L`organisation, charnier de chiffres. Vincent Petitet

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L’organisation, charnier de chiffres
Vincent Petitet *
Université de Paris VIII (« Vincennes à Saint-Denis »)
Les organisations contemporaines, représentées par les entreprises ou certaines
grandes administrations, sont aujourd’hui gérées et structurées par et autour du
chiffre. En effet, le chiffre est l’outil premier du manager et du gestionnaire. Le
chiffre exerce tout d’abord un rôle coercitif de type orthopédique et, surtout, il est
un moyen de contrôle efficace des processus de production et de travail. Il propose
une vision simulée du monde et fait de la réalité une donnée qu’il tend, tout
comme l’organisation, à gérer. L’objectif de cette vision chiffrée est aussi l’extension
de l’organisation, sa montée en puissance qui se fonde alors sur la sécurisation
comptable et la mesure de l’efficacité individuelle. La communication intervient
alors pour orchestrer ces deux dynamiques en régulant discours et pratiques,
échanges et relations individuels, les conformant à la “pensée qui calcule” et
condamnant les imaginaires à un charnier abstrait.
En suivant les travaux de Martin Heidegger (1958) et notamment sa
vaste interrogation sur la technique, on peut légitimement affirmer
aujourd’hui que les organisations, non seulement les organisations privées mais aussi les organisations publiques, sont soumises à une mathématisation globale, voire à une magistrature du chiffre conçues comme
d’incontournables référents. La réussite de toute entreprise se fonde alors
sur l’adéquation entre l’injonction chiffrée (écritures comptables, bilans
chiffrés, procédures d’évaluations managériales…) et les messages
communicationnels hypostasiant ainsi les dynamiques de performance et
d’efficacité propres au management contemporain.
Nous tenterons donc de démontrer d’une part le rôle de contrôle induit
par le dispositif chiffré et l’artificialisation qu’il propose. Au sein de ce
dispositif, nous verrons d’autre part, le rôle majeur joué par la comptabilité et le management qui assurent respectivement la sécurité et l’efficacité
des organisations. C’est en étudiant la question du discours au sein de ces
vastes dispositifs organisationnels, que nous pourrons alors affirmer que
la communication concourt à une mise en ordre des choses et au respect
du régime de normativité gestionnaire.
*
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MEI, nº 28
(« La communication nombre »), 2008
Le chiffre comme mode de contrôle
L’omniprésence du chiffre dans les organisations prend d’abord la forme
d’une orthopédie, c’est-à-dire d’un contrôle scientifique de l’activité et du
travail. Au sein de ce dispositif, le chiffre, par sa plasticité, assoit son efficacité en même temps qu’il organise un rapport et un discours
artefactuels à la réalité.
Orthopédie du chiffre
À partir de 1971, Michel Foucault développe la notion de contrôle qu’il
étend à plusieurs domaines et dont il étudie l’apparition et le développement à différentes époques, notamment au XIXe siècle. Il importe alors
pour Foucault d’appréhender à travers une ontologie de l’actualité la
prégnance des normes, leur intériorisation et les conditions de possibilité
d’une extension du contrôle qu’elles exercent. Lecteur de Deleuze, Foucault s’intéresse logiquement au caractère rhizomique du contrôle qui
correspond, selon lui, à l’avènement de la société capitaliste, ou, si l’on
préfère, à une « nouvelle distribution spatiale et sociale de la richesse industrielle et agricole » (Foucault, 1973).
Dans ce contexte, toute formation capitaliste, autrement dit toute
organisation ou toute entreprise privée, impose logiquement un contrôle
des flux de production et des niveaux de productivité, mais aussi une
adéquation entre rendement et travail humain. Il s’agit de créer les conditions de possibilité de toute organisation, à savoir de créer les outils qui
permettent la création et la pérennité de l’entreprise : c’est là, par
exemple, le rôle de la comptabilité et de la gestion. Mais il convient aussi
de déterminer, par un étalon commun, le contrôle de l’efficience individuelle du travail humain, l’utilité de celui-ci pour l’organisation et finalement son évaluation. Or, le langage de la mathesis universalis est le véhicule idéal de ce type de contrôle dans l’entreprise et par l’entreprise, instaurant une nouvelle forme de gouvernementalité – on dirait aujourd’hui
volontiers une gouvernance – qui est aussi une orthopédie du chiffre.
Sans remonter aux sources de la mathesis husserlienne, on peut affirmer
que le projet de toute organisation apparaît alors comme une volonté de
mise en ordre exhaustive de son environnement et d’elle-même, dans une
logique assurantielle de prévoyance et de minimisation du risque. Or, le
risque, s’il peut être maîtrisé (c’est l’objet du risk consulting management)
doit être à son tour métabolisé par le chiffre qui, en le définissant et en
lui conférant un aspect défini, l’intègre à un mouvement plus global, qui
se veut dispositif de régulation de l’organisation.
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Au cœur du dispositif
Transcendantal syncopé de toute organisation, le chiffre est en effet intégré à un vaste dispositif, qui non seulement implique une forme de
domination (on voit là le sens d’orthopédie), mais aussi une importante
capillarité chère à Deleuze et Guattari. Le chiffre, par ses aspects protéiformes, se prête en effet à la modélisation (financière, comptable), à la
gestion des multiplicités (ressources humaines) et à la captation optimale
des flux (fonds d’investissement.) Il permet ainsi de créer un vaste outillage organisationnel de contrôle et de gestion propre à un gouvernement
d’entreprise efficace, imposé par l’idéologie de la performance et du rendement. Ainsi, en est-il des caractéristiques suivantes, résumant la plasticité du chiffre et les objectifs qu’il permet aisément d’atteindre au sein
des organisations :
 Le chiffre permet la description : il facilite la compréhension du fonctionnement des organisations, donne à voir le fonctionnement de
processus complexes et dessine un “audit” général de l’existant.
 Le chiffre permet d’organiser : il autorise l’agencement des individus, il
hiérarchise les priorités et synthétise l’ensemble des dynamiques
comptables et budgétaires.
 Le chiffre permet la coordination : il facilite l’évaluation et la compatibilité des échanges et permet d’en optimiser le fonctionnement, tout
comme l’adéquation entre la gestion du capital humain et les besoins
des organisations.
 Le chiffre permet de décider : il est le garant scientifique des bonnes
décisions, le fondement et la justification des grands projets d’entreprise. D’où l’inflation des modèles mathématiques dans les processus
de fusions et acquisitions (due diligence par exemple) et l’utilisation
parfois abusive des algorithmes, par les cabinets de conseil et d’audit.
 Le chiffre permet de prévoir : dans son travail sur l’histoire de la statistique, Theodore Porter (1986) montre bien qu’une des plus importantes extensions des mathématiques dès le début du XXe siècle réside
dans l’émergence de la statistique. Celle-ci se construit peu à peu
comme objet de calcul et de codage, mais surtout comme moyen
scientifique de prévision. Son utilisation dans les organisations est un
garant souvent incontournable de la justification de toute prise de
décision.
En tant qu’intervention rationnelle, le chiffre est donc au cœur du dispositif organisationnel. Il a la capacité de déterminer le champ des possibles,
mais aussi de capturer, d’intensifier et de contrôler les pratiques et les
discours. Il obéit ici à une logique de rapports de pouvoir fondée sur le
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savoir dont il procède, mais dépend aussi des dynamiques qui assurent
son extension. C’est ici qu’interviennent les machines, à travers l’ensemble des technologies de l’information et de la communication, de
l’appareillage le plus simple, le clavier d’un téléphone cellulaire, au plus
complexe, les systèmes d’information, parfaitement actualisées par
l’hyper-connectivité et la mise en réseau. Ce mode de communication
obéit non seulement à un codage protocolaire, mais permet aussi une
internationalisation et une accélération des échanges entre organisations,
chacune d’entre-elles parlant la même vulgate techno-planétaire, la
communication passant dès lors par des artefacts non humains.
Précession des simulacres
On voit ici comment se lient un ensemble de pratiques et de discours
dont le rapport s’ordonne autour du chiffre et de son caractère hyperbolique : la mise en chiffre. Dispositif unitaire et extrêmement cohérent, le
chiffre impose sa contrainte dans un jeu quasi simultané de références
communes et de rémanences éparses. On est face à une prolifération,
voire à une dissémination à la Derrida de systèmes multiples (informatiques, statistiques, comptables, managériaux) qui ne semblent renvoyer
d’abord qu’à eux-mêmes. Ces systèmes forment d’emblée une résurrection artificielle du réel, une substitution au réel des signes du réel, « une
opération de dissuasion de tout processus réel par son double opératoire,
machine signalétique métastasable, programmatique, impeccable, qui offre
tous les signes du réel et en court-circuite toutes les péripéties. » (Baudrillard,
1981) Ce déploiement du simulacre scientifique peut se lire comme
émergence d’un signifiant profane du monde, loin de tout objet originel.
C’est là un élément fondamental, sur lequel insiste Baudrillard (1981) :
« Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C’est désormais la
carte qui précède le territoire-précession des simulacres, c’est elle qui engendre
le territoire. »
Le chiffre gomme donc, dans un vaste mouvement opératoire, ce que
Baudrillard nomme le territoire pour proposer un empire du simulacre.
Celui-ci, nous allons le voir à présent repose sur deux instances majeures,
la comptabilité et le management. En leur cœur s’organisent des échanges
qui, s’ils ont le nom de “communication” répondent d’une part à une
technicisation, on l’a évoqué, des relations, et d’autre part, à des impératifs de mobilisation, de mise au travail et de motivation propres à un
épistémè de la conquête et de la lutte.
On ne sera pas surpris de constater que la comptabilité et le management
ont besoin de ces discours mobilisateurs : l’un comme l’autre agissent
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comme des instruments au service de la pérennité de l’organisation, mais
aussi de son extension et surtout de sa croissance. La communication est
alors l’héritière de ces deux dynamiques conquérantes car elle ne cesse de
promouvoir un discours dogmatique où la mise en cause des choix et des
orientations stratégiques n’a pas sa place. Plus subtilement par une iconographie à la prétention scientifique (graphes, courbes, tableaux), elle se
fait liturgie argumentée et impose les évidences, à présent inattaquables
car mathématisées, du discours managérial.
Le bruissement de la bataille
S’il s’agit d’une bataille c’est bien d’une bataille de chiffres dont il est
question. Orthopédie et dispositif chiffrés sont venus apprivoiser les
multiplicités d’un réel parfois turbulent. Manquent, pour assurer à
l’édifice sa pleine solidité, le complet déploiement de la sécurité et du
contrôle dont, respectivement, la comptabilité et le management vont
assumer l’actualisation. La communication pourra alors entrer en scène
afin d’achever cette mise en ordre des mots et des choses.
La comptabilité à la conquête de la sécurité
Dès la fin du XIXe siècle, l’avènement du bilan comptable s’impose
comme document de synthèse permettant aussi bien une récapitulation
qu’une taxinomie des éléments du patrimoine de tout entrepreneur propriétaire. En 1947, le lancement en France du Plan comptable général
signe le développement spectaculaire de la gestion chiffrée rendant évidente et obligatoire la culture comptable, assise aujourd’hui sur des
normes, sur un ordre professionnel (les experts comptables) et sur une
profession réglementée (le commissaire aux comptes.) La judiciarisation de
l’exercice comptable va de pair avec la nécessité de satisfaire aux exigences
d’un cursus pointilleux, fondé en grande partie sur une maîtrise parfaite
des données chiffrées. C’est ainsi que la norme comptable s’impose
comme un souci de représentation ou « technique donnant à voir »
(Colasse, 2005) : le projet comptable se fonde sur une volonté de dévoilement et d’accession à la vérité de l’organisation. Cette vérité, c’est-àdire les conditions de viabilité d’une organisation, passe par une certification des comptes qui se veut l’horizon indépassable de la pérennité de
l’entreprise. En ce sens, la comptabilité se vit, à travers ses exécutants,
mais aussi ses institutions (Compagnie nationale des commissaires aux
comptes, Ordre des experts comptables) comme garante d’un régime de
vérité. La fiabilité de ce régime est assis sur la scientificité de son mode
opératoire. Un bilan ou un exercice comptables demandent en effet une
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agilité dans la lecture des chiffres et dans la maîtrise de leur signification.
C’est là la fonction du Commissaire aux comptes que de détenir les clefs
d’un savoir qui lui permet d’asseoir un pouvoir sur l’entreprise. Ce pouvoir est dispensateur d’une garantie de fiabilité et de sécurité pour
l’organisation jugée saine (on le dira aussi d’une comptabilité) et fiable.
C’est par ce discours comptable que l’organisation s’assurera alors de la
sécurisation de ses propres procédures financières.
Toutefois, cette mise en sécurité semble suggérer un danger, une menace
potentielle, comme si le souci gestionnaire était bien d’abord un souci :
celui d’être armé, d’éviter les écueils d’une guerre économique dont les
scandales ont pour nom WorldCom ou Enron. L’entreprise, dans ce
champ de bataille avec des protagonistes de plus en plus agressifs (hedge
funds), se voudrait une cité dont la précision comptable assurerait une
protection possible, ce que résume parfaitement Roger Caillois dès
1963 :
« La perspective de la guerre influence l’activité économique. On édifie les
cités dans la prévision d’un conflit futur, avec la double préoccupation de les
mettre à l’abri et d’en adopter d’avance l’outillage aux besoins militaires. »
Cette militarisation de l’activité économique (OPA agressives) ne peut que
renforcer le recours à la police comptable qui ne cesse, elle-même, de
réinventer ses propres normes. La montée en puissance du chiffre
s’expliquerait ainsi par l’incertitude qui s’invite quotidiennement dans le
jeu économique. À cette dernière, impalpable et diffuse, les entreprises
opposeraient l’assurance objective du chiffre et la sécurité des sciences de
la gestion.
Le management, contrôle de l’efficacité
Parallèlement à cette montée en puissance de la magistrature du chiffre,
on notera, à partir du foyer américain du début du XXe siècle, la naissance
de l’organisation scientifique du travail et la dérive herméneutique des
pratiques de management vers la recherche de l’efficacité, mais surtout
vers une “scientifisation” de leurs méthodes. Agencement des hommes
dans l’espace organisationnel, le management va peu à peu s’imposer
comme gestion (on revient au chiffre) de l’humain et plus précisément
du capital (dénombrable) humain. Si la gestion chiffrée et comptable
apparaît alors comme un objectif de sécurisation de l’entreprise, le management en est un des outils d’ordonnancement et vise, quant à lui, à assurer le contrôle des hommes dans l’organisation. Pour ce faire, cette efficacité doit d’abord être mesurable et faire en sorte que les salariés soient les
opérateurs les plus contrôlables. L’utilité du salarié est alors mesurée à
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son employabilité et à son inclusion dans une série de techniques et de
mesures : reporting (contrôle financier de l’activité individuelle), time
reporting (contrôle du temps dépensé par les salariés), banding (évaluation
des salariés), bonus et prises de participation.
L’ensemble de l’appareillage chiffré décrit ici est un des piliers du fonctionnement, à son tour chiffré du management. La technostructure de
gestion de l’humain dont il est question est un dirigisme mathématisé qui
concourt à une autocorrection permanente des capacités individuelles.
Seront exigées toujours plus d’efficacité, davantage de rentabilité et une
inflation de motivation. Ce n’est plus l’individu qui donne aux choses
leur forme, mais bien l’artifice du chiffre qui, dans son oscillation, opère
une intensification de plus en plus aiguë de l’exploitation individuelle par
le calcul et la résorption du qualitatif dans le quantitatif. Il est alors légitime de s’interroger sur l’adhésion des salariés à ce type de constructions
panoptiques. Le recours au chiffre en est une : la mise en chiffre des
comportements, l’utilisation de méthodologies de type PNL renvoient à
une modélisation objective de l’humain qui semble, aux yeux de beaucoup, difficilement contestable. Elle le sera d’autant moins qu’elle est
relayée en permanence par un rappel à l’ordre dont la communication se
fait l’écho le plus efficace.
La communication ou la mise en ordre des choses
Pierre Legendre (2007) synthétise brillamment cette endosmose du
management et de la communication :
« Le Management proclame l’avènement d’une morale de la production.
Mais le règne de la gestion scientifique est voué à la radicalisation. Il mobilise
des moyens financiers colossaux et dans sa foi dans la bonne gouvernance, il
utilise l’arme indolore de la Communication, mais aussi les techniques universelles de la conversion, que la tradition appelait conquête des cœurs. »
On a vu que l’économie du chiffre prend racine dans la montée en puissance de la gestion comptable, relayée, au niveau des individus, par un
management conçu comme mesure chiffrée d’une efficacité calculable. Au
sein de cette économie, la communication apparaît non seulement
comme un relais entre individus et normes imposées, mais assure aussi la
vitalité de l’ensemble en articulant les exigences comptables de rentabilité
et les impératifs managériaux d’efficacité. Mode de gouvernance qui vise
à naturaliser le rapport au chiffre, elle est le vecteur des “objectifs chiffrés”, le moyen de populariser le succès et de reconstruire la vision du
futur autour du respect du ratio. Progressivement, la communication fait
entrer l’individu dans une parole qui s’incarne dans un discours sur la
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performance et qui n’est rien d’autre que le résidu d’un lent travail de
diffusion de slogans mobilisateurs, aux relents quantificateurs : « faire du
chiffre », « accumuler les missions », « se mesurer à la concurrence. »
Aux success stories succèdent les success stories, en un long défilé énonciatif
qui associe taux de rentabilité, performance actuarielle - brute ou pas - et
indicateurs de rendement. Le champ énonciatif est en alerte : le rappel du
passé glorieux à travers les récits d’entreprise est constant ; les chiffres de
l’année sont sur toutes les lèvres ; la croissance future du chiffre d’affaires
sature déjà le discours de sa résonance…
Bref, le champ lexical ici concerné prend appui sur une série de récits,
qui ne sont rien d’autre que ce que Lucien Sfez nomme justement des
fictions et qui s’articulent autour d’un futur hypostasié répondant à
l’appel du rendement et de la technique. En faisant corps avec la fiction,
la communication ouvre des perspectives séduisantes et originales à
l’individu, projette des fictions vraisemblables de réussites et de gains
financiers prometteurs. Ce qui s’institue, c’est un rapport entre l’individu
et le projet comptable de l’organisation, qui vaut aussi arraisonnement du
réel par le chiffre :
« La fiction fait office d’ouvreuse, elle habitue les esprits à concevoir un futur
fictif qui n’aura plus aucun mal ensuite à passer dans le monde existant. Elle
joue donc un rôle de premier plan dans le faisceau d’évènements qui entoure
l’émergence d’une nouvelle pratique. » (Sfez, 2002)
Cette nouvelle pratique c’est d’abord le respect d’un régime de normativité comptable où la valeur de toute chose vaut d’abord par sa capacité à
produire du chiffre, la sécurité de chacun valant alors par sa confirmation
à un dispositif de mesure de son propre travail. La communication,
interne et externe de l’organisation, n’est plus alors envisageable comme
simple contenu verbal. Elle est institution d’une vérité dont l’étalon est le
chiffre. Elle prétend s’imposer comme un ensemble de paroles, de langages et de pratiques et surtout de qualifications et de disqualifications.
Vaste script de l’organisation, la communication apparaît comme une
construction dogmatique vouée à une transcription sans cesse répétée des
objectifs de l’entreprise, de la nécessaire performance de l’entreprise et de
la mise en ordre de son organisation humaine. Cette thésaurisation incessante de discours et de procédures, de tableaux, de ratios et de bilans
comptables agit comme un effet de clôture du discours. Celui-ci
converge vers la répétition institutionnalisée du comptable, s’autoproduit
en une lente forclusion de la parole. Inévitablement, au cours de cette
circulation incessante du discours quantifiable, derrière les mises en
équation et les bilans, s’accumule en un charnier indifférent, la décomposition chiffrée des identités individuelles.
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Du chiffre comme mode de contrôle, nous avons cheminé jusqu’à
l’effritement progressif des identités. Au sein des organisations, la prégnance des processus de gestion et de leurs relais de communication,
nous ont amené au constat d’une soumission soigneuse des objets, puis
des sujets, au calcul. Dès lors, la dissémination de ce que Bernard Stiegler
nomme les hypomnemata (Stiegler, 2008), à savoir les dispositifs techniques, mathématiques et informatiques d’artificialisation de la mémoire
(qui comprennent aussi bien le graphe que l’ordinateur), tend à désingulariser les modes de communication. Ceux-ci sont fondés inévitablement
sur la médiation, voire la modélisation du chiffre et sont portés par
d’importants appareillages technologiques. De fait, dans ces vastes architectures organisationnelles, l’homme ne participe plus au monde que par
des moyens de communication uniformisés, où sa subjectivité se disperse
et se perd à l’intérieur d’un langage qui le dépossède.
Qu’est-ce que l’Homme ? Une variable dans un monde de données.
Bibliographie
Baudrillard, Jean, 1981 : 10-15. Simulacres et simulations. Paris : Galilée,
coll. « Débats », 233 pages.
Caillois, Roger, 1963 : 20-21. Bellone ou la pente de la guerre. Paris : A. G. Nizet,
125 pages.
Colasse, Bernard, 2005 : 169-177. « La comptabilité comme technique qui
permet de voir ». Gouvernement, organisation et gestion : l’héritage de Michel
Foucault. Laval : Presses de l’Université de Laval, 467 pages.
Foucault, Michel, 1973 : 5-133. « La vérité et les formes juridiques ». Dits et
écrits II. Paris : Gallimard, 837 pages.
Heidegger, Martin, 1958 : 9-48. Essais et conférences. Paris : Gallimard,
coll. « Tel », 349 pages.
Legendre, Pierre, 2007 : 30-31. Dominium Mundi : l’Empire du management,
Paris : Mille et une nuits, 94 pages.
Porter, Theodore, 1986 : 17-38. The Rise of Statistical Thinking, Princeton
University Press, 333 pages.
Sfez, Lucien, 2002 : 226-246. Technique et idéologie. Un enjeu de pouvoir,
Paris : Seuil, coll « La couleur des idées », 322 pages.
Stiegler, Bernard, 2008 : 9-62. Économie de l’hypermatériel et psychopouvoir,
Paris : Mille et une nuits, 130 pages.
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