UN PERSONNEL ENSEIGNANT FORT POUR DES SOCIETES DURABLES La journée mondiale des enseignants (JME) a été instituée pour rappeler aux sociétés l’urgence d’actualiser la Recommandation OIT-UNESCO du 05 octobre 1966 sur la condition du personnel enseignant. De prime abord, l’on pourrait croire que le thème sous lequel l’on célèbre cette journée cette année est bien excentré par rapport à la condition de l’enseignant. En effet, si le renforcement des enseignants est bien au cœur des préoccupations de la condition de l’enseignant, la question de la durabilité par contre renvoie plus dans notre actualité à l’écologie, à l’économie et à la politique. Ne sont ce d’ailleurs pas les mouvements écologiques qui en ont fait leur cheval de bataille et lui ont donné une dimension économique et politique ? Dans ce contexte, on pourrait bien se demander quel rapport existe t- il entre la durabilité des sociétés et des enseignants forts ? Comment des enseignants forts peuvent- ils impacter sur la durabilité des sociétés quand on sait que ce sont les politiques qui revendiquent le monopole du devenir des sociétés ? Pourtant, en examinant le concept de durabilité, ainsi que les conditions de son surgissement dans l’espace politique, nous verrons bien qu’il y a bien un rapport de nécessité entre des enseignants forts et des sociétés durables, les premiers étant la condition des secondes. La durabilité renvoie à la nécessité de préserver nos sociétés, notre environnement, nos richesses, de sorte à protéger nos sociétés présentes de la vulnérabilité et à ne pas compromettre la survie des sociétés futures. Le dire signifie bien évidemment que nos sociétés actuelles ne sont pas durables. La problématique de la durabilité des sociétés est intrinsèquement liée au développement de la techno science et à l’ultralibéralisme dominant. En effet, la techno science a accru nos possibilités d’emprise sur la nature; De plus en plus, nous réalisons le rêve cartésien de nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». L’environnement naturel ne semble plus avoir beaucoup de secrets pour nous. Les connaissances que nous en avons tirées ont été rentabilisées par les industriels. Les entreprises produisent abondamment, bien au- delà des nécessités de la consommation ; elles innovent sans cesse et nous installent en permanence dans la frénésie de la mode. Marcuse a pu à juste titre qualifier nos sociétés « de civilisation de l’abondance et du gaspillage ». Parce que nous produisons au- delà de la nécessité, il s’en suit une exploitation effrénée de la nature, de sorte que nous diminuons dramatiquement l’espérance de vie des ressources fossiles et accélérons la dégradation de l’environnement. Les conséquences, nous les vivons chaque jour : réchauffement de la terre, changement climatique, monté du niveau d’eau des mers, fonte des glaciers polaires, multiplications des catastrophes naturelles… Le tableau sombre sus décrit ne devrait pas laisser croire que la science est en soi « catastrophogène », c’est-à- dire, qu’elle engendre inexorablement des catastrophes. C’est le modèle économique qui meut la techno science, l’ultralibéralisme, qui la destine à être un danger pour l’humanité et l’environnement. Produire toujours plus pour des bénéfices toujours plus astronomiques, éliminer toutes les barrières institutionnelles et idéologiques à la marchandisation généralisée du monde, telle est la figure sous laquelle se déploie l’ultralibéralisme. Les idéologues de la mondialisation ultralibérale ont décrété la fin des utopies et la fin de l’histoire, pour signifier qu’il n’y a pas d’alternative au libéralisme qui est le modèle économique qui correspond à l’ordre de la nature. Mais peut- on croire que nous sommes dans le meilleur des mondes possibles ? Peut- on accepter qu’un modèle économique qui nous entraîne inéluctablement vers la catastrophe correspond à l’ordre de la nature ? Certes, comme nous l’avons affirmé plus haut, nous produisons plus et mieux, mais l’expérience de ce modèle économique ne nous enchante manifestement pas. Ses dommages ne sont pas seulement environnemental ; au niveau social, il engendre Chômage, la pauvreté du plus grand nombre, l’austérité, le stress, et creuse les inégalités… L’horizon du modèle économique actuel semble être la précarité... durable. Il n’offre plus d’alternative crédible, comme ont pu le constater les participants à la Conférence mondiale de l’UNESCO sur l‘éducation pour le développement durable tenue à Bonn en Allemagne, du 31 mars au 2 avril 2009 : « Malgré une croissance économique sans précédent au XXe siècle, la pauvreté et l’inégalité persistantes affectent toujours trop d’individus, notamment ceux qui sont les plus vulnérables. Les conflits continuent de cristalliser l’attention sur la nécessité de bâtir une culture de la paix. La crise financière et économique mondiale met en évidence les risques associés à des modèles et des pratiques de développement économique non viables axés sur les résultats à court terme. La crise alimentaire et la faim dans le monde sont un problème de plus en plus sérieux. Des modèles de production et de consommation non viables créent des impacts environnementaux qui compromettent les choix des générations présentes et futures et la durabilité de la vie humaine sur terre. » Dans ces conditions, comment sortir de cette précarité, de cette déraison de la raison économique (Serge Latouche)? Les politiques, sous la pression des organisations écologiques, ont accepté d’inscrire les problèmes environnementaux dans leur ordre du jour. Mais les choses avancent péniblement à cause de la pression parallèle des multinationales qui ne veulent pas voir leurs marges de bénéfices réduites. De plus, les accords signés ne sont pas respectés à la lettre. Pour contourner l’écueil que constitue la pression des multinationales, L’UNESCO a proposé que l’on se tourne vers l’éducation, vers l’enseignant, pour trouver la solution à l’équation de la durabilité de nos sociétés, car « on prend de plus en plus conscience que les progrès de la technologie, les cadres juridiques et les principes directeurs sont insuffisants, s’ils ne s’accompagnent pas de changements dans les mentalités, les valeurs et les modes de vie, et d’un renforcement de la capacité de chacun de contribuer à ces changements. » (Bâtir l’éducation de demain : Rapport 2012 sur la décennie des Nations Unies pour l’éducation au service du développement durable). En effet, Si nous sommes si attachés à la civilisation industrielle actuelle, c’est parce qu’elle a incrusté son besoin dans notre sensibilité et dans notre imaginaire. En consommant frénétiquement, nous contribuons, sans le savoir, à la destruction de la planète. C’est donc dans la sensibilité et dans l’imaginaire qu’il faut d’abord combattre le besoin de ce modèle mortifère. Dans ces conditions, l’enseignant semble le mieux placé pour accomplir cette tâche. Si l’enseignant est celui qui forme/modèle l’homme, s’il est celui qui l’initie au savoir, à la compréhension rationnelle des phénomènes ; si son rôle est de construire l’esprit critique nécessaire aux choix raisonnés, alors il est à même de bâtir l’homme nouveau qui échappe à l’emprise de la consommation vertigineuse et à la logique de la croissance pour la croissance. L’éducation nouvelle devra, dans un mouvement dialectique de déconstruction et de reconstruction, libérer d’abord l’imaginaire et la sensibilité du délire de la consommation effrénée. Nous ne le savons peut- être pas, nous sommes manipulés par les producteurs qui créent en nous des besoins artificiels, lesquels nous déterminent par la suite à consommer servilement. Nous libérer de ce besoin artificiel est un pas décisif vers la durabilité. Elle devra ensuite, à la manière d’Épicure, lui donner des outils pour ne consommer que ce qui est utile et nécessaire, tout en prenant en compte la sauvegarde de l’environnement et survie des générations futures. Il s’agit en d’autres termes d’une éducation au développement durable, celle qui doit « permettre aux générations présentes de répondre à leurs besoins, tout en permettant aux générations futures de répondre aux leurs, grâce à une approche équilibrée et intégrée en ce qui concerne les dimensions économiques, sociales et environnementales du développement durable. » (Rapport 2012 sus- cité). Des individus éduqués dans ce nouvel environnement constitueraient des acteurs de la décroissance. En se livrant à une consommation raisonnée, ils obligeraient les entreprises à produire moins, et à limiter en conséquence le pillage des ressources naturelles et l’agression de l’environnement. Loin d’être un programme éducatif qui porte atteinte à la croissance économique comme le clament les ultralibéraux, il s’agit de la construction d’une économie aux dimensions humaines. Convenons donc dans ces conditions que la tâche de l’enseignant est immense, car il s’agit de créer des hommes nouveaux et par ricochet de nouvelles sociétés. Ce travail ne peut être que l’œuvre d’un personnel enseignant fort, c’est-à- dire de qualité. De quelle force s’agit- il ici ? Comme nous venons de le montrer, sa force lui vient de la maîtrise des savoirs qui ne rentrent plus forcément dans le champ de sa discipline et des moyens mis à sa disposition. Il ne s’agit plus de cet enseignant rivé à sa spécialité parce que l’EDD nécessite des connaissances transversales ; c’est un enseignant qui est au fait de l’actualité, de ce qui se fait dans les autres disciplines parce qu’il s’agit de construire des savoirs nouveaux à partir des connaissances parcellaires et apparemment sans liens. Ce travail nécessite une disponibilité et une documentation impressionnante. Or, les conditions de vie actuelles de l’enseignant camerounais le disposent à la débrouillardise et à la dispersion. Il ne peut se concentrer exclusivement sur son travail sous peine de ne pas boucler le mois. La prime de documentation affectée de façon autoritaire aux enseignants apparaît ridicule au regard de l’ampleur du travail à effectuer. Le thème de cette année met en évidence les nouveaux enjeux de l’éducation, la pertinence des revendications syndicales et l’actualité de la Recommandation UNESCO-OIT du 05 octobre 1966. L’alternative semble désormais la suivante pour les sociétés actuelles : ou elles mettent les moyens nécessaires pour avoir les enseignants de qualité et elles durent, ou elles continuent de marginaliser l’éducation et elles périssent.