Cheminement théorique II – A la recherche de la dimension sociale du développement durable Tout y est vrai. Il n’y a que l’essentiel qui fasse défaut. Stefan Zweig Dans ce contexte chaotique, la référence au développement durable se généralise ; effet de mode ? Sans doute, mais pas seulement : une fois inscrite dans les doctrines et le droit, ce précepte est en train de peu à peu s'imposer comme un élément permanent de la rhétorique collective, d'abord chez les militants et les experts, puis dans les administrations et les divers rouages publics concernés par le développement et l'environnement. « Favoriser un état d’harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature » (CMED, 1988), telle est la proposition du Rapport Brundtland pour aller vers le développement durable. Si, à l’origine du concept, on aspire donc à une certaine cohésion sociale, l’harmonie entre êtres humains se perd peu à peu dans la confusion des différentes formes d’appropriation du développement durable, de la modernisation écologique à la croissance économique durable. La sphère sociale du développement durable se retrouve alors prise en tenaille entre l’approche écocentrée (se donnant pour objectif la protection de tous les êtres vivants) et l’approche anthropocentrée (visant exclusivement le bien-être de l’homme), souvent limitée au seul niveau économique. 1. L’obscure sphère sociale du développement durable 1.1. «L’harmonie entre êtres humains» dans le concept originel Apparu dès 1980, dans le cadre de la «Stratégie mondiale de la conservation» (UICN et PNUE), le concept de développement durable, traduction française de l’expression sustainable development, n’a reçu sa définition officielle (reconnue par les institutions) qu’en 1987 dans un rapport rédigé par la CMED, à la demande de l’Assemblée générale des Nations Unies. Outre quelques lignes diffusées très largement13, on peut aussi lire dans l’ouvrage Notre avenir à tous, dit Rapport Brundtland : « au sens le plus large, le développement soutenable vise à favoriser un état d’harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature » (CMED, 1988). Cette présentation du concept, moins connue, souligne le fait qu’au développement durable sont sousjacents deux objectifs fondamentaux : l’harmonie entre homme et nature, entendons ici le respect des limites écologiques de la planète ; et l’harmonie entre les êtres humains, autrement dit une certaine cohésion sociale. A l’origine donc, la dimension sociale du développement durable est clairement identifiable : « la poursuite du développement soutenable14 exige un système social capable de trouver des solutions aux tensions nées d’un développement déséquilibré (…). Le développement soutenable présuppose un souci d’équité sociale entre les générations, souci qui doit s’étendre, en toute logique, à l’intérieur d’une même génération. Des notions évoquées, soit, mais peu développées ». En effet, si dans l’ouvrage de référence Notre avenir à tous, les idées de réorganisation sociale ou de cohésion entre humains sont citées, force est de constater que lorsqu’il s’agit de lister les impératifs stratégiques du développement durable, l’harmonie entre êtres humains se transforme vite en accès aux besoins essentiels et la dimension sociale paraît engloutie dans le mélange 13 «Le développement soutenable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs» (CMED, 1988). 14 Nous citons ici la traduction qui à l’époque utilisait le terme ‘soutenable’ et non pas ‘durable’ pour traduire ‘sustainable’ 29 Partie 1… confus de la protection de l’environnement et du développement économique : « impératifs stratégiques ; reprise de la croissance ; modification de la qualité de la croissance ; satisfaction des besoins essentiels en ce qui concerne l’emploi, l’alimentation, l’énergie, l’eau, la salubrité ; maîtrise de la démographie ; préservation et mise en valeur de la base des ressources ; réorientation des techniques et gestion des risques ; intégration des considérations relatives à l’économie et à l’environnement dans la prise de décisions. […] Nous sommes capables d’améliorer nos techniques et notre organisation sociale de manière à ouvrir la voie à une nouvelle ère de croissance économique (…)»(CMED, 1988). Mais en quoi l’amélioration de l’organisation sociale consiste-telle? Le rapport Brundtland n’en dit pas plus. 1.2. Et après? L’harmonie perdue Résumons d’abord l’imprégnation du concept de développement durable au sein de la communauté scientifique. Si l’on cherche à interpréter l’ensemble des définitions du développement durable élaborées par une cinquantaine d’auteurs, on identifie quatre grands modèles implicites qui soustendent la définition (CIRAD, 1995). D’abord, maintenir un niveau pour les générations futures. Il s’agit là de maintenir du bien-être, du capital, des ressources naturelles (vues comme un stock ou un flux), du revenu, des pollutions pour les générations à venir (Pearce & Markandya, 1988, Tietenberg, 1984). Ensuite, maintenir un taux de croissance. Certains auteurs résument le développement durable au fait de maintenir la croissance d’une variable comme le PNB. Pour cela, il faut assurer aux agents économiques un environnement favorable, « rendre le futur prévisible » (Pezzey, 1992, Solow, 1993). Puis, assurer l’optimum intemporel du bien-être. En conditions parfaites du marché, notamment avec une bonne connaissance des risques environnementaux, les acteurs orientent leurs choix selon l’optimisation de leur bien-être. Certains auteurs, se référant au modèle néo-classique, ajoutent que l’optimum doit être obtenu dans les limites autorisées par l’environnement, en respectant le principe de précaution (Clark & Munn, 1986, Hatem, 1994). Finalement, la résilience permanente. Ici, la durabilité est définie comme la capacité de résistance aux chocs externes, ce qui assure la survie et éventuellement permet la croissance et le développement (Beaud, 1994, Conway & Barbier, 1990). Même au sein de la communauté scientifique donc, la dimension sociale du développement durable est difficile à percevoir ; émerge une fois de plus la dichotomie économie – écologie : les adeptes de si l’économie va, tout va contre ceux qui veulent repenser la société pour l’adapter à la biosphère. La dimension humaine de la durabilité se retrouve dans la réduction de la pauvreté et des inégalités (Godard, 1994), dans l’accès aux ressources, aux soins, à l’éducation ou encore dans la culture (Sachs, 1993). Lorsqu’on parle de développement durable, les aspects sociaux ne sont abordés que du bout des lèvres ou dans un désordre inextricable. Dans les instances politiques ensuite, le développement durable évoque successivement soit une modernisation écologique, soit une croissance économique raisonnable. Le premier principe de Rio reprend pourtant cette idée d’harmonie, mais en évinçant le social : « les êtres humains ont droit à une vie saine en harmonie avec la nature ». Est-ce dû au fait que le concept de développement durable soit apparu suite aux différentes crises écologiques des années’60, qu’il se soit inscrit dans la continuité d’une protection environnementale déjà commencée, qu’il ait été conçu à l’origine au sein d’un débat sur le développement et l’environnement en prélude à une négociation internationale? Le développement durable est toujours associé aux politiques environnementales (Boehmer-Christiansen, 2002). En France, c’est le Ministère de l’Environnement et de l’Aménagement du Territoire, et non celui des Affaires Sociales, qui a été qualifié de Ministère de l’Ecologie et du Développement Durable. Quant aux organisations intergouvernementales, elles 30 Cheminement théorique chercheraient leur propre durabilité, en servant à la fois l’environnement et le développement, le tout grâce au progrès technologique. En effet, aussi bien la Banque Mondiale que les Nations Unies encouragent les projets assurant « un développement économique durable prenant en compte l’environnement » (GEF, 1994). Le programme de l’Union Européenne Vers la durabilité15, lancé en 1993, avait pour but l’intégration de l’environnement dans les secteurs de l’agriculture, des transports ou du tourisme. C’est peut-être aussi l’annexion environnementale du développement durable qui a conduit la Direction Générale de l’Emploi et des Affaires Sociales de la Commission Européenne à promouvoir dans son Livre vert (COM, 2001) la responsabilité sociale des entreprises (RSE), qui vise « l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales dans leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes » (COM, 2002). Quant au fascicule de documentation SD 21000 de l’AFNOR, qui s’adresse aux entreprises, il associe développement durable et responsabilité sociétale des entreprises (AFNOR, 2003). L’écart de traduction entre le social en anglais et le social en français introduit ce néologisme de sociétal, qui a bien du mal à s’imposer. Enfin, quatrième pilier, selon les uns, ou composante de la sphère sociale, pour les autres, la culture a fait son entrée à Johannesburg, la diversité culturelle étant consacrée comme l’une des composantes du développement durable. Un grand nombre de projets invoquent donc la durabilité, mais la dimension sociale y reste globalement obscure. Figure 2 : Définition du développement durable selon le citoyen stéphanois Vision à long terme Gestion des pollutions Si les grandes organisations internationales hésitent à s’attaquer au socialement durable, voyons comment se comporte le citoyen. Nous 14% avons effectué un sondage de rue16 à Saint- 39% 19% Etienne en mars 2003 sur une centaine de 28% Préservation des ressources Croissance économique personnes choisies demander leur définition du pour leur développement durable (Figure 2). En tête arrive la gestion des pollutions Figure 2 : Définition du développement durable selon le citoyen stéphanois aléatoirement, (39%), suivie de la croissance économique (28%) ; à la traîne figurent la vision à long terme (19%) et la préservation des ressources naturelles (14%). Même s’il s’agit d’une étude exploratoire à faible échelle, il est intéressant de noter qu’aucun interviewé n’évoque d’aspects sociaux et que 68% de l’échantillon se dit « informé par les médias ». Est-ce à dire qu’il s’agit d’un problème de communication et de transfert d’informations? Ainsi, même dans la rue, la sphère sociale du développement durable ne parvient pas à s’affirmer. Le développement durable… … Des politiques Croissance économique raisonnable Intégration de l’environnement dans les secteurs économiques Responsabilité sociétale Modernisation écologique … Des scientifiques Maintenir une qualité de vie pour les générations futures Assurer l’optimum intertemporel du bienêtre Maintenir un taux de croissance La résilience permanente … Des citoyens Gestion des pollutions Croissance économique Préservation des ressources Vision à long terme Tableau 1 : Récapitulatif des perceptions du développement durable selon trois types d’acteurs 15 16 Towards sustainability, European Commission (1993). Rapport de projet des élèves ingénieurs 2003, EMSE, sous le tutorat de L. Sébastien et N. Lourdel 31 Partie 1… Scientifiques, décideurs politiques ou citoyens, tous abordent, plus ou moins discrètement, la dimension sociale du développement durable mais en y accolant des objectifs qui sont loin d’évoquer l’harmonie entre les être humains, comme le prône le Rapport Brundtland (Tableau 1). La notion de cohésion sociale est-elle si difficilement abordable? 2. Appropriation du développement durable : homme contre nature? 2.1. Un concept sournoisement scindé en trois économie environnement environnement développement social Figure 3 : Morcellement du concept de développement durable L’idée de développement durable est abordée dans les années’60, au moment même où l’idée d’une croissance illimitée commence à être remise en cause (Meadows, 1972). En 1972, lors de la conférence mondiale de Stockholm sur l’environnement humain, organisée par les Nations Unies, la notion d’éco-développement est adoptée par la communauté internationale. Ce premier pas traduit la volonté d’ouvrir la voie vers un développement compatible avec les équilibres naturels et la protection de l’environnement. Jusqu’à la conférence de Rio en 1992, le développement durable s’articule autour de deux pôles : l’environnement et le développement. A l’époque, c’est au sein du thème développement que se lisent les aspects sociaux du développement durable. Mais les 27 principes proposés par la Déclaration de Rio s’avèrent peu lisibles, et l’on recherche une représentation choc qui pourrait illustrer ce nouveau paradigme. Et subrepticement17, le développement se scinde en deux : l’économique d’un côté, le social de l’autre (Figure 3). C’est à la fin des années’90 que le triptyque économique – social – environnement s’impose, pour se voir finalement consacré par le Sommet mondial sur le développement durable qui rappelle la nécessité de «l’intégration des trois composantes du développement durable – le développement économique, le développement social et la protection de l’environnement, en tant que piliers interdépendants qui se renforcent mutuellement.»18 Mais, par sa définition en termes de rapprochement de différentes sphères qui restent donc conceptuellement distinguées, il n’est pas sûr que le concept de développement durable échappe à «l’économisme» que René Passet associait au productivisme (Passet, 1979). Pour certains auteurs, l’imprécision de la notion de développement durable en fait un concept alibi permettant d’aménager à la marge les modes de développement actuels en intégrant quelques paramètres environnementaux (Latouche, 1994). Continuant à distinguer le social et l’économique, même si c’est pour chercher à les réunir, le concept de développement durable participe finalement à cette croyance économique, en ignorant que l’on ne peut décrire adéquatement les processus dits économiques sans faire appel à la sociologie, les transactions économiques n’étant jamais qu’une catégorie particulière des faits sociaux (Le Bot, 2002). Quant à la sphère environnementale, certains sociologues, historiens et ethnologues considèrent l’environnement comme une construction humaine. L’économie serait un 17 L’origine n’en est pas datée mais on en trouve les premières traces chez Brodhag (1994) ou Sadler & Jacobs (1990). 18 Plan de mise en œuvre, Sommet mondial sur le développement durable, Johannesburg 2002, §2, traduction de l’auteur. 32 Cheminement théorique fait social et l’environnement, une construction sociale… Comment alors identifier le contenu de la sphère sociale du développement durable? Finalement il n’est pas évident de pouvoir distinguer si facilement les trois pôles que les promoteurs du développement durable entendent concilier, d’autant que chaque sphère joue un rôle différent : l’environnement est une condition, le social un objectif et l’économique un moyen. Certes, jamais un concept n’aura été si prisé. Mais comme le montre Boutaud (2004), le concept de développement durable est une valeur nouvelle19 issue initialement d’un processus de négociation coopérative qui a culminé à Rio, valeur faisant l’objet par la suite d’une négociation compétitive, chacun lui donnant un sens différent. Dès 1989, Pezzey recensait 37 définitions présentes dans la littérature. Cette diversité d’interprétations, de même que la diversité de traductions dans les choix politiques effectués aux différents niveaux, ne doit néanmoins pas cacher l’accord qui existe autour de la définition la plus générale du concept : celle de concilier trois pôles : action économique, développement social et respect des équilibres écologiques. Si le développement durable semble à l’origine faire l’unanimité, divers courants s’approprient peu à peu cette valeur nouvelle, chacun lui donnant un sens particulier (Hatem, 1994). 2.2. Homo ecologicus contre homo economicus La notion de durabilité a été l’objet d’un certain nombre d’investigations théoriques ; il s’est notamment agi de définir des degrés dans la durabilité. A la suite d’une typologie établie par Turner (1993), et reconnue dans les standards de la théorie sur le développement durable, la durabilité est dite faible, très faible, forte et très forte (Tableau 2). De plus en plus faible, lorsque les exigences à satisfaire tendent à se limiter à des règles économiques ; de plus en plus forte, quand s’y ajoutent, voire s’y substituent des contraintes propres à l’environnement. Cette classification en termes de degrés rejoint en fait un positionnement des conceptions sur un axe opposant un pôle « écocentré » et un pôle « anthropocentré » (Hatem, 1994). Le tableau ci-après présente cette typologie récapitulant les types de durabilité et les divers courants de pensée écocentrés anthropocentrés correspondants. Type de durabilité Très faible Paradigme théorique Courant néoclassique Faible Courant de l’école de Londres Forte Courant de l’économie écologique Courant de l’écologie profonde Très forte Postulats fondamentaux -Vision utilitariste du bien-être social -Possibilité de substitution entre les capitaux naturels et physiques -Optimisation intertemporelle -Pollutions en tant qu’externalités -Refus entre une substitution infinie entre les capitaux -Concept de valeur économique totale -Trois ‘règles de durabilité’ -Approche écoénergétique -Approche institutionnaliste de l’environnement -Vision systémique et hiérarchisée des relations environnement /économie -Refus d’une approche monétaire des biens environnementaux -Préservation de la nature comme sujet de droit Tableau 2 : Degrés de durabilité selon Turner (1993) Les partisans de l’approche néoclassique du développement durable, approche dite de durabilité faible (Common & Perrings, 1992), considèrent que la nature n’a qu’une valeur instrumentale et comptent sur le progrès technique pour réparer tout dommage. L’un des principaux enjeux du développement durable réside dans la capacité d’une économie à générer une croissance de long 19 « Valeur nouvelle » vient de la théorie de la négociation : creating value, et représente le résultat de stratégies coopératives autour d’un processus de négociation (Lax & Sebenius , 1992). 33 Partie 1… terme, pérenne. Pour que l’économie soit considérée comme durable, l’utilité individuelle doit être non décroissante dans le temps ; c’est ce qu’on appelle la règle de Pezzey (1989). La création de richesses est en effet une condition nécessaire du développement et du progrès économique et social. C’est du moins le postulat sous-jacent à une définition anthropocentrée du développement durable. L’objectif est ici l’augmentation du bien-être humain et l’environnement est protégé selon le degré d’utilité qu’il procure à l’homme. Les problèmes environnementaux sont dus à une inefficacité de l’allocation des ressources économiques. Dans cette approche, puisque le capital intègre l’ensemble des actifs naturels ainsi que les services environnementaux, on peut alors remplacer du capital naturel par du capital technique, substituer à l’environnement de l’argent ou de l’éducation (Solow, 1993). On parle alors de la durabilité à la Hartwick – Solow, une logique qui revient à maximiser les compensations marchandes à la destruction de l’environnement (Froger, 2001). Ceux qui se situent dans ce courant de pensée (Dasgupta & Heal, Clark, ou Beckerman) dit « anthropocentré » du développement durable visent la maximisation des indicateurs économiques, ne reconnaissent pas l’existence de contraintes environnementales absolues et identifient alors l’économie comme sphère englobant les sphères environnementale et sociale. A l’opposé, le pôle « écocentré », focalisé sur la nature, trouve son expression la plus radicale, dans le courant de l’écologie profonde, également connu sous son intitulé anglo-saxon de deep ecology, avec des auteurs tels que Naess, Stowe, Stone. Les adeptes de la durabilité forte s’inscrivent en faux contre le système économique dominant basé sur la croissance, un système qui ne peut être durable s’il menace son support écologique (Passet, 1979). Ces environnementalistes du développement durable définissent les écosystèmes et les actifs environnementaux comme « capital naturel critique », un capital qu’il convient de préserver (Turner et al., 1994). En effet, ces actifs environnementaux fournissent des services fondamentaux ainsi que des valeurs de non usage, uniques et irremplaçables. Le principe néo-classique de substituabilité est fondamentalement rejeté ; la nature n’est pas un bien qui serait par essence identique à tout autre bien produit par l’homme. On récuse à l’homme le droit de soumettre la nature à ses activités et on lui reconnaît une obligation de la conserver. On parle ici d’approche écocentrée puisqu’il s’agit de protéger la vie de tous les êtres vivants, protéger l’environnement pour lui-même. Dans ce cadre, la sphère des activités économiques est incluse dans la sphère des activités humaines, elle-même incluse dans la biosphère (Maréchal, 1996). Entre ces pôles opposés, il y a place pour des positions intermédiaires de la durabilité. Est considérée comme relevant de la durabilité faible, l’approche dite de l’Ecole de Londres dont les chefs de file sont Pearce, Turner et Markandya. Cette conception combine une optique standard d’optimisation et la reconnaissance de contraintes écologiques ; elle s’appuie sur trois règles : - les taux de prélèvement des ressources renouvelables sont inférieurs aux taux de régénération naturelle desdites ressources - les taux de prélèvement relatifs aux ressources non renouvelables sont limités par le progrès technique et la substitution de facteurs, et sont inférieurs aux taux de leur remplacement par des ressources renouvelables - les flux de pollution restent en deçà de la capacité d’assimilation des écosystèmes Restant fidèle à l’étalon monétaire des économistes, l’approche de l’Ecole de Londres est de faible durabilité. En revanche, par exemple, dans le courant dit de l’économie écologique, la suprématie de la référence monétaire n’est pas rejetée mais contestée. Monnaie et marché sont intégrés dans des orientations multi-critères, où des indicateurs énergétiques disposent toutefois d’une place significative (Zuindeau, 2000). 34 Cheminement théorique Cette typologie des niveaux de durabilité ne se veut pas exhaustive20 mais vise simplement à exposer les deux grandes tendances du moment : ceux qui situent la croissance économique au cœur du développement durable ; ceux qui voient la préservation des ressources naturelles comme le fondement du concept (Figure 4). Notons alors que la sphère sociale apparaît oubliée dans le débat et que personne ne semble situer le social comme socle du concept de développement durable. Durabilité faible Durabilité forte Quand l’économie va, tout va La biosphère est unique et irremplaçable économie environnement SOCIAL SOCIAL environnement économie L’approche anthropocentrée du développement durable L’approche écocentrée du développement durable Figure 4 : Anthropocentrisme contre écocentrisme 2.3. Pour une approche socio-centrée? Globalement, deux visions du développement durable s’opposent. D’un côté, les anthropocentrés, pour qui le développement durable se définit en référence à l’amélioration du bien-être humain. L’économie est alors clairement identifiée comme la priorité en matière de développement durable. De l’autre côté, les écocentrés, pour qui le fondement du droit à l’existence des non-humains n’est plus utilitariste mais éthique. Dans ce cas, c’est la Nature (sphère environnement) qui est plus que centrale dans le débat. Longtemps déconnectées, les logiques de développement économique et de protection de l’environnement se rapprochent dans la pratique (enquêtes d’utilité publique, études d’impact préalables à l’implantation d’industries nouvelles ou à la création de zones d’activité) audelà de la stricte application de la réglementation (Héraud & Kahn, 2002). On tente en effet des rapprochements entre les pro-croissance et les anti-croissance pour imaginer des stratégies gagnant-gagnant (Boehmer-Christiansen, 2002), mais sans que le volet social du développement durable soit représenté. Qui plus est, depuis le sommet de Rio et la médiatisation croissante de la notion du développement durable, l’environnement a continué à se dégrader et la pauvreté, au niveau mondial, n’a finalement que très peu reculé (Lomborg, 2001). Parmi les raisons de l’échec de Rio et des résultats mitigés de Johannesburg, il y a très certainement la difficulté de définir des politiques environnementales et sociales cohérentes, de les faire accepter et appliquer par les populations et les milieux industriels, mais aussi de construire un nouveau lien institutionnel entre tous les acteurs du développement durable. En effet, ce dernier repose sur la participation de l’ensemble des 20 On peut se reporter à la thèse d’Aurélien Boutaud pour plus de précisions, EMSE, 2004 35 Partie 1… acteurs de la société civile ; le processus décisionnel change alors de dimension (Alcouffe et al., 2002). Figure 5 : Approche socio-centrée du développement durable Car des écologistes aux néo-libéraux donc, force est de reconnaître que rares sont ceux21 qui identifient la SOCIAL sphère sociale comme structurant le triptyque du développement durable. Intégrée dans l’environnement environnement ? économie pour les uns, faisant partie de l’économie pour les autres, la dimension sociale du développement durable est systématiquement prise en tenaille et ne fait que rarement l’objet de environnementalistes l’économie Figure 5 : Approche socio-centrée du développement durable et débats et enflammés économistes. l’environnement entre Mais n’étaient si que constructions humaines, alors pourrait-on envisager de développer une approche dite socio-centrée du développement durable? Le Larousse définit le terme social comme ce qui est relatif à une société, à une collectivité humaine, ou ce qui concerne les rapports entre un individu et les autres membres de la collectivité. Replacer l’homme au cœur des problématiques et réfléchir aux relations entre hommes ainsi qu’à ce qui relie l’homme à son environnement, voilà ce qui semble s’apparenter à une approche sociocentrée du développement durable (Sébastien & Brodhag, 2004) (Figure 5). Penser le développement durable comme une harmonie entre hommes et une harmonie homme-nature (CMED, 1988) revient à replacer l’homme au cœur du processus. Ce projet de recherche s’inscrit alors dans une perspective de développement durable et pose comme objectif de proposer quelques pistes en vue d’une approche socio-centrée du développement durable (Figure 6), débouchant sur des approches opérationnelles. Figure 6 : Harmonie entre humains et harmonie homme-nature 21 Voir l’exception notable des travaux de l’axe « Développement socialement durable » du C3ED en France. 36 Cheminement théorique La sphère sociale du développement durable se retrouve noyée dans l’imbroglio des appropriations du fameux concept par divers courants de pensée, voire totalement oubliée au milieu des débats entre environnementalistes et économistes. Nous proposons une approche socio-centrée du développement durable, qui se rapproche de l’objectif d’une harmonie entre êtres humains et une harmonie homme – nature ; commençons par décortiquer cette idée. Rechercher l’harmonie entre êtres humains, c’est s’interroger sur les liens entre acteurs, leur coordination, et approfondir ainsi la théorie de la négociation sur la place qu’elle serait en mesure d’occuper dans un développement durable socio-centré. Rechercher l’harmonie homme-nature, c’est s’interroger sur les liens entre acteurs et territoire, et approfondir ainsi la notion de conservation, sur la place qu’elle serait en mesure d’occuper dans un développement durable socio-centré. La notion de gouvernance participe-t-elle à la réunion de ces deux idées ? Que savons-nous si la Terre entière n’a pas des causes générales, lentes et imperceptibles, de lassitude … Montesquieu, Lettres persanes 37