CAS CLINIQUE Mots-clés : Carcinomes épidermoïdes – Face – Reconstruction. Keywords: Squamous cell carcinomas – Face – Reconstruction. Carcinomes épidermoïdes étendus de la face avec extension intraorbitaire : difficultés de reconstruction Squamous cell carcinomas of the face with intraorbital extension: difficulties of reconstruction M. Idali*, D. Kamal*, A. Jaafar*, H. Benhalima*, A. Benbouzid*, L. Essakali*, M. Kzadri* L es carcinomes épidermoïdes cutanés (CEC), anciennement appelés carcinomes spinocellulaires, représentent un véritable problème de santé publique du fait de leur fréquence, de leur morbidité et de leur mortalité. La reconstruction chirurgicale, après l’exérèse d’un carcinome épidermoïde étendu de la face, est difficile et toujours imparfaite. Le but de ce travail est d’analyser les difficultés du traitement de ces tumeurs dans les localisations faciales étendues à la cavité orbitaire et à la pyramide nasale lorsqu’elles sont diagnostiquées tardivement, en les illustrant par 3 cas cliniques pris en charge au service d’ORL et de chirurgie maxillofaciale de l’hôpital des spécialités de Rabat, au Maroc. a b c C a s c l i n i q u e s Nous avons pris en charge 3 patients (1 homme et 2 femmes) dont les carcinomes épidermoïdes étendus de la face avaient été diagnostiqués tardivement. Le premier patient, âgé de 60 ans, présentait un carcinome épidermoïde du canthus interne de l’œil droit étendu à la paupière droite, à l’orbite droite et au nez. La deuxième patiente, âgée de 74 ans, était atteinte d’un carcinome épidermoïde jugal gauche étendu à la paupière inférieure gauche, à l’orbite gauche et à la pyramide nasale. La troisième patiente, âgée de 65 ans, avait un carcinome épidermoïde jugal bilatéral étendu aux orbites et aux paupières (figure 1). Une tomodensitométrie cervicofaciale a confirmé l’extension orbitaire et maxillaire, ainsi que l’envahissement des fosses nasales et l’absence d’adénopathies cervicofaciales (figure 2). Figure 1. Carcinome épidermoïde du canthus interne de l’œil droit étendu à la paupière inférieure droite (a) ; carcinome épidermoïde jugal gauche étendu à la paupière inférieure gauche, à l’orbite gauche et à la pyramide nasale (b) ; carcinome épidermoïde jugal bilatéral avec extension orbitaire et palpébrale bilatérale (c). a b * Service d’oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervicofaciale, hôpital des spécialités, Rabat, Maroc. 510 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 10 - décembre 2012 Figure 2. Tomodensitométrie cervicofaciale en coupes axiales montrant l’extension orbitaire et nasale. CAS CLINIQUE a b Figure 3. Exentération bilatérale étendue au complexe palpébral à droite, comblement de la cavité d’exentération par lambeau du muscle temporal et comblement du defect jugal par lambeau de Mustardé. a b Figure 4. Amputation de la pyramide nasale et exentération droite, comblement de la cavité d’exentération par un lambeau du muscle temporal, rhinopoïèse par lambeau frontal de Converse. Les 3 patients ont subi l’exérèse de la tumeur en marges saines, l’exentération orbitaire et l’amputation de la pyramide nasale ; une maxillectomie partielle a également été pratiquée chez la deuxième patiente. Après un examen extemporané, une reconstruction a été pratiquée dans le même temps opératoire chez tous les patients à l’aide de lambeaux locorégionaux : un lambeau du muscle temporal pour combler la cavité d’exentération chez les 3 patients, une rhinopoïèse par lambeau frontal de Converse pour le premier (figure 3) et le deuxième cas, ainsi qu’un lambeau de Mustardé pour combler le defect jugal du troisième (figure 4). Aucune récidive n’a été constatée 2 ans après l’intervention ; la troisième patiente est cependant décédée au bout de 4 mois à la suite de complications générales dues à un diabète mal contrôlé. D i s c u s s i o n Les CEC sont des tumeurs épithéliales malignes cutanées primitives qui se différencient des carcinomes basocellulaires par leur potentiel métastatique (1). L’âge moyen de découverte est de 76 ans. Leur incidence et leur prévalence augmentent régulièrement du fait de l’allongement de la durée de vie et de l’exposition solaire répétée. L’incidence annuelle du CEC en France est estimée à 30/100 000 dans la population générale (1). La mortalité spécifique due aux CEC n’a pas été étudiée, mais la mortalité des tumeurs cutanées non mélaniques était de l’ordre de 0,44/100 000 en 1991 aux États-Unis (2). La plupart des CEC s’observent sur les régions découvertes exposées au soleil : le visage (en particulier la lèvre inférieure) et le dos de la main. Le diagnostic clinique est souvent évident. La lésion apparaît le plus souvent sur une peau anormale et associe de façon variable 3 composantes : un bourgeonnement, une ulcération et une infiltration (3). La forme ulcérovégétante est la plus fréquente, mais la confirmation histologique est primordiale avant de poser l’indication d’une excision large. Le traitement de référence des carcinomes spinocellulaires est l’exérèse chirurgicale. Elle a pour but d’éviter les récidives, qu’elles soient locales, régionales ou à distance. De là est né le principe de marge de sécurité, qui a permis d’obtenir un taux extrêmement bas de récidive (2). Une marge de 1 cm est la norme (2), mais, pour les marges profondes, l’exérèse doit atteindre l’hypoderme tout en respectant l’aponévrose, le périoste ou le périchondre, à condition que ces structures ne soient ni au contact de la tumeur, ni déjà envahies (1). C’est l’examen anatomopathologique qui confirme le caractère complet de l’exérèse ; dans le cas contraire, une exérèse complémentaire peut être indiquée. En cas d’envahissement ganglionnaire, un curage est pratiqué, associé ou non à une radiothérapie. Les curages prophylactiques restent discutés. Les localisations faciales étendues, avec envahissement de plusieurs unités esthétiques, comme dans le cas de nos patients, posent La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 10 - décembre 2012 | 511 CAS CLINIQUE des problèmes aux chirurgiens étant donné les séquelles morpho­ logiques et fonctionnelles inhérentes à l’exérèse carcinologique et la difficulté d’obtenir une réparation satisfaisante. La prise en charge d’une orbite énucléée lors de l’exérèse d’une tumeur est complexe ; elle exige une approche globale du problème et des techniques chirurgicales adaptées. Divers procédés de chirurgie réparatrice et esthétique sont mis en œuvre, tels que le remodelage orbitaire (greffes osseuses et meulage), la mise en place d’un implant intraorbitaire ou les greffes muqueuses et cutanées, mais la méthode de réparation préférée pour diminuer l’aspect disgracieux de l’orbite creuse déshabitée est le comblement par un lambeau du muscle temporal recouvert d’un lambeau cutané frontal. Il est réalisé dans le même temps que l’exérèse tumorale. C’est une technique simple, rapide, sûre, et peu coûteuse. Dans les rares cas où le lambeau de muscle temporal est inutilisable ou insuffisant, on peut avoir recours à des lambeaux de fascia temporal ou à des lambeaux musculocutanés de grand dorsal (4). Le bénéfice d’une reconstruction bipalpébrale, toujours fort médiocre sur le plan esthétique, ne justifie pas les efforts qu’il faudrait lui consacrer. Le cas du nez est plus complexe, son amputation étant extrêmement difficile à vivre en société. Si la solution prothétique n’est pas possible, la réparation du defect nasal peut éventuellement se faire par une rhinopoïèse (5, 6). La rhinopoïèse idéale se conçoit plan par plan. Pour les plans superficiels, la meilleure technique de réparation est le lambeau frontal, qui peut être étendu au cuir chevelu adjacent et ainsi permettre la reconstruction, dans le même temps, d’une partie des joues ou de la lèvre supérieure. Il impose la conservation d’au moins 1 pédicule supratrochléaire, mais, en l’absence de ces pédicules, le lambeau de Converse, qui utilise le même capital frontal sur un pédicule temporal, reste une bonne solution. L’armature n’est pas absolument indispensable pour la pointe, mais son absence au niveau du dorsum entraîne une ensellure. Elle peut faire appel à diverses greffes (frontales ou iliaques) préalables, simultanées ou secondaires. Le treillis de titane nous semble plus simple, mais la durabilité des résultats n’est pas prouvée. Le doublage interne est difficile. Il peut être assuré par un retournement de lambeaux muqueux ou par une greffe préalable du lambeau frontal (5, 6). Les maxillectomies sont souvent partielles, et toutes ne nécessitent pas une réparation, même en cas de conservation du revêtement cutané. Toutefois, la perte de la totalité du volume représente une disgrâce certaine. Techniquement, on peut proposer un comblement ou une réparation des parois. Le comblement est surtout indiqué lorsque la maxillectomie s’intègre dans une exérèse plus large : branche montante de la mandibule, fosse infratemporale, orbite et fosses nasales. On propose volontiers le comblement de la cavité par un lambeau musculocutané (souvent le grand dorsal) sur lequel on dessine une ou plusieurs palettes indépendantes destinées à reconstruire la joue, le palais, éventuellement la fosse nasale. Le résultat morphologique est souvent médiocre (5, 6). La radiothérapie peut être proposée d’emblée, mais présente un risque de radionécrose et ne permet pas d’éradiquer totalement la lésion, alors que la combinaison chimiothérapie + radiothérapie peut être indiquée pour les tumeurs très évolutives, en préparation d’une intervention ou pour les tumeurs non opérables (2). Le pronostic des carcinomes épidermoïdes de la face reste conditionné par l’âge du patient, la taille et la localisation de la lésion au moment du diagnostic et la présence de métastases ganglionnaires ou à distance. En règle générale, le carcinome spinocellulaire cutané a un pronostic nettement meilleur que le carcinome épidermoïde oropharyngé (7). Environ 5 % des patients développent des métastases dans les ganglions locorégionaux (7), et seuls les carcinomes spinocellulaires moyennement ou peu différenciés ont un comportement agressif. Un suivi très rigoureux doit être effectué. C o n c l u s i o n Lorsqu’ils ont été négligés, les carcinomes épidermoïdes étendus de la face qui envahissent l’orbite, son contenu et la pyramide nasale posent un problème de prise en charge chirurgicale, car l’exérèse de ces tumeurs et la réparation des larges mutilations qui s’ensuivent entraînent des conséquences esthétiques et sociales désastreuses, d’où l’intérêt d’un diagnostic précoce. ■ Références bibliographiques 1. Prise en charge diagnostique et thérapeutique du carcinome épidermoïde cutané (spinocellulaire) et de ses précurseurs. Recommandations. Ann Dermatol Vénéréol 2009;136(Suppl.):S166-S75. 2. Guichard S. Chirurgie des tumeurs cutanées. EMC. Techniques chirurgicales – Chirurgie plastique reconstructrice et esthétique. Paris : Elsevier, 1999:45-140. 3. Martin L, Bonerandi JJ. Carcinome épidermoïde cutané (carcinome spinocellulaire) : recommandations de pratique clinique pour la prise en charge diagnostique et thérapeutique. Ann Dermatol Vénéréol 2009;136 (Suppl.):S163-4. 4. Cuesta-Gil M, Concejo C, Acero J, Navarro-Vila C, Ochandiano S. Repair of large orbito-cutaneous defects by combining two classical flaps. J Craniomaxillofac Surg 2004;32:21-7. 5. Pellerin P, Patenôtre P. Chirurgie des pertes de substance complexes ou étendues de la région cervicofaciale. 512 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 10 - décembre 2012 EMC Techniques chirurgicales – Chirurgie plastique reconstructrice et esthétique. Paris : Elsevier, 1999:45-510. 6. Patenôtre P. Réparation des pertes de substance vastes ou complexes de l’extrémité céphalique. Paris : Elsevier, 2007:45-510. 7. Hafner J, Kempf W, Hess Schmid M et al. Tumeurs cutanées épithéliales. Une tâche interdisciplinaire pour médecins de premier recours et spécialistes. Forum Med Suisse 2002;16:369-75.