ÉDITORIAL Éducation à la santé et anthropologie éditorial Anne-Marie Begué-Simon Faculté de médecine de Rennes, Département de santé publique ; Centre Interdisciplinaire d’Analyse des Processus Humains et Sociaux (CIAPHS), Rennes 2 Mots clés : éducation du patient comme sujet Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. « Toute pratique professionnelle procède d’un choix d’objectifs, de méthodes et de moyens parmi un ensemble d’options. Les possibilités de choix sont influencées par les modèles théoriques et conceptuels qui les sous-tendent, c’està-dire le mode d’explication que l’on a des situations auxquelles on est confronté. À son tour, cette orientation est le fruit d’une hiérarchisation de valeurs personnelles et professionnelles » [1]. Dans le domaine de l’éducation à la santé, l’importance des représentations individuelles et collectives de la maladie et celle des multiples déterminants sociaux, culturels, économiques sur la santé invitent au questionnement des sciences humaines et sociales. Que peuvent-elles apporter pour mieux comprendre les comportements appelés délétères et développer des interventions adaptées aux particularités humaines ? Le terme éducation nous conduit à y voir deux dimensions : ex ducere, permettre au sujet d’advenir (s’engager dans le changement : processus de conscientisation et de co-production de sens) ; educare, le nourrir d’informations lui permettant d’augmenter le contrôle de sa vie. Le concept anglophone d’empowerment recouvre cet aspect que certains auteurs nomment le renforcement du pouvoir d’agir. Il convient de se décentrer pour observer et accéder au monde des individus rencontrés, c’est-à-dire être capable de sortir de son cadre de pensée. DOI : 10.1684/med.2014.1136 L'éducation à la santé pose question à l'anthropologue L’anthropologie étudie la relation de l’individuel au collectif. Elle décrit les comportements et les modes de fonctionnement collectifs. Elle analyse ce qui apparaît comme naturel, « déconstruit » les évidences, avec pour finalité d’animer une conscience critique. Elle questionne la norme sociale qui définit ce qui est attendu, convenu en regard de chaque 292 MÉDECINE septembre 2014 être cherchant à se déployer. Elle peut donc contribuer à une réflexion sur le lien social dans le contexte contemporain. Elle aide à penser les deux constantes de la pensée symbolique : espacetemps et identité-altérité. Elle observe les pratiques culturelles, les rapports que l’individu entretient avec la santé, l’organisation du pouvoir au sein d’une famille. Il n’existe pas une connaissance absolue et unique en tous lieux et en tout temps. La seule universalité à revendiquer et à développer, c’est l’humain qui est en chacun de nous. Le savoir n’est qu’un outil en relation avec les individus et avec le contexte dans lequel il évolue. Or l’éducation à la santé pose question à l’anthropologue, dont le regard est conditionné par les valeurs et les principes fondamentaux de sa discipline parmi lesquels l’approche éthique, la dimension critique et la contextualisation. Les programmes d’éducation à la santé mis en œuvre impliquent la promotion de comportements susceptibles d’aller à l’encontre de la liberté des personnes, liberté s’exprimant par leurs propres valeurs. Il peut paraître illégitime de dire à quelqu’un « vous devez arrêter de fumer, vous devez arrêter de boire », à la manière des missionnaires affirmant il y a quelques siècles « vous devez vénérer notre Dieu », deux types de messages proférés au nom du bien de l’autre : éduquer peut être la transmission de normes et n’être que cela, ce qui est fondamentalement éloigné de la démarche anthropologique, rencontre de l’Autre pour tenter d’en décrypter à la fois ce qu’il a de commun avec les autres hommes et ce qu’il a de singulier, dans son discours, dans sa pensée, dans sa façon de vivre. Quelle est la vie sociale de « l'ordonnance » ? Quelle importance les individus accordent-ils à la chose écrite et comment gèrent-ils l’ordonnance du point de vue de son contenu et de sa forme ? Quelle est la crédibilité du médecin discourant sur la question de la dépendance, alors qu’il fume une cigarette ? Cette position distancée de l’anthropologie, développant un regard critique sur toute conduite d’observation et d’intervention, y compris sur celle du chercheur, constitue une posture utile au service de l’éducation à la santé. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Contextualiser pour comprendre les pratiques individuelles Quelle influence exerce la culture religieuse dans ce rapport à l’ordonnance ? Ces questions se fondent sur le postulat que l’appartenance ou l’origine religieuse modèle en partie les individus et que cette empreinte se lit dans leurs conduites quotidiennes. « Les individus se trouvent marqués, sinon en partie construits, par une histoire collective et le fait culturel est lui-même partiellement déterminé par un contexte historique » [2]. Du point de vue de l’anthropologue, la question n’est pas de savoir si les personnes se conforment ou pas à l’ordonnance, mais de comprendre « à quelles conditions sociales et culturelles se réalise le suivi ou non de l’ordonnance ». Selon le statut du prescripteur – le degré de savoir qui lui est attribué – le sort de l’ordonnance sera différent. Les comportements face à la maladie, aux médicaments, au corps en général et au corps du patient en particulier de même qu’à la douleur diffèrent selon les cultures religieuses et selon ce qui peut être nommé la « gestion sociale » du corps : la relation au corps en termes de prise en charge ou de dépossession face à l’autorité médicale est directement en lien avec l’attitude des patients envers l’autorité religieuse. La prescription étant un ordre écrit, le fait de suivre ou non cet ordre dépend de la relation que chacun entretient avec l’autorité, de sa plus ou moins grande facilité à se soumettre. Il semble que l’appartenance religieuse joue peu sur le choix de consulter le médecin, en France, mais peut influencer les caractéristiques recherchées chez le praticien. L’honnêteté, la maturité, un certain humanisme ou le fait « généraliste » ou « spécialiste » seront des caractéristiques plus ou moins recherchées selon les groupes. Certains travaux sur le SIDA ont par exemple montré que le choix de prendre un risque sanitaire était le moyen d’éviter un risque social : la santé n’était pas alors la valeur primordiale. Les êtres humains peuvent faire d’autres choix plaçant leur vie affective au premier plan. Il est nécessaire de comprendre que les choix s’inscrivent dans un ensemble de représentations, de positions, d’enjeux en lien avec la place sociale qu’occupe le sujet, en lien aussi avec son histoire. Le refus de traitement par chimiothérapie d’une femme ne peut pas s’expliquer sans la prise en compte d’une analyse de son contexte à la fois social et culturel. S’acharner à vouloir transformer les comportements des individus sans s’intéresser à la réalité sociale, politique et économique dans laquelle ils vivent est une position très naïve. De quoi parle l’anthropologie médicale et comment peut-elle servir ? Elle aide à comprendre les dynamiques de la production des idées dans différents contextes. Dans le domaine de la prévention, elle peut affiner le « ciblage » des populations, les manières de communiquer qui font sens pour les destinataires des informations. Elle apporte un éclairage sur les représentations de la maladie, de la santé, du soin et du traitement. Elle nous permet de comprendre les logiques de décision qui sont à l’œuvre dans les dispositifs de soin, les enjeux du partage du savoir entre soignants et patients. Elle interroge les conceptions de l’homme sous-jacentes aux pratiques. Elle questionne l’évolution des images sociales des soignants, la place de la médecine dans la gestion des vies humaines. Éducation thérapeutique Aujourd’hui, le médecin souffre de la perte d’une grande partie de son pouvoir. De MÉDECINE septembre 2014 293 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. nombreux praticiens sont inquiets de cette évolution. Ils sont au centre d’un jeu social très complexe, confrontés à de grands pouvoirs : la mort, l’argent, les médias, l’administration, la loi. Le médecin est décrit comme malheureux, alors que le patient a besoin qu’il retrouve son statut [4]. L’éducation thérapeutique implique entre autres actions à coordonner celle de transmettre des informations, dans la perspective d’un processus d’autonomie, pour que le malade connaisse sa maladie et saisisse de façon claire et porteuse de sens pour lui l’utilité des recommandations thérapeutiques qui lui sont prodiguées. Mais portons attention à cette transmission des informations. Elle constitue une interaction constante entre des hommes qui tous ont un savoir à partager et on peut opposer deux conceptions [5] : l’une dite bancaire que le pédagogue brésilien Freire définit comme un instrument d’oppression, l’autre dite libératrice qui permet à l’individu de développer, d’aiguiser son sens critique vis-à-vis de son environnement. Dans la conception bancaire, l’éducation thérapeutique devient un acte de dépôts où le patient est dépositaire et celui qui informe le déposant. Le savoir dans cette conception bancaire est une donation de ceux qui jugent qu’ils savent à ceux qu’ils jugent ignorants... Cette donation se fonde sur un des principes d’action de l’idéologie d’oppression : « l’ignorance se trouve toujours chez l’autre ». L’éducation thérapeutique ne peut être fondée que sur une pratique libératrice : l’individu est mis en capacité de réagir face à des dynamiques idéologiques. La transmission du savoir ne se déroule plus à sens unique de façon verticale, mais constitue une interaction constante entre les hommes. Elle doit permettre aux individus d’adopter une position critique vis-à-vis d’eux-mêmes et de leur environnement. Là seulement, elle peut les aider à retrouver une place valorisée dans la société. Liens d’intérêts : l’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article. Références : 1. Deccache A, Meremans P. L’éducation pour la santé des patients : au carrefour de la médecine et des sciences humaines. In : L’éducation du patient au secours de la médecine, Sandrin-Berthon B (CFES, Paris) ed(s). Paris: PUF; 2000. 2. Fainzang S. Médicaments et société. Paris: PUF; 2001. 3. Devereux G. De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Paris: Flammarion; 1980. 4. Carricaburu D, Ménoret M. Sociologie de la santé. Institutions, professions et maladies. Paris: Armand Colin; 2004. 5. Freire P. Pédagogie de l’autonomie (Trad JC Régnier). Paris: Érès Poche; 2013. 294 MÉDECINE septembre 2014