Version PDF - John Libbey Eurotext

publicité
VIE PROFESSIONNELLE
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Anne Vega
Socioanthropologue
anne.vega@
wanadoo.fr
Mots clés :
médecine générale,
relation
médecin-malade,
sociologie médicale,
système de santé
Médecine et sciences humaines
Comment les médecins passent-ils des éléments cognitifs à la décision ? À quels types
de déterminants sont-ils soumis ? À quelles questions éthiques et problématiques sociales se trouvent-ils confrontés ? En démontant les cheminements de la pensée médicale, le sociologue Nicolas Dodier1 rejoint d’autres chercheurs en sciences humaines
qui analysent les nombreuses influences dans les jugements médicaux. L’ensemble de
ces études nuance, voire infirme, les prétentions ou pré supposés d’experts à être
autonomes, scientifiques, justes, indépendants, etc. Pourtant, leurs auteurs cherchent
moins à désacraliser la médecine, a fortiori les acteurs de santé primaire, qu’à souligner la richesse du travail soignant. Leur objectif est plus précisément de contrebalancer les approches trop abstraites de la décision médicale, ignorant d’une part les
effets d’interactions individuelles (entre soignants et soignés, et entre soignants) et
l’existence de nombreux facteurs macrosociaux influençant le colloque singulier d’autre part.
Les déterminants
de la décision médicale
Un point de vue sociologique
DOI : 10.1684/med.2009.0440
L'élaboration du diagnostic :
mots sur maux...
L’ouvrage de Nicolas Dodier [1] est fondé sur des
observations de visites médicales et de réunions de
médecins du travail, analysées en fonction de différentes séquences et « régimes d’actions ». Elles recoupent en partie le contenu du travail de praticiens
généralistes : écouter/couper des doléances ; questionner/interroger les salariés, poser des diagnostics
dans des spécialités diverses, discuter et négocier
(cette dernière phase consistant surtout à décrire
des cas et à les argumenter auprès d’autres médecins et/ou d’employeurs, etc.). En outre, plus le médecin s’ouvre à des explorations de la réalité, fait des
liens, et plus il est confronté à des histoires de cas,
à des variations et des registres individuels multiples, ce qui lui pose des problèmes de gestion du
temps, notamment. Ceci explique le recours à des
1. Sociologue, Directeur de recherche INSERM, Directeur d’études
à l’EHESS.
282 MÉDECINE juin 2009
processus de cadrage de la parole de l’usager en
face de lui : le médecin privilégie, délimite, hiérarchise, circonscrit, tranche – y compris en jugeant un
état vu sous un certain angle, c’est-à-dire en réduisant des complexités. Autrement dit, le praticien est
pris dans l’économie d’un jugement, voire amené à
une fermeture du jugement, qui peut créer des stéréotypes, comme en médecine générale – où il
existe des différences importantes entre des praticiens pratiquant une médecine plus ou moins lente,
ouverte ou fermée à la prise en charge de catégories de patientèles [2].
Cependant, l’intérêt de l’ouvrage est plutôt de rappeler que le médecin du travail (comme le généraliste)
navigue en fonction de « repères » tant objectifs que
subjectifs 2, plus qu’il exécute un plan. Ainsi, au cours
d’une première phase exploratoire, il interprète ce que
dit le patient, le plus souvent en classant ce qui est
2. Outre les symptômes, les mots du patient, des règles (statistiques), des objets (par exemple des examens complémentaires, des
supports informatiques) d’une part, et des doctrines, traditions, rhétoriques d’autre part.
VIE PROFESSIONNELLE
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Médecine et sciences humaines
de l’ordre de ses compétences, ou en dehors. Le praticien
met des mots sur les maux (avec ou sans relances) lui permettant d’imaginer des risques de santé effectifs, possibles,
d’où le recours à des pistes, à une réflexion en arborescence.
En effet, il est alors dans l’exploration de symptômes, même
s’il doit toujours suivre, à un moment donné, les plaintes de
l’usager à cause de son rôle d’apaisement. Cette première
phase exploratoire explique le fait que des médecins soient
visiblement inattentifs ou agacés dès que le patient n’est
plus dans la description de symptômes ou de plaintes pertinentes de leurs points de vue, ou le fait que des praticiens
ne parlent pas, écoutent de temps à autre, coupent la parole,
ou font autre chose.
La seconde phase du travail médical consiste à passer de
ces repères à des symptômes suggérant plus ou moins des
diagnostics. Elle implique une notion cruciale en médecine :
la prise de responsabilité [3]. Elle est synonyme d’un certain
« pouvoir », mais oblige aussi le médecin à « prendre sur
lui », à juger en « âme et conscience », et à se trouver en
outre ensuite toujours confronté au jugement du patient. Ce
jugement privilégiant un tableau clinique particulier se trouve
ensuite étayé progressivement par validation de la piste diagnostique. Mais là encore, il existe de grandes variations
dans les pratiques, qu’ont mises en lumière différentes publications concernant le travail de généralistes [4-6]. Ainsi,
certains privilégient le travail de diagnostic, quitte à revenir
en arrière ; d’autres préfèrent accumuler les symptômes
avant de formuler un diagnostic, par exemple en multipliant
les tests, les examens complémentaires, dont le poids et
l’intérêt sont variables mais leur permettent d’infirmer leurs
résultats. De même, les médecins qui privilégient plutôt des
symptômes cliniques observés, considérés comme « objectifs », s’opposent à ceux qui s’appuient plutôt sur ce que le
patient dit, considéré comme « subjectif » ; et parmi ces praticiens, certains estiment cependant que ce que dit le patient a du poids, tandis que d’autres vont plus loin, considérant que le plus important est ce qui est normal ou
pathologique pour le soigné lui-même, dont le jugement est
déterminant.
Expertise ou partage
de la décision ?
Selon Nicolas Dodier, il existe ainsi des groupes de médecins
très différenciés, voire des césures confirmées depuis par
les recherches précédemment citées. Par rapport à des risques de santé et des maladies, certains médecins font du
patient un sujet plutôt passif, par contraste avec d’autres qui
estiment ne pas pouvoir décider à la place du sujet ce qu’il
va faire. De plus, dans certains cas, le médecin se place en
position d’« expert conseil » : il fournit au patient des repères, lui indique les risques qu’il encourt, lui propose donc les
éléments d’un choix qu’il va faire lui-même avec ces éléments d’information. Enfin, si les médecins se déplacent
dans des histoires singulières, ils mobilisent plus ou moins
des registres « psy », même si la pose de cette catégorie
psychiatrique fait souvent suite à des plaintes qui continuent
malgré des interventions successives 3, et que seuls certains
partent dans une exploration nosographique de type psychiatrique. Selon Dodier, les médecins spécialisés qui le font
(psychothérapeutes, psychosomaticiens, luttant contre les
addictions, etc.) se placeraient plus dans la position d’expert
conseil.
Cependant, il analyse surtout divers types d’écoute, dont au
moins deux. L’une met en suspens le jugement médical :
elle est fondée sur « la sollicitude », voire dans la situation
évoquée dans ce travail sur le suivi du souhait du sujet-patient touché par des mesures sociales injustes. L’autre, au
contraire, tend à poser des jugements par rapport à des modèles moraux aboutissant à la sanction d’une conduite (processus d’« exculpation »). Dans le contexte de la médecine
du travail, des formes d’égoïsme, d’abus, de manipulation de
la douleur, avec des cas nombreux de suspicion quant à l’arrière-plan de plaintes sont alors soulignées (se servir de la
médecine du travail). À ce sujet, l’auteur reprend l’exemple
des interprétations opposées de la sinistrose, décrites en milieu hospitalier [7] : pour certains médecins, il y a fin de nonrecevoir ; pour d’autres, il faut au contraire analyser et répondre à cette plainte par principe, puisque rien ne permet de
savoir si la personne a effectivement mal ou pas, ces médecins étant plus ouverts à un registre que l’on pourrait qualifier
de psychosomatique, à la recherche d’une souffrance derrière la plainte.
Selon Nicolas Dodier, il y aurait donc des postures différentes
selon les médecins, bien qu’il s’agisse souvent de combinaisons de genre. Ainsi, des praticiens pensent qu’il existe une
dimension privée et subjective de l’individu, sujet considéré
comme autonome, hors d’atteinte du jugement médical, et
dont lui seul peut témoigner ; le médecin doit donc lui déléguer une part du jugement, voire lui attribuer la liberté de
décider de son sort, d’après un modèle de la sollicitude et
du conseil décrit par exemple par Alain Froment) [8]. D’autres
médecins ont des soins orientés vers des traitements psychosomatiques, psychanalytiques et sont également
confrontés aux différents niveaux du conscient et de l’inconscient du patient. À l’opposé de ces deux groupes, des experts cliniciens considèrent qu’il n’existe pas d’opacité du
patient. Ils s’appuient surtout sur l’objectivité du corps, base
pour apprécier la place des plaintes du malade, en fonction
de modèles ad hoc. Néanmoins, ces médecins « experts »
sont placés devant des moments d’alternative entre la sollicitude et l’expertise clinique, qui se traduisent parfois par des
moments de confusion et de grande incertitude. Des basculements plus ou moins brutaux d’un modèle à un autre s’opèrent alors : passage d’une écoute sans jugement à un jugement dans le rendu final. Dans ce sens, il existerait bien des
types de soutien, des actions de médiation plus ou moins
harmonieuses, dont l’absence mettrait en place chez certains praticiens des « façades » de type double langage selon
les consultations successives, de murs de silence, etc.
Ni les patients ni les médecins ne peuvent être réduits à des
modèles ou à des catégories forcement limitatives : ce (mauvais) modèle d’analyse sociologique conduirait inévitablement à des frustrations. Nicolas Dodier a le mérite d’avoir
3. Ces « catégorisations » sont particulièrement présentes à l’hôpital, comme
nous l’avons vu dans un article précédent [6].
MÉDECINE juin 2009 283
VIE PROFESSIONNELLE
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Médecine et sciences humaines
posé il y a 15 ans les bases d’une lecture des pratiques médicales montrant l’importance des dimensions psychologiques, sociales et culturelles dans les décisions médicales.
Le reste de son ouvrage concerne plus spécifiquement les
médecins du travail, qui exercent une médecine tendue entre
les deux pôles de l’expertise et de la sollicitude ou du conseil.
Il analyse plus précisément les différences entre les moments d’expertise clinique où les praticiens n’ont pas à expliciter les repères et les chemins qu’ils ont empruntés,
« passés sous silence », en raison de la confiance et du crédit
dans les compétences du clinicien, son titre, etc., et ceux de
l’expertise spécialisée, avant tout technique (synonyme de
délibération, d’argumentation) où sont ouvertes en groupe
des « boîtes noires ». Cependant, les distinctions que fait
l’auteur entre les types d’expertise et les positions des médecins face aux outils statistiques peuvent également être
« bonnes à penser » pour d’autres médecins, en particulier
pour des généralistes souvent confrontés à des problèmes
de santé liés au travail, ou qui collaborent avec des médecins
du travail 4. Nicolas Dodier oppose l’expertise neutre, fondée
sur les états du savoir scientifique à une période donnée,
engageant vers une réserve silencieuse – bien que vue sous
l’angle de la justice, elle puisse être aussi un moyen d’apaiser
les conflits entre personnes – et l’expertise au service d’une
cause, en vue au contraire de briser des consensus, de soulever des problèmes. De même, le sociologue souligne les
différences entre des approches cliniques, ergonomiques du
travail, relativisant le poids de la normalisation (les normes
chiffrées sont des repères, pas plus décisifs que d’autres) et
d’autres approches qui se servent des outils statistiques. En
effet, si l’on peut rester sceptique sur la portée représentative et la prétention à la justesse des statistiques, ces dernières ont de la force auprès des décideurs, les obligeant à
porter leur attention sur un objet : elles sont même un recours essentiel par rapport à des enjeux administratifs tels
qu’arbitrages budgétaires, priorités réglementaires, etc.
Il n'existe pas de modèle
unique...
Cet ouvrage permet de nuancer les modèles théoriques médicaux qui abordent les relations soignant-soigné de façon
univoque (« le » patient, « le » médecin, « un » cas clinique),
ou qui lient uniquement les incertitudes dans les décisions
médicales aux limites du récit du patient. En effet, la décision
repose certes sur les connaissances scientifiques, l’expérience clinique et l’habileté logique de chaque praticien : son
jugement est fondé sur des stratégies cognitives, dont le
raisonnement hypothético-déductif appuyé par l’utilisation
d’outils statistiques. De plus, il existe une importante littérature concernant en particulier l’Evidence Based Medicine qui
vise à « appuyer la pratique thérapeutique et préventive sur
les preuves les plus solides possible, et non plus (ou le moins
possible) sur l’autorité, le constat, les préjugés, les habitudes
4. Cependant, cette médecine reste assez marginalisée dans les hiérarchisations du travail médical, au même titre que la médecine de PMI.
284 MÉDECINE juin 2009
des médecins » [9]. Cependant, ces facteurs individuels restent finalement peu investigués, de même que ceux qui président aux multiples choix médicaux face à un patient donné :
nature et priorité des investigations diagnostiques et des traitements, cadres privilégiés pour ces actes, contenu et
rythme de l’information à délivrer au patient et à son entourage, etc. Aussi, malgré les évolutions scientifiques et les
tentatives de rationalisation des connaissances, les travaux
en sciences humaines attestent toujours de la persistance
de variations dans les décisions et jugements médicaux.
En complément de cet ouvrage de Nicolas Dodier, qui est
centré sur l’analyse descriptive des « postures » médicales,
d’autres ressorts des processus complexes des décisions
médicales, « souvent ignorés par les praticiens eux-mêmes »
[8] resteraient donc à analyser, en intégrant la combinaison de
valeurs personnelles et professionnelles : cursus, socialisation secondaire auprès de types variés de patients, sousspécialisations elles-mêmes en lien avec les sexes, les âges,
les valeurs et appréhensions individuelles, les représentations de la « bonne médecine », etc. [5]. Les approches plus
explicatives et plus globales semblent particulièrement pertinentes dans le contexte actuel de complexification du travail
médical : extension du champ des interventions, nouveaux
contrôles par les pouvoirs publics, partage problématique des
décisions avec les usagers, responsabilités diagnostiques et
questions éthiques accrues, particulièrement en fin de vie,
etc. En effet, d’autres types de déterminants peuvent alors
être avancés : pression économique, compétitions de territoire entre médecins, besoins de satisfaire des pairs, de se
rassurer, influences des industries pharmaceutiques, etc.
Des études de ces nouveaux déterminants sont indispensables, d’autant plus qu’il existerait toujours en France, entre les
médecins, « des contrastes entre des poches de privilégiés
extrêmement protégés et inattaquables, et des zones de fragilités et de précarités accrues » [6, 10], dont il s’agirait également de mieux rendre compte. En effet, comment prendre
« la bonne décision », et comment appréhender positivement
les demandes de patients lorsque l’on exerce des spécialités
ou des orientations de soins peu reconnues en médecine
(urgences, psychiatrie, médecine générale, médecine sociale
ou « lente » auprès de patients « difficiles »), et/ou dans certaines zones sous-médicalisées ?
VIE PROFESSIONNELLE
Médecine et sciences humaines
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Peut-on être généraliste dans
un monde qui se spécialise ?
Les flux du travail (absence de coupure, disponibilité permanente) et la gestion problématique de patients hétérogènes
avec en particulier la responsabilité de prise en charge de
personnes en détresse psychologique et sociale, « inclassables » dans un champ médical mono spécialisé font partie
des difficultés d’exercice de la médecine générale et de diverses disciplines « généralistes » comme par exemple la
médecine d’urgence [11]. Face à des patients tout-venant
« hors normes », ces médecins sont particulièrement soumis à des prises de décisions immédiates nécessitant de la
polyvalence par rapport aux logiques de spécialisation des
autres médecins hospitaliers, mais aussi confrontés à la pression directe de patients et/ou de leurs proches. Dans l’ensemble de la profession, l’exercice de la médecine générale
est d’ailleurs perçu comme « le plus courageux », car caractérisé par des dépendances accrues à l’égard des clients, et
par le fait de travailler dans l’incertitude, sans technologie
particulière sauf sous-spécialisation ou exercice mixte [2]. De
plus, en raison du vaste champ à couvrir, des généralistes
éprouvent souvent des difficultés à gérer les informations
multiples, notamment pharmacologiques. Plus globalement,
ils doivent assumer des incertitudes diagnostiques, notamment face à l’intrication des problèmes psychosociaux, ou à
des maladies chroniques en recrudescence.
Ceci explique chez certains l’existence de hantises – passer
à côté de quelque chose de grave, perdre un client – sans
toujours bénéficier du soutien de confrères spécialisés. En
effet, pour leur adresser leur patientèle, il leur faut prendre
conscience des limites de leurs compétences dans certaines
décisions de soins et faire part de ces limites comme s’il
s’agissait de rendre compte à des « supérieurs hiérarchiques », également parfois sans ressources [10]. Des barrières symboliques opèrent ainsi à tous les niveaux : entre médecins de ville et médecins hospitaliers, entre spécialités,
entre lieux d’exercice plus ou moins prestigieux... [2]. L’exercice médical hors hôpital et notamment la médecine générale, sont au quotidien une « autre » médecine, personnalisée, s’écartant souvent des « bonnes pratiques » et de l’idéal
d’objectivité, donc de distanciation et de neutralité à l’égard
des patients, toujours enseigné à l’hôpital et prôné tant par
l’État (notamment par la HAS) que par le Conseil de l’Ordre.
Les « réseaux » plus ou moins formels peuvent-ils répondre
aux besoins de réassurance essentiels – bien qu’implicites –
de partage des responsabilités, de craintes d’erreurs notamment en cas de doutes, de décisions difficiles, de risques
médico-légaux, mais aussi de partage des émotions lors de
prises en charge épuisantes, physiquement et/ou psychologiquement ? Ils permettent généralement de déléguer des
actes considérés par chaque professionnel comme périphériques des soins, perçus comme « inutiles », « mineurs », et
les tâches qui dévalorisent la fonction soignante, le plus souvent le travail administratif jugé particulièrement chronophage. Ils permettraient aussi le partage des « indésirables »
en offrant aux médecins la possibilité de se décharger de
patients porteurs de pathologies éloignées de spécialisations
officielles ou officieuses et/ou qui font courir au praticien trop
de risques, peu rentables parce que susceptibles d’alourdir
sans limites les temps de travail. Il s’agirait alors parfois de
« reléguer » des prises en charge de clientèles exposant le
soignant à des usures émotionnelles (clientèles peu médicalisables, « dérangeantes » : objet de stigmatisation sociale ou
trop accaparantes). Les relégations d’actes, de clientèles, ou
de certaines besognes seraient alors autant de moyens de
poser les limites à un travail et un rôle devenu insupportable.
Tous les médecins ne parviennent pas à le faire, dans une
profession où les limites entre vie privée et professionnelle
sont particulièrement difficiles à poser [2].
Quoi qu’il en soit, des inquiétudes morales sont présentes
chez l’ensemble des médecins travaillant dans les spécialités
vitales et d’orientation généraliste, y compris en milieu hospitalier, avec des problèmes de prise de décision solitaire
malgré la présence d’équipes : fallait-il ou non réanimer, hospitaliser ou opérer, adresser avant ou après à tel ou tel spécialiste ? Quelle image de moi vais-je donner ? N’aurais-je pas
pu agir autrement ? Ces interrogations inhérentes aux professions de soins seraient actuellement amplifiées par de
nombreux facteurs : l’arrivée de patients très âgés, augmentant les responsabilités diagnostiques et les problèmes de
décisions d’ordre éthique (jusqu’où soigner ?) ; une médicalisation de la société (comment dire non aux attentes de plus
en plus importantes de patients ?) ; des politiques de santé
paradoxales, telles que les réductions budgétaires en défaveur des soins de première ligne et de proximité ; l’absence
d’anticipation et/ou carence des moyens de prise en charge
de patients âgés atteints de polypathologies, et/ou handicapés ; un manque d’accompagnement des professionnels, en
formation puis sur le terrain. Faute de structures intermédiaires, de filières claires et valorisantes, mais aussi dans le
contexte d’une croissance des soins de santé et des services
sociaux dispensés hors de l’hôpital, des soins se reporteraient alors, en bout de chaîne, vers les personnels des HAD,
les (para)médicaux libéraux, les professionnels des maisons
de retraite et les aidants à domicile (professionnels ou proches parents) « qui tiennent, ... jusqu’à finir par renvoyer les
gens aux urgences » (Urgentiste). Ainsi, du fait de la multiplication de facteurs amplificateurs, les interrogations devraient porter sur l’ensemble du système de santé.
Dans le contexte actuel de rationalisation des pratiques et
de réduction des dépenses de santé, les déterminants du
jugement et de la décision médicale font l’objet de nombreuses analyses. Les analyses sociologiques, fondées sur les
observations du travail de praticiens, sont une base essentielle pour rappeler qu’il n’existe pas, en la matière, de pure
objectivité.
MÉDECINE juin 2009 285
VIE PROFESSIONNELLE
Médecine et sciences humaines
Références :
1. Dodier N. L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement. Paris: Métailié; 1993.
2. Vega A, Cabé MH, Blandin O. Cessation d’activité libérale de médecins généralistes : motivations et stratégies. Dossiers Solidarité et Santé. 2008;6:1-14.
3. Vega A. Perceptions du travail et identité professionnelle. Dossiers Solidarité et Santé. 2007; Hors série: 41-50.
4. Sarradon-Eck A, Vega A, Faure M, Humbert-Gaudart A, Lustman M. Étude qualitative des interactions professionnelles dans les réseaux de soins informels. Rapport de recherche.
2002-2004. LEHA/ANAES.
5. Lustman M, Vega A. Les logiques des réseaux informels en médecine générale : la nécessaire personnalisation des métiers du soin. In : Système de santé et discours profane.
Sociologie Santé. 2007;27(décembre 2007).
6. Bloy G. L’incertitude en médecine générale : sources, formes et accommodements possibles. Sciences sociales et Santé. 2008;26(1):67-89.
7. Le Grand Sébille C, Vega A. Le syndrome méditerranéen et après. Conférence donnée à l’hôpital d’Avicenne, Paris, jeudi 21 avril 2005. Sur http://www.imea.fr/imea-migrants/
CRjournee05.php
8. Froment A., Pour une rencontre soignante. Paris: Archives Contemporaines; 2001.
9. Mouille JM, Lefève C, Visier L. Médecine et Sciences Humaines : manuel pour les études médicales. Paris: Les Belles Lettres; 2007.
10. Hardy-Dubernet AC, Faure Y. Le choix d’une vie. Étude sociologique des choix des étudiants de médecine à l’issue des épreuves classantes nationales 2005. Document de travail
DREES. 2006;66.
11. Danet F. La dramaturgie de l’urgentiste. Esprit. 2007;2:143-57.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
En résumé : les déterminants de la décision médicale,
point de vue sociologique
h L’élaboration du diagnostic est plus recherche de « repères » tant objectifs que subjectifs, qu’exécution d’un plan prédéterminé.
h La seconde phase du travail médical – passer de ces repères au diagnostic – implique une prise de responsabilité synonyme
d’un certain « pouvoir », mais aussi d’une obligation de « rendre compte ».
h Le « conseil » médical va en permanence de l’expertise auprès du patient au partage de la décision avec lui.
h Il n’existe pas de modèle « unique » de cette relation soignant-soigné.
h De grandes inquiétudes morales sont présentes chez l’ensemble des médecins travaillant dans les spécialités vitales et
d’orientation généraliste, y compris en milieu hospitalier : du fait de la multiplication de facteurs amplificateurs, ces interrogations devraient porter sur l’ensemble du système de santé.
286 MÉDECINE juin 2009
Téléchargement