartition des plantes psychoactives est donc un phénomène majeur en ce que, du point de vue
d’une analyse statique (foyers d’origine) mais encore plus d’une analyse dynamique (migrations), les
relations que les hommes ont entretenues au cours des temps avec ce type de végétaux témoignent
d’une certaine composante commune à toutes les sociétés : leurs rapports particuliers aux « plantes
magiques ». L’on peut ainsi dire de la drogue, avec le biologiste et pharmacognosiste J. M. Pelt, qu’
« elle colle à l’homme comme la peau à sa chair » (1983, p. 7).
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité 12
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité
1. 2. 1. Quelles notions pour quelles réalités ?
Si les plantes à alcaloïdes présentent une diversité pour le moins impressionnante, le champ
lexical et les notions qui composent ce domaine d’étude sont caractérisés par un flou conceptuel
important qui appelle à en définir un certain nombre.
En effet, le simple usage du terme de drogue peut prêter à confusion tant il relève d’une
multiple sémantique. E. Jünger estime ainsi que, « comme bien des explications étymologiques, celle
du mot « drogue » ne peut satisfaire. Il est d’obscure origine. Comme pour « alcool », il existe des
dérivations de l’arabe d’Espagne, et aussi du latin médiéval. Il provient plus vraisemblablement du
néerlandais « droog », « sec ». Les drogues étaient des matières venues de nombreux pays par
l’intermédiaire des herboristeries, des « drogueries », mises par celles-ci dans le commerce et utilisées
par les mires, les cuisiniers, les marchands de parfumeries et d’épices. De tout temps, à ce mot s’est
attaché, en halo, une nuance de mystère, d’aspiration magique, et en particulier une origine orientale ».
Ici l’association faite de la drogue et de l’orient s’explique aisément si l’on mentionne le simple fait
que l’auteur a écrit ces lignes en 1970, ce qui montre alors à quel point la notion a pu évoluer pour
prendre une connotation nettement plus dramatique avec l’émergence brutale de nouvelles substances.
Jünger poursuit ensuite en précisant que, « dans notre contexte, la « drogue » est une matière qui
provoque l’ivresse. . . Pour produire l’ivresse, il faut recourir non seulement à une certaine substance,
mais aussi à une quantité donnée ou à degré précis de concentration » (1973, pp. 30-31).
C’est probablement là que peut figurer une définition de la drogue qui conserve un relativisme
ici nécessaire. L’importance du dosage et de la fréquence de consommation d’une substance donnée
peut en effet déterminer comment celle-ci va agir sur l’organisme, comme un spiritueux ou un
stupéfiant, lesquels ne sont somme toute pas bien éloignés, comme un remède médical, comme un
poison mortel ou encore comme une drogue provoquant une accoutumance dangereuse. Paracelse
écrivait ainsi au XVI ème siècle : « il y a du poison dans toute chose et il n’est rien sans poison. Qu’un
poison le devienne ou pas, ne dépend que de la dose » (in Schultes & Hofmann, 1993, p. 10), et les
deux auteurs de citer en exemple la digitale qui, « en quantité appropriée est un des remèdes
cardiaques les plus efficaces et les plus employés, mais à fortes doses, elle devient un poison mortel ».
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité 13
Si l’approximation sémantique concerne le mot « drogue », « toxique » et « narcotique »
possèdent également plusieurs signifiés: toxique vient du grec toxicon, « poison pour flèches » qui
vient lui de toxon « arc, flèche ». Ainsi Schultes et Hofmann conviennent d’ « appeler toxiques les
substances végétales, animales ou chimiques qui, ingérées pour des raisons non alimentaires, ont sur
l’organisme des effets biodynamiques » et ils indiquent alors qu’ils incluent la caféine dans ce vaste
groupe. Ils précisent ensuite la différence qu’il existe entre langage courant et langage scientifique,
concernant par exemple l’emploi du mot « narcotique » qui, étymologiquement, signifie « qui assoupit,
engourdit la sensibilité », du grec narkôtikos, et que l’on ne peut donc pas qualifier comme tels tous les
produits provoquant une accoutumance. Il est intéressant de mentionner ici qu’un des alcaloïdes de
l’opium porte le nom évocateur de narcotine.
Définir le terme de « drogue » implique de prendre en compte plusieurs paramètres afin de
pouvoir restreindre un champ sémantique trop vaste. La drogue est tout d’abord un produit, d’origine
végétale, animale ou synthétique, qui, introduit dans un organisme par quelque moyen que ce soit, a
sur celui-ci des « effets biodynamiques », et qui peut, dans certains cas, selon certaines fréquences et
doses de consommation, créer une accoutumance plus ou moins grave. Si ces effets biodynamiques
peuvent être d’ordre physique, tels ceux que recherchent certains sportifs lorsqu’ils se dopent (doper
vient de l’anglais to dope « faire prendre un excitant »), ils peuvent également être plus strictement
psychoactifs comme ceux induits par les grandes drogues modernes: cannabis, cocaïne, héroïne,
L.S.D… Une drogue est donc avant toute chose un produit caractérisé par une ou plusieurs substances
actives, alcaloïdes par exemple, qui permettent des modifications physiologiques. L’accoutumance ou
la toxicomanie peuvent, comme c’est souvent le cas, caractériser certaines drogues, mais il faut garder
à l’esprit qu’une seule et même substance peut, selon les dosages et la fréquence de la consommation,
passer du produit le plus inoffensif à un poison violent. Si l’exemple de la morphine peut témoigner
d’une telle ambivalence lorsque l’on considère ses usages thérapeutiques versus ses usages
« récréatifs », celui du muguet ne l’est pas moins, puisque le simple fait d’en inhaler les émanations
dans de grandes proportions peut s’avérer fatal. Quant au menthol à l’état pur et à l’essence de mélisse,
par exemple, ce sont également de puissants stupéfiants.
Mais si la définition de la drogue peut être faite en fonction de la présence dans certains
produits de composés chimiques particuliers, elle relève également de la législation internationale sur
les stupéfiants. Ainsi, entre 1909 à Shanghai et 1988 à Vienne, la tenue de nombreuses conventions
internationales instiguées par les Etats-Unis a permis de classifier et de réglementer la production, le
commerce et la consommation des produits définis comme stupéfiants, de l’opium aux tranquillisants
en passant par les hallucinogènes. Mais là encore l’ambivalence subsiste puisque la nature de l’emploi
d’une même substance peut en elle-même déterminer son caractère licite ou illicite.
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité 14
L’on peut alors peut-être estimer avec J. M. Pelt, que la drogue, outre la nature des effets
biodynamiques qu’elle induit, se définit essentiellement « par les rapports qu’elle entretient avec celui
qui la consomme » (ibidem, p.14) et qu’elle doit donc être replacée dans un contexte culturel donné,
relativisme culturel et relativisme historique s’avérant ainsi nécessaires lorsque les approches de tels
phénomènes doivent être réalisées.
1. 2. 2. Représentations collectives et réalités objectives: traditions et modernité
Il semble primordial et incontournable, lorsque l’on aborde un domaine aussi controversé que
celui des problématiques de la drogue, d’intégrer les dimensions culturelles des différentes
manifestations du phénomène. Ainsi, lorsque l’on considère comme uniques objets d ’étude le
consommateur et la substance consommée, il apparaît rapidement que ce type d’approche pâtit d’un
certain fixisme masquant une partie de la réalité. La nature particulière de la relation d’un individu
donné ou d’une société donnée à un produit spécifique s’avère ainsi être ici une donnée fondamentale
comme le laisse entendre J.M. Pelt dans sa définition de la drogue. Celle-ci a l’avantage de permettre
une approche dynamique des situations concernées, c’est-à-dire de ne pas fixer des réalités
définitivement, la question de la relation étant ici au centre de l’analyse.
Lorsque l’on observe la très longue histoire des rapports de l’homme à la drogue, celle-ci
semble témoigner d’un phénomène anthropologique majeur, cette relation pouvant en effet
apparaître comme une caractéristique propre au genre humain. Ainsi, pour R.E. Schultes et A.
Hofmann, il semble évident que l’utilisation des plantes à drogues, en l’occurrence ici des
hallucinogènes, « remonte aux premiers pas de l’homme dans la connaissance de son environnement
végétal ». Les deux auteurs , à l’instar de beaucoup d’autres, se demandent alors comment, « dans une
société primitive, ... l’homme pouvait-il mieux entrer en contact avec le monde des esprits qu’à travers
l’usage de ces plantes qui permettent de communiquer avec des royaumes surnaturels ? » (1993, p. 9).
La drogue révèle en effet très tôt à l’homme, à travers la modification de sa perception ordinaire, une
autre réalité, un ailleurs. Elle lui révèle une division entre deux mondes, entre deux réalités. Mais elle
relie également ces deux mondes, elle permet de relier l’homme à cet ordre surnaturel, elle le relie aux
dieux, ainsi qu’en témoignent les nombreux noms donnés aux plantes à drogues de par le monde. L’on
peut ainsi peut-être déceler l’origine des premiers systèmes de croyance, des premières religions (du
latin re-ligare, « relier »), animistes en l’occurrence, dans les consommations de ces innombrables
« plantes des dieux ».
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité 15
Cette division entre un monde sacré et un monde profane se traduira bientôt spatialement
avec l’apparition de la parcelle défrichée par laquelle est « ...né le territoire profane, terrain
préalablement mis à nu, brûlé, dévasté pour faire place nette aux semences, espace déspiritualisé,
matérialisé, utilitaire, espace profane, sinon profané, car on s’empresse de le mettre sous la protection
des dieux, de le sanctifier pour se faire pardonner ce vol sacrilège. S’y oppose dorénavant l’espace
sacré, celui des dieux, celui du temple (profanus, « hors du temple ») ... » (Brosse J., 1990, p. 147).
Ainsi l’espace sacré originel se retrouve-t-il souvent matérialisé dans de nombreuses sociétés par un
arbre unique placé au centre du village et dont la naissance est censée remonter aux origines, tels les
fromagers d’Afrique noire, les ceibas du Mexique, ou les pipals indiens. L’historien des religions
Mircea Eliade, lui, exprime à quel point les modèles cosmogoniques, et donc les représentations, issus
des systèmes de valeurs spécifiques ont une importance toute particulière lors de leurs traductions
spatiales: « L’expérience religieuse de la non-homogénéité de l’espace est une expérience primordiale,
comparable à la création du monde. C’est la cassure de l’espace qui permet que le monde devienne car
elle révèle un point fixe, l’axe central de toute orientation future. Quand le sacré se manifeste dans une
hiérophanie il y a non seulement cassure dans l’homogénéité de l’espace, mais aussi révélation d’une
réalité absolue face à la non-réalité environnante. La manifestation du sacré crée ontologiquement le
monde. Dans l’homogène et infinie étendue, où nul point de référence n’est possible ni donc
déterminable aucune orientation, la hiérophanie révèle un point fixe absolu: un centre » (Eliade M.,
1978, p. 34).
La longue histoire des rapports des hommes à la drogue peut ainsi témoigner des relations que
ceux-ci ont entretenues avec leur environnement, de la façon dont ils ont élaboré des systèmes de
valeurs qui leur ont permis de conférer une certaine rationalité au monde en établissant par exemple
« un ordre spatial à la surface de la terre en correspondance avec un ordre cosmique, surnaturel,
idéologique qui fait partie intégrante de leur patrimoine culturel » (Pinchemel G. et P., 1988). L’on
peut donc aisément penser que « l’expérience religieuse de la non-homogénéité de l’espace » et sa
traduction dans les processus de spatialisation ont pu procéder de l’expérience de deux mondes
différents que les hommes auraient vécu à travers l’expérience hallucinatoire. Ainsi, les traces
d’utilisation d’hallucinogènes remontent si loin dans la préhistoire que certains auteurs estiment que
l’idée de Dieu aurait pu apparaître chez les hommes à la suite de telles expériences, l’utilisation des
drogues ayant toujours constitué un élément essentiel des cultes ancestraux et donc des systèmes
culturels.
La question de la drogue dans le monde ne peut donc être séparée des contextes culturels au
sein desquels elle émerge et évolue, les représentations collectives que des sociétés culturelles
différentes se font d’un seul et même produit pouvant se révéler diamétralement opposées, de la même
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité 16
façon qu’un même produit peut avoir des effets soit thérapeutiques soit mortels. Les ambivalences, les
controverses et les contradictions sont si nombreuses dans un tel domaine que tout relativisme, même
le plus élémentaire, est ici de rigueur ; et c’est pour cette raison qu’il faut nettement distinguer les
différentes représentations collectives, qui sont par définition partiales, partielles et contradictoires, des
réalités objectives qui se traduisent quant à elles par des données statistiques, certes incontournables,
mais insuffisantes.
L’aspect sur lequel il est nécessaire d’insister est celui de la différence majeure que l’on peut
noter entre deux modes de consommation, à savoir la consommation individuelle gratuite et la
consommation rituelle collective. La nature de la relation du sujet au produit est ici profondément
différente selon la situation considérée, l’existence d’un encadrement socioculturel d’une telle pratique
pouvant s’avérer nulle dans le premier cas ou au contraire particulièrement forte dans le second. Un
exemple maintenant célèbre permet d’illustrer ce qui différencie ce que certains appellent les drogues
sociales de celles qui ne le sont pas.
Le cas de la Native American Church est ainsi très explicite. L’émergence d’un mouvement
pan-indien au début du XXème siècle aux Etats-Unis, en réaction à une crise économique opposant
violemment les Indiens et les Blancs, accentua la diffusion déjà amorcée du peyotl parmi les sociétés
indiennes. Le peyotl, cactus hallucinogène mexicain (Lophophora williamsii), utilisé depuis des temps
immémoriaux par les Indiens Huichols et Tarahumaras (au moins trois mille ans selon des fouilles
archéologiques menées au Texas), voit son usage s’étendre à d’autres communautés, dont celle de la
Native American Church, où il est adoré comme un dieu et consommé comme tel, les influences du
prosélytisme catholique générant un syncrétisme religieux particulier dans lequel le peyotl se
superpose au Christ, la consommation du cactus étant assimilée à celle de l’hostie. Mais le peyotl
posait un problème de taille d’un point de vue légal puisque étant classé en tant que drogue
hallucinogène puissante en fonction de sa forte concentration en mescaline. C’est là précisément que se
situe l’aspect le plus intéressant de cet exemple puisque les lois états-uniennes, très complexes, qui
incluaient et incluent toujours le peyotl dans la liste des stupéfiants, ont été modifiées par un
amendement de la Cour Suprême des Etats-Unis en octobre 1968. La Native American Church, Eglise
déclarée légale, a ainsi obtenu la possibilité légale d’utiliser et de consommer le peyotl par cet
amendement protégeant les rituels des sectes et des Eglises reconnues. En vertu de quoi, l’interdiction
du peyotl ne s’appliquait plus lors de son usage « non-drogue » au cours des cérémonies religieuses de
l’Eglise. Ainsi, malgré qu’elle soit fortement désapprouvée par une grande partie de la population
indienne, la légalisation de cette pratique, qui ne génère aucune dépendance physique ou
psychologique, a permis au peyotl de supplanter totalement l’alcool dans 80 % des cas chez les
Navajos qui étaient décimés par l’alcoolisme.
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité 17
Le fait que pour de nombreux Navajos l’utilisation rituelle d’un hallucinogène se soit substituée
à une consommation débridée d’alcool, fournit l’exemple d’une société en voie d’acculturation pour
laquelle l’introduction successive de deux produits de consommation a eu des conséquences et des
effets diamétralement opposés. Des deux produits, des deux drogues, l’un déstructurait une société
alors que l’autre, à l’inverse, permettait de lui rendre une cohésion perdue. Ceci montre alors à quel
point une drogue se définit principalement par la relation qu’entretient avec elle l’usager, dans quelle
mesure la drogue est un phénomène de société. En effet, si la drogue est définie en partie par la
relation particulière que l’on développe avec elle, les normes imposées par une société donnée la
définissent au moins tout autant. Ici la sociologie de la déviance peut considérablement éclairer ce qui
semble être, du point de vue social, un des problèmes majeurs de la drogue. En effet, selon cette école,
les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la
déviance et, à ce titre, il faut une défaillance des contrôles sociaux qui tendent habituellement à
maintenir les comportements en conformité avec les normes et les valeurs fondamentales de la société
pour qu’apparaisse un comportement déviant.
Ainsi les dimensions sociale et culturelle sont à intégrer lors de toute approche des phénomènes
relatifs à la drogue afin que les réalités objectives puissent être tempérées, à travers un certain
relativisme culturel, par les représentations collectives qui gravitent autour des produits donnés. Les
places respectives qu’occupe un même produit dans des systèmes de valeurs et des modes de vie
différents peuvent en effet en faire une panacée ou un fléau. Le cas de la coca est particulièrement
explicite quant à ce type de phénomène ainsi que le suggère Héctor Córdova Eguivar lorsqu’il parle
des deux univers de la coca et de la cocaïne qui ont fait s’affronter deux univers culturels différents,
l’univers états-unien et l’univers bolivien. En effet, si la coca est une menace pour les uns, il en est tout
autrement des autres pour lesquels c’est maintenant un symbole de l’identité culturelle bolivienne (in
Centre Tricontinental, 1996, pp. 25-36). L’anthropologue bolivien Mauricio Mamani Pocoata insiste
quant à lui sur « les vertus nutritives assez exceptionnelles » de la plante des Incas qui lui confèrent,
au-delà du « sens symbolique et religieux dont elle a été revêtue dans la culture des indigènes andins »,
une « utilisation médicinale multiple » (ibidem, pp. 37-59).
Ces différents exemples témoignent donc de l’importance qu’il y a de prêter la plus grande
attention aux divers systèmes de valeurs dans lesquels peuvent souvent être intégrés, de façons parfois
opposées, des plantes ou des produits identiques. Les différentes utilisations et perceptions des drogues
impliquent ainsi de penser un tel phénomène comme une grande complexité de situations caractérisées
par des oppositions articulées autour des multiples références à la tradition et à la modernité.
Tradition et modernité désignent ici tous les deux des dynamismes et des mouvements historiques qui
transforment des systèmes d’institution et permettent d’identifier les tendances modificatrices des
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité 18
structures et des organisations. Il ne s’agit donc pas d’associer tradition et fixisme, modernité et
mouvement, les deux notions étant étroitement imbriquées et empreintes d’historicité: « Aucune
tradition ne reste fixe mais, est réinterprétée par chaque nouvelle génération à la lumière de sa
pratique. » (Lê Thàn Khôi, 1992, p. 11). Si, donc, un certain relativisme culturel s’impose lors de la
prise en compte des problématiques relatives à la drogue, le relativisme historique s’y révèle
également incontournable.
1. 2. 3. Les plantes à drogues et les drogues dans la perspective historique
La nécessité d’adopter une perspective historique pour comprendre le phénomène de la drogue
dans le monde semble évidente puisque l’origine des drogues se confond avec celle de l’humanité et
que les hommes, au cours de leur évolution, en ont sélectionné certaines plus que d’autres et les ont
également transformées. Ils ont même souvent été jusqu’à en inventer et à les imposer avant de les
prohiber.
Ainsi les origines de l’opium ne se trouvent pas en Chine comme l’on pourrait aisément
l’imaginer mais dans les plaines de la Mésopotamie, et la plus ancienne mention écrite de ses usages a
été relevée sur la tablette sumérienne de Nippur (sept siècles avant J.-C.). Celle-ci témoigne de
l’existence de la culture du pavot à opium dès 4 000 ans avant le début de l’ère chrétienne. Le pavot y
était mentionné en caractères cunéiformes par l’association de deux idéogrammes, l’un représentant la
plante, l’autre la joie. Un papyrus de Ramsès II vante les mérites de l’opium, Hippocrate le prescrit
comme analgésique et Pline disserte dessus. Galien, lui, vulgarisa l’usage de l’opium dans la Rome
antique après avoir préparé la célèbre thériaque, potion qui réunissait, en plus de l’opium, une trentaine
de drogues. Les croisés diffusèrent ensuite l’opium et la thériaque au XIIIème siècle en Europe où le
succès rencontré fut tel que la panacée subsista dans la pharmacopée française jusqu’en 1908.
La diffusion de l’opium en Orient fut l’oeuvre des Arabes et on le trouve vers l’an 1 000 dans
la vallée du Gange et en Chine, le nom chinois « Fu-Yung » étant probablement une déformation du
mot arabe « Afyum ». Néanmoins l’habitude de fumer l’opium ne se développa en Chine qu’à partir de
la fin du XVIIème siècle, conséquence de l’introduction de l’usage du tabac dans l’Empire du Milieu et
de l’usage des serviteurs javanais des Hollandais à Formose de mélanger l’opium et le tabac, technique
reprise à leur compte par les Chinois lorsqu’ils occupèrent l’île à leur tour. Ainsi, si le pavot était
connu depuis des siècles en Chine, l’opium fumé n’y fit que très tard son apparition, à l’instigation des
Anglais pour lesquels la réduction du déficit de la balance des échanges avec les Chinois trouvait une
solution on ne peut plus pratique dans ce commerce. En effet les Anglais, qui s’annoncèrent au
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité 19
XVIIIème siècle comme le principal pouvoir européen dans la région, réalisèrent rapidement l’énorme
potentiel que ce marché leur offrait, et ils supportèrent la mise en culture de vastes plantations de pavot
en Inde du Nord afin d’exporter l’opium en Chine. Lorsque les seigneurs chinois se rendirent compte
de la terrible vague d’opiomanie qui se répandait sur le pays (15 millions de Chinois, un quart de la
population, étaient opiomanes en 1886 (Anderson E.F., 1993, p. 116), ils essayèrent à plusieurs
reprises de stopper les importations, ce qui déclencha deux guerres, dites guerres de l’opium (1839 et
1856). C’est avec la seconde guerre de l’opium que se situe le tournant décisif inaugurant la
propagation de la culture du pavot en Asie orientale et sud-orientale, la Chine, réalisant son incapacité
à endiguer les exportations d’opium anglo-indien qui ravageait sa population et ruinait son économie,
commençant à développer la culture du pavot en particulier dans les provinces du Sichuan et du
Yunnan. Le succès ne fut pas long à attendre, les paysans chinois, particulièrement les montagnards,
trouvant leurs récoltes très avantageuses puisque fournissant un produit de faibles poids et volume
mais de haute valeur et de longue conservation. Ainsi, en 1875, soit 15 ans après l’instauration de cette
politique, plus d’un tiers des surfaces arables du Yunnan était consacré à la culture du pavot et les
productions chinoises atteignaient en 1883 le double du volume des importations.
Mais la diffusion de l’opium en Chine eut comme conséquence majeure de déterminer
l’émergence de l’espace du Triangle d’Or comme première région productrice d’opium, opium qui, pur
ou transformé en héroïne, allait finir par revenir aux instigateurs de son développement. Ainsi, si la
Chine s’est vue imposer la consommation d’opium et, plus indirectement la production, par les
politiques économiques anglaises, elle en a, malgré elle, exporté la culture chez ses voisins
méridionaux. c’est, paradoxalement, en cherchant à inverser le sens de l’évolution (campagnes de
suppression de l’opium dès 1906, poursuivies par le Kuomintang (République de Chine), puis par les
communistes en 1949 (République populaire de Chine)), que la culture de l’opium s’est répandue vers
le Sud, dans les montagnes d’Asie du Sud-Est continentale, dans ce qui allait devenir le Triangle d’Or
(Anderson E.F., 1993; Boucaud A. et L., 1985; Boyes J. et Piraban S., 1991; Pelt J.M., 1983).
L’histoire de la diffusion de l’opium en Orient est riche d’enseignements en ce qu’elle illustre
la façon dont une drogue a pu conquérir le monde, dont une drogue a pu être imposée à des
populations entières avant de leur être interdite. Mais le cours des choses s’est accéléré à tel point entre
ces deux extrêmes que l’opium n’est plus le seul opiacé disponible dans le monde. Si l’usage de
l’opium se répand en Europe à la fin du XVIIIème siècle, Richelieu, Baudelaire, Apollinaire et Cocteau
en font chacun à leur manière l’apologie, son alcaloïde principal, la morphine, est isolé en 1806 par le
Français C. Seguin et connaît une diffusion remarquable, la découverte de la seringue hypodermique à
la même époque par l’Italien C.G. Pravaz facilitant grandement son utilisation chirurgicale durant la
guerre de 1870. La grande vague de morphinomanie qui s’en suivit, conséquence imprévue et sans
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité 20
palliatif, trouva sa solution, avec l’Allemand Dreser en 1898, dans la synthétisation d’un nouveau
produit à partir de la morphine. L’action providentielle de ce nouveau dérivé sur les tuberculeux
incurables comme l’abandon de la morphine par les morphinomanes, fit que l’on attribua le nom
d’héroïne au produit miracle dont la redoutable dépendance n’avait bien sûr pas été encore décelée. Ce
sont ces problèmes relatifs aux dépendances respectives qu’impliquent les opiacés qui firent que la
première conférence internationale visant à réglementer la production et la consommation d’une
drogue donnée eut lieu à Shanghai en 1909.
L’histoire de la cocaïne, autre grande drogue d’élaboration et de diffusion occidentales, n’a
rien à envier à celle de l’opium et de l’héroïne. La coca, drogue endémique des Andes, connue et
utilisée bien avant l’arrivée des Espagnols, a également suscité de nombreuses convoitises et provoqué
de multiples conflits, ce qui s’avère plus que jamais d’actualité. Les premières tensions qui gravitèrent
autour du monde de la coca se développèrent à l’époque précolombienne lorsque la plante sacrée des
Incas était au centre de l’organisation politico-économique de l’empire inca: la feuille de coca
consistait en effet en moyen de paiement du tribut versé à l’élite sacerdotale et nobiliaire. Les
différentes découvertes archéologiques ont témoigné d’une utilisation très ancienne de la feuille de
coca, l’Equateur et le Pérou en portant les plus vieilles traces, datées respectivement de 2 100 et 2 500
avant J. C.
Ce sont les propriétés de la coca qui font qu’elle n’est pas éradiquée par les Espagnols qui
laissent les indigènes la consommer dans les mines d’étain. L’exploitation minière aura même pour
conséquence de favoriser le développement de la culture de la coca à grande échelle, la
commercialisation de la feuille accroissant les rendements de l’extraction et enrichissant également
l’Etat et l’Eglise. L’on peut observer que, lors des rebellions indiennes, la coca prit les caractéristiques
fondamentales de toute drogue moderne, permettant aux combattants d’endurer les souffrances de la
guerre et finançant celle-ci;
Avec la découverte de l’alcaloïde de la coca, la cocaïne, en 1859 par A. Niemann, c’est une
nouvelle drogue qui se répand à la surface de la planète, d’abord pour ses propriétés thérapeutiques,
elle est en effet un puissant analgésique, ensuite en tant que produit de consommation « récréative ». Si
la coca mit plus de trois siècles à parvenir en Europe après sa découverte dans le Nouveau Monde, son
alcaloïde se propagea ensuite d’autant plus vite que, comme l’opium et la morphine, son emploi
médical et surtout chirurgical permettait de supprimer la douleur, ce qui lui valut un succès sans pareil.
Là non plus, le problème de la dépendance n’avait pas été décelé suffisamment tôt, même si dès 1885,
la littérature médicale relate plusieurs cas de cocaïnomanie. A partir de 1910, c’est une véritable
épidémie qui se propage en Europe, depuis l’Allemagne où la cocaïne est extraite des feuilles de coca.
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité 21
Après les toxicomanies de l’opium et de la morphine c’est donc celle de la cocaïne qui se diffuse en
Europe (en 1924, Paris compte plus de 80 000 cocaïnomanes) et, à partir de 1930, l’héroïne prend le
dessus. Les années 1970 auraient ainsi été celles de l’héroïne et les années 1980 celles de la cocaïne
qui serait devenue le défi majeur de notre temps, menaçant d’inonder le marché européen après avoir
déjà inondé celui des Etats-Unis (Brouet O., 1991, p. 84).
L’apparition de la cocaïnomanie en occident a fait que le sort de la coca a été réglé en ces
termes par la Convention Unique sur les stupéfiants, à Vienne en 1961: « La culture du cocaïer est
contrôlée et l’emploi à des fins non médicinales est interdit ». Mais dans les Andes la mastication de la
feuille de coca est une habitude ancrée dans les traditions face à laquelle la loi internationale
promulguée par les inventeurs mêmes de la drogue reste sans grands effets: il y aurait ainsi 5 à 6
millions d’andins ayant toujours recours à cette pratique. En 1988, la Bolivie, 27 ans après avoir signé
la Convention de Vienne, a déclaré « inapplicable » l’article concernant la consommation de cette
feuille sur son territoire. Les Etats-Unis, quant à eux, importent encore annuellement 450 tonnes de
feuilles de coca, certes décocaïnisées, à des fins non médicales puisqu’elles servent à la production du
Coca-Cola dans la composition duquel entre également un autre excitant, la noix de cola (Grimal, J.C.,
1993).
.
L’histoire du cannabis et de sa diffusion à la surface de la planète peut quant à elle raconter
celle des hommes puisque l’on en trouve partout où ceux-ci sont présents. Le cannabis est en effet
devenu, au fil des siècles, une espèce véritablement pandémique, cette herbe annuelle oléagineuse
faisant preuve d’une grande souplesse écologique qui lui a permis de s’adapter aux terrains et aux
climats les plus divers, sur tous les continents. Originaire d’Asie centrale le chanvre serait la plus
ancienne plante textile cultivée (Haudricourt A.G. et Hédin L., 1943), des fragments de tissus en fibres
de cannabis datant du IVème millénaire ayant ainsi été découverts an nord-ouest de la Chine. La
référence la plus ancienne quant à l’utilisation du cannabis pour ses propriétés psychoactives remonte à
2 700 avant J.-C., la pharmacopée chinoise le prescrivant déjà comme sédatif et pour lutter contre
l’aliénation mentale (O.G.D., 1996). L’Inde, peut-être plus mystique, incorpora la plante dans ses
traditions en tant qu’herbe sacrée, de très anciens manuscrits sanskrits mentionnant « la nourriture des
dieux », l’indracarana, appelé maintenant bhang. Le bhang paraît ainsi avoir remplacé le soma,
boisson végétale probablement issue d’extraits d’amanite tue-mouches. Certains auteurs pensent en
effet qu’il était devenu difficile pour les Aryens de se procurer ce champignon hallucinogène
originaire des régions froides septentrionales, alors que le chanvre se cultivait aisément en Inde.
C’est probablement par les routes commerciales qui, dès le IIIème millénaire, relient les
premières civilisations entre elles (le Nil à l’Asie centrale, et le Croissant fertile à l’Indus), que le
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité 22
cannabis arrive en Egypte où il est mentionné dès le XVI ème siècle avant J.-C. parmi les drogues
sacrées des pharaons. Le chanvre finit de s’implanter au Moyen-Orient avec les invasions indoeuropéennes (IXème au VIème siècles avant J.-C.) et suit la progression des Scythes en Europe. Hérodote
décrit les bains de vapeur aux graines de chanvre des Scythes établis au nord de la mer Noire (Vème
siècle avant J.-C.). Les civilisations nord-méditerranéennes qui commercent avec les guerriers iraniens
n’ignorent déjà plus les vertus de la plante, Homère mentionnant dans l’Odyssée l’utilisation d’un
philtre susceptible de contenir un mélange d’opium et de chanvre, entre autres drogues. Ainsi Rome
utilisait abondamment le chanvre dans la confection de ses cordages, aux Ier et IIème siècles après J.-C.
Au XVème siècle, l’usage toxique de la plante est assimilé à la sorcellerie et frappé d’un interdit à
Rome alors que de nombreuses pratiques populaires subsistent en Europe centrale. Quant à la culture
du chanvre à fibres, elle prend un aspect hautement stratégique avec la conquête maritime du monde,
les Espagnols l’implantant ainsi dès le XVIème siècle au Chili et au Pérou, les Français au Canada au
XVIIème siècle et les Anglais en Virginie. Les guerres napoléoniennes rappelleront l’usage toxique du
cannabis à l’Europe avec la campagne d’Egypte et chercheront à s’assurer de la maîtrise des champs
de la Russie tsariste qui fournissaient 80 % des ressources européennes en fibres.
L’Afrique a vu le chanvre se répandre avec l’expansion de l’islam et de ses marchands, les
commerçants arabes et grecs faisant commerce du haschich dès le XIVème siècle dans tout le monde
musulman. Si le Machrek connaît le chanvre avant le XIème siècle, le Maghreb ne le découvre qu’au
XVème siècle. L’Afrique orientale voit, elle, à partir du XIIIème siècle et avec l’implantation des
comptoirs côtiers indiens et perses, le cannabis se retrouver au cœur des échanges, les marchands
swahilis n’exportant le produit aux Bantous d’Afrique centrale qu’au XIXème siècle, alors qu’il gagne
l’Afrique australe au milieu du XVème. L’Afrique de l’Ouest, étrangement, ne verra apparaître le
cannabis qu’à la fin de la seconde guerre mondiale, avec le retour des soldats nigérians et ghanéens
enrôlés en Asie sous le drapeau britannique.
Les histoires respectives de l’Amérique et de l’Afrique, qui trouvent dans l’esclavagisme des
caractéristiques communes, feront de la Jamaïque la tête de pont de la diffusion des usages toxiques du
cannabis, au Mexique d’abord où les paysans commencent à le cultiver dès 1880, et au Etats-Unis
ensuite, où la consommation apparaît au début du XXème siècle, les deux pays se disputant maintenant
la place de premier, ou plutôt de second producteur mondial de marijuana (O.G.D., 1996, pp. 3-36).
La perspective historique du développement des principales plantes à drogues à la surface de la
planète démontre à quel point la drogue est liée à l’homme depuis l’aube de l’humanité jusqu’à la
modernité la plus récente et la plus aboutie. Ainsi, si l’exemple du cannabis permet d’observer la
diffusion mondiale de sa culture et de ses usages psychotropes en relation directe avec les migrations
1. 2. Des plantes à drogues aux drogues, entre traditions et modernité 23
humaines, ceux du cocaïer et du pavot à opium témoignent on ne peut plus explicitement de la
créativité humaine en matière de drogue. En effet, avec les dérivés chimiques de la coca et de l’opium,
on assiste à l’inauguration d’une nouvelle dynamique des drogues qui modifie également la nature des
relations qui lient l’usager au produit. Il a fallu des millénaires à l’humanité pour discerner les plantes
provoquant des Etats Modifiés de Conscience, mais seulement un siècle pour en identifier les
principaux principes actifs, puis les isoler, voire les reproduire ou encore en créer de nouveaux.
« La drogue colle à l’homme comme la peau à sa chair », certes, et elle peut ainsi permettre de
le définir en ce que de nombreuses autres caractéristiques du comportement humain sont liées, de près
ou de loin, à la drogue, comme la guerre, le commerce et même le phénomène religieux. Si Mircea
Eliade considère ainsi le chamanisme « narcotique » comme étant décadent, Gordon Wasson, lui,
estime, comme Terence McKenna, que la présence d’hallucinogènes au sein des systèmes
chamaniques témoigne de leur authenticité et de leur vitalité. Les formes décadentes de chamanisme
seraient alors pour Wasson comme pour McKenna celles qui ont supprimé le recours à la
pharmacologie et ont évolué vers des religions proprement dites (McKenna T., 1993, pp. 61-63). Les
approches géographique, culturelle et historique des origines du monde des drogues nous ont donc
permis de distinguer un fait anthropologique majeur, la consubstantialité de l’histoire des hommes et
de celle des drogues. Mais les cultures commerciales actuelles des plantes à drogues et leur
comparaison avec une géographie du sous-développement permettent de dégager une autre corrélation,
même si celle-ci tend désormais à se nuancer de plus en plus avec les bouleversements politicoéconomiques les plus récents.
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
24
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
1. 3. 1. La répartition des cultures des plantes à drogues
Ce sont les trois plantes-mères les plus cultivées à la surface de la planète qui vont ici faire
l’objet d’une approche strictement géographique, le choix de ces trois espèces résidant dans le simple
fait qu’elles fournissent l’immense majorité des drogues illicites consommées de nos jours dans le
monde. Il s’agit bien entendu du pavot à opium, du cannabis et du cocaïer dont les superficies cultivées
sont de loin les plus étendues. Si d’autres plantes à drogues connaissent également des mises en culture
commerciales (Catha edulis, Ephedra vulgaris, Cola nitida surtout), elles restent produites à des
échelles nettement plus petites et leurs consommations ne concernent que des régions très
circonscrites. Il existe néanmoins certaines plantes à drogues dont les échelles de production atteignent
des dimensions considérables et dont les produits sont consommés à l’échelle mondiale mais ils ne
sont pas considérés ici puisque les dits produits sont licites en fonction des différentes conventions sur
les stupéfiants (Nicotiana tabacum surtout).
Une fois cette sélection botanique réalisée il reste à définir le type exact de réalité qui doit être
appréhendé. Il faut en effet dissocier les pays qui connaissent une production destinée à l’usage local
de ceux qui orientent nettement leurs productions vers l’exportation, régionale ou mondiale. Nous nous
attacherons donc ici à appréhender les productions de plantes à drogues en tant que phénomènes, c’està-dire que nous considérerons comme producteur tout pays où des cultures illégales sont répertoriées,
que celles-ci soient vouées à la consommation locale ou à l’exportation ; distinction qui devra être
enfin précisée puisqu’elle permet de dégager une corrélation entre pays producteurs-exportateurs et
pays en voie de développement;
Ainsi, si l’on porte sur une carte les pays producteurs des trois plantes mentionnées ci-dessus, il
apparaît clairement que la majeure partie de l’oekoumène est concernée.
Le cannabis connaît la répartition le plus homogène, sa culture couvrant presque le monde
entier : on la trouve en effet sur tous les continents et la quasi-totalité des pays réalisent leurs propres
productions, à des échelles très variées bien sûr. La culture cannabique semble ainsi avoir pris la
dimension d’une véritable pandémie, que ce soit selon l’acception culturale ou culturelle du terme de
culture (carte 1).
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
25
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
26
La culture illicite la plus répandue après celle du cannabis s’avère être celle du pavot à opium,
nettement concentrée en Asie mais implantée au Mexique dès le début du siècle et cultivée au Pérou,
en Colombie et au Venezuela depuis 1990. Des cultures de pavot à opium ont également été
confirmées au Nigeria, au Bénin et au Togo, ce qui témoigne d’une extension sans précédent du
phénomène. (O.G.D., 1996 & INCSR, 1996) (carte 2).
Le cocaïer, quant à lui, connaissait la culture la plus endémique qui soit puisque limitée
presque exclusivement aux pays andins, en l’occurrence la Bolivie, le Pérou et la Colombie. Mais là
aussi de nouvelles dynamiques semblent affecter ce qui est longtemps apparu comme un monopole : si
du début du siècle et jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale l’île de Java devient le premier
exportateur mondial de feuilles de coca, les pays andins reprennent vite l’avantage après la disparition
de la production javanaise qui rend le monopole de la coca à l’Amérique latine. Néanmoins certains
rapports, non confirmés, semblent témoigner de l’apparition très récente de cultures expérimentales de
cocaïers au Nigeria (région de Jos et Etats te Taraba et d’Adamawa). (O.G.D., 1996 & INCSR, 1996)
(carte 3).
Il convient désormais de considérer quels sont les pays dont les cultures de plantes à drogues
sont vouées à l’exportation à grande échelle ; la distinction entre pays strictement producteurs et
pays producteurs-exportateurs pouvant ainsi servir à souligner l’importance de la commercialisation
qui constitue une forte attraction pour de nombreuses populations du monde en développement. Si, en
effet, les Etats-Unis disputent au Mexique la place de premier producteur mondial de cannabis, ils ne
disputent pas en tous cas la place de premier exportateur, phénomène profondément significatif des
différentes motivations qui peuvent pousser des populations données à produire des plantes à drogues.
Les Etats-Unis sont, si ce n’est le premier producteur mondial de cannabis, du moins le premier
consommateur et sûrement l’un des tout premiers importateurs, la moitié de la marijuana consommée
aux Etats-Unis provenant en effet du Mexique (O.G.D.,1996).
La culture de Cannabis sativa donne lieu dans le monde à la production de deux produits
distincts, l’herbe de cannabis ou marijuana d’une part et la résine de cannabis ou haschich d’autre part
auxquels on peut ajouter l’huile de cannabis qui est en quelque sorte déjà un dérivé de dérivé. Le
commerce international des dérivés du cannabis concerne en fait les deux premiers produits, la
marijuana étant beaucoup plus répandue que le haschich que ce soit du point de vue de la production
que de la consommation. Ainsi, les pays, qui dans le monde, sont clairement reconnus comme
exportateurs de dérivés du cannabis sont au nombre de 56 en 1996, 47 d’entre eux faisant le commerce
de la marijuana et seulement 9 celui du haschich (d’après les cartes de l’OGD, 1996). L’Observatoire
Géopolitique des Drogues répertorie également 8 pays fortement susceptibles d’exporter des dérivés
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
27
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
28
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
29
cannabiques (« pays exportateurs potentiels ») et en distingue 64 dans lesquels la production est
destinée à la consommation locale et/ou au marché intérieur. Ces estimations portent ainsi à environ
120 le nombre de pays qui produisent du cannabis dans le monde (carte 1).
Les cultures de Papaver somniferum sont, elles, nettement moins répandues à la surface de la
planète, mais elles permettent l’élaboration de dérivés plus nombreux que ceux tirés du cannabis. En
effet, si le pavot à opium est cultivé comme son nom l’indique pour l’opium, son dérivé naturel, il l’est
désormais dans l’immense majorité pour la production d’héroïne, voire dans une très moindre mesure
pour la morphine à usage médical. Ici l’O.G.D. ne distingue pas les producteurs des exportateurs mais
il semble évident que la production de ce produit est systématiquement associée à son exportation. Les
pays que l’on peut donc répertorier dans le monde comme étant des exportateurs confirmés sont au
nombre de 23 et ceux qui sont très susceptibles de l’être, 25. Ainsi, en nombre d’Etats producteurs,
l’extension des cultures de pavot à opium dans le monde apparaît légèrement inférieure à celle du
cannabis (58 pays contre 64), mais la différence majeure réside dans la très nette supériorité numérique
des exportateurs confirmés de cannabis par rapport aux exportateurs de pavot (carte 2).
L’Erythroxylon coca, lui, est cultivé pour ses feuilles dont la mastication traditionnelle est
restée une pratique courante dans les Andes. Mais il est désormais cultivé en grandes quantités pour la
production de cocaïne et son exportation dans le monde entier. L’aire de culture de la coca apparaît
nettement plus réduite que celles du cannabis et du pavot à opium, puisque si certains pays semblent
avoir décidé d’en expérimenter la culture, les seuls exportateurs actuels restent au nombre de 5. Ainsi
le nombre d’Etats qui peuvent être qualifiés d’exportateurs de feuilles de coca est sans commune
mesure avec les deux autres cas étudiés (carte 3).
Si la production des trois principales plantes à drogues à la surface de la planète concerne la
grande majorité des Etats, l’observation de leurs répartitions par continents ou par ensembles
géopolitiques peut également permettre de dégager certaines corrélations telle que celle entre
géographie des pays exportateurs de drogues et géographie du développement.
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
30
1. 3. 2. La production des plantes à drogues et les aires de sous-développement
L’importance de la répartition des productions de cannabis à la surface de la planète est
telle que le recours à une approche régionale du phénomène s’avère nécessaire afin de distinguer par
exemple les aires majeures de production et d’exportation sur la scène mondiale. La constitution
d’ensembles continentaux ou plutôt géopolitiques permet alors de comparer les différentes aires de
production au sein de chaque ensemble comme entre ceux-ci.
Ainsi, la distinction catégorielle opérée par l’OGD entre pays producteurs-consommateurs et
pays producteurs-exportateurs s’avère pertinente en ce qu’elle révèle une différence fondamentale
lorsqu’elle est associée à une géographie continentale de la production des plantes à drogues.
Tableau 1. Répartition mondiale des exportateurs de cannabis par ensembles (1996)
Exportateurs
Marijuana
Haschich
confirmés
Amérique
Exportateurs
Absence de
Potentiels
données
7
7
0
0
5
0
0
0
0
0
Caraïbes
6
5
1
0
1
Europe
4
4
0
3
5
Asie
20
13
7
5
12
Afrique
23
22
1
0
6
TOTAL
60
41
9
8
29
Latine
Amérique
du Nord
source : O.G.D., 1996, d’après une carte (p. 3).
Les ensembles continentaux ou géopolitiques sont les suivants : l’Amérique latine s’étend du Mexique jusqu’au sud
l’Amérique du Sud, l’Amérique du Nord étant de fait amputée du Mexique ; les Caraïbes comprennent tous les pays et
territoires des Petites et grandes Antilles. L’Europe s’étend ici jusqu’à la Russie et la Turquie non comprises, l’ex
Yougoslavie correspondant à une seule unité de compte. L’Asie est en fait ici un vaste ensemble regroupant la Péninsule
Arabique comme l’Océanie, les Etats et territoires de Polynésie, Mélanésie et Micronésie n’étant pas comptés. L’Afrique
correspond au continent africain, Madagascar inclus.
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
31
En effet, la grande majorité des pays exportateurs de cannabis appartient aux continents
africain et asiatique qui réunissent ensemble 43 des 60 exportateurs mondiaux (tableau 1), soit environ
72 %. Mais si l’on considère le nombre de pays exportateurs par continent et en fonction du nombre
total de pays de chaque continent, la domination africaine et asiatique n’en reste pas moins flagrante :
23 des 51 pays africains (45 %) et 20 des 42 pays asiatiques (48 %) sont concernés. Quant aux
ensembles européen et nord-américain, leur participation aux exportations de dérivés cannabiques est
quasiment nulle (4 pays en Europe, c’est-à-dire 12 % de l’ensemble) (tableau 2).
Tableau 2. Proportion des pays ou territoires producteurs de cannabis par continent ou ensemble.
Nombre de pays
Exportateurs
Pays sans
Pays simples
ou territoires
confirmés/
données/
producteurs/
nombre de pays
nombre de pays
nombre de pays
Amérique latine
21
33 %
24 %
43 %
Amérique du
2
0%
0%
100 %
Caraïbes
17
35 %
15 %
59 %
Europe
33
12 %
9%
64 %
Asie
42
48 %
11 %
12 %
Afrique
51
45 %
0%
43 %
TOTAL
166
36 %
5%
41,5 %
Nord
source : O.G.D., 1996, d’après une carte (p. 5).
Les pays par rapport auxquels sont réalisés les pourcentages ne sont pas systématiquement des Etats à proprement
parler mais également des territoires dont les statuts peuvent être variés ; ainsi dans l’ensemble caraïbe, la Guadeloupe, par
exemple, compte pour un territoire et n’est donc pas intégrée dans l’ensemble Europe comme département d’outre-mer
français.
Il faut également noter ici que les pays producteurs et/ou exportateurs de haschich sont
nettement plus nombreux que ceux qui se consacrent à la stricte marijuana. Ainsi parmi les 9
exportateurs de haschich mondiaux, 7 sont asiatiques, les deux autres étant en Afrique ou aux
Caraïbes. Si la séparation opérée de la sorte entre producteurs de haschich et de marijuana présente des
avantages géographiques certains (étude des localisations et répartitions respectives des deux produits),
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
32
il ne faut néanmoins pas omettre de mentionner que la spécialité que se sont faite ces différents pays
avec la résine de cannabis ne les empêche nullement d’être également des producteurs réputés de
marijuana.
L’autre fait marquant réside dans l’étude des données relatives aux pays qui ne sont
producteurs que pour fournir les besoins d’une consommation locale. Ceux-ci comptent pour
approximativement 69 des 166 pays de l’échantillon mondial de base, soit 41,5 %. Si l’on considère
maintenant la répartition des pays simples producteurs selon les continents, il apparaît nettement que
les ensembles européen et nord-américain possèdent les plus forts taux et que l’Afrique et surtout
l’Asie se situent très nettement en dessous des deux premiers.
L’exemple de la répartition des producteurs et des exportateurs est intéressant à plus d’un titre.
En effet, cette culture présente par l’homogénéité de sa répartition une caractéristique géographique
non négligeable qui nous permet de dissocier à l’échelle mondiale les aires régionales qui sont plus
particulièrement impliquées dans l’exportation de dérivés cannabiques de celles qui produisent dans le
cadre d’une consommation locale et qui sont donc également potentiellement importatrices (graphique
1). Ainsi, si l’on considère le cas du Mexique et des Etats-Unis qui se disputent la place de premier
producteur de marijuana dans le monde, il est clair que les orientations des deux productions ne sont
pas les mêmes. Les Etats-Unis forment en effet le premier marché mondial de la consommation
cannabique, marché qui est fourni de 30 à 50 % selon les estimations par la production locale, le reste
étant évidemment importé entre autres et en grande majorité du Mexique (OGD, 1996) Cet exemple
s’avère particulièrement intéressant du fait qu’il permet d’observer que la production de cannabis n’est
pas nécessairement liée à son exportation, le premier ou second producteur mondial de marijuana
pouvant en être en fait également le premier importateur.
Le même type d’observation peut être ainsi mené à l‘échelle mondiale. Il apparaît en effet
que si la quasi-totalité des pays produit du cannabis sur le territoire national (18 % des pays sont
caractérisés par une absence de données), la distinction fondamentale se situe entre les pays strictement
producteurs et ceux qui produisent pour l’exportation. Nous avons déjà vu que la grande majorité des
exportateurs se situait en Afrique et en Asie (dans une moindre mesure aux caraïbes et en Amérique
latine) alors que les ensembles européen et nord-américain préalablement définis, même s’ils
comprennent l’un des deux premiers producteurs mondiaux, sont quant à eux très majoritairement des
producteurs exclusifs. Si l’on revoit les grands ensembles continentaux proposés et que l’on regroupe
les pays occidentaux entre eux, alors le contraste entre pays producteurs et pays exportateurs n’en est
que plus flagrant. L’Amérique au nord du Rio Grande, l’Europe de l’Ouest, l’Australie et la NouvelleZélande se distinguent en effet alors très nettement comme des ensembles homogènes de pays
producteurs par rapport au reste du monde dans lequel la dominante va clairement à l’exportation.
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
33
L’Amérique latine est le seul des trois ensembles continentaux restant (Amérique latine, Afrique, Asie)
à connaître un taux de pays producteurs supérieur à celui des pays exportateurs (tableau 2 et graphique
1).
L’exemple du cannabis permet ainsi d’établir une corrélation positive entre les pays
exportateurs de drogue et les pays du Sud. En effet, il apparaît clairement que, dans ce cas de
cultures répandues uniformément à la surface de la planète, ce sont les pays en voie de développement
qui produisent pour l’exportation alors que les pays du Nord sont dans l’immense majorité des
producteurs-consommateurs. Les proportions de consommateurs de cannabis aux Etats-Unis et au
Mexique peuvent également mettre en évidence les motivations des pays exportateurs : à la suite d’une
étude réalisée en 1988, Maria Celia Toro montre que parmi les 18-25 ans, 4,31 % des Mexicains
déclaraient avoir fumé de la marijuana au moins une fois contre 52,2 % des étasuniens (in Tullis, 1995,
p. 51). Ainsi, dans la plupart des cas, les proportions de consommateurs de drogues dans les pays
exportateurs sont nettement inférieures à celles constatées dans les pays simples producteurs, à
l’exception du Pakistan par exemple dont le nombre d’héroïnomanes est passé de 5 000 en 1980 à
650 000 en 1986 ! (ibid., p. 57). Le fait que les drogues utilisées dans les pays du Sud soient plus des
produits déviés de leur usage premier, des solvants et des colles par exemple, que des produits cultivés
et élaborés sur place, permet donc, dans une certaine mesure, de confirmer que le Sud produit des
drogues dans une optique commerciale qui est liée à la situation de sous-développement à laquelle il
est confronté.
La même corrélation peut être établie avec les pays producteurs-exportateurs de pavot à opium
mais la non-homogénéité de la répartition des cultures à la surface de la planète réduit nettement
l’intérêt d’une telle démarche. Ainsi le fait que le pavot, qui peut être cultivé dans le monde entier, soit
produit en grande majorité en Asie (16 des 23 exportateurs mondiaux) relève plus de raisons historicoculturelles qu’économiques, le même raisonnement pouvant être tenu à l’égard de l’Amérique andine
cocaïère.
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
34
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
35
1. 3. 3. Les principaux producteurs de plantes à drogues dans le monde
Les pays du Sud regroupent l’immense majorité des producteurs-exportateurs de drogues
« naturelles » dans le monde. Ainsi les cultures de coca, de pavot à opium et de cannabis prolifèrentelles tout particulièrement dans les régions en voie de développement et parmi celles-ci surtout dans
les pays les plus pauvres. En effet, dans chaque région de production majeure d’une des drogues
considérées ici, ce sont les pays les plus en retard économiquement qui produisent le plus. Les
principales régions productrices de plantes à drogues dans le monde sont au nombre de cinq, dont deux
en Asie du Sud, une en Afrique du Nord, et deux dans les Amériques. Les principaux producteursexportateurs mondiaux de drogues sont le Triangle d’Or (Birmanie, Laos, Thaïlande, Chine) et le
Croissant d’Or (Afghanistan, Iran, Pakistan) pour l’opium, le Maroc pour le haschich, le Pérou, la
Bolivie et la Colombie pour la coca, et le Mexique pour la marijuana (les Etats-Unis sont le second
sinon le premier producteur mondial de cannabis (OGD) mais n’exportent pas ou très peu) (carte 4).
Les estimations de l’importance des productions au sein de chacune de ces régions varient
selon les sources consultées, et ce souvent dans de très grandes proportions. Si les aires majeures de
cultures des trois plantes-mères sont connues, d’immenses zones de production potentielle et
soupçonnées sont complètement ignorées. La nature illégale des activités relatives au narco-trafic fait
que les enquêtes de terrain et les méthodologies de calcul sont particulièrement malaisées, ce qui
donne en général des informations lacunaires et contradictoires qui impliquent qu’elles soient prises
avec précaution et soumises à des analyses croisées.
Les deux sources utilisées ici sont celles du Département d’Etat des Etats-Unis, qui fournit un
rapport des plus complets sur l’état des productions dans le monde (International Narcotics Control
Strategy Report, INCSR, mars 1996, http://www.usis.usemb.se/drugs/), et celles de l’Observatoire
Géopolitique des Drogues dont les estimations sont moins affectées par des intérêts géopolitiques
complexes tels que ceux qui peuvent pris en compte par les services étasuniens.
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
36
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
37
Les principales cultures de pavot à opium se situent en Asie, quelque soient les sources
considérées. Les estimations diffèrent ensuite très nettement lorsqu’il s’agit de dissocier la première
région productrice-exportatrice de la seconde et donc le premier pays. Le Triangle d’Or et le Croissant
d’Or se disputent ainsi la première place depuis la fin des années 1980, lorsque les soviétiques ont
quitté l’Afghanistan et que la production locale a littéralement explosé.
Le Triangle d’Or est selon l’INCSR la première région productrice-exportatrice d’opium en
1995, avec un total de 2 545 tonnes dans lequel ne sont pas prises en compte les cultures chinoises,
nord-coréennes et vietnamiennes. Selon Marie-Christine Dupuis, la production potentielle du sud-est
asiatique peut être estimée à 2 980 tonnes en 1995, et selon l’OGD, celle du Triangle d’Or est
comprise entre 3 000 et 3 500 tonnes en 1994-1995.
Tableau 3. Estimations des productions d’opium par pays en Asie du Sud–Est en 1995
(en tonnes)
2 545 / 2 3401 / 2 600-2 9002
Birmanie
Laos
Thaïlande
République populaire de Chine
180 /
1801 /
4003
25 /
251 /
204
180
Corée du Nord
30
Vietnam
20
2 980 / 25451 / 3 000-3 5002
TOTAL
(in Dupuis M .C., 1996, pp. 23-24 ; 1 INCSR ;
2, 3, 4
Labrousse A., 1994, estimations de 1994,
1991 et 1993)
Le Croissant d’Or est lui caractérisé par des estimations beaucoup plus controversées que
celles du Triangle d’Or. En effet, si l’INCSR propose le chiffre de 950 tonnes d’opium produites en
Afghanistan en 1994, l’OGD et le PNUCID (UNDCP, http://undcp.or.at/unlinks.html) considérant eux
que la réalité est comprise entre 3 200 et 3 300 tonnes, ce qui place donc l’Afghanistan et le Croissant
d’Or devant la Birmanie et le Triangle d’Or. Ainsi, pour l’INCSR, la production du Croissant d’Or en
1995 est de 1 440 à 1 475 tonnes, Iran compris, donc loin en-dessous des estimations de l’OGD et du
PNUCID pour 1994. Marie-Christine Dupuis, qui se base sur les données étasuniennes, note d’autre
part que l’état de la situation en Asie centrale est complètement inconnu alors que les conditions
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
38
climatiques et pédologiques très proches de celles de l’Afghanistan devraient permettre des
productions particulièrement importantes. Si le cas de l’Afghanistan exprime à quel point les
estimations peuvent être contradictoires, il montre aussi que si l’on considère les tendances plus les
données quantitatives, les différentes sources semblent malgré tout s’accorder sur le fait que les
productions afghanes sont en rapide augmentation depuis les années 1980. L’INCSR avançant ainsi le
chiffre de 700 à 800 tonnes en 1988 et l’OGD celui de 1 000 à 1 500, leurs estimations des dernières
années montrent que les productions ont plus ou moins doublé (Dupuis M.C., 1996, pp.26-28 ; OGD,
1996, pp. 152-153 ; INCSR, 1996).
La culture du pavot existe également à de moindres échelles en Inde, au Népal, au Liban en
Turquie, en Ukraine et en Russie. L’Afrique noire semble avoir également été récemment affectée par
le phénomène, des cultures et des laboratoires de transformation de l’opium en héroïne ayant été
décelés au Nigeria, au Togo, au Bénin, en Côte d’Ivoire et au Tchad (OGD, 1996, p. 112). L’Amérique
latine n’est pas en reste non plus, le Mexique ayant produit en 1995, selon la DEA, environ 53 tonnes
d’opium, la Colombie 60, et le Guatemala moins de 5 (DEA, INCSR, Dupuis M.C., 1996).
Le premier producteur-exportateur de résine de cannabis est sans conteste le royaume
chérifien. La production de kif (désigne la plante entière ou détaillée en paquets de branchettes, mais
surtout la préparation à fumer dans laquelle le chanvre nettoyé est mélangé à du tabac) est évaluée à
100 000 tonnes par an dont 60 000 sont destinées à être transformées en résine pour l’exportation.
Mais la totalité de la récolte n’étant pas exploitée dans l’année, le meilleur kif ne se traitant qu’après
un an de stockage, la potentiel de production de haschich approche donc les 1 500 tonnes d’une résine
de qualité moyenne, voire 2 000 (OGD, 1996, pp. 113-115 ; Labrousse A., 1994, Maroc).
Les autres producteurs-exportateurs de haschich sont peu nombreux. le Liban qui avait produit
2 000 tonnes en 1989 a connu une réduction drastique de ses cultures. L’Afghanistan, le Pakistan,
l’Inde du Nord et le Népal sont des producteurs de longue date (Khanal P., in Centre Tricontinental,
1996, pp. 97-100) alors que l’Afrique noire semble s’être très récemment lancée dans de telles
productions, les origines de ces produits étant difficiles à préciser.
Les producteurs-exportateurs de marijuana sont, on l’a vu, extrêmement nombreux. Le
Mexique est connu pour être le premier d’entre eux, ce qui s’explique aisément par la place de choix
qu’il occupe en tant que voisin du plus gros consommateur mondial de marijuana, les Etats-Unis. S’il
n’est pas sûr que le Mexique soit le premier producteur mondial de marijuana, les Etats-Unis étant
souvent tenus pour tels, il est en revanche assuré qu’il en est le premier exportateur, fournissant
jusqu’à 50 % du marché étasunien. L’INCSR estimait la production mexicaine à 7 000 tonnes en 1992,
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
39
mais l’étude comparée des estimations étasuniennes dans les deux pays montre que l’on ne peut
s’appuyer sur ces statistiques. Les Etats-Unis sont en effet d’une part susceptibles d’être le premier
producteur de marijuana et le principal client du Mexique, et d’autre part les principaux artisans de la
« guerre à la drogue ».
Les cultures de cannabis sont en fait, à des échelles très variées, présentes dans la majeure
partie des pays du monde : l’Amérique latine est engagée dans cette production du Mexique à
l’Argentine en incluant les îles du bassin caraïbe ; l’Afrique noire est le théâtre d’une véritable
« explosion cannabique » depuis les années 1990 : de l’Afrique soudano-sahélienne à l’Afrique du Sud
et Madagascar, presque tous les pays sont concernés. Les républiques d’Asie centrale constituent
également une aire de production en rapide expansion, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan abritant les
cultures les plus vastes de la région. L’Asie est quant à elle représentée par l’Inde du Sud, la
Thaïlande, l’île de Mindanao aux Philippines et celle de Bali en Indonésie, autant de hauts lieux du
tourisme mondial. En Europe occidentale les Pays-Bas sont les premiers producteurs de marijuana, les
cultures hydroponiques étant, comme aux Etats-Unis, innombrables (Labrousse, 1994 ; OGD, 1996 ;
Grimal, 1993 ; Tullis, 1995).
C’est en Amérique andine que les principaux producteurs-exportateurs de coca sont
concentrés. Les cocaïers cultivés au Pérou auraient donné quelques 169 500 tonnes de feuilles en 1995
selon l’INCSR, ceux de Bolivie 71 590 et ceux de Colombie 40 800, l’Equateur n’étant qu’un
producteur mineur. Le Pérou, qui reste de loin le premier producteur mondial de coca, a vu ses
tonnages de feuilles baisser par rapport à 1991 alors que la Bolivie comme la Colombie ont vu les leurs
augmenter significativement. La DEA estimait que les 193 916 hectares connus de cocaïers en
Amérique latine en 1988 avaient produit 227 055 tonnes de feuilles séchées, donc moins que les trois
pays ci-dessus considérés ensembles en 1995. L’Amérique centrale est également concernée, le
Panama et le Guatemala surtout produisant leur propre coca. L’Afrique de l’Ouest serait atteinte
d’après certaines rumeurs par la culture du cocaïer, au Nigeria encore (INCSR 1996, DEA
1996,(http://www.usdoj.gov/dea/deahome.html), Labrousse 1994, OGD 1996)
Les principaux pays producteurs-exportateurs des trois plantes à drogues majeures
apparaissent donc être des pays du Sud, des pays en voie de développement. La Birmanie,
l’Afghanistan, le Maroc, le Mexique et le Pérou sont ainsi d’une part caractérisés par des productions
de plantes à drogues et ils s’avèrent d’autre part compter parmi les pays les plus pauvres de la planète.
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
40
Tableau 4. Indicateurs de développement de quelques producteurs-exportateurs
PIB par habitant
IDH
1 0412
0,5142
3043
0,3932
Maroc
1 0423
0,6902
Mexique
3 4702
0,8041
9502
0,6422
Birmanie
Afghanistan
Pérou
(L’état du monde, 1995 ; 1 1991, 2 1992, 3 1993)
L’on peut donc établir une corrélation positive entre le phénomène de production-exportation
de plantes à drogues et le sous-développement des pays engagés dans de tels processus, l’exemple des
Etats-Unis et des Pays-Bas, pays riches et gros producteurs de drogue, pouvant ici confirmer que le
développement des cultures illicites apparaît comme une réponse à la pauvreté, au sous-développement
économique et humain.
Conclusion
Une approche géographique multiscalaire et diachronique des plantes à drogues a permis
d’appréhender une réalité particulière, un phénomène mondial qui semble en fait être apparu avec
l’homme. Si la réalité du phénomène narcotique a changé dans sa nature et ses dimensions au cours de
l’histoire, son approche a également été transformée : en effet, sa complexité (de complexus, ce qui est
tissé ensemble) a appelé à des approches qui tiennent compte des prodigieuses richesses et diversité
des plantes toxiques, qu’elles soient utilisées ou non, de la répartition de celles-ci à la surface du globe
comme de leurs places dans des systèmes de valeurs particuliers, de la classification internationale des
substances concernées et des controverses éthiques et juridiques qui caractérisent le monde de la
drogue de la production à la consommation.
Une géographie mondiale des plantes à drogues comparée avec celle de l’occupation humaine
du globe permet donc tout d’abord de dégager une corrélation majeure. En effet, l’observation des
foyers d’origine des plantes-mères des trois principales drogues et l’étendue contemporaine des zones
cultivées a mené à une perspective historico-culturelle qui a permis de distinguer un fait
1. 3. Géographie du développement et production des plantes à drogues
41
anthropologique majeur, l’histoire des drogues commençant avec celle des hommes : « la drogue colle
à l’homme comme la peau à sa chair ».
Quant aux cultures commerciales actuelles des plantes à drogues, leur localisation très nette
dans les pays du Sud montre une forte corrélation. En effet, la corrélation entre aires de cultures
illicites et aires de sous-développement est couramment établie, comme a été observée la large
coïncidence entre tropicalité et pauvreté (Gallais J., 1994). La géographie des pays producteursexportateurs de plantes à drogues dans le monde correspond ainsi à celle du sous-développement, ce
que tend à confirmer l’apparition de « nouveaux fronts » en Afrique, en Amérique latine et en exURSS. L’extension des cultures illicites à la surface de la planète semble donc bien se faire sur le
terreau de la pauvreté : « c’est sur les ruines du sous-développement que prospère la mauvaise herbe ».
Le phénomène narcotique, au-delà de ses dimensions culturelles, apparaît ainsi être intimement
lié au phénomène économique, comme le montrent les structures et les mécanismes de l’économie de
la drogue, de la production à la consommation.
II. Les structures de l’économie de la drogue 42
II. Les structures de l'économie de la drogue
2. 1. L'économie mondiale de la drogue, de la production à la consommation
2. 1. 1. Le commerce de la drogue, une économie politique
2. 1. 2. Spécificités de l'économie de la drogue
2. 1. 3. Les données de l'économie mondiale de la drogue
2. 2. Des plantes à drogues aux drogues, rendements, prix et acteurs
2. 2. 1. Du pavot à l’héroïne
2. 2. 2. De la coca à la cocaïne
2. 2. 3. Les revenus des acteurs, une répartition inégalitaire
2. 3. Les dialectiques drogues/développement
2. 3. 1. La production des plantes à drogues comme conséquence du sous-développement
2. 3. 2. Les conséquences socio-économiques de la production de plantes à drogues et du
narco-trafic dans les pays en voie de développement
2. 3. 3. Le développement alternatif : quelles réalités ?
2. 1. L’économie mondiale de la drogue, de la production à la consommation
43
2. 1. L’économie mondiale de la drogue
2. 1. 1. Le commerce de la drogue, une économie politique
Si l'homme a de tous temps éprouvé le désir de modifier volontairement ses états de conscience, il a
également été confronté au besoin de s'en donner les moyens. Très vite donc, les plantes dotées de
substances psychoactives reconnues ont été intégrées dans des processus de production, de
commercialisation et de distribution qui permettaient leur diffusion et leur consommation.
Si ce phénomène a toujours existé, les dimensions qu'il a prises au cours de l'histoire ont quant
à elles très fortement évolué pour atteindre de nos jours l'importance mondiale que l'on sait. En effet,
parmi les sociétés dites primitives l’accès aux drogues et à leur usage restait confiné à l'espace social
de référence des populations concernées, la production et la consommation de substances
psychoactives étant très strictement codifiées. L'autonomie individuelle de l’accès a ces substances
n'existait alors quasiment pas, car si le détenteur de l’accès aux domaines du sacré et du médical
détenait à lui seul la connaissance du monde végétal et de ses propriétés, il était également le seul
habilité et autorisé à user de ce potentiel.
L'usage des drogues était ainsi déjà dans ce contexte lié aux sphères du pouvoir et de l'autorité.
L'on peut trouver dans l'histoire et la littérature de nombreux exemples de cette relation intime
existant entre diffusion des drogues et pouvoir (politique et/ou économique), exemples dont les plus
célèbres ne sont pas toujours les plus fondés ; ainsi celui de Hassan Sabah et du pouvoir manipulateur
qu'il exerçait sur les membres de sa secte d'assassins, les Haschichins, lesquels étaient censés, sous
l'emprise du haschich, exécuter des victimes désignées. Le pouvoir exercé par les prêtres incas et le
rôle joué par la coca dans leur système socio-religieux laissent, eux, nettement moins de doutes quant
à leur réelle existence.
Mais le commerce des drogues prend réellement pied dans l'histoire lorsque les Anglais
découvrent le pouvoir politico-économique que peut procurer le monopole de la production et de la
consommation d'une drogue, en l'occurence l'opium. En effet, les Anglais, qui s'annoncèrent au
XVIIIème siècle comme le principal pouvoir européen en Asie continentale, réalisèrent rapidement
l'énorme potentiel que le marché de l'opium pouvait leur offrir, et ils appuyèrent la mise en culture de
vastes plantations de pavot en Inde du Nord afin d'exporter la précieuse résine en Chine où les
autorités impériales avaient décrété une large et stricte prohibition sur le tabac. L'opium permettait
ainsi a l'Angleterre de résorber le déficit de ses échanges avec la Chine, l'exportation et l'imposition
2. 1. L’économie mondiale de la drogue, de la production à la consommation
44
d'un produit provoquant une toxicomanie certaine s'avérant particulièrement intéressant, le terrain
commercial étant d'autant plus prometteur qu'une précédente toxicomanie y était en voie d'éradication.
Les dimensions prises par l'opiomanie chinoise, opiomanie provoquée, entretenue et imposée par
l'Angleterre, déclencheront plusieurs guerres, dites guerres de l'opium, qui témoigneront ainsi du
pouvoir grandissant que l'Angleterre exerçait sur la Chine par l’intermédiaire de sa population
dépendante.
Une des particularités majeures de l’économie de la drogue réside ainsi précisément dans le fait
qu'elle est basée sur une accoutumance et, ou, sur une dépendance. Cette propriété du produit en fait
une manne économique puisque ici le consommateur gagné est un consommateur assuré. Le pouvoir
exercé par le producteur et le trafiquant sur le consommateur est donc considérable, que ce soit aux
échelles individuelle, communautaire ou même étatique. Ainsi, les services spéciaux des armées
française et étasunienne utilisèrent-ils l'opium d'une part pour financer et rentabiliser leurs opérations
militaires secrètes lors des guerres d'Indochine et du Vietnam, et d'autre part pour s'assurer des appuis
parmi les minorités ethniques montagnardes productrices d'opium et également opposées aux
vietnamiens (Boyes J., Piraban S., 1991).
De la même façon et plus récemment, la CIA comme le KGB ont, lors de la guerre froide,
utilisé la drogue et le narco-trafic comme moyens de subversion. La CIA semble en effet avoir été
directement impliquée dans des trafics de cocaïne acheminée par des membres de la Contra en
Californie, organisant secrètement des vols à destination par exemple d'une base militaire étasunienne
située dans l'Arkansas (Courrier International No 310, octobre 1996, d'après le San Jose Mercury
News). Le KGB aurait quant à lui, et selon des révélations récentes, expérimenté les effets de diverses
drogues sur des soldats étasuniens en Corée du Nord dans le cadre d'un programme de subversion de
l'Occident en utilisant des drogues pour diminuer la productivité du travail à l'Ouest et mettre fin à son
hégémonie économique (ibid.).
L'économie de la drogue et le narco-trafic apparaissent à la suite de ces exemples comme des
phénomènes éminemment politiques qui nous permettent de parler ici d'une économie politique
de la drogue. La notion de pouvoir revêt ainsi une importance toute particulière au sein des relations
que les hommes ont de tous temps entretenu avec le commerce des drogues. En effet, si, avec Georges
Balandier (1967, pp. 43-45), l'on considère « le pouvoir comme résultant, pour toute société, de la
nécessite de lutter contre l'entropie qui la menace de désordre », et que l'on observe que « [L]e pouvoir
se renforce avec l'accentuation des inégalités, qui sont la condition de sa manifestation au même titre
qu'il est la condition de leur maintien en état [.] », l'on peut alors aisément déceler la part du politique
dans le commerce des drogues. Le cas exemplaire de l'extension forcée de l'opium en Chine par les
Anglais illustre bien les utilisations politiques qui peuvent être faites d'un tel commerce : Olivier
2. 1. L’économie mondiale de la drogue, de la production à la consommation
45
Brouet insiste ainsi sur le fait que « l'opium abrutissant la population [chinoise], sa soumission s'en
trouvait facilitée et que c'est surtout de la sorte que l'opium fit son apparition dans les annales
diplomatiques comme instrument de politique commerciale et de domination politique. » (1991, p. 94).
L'auteur voit se dessiner à travers cet événement historique « les premiers pas de la diplomatie
moderne », les Etats-Unis organisant à Shanghai en 1909 la première conférence sur l'opium et
intégrant ainsi la problématique des drogues à leur politique extérieure en se déclarant farouchement
prohibitionnistes. « La genèse et le déroulement de la conférence de Shanghai ont laissé percer deux
concepts-clés de la diplomatie du XXème siècle : la multilatéralité et le contrôle démocratique, au
travers des pressions de l'opinion publique. » ( ibid., p.98).
Ces relations intimes que la drogue noue entre les domaines économique et politique nous
amèneront à replacer le narco-trafic dans le cadre politico-territorial de l'Etat, après avoir considéré la
dimension économique internationale que prend la drogue dans le monde d'aujourd'hui. L'approche
économique du narco-trafic à diverses échelles permettra ainsi de considérer comment « l'importance
croissante des flux transnationaux remet en cause la toute-puissance du principe de territorialité. »
(Smouts M.C. & Badie B., 1995, p.78).
2. 1. 2. Spécificités de l'économie de la drogue
Une des particularités majeures du commerce des drogues, qui fait son attrait et son dynamisme
particuliers, réside dans le fait que la production et la distribution de ces produits constituent une
source de revenus exceptionnelle, sans commune mesure avec celle procurée par les marchés légaux
de produits licites.
Ce sont en fait les marges de bénéfice très importantes réalisées entre la production et la vente
au détail des drogues qui permettent de constituer une source de revenus tellement importante en
amont ou en aval de la chaîne. Mais ces profits particulièrement élevés qui dynamisent ainsi
l'économie de la drogue sont compréhensibles en fonction de l'illégalité des produits et de leur marché.
En effet, la très grande distorsion qui se crée entre les coûts de production et les prix à la
consommation relève du caractère illégal du commerce des stupéfiants.
Ainsi l'on peut observer avec Rodrigo Uprimny que « l'économie de la drogue rencontre son
succès grâce et malgré son illégalité », ce qui « révèle un des nombreux paradoxes de la répression du
narco-trafic ». « La prohibition génère une série de pratiques illégales qui consolident le crime
organisé. En même temps, la présence d'une telle délinquance devient une autre justification pour
2. 1. L’économie mondiale de la drogue, de la production à la consommation
46
réprimer le narco-trafic. L'Etat essaie de détruire les cartels en renforçant la prohibition alors qu'en fait
les cartels sont un produit de la prohibition. Voilà pourquoi pour analyser le narco-trafic, deux aspects
doivent toujours être pris en considération : son caractère commercial et son illégalité. » (in Centre
Tricontinental, 1996, pp.127-140).
Un autre des aspects majeurs de ce commerce particulier réside selon Pierre Kopp dans «la
structuration de l'offre de drogue en réseaux » constitués d'une multitude de maillons disposant d'une
relative autonomie les uns vis-à-vis des autres. Ainsi les filières du narco-trafic ne s'insèrent pas dans
une structure qui soit réellement pyramidale depuis l'amont jusqu'en aval d'une même chaîne. C'est
plutôt d'une "décentralisation verticale des responsabilités" qu'il s'agit, cette décentralisation expliquant
en partie le dynamisme d'une économie soumise à concurrence et caractérisée par des allégeances
multiples et mouvantes. (Revue Tiers Monde, Drogues et développement, 1992, pp. 517-536).
Cette structure en réseaux permet également de distinguer trois caractéristiques majeures
permettant de comprendre le dynamisme de l'économie de la drogue. Une certaine souplesse des
réseaux existe de fait en fonction d'une relative autonomie des acteurs au sein d'un système fondé sur
la parcellisation des tâches depuis la production jusqu’à la distribution des drogues. Il se crée donc un
«effet d'offre » (capacité de chacun, au sein du réseau et indépendamment de sa place particulière, de
créer de nouveaux marchés) qui, associé à une «imprévisibilité des réactions », peut en partie expliquer
le dynamisme du narco-trafic. La structuration de l'offre en réseaux permet également «une gestion et
une répartition du risque », lesquelles procurent à l'organisation du commerce des drogues une
souplesse de réaction vis-à-vis de la prohibition et de la répression.
L'économie de la drogue est ensuite également caractérisée par une demande globalement
inélastique et une offre élastique. Cette particularité fait du marché des drogues un cas particulier de
l'économie des produits illicites. En effet, la nature et les propriétés des produits échangés, en
l'occurence des drogues, font que production et consommation peuvent être ajustées selon des
modalités particulières et conjoncturelles.
Les effets d'accoutumance et de dépendance que les drogues provoquent chez les
consommateurs induisent des « effets de cliquet » dans le fonctionnement de l'économie de la drogue.
Pierre Kopp estime ainsi que si un gain de consommateurs peut être réalisé à la suite d'une baisse
volontaire des prix, ce gain ne sera que très faiblement remis en question par une remontée des prix.
Cet « effet de cliquet » est directement imputable à la nature et aux propriétés des produits considérés
qui provoquent accoutumance et dépendance chez les consommateurs (Revue Tiers Monde, Drogues
et développement, 1992, p. 574). Si un « effet de cliquet » existe bel et bien comme mode de
fonctionnement de l'économie de la drogue, l'histoire montre néanmoins que les baisses de prix au
détail sur certains marchés (héroïne, cocaïne ou opium) n'ont pas provoqué de hausse de la
2. 1. L’économie mondiale de la drogue, de la production à la consommation
47
consommation et ont même parfois eu des effets opposés : c'est en 1987, pour la première fois, que la
consommation de cocaïne par les jeunes étasuniens baissa, au moment même où les prix de gros
étaient au plus bas.
Si ce mécanisme garde toutefois une grande pertinence lors de l'étude et de la compréhension
du marché des drogues et de son dynamisme, deux autres phénomènes permettent d'expliquer
l'élasticité de l'offre et l'inélasticité de la demande.
L'offre peut en effet d'autant plus être élastique que la drogue est un produit illégal non soumis
à un quelconque contrôle officiel de sa qualité et de sa pureté. Les manipulations de la pureté des
produits peuvent donc grandement jouer sur la différence entre les quantités produites et celles
consommées. Ainsi, le degré de pureté de la cocaïne du marché étasunien est passé de 30 % en 1981 à
50 % en 1985, le prix au détail baissant quant à lui de 120 à 100 US$ par gramme. Pour un même kilo
de cocaïne pure le revenu avait ainsi baissé de 60 % (de 500 000 à 200 000 US$ par kilo) en fonction
de l'augmentation du degré de pureté alors que le prix au détail n'avait lui baissé que de 16 %. Lorsque
l'offre est restreinte un phénomène comparable se développe : l'augmentation de 40 % des prix de gros
de la cocaïne colombienne à la suite de la guerre contre le narco-trafic déclenchée par le gouvernement
Barco n'a en effet pas eu d'incidence sur le prix au détail mais la pureté du produit diminuait, elle, de
50 à 60 % : « La transformation de la qualité du produit par une pureté croissante lorsque la demande
est stable, permet au dealer de chercher de nouveaux clients tout en maintenant son revenu lorsque
l'offre est en baisse. » (Rodrigo Uprimny in, Centre Tricontinental, 1996, pp. 133-134).
Mécanismes de prix et manipulations de la pureté, associés aux phénomènes d'accoutumance et
de dépendance peuvent ainsi expliquer que le marché des drogues soit caractérisé par une offre
élastique et une demande inélastique. Néanmoins, l'inélasticité de la demande peut et doit être
relativisée en fonction du type de drogue consommée. Ainsi « selon Lewis « la demande de cocaïne
tend à être plus flexible que celle de l’héroïne » » (ibid.). En effet la consommation d'héroïne implique
une toxicomanie plus forte que celle de la cocaïne et les opiacés sont moins facilement abordables par
l'organisme que ne l'est la cocaïne.
L'économie de la drogue possède donc des particularités qui lui sont bien spécifiques et qui
permettent son dynamisme non moins particulier. L'on peut donc définir l'économie de la drogue
comme un marché illégal de produits illicites constituant une source de revenus exceptionnelle. Cette
source de revenus est basée sur une importante distorsion des prix entre l'amont et l'aval des filières,
distorsion créée en majeure partie par l'illégalité du marché comme du produit. La structuration de
l'offre en réseau, phénomène lié à la prohibition et la répression et donc à l'illégalité, confère au
système une certaine souplesse de fonctionnement et donc un certain dynamisme en même temps
2. 1. L’économie mondiale de la drogue, de la production à la consommation
48
qu'elle permet une gestion par répartition des risques inhérents à ce type d'activité. Economie de
contrebande donc, l'économie de la drogue possède toutefois des spécificités très particulières qui
relèvent de la nature et des propriétés des produits échangés ; les drogues générant chez les
consommateurs des phénomènes d'accoutumance et de dépendance plus ou moins importants, le narcotrafic se caractérise d'une part par une demande inélastique et d'autre part par une offre dont l'élasticité
est basée sur la relation pureté-prix des produits.
L'économie de la drogue possède donc des caractéristiques qui lui permettent un
développement de plus en plus important, lui faisant par là-même prendre une part croissante dans
l'économie mondiale.
2. 1. 3. Les données de l'économie mondiale de la drogue
L'évaluation statistique du commerce des drogues à l'échelle mondiale est particulièrement mal
aisée, ce que traduisent les énormes écarts existant entre les différentes hypothèses. En effet, si
l'appréhension statistique d'un tel phénomène relève du domaine de l'aléatoire en fonction de son
illégalité, les chiffres avancés par les différents Etats concernant leur situation interne ou celle de leurs
voisins peuvent être largement modifiés, à la baisse ou à la hausse selon les objectifs visés. Si les
Etats-Unis par exemple sont très susceptibles d'avoir sciemment minimisé l'importance de leur propre
production de marijuana par rapport à celle du Mexique, certains Etats d'Amérique du Sud ont pu
quant à eux exagérer l'ampleur prise par leurs propres situations afin de bénéficier des aides financières
étasuniennes ou de celles des organismes internationaux.
Les estimations du marché mondial des stupéfiants au détail montrent bien à quel point les
avis divergent quant à l'importance du narco-trafic. Ainsi les dépenses des consommateurs à l'échelle
mondiale varient selon les estimations de 150 à 800 milliards de dollars par an. Si Javier Perez de
Cuellar estimait le commerce des narcotiques au début des années 1990 à 500 milliards de dollars,
Iban de Rementeria, responsable du Fond des Nations Unies de lutte contre l'abus des drogues
(FNULAD) parle lui d'environ 192 milliards dépensés en 1989 dans le monde par les consommateurs
de drogues naturelles (in, Delbrel G., 1991, p. 48). Toujours en 1989, l'Institut Saint-Gall, en Suisse,
affirmait que les revenus du narco-trafic s'élevaient à quelques 400 milliards de dollars alors que le
Groupe d'action financière internationale (GAFI), créé et composé par les membres du G7, l'estimait
lui entre 600 et 800 milliards dont 122 pour les seules consommations étasunienne et européenne de
drogues « naturelles » (cocaïne, héroïne et cannabis) (ibid., pp. 114-115). La sous-commission des
narcotiques du Sénat étasunien parle elle de 300 milliards dont un tiers pour les seuls Etats-Unis, alors
2. 1. L’économie mondiale de la drogue, de la production à la consommation
49
que la NORML (Organisation nationale pour la Réforme des Lois sur l'usage de la Marijuana - EtatsUnis) estime le marché mondial à 500 milliards de dollars (Revue Tiers Monde, 1992, p. 497).
Si les avis divergent quant aux estimations globales de l'importance économique du narcotrafic, un certain consensus existe d'une part à propos de la répartition régionale des différentes
productions et d'autre part, et surtout, à propos de la répartition des bénéfices du trafic.
La division économique entre un Nord riche et consommateur et un Sud pauvre et producteur a
longtemps correspondu à une certaine vision et à une certaine description des rapports Nord-Sud. En
effet s'il apparaît clairement que la grande majorité des productions et des exportations de drogue à
l'échelle mondiale se fait dans et à partir des pays du Sud, tous les analystes s'accordent à penser que
90 a 98 % des revenus du narco-trafic se font et restent dans les pays industrialisés du Nord. (OGD,
NORML,(http://www.norml.org), ONU,(http://undcp.or.at/unlinks.html).
Si l'on s'accorde sur une estimation globale moyenne du trafic mondial de drogue de l'ordre de
500 milliards de dollars par an au début des années 1990, les analyses du GAFI ou du Département
d’Etat étasunien (INCSR, rapport annuel certes le plus complet mais à manier avec précautions,
http://www.usis.usemb.se/drugs/) présentent un intérêt certain en ce qu'elles permettent de réaliser des
approches régionales, même si les chiffres avancés minimisent la réalité ainsi que l'estiment certains.
Les données avancées par le GAFI accordent ainsi 61 % du produit de la vente de drogue au
cannabis (75 milliards de dollars), 29 % à la cocaïne (35 milliards) et 10 % à l’héroïne (12 milliards).
Humberto Campodonico Sanchez observe d’après ces chiffres que « [L]a vente au détail est une affaire
qui marche. Son revenu équivaut à 110 % des importations de l’Amérique latine et à 30 % de sa dette,
à 230 % des exportations de l'Afrique, à 80 % de celles du Royaume-Uni et à 70 % de celles de la
France ». Si, comme beaucoup s'accordent à penser, environ 80 % du revenu brut du narco-trafic
peuvent être considérés comme profit disponible pour les trafiquants, et que d'autre part environ 50 %
de ce profit sont placés à des taux d’intérêt moyens annuels de 9 %, alors sur la période 1980-1990, les
122 milliards estimés par le GAFI (correspondant à une quarantaine de milliards d'investissement)
auraient rapporté quelques « 820 milliards de dollars, soit deux fois la dette de l'Amérique latine en
1989 (416 milliards de dollars). ». Et l'auteur de rappeler qu'il s'agit ici de « chiffres-plancher » (in,
Delbrel G., 1991, pp. 115-116).
L'on voit ainsi l'importance du narco-trafic et des profits indirects qu'il génère, et l'on comprend
aisément l'attrait qu'une telle source de revenus peut exercer sur les pays pauvres du Sud et leurs
populations. Mais la répartition des bénéfices engendrés par le commerce des narcotiques semble en
fait aller nettement plus au Nord consommateur qu'au Sud producteur, s'intégrant ainsi dans la
tendance à la détérioration des termes des échanges observée avec les produits légaux.
2. 1. L’économie mondiale de la drogue, de la production à la consommation
50
Sur les 35 milliards de dollars du produit de la vente de cocaïne estimée par le GAFI, 1,5
milliards iraient au Pérou où 750 millions à 1 milliard seraient changés en monnaie nationale dans le
système financier local ; 1,5 milliards iraient en Bolivie, dont 500 à 700 millions injectés localement,
et 5 milliards iraient aux barons de la cocaïne colombiens qui en changeraient environ 1 à 1,5 milliards
dans l'économie nationale. Ainsi réparti, le total des revenus des pays producteurs approcherait les 8
milliards de dollars, le reste, soit 27 milliards, correspondant aux bénéfices réalisés dans les pays
consommateurs, essentiellement en Europe occidentale et aux Etats-Unis (ibid., p. 117). Les pays
producteurs n'apparaissent donc pas comme les principaux bénéficiaires du narco-trafic, et cela même
lorsqu'ils ne sont comparés qu'entre eux. En effet, le Pérou, qui est de loin le premier producteur
mondial de coca (en 1995, 183 600 tonnes de feuilles de coca contre 40 800 pour la Colombie, INCSR
1996,http://www.usis.usemb.se/drugs/) réalise un profit nettement inférieur a celui de la Colombie qui
contrôle près de 80 % des exportations de coca et de cocaïne produites au Pérou et en Bolivie. Mais
malgré la faible part des bénéfices leur revenant, les pays producteurs réalisent néanmoins à leurs
échelles des profits importants : Samuel Doria Medina, conseiller économique du président bolivien
Jaime Paz Zamora, estimait qu'en 1989 le commerce de la drogue avait participé au quart de la
formation du PIB national, et que les 500 millions de coca-dollars recyclés en Bolivie équivalaient à
80 % du revenu des exportations légales (Nicole Bonnet, in, Delbrel, 1991, pp.97-113)
Si l'on peut se fier à ces chiffres, la majorité des experts s'accordant sur les estimations des
quantités de coca produites par les trois pays andins, on peut alors juger de l'importance de l'écart qui
sépare les pays producteurs des pays consommateurs quant à leurs bénéfices respectifs. Et cela d'autant
plus que les montants avancés pour les pays consommateurs sont largement sous-estimés : William
Benett lui-même, haut responsable de la Drug Enforcement Administration, un des « tsars de la
drogue » étasuniens, a reconnu après sa démission en 1990 que les calculs de son gouvernement
étaient très en dessous de la réalité.
Les pays consommateurs apparaissent donc comme les principaux bénéficiaires du narcotrafic puisque au moins 90 % des profits que celui-ci génère y sont réalisés. Le blanchiment de l'argent
de la drogue fait ainsi vivre, outre les paradis fiscaux de Grand Cayman, Panama, Luxembourg,
Macao, Hong Kong, etc., de nombreuses banques, suisses bien sûr, mais aussi étasuniennes. Les
profits sont en effet particulièrement attractifs pour des banques qui peuvent prélever des commissions
de l'ordre de 10 % sur des sommes considérables. Ainsi, le New York Times révélait-il la dimension
prise en 1988 par les excédents déposés en liquide sur des comptes courants aux Etats-Unis : « Une
succursale de Miami a déclaré, pour 1988, 2,8 milliards de dollars cash d'excédents... , 2,7 milliards à
Los Angeles, 1,5 milliard à Jacksonville (Floride) et 1,2 milliard à San Antonio (Texas)... A Houston,
à El Paso et à la Nouvelle-Orléans, on a trouvé une croissance significative des excédents d'argent
2. 1. L’économie mondiale de la drogue, de la production à la consommation
51
comptant, de 21 a 56 %. Les excédents de Miami et de Los Angeles augmenteraient à un taux annuel
de 10 %. » Les rapports de la réserve fédérale des Etats-Unis estiment que ces excédents proviennent
bien du trafic de drogue, des saisies record de cocaïne ayant été réalisées dans les villes mentionnées
(le montant déposé en liquide sur des comptes courants en 1988-89 dans ces seules villes atteindraient
ainsi 80 milliards de dollars) (H. C. Sanchez, in, Delbrel G., 1991, pp. 114-125).
Le narco-trafic, dont les dimensions s'amplifient rapidement depuis 1990, semble ainsi
s'intégrer parfaitement au système financier international et à ses tendances à la mondialisation des
échanges. La nouvelle expansion des marchés financiers internationaux des années quatre-vingt a
mené à la réalisation d'un seul marché financier à l'échelle mondiale dans lequel les banques ont été
amenées à jouer un rôle croissant, dans le financement des déficits publics d'une part, le placement de
l'épargne nationale d'autre part. Ainsi, au sein du marché interbancaire international, « [L]es sommes
mises en jeu par la « géofinance » donnent le vertige, quelque 250 000 milliards de dollars par an dont
très peu concernent le commerce international mais dont l'essentiel se place sur le marché des changes,
l'achat et la vente de devises. » (Smouts M.C. & Badie B., 1995, p. 138). Selon l'auteur, « [L]a
complexification de l'espace privé et des circuits commerciaux confère à l’« économie de gang » une
importance et une rentabilité qui contribuent à la rendre de plus en plus aiguë. » (ibid., p. 100).
Si les pays du Nord réalisent donc des profits nettement plus importants que ceux du Sud avec
le narco-trafic, c'est en grande partie parce que les « pays industrialisés, qui ont toléré les paradis
fiscaux, la création de l'euro-marché et toutes les autres activités spéculatives », ont de la sorte
indirectement encouragé le blanchiment des narco-dollars. L'économie de la drogue, en prospérant à
travers les mécanismes du système financier international, s'intègre parfaitement dans la
mondialisation des échanges en ce qu'elle « remet en cause la toute-puissance du principe de
territorialité », en « promouvant en dehors de l'Etat ou contre l'Etat, le rôle international de l'individu. »
(ibid., pp. 78 et 106).
2. 2. Des plantes aux drogues : rendements, prix et acteurs
53
2 .2. Des plantes aux drogues, rendements, prix, acteurs
Le commerce de drogues illicites permet aux acteurs du trafic de réaliser des bénéfices
considérables d'un bout à l'autre de la chaîne, que ce soit au Nord ou au Sud. C'est, on l'a vu, grâce en
majeure partie à l'illégalité de la production, du commerce et de la consommation des drogues, que de
tels profits sont dégagés tout au long des processus de transformation. Mais afin de pouvoir juger de
l'augmentation de la valeur des produits au fur et à mesure de leur transformation et du revenu qu'en
tirent les acteurs successifs, il faut être en mesure d'estimer l'importance des productions, leurs
rendements respectifs et les prix auxquels celles-ci sont proposées sur le marché.
Les trois plantes-mères à partir desquelles sont tirées les principales drogues consommées dans
le monde ont ainsi des rendements de production et des rentabilités très différentes. Plusieurs facteurs
entrent en jeu lors de l'estimation de la rentabilité des productions. Les rendements à l'hectare ont
évidemment une importance toute particulière mais les taux de concentration en alcaloïdes sont
également prépondérants.
Ainsi, il faut 10 kilogrammes d'opium pour obtenir un kilo de morphine-base qui donnera un
kilo d'héroïne pure, il faut 2,5 kilos de pâte-base (basuco) pour obtenir un kilo de cocaïne, et il faut 80
kilos de cannabis (plante fraîche) pour obtenir un kilo de haschich (selon les méthodes nord-africaine
et moyen-orientale) (Dupuis M.C., 1996; Galland M., 1991).
Le processus de transformation pour passer de l'opium à l'héroïne pure nécessite seize étapes
successives, celui de la coca à la cocaïne trois (deux en Bolivie) et celui du cannabis au haschich deux.
Pour produire l'héroïne comme pour la cocaïne de nombreux produits chimiques, les précurseurs, sont
nécessaires : chloroforme, éther et anhydride acétique pour l'héroïne; kérosène, carbonate de sodium,
acide sulfurique, permanganate de potassium, éther et acétone pour la cocaïne. Il faut ainsi sept litres
d'éther pour raffiner un litre de cocaïne. Quant aux deux produits issus du cannabis, marijuana et
haschich, le premier correspond aux sommités fleuries de la plante qui sont séchées et fumées telles
quelles alors que le second est le résultat de la récolte du pollen ou de la résine seule (respectivement
méthodes nord-africaines et sud-asiatiques). Un dérivé du haschich, l'huile de cannabis, s'obtient par
distillation du haschich dans l'alcool : il faut 10 kilos de résine pour obtenir un litre d'huile (Ouazzani
A., in Centre Tricontinental, 1996).
2. 2. Des plantes aux drogues : rendements, prix et acteurs
54
2. 2. 1. Du pavot à l'héroïne
L'exemple du pavot à opium permet de montrer les variations importantes des rendements
qui existent en fonction des régions de culture. Les trois régions de culture du pavot à opium sont le
Triangle d'Or, le Croissant d'Or et, à une échelle nettement moindre, l'Amérique latine. Si les diverses
estimations des quantités d'opium produit sont très différentes les unes des autres (surtout pour le
Croissant d'Or, la DEA évaluant la production d'opium afghan à 1 250 tonnes et l'OGD à 3 200-3 300),
la majorité des analystes s'accorde sur les rendements des cultures de pavot dans les trois régions
productrices.
Tableau 5. Rendement moyen des cultures de pavot par région productrice en 1995
(en kilogrammes, par hectare et par an)
Région
Rendement
Triangle d'Or
13,9
Croissant d'Or
36,4
Amérique latine
6,3
(D'après Dupuis M.C., 1996, p.33)
Ces chiffres permettent ainsi d'envisager les capacités de production d'héroïne des différentes
régions, tout en sachant qu'à l'échelle locale ces mêmes rendements sont susceptibles de varier de un à
dix selon la variété de la plante et sa teneur en alcaloïde, selon l'état des sols, l'existence de maladies
affectant les plants et bien sûr les conditions climatiques. Les variations des productions comme des
rendements peuvent en effet se manifester très rapidement au sein d'une même région. Par exemple,
l'extension de 38 % des cultures de pavot qui a été enregistrée en Birmanie entre 1988 et 1989 a
correspondu à une multiplication par deux de la production d'opium entre ces deux même années, ce
qui signifie, outre une extension considérable des superficies cultivées, une augmentation sensible des
rendements liée à une amélioration du savoir-faire (Dupuis M.C., 1991, p. 22). Les rendements du
Croissant d'Or permettent quant à eux d'envisager ses capacités de production ainsi que le potentiel
considérable de l'Asie centrale dont on sait que les cultures de pavot y sont en pleine expansion malgré
une absence totale de statistiques.
Si l'on considère maintenant les prix moyens du kilo d'opium dans les régions de
production, les estimations courantes avancent deux hypothèses de revenus, une hypothèse basse de
2. 2. Des plantes aux drogues : rendements, prix et acteurs
55
70 US$ le kilo et une hypothèse haute de 100 US$. Les prix d'achat sont les mêmes en Asie du Sud-Est
ou en Asie du Sud-Ouest, mais les cours de l'opium peuvent bien sûr subir des variations très
importantes en fonction des conjonctures, à la suite d'une mauvaise ou d'une très bonne année
climatique, comme à la suite de campagnes d'éradication. Ainsi, dans le Triangle d'Or, le cours du kilo
d'opium oscille entre 50 et 250 dollars : négocié autour de 70 US$ au nord du Laos en 1991-1992, le
kilo d'opium aurait dépassé les 200 US$ près de la frontière vietnamienne début 1995 (ibid., p. 182).
Le marché de l'héroïne, lui, voit les prix se former en fonction d'un critère d'éloignement, la
valeur du kilo d'héroïne étant directement proportionnelle à la proximité des marchés consommateurs.
Négocié autour de 1 100 à 1 300 US$ à la frontière birmano-thaïlandaise en 1993, le kilo de morphinebase était revendu transformé en héroïne 2 400 à 3 200 US$ à la même frontière, et valait entre 7 000
et 11 000 US$ à l'exportation à Bangkok. L'écart entre le prix d'un kilo d'héroïne dans la région source
et à l'exportation est ainsi de 4 600 a 7 800 US$. L'héroïne No 4 (pure à 98 %, elle est la plus précieuse
et la plus chère au monde) manufacturée dans le Triangle d'Or se négocie ensuite entre 150 000 et
250 000 US$ le kilo sur le marché de gros étasunien, en fonction de la qualité de la drogue et du lieu
d'achat. A titre de comparaison, l'héroïne en provenance d'Asie du Sud-Ouest se vent entre 70 000 et
200 000 US$, et celle d’Amérique centrale et latine entre 50 000 et 150 000 US$ le kilo. En 1993,
l'héroïne No 4 était en fait la moins pure sur le marché étasunien (32,2 %), devancée par les héroïnes
Ouest-asiatique (47,2 %) et sud-américaine (59,3 %). Mais en 1994 la tendance s'est retournée et la
« China White » a vu sa pureté moyenne à la vente au détail remonter à 39,7 % alors que la « Black
Tar » mexicaine présentait une pureté de 27,8 % (les puretés sont ici des moyennes) (ibid., p. 189). Les
degrés de pureté sont intéressants du simple fait qu'ils montrent à quel point les profits peuvent varier à
partir d'un même kilo d’héroïne pure.
Le prix de la vente en gros de l'héroïne du sud-est asiatique en 1993-1994 sur le marché
étasunien était donc de 150 000 a 250 000 US$ le kilo. A la vente au détail, le même kilo écoulé au
gramme était vendu entre 300 000 et 400 000 US$. Compte tenu d'une pureté moyenne au détail de 40
%, l'achat en gros d'un kilo d'héroïne permettait de revendre 2,5 kilos, soit, au détail, un chiffre
d'affaire de 750 000 a 1 000 000 US$, pour une marge par kilo vendu de 450 000 a 600 000 US$ (ibid.,
p. 193).
Ainsi, un hectare de pavot à opium birman qui produit en moyenne 14 kilos d'opium, permet
l'élaboration d'1,4 kilos d'héroïne pure qui, au détail pourra donner 2 kilos d'héroïne coupée. La valeur
initiale des 14 kilos d'opium, environ 1 000 US$ (hypothèse basse), sera après transformation en
morphine-base et en héroïne de 9 800 à 15 400 US$ à Bangkok, de 210 000 à 350 000 US$ à la vente
en gros aux Etats-Unis, et de 1 050 000 à 1 400 000 US$ à la vente au détail compte tenu d'une pureté
2. 2. Des plantes aux drogues : rendements, prix et acteurs
56
moyenne de 40 %. Si, dans notre exemple, les multiplicateurs par rapport au prix de l'opium sont
donc d'environ 200 à 350 pour l'héroïne vendue en gros et de 1 000 à 1 400 pour celle vendue au
détail, la DEA estimait quant à elle en 1987 ces multiplicateurs à 200 et 2 000 (Grimal J.C., 1993, pp.
112-113).
2. 2. 2. De la coca à la cocaïne
Si les productions de coca connaissent également des écarts de rendement selon les régions de
culture, elles présentent aussi des variations de la proportion d'alcaloïde contenu dans les feuilles
des arbustes. Rendements de coca à l'hectare et teneurs en alcaloïde conditionnent ainsi en grande
partie la rentabilité en cocaïne du même hectare, les procédés de transformation employés pour obtenir
la drogue jouant également un grand rôle.
Il existe en fait quatre variétés de coca, l'Erythroxylon coca étant cultivée sur les versants
andins du Pérou et de la Bolivie, l’Erythroxylon ipadu poussant sur les basses terres du Sud-Est de la
Colombie ainsi qu'en Amazonie brésilienne. Le Novogranatense erythroxylon se développe dans les
régions montagneuses de la Colombie occidentale et le Novogranatense truxillense erythroxylon au
Nord-Est du Pérou (Dupuis M.C., 1996, pp. 40-68, 101-122 et 199-223).
Les cocaïers colombiens sont ainsi nettement moins riches en alcaloïde que ceux du Pérou et de
Bolivie, les feuilles de coca fraîches en contenant respectivement et en moyenne de 0,25 à 0,30 % et de
0,50 à 0,75 %. Si la coca produite dans le Haut-Huallaga, au Pérou, est réputée être la plus riche en
alcaloïde, en Bolivie celle des Yungas affiche des teneurs de l'ordre de 0,85 % et celle du Chapare 0,72
%. Ces variations s'avèrent très importantes puisqu'on estime qu'il faut une tonne de coca à forte teneur
en alcaloïde pour obtenir 10 kilos de pâte-base ou basuco, alors que le même poids d'une coca à faible
teneur en alcaloïde ne permet de produire que 4 kilos de pâte-base. Il faut ensuite 2,5 kilos de pâtebase pour obtenir un kilo de cocaïne-base puis un kilo d'hydrochlorure de cocaïne (ibid.). La coca
péruvienne correspond donc à l'estimation haute de production de pâte-base et la coca colombienne à
l'estimation basse.
Quant aux rendements de coca à l'hectare, ils varient entre les trois pays et entre les
différentes régions de ces mêmes pays.
2. 2. Des plantes aux drogues : rendements, prix et acteurs
57
Tableau 6. Rendement moyen des cultures de coca par pays producteur de 1991 à 1995
(en tonnes, par hectare et par an)
Pays
Rendement
Pérou
1,4 à 1,9 (selon les années, 1,59 en 1995)
Bolivie
1,4 à 1,9 (selon les années, 1,75 en 1995)
Colombie
0,80
(Dupuis M.C., 1996, p. 54)
Les variations des rendements selon les années impliquent ainsi que l'on nuance l'interprétation
des statistiques afférentes à l'évolution des surfaces cultivées en coca. En effet, de 1991 à 1995, le
maintien des rendements a permis à la Colombie de voir sa production de feuilles de coca s'accroître
de 36 % compte tenu d'une augmentation des superficies de 35,7 %, alors qu'en Bolivie la hausse des
rendements a permis une croissance annuelle de 3 à 6 % des tonnages avec des superficies diminuant
de 33 %. A l'inverse, au Pérou en 1992-1993, la baisse des rendements associée à la réduction de 15,7
% des superficies a provoqué une diminution de 30,5 % des tonnages.
Les contrastes entre différentes régions au sein d'un même pays peuvent également prendre une
importance particulière. Ainsi, en Bolivie, les cultures de coca du Chapare et des Yungas ont des
rendements moyens de 2,7 et 1,8 tonnes à l'hectare. Compte tenu de leurs teneurs en alcaloïde (0,72 et
0,85 %), il faut 390 et 330 kilos de leurs feuilles respectives pour produire un kilo de cocaïne, ce qui
fait qu'avec des productions de 42 954 et 28 636 tonnes de coca en 1995, le Chapare et les Yungas
pouvaient potentiellement produire 110 et 87 tonnes de cocaïne. Une tonne de coca du Chapare permet
donc l'élaboration de 2,64 kilos de cocaïne, contre 3,03 pour une tonne provenant des Yungas (ibid.).
Le marché de la cocaïne voit ses prix se former, à l'instar de celui de l'héroïne, en fonction d'un
critère d'éloignement, le premier stade de l'analyse de la profitabilité de sa production et de son
commerce se situant au niveau de la valeur de la récolte.
Les feuilles de coca se vendent en grande majorité par cargas, des boisseaux de 50 kilos dont le
prix peut connaître des fluctuations très importantes et en des laps de temps très courts. Ainsi, "[A]u
printemps 1986, la carga de feuilles de coca bolivienne se négocie en moyenne à 125 US$. En juillet
1986, La Drug Enforcement Administration lance l'Operation Blast Furnace qui vise à détruire une
chaîne de laboratoires; aussitôt, le cours de la carga est divisé par six pour plafonner autour de 20 $.
Trois ans plus tard, en août 1989, la carga est remontée à 85 $, mais la « guerre » éclate entre le cartel
de Medellin et le gouvernement colombien : le prix chute à 10 $." (ibid., p. 200).
2. 2. Des plantes aux drogues : rendements, prix et acteurs
58
Ainsi si l'on considère l'hypothèse moyenne de 40 $ la carga et les rendements moyens de 0,80,
1,50 et 1,9 tonnes de feuilles à l'hectare, les producteurs cultivant des parcelles en moyenne de 2
hectares disposeront respectivement de revenus annuels de 1 280, 2 400 et 3 040 US$. Lorsque le prix
de la carga chute à 10 US$, leurs revenus tombent à 320, 600 et 760 US$, lorsqu'il monte à 60 US$,
leurs revenus atteignent 1 920, 3 600 et 4 560 US$.
Sachant qu'au Pérou, où les estimations sont les plus fiables, il faut en moyenne 85 à 125 kilos
de feuilles de coca pour produire un kilo de pâte-base, c'est-à-dire 1,7 à 2,5 cargas à 40 US$ l'unité en
moyenne, et sachant que le prix du basuco oscillait en 1992 entre 250 et 350 US$ le kilo, le coût de la
coca nécessaire à la production d'un kilo de pâte-base se situe entre 68 et 100 US$, ce qui permet de
réaliser à ce premier stade une marge de 150 à 280 US$ par kilo.
Deux kilos et demi de pâte-base à 250 ou 350 US$ le kilo étant nécessaires pour élaborer un
kilo de cocaïne-base qui est, lui, vendu entre 1 500 et 1 750 US$ le kilo, la marge réalisée à ce second
stade de la production de cocaïne est comprise entre 625 et 875 US$ par kilo.
Enfin, un kilo d'hydrochlorure de cocaïne pure se négociant entre 1 900 et 2 500 US$ le kilo à
l'exportation, la marge par rapport à la cocaïne-base est ici de 250 à 1 000 US$ par kilo.
2. 2. Des plantes aux drogues : rendements, prix et acteurs
59
Tableau 7. Formation des prix aux différents stades de l'élaboration de cocaïne
(hors coûts facteurs de production et précurseurs chimiques)
Produit
Prix de vente en US$
1 kg de cocaïne HCL
1 900 à 2 500
1kg de cocaïne-base
1 500 à 1 750
2,5 kg de pâte-base
625 à
875
250 à 312,5 kg de coca
200 a
250
( Dupuis M.C., 1996, p. 202)
Lorsque l'on ajoute à ces prix les coûts de la production (achat des précurseurs chimiques), du
transport (acquisition de moyens de transport et rémunération en nature des transporteurs), de la
protection des activités (sécurité, armes, milices), les coûts indirects (prébendes et redistribution
sociale) et ceux du recyclage des profits (avocats, investissements de couverture), le prix du kilo de
cocaïne colombienne à l'exportation en 1990 est d'environ 4 000 US$. A la vente au détail aux EtatsUnis, le même kilo sera revendu environ 110 000 US$.
Tableau 8. Prix moyen de 1 kilo de cocaïne, de la production à la vente au détail
Prix de détail (au gramme)
107 500
Prix de gros du kg sur le marché US
25 250
Prix de gros du kg à l'importation
20 000
Prix du kg à l'exportation en Colombie
Prix des matières agricoles (pour 1 kg d'HCL)
4 000
250 à 250
( Dupuis M.C., 1996, p. 205)
2. 2. Des plantes aux drogues : rendements, prix et acteurs
60
En 1993, le prix moyen de la cocaïne en gros sur le marché européen était approximativement
de 45 000 US$ le kilo, et de 65 000 US$ sur le marché asiatique. Ici, comme pour l’héroïne, la
pureté du produit tend à être largement altérée au cours de son acheminement vers la vente au
détail. Ainsi, après avoir connu une pureté maximum de 90 % en 1988, la pureté moyenne de la
cocaïne en gros est tombée à environ 83 % en 1994 alors que celle vendue au détail avait
tendance à être plus pure en 1994 (63 %) qu'en 1987 (55 %).
Les bénéfices réalisés tout au long de la chaîne sont donc considérables et permettent de
comprendre l'engouement des acteurs du trafic face à de tels revenus, le multiplicateur du prix
de la cocaïne par rapport à celui de la coca étant de 500 pour le marché étasunien (400 selon la
DEA à la fin des années 1980, in Grimal, J.C., 1993, pp. 112-113). L'effet d'entraînement se fait
ainsi sentir à tous les stades de la production, jusqu'au niveau des cultivateurs qui, même s'ils ne
récoltent qu'une infime partie des gains, réalisent avec ce type de culture des profits certains.
2. 2. 3. Les revenus des acteurs, une répartition inégalitaire
La formation du prix de la drogue aux divers stades de son élaboration permet, on l’a vu, de
réaliser des marges bénéficiaires de plus en plus importantes depuis la production des plantes à
drogues jusqu’à la consommation des drogues elles-mêmes. Les acteurs du commerce de la drogue,
quelle que soit celle-ci, perçoivent des revenus qui sont fonction de leur place au sein de la chaîne de
production, le trafiquant international de cocaïne réalisant un chiffre d’affaire sans aucune commune
mesure avec celui du cultivateur péruvien .
Nous avons vu que les revenus du commerce des drogues se répartissaient entre les Etats
producteurs et les Etats consommateurs ; les pays producteurs de coca, par exemple, recevant selon le
GAFI 8 des 36 milliards du trafic de cocaïne, le reste, 28 milliards, allant aux pays consommateurs
occidentaux. Ainsi, pour les acteurs eux-mêmes, une certaine façon d’apprécier l’importance du trafic
comme les parts respectives de chacun tout au long de la chaîne, est de considérer comment se
répartissent les sommes dégagées par le narco-trafic. Il apparaît ainsi que les producteurs ne perçoivent
que 2 à 5 % des bénéfices du marché de la drogue, les transformateurs et les intermédiaires nationaux
15 %, les transporteurs et trafiquants internationaux 26 %, et les distributeurs dans les pays
consommateurs 54 %.
2. 2. Des plantes aux drogues : rendements, prix et acteurs
Graphique 2
61
Source : OGD, 1996
Si les producteurs de plantes à drogues ne sont pas les principaux bénéficiaires du narco-trafic,
les revenus qu’ils tirent de telles cultures sont considérablement plus élevés que ceux procurés par les
produits agricoles tropicaux habituels. En effet, en Bolivie par exemple, un cocalero gagne entre 1 000
et 2 500 US$ à l’hectare et par an, soit, compte tenu d’une superficie moyenne des exploitations de 2
hectares, un revenu moyen annuel par exploitation de 2 000 à 5000 US$, deux fois supérieur à celui
obtenu pour l’agriculture légale la plus compétitive, à savoir celle des avocats et des oranges. Ici les
seuils de compensation fixés par hectare éradiqué permettent de juger de la rentabilité de la production
cocaïère. En effet, il s’est avéré qu’en 1990 le montant de 2 000 US$ par hectare était le seuil au-delà
duquel les cocaleros se prêtaient volontairement à l’éradication de leurs parcelles (Dupuis M.C., 1996,
p. 48). De la même façon, un cultivateur de pavot afghan peut espérer obtenir en moyenne quelques
500 à 600 US$ annuels, soit 50 fois plus que ce que lui rapporterait une production de maïs ou de blé à
superficie égale (ibid., p. 71).
Si la répartition des revenus des acteurs du narco-trafic est profondément inégalitaire, les
bénéfices financiers réalisés par les paysans restent néanmoins bien supérieurs à ceux permis par le
marché des produits agricoles légaux. L’on peut considérer avec Alain Labrousse que « [L]e narcotrafic obéit donc aux lois générales de l’économie des matières premières ou des produits agricoles du
Tiers-Monde. » (Centre Tricontinental, 1996, p. 6).
Si l’on considère maintenant la rémunération des producteurs par rapport au produit
intérieur brut agricole de chaque région concernée, il apparaît que les productions andines de coca
représentent 14 % du PIBA régional, celles de l’opium du Croissant d’Or 0,5 %, et celles du Sud de la
Méditerranée 4,2 %. La moyenne de tous les pays producteurs confondus n’atteint quant à elle que 2,5
% de leur PIBA. La valeur du prix de gros sur le marché local du produit agricole transformé, cocaïne,
héroïne ou haschich, fait ensuite augmenter la participation du secteur narcotique à 20 % du PIBA en
moyenne, 40 % pour la Méditerranée par exemple et 54 % pour les Andes (de Rementeria I., in
2. 2. Des plantes aux drogues : rendements, prix et acteurs
62
Delbrel G., 1991, p. 46). Ces données permettent donc de juger d’une part, de l’importance des
cultures illicites dans l’économie de pays qui sont pour la plupart caractérisés par un secteur agricole
largement dominant, et d’autre part, de l’importance globale des revenus que les cultivateurs peuvent
tirer de ces cultures par rapport à ceux générés par les productions légales.
Au sein des pays producteurs des plantes à drogues la répartition des revenus entre les
cultivateurs et les commerçants accorde en moyenne 16 % du prix de gros du produit fini aux
premiers et 84 % aux seconds. Iban de Rementeria, ancien expert des Nations Unies et responsable du
FNULAD, explique ainsi que les producteurs de plantes à drogues reçoivent en moyenne une part
moindre du prix de gros local que celle généralement perçue avec les autres cultures tropicales légales
destinées à l’exportation. Ainsi la participation du cultivateur au prix de gros local de produits tels que
le café, le cacao, le thé, les teintures naturelles ou les noix tropicales atteint en moyenne au moins 30
% et peut même, quoique rarement, atteindre 80 %, ceci dans des conditions de commercialisation
efficace bien entendu (ibid., pp. 46-47). Mais le prix des produits agricoles tropicaux légaux étant
inférieur à ceux des drogues illicites et, surtout, leurs cours étant très irréguliers, les cultures de la
coca, du pavot et du cannabis se posent souvent en dernière alternative au paysan confronté au marché.
La formation des prix du haschich depuis les lieux de production jusqu’aux lieux de
consommation se révèle ainsi financièrement très intéressante. Le kif marocain de la région de Kétama
par exemple, a une valeur de 24 à 45 francs le kilo chez le producteur (avril 1993). Une fois transformé
en haschich, le produit prêt à l’exportation vaut, en fonction de la qualité, entre 1 800 et 4 500 francs le
kilo à Tanger. Le mécanisme de multiplication du prix de base opère ensuite de la même façon qu’avec
la cocaïne ou l’héroïne, le prix du kilo de haschich oscillant entre 25 000 et 50 000 francs en France,
selon les régions et les périodes de l’année, pour doubler en Scandinavie. La police néerlandaise (CRI)
estime ainsi qu’en 1993 l’importation d’une tonne de haschich aux Pays-Bas permettait de dégager un
profit de 5,4 millions de francs, la même tonne une fois en Grande-Bretagne ou en Scandinavie
procurait un bénéfice de 7,8 millions (OGD, 1996, p. 212).
Ainsi, si les cultures de plantes à drogues permettent aux pays comme aux paysans du Sud de
dégager des revenus et des profits nettement supérieurs à ceux générés par les cultures légales, elles
permettent également aux trafiquants du Nord de réaliser des marges bénéficiaires considérables. Les
revenus des producteurs sont, à leur échelle économique, tout aussi importants que ceux des
trafiquants. En Afrique par exemple, un demi-hectare de cannabis rapporte autant que trente hectares
de cacao. En Inde, au printemps 1995, les producteurs d’opium licite du Madhya Pradesh ont refusé de
livrer leur récolte à l’Etat, les 8 US$ par kilogramme proposés par celui-ci ne pesant pas très lourd face
aux 255 US$ offerts par les narco-trafiquants (OGD, 1996, p. 209). Le bénéfice annuel d’un
cultivateur de kif rifain propriétaire d’1,5 hectares de terre non irriguée était compris en 1993 entre
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 63
24 300 et 49 500 francs, la même superficie en terre irriguée augmentant le bénéfice de 50 % (ibid., p.
114).
Si la répartition des revenus du commerce de la drogue est profondément inégalitaire selon la
place qu’occupent les acteurs dans le processus de production, il semble bien néanmoins que même les
plus petits des revenus, ceux des paysans cultivateurs, soient beaucoup plus attractifs que ceux
proposés par l’intégration dans les marchés légaux. Les pays producteurs-exportateurs, quant à eux,
apparaissent être parmi les plus pauvres et sont caractérisés par un secteur agricole largement dominant
dont la pauvreté accuse la marginalité du monde rural. La formation du prix des drogues comme la
répartition des revenus du narco-trafic s’inscrivent ainsi, à l’instar des mécanismes du marché des
produits agricoles tropicaux, dans la construction des rapports Nord-Sud et dans la problématique
générale du développement.
2. 3. Les dialectiques drogues/développement
Nous avons vu que le développement des cultures illicites à la surface de la planète était en
expansion comme nous avons observé que ce phénomène se manifestait principalement dans les pays
du Sud, même si des exceptions de taille imposent de nuancer ici une stricte opposition Nord-Sud.
Tout relativisme conservé, les principaux exportateurs mondiaux de drogues se situent néanmoins très
nettement parmi les pays en voie développement (PVD).
La corrélation majeure observée entre production-exportation de drogue et sous-développement
constitue en fait le nœud gordien de la problématique du narco-trafic. En effet, une telle coïncidence
laisse à penser que le sous-développement peut être un facteur explicatif majeur de la production de
plantes à drogues par des populations qui connaissent des crises économiques profondes. Les exemples
bolivien, pakistanais et marocain illustrent ainsi de tels cas de figure .
Le recours aux cultures illicites et à l’intégration dans l’économie de la drogue, initié afin de
remédier à des situations socio-économiques critiques, génère des conséquences multiples dont
certaines sont positives et d’autres négatives, comme le montrent les situations bolivienne,
colombienne et marocaine.
Si la production des plantes à drogues a permis à de nombreuses populations d’accéder à un
certain développement dont elles étaient privées, les politiques de développement alternatif proposées
par les organisations internationales et les organisations non-gouvernementales (ONG) sont, elles,
censées apporter une autre forme de ressources qui se substitue aux cultures illicites. Les différentes
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 64
politiques anti-drogues, éradication et substitution ancrées dans une logique prohibitionniste, menées
ici et là ont montré leurs limites, la croissance ininterrompue du marché de la drogue à l’échelle
mondiale et son accélération depuis le début des années 1990 montrant en effet l’inefficacité de telles
mesures. La Bolivie, la Colombie, la Thaïlande et le Pakistan permettent, à travers leurs expériences
internes, de considérer quelles sont les réalités induites par le développement alternatif.
2. 3. 1. La production de plantes à drogues comme conséquence du sous-développement.
De nombreux observateurs estiment que l’existence et l’expansion des cultures de plantes à
drogues dans le monde sont liées au sous-développement endémique qui caractérise en majeure partie
les pays du Sud. Ainsi Alain Labrousse déclare-t-il que « [S]ur le plan de l’économie paysanne, la
culture des plantes hallucinogènes s’est amplifiée avec la paupérisation du paysannat due à la chute des
prix agricoles sur le marché mondial, mais également en réaction aux programmes d’ajustement
structurel (PAS) qui eurent pour effet la non-rentabilité de certaines cultures traditionnelles et la
recherche de nouvelles formes de survie. » (in Centre Tricontinental, p. 6).
La mondialisation de l’économie, même si elle n’est pas aussi nouvelle qu’on le laisse penser, a
placé les pays du Sud dans une situation de concurrence acharnée autour de marchés restreints et
soumis à fortes fluctuations ; ce qui s’est traduit par une libéralisation des échanges accrue et des
programmes d’ajustement structurel (PAS) qui ont modifié le mode de régulation des échanges et ont
minimisé l’action correctrice de l’Etat. La forte croissance des productions de plantes à drogues et
l’importance grandissante du narco-trafic dans l’économie mondiale font partie de ces risques
nouveaux et de ces incertitudes majeures introduits par la montée des flux transnationaux. Ainsi l’Etat
se trouve-t-il « confronté non seulement à un espace économique transnational mais aussi à un secteur
économique informel qui, surtout dans les sociétés en développement, limite sa compétence et sa
puissance. » (Smouts M.C. & Badie B., 1995, p. 16).
L’exemple de la Bolivie peut ici illustrer comment les plantes à drogues prolifèrent sur le
terreau de la pauvreté et du sous-développement. Si la Bolivie a toujours connu des cultures de coca
sur son sol, la situation de la production cocaïère change très nettement vers la fin des années 1970
lorsque dans un contexte de grave crise économique les paysans réalisent l’énorme potentiel que
constitue la culture leur « plante sacrée ». La coca apparaît rapidement en Bolivie, comme au Pérou et
dans une moindre mesure en Colombie, non plus seulement comme une « plante sacrée » mais
également comme une « plante miracle ». En effet, elle pousse dans toutes les régions humides, entre
500 et 2 000 mètres d’altitude, quelle que soit la fertilité des sols. Les difficiles conditions agricoles
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 65
des Andes ne sont pas un problème pour la coca qui s’accommode très bien des forts versants et ne
demande qu’un entretien limité. Les plants arrivent à maturité au bout de deux ans et ils sont alors
susceptibles de produire trois à six récoltes annuelles pendant une quinzaine d’années et parfois même
près du double pour les plants les plus résistants. Enfin, les premières récoltes sont disponibles dix-huit
mois après la plantation lorsque bon nombre de cultures tropicales exigent un minimum de quatre ans
pour être productives (oranges, thé, café, cacao, caoutchouc…) (Brackelaire V. in Revue Tiers-Monde,
Bonnet N., in Delbrel G., Dupuis M.C.)
La crise mondiale atteint la Bolivie au début des années 1980, l’économie bolivienne étant très
dépendante des exportations de matières premières : la base industrielle du pays ne représentait alors
que 12 % du PIB en 1985 alors que l’étain et le gaz naturel pesaient pour 79 % des exportations
légales. L’effondrement brutal du marché de l’étain conjugué au poids croissant du service de la dette a
provoqué une profonde récession : fin 1981, le ratio dette externe/PIB était de 80 %, la dette
représentant 306 % des exportations de biens et services. La hausse des taux d’intérêts, une rapide
dévaluation de la monnaie ont un impact négatif sur le déficit fiscal alors que la crise externe se traduit
par un arrêt brutal des crédits internationaux. L’hyperinflation entraîne une diminution de 20 % du
PNB entre 1980 et 1985, une réduction de l’investissement de 13 % à 5,7 % du PNB. D’un point de
vue social les conséquences sont lourdes. Le PIB par tête chute de 30 % entre 1980 et 1984 et le taux
de chômage passe de 5 ,8 à 15,5 % dans le même laps de temps. Une hausse des prix de 20 000 %
entre août 1984 et août 1985, un paiement de la dette (190 millions) équivalant à 5,6 % du PNB
accroissent le déficit fiscal : le gouvernement central voit ses recettes chuter de 9 % du PIB en 1981 à
1,3 % en 1985. Le déficit atteint 27,4 % du PIB (Fonseca G., in Revue Tiers-Monde, 1992, pp. 507508).
Dans un tel contexte la coca a fourni à une partie de la population bolivienne une alternative
largement adoptée : en 1970 la superficie plantée en coca était de 4 450 hectares (6 000 tonnes), 16
676 ha ( 30 017 t.) en 1981. Un an plus tard, en 1982, ce sont 45 555 ha qui produisent
82 000 t. et
en 1986 les calculs ont estimé environ 71 000 ha pour une production annuelle de 150 000 t.
(Brackelaire V. ibid.) (graphique 2).
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 66
Graphique 3
L’on peut donc estimer que la production de coca en Bolivie a « sans aucun doute été un
amortisseur à la crise sociale et économique » (Fonseca G. ibid., p. 508). En effet, le plan de
stabilisation de 1985 destiné à stopper l’hyperinflation a vraisemblablement porté ses fruits grâce au
rapatriement des narco-dollars rendu possible par la libéralisation du régime des changes et l’amnistie
fiscale pour les capitaux placés à l’étranger. Ce sont ainsi 300 millions de dollars qui regagnent le pays
entre janvier 1986 et juin 1987, la balance des paiements enregistrant un surplus de 417 millions de
dollars dont 226 sont comptés parmi les « erreurs ou omissions » (ibid.).
Conjugué à une crise économique interne et externe majeure, le sous-développement de la
Bolivie a généré un accroissement considérable des cultures commerciales de coca. Les infrastructures
très limitées des régions montagneuses et difficiles d’accès de Bolivie comme du Pérou ne permettent
généralement pas de rendre intéressante la commercialisation d’autres produits agricoles dont certains
pourraient pourtant bénéficier d’un marché mondial en pleine expansion (café –arabica de très bonne
qualité- thé, agrumes, cacao, cochenille, rocouyer –son colorant, la bixine, est utilisé dans l’agroalimentaire -, quinoa –céréale de l’altiplano très riche en protéines et huiles essentielles (agroalimentaire, pharmacie)- pyrèthre (pesticide naturel), etc.) (Brackelaire V., ibid., p. 686).
L’enclavement et l’isolement de nombreuses vallées andines comme de certains plateaux sont donc de
forts handicaps pour la Bolivie. La production de coca procure là encore une alternative de choix, les
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 67
agriculteurs bénéficiant de l’appui logistique des trafiquants qui disposent de moyens de transport
adaptés (avionnettes) et fournissent premiers financements, engrais et assistance technique.
Si la Bolivie s’est vue ravir la place de premier producteur mondial de coca par le Pérou, les
cultures illicites constituent néanmoins sa première source d’exportation et emploient environ 20 % de
la population active. Ainsi, lorsque les mines d’étain ont fermé, en 1986, plus de 27 000 employés de
l’industrie minière se sont retrouvés sans revenus et la majeure partie d’entre eux a du opter pour la
seule alternative possible ; s’installer dans le Chapare pour y produire de la coca. Au début des années
1990, ce seraient entre 180 000 et 200 000 emplois qui seraient liés au marché de la coca en Bolivie
(Dupuis M.C., 1996, pp. 46-47).
Un développement agricole extrêmement limité et une conjoncture de crise économique
mondiale ont ainsi poussé la Bolivie et sa population à la production de la coca qui leur est apparue
comme étant la seule culture rentable. Vincent Brackelaire s’exprime en ces termes à propos de la
situation bolivienne : « Différentes études montrent que les politiques agraires de la dernière décennie
ont réduit la participation des paysans dans l’économie de la Bolivie (notamment au travers de la
dynamique des prix). Cela démontre que s’il a existé une énorme augmentation de la production de
coca (suivant une demande de la plante à des fins illicites), cette substitution est bel et bien liée à la
dégradation de l’économie paysanne et à l’inefficacité des politiques de développement. La Bolivie est
le meilleur exemple démontrant que la production intensive de matière première pour la drogue est
une conséquence de la stagnation ou de l’aggravation du sous-développement. » (in Revue TiersMonde 1992, p. 675, les italiques sont de l’auteur).
La production de cannabis au Maroc semble elle aussi s’intégrer dans la même logique.
Ansaf Ouazzani parle ainsi de la culture du kif dans le royaume chérifien en ces termes : « De la survie
au narco-trafic, le double versant du Rif » (in Centre Tricontinental, 1996, p. 115). La région du Rif, au
nord-est du pays, est une région montagneuse (maximum 2 500 mètres d’altitude) qui connaît des
densités d’occupation humaines parmi les plus fortes du royaume (100 à 105 habitants/km2). Le Rif est
une région pauvre où le secteur agricole traditionnel a été bouleversé lorsque les forêts sont passées
sous contrôle étatique et que la privatisation des terres a remis en question les parcours collectifs du
bétail, l’élevage étant l’activité dominante. Le développement de l’agriculture dans un pays que les
forts versants et les fortes pluies rendent très sensible à l’érosion des sols génère rapidement une
dégradation accélérée du milieu qui remet alors en cause une autosuffisance déjà précaire. Avec une
intervention étatique quasi inexistante et presque aucun investissement extérieur, cette région difficile
d’accès et au fort sentiment d’indépendance vis-à-vis du pouvoir central attire vite l’intérêt des narcotrafiquants. Avec une croissance exponentielle de la demande de haschich en Europe conjuguée à la
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 68
forte régression des revenus tirés de l’agriculture traditionnelle et de l’élevage, la culture du kif et sa
transformation en haschich (technique introduite en 1960 afin de répondre à une demande extérieure)
sont vite perçues comme la seule réelle alternative au sous-développement. La culture du kif couvre
actuellement plus de 90 % des surfaces cultivées dans les régions de Kétama et Targuist, et elle permet
des rendements à l’hectare de 20 à 30 fois supérieurs à ceux de l’orge avec des revenus par hectare
pouvant atteindre 50 000 à 60 000 francs français. Au milieu de la décennie 1990 les cultures de kif
ont connu une nouvelle expansion consécutive à deux années de sécheresse (1994 et 1995) qui ont
durement mis à l’épreuve la petite paysannerie locale (Ouazzani A., in Centre Tricontinental, 1996, pp.
115-125). Au Maroc aussi le sous-développement apparaît donc comme un facteur déterminant du
recours aux cultures de plantes à drogues et à leur expansion.
Le cas du Pakistan permet, s’il en est besoin, de confirmer la relation de cause à effet qui
existe entre l’état de sous-développement de certaines régions et leur engagement grandissant dans la
production de plantes à drogues. Si le Pakistan transforme plus l’opium afghan en héroïne qu’il n’en
produit lui-même, la région de Dir, au nord-ouest du pays, est l’une de celles qui produisent une
quantité non négligeable de pavot. Le district de Dir se situe près de la frontière afghane et fait partie
de la North West Frontier Province. Dir est une région montagneuse des plus pauvres (revenu moyen
annuel par tête compris entre 500 et 800 francs) et des plus sous-équipées du Pakistan dont
l’accessibilité est très mal aisée. L’opium apparaît dans les vallées de Dir comme « l’oxygène de
l’économie villageoise » (Labrousse A., in Revue Tiers-Monde, 1992, pp. 623-644). Alain Labrousse
explique que, à Sultan Khel par exemple, la superficie moyenne d’une exploitation agricole est de 1,39
acres pour un nombre moyen de 15 personnes en dépendant. En admettant que 40 % de la surface
cultivée sont consacrés au blé qui constitue la base de l’alimentation, les études montrent que le déficit
par famille est de 1 776 kg de grain équivalant à une somme de 3 907 roupies. En additionnant les
autres dépenses qu’une famille type ponctionne de son budget (denrées alimentaires complémentaires,
santé, entretien général et obligations sociales), l’auteur arrive à évaluer un déficit de 40 000 à 50 000
roupies. Outre la vente de produits maraîchers, de fruits et de bétail et l’emploi sur d’autres
exploitations qui servent à combler ce déficit, la production annuelle d’opium et la vente des graines
de pavot procurent environ 10 000 à 15 000 roupies par famille (sept à dix fois plus que le blé s’il était
vendu). La culture du pavot à opium permet ainsi aux petits paysans des régions montagneuses arides
du Pakistan d’acheter le blé nécessaire pour réaliser la soudure avec la récolte suivante et de couvrir les
besoins majeurs. Une autre qualité de l’opium réside dans sa longue conservation potentielle qui
permet ainsi de constituer une véritable banque. Donc au Pakistan également le profond sous-
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 69
développement de certaines régions laisse la survie de la petite paysannerie reposer sur la production
des plantes à drogues.
En Bolivie, au Maroc, comme au Pakistan, l’état de sous-développement caractérisé de
certaines régions, voire des pays tout entiers, laisse, aux populations paysannes surtout, une alternative
simple à leur pauvreté ; la culture de plantes à drogues qui bénéficient d’un marché mondial en pleine
expansion. Les narco-trafiquants proposent en effet aux paysans du Sud ce que l’Etat leur refuse
souvent, un soutien logistique efficace, des aides effectives, et une commercialisation efficace de leurs
productions. Dans un contexte de mondialisation économique où l’intervention de l’Etat est de plus en
plus remise en cause, « l’argument développementaliste plaidant pour une rationalisation linéaire ne
tient plus face aux analyses qui soulignent, au contraire, l’aggravation de la crise interne qui le
frappe. » (Smouts M.C. & Badie B., 1995, p. 16). Alain Labrousse exprime ainsi son analyse de la
situation : « Ce développement des cultures illicites apparaît comme une riposte au déséquilibre
croissant entre les prix agricoles et les prix des produits manufacturés sur les marchés nationaux ;
ensuite à l’effondrement des prix des produits issus des cultures de rente comme le café, le cacao ou
l’arachide ; enfin, aux politiques mises en place par les institutions financières internationales, comme
les Plans d’ajustement structurel, plaçant les pays du Sud en situation de concurrence avec le marché
international. La suppression des crédits et des subventions, la levée des barrières douanières aux
importations agricoles, les poussent à abandonner des productions légales non compétitives, pour
cultiver les seuls produits rentables sur le marché national et international : les drogues. » (in Centre
Tricontinental, 1996).
2. 3. 2. Les conséquences socio-économiques de la production de plantes à drogues dans
les pays en voie de développement.
Si l’état de sous-développement caractérisé de certains pays, et parmi ceux-ci de certaines
régions en particulier, a nettement favorisé sinon directement provoqué l’expansion des cultures
illicites de plantes à drogues, les conséquences socio-économiques de l’apparition de ces nouveaux
marchés ont eu des effets très variés sur le niveau de développement des pays concernés.
Différentes études de cas permettent ici de juger des changements apportés par l’économie de
la drogue dans les pays producteurs, selon par exemple que ce soit la paysannerie ou une nouvelle
bourgeoisie de narco-trafiquants qui bénéficie des revenus de la drogue.
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 70
La Bolivie et la Colombie se différencient ainsi très nettement en fonction de leurs orientations
et de leurs spécialisations respectives au sein du processus de production de cocaïne.
La Bolivie est un pays pauvre aux infrastructures et aux ressources limitées. La banque
mondiale le décrit en effet comme enclavé et montagneux, présentant des conditions d’accessibilité
difficiles en fonction de moyens de communication limités générant des coûts de transport élevés
(Worldbank, http://www.worldbank.gov). Le pays dispose en effet de 46 311 km de routes pour une
superficie totale de 1 098 580 km2 (rapport de 0 ,42, deux fois moins qu’en Colombie) (in Central
Intelligence Agency, http://www.odci.gov/cia/). Soixante-dix pour cent de la population est estimée
pauvre, surtout dans les régions rurales où la proportion atteint 94 % (ibid.). La dette du secteur public
équivaut à 75 % du PIB et les service de la dette à 25 %.
Dans le second pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental (après Haïti, avec un PIB per
capita de 2 350 US$ (CIA, ibid.) ), les revenus tirés du commerce de la drogue ont très nettement
atténué les misères les plus extrêmes. LaMond Tullis (responsable du projet des « Studies on the
Impact of the Illegal Drug Trade » de l’Institut de Recherche des Nations Unies pour le
Développement Social et de l’Université des Nations Unies) estime ainsi que les Boliviens ont en
général réalisé d’immenses profits avec le commerce de la coca. Les paysans du Chapare par exemple
perçoivent des revenus en cultivant et en vendant leur coca aux trafiquants mais aussi en participant à
l’éradication de leurs champs plantés en coca et en participant aux projets de développement alternatif
financés par des fonds internationaux : « The combination of income from coca selling, coca
destroying, and coca substituting may be unequaled by any other economic sector. Indeed, James
Painter states that « in the late 1980s Bolivia may have been the country in the world with the highest
degree of dependence on the revenue and jobs from the production and trafficking of a narcotic. » »
(1995, pp. 155-156).
Si ce sont environ 60 000 paysans qui cultivent la coca en Bolivie, des milliers d’autres emplois
sont directement liés à l’économie cocaïère : les estimations les plus récentes avancent les chiffres de
120 000 à 500 000 personnes employées d’une manière ou d’une autre, à temps plein ou à temps
partiel, dans la chaîne de production de la coca et de la cocaïne (la population bolivienne était de 7,5
millions en 1992). Entre 6,7 et 26,2 % de la population active sont donc engagés dans une étape du
narco-trafic (0,4 % en Colombie et 2,4 à 4,5 % au Pérou). La culture de la coca est également positive
du point de vue de l’économie nationale, le seul secteur à avoir augmenté par rapport au PIB entre
1980 et 1988 est celui de l’agriculture qui est passé de 18,4 % à 22,4 %, et ce malgré sécheresses et
inondations qui ont rythmé la période. La coca est selon James Painter le principal facteur du
dynamisme du secteur agricole. (ibid., pp. 155-170).
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 71
Concernant la population, le revers de la médaille réside principalement dans le caractère
oligopolistique de l’économie de la drogue : celle-ci génère de ce fait une compétition dont la violence
caractéristique est fonction de l’illégalité du marché. C’est dans la perspective de ce processus que de
nombreux experts redoutent une « colombianisation » de la Bolivie.
L’Etat bolivien a quant à lui, à l’instar de sa population, bénéficié et pâtit des retombées
économiques, sociales et politiques de l’économie de la drogue. Les revenus du commerce de la coca
et de la cocaïne ont ainsi aidé le gouvernement qui a au moins permis de faire face au plan de
stabilisation économique inauguré en 1985. Ces revenus ont procuré au gouvernement une flexibilité
accrue vis-à-vis des taux de change et des politiques monétaires comme ils ont permis de financer des
importations qui n’auraient pas été possibles autrement. Ainsi, selon LaMond Tullis, l’économie
cocaïère a financé la paix sociale. Les inconvénients majeurs ont consisté en une surévaluation des
taux de change qui ont affaibli l’industrie locale et abaissé la valeur des exportations. Les spéculations
financières ont connu une explosion qui a sévèrement affecté les paysans qui avaient fait des
investissements voués à des échecs certains. Un autre aspect négatif réside dans la faiblesse de
l’économie bolivienne qui dépend de façon importante de la production de coca. Cette situation rend la
Bolivie vulnérable aux décisions étasuniennes de « guerre à la drogue » qui ne tiennent pas compte de
leurs effets préjudiciables à l’économie locale. L’indépendance et l’autonomie bolivienne sont de ce
fait des problématiques très vivement ressenties en Bolivie.
D’autres effets négatifs existent. Si la dépendance est mineure en raison de la très faible
consommation, les dégâts écologiques sont quant à eux très importants : pollution des cours d’eau et
des sols par les rejets de précurseurs chimiques et l’utilisation abusive d’engrais et de pesticides,
déforestation, érosion. Ainsi 78 000 hectares ont été déboisés dans le seul Chapare, et environ 30 000
tonnes de produits toxiques sont déversées chaque année dans le réseau hydrographique bolivien
chimiques (chaux, carbonate de sodium, acide sulfurique, kérosène, acétone, acide chlorhydrique).
Néanmoins, d’un point de vue général, les conséquences de la production de coca en Bolivie
apparaissent positives, ainsi que l’explique James Painter : « Coca production… along with its initial
(but not final) processing, is very labor-intensive ; frequently uses lands unsuitable for any other
agricultural purpose ; is carried out in remote, not easily accessible areas ; improves small-farmer
incomes ; and gives local economies a boost as regional per-capita incomes rises. Indeed, in this regard
and at this level, the coca industry does almost all that the « current view » on rural and agricultural
development in lesser-developped countries calls for : It is labor-intensive, decentralized, growth-pole
oriented, cottage-industry promoting, and foreign exchange earning. If the coca industry were
completely licit and high returns to the growers held, it could be the final answer to rural development
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 72
in economically stagnating areas [of countries such as Bolivia and Peru]. » (in LaMond Tullis, 1995, p.
158).
La situation de la Colombie s’avère être tout autre, de par le simple fait qu’elle est beaucoup
plus engagée dans la transformation de la coca en pâte-base et de la pâte-base en cocaïne que dans la
culture de la coca. La Colombie est un pays de 37 millions d’habitants qui couvre 1 138 910 km2. Sa
situation géographique peut expliquer en grande partie la spécialisation du pays dans le narco-trafic
plutôt que dans la culture de la coca. La Colombie est en effet frontalière du Brésil, de l’Equateur, du
Panama, du Pérou et du Venezuela, et elle donne sur la Mer des Caraïbes et l’Océan Pacifique. Les 4
% de terres cultivables contribuent, avec l’élevage, à composer 21,5 % du PIB, l’industrie entrant pour
29 % et les services pour 49,5 %. Ainsi 30 % de la population active sont employés dans l’agriculture
et 46 % dans le tertiaire (Central Intelligence Agency, http://www.odci.gov/cia/).
LaMond Tullis parle de la Colombie comme étant la quintessence même du pays à impacts
négatifs provoqués par l’économie de la drogue (1995, p. 140). Le principal d’entre eux est la très forte
concentration des revenus et des richesses tirées du commerce de la drogue qui permettent à leurs
bénéficiaires de s’approprier également les meilleures terres agricoles du pays et d’augmenter
considérablement leur influence directe dans le système politique national. Les nombreux
investissements réalisés par exemple par les cartels de Medellin et de Cali, en zone rurale pour les
premiers et en zone urbaine pour les seconds, accentuent en fait les disparités et les profondes
inégalités socio-économiques historiques qui ont causé la disgrâce des institutions politiques
colombiennes. Ainsi si l’on considère que l’histoire récente de la Colombie est caractérisée par un
conflit entre une vieille société et une nouvelle société en formation, la situation de violence
endémique a invité l’industrie de la drogue à s’intégrer avantageusement dans de tels processus. Ainsi
LaMond Tullis estime avec Francisco Thoumi que le trafic de drogue n’a pas tant créé les problèmes
colombiens qu’il les a aggravés en prenant parti de la situation (ibid., p. 141).
D’un point de vue économique l’argent du narco-trafic a considérablement déformé les
nombreuses politiques fiscales et monétaires de la Colombie, les amnesties fiscales accordées par les
gouvernements successifs ayant permis le rapatriement de fonds très importants. Les impacts macroéconomiques ont été ressentis sur les échanges extérieurs, la demande intérieure et l’inflation, la
croissance économique. En effet Francisco Thoumi explique que plus les bénéfices de l’industrie de la
drogue sont importants au sein de l’économie nationale, plus il devient difficile pour le gouvernement
de mettre en place des politiques macro-économiques fiables : les estimations du chômage tendent à
être faussées, celles de la balance du commerce extérieur également. Toujours selon Thoumi, la
croissance de l’industrie de la drogue a contribué au déclin de la croissance économique globale
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 73
colombienne en favorisant la croissance d’un secteur tertiaire peu productif alors que la violence liée
au narco-trafic faisait fuir les investissements légaux vers des marchés plus calmes. Surtout, la
violence croissante liée à la répression du narco-trafic et à la résistance des narco-trafiquants a forcé la
Colombie à augmenter considérablement ses budgets policier et militaire, ce qui est loin d’avoir
contribué à la croissance économique (2 milliards de dollars US en 1995, équivalant à 2,8 % du PIB,
deux fois plus qu’en Bolivie, in CIA, http://www.odci.gov./cia/) ). L’auteur estime ainsi : « In
conclusion, there is no question that Colombia’s economy could do better without the illegal drug
industry than with it. » (LaMond Tullis, 1995, p. 146).
Les conséquences sociales se traduisent principalement par une importance croissante du taux
de criminalité, les Nations Unies estimant qu’entre 1955 et 1970, le taux d’homicides colombien était
parmi les cinq premiers des 70 pays étudiés. En 1988, la Colombie se place en troisième position,
derrière El Salvador et le Zimbabwe. En Colombie l’homicide est ainsi la première cause de mortalité
pour les hommes âgés de 15 à 44 ans, le phénomène se concentrant tout particulièrement dans les
régions de culture de coca, les grandes propriétés foncières investies par les trafiquants et les zones de
guérilla où les insurgés, les trafiquants et les propriétaires locaux sont en féroce compétition (ibid.,
p.147).
D’un point de vue politique et administratif, l’Etat colombien apparaît comme profondément
illégitime pour une grande majorité de la population. La très faible capacité de réaction de l’Etat
colombien face à la corruption grandissante de la sphère politique et face à l’accentuation des
inégalités et des disparités, a amplifié les mouvements de population cherchant à bénéficier à leur tour
des revenus de la drogue : « Migration to new areas in order to undertake illegal-crop production
accentuates the problem of weak property rights facing the Colombian government. This is a problem
to which the state has not responded adequately, in part because of its historical attachment to regimes
of wealth and property inequality. The government’s inability to respond with timely cadastral surveys
and land-registration systems has contributed to the sense of governmental illegitimacy, leaving the
door open for guerrillas and traffickers to settle disputes on their own terms. This lack of order further
weakens the state and compromises the government. » (LaMond Tullis, 1995, p. 152).
L’économie de la drogue apparaît ainsi nettement plus bénéfique pour un pays
producteur de plantes à drogues que pour un pays principalement concerné par le narco-trafic
international. La situation interne du Pakistan par exemple pourrait contribuer, s’il en était besoin, à
révéler les conséquences négatives globales de l’engagement d’un pays dans de telles activités. Ainsi,
alors que la Colombie devrait sans conteste améliorer sa situation socio-économique sans les activités
liées au narco-trafic, la Bolivie, elle, ne le pourrait certainement pas. En effet, la population bolivienne
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 74
bénéficie directement des revenus de la culture de la coca et des fonds de développement alternatifs.
Ces aides internationales sont tellement importantes pour certaines parties de la population que
certains n’hésitent pas à planter de la coca afin d’en bénéficier. Dans les deux pays, néanmoins, les
phénomènes migratoires générés par le boom de la coca ont permis de réduire des pressions
démographiques souvent trop élevées.
Les conséquences de l’importance croissante du marché de la drogue au sein des économies des
deux pays apparaissent ainsi comme étant tour à tour positives et négatives, la Bolivie étant sans
conteste bien plus bénéficiaire que la Colombie. Les deux pays n’ont ainsi pas forcément les mêmes
intérêts quant à la réalisation de politiques de développement alternatif qui assainiraient la Colombie et
appauvriraient voire menaceraient la Bolivie.
2. 3. 3. Le développement alternatif : quelles réalités ?
L’augmentation progressive de la superficie mondiale consacrée aux cultures illicites comme la
croissance de la consommation de drogues dans les pays développés ont fortement incité ces derniers à
tenter de lutter contre de tels phénomènes. La « guerre à la drogue » s’est en fait principalement
manifestée par une lutte acharnée au niveau de la production des matières premières dans les pays du
Sud ; la consommation du Nord étant généralement perçue comme une conséquence de la production
plutôt que comme l’une de ses causes. Vincent Brackelaire explique en effet que « [L]e coût social de
la réduction de l’offre est bien entendu de loin supérieur à celui de la réduction de la demande. » (in
Revue Tiers-Monde, 1991, p. 676). Les programmes de « développement alternatif » ont ainsi, au-delà
des opérations militaires et des embargos économiques, constitué un axe majeur des dynamiques antinarcotiques. Le développement alternatif consiste en la substitution des cultures de plantes à drogues
par d’autres productions censées procurer aux paysans des revenus au moins identiques. Le principal et
le premier acteur à avoir mis en place de telles politiques a été le Fonds des Nations Unies de lutte
contre les drogues (FNULAD) qui est devenu en 1990 le Programme des Nations Unies de contrôle
international des drogues (PNUCID). Un des plus anciens projets de ce type a ainsi été mis en place et
financé par le roi Bhumibol de Thaïlande, dans le nord du pays. En Bolivie et en Colombie également,
des tentatives de substitution ont été menées avec, comme en Thaïlande, des effets plus ou moins
escomptés.
Le programme thaïlandais est l’un des plus réussis à ce jour, lorsque l’on ne considère que la
diminution de la production d’opium. En effet, en vingt-cinq ans le « projet du roi » a permis de
réduire les tonnages d’opium de 145 t. en 1966 à environ 30 t. en 1990, la superficie cultivée passant
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 75
de 19 000 à 4 000 hectares. Les régions concernées par le programme ont ainsi vu les champs de pavot
être progressivement remplacés par des cultures commerciales viables : café, haricots rouges, choux,
légumes hors saison. L’encadrement technique et le soutien financier ont été très importants, les
agronomes et l’ONU procurant les connaissances requises et les moyens matériels et financiers. Ainsi
les premières récoltes ont-elles été achetées par les promoteurs mêmes du projet qui ont assuré le
transport et la commercialisation, les deux principales composantes faisant généralement défaut dans
de tels programmes. Le revenu des paysans a augmenté, passant de 240 US$ par famille et par an à
560 US$. Si l’opération a rapidement semblé être un réel succès, c’est sans aucun doute grâce aux
fonds très importants apportés d’une part par le roi lui-même et d’autre part par l’ONU (28 millions de
dollars US à elle seule entre 1972 et 1991…) (Dubuis A., in Delbrel G., 1991, pp. 233-237).
Des problèmes de taille sont néanmoins apparus, les paysans cultivant des choux sur les
versants surplombant les exploitations agricoles traditionnelles de fond de vallée étant très vite tenus
pour responsable de la pollution des eaux dans lesquelles se déversaient leurs excédents de pesticides
et d’engrais. Les avis sont partagés sur la question de l’importance réelle de la pollution, mais ce qui
est certain c’est que les aides dont ont bénéficiés les anciens cultivateurs de pavot ont accentué les
conflits identitaires et fonciers au sein de la population. Les défrichements réalisés afin de permettre le
développement des cultures alternatives ont ainsi eu des conséquences inattendues, « …suite à la nette
perturbation du système hydraulique, les torrents déferlants des montagnes inondent fréquemment les
rizières des plaines, « les protestations des riziculteurs se font aujourd’hui de plus en plus aigres et
enveniment les relations déjà difficiles avec les tribus montagnardes.» » (Michel F., 1995, p. 221). Un
autre effet négatif, également inattendu, concerne les transformations des habitudes des habitants des
montagnes thaïlandaises pour qui l’opium était une panacée. Ainsi, les actions de lutte contre la
production et la consommation d’opium par les populations montagnardes ont favorisé la montée de
l’usage de l’héroïne, la population toxicomane thaïlandaise étant passée de 71 000 fumeurs d’opium
en 1959 à un chiffre évalué entre 300 000 et 500 000 héroïnomanes en 1976. Au début des années
1990, les toxicomanes seraient environ 600 000 dont 70 % d’héroïnomanes. Dix pour cent du total de
la population des minorités ethniques du Nord seraient héroïnomanes (ibid., pp. 205-207) : « A survey
in 1992 conducted by Thailand’s Chiang Mai University of villages where opium cultivation was
suppressed in favour of cash crops such as cabbages, reported that villages were « full of heroin
addict » … Prior to suppression of opium cultivation, the use of heroin in these villages was
unknown. » (McNicoll A., in Bangkok Post, 11/02/96).
Ainsi, en Thaïlande, les programmes de développement alternatif ont certes permis de réduire
les superficies cultivées en pavot, grâce principalement à un financement très important, mais ils ont
nettement contribué d’une part à accentuer certaines tensions communautaires et d’autre part à
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 76
aggraver la nature de la toxicomanie comme à augmenter celle-ci. LaMond Tullis estime quant à lui :
« Although there has been no global dent in opium or heroin production, Thailand at least has been
able to alter the mix and reduce the intensity of its own illicit-drug-production problems.
Unfortunately, this progress has not reduced the country’s drug-consumption difficulties or made
much of a dent in traffickers’ use of Thailand ‘s excellent transport infrastructure to move drugs from
Laos and Myanmar/Burma into the world market. (1995, p. 179).
En Bolivie la situation est différente. Les programmes de développement alternatif n’ont pas
permis une réduction des superficies ou des tonnages cocaïers, les 78 200 tonnes de 1989 étant
devenues 84 400 en 1993, pour 5 700 hectares supplémentaires cultivés en coca. Au Pérou, où les
conditions sont nettement moins favorables au développement alternatif, l’augmentation des tonnages
a atteint l’équivalent de 50 % de la production bolivienne totale : « Alternative developments programs
or not, coca production continues to expand as long as a good market exist. » (LaMond Tullis, 1995, p.
179). En Colombie les objectifs de lutte contre la drogue ont dramatiquement échoué, aggravant une
violence déjà endémique, la corruption politique, les tensions sociales, une certaine décomposition
culturelle comme la délégitimation de l’Etat. Alain Labrousse explique qu’au Pakistan le projet Buner
(vallée de Swat) qui a débuté en 1976 était réputé pour avoir porté ses fruits, les dizaines de millions
de dollars US ayant permis l’éradication totale du pavot à opium et l’auto-suffisance céréalière des
paysans. Mais en 1990 les autorités reconnaissent la destruction volontaire par des cultivateurs de 276
acres de pavot. Un journaliste pakistanais familier du terrain en question confie ainsi à Alain
Labrousse que « la soi-disant rechute est telle qu’il y a certainement plus de pavot qu’avant le début du
programme de substitution. » (in Revue Tiers-Monde, 1992, p. 638).
Certains auteurs, comme l’anthropologue bolivien Mauricio Mamani Pocoata, vont plus loin
dans leur dénonciation des effets négatifs et de l’échec des politiques de lutte contre la drogue, que
celles-ci soient de tendance militaire ou développementaliste. Pocoata rappelle d’abord que la culture
traditionnelle et millénaire de la coca n’a jamais « créé aucun problème économique, social ou policier
chez les peuples andins avant que des étrangers, ignorant leurs pratiques, ne parviennent à
industrialiser la feuille sacrée, la convertissant en un produit néfaste. » (in Centre Tricontinental 1996,
pp. 37-59). Avant de s’attaquer aux « résultats désastreux et impardonnables » du projet de substitution
Agroyungas, l’auteur insiste fortement sur les qualités nutritives particulières de la feuille de coca qui
sont bénéfiques aux populations vivant dans certaines régions des Hautes Andes où la base de
l’alimentation est fournie par la patate douce. « Face à cette carence alimentaire, la coca est devenue
un complément nutritionnel vital pour les populations rurales, en particulier péruviennes et
boliviennes… Ce merveilleux végétal contient des vitamines, des minéraux, des acides, des huiles, de
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 77
l’amidon, du sucre, de la gomme, de l’insuline et des alcaloïdes. » (pp. 44-46). Le projet de
développement alternatif Agroyungas, créé par le PNUD et l’UNFDAC en 1984 en Bolivie, a
provoqué l’accroissement des cultures de coca et causé la faillite de nombreux petits producteurs
engagés dans le programme. L’obligation faite de participer à la culture alternative du café caturra
inadapté aux conditions locales provoqua une famine et une misère jamais connue auparavant dans la
région, les 746 hectares de café ayant séché sur pied. Le projet Agroyungas fournit l’exemple du plus
gros et du plus flagrant échec rencontré dans l’histoire du développement alternatif.
LaMond Tullis, en observant et en analysant les nombreuses « Unintended Consequences » des
politiques anti-drogues dans neuf pays (Colombie, Pérou, Bolivie, Mexique, Thaïlande, Laos,
Birmanie, Pakistan et Etats-Unis), montre que, le régime prohibitionniste étant le moteur de
l’économie de la drogue, et les conséquences sociales, économiques et politiques de la « guerre à la
drogue » dans les pays producteurs-exportateurs étant nettement négatives, les conclusions à tirer ne
sont pas réjouissantes. S’appuyant sur l’analyse factuelle et prospective des situations bolivienne et
colombienne, il montre qu’un régime prohibitionniste est favorable à la Bolivie alors qu’il nuit à la
Colombie, et qu’un régime de décriminalisation voire de légalisation bénéficierait sans conteste à la
Colombie, les pertes boliviennes pouvant être compensées par des fonds internationaux (1995, p. 204).
Il conclut en ces mots : « The international drug-control policy signals seem clear enough : reduce
consumption in principal producer countries, abandon supply suppression in principal producer
countries, and initiate significant compensatory development in countries that would be
catastrophically hurt by this reorientation… It is hard to imagine that a domestic and international
harm-reduction alternative could be anything but an improvement. »
Christian de Brie est quant à lui encore plus clair dans ses conclusions sur l’état de la
situation mondiale de la lutte contre la production et le narco-trafic : « La guerre à la drogue est
perdue ». (Le Monde diplomatique, Manière de voir N° 29, pp. 90-92).
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 78
Conclusion
La production de plantes à drogues, qui est concentrée dans les pays du Sud, apparaît donc
nettement comme étant une réponse des populations pauvres des pays en voie de développement à leur
condition de vie. L’importance des revenus procurés par le commerce de la drogue permet aux
cultivateurs de produits illicites de parvenir à un niveau de développement impossible à atteindre
autrement : « If the benefits originated in a legitimate economic development model, the world would
herald them as a positive sign of progress and improvement in less developed regions. Indeed,
although the income source is criticized, hundreds of thousands of people heretofore marginalized
from their countries’ national societies, economies, and polities have benefited. As a consequence,
some of them have earned more money, experienced more social mobility, and exercised more power
over their destiny and that of their children than perhaps at any time in this century. » (LaMond Tullis,
1995, p. 137).
Les conséquences du développement de l’économie de la drogue dans les pays producteurs
apparaissent partagées, selon que les pays concernés soient principalement producteurs de plantes à
drogues ou plutôt engagés dans la transformation des drogues et leur trafic. Ainsi, la Bolivie ou, dans
une moindre mesure, le Maroc, bénéficient largement des retombées de l’économie locale de la
drogue, alors que la Colombie ou le Pakistan connaissent des impacts bien plus négatifs vis-à-vis de
leurs situations internes et de leurs relations internationales.
Les politiques anti-drogues, qu’elles soient répressives ou développementalistes, s’avèrent
quant à elles particulièrement inefficaces et sont à l’origine de conséquences pour le moins
inattendues, les superficies cultivées en plantes à drogues connaissant par exemple une expansion sans
précédent depuis le début de la décennie 1990avec l’apparition de nouveaux fronts (Afrique, Balkans,
Asie centrale)
L’on peut donc observer que le narco-trafic s’intègre parfaitement dans la nature des relations
Nord-Sud, les pays consommateurs du Nord cherchant à supprimer les productions illicites d’un Sud
rendu responsable du trafic et engagé dans ce processus en réaction à son état de sous-développement
endémique. Bertrand Badie observe ainsi une « irruption des sociétés » remettant en cause la toute
puissance des Etats et leur puissance basée principalement sur le principe de territorialité, celles-ci
« reprenant à l’Etat ce dont il disposait réellement ou fictivement. » : « Que les conflits entre les Etats
du Nord et ceux du Sud soient abordés par les premiers en termes de droit et par les seconds en
référence à la justice, constitue bien plus qu’un élément de polémique : on y trouve surtout
l’expression d’une concurrence de registres, où s’opposent un droit des Etats et une justice des
peuples. » (Smouts M.C. & Badie B., 1995, pp. 19 et 15).
2. 3. Les dialectiques drogues-développement 79
L'approche de l'économie de la drogue à l'échelle mondiale nous a permis d'appréhender une
certaine réalité du phénomène en dégageant ses caractéristiques majeures, ses mécanismes et son
importance particulière dans le système international des échanges. Cette approche qui relevait ainsi
principalement du domaine de la macro-économie, insistait de fait plus sur la place et le rôle des Etats
dans le narco-trafic que sur ceux de l'individu. Or celui-ci tend à devenir de plus en plus acteur à part
entière des relations internationales dans un système où l'Etat se désengage progressivement de son
influence sur l'espace privé. La mondialisation et la libéralisation croissante des échanges, en amenant
à la diminution du rôle de l'Etat dans le système économique, a augmenté celui de l'individu et ce
particulièrement dans les pays pauvres où l'économie informelle traduit déjà une certaine indépendance
des flux économiques par rapport à l'Etat.
L'économie de la drogue exprime ainsi on ne peut plus clairement la place croissante que prend
l'individu dans le monde contemporain : cette « économie de gang », « [O]rchestrée par des
entrepreneurs qui obéissent strictement aux règles de la rationalité économique, ...s'organise de
manière à maximiser les profits en contournant précisément les réglementations édictées par l'Etat et
en misant sur le bénéfice exceptionnel que procure le commerce de biens économiques prohibés. »
(ibid., p. 89).]
III. Etats, drogues et territoires 80
III. Etats, drogues et territoires
3. 1. Des conflits sous l’emprise de la drogue
3. 1. 1. La dialectique drogues/conflits des pays du Sud
3. 1. 2. La frontière afghano-pakistanaise
3. 1. 3. Les guérillas péruviennes
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues
3. 2. 1. Le Triangle d’Or, espace polyethnique et interétatique de production illégale
3. 2. 2. Les guérillas de la drogue, Khun Sa et l’Etat shan
3. 2. 3. Les géopolitiques de l’intégration dans le Triangle d’Or
3. 3. Les territoires entre Etats et sociétés
3. 3. 1. De l’Etat et des modèles politico-territoriaux
3. 3. 2. « L’irruption des sociétés » et le recours à l’économie de la drogue
3. 3. 3. La production de drogues au cœur de « la dialectique de l’intégration/exclusion »
3. 1. Des conflits sous l’emprise de la drogue 81
3. 1. Des conflits sous l’emprise de la drogue
Les données économiques du marché de la drogue ne sont pas uniquement attractives pour les
simples producteurs ou les trafiquants. Le peu de ressources économiques dont dispose la majorité des
pays du Sud a fait que les drogues représentent désormais un moyen quasi systématique de
financement des conflits. Ce phénomène qui n’est certes pas récent s’est néanmoins nettement
amplifié depuis le début de la décennie 1990 avec l’instauration d’un nouvel ordre international
unipolaire. L’arrêt des rivalités Est-Ouest a en effet signifié celui des financements et des soutiens
militaires entretenant de nombreux conflits entre ou au sein de certains pays du Sud. Le cas de
l’Afghanistan est à ce titre exemplaire d’un pays dont les luttes intestines exigent des acteurs qu’ils se
tournent vers le narco-trafic afin d’alimenter leurs opérations. Le Liban a également connu une
situation de conflit qui a provoqué une très importante production de drogue, celle-ci contribuant et
justifiant ensuite la poursuite des hostilités. Depuis quelques années maintenant, de nouveaux conflits
apparaissent ici et là, en Europe de l’Est, dans les Balkans, dans le Caucase et en Asie centrale,
l’Afrique n’étant pas en reste. La chute du bloc soviétique a accéléré un processus de décomposition et
considérablement élargi le « Sud ». La simultanéité observable entre le soudain accroissement des
volumes de drogue produits à la surface de la planète et l’augmentation du nombre de conflits exprime
ainsi nettement le recours au narco-trafic de plus en plus opéré par les acteurs.
3. 1. 1. La dialectique drogues/conflits dans les pays du Sud
Si les pays du Sud sont poussés par leurs situations socio-économiques à la production et à
l’exportation de drogues, leurs faibles ressources financières les incitent également à s’engager dans le
narco-trafic lorsque, par exemple, ils se trouvent dans des situations de conflit. Les narcotiques, s’ils
ont toujours accompagné les combattants sur les champs de bataille, ont récemment tendance à se
révéler, dans les pays du Sud surtout, comme une composante majeure des conflits. Si les services
spéciaux occidentaux ont souvent eu recours aux profits du narco-trafic pour financer des opérations
secrètes (guerre d’Indochine, Vietnam, Nicaragua…), les pays du Sud quant à eux font beaucoup plus
systématiquement appel aux revenus de la drogue lors de leurs conflits internes et externes.
3. 1. Des conflits sous l’emprise de la drogue 82
Le niveau de développement économique de la majorité de ces pays s’avérant en effet souvent
très faible, la production et le trafic de stupéfiants leur permet d’autofinancer leur achats d’armes
comme l’entretien de leurs forces armées. L’engagement dans des conflits de forte intensité et de
longue durée génère dans la plupart des cas une aggravation majeure des conditions de vie des
populations, la destruction des infrastructures et des équipements, la paralysie des moyens de
productions nationaux : les famines et les mouvements de réfugiés caractérisent ainsi nombre de
conflits de l’hémisphère sud. Dans de tels contextes de guerres interétatiques ou civiles, ou lorsque
encore émergent des mouvements révolutionnaires armés par exemple, les revenus procurés par le
narco-trafic (production de plantes à drogues ou simple trafic de transit) donnent aux
belligérants les moyens financiers de s’affronter.
Les exemples de conflits transfrontaliers, de guerre civiles et de rebellions dans lesquels le
narco-trafic joue un rôle déterminant abondent dans le monde d’aujourd’hui. L’OGD (1996, p. 124) en
recense ainsi une vingtaine, certes de natures, d’intensités et de degré d’engagement dans le narcotrafic différents, mais contribuant néanmoins tous au développement du commerce de la drogue.
Certains de ces conflits sont anciens et se perpétuent donc grâce au narco-trafic qu’ils ont souvent
transformé en enjeu de la guerre. Les guérillas péruviennes, la guerre civile birmane, les conflits de
Sierra Leone et du Liberia peuvent fournir des exemples de ce type d’évolution où, selon les mots
d’Alain Labrousse et de Michel Koutouzis, « du nerf de la guerre, la drogue tend ainsi à en devenir
l’enjeu » (1996, p. 32). D’autre conflits sont plus récents et s’inscrivent dans ce que Bertrand Badie et
Marie-Claude Smouts appellent « le retournement du monde ». Le Caucase et les Balkans ont ainsi vu
la guerre réapparaître au début des années 1990, après la chute de l’Union Soviétique. En Bosnie, en
Géorgie, en Arménie, en Azerbaïdjan comme en Tchétchénie, les conflits ont généré un fort
accroissement du trafic de drogues, en relation directe avec le trafic d’armes. C’est de cette façon
qu’en Bosnie l’on a pu trouver des missiles Stinger et de l’héroïne dans de mêmes chargements en
provenance d’Afghanistan : « La drogue dans tous ces exemples, finance, stimule, produit même des
conflits, mais crée parallèlement des contacts, des connivences et des relais entre plusieurs
organisations armées aux caractéristiques différentes, voire opposées. » (Labrousse A. & Koutouzis
M., 1996, p. 31).
Les pays du Sud tendent donc de plus en plus à se tourner vers le narco-trafic afin de financer
leurs efforts de guerre, comme ils le font déjà pour remédier à leurs situations socio-économiques
internes. Mais le commerce de la drogue, à quelque stade que ce soit, s’avère très vite particulièrement
attractif et motive souvent de fait la poursuite de conflits en en transformant les motivations.
La fin de la décennie 1980 et le début de la décennie 1990 ont vu les productions régionales
et mondiales de drogues augmenter, correspondant ainsi au passage d’un ordre international bipolaire à
3. 1. Des conflits sous l’emprise de la drogue 83
un ordre unipolaire. Ce changement géopolitique majeur s’est concrétisé par une augmentation des
recours au narco-trafic : « La drogue pallie ainsi les failles issues du relâchement des alliances
militaires et diplomatiques des deux blocs. » (ibid., p. 26). Souvent, comme en Afghanistan par
exemple, le retrait d’un des deux blocs provoquait celui du second, et les protagonistes devaient alors
soudainement autofinancer leur conflit. L’Afghanistan est ainsi devenu au début des années 1990 l’un
des tous premiers producteurs d’opium, ravissant la première place à la Birmanie au milieu de la
décennie. De la même sorte, le Parti Communiste Birman dut, en 1989, se tourner vers le trafic des
opiacés après que la Chine lui ait retiré ses soutiens financier et militaire au moment de son
rapprochement d’avec la dictature birmane. Les transformations politico-territoriales rapides liées à la
décomposition et à la chute de l’empire soviétique se sont récemment traduites par une augmentation
du nombre global d’Etats et de celui des conflits armés, amenant ainsi à la prolifération des activités
liées au narco-trafic dans le monde. Les Balkans, le Caucase et l’Asie Centrale en sont les
manifestations les plus évidentes : « The collapse of communism, beginning in 1989, has also
facilitated organized crime and has been an unprecedented boon to drug trafickers, who must smuggle
both product and cash across national borders. For one thing, people in Eastern Europe and the
republics of the former USSR have suddenly found that the profit motive is not a cardinal sin. »
(LaMond Tullis, 1995, p. 16). L’on peut ainsi facilement comprendre la récente expansion des
productions et du trafic de drogue lorsque l’on sait l’importance du nombre de conflits effectifs ou
latents dans l’ex-URSS : « As of early 1993, for instance, an estimated 48 ethnic wars were occuring
throughout the world, and 164 « territorial-ethnic claims and conflicts concerning borders » existed in
the former Soviet Union, of wich 30 had involved some form of armed conflict. » (Huntington S.P.,
1996, p. 35).
« L’interpénétration des filières drogues-armes » dans le monde d’après la guerre froide est un
phénomène en pleine expansion, particulièrement dans les pays du Sud. Le faible niveau de
développement de ces pays semble ainsi conditionner leurs recours aux revenus de la drogue lorsqu’ils
sont engagés dans des situations de conflits armés. Si la guerre coûte cher en matériel, elle coûte
également en croissance économique. Le narco-trafic apparaît alors comme une solution
particulièrement appropriée puisque permettant de réaliser des profits très importants. Les cas de
l’Afghanistan, du Pakistan et du Pérou peuvent ainsi servir à illustrer la problématique de la
dialectique drogues/conflits dans les pays du Sud.
3. 1. Des conflits sous l’emprise de la drogue 84
3. 1. 2. La frontière afghano-pakistanaise
L’Afghanistan, qui a toujours été un pays très pauvre, est entré en guerre en 1979 avec
l’intervention militaire soviétique. Le pays devient ainsi le théâtre d’affrontements et de luttes
d’influences, entre combattants afghans et soldats soviétiques, services secrets pakistanais et
étasuniens. Les multiples clans, sectes religieuses et partis politiques opposés les uns aux autres
génèrent à travers des allégeances sans cesse renégociées un déchirement dont le pays n’est pas encore
remis, près de vingt ans après.
A la fin de la décennie 1970, la production d’opium afghan avoisinait les 200 tonnes et n’était
que très peu insérée dans le narco-trafic international puisque consommée traditionnellement sur place.
En 1989 les différentes estimations avancent des chiffres allant de 500 à 800 tonnes, montrant ainsi
déjà l’influence du conflit sur la production : « La guerre civile a conféré sa modernité à une tradition
que les Afghans cultivaient depuis belle. » (Brouet O., 1991, p. 202). Ainsi, avant 1979 les cultures de
pavot étaient-elles interdites par le gouvernement d’alors ; elles n’existaient en fait que dans une demidouzaine de provinces éloignées du pouvoir central et peu accessibles. La guerre change rapidement
les données du problèmes, le mollah et chef de guerre Nassim Akhunzada déclarant ainsi en 1981 que
« le pavot doit être cultivé afin de financer la guerre sainte contre les troupes soviétiques et leurs
laquais de Kaboul. » (Labrousse A. & Koutouzis M., 1996, p. 56). La corrélation qui existe ici entre
l’accroissement des productions d’opium et l’enfoncement dans une situation de guerre ne semble pas
en fait s’expliquer par une recherche désespérée de revenus permettant de financer la résistance armée
afghane. En effet, l’économiste Doris Buddenberg a expliqué que les moudjahidin auraient reçu
quelques 250 millions de dollars US pendant l’occupation soviétique alors que les revenus dégagés par
le commerce de l’opium n’auraient pas dépassé les 20 millions. Ce serait donc plutôt l’inexistence de
contrôle exercé par un gouvernement central sur l’ensemble du territoire qui expliquerait
l’accroissement de la production d’opium durant la période de guerre. Les conditions socioéconomiques s’aggravant au fur et à mesure de la poursuite des combats, la paysannerie afghane
voyant les superficies cultivables se réduire dramatiquement (bombardements systématiques des
récoltes par l’armée gouvernementale cherchant à interdire tout support aux moudjahidin) et aurait
ainsi eu pour seule alternative de se consacrer à la culture du pavot à opium. Le pavot permettait en
effet de réaliser des profits élevés dans des conditions difficiles, l’aridité et l’exiguïté des lopins
cultivables poussant les paysans à s’insérer dans l’économie de la drogue (ibid.).
Les services secrets pakistanais (ISI) contribuèrent grandement au développement du narcotrafic en Afghanistan. La CIA les ayant chargés de fournir la résistance afghane en armes, ils
encouragèrent vite la production d’opium et sa transformation en héroïne dans les zones tribales du
3. 1. Des conflits sous l’emprise de la drogue 85
Pakistan, finançant ainsi les multiples opérations de déstabilisation de l’Inde, au Pendjab et au
Cachemire. Mais la production afghane explosa littéralement à partir de 1989 avec le retrait des
soviétiques et l’installation d’un gouvernement islamique à Kaboul en 1992. Ainsi, si l’arrêt des
combats a en effet permis aux paysans de retourner à leurs champs, la destruction des équipements et
des infrastructures et l’insécurité liée à l’existence de mines les ont incités à continuer la culture du
pavot qui demande moins de place et procure des revenus bien plus attractifs que les productions
légales. L’afflux des réfugiés revenant dans leurs régions d’origine a également très fortement
contribué au développement de la culture du pavot à opium. Quant au retrait militaire soviétique, il a
provoqué le retrait financier et logistique étasunien, la signature de l’accord russo-étasunien en 1991
métant fin aux livraisons d’armes.
Ainsi, en 1994, selon un rapport de la PNUCID, les cultures de pavot s’étendaient sur 80 000
hectares en Afghanistan, permettant une production de 3 200 à 3 300 tonnes d’opium. La Birmanie se
voyait ainsi ravir la place de premier producteur d’opium mondial puisque ne produisant « que » 2 600
à 2 800 tonnes cette année là (ibid.).
Le soutien pakistanais aux moudjahidin et l’encouragement de la production d’opium comme
de la transformation d’héroïne a rapidement transformé la réalité de la situation interne du Pakistan qui
ne comprenait que très peu de laboratoires d’héroïne au sein de ses frontières. La guerre en
Afghanistan et la dictature du général Zia Ul-Haq (1977-1988) vont grandement contribuer à l’essor de
l’industrie de la drogue sur la frontière ouest du Pakistan. La situation se dégrade très vite puisque sous
Zulfiqar Ali Bhutto (renversé en 1977 par Zia Ul-Haq) l’héroïne était inconnue au Pakistan alors qu’en
1987 le pays comptait 650 000 usagers de cette nouvelle drogue (Brouet O., 1991, p. 204). Le cas du
Pakistan est intéressant en ce qu’il permet de montrer l’importance du degré de contrôle exercé par
un Etat sur son territoire. Le développement de l’industrie de l’héroïne au Pakistan a en effet
bénéficié de conditions particulièrement favorables puisque les zones de production de pavot et de
transformation de l’héroïne se trouvent dans la North West Frontier Province (NWFP) qui est divisée
en trois entités administratives aux statuts différents. Dans les Federaly Administrated Tribal Area
(FATA), les lois civiles et criminelles de l’Etat pakistanais n’ont aucune valeur et les activités liées au
trafic de drogue comme au trafic d’armes s’y développent sans aucune restriction. C’est donc dans
cette région frontalière qu’est regroupée l’immense majorité des laboratoires de transformation de
l’opium en héroïne. Le pouvoir exécutif pakistanais et les forces armées du pays ne peuvent ainsi
intervenir que sur les axes de communication ou sur une bande de 5 mètres de part et d’autre de ces
axes. L’intervention pakistanaise dans les FATA est d’autant plus impensable que la population
pathane qui compose la majorité de la région est connue pour son caractère belliqueux et son sentiment
d’indépendance particulièrement fort. La création d’un Pachtounistan indépendant est ainsi un projet
3. 1. Des conflits sous l’emprise de la drogue 86
très pris au sérieux dans les FATA, projet d’ailleurs appuyé par l’Afghanistan où les Pathans sont
également nombreux.
Les cas de l’Afghanistan et du Pakistan montrent ainsi l’influence que peut avoir une guerre sur
la nature et l’importance de la production de drogue d’une région donnée. Le conflit afghan a généré
un accroissement sans précédent de la production locale d’opium et ce dans de telles proportions que
c’est toute la configuration du marché mondial qui s’en est trouvée modifiée. Le Pakistan a quant à lui
considérablement contribué à cette dynamique avec l’aide et le soutien des Etats-Unis. Sa
responsabilité dans le développement de la production afghane a en fait incité les populations de la
NWFP à participer largement au trafic. Les conséquences socio-économiques et politiques d’une telle
situation pour le Pakistan se sont manifestées à travers un accroissement sans précédent des tensions
sociales, de la violence quotidienne et de l’illégitimité de l’Etat.
3. 1. 3. Les guérillas péruviennes
En Amazonie péruvienne, la vallée du Huallaga fournie l’exemple de la militarisation d’une
région qui est directement liée au développement du narco-trafic. La vallée du Huallaga est en effet
devenue un véritable théâtre de la géopolitique et de la géostratégie des drogues ; cette région de
l’Amazonie andine, longtemps délaissée sinon même ignorée par le pouvoir central, a ainsi vu
s’affronter plus ou moins directement et violemment de nombreuses et diverses factions. Les
cultivateurs de coca, les trafiquants, les guérillas communistes, maoïste d’une part (Sentier lumineux)
et guévariste d’autre part (Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru, le MRTA), les forces armées
nationales péruviennes et les services spéciaux étasuniens (DEA, USAID) sont ainsi tous engagés dans
une compétition pour le contrôle du territoire du Huallaga, soit pour bénéficier de ses productions et
des revenus qu’elles procurent, soit au contraire pour les supprimer.
Ce n’est qu’à partir du milieu de la décennie 1960 que la vallée du Haut Huallaga connaît
l’installation de nouveaux migrants, les derniers remontant pour la plupart à l’époque inca, encouragés
par le président Belaunde Terry (1963-1968) qui veut remédier au déficit de terres cultivables au Pérou
en favorisant le développement de l’Amazonie. Les cultures de cacao, de café, de riz et de maïs qui se
répandent dans la vallée sont quasi systématiquement accompagnées par celle de la coca qui constituait
jusqu’en 1960 une production traditionnelle destinée à l’usage local. L’instabilité politique péruvienne
va, avec le coup d’Etat militaire de 1968, remettre en cause ce programme de développement auquel
sera substitué un projet de réforme agraire dans les Andes et sur la côte. La vallée du Huallaga entre
3. 1. Des conflits sous l’emprise de la drogue 87
alors dans l’ère du narco-trafic et du conflit de basse intensité, la paysannerie nouvellement implantée
dans la région ne bénéficiant désormais plus du soutien gouvernemental. Les 1 500 hectares de
cocaïers de 1972 deviennent ainsi 20 000 en 1979, pendant que les plantations de cacao régressent de
780 à 400 hectares et celles de café de 5 910 à 3 500 hectares (OGD, 1996, p. 140). La DEA
étasunienne essaiera d’éradiquer les cultures cocaïères mais l’inexistence totale de projets de
développement alternatif efficaces contribuera bien plus à l’accroissement des productions de coca
qu’à leur substitution.
Le Sentier lumineux surtout, et le MRTA dans une moindre mesure, vont ensuite, au milieu de
la décennie 1980, s’affirmer comme les intermédiaires commerciaux entre les cultivateurs et les
trafiquants, assurant aux premiers des transactions régulières et codifiées. Le Haut Huallaga constituait
en fait une zone de repli pour les factions armées du Sentier lumineux qui fuyaient devant les
offensives de l’armée régulière. L’accueil du mouvement révolutionnaire par les populations
paysannes fut très favorable, les forces armées et même les organismes civils péruviens étant très mal
perçues par les producteurs de coca. L’installation du Sentier lumineux change radicalement la
situation régionale, la répression policière et militaire de la production cocaïère étant dès lors
violemment combattue. En l’espace d’une seule année, les guérilleros dynamitent dix des douze postes
de police, tuent dix-neuf policiers et contraignent les autres à quitter les campagnes. De 1984 à 1987,
vingt-neuf techniciens agricoles engagés dans des programmes de substitution sont assassinés. Les
forces gouvernementales ne sillonnent plus que très rarement la région, les bandes de trafiquants armés
exploitant les producteurs se plient rapidement aux conditions posées par le « président Gonzalo », le
leader sendériste. Le Sentier lumineux remplace l’Etat dans le Haut Huallaga, opérant des
contrôles routiers, levant des impôts, gérant litiges et contentieux, nommant les autorités locales et
administrant les agglomérations. Le Sentier lumineux chasse les prostituées, les homosexuels, les
délinquants en tous genres et les drogués ; il interdit formellement la consommation de coca dans la
région et s’assure que les paysans consacrent une partie importante de leurs terres aux cultures
maraîchères.
« Avec l’attaque, le 31 mai 1987, du poste de police d’Uchiza, le Sendero lance sa première
grande offensive militaire. Pendant trois jours, au coude à coude avec les paysans, les guérilleros
contrôlent les allées et venues dans la vallée du Huallaga. Ils interdisent la circulation, bloquent les
routes, creusent des tranchées, font sauter les ponts. La vallée semble désormais leur appartenir. Les
paysans, n’ayant plus aucun moyen de commercer légalement avec le reste du pays, se lancent
complètement dans la culture de la coca. Le Sentier, lui, continue de les pousser à ne produire que ce
dont ils ont besoin. Le Haut Huallaga est en quelque sorte le premier territoire libéré du nouveau
3. 1. Des conflits sous l’emprise de la drogue 88
Pérou. Et la coca rapporte entre vingt et cent millions de dollars par an. De quoi tenir une très longue
marche ! » (Rodrigo J.M., in Delbrel G., 1991, p. 207).
Les interventions répétées de l’armée péruvienne cherchant à reprendre le contrôle du Huallaga
vont encore plus contribuer à la militarisation de la région et à la complexification de la situation. La
corruption ne tarde pas en effet à se répandre au sein de l’armée, à tous les échelons : un an après
l’intervention officielle de l’armée contre le Sentier lumineux (16 août 1984), les premiers indices de
corruption apparaissent clairement, les moyens gouvernementaux alloués aux soldats ne leur
permettant même pas de se nourrir (Labrousse A. & Koutouzis M., 1996, p. 52). La situation du Pérou
s’est considérablement aggravée en 1990 avec l’arrivée au pouvoir d’Alberto Fujimori. En 1994
l’ampleur de l’implication de l’armée dans le narco-trafic apparaît clairement : les informations selon
lesquelles l’armée aurait regroupé une quinzaine d’organisations de trafiquants sur une centaine de
kilomètres dans le Moyen Huallaga ont ainsi été confirmées. Les taxes que la guérilla percevait sur les
activités des trafiquants reviennent désormais à l’armée : en décembre 1994 c’est plus d’une centaine
d’officiers militaires qui sont inculpés de corruption. Le Huallaga est donc devenu un véritable
eldorado où il coûte environ 2 000 dollars d’être muté (ibid., p. 54).
De nombreux analystes s’accordent à penser que le président Fujimori s’est ainsi assuré de
l’appui de l’armée en laissant celle-ci se servir à volonté sur les revenus de la drogue. L’armée aurait
en retour fortement favorisé la réélection du président en 1995. Le Sentier lumineux qui est désormais
très diminué ne devrait plus être inquiété outre mesure afin de justifier la présence de l’armée dans le
Huallaga et lui permettre de poursuivre ses profits. La situation du Huallaga continue d’évoluer, les
superficies de cocaïers explosant littéralement. Les rondas campesinas, qui sont des milices
d’autodéfense paysannes créées par l’armée pour lutter contre la guérilla communiste, participent
grandement à l’extension des cultures cocaïères. Les 20 000 paysans armés profitent de 40 000
hectares de cocaïers et du narco-trafic. Les militaires, quant à eux, perçoivent des taxes sur les
précurseurs chimiques importés dans la région (ibid., p ; 55).
La vallée du Huallaga fournit ainsi l’exemple d’une région longtemps restée hors du giron
de l’Etat qui est brutalement entrée dans l’ère de la modernité. Ici aussi la tradition, la culture andine
de la coca, a permis à des populations laissées en charge d’elles-mêmes de constituer, avec la
commercialisation de la coca, un « modèle alternatif de modernité ». La militarisation du Huallaga a
amené à la délégitimation croissante de l’Etat, que ce soit lorsque celui-ci ne contrôlait plus son
territoire ou lorsque, comme maintenant, il le contrôle mais s’enfonce dans la corruption. La situation
du Huallaga reste potentiellement explosive puisque les revenus de l’économie cocaïère y représentent
environ 200 millions de dollars alors que les apports financiers des Etats-Unis, du PNUCID, de la
Banque interaméricaine de développement et du gouvernement péruvien ne dépasseraient pas 5
3. 1. Des conflits sous l’emprise de la drogue 89
millions de dollars. « Une tentative pour mettre fin à cette situation de la part de l’Etat provoquerait
certainement un soulèvement dans la région. » (ibid., p. 55). Les paysans se retrouveraient en effet
sans revenus, l’armée se verrait également privée de ses ressources, et L’Etat péruvien subirait de plein
fouet les conséquences d’un tel bouleversement politico-économique.
L’augmentation de la production de drogues et du narco-trafic depuis le début de la
décennie 1990 semble correspondre à une multiplication des conflits armés à la surface de la
planète. Les pays du Sud, qui voient l’immense majorité de ces conflits se développer sur leur sol et
ne connaissent que des ressources économiques limitées, bénéficiaient jusqu’à la chute de l’Union
soviétique du soutien ou au moins de l’aide de l’un ou l’autre des deux blocs. Le tarissement de ces
sources de revenus a considérablement contribué à l’augmentation du commerce des drogues dans le
monde d’aujourd’hui. Le sous-développement économique et social semble ainsi être particulièrement
favorable à la croissance du narco-trafic, et les conflits armés ne font, dans ce contexte, qu’amplifier le
recours aux revenus de la drogue opéré par les différents acteurs. L’exemple de l’espace polyethnique
et interétatique du Triangle d’Or peut alors permettre de montrer à quel point l’économie de la drogue
peut être à la fois la cause et la conséquence de situations conflictuelles particulières.
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 90
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des
drogues
Le Triangle d’Or est un espace d’Asie du Sud-Est continentale d’une superficie de 225 000 km2
(Boucaud & Boucaud, 1985, p. 23) qui englobe les hauts reliefs du Nord-Est de la Birmanie (actuel
Myanmar), du Nord de la Thaïlande et du Laos. Les caractéristiques du milieu et les niveaux de
développement économique des populations qui y vivent ont permis le développement d’activités
illégales et insurrectionnelles. Les acteurs régionaux ont réussi à exploiter avantageusement un espace
particulier pénalisé par sa situation, du moins selon des critères communs. En effet, la région connaît
un relief très contrasté (maxima de 2 600 m.) dont les complexes systèmes de pentes s’associent à une
végétation très dense que permet un climat tropical de mousson. Les conditions d’accessibilité étant
ainsi particulièrement difficiles, les réalisations d’infrastructures de communication sont très peu
développées et la région reste considérablement enclavée, surtout en saison des pluies lorsque les sols
latéritiques sont détrempés. Cette déficience des axes de communication, et le fait qu’ils ne soient
utilisables que saisonnièrement, rend le développement des économies marchandes courantes
impossible sinon très difficile, et les contrôles étatiques aléatoires dans des régions frontalières où, de
surcroît, la grande majorité des populations sont mobiles et donc plus ou moins insaisissables.
3. 2. 1. Le Triangle d’Or, espace polyethnique et interétatique de production illégale
La région des hautes terres de l’éventail nord-indochinois est caractérisée par une population
très diverse qui diffère profondément des noyaux ethno-démographiques bien plus homogènes des
plaines. La diversité ethnique y est en effet importante, au point que l’ethnologue Georges
Condominas a parlé de « véritable tableau tachiste » à propos des cartes ethnolinguistiques qui ont été
réalisées dans la région, montrant ainsi « la plus grande diversité ethnique que l’on puisse rencontrer
dans le monde. » (Etudes rurales, 1974, p. 10). La répartition des populations de l’Asie du Sud-Est
continentale
s’est
principalement
organisée
selon
des
oppositions
montagnes/plaines,
périphéries/centres, ethnies/nations, bref autour du clivage principal de la non-intégration et de
l’intégration. Les « ethnies minoritaires montagnardes » se différencient en effet des noyaux thaï,
birman et lao des plaines, « l’opposition entre les basses terres, domaine des grandes civilisations et
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 91
des fortes densités, et les hautes terres, peu peuplées par des groupes ethniques éparpillés et d’une
grande hétérogénéité » (ibid., p. 10) se doublant d’une forte opposition entre les modes d’occupation et
d’exploitation de l’espace. Les terroirs rizicoles aux fortes densités de populations des plaines sont en
effet caractérisés par un fort investissement collectif et ont constitué la base nécessaire à
l’établissement d’un Etat (muang, möng). Historiquement, le monde civilisé était et est encore celui de
la rizière associée au souverain et à une grande religion, par opposition au monde de la forêt auquel
étaient prêtées des valeurs négatives par les habitants des plaines. Les « paysans de la forêt » (Boulbet
J., 1975), quant à eux, sont des essarteurs qui, issus de ces « civilisations du végétal » (Gourou P.,
1953), ont des conceptions très différentes du monde forestier auquel ils prêtent une très forte valeur
magico-religieuse. Aussi, les sociétés d’essarteurs et de chasseurs-cueilleurs sont caractérisées par « la
mobilité de l’habitat et l’affirmation de l’identité au sein d’espaces au peuplement pluri-ethnique »
(Taillard C., 1992, p. 404). L’ancrage au territoire est donc beaucoup plus fort pour les populations des
plaines, qui sont à l’origine du phénomène étatique en Asie du Sud-Est continentale, que pour celles
des montagnes qui ont toujours été très peu réceptives à l’émergence des Etats modernes.
L’opposition entre les plaines, les montagnes et leurs populations respectives s’est encore
trouvée accentuée par celle, cruciale, qui existe entre les centres et les périphéries, fondement du
schéma cosmologique des royaumes agraires issus de la civilisation indienne. Les modèles politicoterritoriaux birmans, siamois et lao relevaient en effet tous de la même organisation concentrique du
royaume où il n’y avait pas de frontière fixe et bornée à proprement parler mais plutôt des zonesfrontières, des aires-tampons dont la souplesse n’est pas sans rappeler le limes. G. Condominas et S.
Tambiah, en 1976, ont respectivement décrit ces organisations comme des « systèmes à emboîtement »
et des « modèles en galaxie ». C Taillard explique quant à lui, à propos des royaumes du Laos, que
« La caractéristique de ce modèle est de mettre en jeu des espaces définis par leur centre, la capitale, et
non par leur périphérie, les frontières, car le centre représente à lui seul la totalité de l’ensemble et
incarne son unité. C’est pourquoi le terme muong, appliqué à une principauté comme à un royaume,
désigne aussi bien la capitale que le territoire qui en dépend. » (Matras-Guin J., & Taillard C., 1992, p.
320).
De tels royaumes ont transmis les bases des Etats modernes qui se sont constitués autour des
plaines rizicoles et de leurs noyaux ethno-démographiques homogènes. L’intégration des populations
minoritaires des hautes terres n’a donc pas été réalisée, conformément au modèle politico-territorial en
usage, les plaines rizicoles et ensuite les comptoirs portuaires étant beaucoup plus attractifs que les
régions forestières et malariennes. La colonisation britannique et la seconde guerre mondiale avec
l’occupation japonaise ont ensuite considérablement aggravé les représentations locales de ces
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 92
oppositions fondamentales en les instrumentalisant suivant la politique bien connue du « diviser pour
mieux régner ».
Ensuite, les situations démographiques, économiques et socio-culturelles très différentes entre
les régions centrales et périphériques des trois Etats du Triangle d’Or ont encore accentué les
oppositions en révélant un profond clivage articulé autour de l’exclusion et de l’intégration.
Cet espace particulier qu’est le Triangle d’Or émerge ainsi en fonction des qualités, des
propriétés et des contraintes qui le caractérisent mais aussi en fonction de celles des entités politicoterritoriales qui le composent et cherchent désormais à réussir son intégration. Le Triangle d’Or est le
résultat des nombreuses interactions qui, se réalisant dans la diachronie, l’ont permis sinon généré :
espace montagneux de peuplement polyethnique, situé à l’intersection de domaines étatiques
caractérisés par d’importants noyaux ethno-démographiques basés dans des plaines et des vallées
rizicoles, subissant des contraintes d’ordre topographique, démographique (pressions foncières en
zones rizicoles) et économique pour les plus importantes. La superposition de cet ensemble spatial aux
ensembles spatiaux étatiques de la Birmanie, du Laos et de la Thaïlande implique de la part de ceux-ci
des réactions visant aux intégrations « nationale », territoriale, politique et économique de ces portions
de territoire leur échappant.
L’espace du Triangle d’Or est en effet caractérisé d’une part par ses activités de production
intensive de pavot à opium et de trafic d’héroïne, et d’autre part par ses nombreux mouvements de
guérilla, qu’il s’agisse de guérillas communistes, de guérillas sécessionnistes ou de guérillas de la
drogue (Dassé M., 1993). Ces guérillas ont commencé à se développer au cours de la seconde guerre
mondiale et se sont multipliées depuis en prenant parfois des dimensions considérables. Si la plupart
de ces mouvements émergèrent par souci de revendication, politique, nationaliste ou encore religieuse,
beaucoup d’entre eux firent ensuite de ce qui était à l’origine un simple moyen de financement leur
motivation principale. La culture du pavot à opium qui se développa un moment afin de permettre des
financements autonomes augmenta brutalement lorsque le commerce de la drogue devint une finalité
en soi. L’espace altitudinal, polyethnique et interétatique du Triangle d’Or devenait ainsi réellement
illégal et marginal, ses nombreuses contraintes étant désormais judicieusement tournées en avantages.
En effet, l’accessibilité particulièrement difficile du Triangle d’Or due à son relief tourmenté
donne à la région un caractère marginal convenant parfaitement au développement du type d’économie
marchande illégale de l’opium. M. Gutelman observe ainsi que « l’opium, de par ses qualités
intrinsèques est une marchandise particulièrement adaptée aux régions éloignées, au relief compliqué
et qui ne disposent pas des moyens et des réseaux de communication nécessaires au développement
d’une économie marchande courante. » (Etudes rurales, 1974, p. 514). L’opium permet en effet, on l’a
vu, de concentrer une grande valeur marchande sous un faible poids et un petit volume et, atout
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 93
supplémentaire exceptionnel sous ce type de climat, permet une conservation de l’ordre de plusieurs
années sans altérations.
L’Etat shan de Birmanie (Nord-Est, carte 5) est, au sein du Triangle d’Or, l’exemple même
de la réunion particulière des deux types d’activité que sont la culture de l’opium et la guérilla.
Jusqu’en 1996 l’Etat shan constituait un véritable Etat dans l’Etat, son dirigeant, le général Khun Sa,
disposant d’une armée de 10 000 hommes qui encadrait la production de l’opium, le transit de
l’héroïne, la perception des multiples taxes perçues sur le commerce du bois, des pierres précieuses, du
bétail, de la drogue bien sûr et également des denrées alimentaires. Les montagnes du Triangle d’Or, si
elles permettent le développement de productions illégales, permettent aussi d’abriter de nombreux
mouvements de guérilla.
C’est la stratégie révolutionnaire maoïste qui va la première répandre la guérilla dans les
montagnes du Triangle d’Or, Mao puisant ses principes fondamentaux chez Sun Tze (Sun Tze, 1993),
le théoricien de L’Art de la guerre et dans Les trois royaumes, roman chinois de chevalerie historique.
Les conditions optimales d’implantations d’un mouvement insurrectionnel dépendant entre autres des
facteurs géographiques, sociaux, économiques et politiques, c’est sur une région montagneuse à
l’accessibilité difficile, donc plus ou moins isolée, pauvre et sous-administrée, que le choix sera porté
en Thaïlande comme en Birmanie. Les montagnes de l’éventail nord-indochinois réunissaient ces
conditions ainsi qu’un autre paramètre important du point de vue stratégique : elles étaient habitées par
des populations minoritaires dominées qui pouvaient se considérer opprimées et même colonisées par
les ethnies des plaines. Si l’on considère, qu’ « une autre grande caractéristique (héritée des stratèges
impériaux chinois) est de toujours rechercher à légitimer la guerre en lui conférant comme but de
« restaurer la paix »…, qu’il faut démontrer qu’on est contraint à la guerre, qu’on ne l’accepte que
parce que c’est l’autre qui la provoque (la fameux « fauteur de guerre » du marxisme) et qu’en tous cas
elle a toujours un but noble… » (Dassé M., 1993, p. 135), la présence des minorités ethniques du
Triangle d’Or présente alors un avantage certain.
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 94
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 95
3. 2. 2. Les guérillas de la drogue, Khun Sa et l’Etat shan
Le problème des guérillas ethniques ou nationalistes dans le Triangle d’Or cache dans bien des
cas le problème majeur qu’est celui du trafic de l’opium et de l’héroïne. En effet, nombreux sont les
mouvements armés qui utilisent comme prétextes des revendications identitaires et territoriales
(nationalismes, indépendances, autonomies) pour se livrer au commerce lucratif de la drogue.
Si les revenus tirés de ce type de ressources permettent de financer certains groupes politiques
et militaires démunis, ils peuvent également motiver et générer des entreprises purement commerciales
et opportunistes qui s’arment pour protéger et développer leurs activités. L’espace birman du Triangle
d’Or est ainsi constitué de nombreux domaines territoriaux sur lesquels règnent des « seigneurs de
l’opium » qui possèdent leurs propres armées privées. Le cas de Khun Sa est particulièrement
significatif, tant le parcours de ce « roi de l’opium », de ce « seigneur de la guerre » des Etats shan est
exemplaire et inégalé dans le Triangle d’Or.
Les Etats shan de Birmanie ayant bénéficié jusqu’en 1966 d’une situation particulière leur
permettant de produire et de consommer de l’opium (pratiques interdites dans le reste de la Birmanie
depuis 1948), un tiers au moins de la population vivant à l’Est de la Salween en 1970 ne disposait que
de l’opium comme ressource commerciale, proportion qui atteignait même 90 % dans certains
districts. Si les producteurs d’opium étaient en majorité des agriculteurs sur brûlis (Lahu, Akha, Lisu,
Wa), les Shan quant à eux sont des bouddhistes qui pratiquent la riziculture irriguée : « Tous les Shans
sont bouddhistes : c’est là un critère capital de l’identité du groupe… » et « Tous les peuplement shans
sont associés à la culture irriguée du riz » (Leach E., 1972, p. 56). Les Shan appartiennent au groupe
linguistique Taï mais leur organisation politico-territoriale diffère du centralisme étatique siamois
puisque la pratique de la riziculture irriguée en terrains plats a toujours déterminé, dans un contexte de
région montagneuse, la distribution et la répartition de la population au gré des bassins et des fonds de
vallée. La culture du pavot à opium constitue quant à elle une vieille tradition, remontant à plus de
deux siècles à l’Est de la Salween (Boucaud & Boucaud, 1985, pp. 25-27).
Jusqu’en 1960 environ, les Shan se contentaient de taxer les caravanes d’opium (5 %) et
d’héroïne (10 %) pour financer les achats d’armes et de munitions nécessaires à leurs combats
sécessionnistes. Le trafic de l’opium s’intensifia pendant les années 1960 lorsque l’arrêt de l’aide
financière taïwanaise aux forces armées chinoises et nationalistes du Kuomintang (KMT), réfugiées
dix ans plus tôt dans la région, contraint celles-ci à se tourner vers le commerce de la drogue pour se
procurer des revenus (Fistié P., 1985, pp. 293-302).
Un autre facteur allait intensifier la production d’opium en Birmanie : en 1965, le général Ne
Win, confronté à de nombreuses rebellions (rebellions shan, communistes, kachin, karen pour les plus
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 96
importantes), permit l’organisation de milices privées baptisées groupes d’autodéfense (Kha Kwe Yei
ou KKY) qui lutteraient contre les rebelles en échange de l’autorisation donnée de se livrer à tous les
trafics. Parmi la soixantaine de ces KKY qui se sont rapidement constitués, deux des plus importants
étaient respectivement dirigés par deux métis sino-shan, Lo Hsing-han et Sang Shi-fu, le dernier étant
plus connu sous le nom de Khun Sa. Ne Win, en démettant les Sawbwas (chefs héréditaires des Möng,
unités géographiques basées sur des centres rizicoles et constituées en principautés autonomes) de
leurs pouvoirs politiques et administratifs (1958-1960), avait rendu inutiles les milices privées qu’ils
entretenaient, milices qui s’abandonnaient alors au brigandage afin de se procurer des revenus. Shan
Shi-fu, ancien chef de milice, profita de l’opportunité qui lui était offerte avec la création des KKY
pour recycler sa bande. Engagé dans le commerce de l’opium, il fut trahi par les nationalistes shan
avec lesquels il avait négocié un contrat de passage et se mit alors effectivement à les combattre en
1966, ce qu’il aurait été censé faire dès le début en tant que chef de KKY au service de Ne Win (ibid.).
Le commerce de l’opium restait néanmoins son activité principale et, en juillet 1967, après
avoir décidé de livrer sa cargaison au général laotien Ouane Rattikoune et non plus à Tuan Shi-wen (le
chef de la 5ème armée du KMT), il perdit toute sa marchandise dans ce que l’on a appelé la « guerre de
l’opium ». Mais malgré ces pertes importantes, la puissance de Shan Shi-fu prenait de telles
proportions que Ne Win, estimant l’autorité gouvernementale menacée le fit arrêter en 1969, sans pour
autant démanteler son organisation qui fut reprise par son lieutenant et rebaptisée Shan United Army,
affichant ainsi un label nationaliste, ibid.). Libéré en 1973 après l’enlèvement par les siens de deux
médecins soviétiques, Shan Shi-fu change son nom pour celui de Khun Sa, reprend sa place à la tête de
ce qui est désormais la SUA et rallie à lui l’Armée nationale lahu avant d’aider à la formation de
l’Armée nationale wa qui escortera ses caravanes (Dassé M., 1993, pp. 199-200). En 1976, le quartier
général de la SUA est établi à Ban hin Taek, en Thaïlande (50 km au nord-ouest de Chiang Raï, à 2 km
de la frontière), et en 1977 l’armée régulière birmane viole la souveraineté territoriale thaïlandaise en
tentant de défaire Khun Sa qui est alors sommé de quitter le royaume. En 1978 un second ultimatum
reste sans effets et, en 1982, l’armée thaïlandaise lance une attaque réussie contre Ban hin Taek suite à
la pression des Etats-Unis. Khun Sa et son armée se replient alors vers la Birmanie et exercent leurs
représailles contre la ville frontalière de Mae Saï qu’ils razzient (Boyes J. & Piraban S., 1991, p. 47).
La puissance de Khun Sa était à ce moment considérable, lui et ses 2 500 à 4 000 hommes de la SUA
contrôlant 75 % du trafic de l’opium du triangle d’Or à cette époque (Fistié, ibid.).
Cherchant encore à se renforcer face aux pressions étasuniennes (livraison par exemple
d’hélicoptères de combats à la Birmanie en 1974), Khun Sa rallie à lui la Kachin Independance Army
et le Parti communiste birman (PCB), et détient ainsi bientôt une vingtaine de raffineries d’héroïne. Au
début des années 1980 il crée la Mong Tai Army (MTA) en s’alliant à Moh heng, le chef de la Shan
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 97
United Revolutionary Army (SURA, nationaliste), et devient bel et bien le « roi de l’opium » et le
« seigneur de la guerre » des Etats shan où ne subsistent plus de mouvement
nationalistes
indépendants.
Au début des années 1990, les attaques de l’armée birmane contre la MTA ne semblaient pas
très virulentes et la motivation des dirigeants du SLORC (State Law and Order Restoration Council, la
dictature militaire birmane) laissait à désirer. Ainsi les barrages birmans établis sur la Salween et les
pistes de contrebande n’empêchaient pas le jade et l’opium, principales ressources de la MTA, de
transiter quasi normalement. Le 11 décembre 1993, Khun Sa proclamait l’indépendance de l’Etat
shan, la réactivation d’une ligne politique nationaliste lui semblant peut-être opportune après la
signature de la paix birmano-kachin le 1er octobre de la même année et l’étroite collaboration suivie
entre le SLORC et la Kachin Independance Army depuis le cessez-le- feu de 1989 (Labrousse A.,
1994, pp. 147-152) (carte 6).
Le sept janvier 1996, Khun Sa rendait les armes dans son camp de Ho Mong et des milliers
de soldats de la MTA se rendaient avec lui. Mais quelques factions, particulièrement celles qui
revendiquent réellement un label nationaliste shan, ont fui et déclarent vouloir continuer le combat
contre Rangoon pour l’autonomie de l’Etat shan. Les autorités birmanes ont déclaré vouloir traduire
Khun Sa en justice mais beaucoup pensent que l’ex « seigneur de la guerre » aurait avantageusement
négocié sa capitulation, dans la plus pure tradition de la résolution d’un conflit par le SLORC
(Bangkok Post, 31/01/96).
La reddition de Khun Sa a d’ores et déjà eu des répercussions sur le trafic d’opium et d’héroïne,
les Wa et leur armée (WNA) ayant de fait étendu leur champ d’opération vers le Sud des Etats shan
après avoir aidé les forces armées du SLORC à vaincre la SUA. Les Wa constituent maintenant le
plus important et le plus redoutable des groupes armés de Birmanie. Le pays wa, sur le Sud de le
frontière sino-birmane, est toujours resté sous-administré, que ce soit par l’Angleterre ou par la
Birmanie, les Wa étant resté jusqu’à il y a une vingtaine d’années de féroces chasseurs de têtes et des
combattants hors pair. Leur entrée dans le commerce de l’opium s’est faite sous l’aile du KMT qu’ils
ont ensuite quitté pour se rallier au PCB pour lequel leurs guérilleros constituaient un apport non
négligeable.
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 98
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 99
Mais en 1989, avec la dissolution du PCB, la WNA gagna son autonomie et se lança dans le
commerce des opiacés à grande échelle, étendant un domaine de plus en plus vaste. C’est également en
1989 que le SLORC passa des accords avec la WNA, une coopération étant définie dans les termes
suivants : les Wa bénéficiaient du support militaire de Rangoon et de l’utilisation des routes sous
contrôle birman afin de s’approprier la plus grande part de marché possible dans le commerce de
l’opium. Cet accord portait ainsi un préjudice certain à Khun Sa d’autant plus que ses filières
d’exportation via la Thaïlande devenaient de plus en plus dangereuses.
Les filières d’exportation des Wa utilisent la frontière sino-birmane et leurs multiples relations
avec des membres du Chinese Communist Party (CCP) et des forces armées chinoises (police,
patrouilles frontalières et armée) et leur héroïne raffinée au Yunnan est ainsi livrée à des agents de
syndicats chinois qui l’acheminent, réexportée via Kunming vers l’occident. Le commerce des Wa et
de la filière chinoise se développe extrêmement rapidement et s’est trouvé involontairement facilité par
la politique commerciale chinoise menée depuis 1988 dans le Yunnan : les contrôles douaniers avec la
Birmanie avaient été réduits et une liberté économique accordée aux quelques vingt minorités du
Yunnan qui purent ainsi aisément traiter avec leurs « cousins » de Birmanie (chinois du Kokang par
exemple). Quant aux infrastructures de communication, de très importants travaux ont été réalisés pour
désenclaver la région du Yunnan et l’associer au développement économique du reste de la Chine, ce
qui a bien entendu permis d’augmenter significativement le trafic de drogue (Newsweek 29/01/96).
Le commerce de l’opium ne déclinera donc pas avec la reddition de Khun Sa dont on ne sait
même pas dans quelle mesure il cessera ses activités économiques. L’opportunité est grande en effet
pour de nouveaux seigneurs de la drogue et de la guerre de profiter de la retraite de Khun Sa en
s’investissant dans un trafic dynamisé par une nouvelle concurrence.
Les guérillas du Triangle d’Or, qu’elles soient
communistes, ethniques, nationalistes ou
spécifiquement liées à la drogue, ont toutes en commun la nature de leur composition. En effet, en
Birmanie, au Laos et en Thaïlande, si les guérilleros sont certes des acteurs non-étatiques, ce sont
surtout des acteurs non-nationaux, et ce sont toujours des membres des minorités périphériques des
différents Etats. La guérilla et le trafic de drogue dans le Triangle d’Or vivent donc de l’état de nonintégration, territoriale, nationale et économique, que connaissent les populations qui y vivent (voir
ainsi la situation de plus en plus critique de la « nation karen » à l’Est de la Birmanie). La validité du
modèle de l’Etat-nation et les politiques d’intégration qui se sont développées pour parvenir à sa
réalisation deviennent donc des problèmes fondamentaux.
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 100
3. 2. 3. La dialectique de l’intégration et de la non-intégration dans le Triangle d’Or
Les trois Etats aux frontières desquels s’est constitué l’espace du Triangle d’Or sont confrontés
à des situations similaires mais dont les dimensions et les proportions respectives diffèrent. La
Birmanie est en effet, et de loin, le pays le plus atteint par les guérillas et le trafic des opiacés, alors
que la Thaïlande et le Laos apparaissent nettement moins menacés même s’ils ont toutefois à faire face
à des situations difficiles. Ce qui différencie principalement ces trois Etats, c’est le comportement
qu’ils ont adopté en réponse à l’organisation d’un espace dont le développement s’est fait précisément
en fonction de l’anomie caractéristique de régions marginales. Les réactions étatiques ont toutefois
visé au maintien de l’intégrité territoriale au sein de frontières internationalement reconnues ; elles ont
également cherché et cherchent encore à réaliser une unité nationale qui corresponde à un cadre
territorial étatique.
Le modèle de l’Etat-nation et le concept de nation qui le sous-tend sont donc ici des valeurs
auxquelles aspirent les trois Etats, mais elles tendent à être imposées par les nationalismes élitaires des
populations ethniquement majoritaires et politiquement dominantes. Leurs volontés d’intégration
nationale et territoriale se heurtent donc aux forces centrifuges constituées par les nationalismes
« minoritaires » qui peuvent se révéler plus ou moins exacerbés et virulents selon les situations
concernées. L’Etat, en tant qu’entité politico-territoriale réalisée par et autour d’un noyau ethnodémographique homogène, voit ainsi sa viabilité et sa légitimité contestées dès lors que son territoire
s’étend à des périphéries marginales, surtout lorsqu’une très inégale répartition des richesses et des
revenus caractérise des relations de domination-soumission/intégration-exclusion qui s’appuient sur
ces oppositions centre-périphérie et les différences culturelles et communautaires qui les constituent.
Dans les trois pays la répartition des minorités ethniques et leur développement économique
peuvent permettre d’expliquer que la majorité de ces populations « minoritaires » aient réactualisé
leurs traditions de cultivateurs d’opium en « modèles alternatifs de modernité ». L’isolement, le sousdéveloppement et la nature des relations qui les lient aux populations majoritaires et dominantes des
plaines ont en effet nettement favorisé ces recours à l’économie de la drogue.
Les régions montagneuses du Nord de la Thaïlande sont restées sous-administrées jusqu’au
début des années 1950, les populations montagnardes existant à peine pour l’Etat qui ne les considérait
ni comme résidents ni comme citoyens thaïlandais. Cette faiblesse du contrôle étatique favorisa
d’ailleurs grandement l’immigration de groupes semi-nomades recherchant une relative autonomie et
indépendance. Mais dès 1950, avec l’avènement récent de la Chine communiste en 1949 et les
guérillas communistes, puis avec le conflit indochinois et le trafic de drogue dans les années 1960, les
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 101
menaces frontalières se firent de plus en plus fortes et l’intérêt porté aux montagnards s’accrut
considérablement, l’Etat thaïlandais, les grandes puissances impérialistes et les organisations
internationales se préoccupant soudainement de l’encadrement de ces populations mal connues et quasi
incontrôlées. Les locuteurs taï composent environ 75 % de la population thaïlandaise et 25 % d’entre
eux sont d’origine siamoise (CIA, http).
En 1958, avec la prohibition de la culture du pavot, le gouvernement créa une division spéciale
(Hill Tribe Division) avec pour principaux objectifs d’assurer le contrôle des frontières, d’éradiquer les
cultures de pavot, de mettre un terme à la déforestation croissante, et d’apporter un développement
économique aux montagnards.
Si, en 1968, des milices de montagnards ont été constituées et
entraînées à la défense des frontières, la politique thaïlandaise menée vis-à-vis des minorités
montagnardes ne leur accordait toujours pas de citoyenneté ni de droit d’occupation des terres et
encore moins de propriété. Les agricultures sur brûlis étaient théoriquement proscrites d’autant plus
que toutes les forêts étaient considérées comme propriété de l’Etat. Ces conditions, ajoutées à la
raréfaction des terres cultivables et à l’augmentation de la pression démographique, renforcèrent les
volontés de revendication de populations de plus en plus pauvres et contribuèrent à déclencher des
tensions et des conflits importants. Les insurrections ou guérillas communistes, soutenues par les pays
communistes voisins, se sont ainsi déclenchées à partir de 1967 en exploitant et en manipulant les
frustrations ressenties en particulier par les Hmong et les Mien.
En Birmanie, « la quête de l’unité » (Fistié P., 1985), territoriale et nationale, remonte à
l’époque pré-coloniale lorsque les Birmans (ici, l’ethnie), migrant du Nord vers le Sud, cherchèrent à
assimiler les Môns durant quatre siècles, finissant par briser la résistance à l’assimilation forcée à la
suite de nombreux massacres. Les efforts contemporains menés par les birmans contre les minorités
ethniques s’expriment dans une opposition géographique du centre aux périphéries et témoignent de la
volonté centralisatrice et assimilatrice du gouvernement de Rangoon qui poursuit ainsi un processus
séculaire. Les birmans ethniques (Birman en anglais, par opposition à Burmese, la citoyenneté)
comptent pour 68 % de la population totale, les Shan pour 9, les Karen pour 7 (CIA, http).
La politique strictement militaire menée par la Birmanie pour intégrer ses marges et les
populations qui les peuplent rend l’équilibre géopolitique régional précaire tant les problèmes
frontaliers avec la Thaïlande sont nombreux (fortes tensions de début 1996 par exemple) et le nombre
de réfugiés importants (Bangkok a ainsi encore du imposer des contrôles très sévères quant à
l’acceptation des réfugiés karen de Birmanie en avril 1997). Le résultat cumulé de plus de quarante ans
de négligence politique et économique a été la marginalisation continue des minorités qui ont été
considérablement désavantagées dans tous les domaines – politique, économique, linguistique,
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 102
culturel, éducatif – et ont de ce fait plus été repoussées aux franges de la société birmane qu’intégrées
dans le courant de la vie « nationale » (Smith, M., in Barnes, R.H. 1995, p. 225).
Au Laos, les oppositions entre centre et périphérie sont également très fortes, d’autant plus
fortes que toute l’histoire du pays a été marquée par la division du territoire selon une triple partition
latitudinale (Lane Xang au XVIIIème siècle), puis selon une partition longitudinale de vingt-deux ans à
laquelle la création de la République Démocratique Lao (RDL) mettra fin le 2 décembre 1975 (Taillard
C., 1992). Une réforme territoriale organisée dès 1976 voulut ainsi, en accompagnant une gestion
centralisée de l’économie, éliminer la rupture qui existait entre le pouvoir central et les pouvoirs
locaux (caractéristique des systèmes politiques thaïs). Mais l’échec de la centralisation et de la
collectivisation déboucha dès 1980 sur une décollectivisation et une réorganisation de l’administration
provinciale. La dégradation des situations économique, politique et sociale était en effet telle que les
réfugiés se faisaient de plus en plus nombreux.
La restauration des économies familiales concernait alors toutes les productions agricoles sauf
la riziculture de plaine et les cultures commerciales des plateaux, les productions d’opium, du bois et
du café qui étaient considérées comme stratégiques ne pouvant également être vendues sur le marché
libre. Mais l’autonomie politico-économique accordée dans le cadre de la « provincialisation de la
gestion territoriale » n’est pas sans dangers pour l’intégration nationale car, si elle permet, par sa
souplesse, d’éviter les risques d’atomisation toujours présents dans un pays caractérisé par ses
partitions successives et sa forte hétérogénéité ethnique (55 à 68 % de locuteurs taï, les Lao Loun ou
Lao du bas, selon de Koninck R., 1995 ; ou la CIA, htpp.), elle menace également l’intégrité
territoriale et l’intégration nationale puisque les autorités provinciales sont privilégiées sur de
nombreux plans.
La superposition de ces différents ensembles spatiaux (espace altitudinal, de faible densité
démographique et de faible développement économique, espace polyethnique et interétatique) et
l’existence de nombreuses et fortes discontinuités spatiales (oppositions centre/périphérie,
plaines/montagnes, nations/ethnies…) génèrent des phénomènes qui font du Triangle d’Or un espace
marginal et illégal : culture intensive du pavot, commerce de l’opium et de l’héroïne et guérillas
diverses. Mais ces phénomènes en induisent d’autres, les Etats territorialement amputés ou
déstructurés par l’émergence du Triangle d’Or cherchant à reprendre le contrôle des régions
concernées et des populations qui les habitent. Les différentes politiques menées par la Thaïlande, la
Birmanie et le Laos définissent alors de nouveaux ensembles spatiaux et des discontinuités, voire des
fronts, qui alimentent un certain « désordre organisateur » (Morin E. 1977).
3. 2. Le Triangle d’Or, un « laboratoire vivant de la géopolitique » des drogues 103
La dialectique de l’intégration et de la non-intégration, voire de l’exclusion, permet, à
travers l’exemple du Triangle d’Or, de mettre en lumière le point commun à toutes les régions
productrices de plantes à drogues. Que ce soit au Pérou, en Bolivie, au Mexique, aux Etats-Unis même
avec l’Etat du Kentucky, en Afghanistan, au Maroc (le Rif ) ou au Pakistan (la NWFP), les régions et
les populations qui sont engagées dans des processus de production illicites connaissent des situations
de sous-développement plus ou moins endémiques et des conditions d’accessibilité géographiques
difficiles ; mais un des aspects les plus frappants de ces oppositions réside dans le fait que les
phénomènes de non-intégration et d’exclusion se manifestent également et surtout dans la nature des
relations interethniques et sociales qui existent entre les différentes composantes populationnelles d’un
même Etat. L’on peut donc ainsi, dans la majorité des cas, observer que les mécanismes d’exclusion
ethnique, culturelle, économique et, ou, sociale, favorise largement l’émergence d’espaces de
production de plantes à drogues résultant ainsi d’un « processus schismatique qui est en même temps
un processus morphogénétique » (Morin E., 1977).
3. 3. Les territoires entre Etats et sociétés
104
3. 3. Le commerce de la drogue comme « modèle alternatif de modernité »
Le monde des années 1990, celui du « nouvel ordre international », a vu le nombre d’Etats se
multiplier à la suite de l’effondrement de l’union soviétique. L’Europe orientale a ainsi vu la création
et la réapparition d’entités étatiques selon des processus plus ou moins violents. Mais cette
augmentation du nombre d’Etats à la surface de la planète a en fait traduit « l’irruption des sociétés »
dans le monde d’aujourd’hui, une « fin des territoires » en quelque sorte (Smouts M.C. & Badie B.,
1995 ; Badie B., 1995). Le développement sans précédent de la production et du commerce de drogues
a accompagné ce phénomène au sein des Etats, anciens ou nouveaux : le narco-trafic a en effet semblé
prospérer dans les zones de dépression économique et politique. De nombreux pays du Tiers-Monde
ont eu recours, depuis deux à trois décennies déjà, aux revenus de la drogue afin de faire face à leur
très faible intégration dans le commerce mondial. Mais il apparaît en fait très clairement que ce sont
certaines composantes des populations de ces pays qui se sont consacrées à la production des plantes à
drogues et au trafic des stupéfiants afin de remédier à des situations socio-économiques pour le moins
critiques, les Etats se voyant ainsi remis en cause sur leurs propres territoires.
Cette « revanche des sociétés » prend place au sein du système international comme au sein
des systèmes étatiques, faisant du territoire un enjeu entre les sociétés et les Etats. La croissance sans
précédent du commerce mondial de la drogue résulte clairement d’un effet de système, les causes et les
conséquences étant intimement liées, les producteurs et les consommateurs appartenant tous au monde
de l’illégal : la « dialectique de l’intégration/exclusion » apparaît ainsi comme étant le nœud gordien
du phénomène narcotique, que ce soit dans les pays producteurs ou consommateurs bien que la
différence s’avère être de plus en plus infime. Si « le narco-trafic s’inscrit … dans la construction des
rapports Nord-Sud » (Labrousse A., in Centre Tricontinental, 1996, p. 8), il correspond également, et
surtout dans les pays du Sud d’une part à la crise de l’Etat qui perd de sa puissance, de son identité et
de sa légitimité, et d’autre part à la prolifération des acteurs non-étatiques « transnationaux ».
3. 3. Les territoires entre Etats et sociétés
105
3. 3. 1. De l’Etat et des modèles politico-territoriaux
La double question de l’Etat et du territoire apparaît au cœur de la problématique du
développement de la production de plantes à drogues à la surface de la planète, particulièrement dans
les pays du Sud. Ceux-ci, en effet, reposent dans la grande majorité des cas sur des systèmes politicoterritoriaux fortement hétérogènes, les groupes identitaires étant nombreux et très divers. Le modèle
« universel » de l’Etat-nation se heurte ainsi facilement à des différences de culture, le politique étant
alors sujet à de multiples interprétations. Les mobilisations et les reconstructions communautaires
peuvent donc plus ou moins fortement remettre en cause l’identité et la légitimité des Etats comme du
système international.
Nous avons vu que dans nombre de pays du Sud les aires de production de plantes à drogues
correspondaient à des marges, à des périphéries qui se différencient des centres sur de multiples
niveaux. Ainsi au Maroc, le Rif est une région montagneuse dont la population, « traditionnellement
récalcitrante sinon hostile aux velléités de mainmise du pouvoir central (le makhzen) », a réussi à
« sauvegarder au fil des siècles une certaine indépendance. » (Ouazzani A., in Centre Tricontinental,
1996, p. 116). La situation s’avère être du même type dans tous les principaux pays producteursexportateurs, en Afghanistan, au Pakistan, où l’indépendance des Pathans et de la NWPF est officielle,
en Birmanie, où les contrastes sont tellement forts que le pays connaît une guerre civile continue
depuis son accès à l’indépendance en 1948, en Bolivie, au Pérou, où les mouvements de guérillas se
sont réfugiés dans les montagnes et ont appuyé les cocaleros, etc.
Le fait identitaire apparaît comme déterminant dans toutes ces situations où l’Etat se voit
disputer son propre territoire par des composantes de sa population « nationale ». La dichotomisation
référentielle ethnie/nation à laquelle on assiste dans nombre de ces pays justifie ainsi dans un sens de
la mobilisation des identités autour de l’enjeu territorial.
Ernst Gellner, politologue étasunien, a ainsi très bien exprimé le rôle des modèles politicoterritoriaux et des oppositions centres/périphéries dans son étude de l’émergence du phénomène
national (Nations and Nationalism, 1983). Il propose un modèle théorique des séquences historiques
contrastant deux types de structure, celles de la société traditionnelle agraire et celle de la société
industrielle moderne, qui peuvent ici nous permettre de comprendre les permanences des oppositions
centres/périphéries dans les pays du Sud qui sont encore profondément concernés par le dialectique
tradition/modernité.
Dans la première société qui, complexe et stratifiée, est divisée entre des communautés rurales
atomisées et une élite gouvernante « politico-cléricale » qui sont nettement séparées, la division sociale
du travail est poussée et la naissance constitue un critère de recrutement. Une hiérarchie de rang et de
3. 3. Les territoires entre Etats et sociétés
106
statut héréditaire s’ajoute à la diversité des communautés rurales, et « aucun facteur ne tend vers
l’homogénéité culturelle, bien au contraire la diversité culturelle et linguistique est utilisée pour
signifier et garantir les distances sociales. » (Poutignat P. & Streiff-Fenart J., 1995, p. 49). L’éducation
et la transmission du savoir sont ici le privilège de l’élite politico-cléricale et accentuent le clivage
entre dominants et dominés. La société moderne est caractérisée quant à elle par une structure sociale
qui « conduit au contraire des masses entières de population appartenant à des cultures inférieures
discontinues vers des hautes cultures normalisées, homogènes, sécularisées, transmises non par les
seules élites, mais par des institutions éducatives spécialisées soutenues par le pouvoir central (ibid., p.
50). Le processus d’industrialisation implique en effet « la mobilité professionnelle, l’articulation des
emplois et de compétences diverses » et donc la diffusion d’une alphabétisation et d’une éducation qui
contribue à l’homogénéisation culturelle.
C’est cette homogénéité en gestation qui permet l’émergence d’un nationalisme. Mais celui-ci
cherche à s’identifier à l’ethnicité dans la mesure où elle lui permet de « fonder la nation dans une
continuité historique et de lui fournir un sens du « nous », d’une identité qui lui manque dans l’exacte
mesure où elle est une création récente » (ibid., p. 57). Ainsi les inégalités observables, selon les
communautés, dans les rythmes de l’industrialisation « créent des disparités d’autant plus sensibles
qu’elles [s’appuient] sur des différences culturelles, génétiques ou de type similaire laissées par le
monde agraire. » (Gellner E., in Poutignat P. & Streiff-Fenart J., 1995, p. 52).
Ce type de situation implique des contradictions puisque l’homogénéisation qui s’exerce aux
dépens d’une diversité culturelle originelle suscite conjointement les émergences de sentiments d’une
part nationaux, d’autre part particularistes. Gellner estime en effet que des conflits « résultent
d’obstacles mis à l’homogénéisation et à l’égalité (entropie) propres aux sociétés modernes … [et que]
ces conflits d’identification proviennent de la répartition inégalitaire (contre-entropique) d’une
catégorie de la population et de son identification facile comme minorité. » (ibid., p. 52).
Hechter considère, à la manière de Gellner, que, dans les sociétés industrielles, ou du moins
celles qui sont soumises à un processus de modernisation, l’inégalité de la distribution des
ressources et du pouvoir s’est considérablement accrue entre un groupe central, privilégié
politiquement et économiquement, et des groupes périphériques pénalisés dans le processus de
modernisation, les uns et les autres se trouvant dans des niches écologiques distinctes. Ainsi, dans la
mesure où cette distribution inégale des ressources et du pouvoir s’appuie sur des oppositions entre
centres et périphéries et sur des différences culturelles et communautaires, « les réactions de la
périphérie sous-privilégiée à l’aliénation auront de grandes chances de s’exprimer sur une base
ethnique, le groupe désavantagé se saisissant des différences culturelles pour en faire le support de ses
revendications politiques. » (in Poutignat P. & Streiff-Fenart J., 1995, p. 114).
3. 3. Les territoires entre Etats et sociétés
107
L’Etat, « système politique centralisé, différencié, institutionnalisé et territorialisé » (Badie B.
& Smouts M.C., 1995, p. 29), correspondant à une entité politico-territoriale réalisée par et autour d’un
noyau ethno-démographique homogène, voit sa viabilité et sa légitimité contestées lorsque son
territoire s’étend à des périphéries dont les populations « autres » sont sous-intégrées sinon exclues
économiquement et politiquement. L’Etat est ainsi soumis à des forces centripètes (centralisation,
uniformisation) et centrifuges (partition, morcellement du territoire comme de la nation citoyenne par
des allégeances territoriales et identitaires multiples, constitution d’anti-Etats ou ce contre-Etats liés à
des mouvements terroristes, sécessionistes, à des organisations de la drogue). La dynamique
géopolitique de l’Etat résulte donc ici de l’intervention d’acteurs non-étatiques ou de sous-systèmes :
ethnies minoritaires ou majoritaires, dominantes ou dominées, communautés religieuses et, ou,
linguistiques, clans, tribus, factions, clientèles, partis politiques minoritaires et diasporas. Les Etats non
nationaux sont en effet assimilables à des systèmes politiques hétérogènes, et, de ce fait, spatialement
différenciés. Or, les tensions internes peuvent rapidement y prendre une dimension plus large, soit que
les acteurs non-étatiques soient aussi localisés en position frontalière et d’intersection, frontièreobstacle, soit qu’ils puissent disposer d’appuis logistiques dans les pays voisins, soit les deux. »
(Foucher M., 1991, pp. 301-302).
Les aires majeures de production de plantes à drogues à la surface de la planète peuvent ainsi
correspondre aux modèles et aux logiques de fonctionnements des modèles politico-territoriaux
avancés par Gellner et Hechter : les grandes régions de culture sont en effet quasi systématiquement
montagneuses ou collinéennes et abritent des populations minoritaires dont l’intégration géographique,
nationale, économique et politique est très limitée. Ces populations, afin de remédier à une situation de
pauvreté et d’exclusion endémique, contestent alors l’autorité et la légitimité de l’Etat en participant à
« l’irruption des sociétés » à travers le recours à l’économie de la drogue.
3. 3. 2. « L’irruption des sociétés » et le recours à l’économie de la drogue
Avec l’évolution récente du système international, on a assisté à une « irruption des sociétés »
et à une transnationalisation des échanges. L’ordre international qui était un ordre interétatique s’est vu
progressivement transformé, évoluant vers un monde dans lequel l’individu et les relations
transnationales se sont de plus en plus démarqués de l’Etat et de son cadre politico-territorial. L’on
assiste alors à la coexistence de deux mondes, ainsi que les décrit James Rosenau : « un monde de
l’Etat, codifié, ritualisé, formé d’un nombre fini d’acteurs, connus et plus ou moins prévisibles ; un
monde « multicentré », constitué d’un nombre presque infini de participants dont on ne peut que
3. 3. Les territoires entre Etats et sociétés
108
constater qu’ils ont une capacité d’action internationale plus ou moins autonome de l’Etat dont ils sont
censés relever. » (Smouts M.C. & Badie B., 1995, p. 70).
Le territoire se trouve là encore au cœur de la problématique du développement de la
production de plantes à drogues. Si l’essor du secteur informel dans les pays du Tiers-Monde
manifestait déjà ce contournement de l’Etat par les acteurs individuels ou collectifs, l’économie de la
drogue, et la corruption qui y est liée, accentue encore « le déplacement des frontières entre l’espace
public et l’espace privé, et favorise le recul général de l’Etat. » (Kopp P., in Revue Tiers-Monde, 1992,
p. 536). Mais l’expansion sans précédent des cultures illicites depuis 1990, en Colombie, en
Afghanistan et en Birmanie par exemple, témoigne en quelque sorte d’une « fin des territoires » (Badie
B., 1995). En effet, le territoire politique, qui permettait par exemple de superposer une allégeance
citoyenne aux allégeances identitaires, se voit remis en question par le principe même de territorialité
qui, manipulé cette fois par le bas, permet la réactualisation des identités au lieu de les transcender :
« L’usage du concept de territorialité se trouve […] inversé : de dépassement des particularismes, le
territoire en devient l’instrument et l’exaltation… » (ibid., p. 74).
Les manifestations récentes de reconstruction communautaire de par le monde, si elles se sont
multipliées depuis le début de la décennie 1990, ont également accompagné ou ont été accompagnées
par l’essor du narco-trafic. Si les cas de l’Afghanistan et de la Birmanie sont anciens, l’évolution
rapide des situations des Balkans et d’Afrique de l’Ouest (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan,
Tchétchénie, Liberia, Sierra-Leone) sont elles exemplaires des corrélations qui existent entre la
réactualisation des identités, leur traduction territoriale et le développement du narco-trafic. Les
phénomènes identitaires peuvent ainsi, lorsque les sentiments qui les activent sont suffisamment
cristallisés, plonger le principe de territorialité politique dans une logique d’échec et d’aporie qui
remette en question la validité du modèle de l’Etat-nation : ce principe qui se donnait comme source
d’ordre peut alors porter en lui, lors de sa captation identitaire, les germes du désordre.
La très importante croissance du commerce de la drogue, la multiplication des aires de culture
et de production, l’émergence de nouvelles routes de transit, l’expansion mondiale de la consommation
vont ainsi de pair avec l’aggravation des écarts de niveau de développement à la surface de la planète
et avec l’augmentation du nombre de conflits identitaires dans des régions pauvres. Le rôle et l’autorité
de l’Etat se voient sans cesse remis en question, par le bas ou par le haut, de l’intérieur ou de
l’extérieur. En effet les modèles de développement proposés par les grands organismes internationaux,
les politiques d’ajustement structurel de la Banque Mondiale et du Fond Monétaire International par
exemple, tendent également à aggraver nombre de ces situations en diminuant profondément le rôle de
l’Etat déjà mis à mal par la transnationalisation des échanges et la réactivation des sentiments
identitaires.
3. 3. Les territoires entre Etats et sociétés
109
Samuel P. Huntington observe, à l’instar de Bertrand Badie et d’autres, « l’irruption des
sociétés », irruption dont l’explosion du narco-trafic est une des composantes : « The weakening of
states and the appearance of « failed states » contribute to a[n] [fourth] image of a world in anarchy.
This paradigm stresses : the breakdown of governmental authority ; the breakup of states ; the
intensification of tribal, ethnic and religious conflict ; the emergence of international criminal mafias ;
refugees multiplying into the tens of millions ; the proliferation of nuclear and other weapons of mass
destruction ; the spread of terrorism ; the prevalence of massacres and ethnic cleansing. » (1996, p.
34).
Cette « irruption des sociétés », cette « fin des territoires », ce « retournement du monde »
sont autant de phénomènes qui en tant qu’effets de système, sont à la fois cause et conséquence de la
prolifération de la production et du commerce de la drogue. Le sous-développement endémique de
certaines régions du globe, le trafic d’armes, la montée du terrorisme participent tous de ce phénomène
mondial. Ce contournement économique et politique de l’Etat qui se manifeste de plus en plus
semble correspondre chaque jour un peu plus au nouvel ordre « international », et non
« interétatique », dont il est fait mention depuis la chute de l’URSS. C’est la nature des relations
étatique, identitaire et individuelle au territoire qui apparaît comme étant ici au centre de la
problématique.
L’ « irruption des sociétés » pose en effet, d’un point de vue territorial, la question de la nature
du lien politique, et ce d’autant plus dans les pays du Sud où le modèle stato-national est une
importation souvent contestée. Le développement de l’économie de la drogue qui se réalise
principalement dans ces pays témoigne ainsi, à travers ses implications territoriales, de la pertinence
d’une telle problématique.
La question de la nature du lien politique était déjà posée par Maine (Ancient Law, 1861)
puis Morgan (Ancient Society, 1877) qui partageaient l’idée selon laquelle l’organisation sociale
moderne était apparue lorsque s’était réalisée la substitution du cadre territorial aux liens de parenté,
fondant ainsi le système politique : « L’histoire de l’humanité n’a élaboré que deux systèmes de
gouvernement, deux systèmes organisés et bien définis de la société. Le premier et le plus ancien a été
une organisation sociale fondée sur les gentes, les phratries et les tribus ; le second et le plus récent a
été une organisation politique fondée sur le territoire et la propriété. » (Morgan, 1961, in Abélès M.,
1990, p. 12). Selon Maine les sociétés modernes émergèrent lorsque l’unité sociale de base cessa d’être
la famille pour devenir l’individu. Au statut se substituait ainsi le contrat : la place dans la famille
relevait d’un statut assigné (femme, esclave, cadet) alors que dans la société moderne la place de
l’individu est issue de la pratique d’un contrat. Maine mettait donc en lumière une triple opposition
entre territoire et parenté, individu et famille, statut et contrat et « c’est cette discontinuité
3. 3. Les territoires entre Etats et sociétés
110
essentielle qu’a retenue la tradition anthropologique : Maine inaugure une pensée du politique « à deux
vitesses », selon laquelle une scission fondamentale sépare archaïsme et modernité, ou selon une
formulation plus moderne, sociétés holistes et sociétés individualistes (Dumont L.) » (Abélès M.,
1990, p. 33).
L’irruption des acteurs non-étatiques, individus et groupes sociaux, dans un système
international qui tend à devenir de plus en plus transnational, peut en partie expliquer le recours
croissant que ceux-ci font à l’économie de la drogue. L’Etat perd en effet de son emprise sur l’individu
et sur les flux économiques, les allégeances citoyennes s’affaiblissant et se transformant en composant
avec d’autres types d’allégeances, et les flux transnationaux « remettant en cause la toute puissance du
principe de territorialité » : « l’Etat perd son efficacité en s’obligeant, par définition, à penser et à
déployer son action au sein d’un territoire dont il fait la marque de son identité et de sa souveraineté,
alors qu’au contraire l’acteur transnational gagne en performance en se dispensant de cette
contrainte. » (Smouts M.C., & Badie B., 1995, p. 78).
Le narco-trafic à tous ses niveaux fournit ici un cas exemplaire de cet immense potentiel dont
disposent les acteurs non-étatiques, potentiel auquel les acteurs des pays du Sud ont de plus en plus
recours, pour des raisons économiques évidentes. Le développement de l’économie de la drogue dans
le monde en voie de développement témoigne ainsi on ne peut plus explicitement de cette « irruption
des sociétés », de cette montée en puissance de l’individu qui se prend en charge directement et
s’inscrit ainsi dans la mouvance de l’économie transnationale : « En cela, l’ « économie de gang » est,
par essence, productrice de flux transnationaux et rogne très directement sur les prérogatives des
Etats. » (ibid., p. 89).
3. 3. 3. La production de drogues au cœur de « la dialectique de l’intégration/exclusion »
L’économie de la drogue apparaît comme un effet de système, comme un phénomène
complexe. La notion de système et le concept de complexité semblent particulièrement bien convenir à
la réalité des relations internationales et à la place des activités liées au narco-trafic au sein de celles-ci.
La production de plantes à drogues, principalement dans les pays du Sud, la consommation, de plus en
plus globale, et la distribution profondément inégalitaire des revenus du narco-trafic au profit du Nord
présentent en effet des caractéristiques qui correspondent bien aux modèles d’interprétation
systémique. La structure comme le processus (Kaplan M.) sous-tendant le phénomène narcotique
s’inscrivent bien en effet dans la construction des rapports Nord-Sud, dans la dynamique évolutive de
la mondialisation, de l’interdépendance du système international. Le commerce de la drogue apparaît
3. 3. Les territoires entre Etats et sociétés
111
en effet comme un sous-système au sein du système-monde, comme un ensemble d’éléments en
interaction dynamique formant un tout organisé.
Nous avons vu jusqu’ici les multiples implications et relations qui caractérisent le narco-trafic à
la surface de la planète. La production de plantes à drogues apparaît dans les pays du Sud comme un
« moyen alternatif de modernité » pour des populations qui tentent de remédier à des situation socioéconomiques souvent dramatiques. Quintessence de l’économie informelle puisque économie illégale
certes mais concernant des produits illicites, l’économie de la drogue est le résultat de l’intervention
étatique à l’échelle mondiale. Ethan A. Nadelmann explique en effet comment la place de l’Etat et de
la loi, des normes internationales constitue un aspect fondamental de la problématique des drogues
dans le monde d’aujourd’hui (in Revue Tiers-Monde, 1992, pp. 537-552). Les « régimes globaux de
prohibition » des drogues témoignent ainsi de la nature des relations Nord-Sud, du « centre » et de ses
« périphéries ». L’auteur montre « comment la construction des normes internationales constitue un
enjeu et un instrument de pouvoir de certains d’entre eux, notamment du Nord sur le Sud. » (ibid., p.
538).
L’économie de la drogue résulte donc clairement d’une logique de l’intégration/exclusion,
que ce soit dans une optique Nord-Sud, c’est-à-dire à une échelle mondiale, ou selon des approches
régionale et locale, à de plus grandes échelles. Il apparaît en effet que l’observation du commerce de la
drogue à ces différentes échelles révèle une opposition entre dominants et dominés, que ce soit
politiquement, économiquement et même identitairement. Les grands organes de décision
internationaux sont en effet issus des systèmes politico-économiques occidentaux et leur intégration et
assimilation dans les pays du Sud se manifeste dans l’immense majorité des cas par l’accentuation des
disparités internes, les situations des minorités, ethniques ou autres, s’aggravant.
Avec la libéralisation des échanges, l’ouverture des frontières à ceux-ci et l’interconnexion
croissante des marchés, le néo-régionalisme et la globalisation dessinent un mode de l’intégration
économique et politique. Mais « [L]a construction d’un système mondial prétendant à l’unification
n’encourage pas seulement les logiques d’intégration, elle crée les conditions de l’exclusion en rejetant
à la périphérie tous ceux qui n’ont pas la capacité de s’insérer dans les réseaux internationaux et de
peser sur leur orientation. Cette exclusion est complexe et multidimensionnelle : elle concerne à la fois
des Etats marginalisés sur la scène mondiale et des populations marginalisées dans leur propre
collectivité. » (Smouts M.C. & Badie B., 1995, p. 206).
Le recours à l’économie de la drogue, au niveau de la production régionale comme du trafic
international, permet ainsi aux acteurs exclus du système international des échanges de s’y insérer
malgré tout ; en effet, si aux échelles étatique et régionale l’insertion dans l’économie informelle
permet aux individus et aux collectivités de participer à l’activité économique moderne, le narco-trafic
3. 3. Les territoires entre Etats et sociétés
112
permet lui à ses acteurs de s’insérer, à travers la dimension internationale du trafic, dans l’économie
mondiale. L’accroissement récent de la production et du commerce mondial de la drogue et le
développement du secteur informel témoignent ainsi d’un effet de système initié par la
mondialisation : « Réponse à la faible insertion dans les courants mondiaux, le développement du
secteur informel aggrave aussi la déconnexion et conforte les rapports de dépendance dans un contexte
où règne une inadéquation croissante entre les besoins du marché du travail et la nature des demandes
d’emplois. » (ibid., p. 209).
Si la majorité des indicateurs de développement humain connaissent globalement une évolution
positive dans le monde, l’aggravation des disparités et des inégalités n’en reste pas moins réelle,
ainsi que tend à le montrer le récent élargissement du « Sud » à la suite de la décomposition de l’exUnion soviétique. La Russie fournit en effet un exemple saisissant du fonctionnement de la dialectique
de l’exclusion/intégration : son insertion brutale dans l’économie de marché ayant très fortement
contribué à en faire un « nouvel empire de la drogue » dans lequel le narco-trafic augmente de près de
100 % chaque année (Naudet J.B., in Le Monde, Mercredi 16 avril 1997). L’exclusion est donc bien un
effet de système. Elle participe clairement à l’équilibre d’une économie mondiale en voie d’intégration
dont elle la rançon. » (Smouts M.C. & Badie B., 1995, p. 215). On peut en dire autant du
développement de l’économie de la drogue qui prospère sur le terreau du sous-développement.
3. 3. Les territoires entre Etats et sociétés
113
Conclusion
La production de plantes à drogues, si elle n’est pas un monopole des pays en voie de
développement, est néanmoins concentrée dans les pays du Sud. Les contextes socio-économiques
particulièrement difficiles de ces régions peuvent facilement, on l’a vu, expliquer le recours croissant
et massif de nombreuses populations au narco-trafic. L’importance des revenus dégagés lors de telles
activités motive ainsi le développement du narco-trafic à la surface de la planète, particulièrement là
où il représente l’une sinon la seule des alternatives viables au sous-développement.
Le recours à l’économie de la drogue traduit et accompagne plusieurs phénomènes plus ou
moins récents et de plus en plus importants. La drogue apparaît en effet de plus en plus comme un
moyen de financement de conflits armés, et ce surtout depuis la chute de l’Union soviétique. Les
moyens financiers très limités des Etats ou des groupes en conflits permettent ici aussi de comprendre
ces recours massifs aux revenus de la drogue. L’Afghanistan fournit dans ce cas précis un exemple
particulièrement explicite. Mais le narco-trafic et les revenus considérables qu’il procure peut aussi
transformer la nature et les motivations de certains conflits, on même en créer de toutes pièces. La
Birmanie, où le maintien de la guerre civile dure depuis 1948, exprime très bien ces cas de figure.
Les problématiques territoriales et identitaires, qui sont intimement liées les unes aux autres,
apparaissent ainsi comme un dénominateur commun à toutes les régions productrices de plantes à
drogues, leurs traductions sur le terrain pouvant varier grandement selon les situations considérées.
L’exemple du Triangle d’Or permet de montrer comment certaines constructions politico-territoriales
particulières peuvent, surtout lorsqu’elles sont conjuguées à des oppositions de nature identitaire,
amener à la constitution d’un espace de production illégale et de guérillas incessantes. On peut, à
l’instar de Michel Bruneau se demander ici si l’on se trouve en présence d’une organisation ou d’une
désorganisation de l’espace (1980, p. 968).
Les relations de l’Etat et des sociétés au territoire peuvent, lorsque les oppositions
centre/périphérie, les oppositions identitaires et les disparités économiques sont particulièrement
fortes, plonger le principe de territorialité politique dans une logique d’aporie qui remette en cause le
modèle de l’Etat-nation. Ce principe qui se donnait comme source d’ordre peut alors porter en lui les
germes du désordre, surtout lorsqu’une distribution inégale des ressources et du pouvoir s’appuie sur
des oppositions entre centre et périphérie et sur des différences culturelles et communautaires. Ici la
dialectique de l’intégration/exclusion peut permettre d’expliquer le recours croissant à l’économie de
la drogue aux échelles locale et mondiale, « le processus schismatique » étant « en même temps un
processus morphogénétique.» (Morin E., 1977).
Conclusion générale
114
Conclusion générale
L’étude du phénomène narcotique à la surface de la planète nous a permis, à travers une
approche multiscalaire et diachronique empreinte d’un certain relativisme culturel, d’appréhender une
réalité particulière qui apparaît être un invariant historique et anthropologique. Les drogues semblent
en effet être apparues avec l’homme et sa découverte des richesses du monde végétal. Une géographie
mondiale des plantes à drogues nous a ensuite amené à dégager une corrélation majeure, on ne peut
mieux exprimée par le pharmacognosiste Jean-Marie Pelt : « la drogue colle à l’homme comme la peau
à sa chair ».
L’entrée de la drogue dans la modernité s’est faite progressivement, au fur et à mesure de la
« découverte » du monde et de la mondialisation des échanges, l’expansion des cultures et
l’augmentation du commerce des drogues s’accélérant progressivement lors du dernier siècle pour
s’emballer depuis la fin de la décennie 1980. Suivant en quelque sorte les évolutions du systèmemonde, la drogue a vite contribué à accentuer le clivage Nord-Sud articulé autour de la notion de
niveau de développement. La corrélation entre aires de cultures illicites et aires de sous-développement
apparaît en effet clairement, du moins en ce qui concerne les productions à visées exportatrices ; ainsi
que tend à le montrer l’apparition des « nouveaux fronts » d’Afrique sub-saharienne et de l’ex-Union
soviétique.
L’étude des structures de l’économie de la drogue permet de comprendre cet engouement
récent pour le narco-trafic auquel on assiste depuis quelques décennies. Dans les pays du sud tout
particulièrement, le recours au commerce de la drogue semble très nettement motivé par des conditions
socio-économiques plus que critiques. Le narco-trafic fournit ainsi à de nombreuses populations et à
leurs gouvernements un développement socio-économique qui s’avère toutefois plus ou moins
bénéfique selon les situations concernées. L’accroissement sans précédent de la production et du trafic
de drogues à la surface de la planète témoigne ainsi, d’une part, de l’échec de modèles de
développement par trop inégalitaires et, d’autre part, de la profonde inefficacité des programmes de
lutte contre la drogue, qu’ils soient axés sur la répression ou sur la substitution.
Mais le phénomène majeur que l’augmentation du commerce de la drogue semble traduire
s’avère être celui de l’aggravation des problématiques territoriales et identitaires à l’échelle mondiale.
En effet les très forts liens observés entre, d’une part le narco-trafic et d’autre part les conflits armés,
semblent être de plus en plus communs et caractériser désormais la majorité des mouvements armés à
la surface de la planète. Ainsi, si le narco-trafic fournit un moyen de lutter contre le sous-
Conclusion générale
115
développement dans les pays du Sud comme dans les pays du Nord d’ailleurs, il fournit également un
moyen de financement des luttes armées de mouvements ou de régimes aux ressources limitées.
Le territoire apparaît vite comme le nœud gordien de la problématique du narco-trafic, les aires
de production majeures à la surface de la planète semblant en effet s’inscrire quasi systématiquement
dans des modèles d’opposition centres/périphéries faisant du territoire un enjeu entre les Etats d’une
part et les individus et les sociétés d’autre part. L’observation des situations péruvienne, colombienne,
afghane, pakistanaise, birmane, pour les plus importantes, montre de facto une corrélation majeure
entre aires de production ou de trafic et régions périphériques émancipées de l’autorité de l’Etat.
Le narco-trafic, en tant qu’activité contraire au droit des Etats, s’affirme ainsi comme outil de
contestation de l’autorité étatique, comme de l’ordre international et de ses règles propres. Pouvant
constituer un moyen de développement économique pour les populations pauvres du Sud comme une
source de financement de mouvements armés divers (guerres, conflits de basse intensité : guérillas,
rebellions et révolution, terrorisme…), le narco-trafic permet et motive même souvent l’apparition ou
le maintien de territoires extrêmes ; ainsi par exemple depuis la constitution de véritables Etats dans
l’Etat (Khun Sa, les Wa en Birmanie, le Sentier lumineux au Pérou, la situation colombienne),
jusqu’aux multiples paradis fiscaux dans lesquels les activités financières « extrêmes » sont rendues
possibles, en passant par les nombreux conflits et tensions ethno-nationalistes et les mouvements
indépendantistes et irrédentistes (ex-Union soviétique, Afrique sub-saharienne…).
La croissance sans précédent des activités liées au narco-trafic témoigne ainsi d’une volonté
des individus comme des sociétés de prendre en charge leur développement, remettant par là même en
cause la toute puissance de l’Etat et du principe de territorialité sur lequel il repose. Le narco-trafic se
révèle alors comme correspondant à une double réalité, moyen de développement d’un côté et vecteur
d’anomie d’un autre, la constitution de territoires extrêmes relevant précisément de ce « processus
schismatique qui est en même temps un processus morphogénétique ».
Conclusion générale
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