« Le Pouvoir des mots » Conférence donnée par Sylvie Birnbaum-Truffet, professeur agrégé de philosophie, Docteur en philosophie pour FLC le samedi 14 mars 2015 ! Introduction et présentation par Yvonne Cottaz-Palançon et Robert Artis. *** Ce que parler veut dire … ne pas dire un mot de trop Les mots créent notre pensée : pouvoir de création des mots. Se poser la question du pouvoir des mots, c’est aussi se demander ce que disent les mots. Référence à la chanson de Souchon/Voulzy (que l’on écoute avant de commencer la conférence) … Derrière les mots sous les mots, entre les lignes … Ne pas prendre les choses au pied de la lettre. L’esprit borné s’attache trop aux mots : il faut aller au-delà. En fait, on est toujours dans un geste d’exclusion du mot pour aller « en dehors ». Voir ce que le mot dit … SM nous explique qu’à ses étudiants, elle recommandait toujours d’être soucieux du mot, car dans le mot il y a l’idée. Un mot, on le tient pour dit. Le mot, c’est subtil, abstrait, ce n’est pas concret. Pourtant, les mots détiennent un pouvoir énorme et magique. Ils instituent du sens. Le signe fait sens : ou alors, il n’est que bruit chaotique, simple son. On déplore qu’un élève se contente de répéter la phrase d’un auteur [ Car on craint que la phrase ne soit vidée pour lui de son sens, réduite à un alignement de phonèmes]. Car le mot a une invisibilité, il doit être déchiffré. Si le sens se tient dans le mot, cette TENUE, c’est aussi avoir de la RETENUE. Or, dans notre civilisation pressée, on surfe sur la toile, on juge les mots impuissants à faire quoi que ce soit. Le mot - c’est un lieu commun - paraphrase seulement la réalité. Cependant, on attend autre chose des mots : on veut des preuves, des actes, un engagement. Le silence, parfois les actes parlent. Ils semblent avoir plus de pouvoir que les mots. Si on creuse trop les mots, on les expurge de leur signification. Les mots sont finalement des PROMESSES. Ils sont sans AVENIR. Ce jugement pose la question du « pourquoi cette maltraitance à l’égard des mots » ? On peut l’analyser comme une stratégie de défiance, de défense à l’égard précisément du pouvoir TERRIFIANT des mots. On peut dire que les mots sont inoffensifs. Ne s’attacher qu’à leur charme, leur musicalité, leur sonorité, au plaisir qu’ils procurent. C’est l’attitude des bavards et des beaux parleurs. Avant même d’être entendu, le bavard est d’emblée condamné à « baver » des mots, et le beau-parleur, lui, ne fait que parler. Que font donc les mots en parlant ? Si les mots agacent parfois, particulièrement ceux du bavard, en fait, ils en disent long sur la détresse du bavard. Le bavard éprouve la solitude de l’être. Cette solitude inhérente à tout être, la solitude « ontologique ». Car le mot tisse des liens là où originellement il n’y en a pas. Le mot sauve l’individu de la solitude. Le mot crée l’espace humain de la communication. Les mots nous arrachent à l’absurdité de l’existence en mettant du sens là où il n’y en a pas. « Au commencement était le Verbe » (cf. la Bible) : on peut même dire qu’au commencement, se trouve toujours le verbe. La figure du bavard est donc tragique car il ne cesse de recommencer toujours mais il échoue à s’inscrire dans le réel, il n’arrive pas à faire des mots un usage QUALITATIF, mais seulement quantitatif. Cela met en évidence le pouvoir socialisant, la capacité intersubjective des mots. Quand on parle de quelque chose à quelqu’un, il faut que l’autre compte. Rompre le silence, prendre la parole : c’est s’engager dans le monde de la communication. Le mot a le pouvoir de réaliser notre condition humaine. Il permet de tisser avec autrui des liens. Aristote, dans son livre « la politique » - au sens grec « polis « de société, socialité - notait que « seul l’homme possède la parole ». En parlant, on s’engage dans l’espace communautaire où l’on a à vivre. Exemple : l’enfant. Vient du latin in- fans. In, privatif, et fans : du verbe for, fari : parler, dire. L’enfant est celui qui est privé de parole, qui ne sait pas parler. [Philosophie hégélienne, pas du tout romantique] L’enfant est narcissique, ne voit que lui, s’admire, il ne voit pas autrui. L’enfant se considère comme seul au monde, il peut être comparé à un perroquet dans sa cage. Ce que l’apprentissage du langage enseigne à l’enfant, c’est de lui permettre de pénétrer dans le monde symbolique. Cf la phénoménologie ; Merleau-Ponty dit que « l’enfant ne parle pas car il n’a pas la science des points de vue », ie la capacité d’échange, de partage avec autrui. L’enfant est un roi despote qui ne partage rien. Et s’il ne partage pas ses idées, c’est simplement parce qu’il n’en a pas ! [on est toujours dans Hegel] La parole est un acte rationnel qui s’apprend des autres. Le pouvoir des mots est DÉMOCRATIQUE, puisqu’il permet l’échange, il constitue la réalité sociale de partage. Ainsi se construit par le dialogue un monde « entre-deux ». Si l’on considère que c’est l’ensemble des normes et des valeurs qui constitue l’humanité, la société humaine, le mot y est une preuve de reconnaissance par delà notre solitude ontologique, par delà nos différences. Maintenant, si le mot est une idée, pourquoi s’interroger sur son pouvoir ? Le mot est dévoilant. Toujours Hegel : « C’est DANS les mots que nous pensons. Le mot est la forme aboutie de la pensée. Quand on ne trouve pas ses mots, que l’on bafouille, est-ce une défaillance linguistique ? Hegel est radical : il dit en substance : si tu n’as pas le mot, tu n’as pas la pensée. L’idée non verbalisée est vague, elle est [comme si elle flottait dans l’air, dans une sorte d’espace immatériel entre les êtres humains, j’essaye de traduire en mots le geste de la main qui volette avec les doigts qui s’agitent…] [Ce lien du mot issu d’un apprentissage au sein d’une communauté humaine met en évidence que] le mot est un héritage. Même si on invente des mots, après, on les transmet. L’idée est une intuition, un feeling, mais le mot, lui, instaure la pensée à son niveau le plus noble qui est celui de sa consécration. En parlant, j’expose ma pensée. Hegel renverse le rapport des mots et de la pensée. [Le mot n’est jamais défaillant :] c’est la pensée qui n’est pas assez déterminée pour être dite par les mots justes. Appel aux auditeurs pour rappeler la citation de Boileau : « ce qui se pense bien s’énonce clairement ». Evidemment, le mot est un élément du langage. Exemple : la peur de page blanche (ou de la toile blanche pour un peintre). Il y a dans cette peur le fait qu’on reconnait que le mot est épiphanique de soi-même. Quand on ne trouve pas les mots, cela peut relever de plusieurs causes : soit on n’a rien à dire, soit on ne sait pas quoi dire, et cela rejoint le fait [angoissant] qu’on n’est rien. Le mot ne nous confronte pas à un médium, bien qu’il puisse être assimilé, en apparence, à un outil : le mot, c’est moi. Les mots sont révélateurs de ce qu’on est. Au lieu d’avouer un manque de pensée, on accuse le mot d’être incapable d’exprimer la pensée. Le mot est accusé d’être en-dessous de sa pensée. « Ce n’est pas ce que je voulais dire »… Oui, mais, en attendant, le mot a été dit, et il a été réceptionné. [D’où l’on voit bien que] parler est une prise de risque. On peut mal dire, ou bien être de mauvaise foi : il n’en reste pas moins que les mots font accéder notre pensée à une vérité publique. L’esprit ne se trouve pas derrière la lettre, ou au-dessus, ou en-dessous, à côté, etc : l’esprit est dans la lettre. [Peut-on se retrancher derrière les concepts ] l’éloge de l’ineffable, de l’indicible ? – plutôt que de dire qu’on n’a rien à dire ? A la pensée, [on peut opposer] la non-pensée, la pensée non-pertinente, la pensée folle, ou mesquine… Reste que le mot est un entre-deux dans lequel on veut vivre : les mots ne sont pas seulement redondants d’une réalité qui est déjà là… Autre exemple : Quand je dis « je t’aime », j’emprunte au dictionnaire, mais surtout, j’instaure une relation. On peut argumenter, dire que la situation était là avant, les protagonistes, les sentiments. Qu’est-ce que le « je t’aime » change donc à la situation ? Car la situation a changé, avant et après le « je t’aime » : l’amour est DÉCLARÉ C’est une déclaration en droit d’une situation officielle, officialisée. C’est un engagement à caractère officiel. On ne découvre pas tout-à-coup qu’on aime quelqu’un quand on lui dit « je t’aime » : on place cet amour dans un autre registre, celui de l’officiel. Le mot fait basculer dans un nouveau monde. « C’est dit ». Il est difficile d’assumer ses mots. L’importance du mot est la mienne. « Je suis tout entier dans ce que je dis ». « Je suis ce que je dis ». Il y a un caractère exhibitionniste du langage, car on s’expose au jugement de l’autre. Si le mot engage, c’est que le mot agit. Une dernière figure du mot : « le porte-parole ». Le porte-parole est investi du pouvoir de parler au nom de – une personne, un groupe Bourdieu : « le mot dit, et l’action se fait pendant qu’il dit. Chaque mot est un mot d’ordre. Cf les appels à la grève, à la manif, … Où l’on accède au pouvoir performatif des mots. Austin, linguiste, a étudié par exemple ce qui se dit dans les tribunaux. « Je jure », « je promets », « je vous condamne »… Il s’agit d’énoncés performatifs et non descriptifs. Le mot ne doit rien au locuteur. Il a un pouvoir intrinsèque, indépendant du locuteur et de l’interlocuteur. Le mot devient un acte, il soumet à l’obéissance. « Prendre la parole » : c’est faire acte d’autorité. En prenant la parole devant un auditoire, il y a une forme de récupération de la force collective. En prenant la parole… on réduit les autres au silence ! Bourdieu : le mot s’impose légalement. On me donne la parole, je la prends. Sylvie Truffet ajoute « je parle ici en tant que professeur de philo, en parlant en tant que professeur de philo, je parle en mon nom, au nom de la fonction que j’ai choisie ». Il faut savoir être soi à travers les mots. Mais il faut aussi s’avoir s’arrêter ! Place donc aux questions et au débat. Questions. 1 « Je ne dis rien, mais ça ne m’empêche pourtant pas de penser ! » Quelques éléments de réponse -on pense avec des mots. -pb non abordés par Mme Truffet, car ne relèvent pas de ses compétences, les pb pathologiques. Timidité, autisme. -Bergson, lui, ne va pas dans le sens de Hegel. Il trouve que la pensée est incommensurable avec le langage. Se réfère à cette situation commune où l’on a des idées, mais on a l’impression qu’on va dégrader, escamoter sa pensée en la disant. 2 Quid de la poésie ? Michel Onfray qui cite René Char à l’émission de télé La grande Librairie : « La lucidité est la blessure la plus proche du soleil » Eléments de réponse : « Poesis" signifie précisément en grec « faire ». La poésie, les livres, ouvrent l’entrée dans un nouveau monde. Dans le système des beaux arts, la poésie est au 5ème degré, car le plus proche de l’esprit. L’homme est jeté dans un monde où sens et mots se donnent en échange permanent. Wittgenstein : la signification est dans l’usage. Le sens est dans l’usage. D’où l’apparition de nouveaux mots car nouvelles pratiques. On dit bien « jouer sur les mots », ça consiste en fait à travailler sur les idées. 3 Que les mots véhiculent des sens, ok, mais que tout sens soit véhiculé par les mots, c’est moins clair. Exemple du code des lois, qui, par leur inadéquation aux faits réels, obligent les juges à recourir, inventer les jurisprudences. L’idée du législateur n’a donc pas été suffisante. Les domaines, juridique peut-être, mathématique sûrement, exigent d’inventer de toute pièce des mots [un langage] pour concrétiser des idées préexistantes aux mots. Eléments de réponse. Cela met en évidence la dynamique créative dans le mot. Hegel, en 1804, fait les louanges de Napoléon… pour son rôle dans l’écriture du code civil. 4 Est-ce que si, plus on parle, plus on pense, qu’en est-il des enfants handicapés par un déficit physique qui les empêche de parler, est-ce qu’ils parviennent à penser, et comment ? Eléments de réponse. Cas d’école des sourds-muets. Cf aussi le film « le Discours d’un roi », qui pose le pb d’un bégaiement majeur. Pose le pb de l’intériorité. L’intériorité est-elle un mythe ou une réalité ? Il y a l’idée hégélienne, absolument pas romantique : il faut renoncer à la conception d’une idée géniale qui manquerait de mots pour s’exprimer. De façon plus nuancée, on peut croire que le mot enrichit, qu’il ne dégrade pas. 5 En fait, on ne peut pas sortir du langage. 6 Quid des peintures de Magritte. [« ceci n’est pas un pipe », est bien connu], ici, on montre une série de peintures, un œuf, intitulé acacia, une bougie, intitulée plafond, un chapeau melon intitulé neige… etc. Elément de réponse. C’est un métalangage. 7 Y a-t-il un appauvrissement du langage, et donc de la pensée dans la jeunesse actuelle ? Elément de réponse : On est passé dans une civilisation de l’image plutôt que du mot. 8. Pourquoi les hommes politiques disent-ils le contraire de ce qu’ils pensent ? Elément de réponse …ils parlent même souvent dans la ferme intention consciente de ne rien dire. Pb de l’orateur pervers. 9. Relation parole et violence. Elément de réponse : La parole peut désamorcer la violence, elle peut aussi la créer. Il y a des « mots assassins ». 10 Il est possible qu’on ait un sens critique plus développé dans la lecture de texte que lorsqu’on est soumis à des images (sans parler des messages subliminaux que peuvent contenir certaines images). Staline avait développé le cinéma pour mieux « éduquer » le peuple. La réflexivité du mot ne sera jamais reléguée par l’image, devant laquelle le spectateur est possiblement plus passif. ! Les questions sont encore nombreuses mais nous invitons les auditeurs à les poser lors de notre verre de l’amitié, parce que le temps est arrivé de clore le débat. **** ! « Dites-le avec des fleurs » : Yvonne Cottaz-Palançon préfère renoncer à prononcer des mots après tout ce qui a été dit… et remercier notre conférencière au nom des auditeurs et de FLC en lui remettant un bouquet de fleurs. Apparition d’une banderole pour assurer la transition : « La vie sans musique serait une erreur » Nietzsche. Place à la musique, avec les professeurs de FLC, Migen et Aleksander Mato, qui interprètent des duos violon-piano de Vittorio Monti, Astor Piazzolla et Fritz Kreisler … Chaleureux applaudissements, et encore quelques fleurs. Et tout s’achève par un sympathique buffet, où boissons et mets délicieux confectionnés « maison » favorisent un échange informel entre les participants…. ! ***** ! ! Compte rendu rédigé par Marie-Françoise Colomé-Serra, adhérente de FLC, à l’intention des participants à la conférence mais aussi de ceux qui ne purent pas s’y rendre. ! Avec nos sincères remerciements. ! ! ! !