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Hegel Vol. 1 N° 3 – 2011 –
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DOI 10.4267/2042/44372
CHRONIQUES ET CITATIONS
HEGEL en toutes lettres
Jean-Marie André
36, avenue Carpentier, F-62152 Hardelot Plage
[email protected]
"J'ai vu l'Empereur cette âme du monde-sortir de la ville pour aller en reconnaissance; c'est
effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un
point, assis sur un cheval, s'étend sur le monde et le domine... tous ces progrès n'ont été
possibles que grâce à cet homme extraordinaire, qu'il est impossible de ne pas admirer."
Ainsi parlait Hegel, dans la lettre adressée à son fidèle ami Niethammer, lettre dont l'entête est
resté célèbre [1].
"Iéna. Le lundi 13 octobre 1806,
le jour où Iéna fut occupé par les Français
et où l'Empereur Napoléon entra dans ses murs."
Ce 13 octobre 1806, Hegel vit l'Empereur Napoléon sur son cheval mais pas la bataille d'Iéna
à l'inverse du héros de La Chartreuse de Parme de Stendhal, Fabrice del Dongo qui, le 18 juin
1815, vit la bataille de Waterloo mais pas l'Empereur ! Vous ne voyez pas l'Empereur, dit le
maréchal des logis en criant à tue-tête, vive l'Empereur. [Fabrice del Dongo] ne vit que des
généraux qui galopaient, suivis, eux aussi d'une escorte. Les longues crinières pendantes que
portaient à leurs casques les dragons de la suite, l'empêchèrent de distinguer les figures. Ainsi,
je n'ai pas pu voir l'Empereur sur un champ de bataille...
A Iéna, ce jour-là, l'Empereur sur son cheval avait 37 ans et Hegel, qui en avait 36, se
réjouissait de l'issue de cette bataille car c'était le triomphe de Napoléon, le grand homme des
temps nouveaux qui exportait en Allemagne, violemment certes, quelques-unes des conquêtes
politiques et culturelles de la Révolution française dont celle de l'État Moderne. Hegel dans sa
lettre ajoute "Comme je l'ai déjà fait plus tôt, tous souhaitent bonne chance à l'armée française
- ce qui ne peut manquer, lorsqu'on considère la formidable différence qui sépare ses chefs et
le dernier de ses soldats de leurs ennemis prussiens ; ainsi notre région sera bientôt libérée de
ce déluge". Mais le caractère "universel" de cette victoire entraînait les pires conséquences
pour un grand nombre de "particuliers" dont Hegel. Tout s'effondrait autour de lui, le Saint
empire romain germanique, le grand Duché de Saxe-Weimar, l'Université d'Iéna, son statut
universitaire. Il se retrouvait dans le plus complet dénuement financier, empêtré de plus dans
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les difficultés sentimentales avec la grossesse de sa logeuse dont il reconnaîtra quelques mois
plus tard à sa naissance, le fils qui portera le nom de Ludwig Hegel.
Pourtant cinq ans plus tôt...
Hegel en 1801 quitte "Francfort la funeste" pour Iéna et le grand Duché de Saxe-Weimar
devenu un centre exceptionnellement éclatant de la vie culturelle allemande avec Goethe, par
ailleurs ministre de l'Instruction et des Cultes. Weimar, la capitale attirait les écrivains et les
artistes de renom tels Schiller et Iéna, la deuxième ville du grand Duché, les philosophes de
renom, dans la lignée d'Emmanuel Kant, tels Fichte, Schelling ou Niethammer. Le lien entre
Goethe, Hegel et ces trois derniers a été la Franc-Maçonnerie, grande médiatrice en
Allemagne et en Autriche des idées révolutionnaires françaises [2]. Iéna a été pour Hegel un
univers où il a pu forger les idées et les concepts les plus novateurs qu'il dénommait "ses
concepts inconcevables" et qui ont fait de lui, HEGEL.
Peu de temps après son installation, le 27 août 1801, jour de son anniversaire, il va y soutenir
sa thèse en latin sur le De orbitis planetarum ou Les orbites des planètes. Lors de sa
soutenance, un des douze exposés avait un titre déjà hégélien "La contradiction est la règle
pour le vrai, la non-contradiction pour le faux". Mais l'insatisfaction politique d'Hegel pointe
et celle-ci explique mieux le futur dithyrambe napoléonien. Dans son pamphlet sur La
constitution allemande, il ajoutera que "Les pages qui suivent sont l'expression d'un esprit qui
renonce sans plaisir à l'espoir de voir l'État allemand sortir de sa médiocrité et qui, avant
d'abandonner complétement ses espérances, souhaite rendre vie à ses vœux chaque jour plus
affaiblis et se complaire, une dernière fois, en image, à la faible croyance en leur réalisation".
Lui qui affirmait que "la réalité de l'intention était l'action" renoncera à le faire éditer par
crainte de la censure exercée par la police secrète experte en l'art d'ouvrir et de lire courriers et
manuscrits.
Les premières œuvres de Hegel, nombreuses et importantes, condamnées à la clandestinité
depuis Tübingen en 1789 restèrent partiellement occultées à Iéna. A l'époque des nombreuses
publications de ses amis Hölderlin et Schelling, Hegel aurait aimé se faire connaître et
reconnaître, exercer une influence, mais il n'avait pas fait preuve d'opportunisme dans le choix
de ses travaux d'autant que le milieu où il vivait et surtout les autorités auxquelles il devait se
soumettre, étaient allergiques à ses sentiments et à ses idées.
Malheureusement Fichte, qui avait pris sous son aile Hegel, allait en 1803 quitter Iéna pour
prendre un poste à l'Université de Wurtzbourg en Bavière. Université qu'allait rejoindre, la
même année, le grand ami d'Hegel, Niethammer qui a joué auprès de lui le même rôle que
celui de Puchberg auprès de Mozart, toujours prêt à dépanner Hegel en argent ou en postes.
La mort de Schiller, en 1805 allait plonger un peu plus l'université d'Iéna dans un déclin
inattendu. Quant à Weimar, les nazis se chargeront d'en souiller à jamais le rayonnement
culturel en édifiant en 1937, dans sa campagne proche, le camp de La Forêt de hêtres plus
connu sous le nom de Buchenwald dont Jorge Semprun fit le récit de l'indicible dans
L'écriture ou la vie.
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1806 ou le retour au réel
La Phénoménologie de l'Esprit est un ouvrage majeur, inclassable, incontournable mais sorti
au pire moment pour son impression, sa diffusion et son retentissement. Ce livre d'apparence
et de style déroutant pour un lecteur non initié ne trouva que difficilement un éditeur qui avait
conscience de ne pas publier un best-seller. Il se fit tirer l'oreille en ne répondant jamais aux
courriers successifs d'Hegel, en prenant un retard considérable dans l'impression de la
première partie achevée. Hegel demandera à Niethammer de "secouer un peu son éditeur" de
vérifier discrètement que le contrat de 1 000 exemplaires serait respecté, Hegel étant
rémunéré à l'exemplaire. In fine il faudra que Niethammer apporte sa caution financière
personnelle pour assurer un délai raisonnable de livraison de l'ouvrage.
Aux yeux d'Hegel, son bien le plus précieux du moment est le manuscrit de La
Phénoménologie de l'Esprit, qui a pu être envoyé à l'éditeur quelques heures avant l'entrée
dans la ville des troupes françaises. C'est en entendant la canonnade se rapprocher d'Iéna et en
voyant l'armée française refouler les Prussiens vers la ville, qu'Hegel va achever la rédaction
de La Phénoménologie de l'Esprit. La célèbre bataille ravage la ville qui échappera à sa
destruction par un terrible incendie qui l'aurait réduite en cendres, par miracle et par l'absence
de vent. Son logement est pillé, il doit chercher refuge chez des amis. Son anxiété allait dès
lors se cristalliser sur le devenir immédiat de son manuscrit. Au lendemain de la bataille, il
écrit à Niethammer : "Si aujourd'hui je me suis bien tiré d'affaire, peut-être ai-je cependant
souffert autant ou plus que d'autres, à voir tout ce qui se passe, je suis obligé de demander si
mon manuscrit, qui est parti mercredi et vendredi est arrivé ; ma perte serait en effet par trop
grande ; les gens que je connais n'ont rien souffert ; devrais-je être le seul ? Combien
souhaiterais-je que vous eussiez prévu le paiement comptant d'une partie de la somme et que
vous n'eussiez pas fixé si strictement le délai de livraison ! Cependant, comme la poste partait,
j'étais obligé de risquer l'expédition. Dieu sait avec quelle angoisse je la risque encore ;
cependant, je ne doute pas que sur les derrières de l'armée, la poste ne circule maintenant
librement. Il espère bien que les dernières pages manuscrites de son ouvrage, dissimulées
dans les poches de son vêtement, arriveront à bon port chez l'éditeur qui ne profitera pas de ce
retard pour différer, une fois plus de plus, l'impression de son livre.[Votre belle-sœur] m'a dit
qu'elle ferait partir le postillon seulement demain matin, et je lui ai conseillé de demander une
escorte sûre à l'Etat-Major général qui loge dans sa maison, demande qui ne sera pas
repoussée; ainsi je l'espère, Dieu vous livrera-t-il mon griffonnage dans le délai fixé".
L'enfer du décor
Nous commençons à nous remettre peu à peu de nos frayeurs... Personne ne s'était représenté
la guerre telle que nous l'avons vue... Nous retrouvons le calme, mais à vrai dire c'est dans ce
calme que chacun commence à sentir vraiment sa perte.
Dans une lettre à Niethammer en date du 3 novembre, il lui fait part des difficultés de la
municipalité qui n'a pas assez de personnel pour l'hôpital hébergeant encore 800 français et
400 prussiens au lieu des 3 500 à 4 000 qui s'y trouvaient au plus fort de la bataille. Il évoque
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de plus les difficultés d'approvisionnement en nourriture et en bois. Il constate que grâce au
commandement français, tout s'est arrangé au mieux. Une chance que nous pouvons apprécier
étant donné l'imbécillité des magistrats municipaux, laquelle par suite des circonstances est
tombée à une totale nullité. Dans un précédent courrier du 24 octobre, il avait déjà ajouté que
si l'armée française avait été battue, toute la population d'Iéna aurait dû émigrer, le bâton à la
main et les enfants sur les bras.
Mais pour Hegel les conditions de survie deviennent difficiles. Le 14 octobre il lance un appel
au secours à Niethammer, aussitôt que vous apprendrez comment il est possible de m'envoyer
un peu d'argent, je vous prie très instamment de le faire ; j'en aurai grand besoin sous peu. Le
18 octobre, il réitère sa demande en précisant que ce besoin d'argent est des plus urgents car,
ayant dû quitter son logement réquisitionné par l'armée française, il n'a pour subsister que
l'hospitalité de ses amis.
Le 24 octobre, Hegel continue cependant d'informer Niethammer de l'entrée prochaine de
l'Empereur à Berlin, (il y entrera le 27 octobre), de la remise du duché de Bade-Wurtemberg à
la Duchesse Louise sous protection française. En revanche, son époux qui avait choisi de
combattre avec les prussiens et de battre en retraite avec eux, a été chassé du pouvoir. Hegel,
faisant preuve d'optimisme, se réjouit de l'afflux possible de six cents étudiants de Halle vers
Iéna qui ont tous été expulsés avec la menace d'être arrêtés le lendemain s'ils se trouvaient
encore dans la ville. Le commissaire de la Cour étant parti à leur rencontre pour les inviter à
venir à Iéna, Hegel envisage les belles perspectives pour l'Université. Espérons que grâce à
Dieu, le thaler [prussien] qui d'ordinaire ne contenait pas une bénédiction particulière sera
pour Iéna une cause de prospérité, comme les pains d'orge de l'Évangile ! Il, faut rappeler que
les professeurs étaient rémunérés au nombre d'étudiants assistant aux cours. Le 3 novembre,
dans un autre courrier, il doit déchanter : quant aux étudiants de Halle, pas de nouvelles. Il
paraît qu'on dit partout qu'à Iéna pas une maison n'est restée debout. Ceci est exagéré d'autant
que la ville n'est plus sur la route des étapes et qu'aucune troupe n'y passe donc.
Rencontre avec l'Histoire
A Iéna, Hegel a été confronté in vivo à l'histoire, la grande et la petite. Il y a pris conscience
de ce qui deviendra en 1818 sa Philosophie de l'Histoire. La fin de l'Histoire qu'il annonce
dans ce livre, a fait couler beaucoup d'encre car cette fin ne signifie pas qu'il ne se passera
plus rien. A partir du moment où a été délivré le sens de l'Histoire qui, aux yeux d'Hegel, est
la Liberté Universelle, aucun principe ne pourra le dépasser. Pour lui, la philosophie de
l'histoire repose sur le principe que la raison domine le monde et que l'histoire universelle
s'est donc déroulée aussi sous le signe de la raison. Le but de l'histoire universelle est de
générer cet esprit universel supérieur. Napoléon fait partie de ces grands hommes, tels
Alexandre et Jules César, qui ont saisi cet universel supérieur et fait de lui leur but. Ils
semblent obéir uniquement à leur passion, à leur caprice. Mais, c'est là leur côté pathétique,
leur passion est devenue l'énergie de leur moi. Sans la passion, ils n'auraient rien pu produire.
Bien entendu tout cela non pas sans piétiner mainte fleur car l'histoire universelle n'est pas le
lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont les pages blanches.
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Un nouveau départ
Quelques mois auparavant, Hegel avait fait part de ses inquiétudes quant à l'avenir de
l'Université d'Iéna à un de ses amis en poste à Heidelberg. Vous savez sans doute mieux que
quiconque que Iéna a perdu l'intérêt qu'il possédait grâce au progrès qu'un travail en commun
faisait faire à la science, vivifiant et stimulant ainsi, chez celui qui s'y essayait, sa confiance
en la science et en lui-même. Après la bataille d'Iéna, il acceptera quelques mois plus tard
avec soulagement l'emploi que son ami Niethammer lui avait déniché dans la ville de
Bamberg en Bavière. Bamberg d'où Napoléon avait le 7 octobre 1806, après avoir reçu
l'ultimatum prussien, lancé sa proclamation à l'armée française. Hegel allait devenir rédacteur
en chef du journal local de cette ville. Die Bamberger Zeitung ou La Gazette de Bamberg.
Pendant ces deux années Hegel, après avoir publié La Philosophie de l'Esprit, allait prendre
conscience que l'on pouvait habiter les "cathédrales du savoir absolu" et arpenter le "sol de
l'actualité quotidienne" !
Références
1. Hegel G.WF. Correspondance. Tome 1; Gallimard NRF. 1967. 120-124
2. D'hondt J. Hegel. Calmann-Levy.1998
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