II – A la recherche de la dimension sociale du développement durable

publicité
Cheminement théorique
II – A la recherche de la dimension sociale du développement durable
Tout y est vrai. Il n’y a que l’essentiel qui fasse défaut.
Stefan Zweig
Dans ce contexte chaotique, la référence au développement durable se généralise ;
effet de mode ? Sans doute, mais pas seulement : une fois inscrite dans les doctrines
et le droit, ce précepte est en train de peu à peu s'imposer comme un élément
permanent de la rhétorique collective, d'abord chez les militants et les experts, puis
dans les administrations et les divers rouages publics concernés par le développement
et l'environnement. « Favoriser un état d’harmonie entre les êtres humains et entre
l’homme et la nature » (CMED, 1988), telle est la proposition du Rapport Brundtland
pour aller vers le développement durable. Si, à l’origine du concept, on aspire donc à
une certaine cohésion sociale, l’harmonie entre êtres humains se perd peu à peu dans
la confusion des différentes formes d’appropriation du développement durable, de la
modernisation écologique à la croissance économique durable. La sphère sociale du
développement durable se retrouve alors prise en tenaille entre l’approche écocentrée
(se donnant pour objectif la protection de tous les êtres vivants) et l’approche
anthropocentrée (visant exclusivement le bien-être de l’homme), souvent limitée au
seul niveau économique.
1. L’obscure sphère sociale du développement durable
1.1. «L’harmonie entre êtres humains» dans le concept originel
Apparu dès 1980, dans le cadre de la «Stratégie mondiale de la conservation» (UICN et PNUE), le
concept de développement durable, traduction française de l’expression sustainable development,
n’a reçu sa définition officielle (reconnue par les institutions) qu’en 1987 dans un rapport rédigé
par la CMED, à la demande de l’Assemblée générale des Nations Unies. Outre quelques lignes
diffusées très largement13, on peut aussi lire dans l’ouvrage Notre avenir à tous, dit Rapport
Brundtland : « au sens le plus large, le développement soutenable vise à favoriser un état
d’harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature » (CMED, 1988). Cette
présentation du concept, moins connue, souligne le fait qu’au développement durable sont sousjacents deux objectifs fondamentaux : l’harmonie entre homme et nature, entendons ici le respect
des limites écologiques de la planète ; et l’harmonie entre les êtres humains, autrement dit une
certaine cohésion sociale. A l’origine donc, la dimension sociale du développement durable est
clairement identifiable : « la poursuite du développement soutenable14 exige un système social
capable de trouver des solutions aux tensions nées d’un développement déséquilibré (…). Le
développement soutenable présuppose un souci d’équité sociale entre les générations, souci qui
doit s’étendre, en toute logique, à l’intérieur d’une même génération. Des notions évoquées, soit,
mais peu développées ».
En effet, si dans l’ouvrage de référence Notre avenir à tous, les idées de réorganisation sociale ou
de cohésion entre humains sont citées, force est de constater que lorsqu’il s’agit de lister les
impératifs stratégiques du développement durable, l’harmonie entre êtres humains se transforme
vite en accès aux besoins essentiels et la dimension sociale paraît engloutie dans le mélange
13
«Le développement soutenable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre
la capacité des générations futures de répondre aux leurs» (CMED, 1988).
14
Nous citons ici la traduction qui à l’époque utilisait le terme ‘soutenable’ et non pas ‘durable’ pour traduire
‘sustainable’
29
Partie 1…
confus de la protection de l’environnement et du développement économique : « impératifs
stratégiques ; reprise de la croissance ; modification de la qualité de la croissance ; satisfaction des
besoins essentiels en ce qui concerne l’emploi, l’alimentation, l’énergie, l’eau, la salubrité ; maîtrise
de la démographie ; préservation et mise en valeur de la base des ressources ; réorientation des
techniques et gestion des risques ; intégration des considérations relatives à l’économie et à
l’environnement dans la prise de décisions. […] Nous sommes capables d’améliorer nos techniques
et notre organisation sociale de manière à ouvrir la voie à une nouvelle ère de croissance
économique (…)»(CMED, 1988). Mais en quoi l’amélioration de l’organisation sociale consiste-telle? Le rapport Brundtland n’en dit pas plus.
1.2. Et après? L’harmonie perdue
Résumons d’abord l’imprégnation du concept de développement durable au sein de la communauté
scientifique. Si l’on cherche à interpréter l’ensemble des définitions du développement durable
élaborées par une cinquantaine d’auteurs, on identifie quatre grands modèles implicites qui soustendent la définition (CIRAD, 1995). D’abord, maintenir un niveau pour les générations futures. Il
s’agit là de maintenir du bien-être, du capital, des ressources naturelles (vues comme un stock ou
un flux), du revenu, des pollutions pour les générations à venir (Pearce & Markandya, 1988,
Tietenberg, 1984). Ensuite, maintenir un taux de croissance. Certains auteurs résument le
développement durable au fait de maintenir la croissance d’une variable comme le PNB. Pour cela,
il faut assurer aux agents économiques un environnement favorable, « rendre le futur prévisible »
(Pezzey, 1992, Solow, 1993). Puis, assurer l’optimum intemporel du bien-être. En conditions
parfaites du marché, notamment avec une bonne connaissance des risques environnementaux, les
acteurs orientent leurs choix selon l’optimisation de leur bien-être. Certains auteurs, se référant au
modèle néo-classique, ajoutent que l’optimum doit être obtenu dans les limites autorisées par
l’environnement, en respectant le principe de précaution (Clark & Munn, 1986, Hatem, 1994).
Finalement, la résilience permanente. Ici, la durabilité est définie comme la capacité de résistance
aux chocs externes, ce qui assure la survie et éventuellement permet la croissance et le
développement (Beaud, 1994, Conway & Barbier, 1990).
Même au sein de la communauté scientifique donc, la dimension sociale du développement durable
est difficile à percevoir ; émerge une fois de plus la dichotomie économie – écologie : les adeptes
de si l’économie va, tout va contre ceux qui veulent repenser la société pour l’adapter à la
biosphère. La dimension humaine de la durabilité se retrouve dans la réduction de la pauvreté et
des inégalités (Godard, 1994), dans l’accès aux ressources, aux soins, à l’éducation ou encore dans
la culture (Sachs, 1993). Lorsqu’on parle de développement durable, les aspects sociaux ne sont
abordés que du bout des lèvres ou dans un désordre inextricable.
Dans les instances politiques ensuite, le développement durable évoque successivement soit une
modernisation écologique, soit une croissance économique raisonnable. Le premier principe de Rio
reprend pourtant cette idée d’harmonie, mais en évinçant le social : « les êtres humains ont droit à
une vie saine en harmonie avec la nature ». Est-ce dû au fait que le concept de développement
durable soit apparu suite aux différentes crises écologiques des années’60, qu’il se soit inscrit dans
la continuité d’une protection environnementale déjà commencée, qu’il ait été conçu à l’origine au
sein d’un débat sur le développement et l’environnement en prélude à une négociation
internationale? Le développement durable est toujours associé aux politiques environnementales
(Boehmer-Christiansen,
2002).
En
France,
c’est
le
Ministère
de
l’Environnement
et
de
l’Aménagement du Territoire, et non celui des Affaires Sociales, qui a été qualifié de Ministère de
l’Ecologie et du Développement Durable. Quant aux organisations intergouvernementales, elles
30
Cheminement théorique
chercheraient leur propre durabilité, en servant à la fois l’environnement et le développement, le
tout grâce au progrès technologique. En effet, aussi bien la Banque Mondiale que les Nations Unies
encouragent les projets assurant « un développement économique durable prenant en compte
l’environnement » (GEF, 1994).
Le programme de l’Union Européenne Vers la durabilité15, lancé en 1993, avait pour but
l’intégration de l’environnement dans les secteurs de l’agriculture, des transports ou du tourisme.
C’est peut-être aussi l’annexion environnementale du développement durable qui a conduit la
Direction Générale de l’Emploi et des Affaires Sociales de la Commission Européenne à promouvoir
dans son Livre vert (COM, 2001) la responsabilité sociale des entreprises (RSE), qui vise
« l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales dans
leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes » (COM, 2002). Quant
au fascicule de documentation SD 21000 de l’AFNOR, qui s’adresse aux entreprises, il associe
développement durable et responsabilité sociétale des entreprises (AFNOR, 2003). L’écart de
traduction entre le social en anglais et le social en français introduit ce néologisme de sociétal, qui
a bien du mal à s’imposer. Enfin, quatrième pilier, selon les uns, ou composante de la sphère
sociale, pour les autres, la culture a fait son entrée à Johannesburg, la diversité culturelle étant
consacrée comme l’une des composantes du développement durable. Un grand nombre de projets
invoquent donc la durabilité, mais la dimension sociale y reste globalement obscure.
Figure 2 : Définition du développement durable selon le citoyen stéphanois
Vision à long terme
Gestion des pollutions
Si
les
grandes
organisations
internationales
hésitent à s’attaquer au socialement durable,
voyons comment se comporte le citoyen. Nous
14%
avons effectué un sondage de rue16 à Saint-
39%
19%
Etienne en mars 2003 sur une centaine de
28%
Préservation des
ressources
Croissance économique
personnes
choisies
demander
leur
définition
du
pour
leur
développement
durable (Figure 2). En tête arrive la gestion des
pollutions
Figure 2 : Définition du développement durable
selon le citoyen stéphanois
aléatoirement,
(39%),
suivie
de
la
croissance
économique (28%) ; à la traîne figurent la vision
à long terme (19%) et la préservation des
ressources naturelles (14%). Même s’il s’agit
d’une étude exploratoire à faible échelle, il est intéressant de noter qu’aucun interviewé n’évoque
d’aspects sociaux et que 68% de l’échantillon se dit « informé par les médias ». Est-ce à dire qu’il
s’agit d’un problème de communication et de transfert d’informations? Ainsi, même dans la rue, la
sphère sociale du développement durable ne parvient pas à s’affirmer.
Le développement durable…
… Des politiques
Croissance économique
raisonnable
Intégration de
l’environnement dans les
secteurs économiques
Responsabilité sociétale
Modernisation écologique
… Des scientifiques
Maintenir une qualité de
vie pour les générations
futures
Assurer l’optimum
intertemporel du bienêtre
Maintenir un taux de
croissance
La résilience permanente
… Des citoyens
Gestion des
pollutions
Croissance
économique
Préservation des
ressources
Vision à long terme
Tableau 1 : Récapitulatif des perceptions du développement durable selon trois types d’acteurs
15
16
Towards sustainability, European Commission (1993).
Rapport de projet des élèves ingénieurs 2003, EMSE, sous le tutorat de L. Sébastien et N. Lourdel
31
Partie 1…
Scientifiques, décideurs politiques ou citoyens, tous abordent, plus ou moins discrètement, la
dimension sociale du développement durable mais en y accolant des objectifs qui sont loin
d’évoquer l’harmonie entre les être humains, comme le prône le Rapport Brundtland (Tableau 1).
La notion de cohésion sociale est-elle si difficilement abordable?
2. Appropriation du développement durable : homme contre nature?
2.1. Un concept sournoisement scindé en trois
économie
environnement
environnement
développement
social
Figure 3 : Morcellement du concept de développement durable
L’idée de développement durable est abordée dans les années’60, au moment même où l’idée
d’une croissance illimitée commence à être remise en cause (Meadows, 1972). En 1972, lors de la
conférence mondiale de Stockholm sur l’environnement humain, organisée par les Nations Unies, la
notion d’éco-développement est adoptée par la communauté internationale. Ce premier pas traduit
la volonté d’ouvrir la voie vers un développement compatible avec les équilibres naturels et la
protection de l’environnement. Jusqu’à la conférence de Rio en 1992, le développement durable
s’articule autour de deux pôles : l’environnement et le développement. A l’époque, c’est au sein du
thème développement que se lisent les aspects sociaux du développement durable. Mais les 27
principes proposés par la Déclaration de Rio s’avèrent peu lisibles, et l’on recherche une
représentation choc qui pourrait illustrer ce nouveau paradigme. Et subrepticement17, le
développement se scinde en deux : l’économique d’un côté, le social de l’autre (Figure 3).
C’est à la fin des années’90 que le triptyque économique – social – environnement s’impose, pour
se voir finalement consacré par le Sommet mondial sur le développement durable qui rappelle la
nécessité de «l’intégration des trois composantes du développement durable – le développement
économique, le développement social et la protection de l’environnement, en tant que piliers
interdépendants qui se renforcent mutuellement.»18 Mais, par sa définition en termes de
rapprochement de différentes sphères qui restent donc conceptuellement distinguées, il n’est pas
sûr que le concept de développement durable échappe à «l’économisme» que René Passet associait
au
productivisme
(Passet,
1979).
Pour
certains
auteurs,
l’imprécision
de
la
notion
de
développement durable en fait un concept alibi permettant d’aménager à la marge les modes de
développement actuels en intégrant quelques paramètres environnementaux (Latouche, 1994).
Continuant à distinguer le social et l’économique, même si c’est pour chercher à les réunir, le
concept de développement durable participe finalement à cette croyance économique, en ignorant
que l’on ne peut décrire adéquatement les processus dits économiques sans faire appel à la
sociologie, les transactions économiques n’étant jamais qu’une catégorie particulière des faits
sociaux (Le Bot, 2002). Quant à la sphère environnementale, certains sociologues, historiens et
ethnologues considèrent l’environnement comme une construction humaine. L’économie serait un
17
L’origine n’en est pas datée mais on en trouve les premières traces chez Brodhag (1994) ou Sadler & Jacobs
(1990).
18
Plan de mise en œuvre, Sommet mondial sur le développement durable, Johannesburg 2002, §2, traduction
de l’auteur.
32
Cheminement théorique
fait social et l’environnement, une construction sociale… Comment alors identifier le contenu de la
sphère sociale du développement durable? Finalement il n’est pas évident de pouvoir distinguer si
facilement les trois pôles que les promoteurs du développement durable entendent concilier,
d’autant que chaque sphère joue un rôle différent : l’environnement est une condition, le social un
objectif et l’économique un moyen.
Certes, jamais un concept n’aura été si prisé. Mais comme le montre Boutaud (2004), le concept
de développement durable est une valeur nouvelle19 issue initialement d’un processus de
négociation coopérative qui a culminé à Rio, valeur faisant l’objet par la suite d’une négociation
compétitive, chacun lui donnant un sens différent. Dès 1989, Pezzey recensait 37 définitions
présentes dans la littérature. Cette diversité d’interprétations, de même que la diversité de
traductions dans les choix politiques effectués aux différents niveaux, ne doit néanmoins pas
cacher l’accord qui existe autour de la définition la plus générale du concept : celle de concilier trois
pôles : action économique, développement social et respect des équilibres écologiques. Si le
développement durable semble à l’origine faire l’unanimité, divers courants s’approprient peu à peu
cette valeur nouvelle, chacun lui donnant un sens particulier (Hatem, 1994).
2.2. Homo ecologicus contre homo economicus
La notion de durabilité a été l’objet d’un certain nombre d’investigations théoriques ; il s’est
notamment agi de définir des degrés dans la durabilité. A la suite d’une typologie établie par
Turner (1993), et reconnue dans les standards de la théorie sur le développement durable, la
durabilité est dite faible, très faible, forte et très forte (Tableau 2). De plus en plus faible, lorsque
les exigences à satisfaire tendent à se limiter à des règles économiques ; de plus en plus forte,
quand s’y ajoutent, voire s’y substituent des contraintes propres à l’environnement. Cette
classification en termes de degrés rejoint en fait un positionnement des conceptions sur un axe
opposant un pôle « écocentré » et un pôle « anthropocentré » (Hatem, 1994). Le tableau ci-après
présente cette typologie récapitulant les types de durabilité et les divers courants de pensée
écocentrés
anthropocentrés
correspondants.
Type de durabilité
Très faible
Paradigme théorique
Courant néoclassique
Faible
Courant de l’école de
Londres
Forte
Courant de l’économie
écologique
Courant de l’écologie
profonde
Très forte
Postulats fondamentaux
-Vision utilitariste du bien-être social
-Possibilité de substitution entre les capitaux naturels
et physiques
-Optimisation intertemporelle
-Pollutions en tant qu’externalités
-Refus entre une substitution infinie entre les capitaux
-Concept de valeur économique totale
-Trois ‘règles de durabilité’
-Approche écoénergétique
-Approche institutionnaliste de l’environnement
-Vision systémique et hiérarchisée des relations
environnement /économie
-Refus d’une approche monétaire des biens
environnementaux
-Préservation de la nature comme sujet de droit
Tableau 2 : Degrés de durabilité selon Turner (1993)
Les partisans de l’approche néoclassique du développement durable, approche dite de durabilité
faible (Common & Perrings, 1992), considèrent que la nature n’a qu’une valeur instrumentale et
comptent sur le progrès technique pour réparer tout dommage. L’un des principaux enjeux du
développement durable réside dans la capacité d’une économie à générer une croissance de long
19
« Valeur nouvelle » vient de la théorie de la négociation : creating value, et représente le résultat de
stratégies coopératives autour d’un processus de négociation (Lax & Sebenius , 1992).
33
Partie 1…
terme, pérenne. Pour que l’économie soit considérée comme durable, l’utilité individuelle doit être
non décroissante dans le temps ; c’est ce qu’on appelle la règle de Pezzey (1989).
La création de richesses est en effet une condition nécessaire du développement et du progrès
économique et social. C’est du moins le postulat sous-jacent à une définition anthropocentrée du
développement durable. L’objectif est ici l’augmentation du bien-être humain et l’environnement
est protégé selon le degré d’utilité qu’il procure à l’homme. Les problèmes environnementaux sont
dus à une inefficacité de l’allocation des ressources économiques. Dans cette approche, puisque le
capital intègre l’ensemble des actifs naturels ainsi que les services environnementaux, on peut
alors remplacer du capital naturel par du capital technique, substituer à l’environnement de l’argent
ou de l’éducation (Solow, 1993). On parle alors de la durabilité à la Hartwick – Solow, une logique
qui revient à maximiser les compensations marchandes à la destruction de l’environnement
(Froger, 2001). Ceux qui se situent dans ce courant de pensée (Dasgupta & Heal, Clark, ou
Beckerman) dit « anthropocentré » du développement durable visent la maximisation des
indicateurs économiques, ne reconnaissent pas l’existence de contraintes environnementales
absolues et identifient alors l’économie comme sphère englobant les sphères environnementale et
sociale.
A l’opposé, le pôle « écocentré », focalisé sur la nature, trouve son expression la plus radicale,
dans le courant de l’écologie profonde, également connu sous son intitulé anglo-saxon de deep
ecology, avec des auteurs tels que Naess, Stowe, Stone. Les adeptes de la durabilité forte
s’inscrivent en faux contre le système économique dominant basé sur la croissance, un système qui
ne peut être durable s’il menace son support écologique (Passet, 1979). Ces environnementalistes
du développement durable définissent les écosystèmes et les actifs environnementaux comme
« capital naturel critique », un capital qu’il convient de préserver (Turner et al., 1994). En effet,
ces actifs environnementaux fournissent des services fondamentaux ainsi que des valeurs de non
usage,
uniques
et
irremplaçables.
Le
principe
néo-classique
de
substituabilité
est
fondamentalement rejeté ; la nature n’est pas un bien qui serait par essence identique à tout autre
bien produit par l’homme. On récuse à l’homme le droit de soumettre la nature à ses activités et on
lui reconnaît une obligation de la conserver. On parle ici d’approche écocentrée puisqu’il s’agit de
protéger la vie de tous les êtres vivants, protéger l’environnement pour lui-même. Dans ce cadre,
la sphère des activités économiques est incluse dans la sphère des activités humaines, elle-même
incluse dans la biosphère (Maréchal, 1996).
Entre ces pôles opposés, il y a place pour des positions intermédiaires de la durabilité. Est
considérée comme relevant de la durabilité faible, l’approche dite de l’Ecole de Londres dont les
chefs de file sont Pearce, Turner et Markandya. Cette conception combine une optique standard
d’optimisation et la reconnaissance de contraintes écologiques ; elle s’appuie sur trois règles :
-
les taux de prélèvement des ressources renouvelables sont inférieurs aux taux de
régénération naturelle desdites ressources
-
les taux de prélèvement relatifs aux ressources non renouvelables sont limités par le
progrès technique et la substitution de facteurs, et sont inférieurs aux taux de leur
remplacement par des ressources renouvelables
-
les flux de pollution restent en deçà de la capacité d’assimilation des écosystèmes
Restant fidèle à l’étalon monétaire des économistes, l’approche de l’Ecole de Londres est de faible
durabilité. En revanche, par exemple, dans le courant dit de l’économie écologique, la suprématie
de la référence monétaire n’est pas rejetée mais contestée. Monnaie et marché sont intégrés dans
des orientations multi-critères, où des indicateurs énergétiques disposent toutefois d’une place
significative (Zuindeau, 2000).
34
Cheminement théorique
Cette typologie des niveaux de durabilité ne se veut pas exhaustive20 mais vise simplement à
exposer les deux grandes tendances du moment : ceux qui situent la croissance économique au
cœur du développement durable ; ceux qui voient la préservation des ressources naturelles comme
le fondement du concept (Figure 4). Notons alors que la sphère sociale apparaît oubliée dans le
débat et que personne ne semble situer le social comme socle du concept de développement
durable.
Durabilité faible
Durabilité forte
Quand l’économie
va, tout va
La biosphère est unique et
irremplaçable
économie
environnement
SOCIAL
SOCIAL
environnement
économie
L’approche anthropocentrée du
développement durable
L’approche écocentrée du
développement durable
Figure 4 : Anthropocentrisme contre écocentrisme
2.3. Pour une approche socio-centrée?
Globalement, deux visions du développement durable s’opposent. D’un côté, les anthropocentrés,
pour qui le développement durable se définit en référence à l’amélioration du bien-être humain.
L’économie est alors clairement identifiée comme la priorité en matière de développement durable.
De l’autre côté, les écocentrés, pour qui le fondement du droit à l’existence des non-humains n’est
plus utilitariste mais éthique. Dans ce cas, c’est la Nature (sphère environnement) qui est plus que
centrale dans le débat. Longtemps déconnectées, les logiques de développement économique et de
protection de l’environnement se rapprochent dans la pratique (enquêtes d’utilité publique, études
d’impact préalables à l’implantation d’industries nouvelles ou à la création de zones d’activité) audelà de la stricte application de la réglementation (Héraud & Kahn, 2002). On tente en effet des
rapprochements entre les pro-croissance et les anti-croissance pour imaginer des stratégies
gagnant-gagnant (Boehmer-Christiansen, 2002), mais sans que le volet social du développement
durable soit représenté.
Qui plus est, depuis le sommet de Rio et la médiatisation croissante de la notion du développement
durable, l’environnement a continué à se dégrader et la pauvreté, au niveau mondial, n’a
finalement que très peu reculé (Lomborg, 2001). Parmi les raisons de l’échec de Rio et des
résultats mitigés de Johannesburg, il y a très certainement la difficulté de définir des politiques
environnementales et sociales cohérentes, de les faire accepter et appliquer par les populations et
les milieux industriels, mais aussi de construire un nouveau lien institutionnel entre tous les acteurs
du développement durable. En effet, ce dernier repose sur la participation de l’ensemble des
20
On peut se reporter à la thèse d’Aurélien Boutaud pour plus de précisions, EMSE, 2004
35
Partie 1…
acteurs de la société civile ; le processus décisionnel change alors de dimension (Alcouffe et al.,
2002).
Figure 5 : Approche socio-centrée du développement durable
Car des écologistes aux néo-libéraux donc, force est de
reconnaître que rares sont ceux21 qui identifient la
SOCIAL
sphère sociale comme structurant le triptyque du
développement durable. Intégrée dans l’environnement
environnement
?
économie
pour les uns, faisant partie de l’économie pour les
autres, la dimension sociale du développement durable
est systématiquement prise en tenaille et ne fait que
rarement
l’objet
de
environnementalistes
l’économie
Figure 5 : Approche socio-centrée du
développement durable
et
débats
et
enflammés
économistes.
l’environnement
entre
Mais
n’étaient
si
que
constructions humaines, alors pourrait-on envisager de
développer
une
approche
dite
socio-centrée
du
développement durable?
Le Larousse définit le terme social comme ce qui est relatif à une société, à une collectivité
humaine, ou ce qui concerne les rapports entre un individu et les autres membres de la collectivité.
Replacer l’homme au cœur des problématiques et réfléchir aux relations entre hommes ainsi qu’à
ce qui relie l’homme à son environnement, voilà ce qui semble s’apparenter à une approche sociocentrée du développement durable (Sébastien & Brodhag,
2004) (Figure 5). Penser le
développement durable comme une harmonie entre hommes et une harmonie homme-nature
(CMED, 1988) revient à replacer l’homme au cœur du processus. Ce projet de recherche s’inscrit
alors dans une perspective de développement durable et pose comme objectif de proposer
quelques pistes en vue d’une approche socio-centrée du développement durable (Figure 6),
débouchant sur des approches opérationnelles.
Figure 6 : Harmonie entre humains et harmonie homme-nature
21
Voir l’exception notable des travaux de l’axe « Développement socialement durable » du C3ED en France.
36
Cheminement théorique
La sphère sociale du développement durable se retrouve noyée dans l’imbroglio des
appropriations du fameux concept par divers courants de pensée, voire totalement
oubliée au milieu des débats entre environnementalistes et économistes. Nous
proposons une approche socio-centrée du développement durable, qui se rapproche de
l’objectif d’une harmonie entre êtres humains et une harmonie homme – nature ;
commençons par décortiquer cette idée. Rechercher l’harmonie entre êtres humains,
c’est s’interroger sur les liens entre acteurs, leur coordination, et approfondir ainsi la
théorie de la négociation sur la place qu’elle serait en mesure d’occuper dans un
développement durable socio-centré. Rechercher l’harmonie homme-nature, c’est
s’interroger sur les liens entre acteurs et territoire, et approfondir ainsi la notion de
conservation, sur la place qu’elle serait en mesure d’occuper dans un développement
durable socio-centré. La notion de gouvernance participe-t-elle à la réunion de ces
deux idées ?
Que savons-nous si la Terre entière n’a pas des causes générales,
lentes et imperceptibles, de lassitude …
Montesquieu, Lettres persanes
37
Téléchargement