Essai sur les données immédiates de la conscience (chapitre II

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Essai sur les données immédiates de la conscience (chapitre II)
Henri Bergson (Paris,1959 - Paris, 1941)
Introduction : Le contexte philosophique et le problème central de l'Essai
L'Essai est une thèse de doctorat publiée en 1889 et soutenue en 1890 par Bergson. Il s'agit
d'une œuvre centrale et directrice, puisqu’elle orientera tout ce qu’écrira ensuite le philosophe :
Matière et mémoire (1896), Rire. Essai sur la signification du comique (1900), L'Evolution créatrice
(1907), L'Energie spirituelle (1919), Durée et simultanéité (1922), Les Deux sources de la morale et de
la religion (1932), La Pensée et le mouvant (1934).
Bergson inaugure dans son ouvrage une nouvelle manière de penser (la pensée en durée), qui
fait du temps une référence absolue et appelle à se servir du temps vécu comme modèle de
perception. Mais cette méthode, s’il en est, n’est pas forgée avec des concepts abstraits. Elle s’inscrit
dans une démarche pragmatique, qui vise à résoudre le problème de la liberté.
La question de la liberté, ou de la détermination de l'agir humain, qui est un problème de la
métaphysique classique, se posait avec une insistance toute particulière au XIXème siècle, dans sa
seconde moitié. En effet, la multiplication des conquêtes scientifiques (développement des machines
à vapeur, grâce aux travaux sur la thermodynamique (William Thomson) - généralisation de
l'utilisation de l'électricité dans les villes et les usines, grâce à l'élaboration de la théorie de
l'électromagnétisme (James Maxwell) - la théorie de l'évolution (Charles Darwin)), confortent
l'homme dans son sentiment de puissance et de contrôle du monde, à travers la maîtrise des
mécanismes de production.
L'émergence dans le domaine philosophique du "positivisme" (Auguste Comte) va également
bouleverser le champ du savoir, puisque cette méthode avait pour objectif d'édifier une philosophie
scientifique, capable d'éclairer la connaissance du monde et de l'homme, d'expliquer aussi bien les
origines que le devenir de l'humanité. Ainsi vont émerger des disciplines "positivistes" telles que la
sociologie (science s'intéressant à l'organisation des sociétés et aux principales déterminations qui
les animent, les façonnent) ou la psychologie (explication rationnelle des mécanismes de la
conscience).
La philosophie se trouvait ainsi confrontée à de pressantes questions relatives notamment à son
rôle, à sa fonction. Quand les philosophes n'étaient pas devenus des sociologues ou des
psychologues, ils gardaient une posture de retrait et de réflexion critique, à l'égard du principe même
de progrès et de la maîtrise technologique. Ainsi, la position idéaliste d'inspiration kantienne
consistait à relativiser la connaissance scientifique, en la considérant comme une simple
construction artificielle, fondée sur des représentations qui déforment le réel. Cette attitude a donné
naissance à un courant philosophique en France appelé "néocriticisme" (Charles Renouvier), chargé
de rappeler justement les limites du savoir. Cette tendance s'opposait assez nettement aux deux
courants philosophiques prédominants : le positivisme et le rationalisme.
Au courant idéaliste s'opposait un autre courant philosophique français, représenté par ceux
qu'on nommait les "spiritualistes" (Maine de Biran, Félix Ravaisson, Emile Boutroux), en raison de
leur crédo : la philosophie doit être recentrée sur l'esprit, en tant qu'outil de cognition et de
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définition de l'homme. Les spiritualistes ne rejettent pas les sciences, mais veulent proposer une
méthode de savoir, de connaissance, qui ne se réduit pas exclusivement au discours scientifique
(positiviste), et qui ne verse pas dans la décrédibilisation de ce dernier (néocriticisme).
Bergson poussera vers l'aboutissement du spiritualisme, qui s'opposera aussi bien à l'idéalisme
qu'au positivisme. Mais il faut noter que Bergson n'a jamais rejeté la méthode scientifique. Il l'a bien
au contraire toujours louée, et il fera de la rigueur, de la précision, de l'empirisme (à travers l'examen
attentif des faits collectés, l'adoption des idées d'évolution et de progrès), ses outils de travail. Mais il
aura tendance à penser que les sciences ne peuvent résoudre certaines questions métaphysiques
majeures : la liberté, l'origine de la vie, l'amour, etc. Bergson considère en effet que face à des
données métaphysiques, un outil complémentaire devrait être mobilisé, celui de l'être intérieur, du
moi subjectif, qui obéit à une autre dimension que celle du réel, du temps objectif. D'où toute
l'importance qu'il va accorder à l'étude de ces dimensions intérieures (conscience, temps vécu…).
S'intéressant précisément à la question de la liberté ou de la détermination de l'agir humain,
Bergson en est venu, de proche en proche, à aborder les problématiques du temps vécu et du moi
intérieur. Ces problématiques seront abordées à partir d'une question première : la cause de nos
actions peut elle être trouvée dans notre raison et dans notre conscience, ou doit-elle être
recherchée dans les processus physiologiques qui se produisent en nous sans que nous puissions les
contrôler ? Pouvons-nous dire que nous agissons ou se trouve-t-il que nous sommes agis ?
Pour Bergson, il faut reformuler le problème de la liberté loin des considérations positivistes et
rationalistes, qui la ramènent à des catégories morales (Emmanuel Kant) ou psychiques (l'école
anglaise). Bergson pense la liberté en les termes suivants. Quand on choisit d’agir, on le fait selon tel
ou tel motif qui nous semble parfaitement valable. On choisit toujours ce motif parmi d’autres. Mais
qu’est-ce qui nous fait pencher pour ce motif-là ? Le choix du motif est lui-même mû par d’autres
motivations. Or, lier son action ou sa décision à un motif est la preuve que nous ne sommes pas
libres. Et si on veut dépouiller totalement nos actions/décisions de toute motivation, comme le
prétendent les défenseurs du libre-arbitre, nous nous trompons, car il y a toujours une motivation,
une cause aux effets. C’est ce qu’affirment les déterministes. Mais aucun des deux ne se trompe : ni
le déterministe, qui associe les actions aux motivations, ni le partisan du libre arbitre, qui a
l’impression d’être libre. Grâce à son concept de la durée, Bergson cherchera résoudre le paradoxe
d’une liberté conditionnée par des motifs et non réductible à ces mêmes motifs, autrement dit non
aliénable. Comment le concept de la durée permet-il d’élucider ce problème ? L'innovation de
Bergson consiste donc à résoudre le problème de la liberté et de la détermination en éclairant une
distinction jusque-là demeurée dans l'ombre ou mal interprétée : la distinction entre le temps et
l'espace.
En outre, Bergson remarque que les positivistes et les rationalistes partent d'un présupposé
commun : les processus psychiques, libres ou déterminés, peuvent être entendus par une
symbolisation spatiale. Les défenseurs et les adversaires de la liberté conçoivent la délibération1
comme une succession linéaire d'états psychiques donnant lieu à une action X : quand ils débattent si
1
Examen individuel conscient et réfléchi qu'une personne réalise avant de décider s'il faut accomplir ou non
une action. La délibération est alors solidaire d'une conception positive de la liberté, à savoir une liberté non
pas conçue comme simple absence de contrainte, mais comme démarche active : l'acte libre est un acte
mûrement réfléchi, débarrassé de tout préjugé.
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la même succession linéaire aurait pu produire une action différente Y ou non, ni les uns ni les autres
ne discutent cette représentation logique du procès délibératif. Mais pour Bergson, on ne peut pas
associer des états psychiques menant à une délibération aux points qui forment une ligne. Même si
le philosophe affirme qu'il "demeurera entendu que cette ligne symbolise, non pas le temps qui
s'écoule, mais le temps écoulé", admettant que le passé soit représenté dans l'espace, le présent se
soustrait à toute symbolisation car il est un progrès dynamique dont la direction est imprévisible.
C'est à ce niveau que Bergson perçoit l'erreur des positivistes et de rationalistes : ils confondent
une succession temporelle avec une succession spatiale, et adoptent ce faisant un "symbolisme
grossier", car ils projettent le temps dans l'espace et confondent le progrès dynamique de la
délibération avec sa reconstruction rétrospective. Le philosophe propose alors de reformuler le
problème de la liberté et de la détermination en des termes nouveaux, c'est-à-dire comme problème
de la différence entre le temps et l'espace. Pour chercher à savoir si nous sommes libres ou non, il
faut d'abord comprendre ce qu'est le temps de la conscience, de quelle manière se produit une
succession d'états psychiques et en quoi on ne peut la réduire à une succession spatiale. Une fois la
confusion du temps avec l'espace dissipée, affirme Bergson, "on verrait peut-être s'évanouir les
objections élevées contre la liberté, les définitions qu'on en donne, et, en un certain sens, le
problème de la liberté lui-même." (Essai)
Les Essais proposent une réponse progressive, dont les étapes sont structurées en trois
séquences / trois thèmes majeurs : (chapitre I) = notion d’intensité ; (chapitre II) = notion de temps ;
(chapitre III) = notion de liberté
Dans les deux premiers chapitres, Bergson propose une nouvelle conception du moi, avant de
développer dans le troisième la différence entre cette représentation du moi et celle avancée par la
psychologie associationniste (moi conditionné par différentes déterminations, qui l’aliènent).
Bergson ne lève pas totalement ces conditionnements : mais il rappelle l’existence, derrière ce
moi superficiel, d’un moi intérieur, vivant dans la durée, capable de donner une ampleur plus
subjective (plus libre) à nos actions et à nos volontés.
Le thème pivot des Essais est donc celui de la durée, qui sera traité sous différents angles par
Bergson dans ses œuvres suivantes. C’est ce qu’il affirme dans une lettre datant de 1911 : « Je
m’aperçois tous les jours de la difficulté qu’il y a à amener les esprits à la perception de la durée
réelle et à la faire voir comme elle est, c’est-à-dire indivisible quoique mouvante (ou plutôt indivisible
parce que mouvante) ». Ajoutant : « Je n’ai guère fait autre chose dans ce que j’ai écrit, que
d’appeler l’attention là-dessus. » Il ajoute aussi, pour souligner l'importance capitale du thème de la
durée dans sa réflexion : « Je me proposai, pour ma thèse de doctorat, d'étudier les concepts
fondamentaux de la mécanique. C'est ainsi que je fus conduit à m'occuper de l'idée de temps. Je
m'aperçus, non sans surprise, qu'il n'est jamais question de durée proprement dite en mécanique, ni
même en physique, et que le "temps" dont on y parle est autre chose. Je me demandai alors où était
la durée réelle, et ce qu'elle pouvait bien être, et pourquoi notre mathématique n'a pas de prise sur
elle. C'est ainsi que je fus amené graduellement du point de vue mathématique et mécanistique, où
je m'étais placé d'abord, au point de vue psychologique. De ces réflexions est sorti l'Essai sur les
données immédiates de la conscience, où j'essaie de pratiquer une introspection absolument directe
et de saisir la "durée pure" ».
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Le chapitre II de l'Essai occupe une place centrale dans le livre. Il a été écrit en premier et
contient l'idée première de l'œuvre : c'est une réflexion sur les lois de la mécanique et sur les limites
de la conception mathématique du temps et du mouvement. Le chapitre est structuré autour
d'oppositions majeures : temps-durée / espace ; mouvement / immobilité ; succession /
simultanéité; intériorité / monde extérieur.
Ce chapitre explore d'une part la différence entre le temps-durée et l'espace, et d'autre part, le lien
étroit qui unit le temps-durée à la qualité. Nous aborderons successivement donc la notion d'espace,
le problème du mouvement, la question de la durée et de la conscience, la perception du "temps
homogène" et enfin le moi et le monde.
I- La notion d'espace
Bergson conçoit le temps par contraste avec la notion d'espace. Il propose donc d'étudier cette
dernière (la notion d'espace), en retenant notamment les principales représentations élaborées
autour de l'espace, et servant habituellement dans l'expérience et dans la connaissance humaines.
1- Un espace idéal
Bergson se réfère à un espace que nous ne pouvons pas connaître avec notre expérience sensible,
qui serait plutôt une "conception" produite par notre intelligence, un espace abstrait, une sorte de
matrice modèle. Il s'agit de notre expérience idéelle, intellectuelle, du monde. A la différence de
l'idée du temps, l'idée de l'espace ne nous vient pas de notre intuition, mais requiert la médiation de
l'intelligence. L'espace peut être entendu comme la forme de notre intelligence qui nous permet de
penser l'extériorité et de vivre dans le monde.
L'espace nous est donc utile et nécessaire pour nous représenter les objets du monde. Il nous faut,
pour ce faire, les situer dans un "milieu vide homogène" (p. 45). C'est une sorte d'arrière-plan neutre
qui nous permet d'identifier une multiplicité d'objets distinct entre eux. L'homogénéité de l'espace
suppose également une parfaite neutralité qualitative, en "l'absence de toute qualité" propre
justement à l'espace.
Par ailleurs, l'espace idéal se caractérise par son infinie divisibilité. Ainsi, une portion d'espace,
réductible à une ligne par exemple, peut être décomposée en segments de plus en plus petits. On se
représente ainsi la continuité de l'espace en imaginant une juxtaposition d'intervalles infinitésimaux.
C'est dans ce sens que Bergson associe la continuité à une contiguïté (proximité, rapprochement),
c'est-à-dire une juxtaposition d'éléments discontinus. Autrement dit, la continuité est considérée
comme concept limite de la discontinuité, comme une sorte de divisibilité infinie. La représentation
de l'espace est une construction de la continuité à partir d'éléments isolés.
Ces deux caractéristiques principales de l'espace (l'homogénéité et la divisibilité infinie) structurent
l'imagination mathématique : c'est la thèse que soutient Bergson, et qui lui permet de démontrer, a
contrario, que le temps doit être pensé autrement : il n'est ni homogène, ni divisible à l'infini.
2- L'espace pur comme a priori des mathématiques
Ainsi, Bergson considère l'espace pur comme a priori des mathématiques. Le calcul mathématique
est la manière la plus pure, selon lui, dont on se sert de l'espace idéal. Ainsi, pour concevoir l'idée de
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nombre elle-même, on recourt à la conception d'espace : le nombre n'étant qu'une collection
d'unités juxtaposées dans l'espace idéal. Pourquoi le philosophe a-t-il besoin d'examiner la question
du nombre ? On le sait, Bergson vise, dès le départ, à opposer le temps vécu, appréhendé
immédiatement par la conscience, et le temps représenté par les sciences. Or, ces dernières
recourent nécessairement à des modélisations, dont la principale est arithmétique (science des
nombres). Ainsi, le temps se trouve, selon cette logique, décomposé en une suite d'instants, comme
autant de coordonnées disposées sur une ligne droite. Or, le philosophe va démontrer les limites de
cette mesure du temps, qui tend à ignorer le caractère hétérogène du temps vécu (par opposition à
l'homogénéité du nombre), et qui tend par conséquent à ignorer la valeur qualitative du temps vécu.
Bergson recourt à une démonstration pour convaincre ses lecteurs : il les invite à réfléchir à la façon
dont nous comptons : 50 moutons = 50 fois l'image isolée d'un mouton. Pour que le nombre aille
croissant, il faut que nous retenions les images successives, et que nous nous les représentions de
manière simultanée, ce que nous ne pouvons réaliser qu'en juxtaposant les images dans un espace
idéal. Quand nous n'opérons pas de la sorte, c'est parce que nous percevons généralement les
nombres de manière abstraite, sans besoin de nous représenter la répétition des unités, échelonnées
dans un espace idéal.
En outre, la collection d'unités implique la discontinuité de l'idée de nombre , et cette discontinuité
n'est pensable que dans l'espace : pour penser une somme d'éléments distincts, nous devons
imaginer une portion d'espace vide qui s'interpose entre eux, en les séparant. Bergson affirme que
malgré l'invention du calcul infinitésimal, quand nous construisons un nombre, nous procédons par
sauts brusques, allant d'une unité à l'autre.
Bergson affirme donc, dans le chapitre 2 de l'Essai, que les mathématiques finissent par "spatialiser
le temps" : "le temps, entendu au sens d'un milieu où l'on distingue et l'on compte, n'est que de
l'espace". Le temps objectif, scientifique, n'est qu'une mesure, calquée sur la manière mathématique
dont on dénombre des unités homogènes, échelonnées dans un espace idéale : on ajoute des
secondes aux secondes, des minutes aux minutes, etc. On le fait mécaniquement, sans réellement
nous arrêter sur la qualité, le contenu intrinsèques de ces unités. Une minute chargée d'angoisse ne
s'écoule pas de la même façon qu'une minute passée dans le plaisir.
Nous développerons plus loin cette autre représentation, ou plutôt conscience immédiate du temps,
perçu comme une qualité, et non comme une simple quantité.
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II- Le problème du mouvement
Les mêmes limites relevées par Bergson dans la conception du temps apparaissent dans toute leur
évidence dans la physique mécanique, qui formule les lois du mouvement. La physique définit le
mouvement en termes d'espace parcouru par un mobile et mesure le temps comparant deux
mouvements. On dit par exemple que deux intervalles de temps sont identiques si deux mobiles
identiques se trouvant dans des circonstances identiques auront parcouru le même espace à la fin de
ces intervalles. On imaginer ce que signifie mesurer le temps par des horloges : lorsque nous disons
qu'un train met quatre heures pour aller d'un endroit à un autre, nous constatons que son arrivée au
point attendu advient simultanément à l'arrivée de l'aiguille de la montre, pour la quatrième fois, au
même endroit du cadran où elle se trouvait lorsque le train avait commencé son mouvement.
Cette conception est évidemment insuffisante pour Bergson : elle ne peut nous donner une idée
adéquate du temps et du mouvement. Le temps et le mouvement se produisent en effet dans la
durée, et pour les comprendre il ne suffit pas d'observer leur début ou leur fin, ou les extrémités de
leurs intervalles.
1- Le paradoxe de Zénon
Pour montrer les difficultés d'une conception mathématique du mouvement, Bergson analyse un des
fameux paradoxes formulés par le philosophe grec Zénon d'Elée au Vème siècle av. J. C.
Voici le paradoxe que Bergson discute dans le chapitre 2 de l'Essai : si Achille, renommé pour sa
vitesse dans la course, poursuivait une tortue qui, partie quelques mètres avant lui, avançait à une
vitesse constante, jamais, malgré sa rapidité, il ne parviendrait à la rejoindre. Il lui faudrait tout
d'abord atteindre le point de départ de la tortue (P1), mais entre-temps la tortue aurait avancé d'une
certaine distance, peut-être petite mais non nulle, puisqu'elle se meut à une vitesse constante ; elle
aurait ainsi gagné une nouvelle position (P2). Une fois qu'Achille aurait couvert la distance entre P1
et P2, la tortue aurait cependant encore progressé et gagné une position (P2). Et ainsi de suite.
Même si Achille peut, grâce à sa vitesse la plus élevée réduire la distance qui le sépare de la tortue, il
n'arrivera jamais à l'éliminer complètement et restera toujours derrière elle.
Les apories (impasses dans un raisonnement relevant d'une incompatibilité logique) de Zénon
remettent en cause non pas le fait du mouvement, mais plutôt la capacité de l'intelligence humaine à
appréhender le mouvement. Ainsi, le défi de répondre au paradoxe concerne moins les
mathématiques que la branche de la philosophie qui explique le fonctionnement de notre
intelligence : l'épistémologie. C'est donc du point de vue épistémologique que la question du
mouvement est abordée dans le chapitre 2 de l'Essai.
Selon Bergson l'erreur épistémologique des mathématiques consiste à réduire le mouvement à
l'espace parcouru par un mobile. Ainsi entendu, le mouvement serait lui aussi sujet à la divisibilité
infinie caractéristique de l'espace. C'est que note Bergson : "l'intervalle qui sépare deux points est
divisible infiniment, et si le mouvement était composé de parties comme celles de l'intervalle luimême, jamais l'intervalle ne serait franchi". En somme, si on persiste à comprendre le mouvement
en termes d'espace, on n'arrivera pas à expliquer pourquoi Achille rejoint la tortue.
Il faut donc, affirme Bergson, se rendre compte que l'acte de parcourir l'espace est différent de
l'espace parcouru : si ce dernier est mesurable, le premier ne peut être compris que par une
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"synthèse mentale". Par conséquent, on peut considérer un mobile dans deux perspectives
différentes. D'une part on peut observer les positions qu'il occupe à des moments différents (t0-t1, t1t2,...
Ce n'est qu'en se plaçant dans cette dernière perspective que l'on peut comprendre le mouvement :
"Pourquoi Achille dépasse-t-il la tortue ? Parce que chacun des pas d'Achille et chacun des pas de la
tortue sont des indivisibles en tant que mouvements, et des grandeurs différentes en tant qu'espace
: de sorte que l'addition ne tardera pas à donner, pour l'espace parcouru par Achille, une longueur
supérieure à la somme de l'espace parcouru par la tortue et de l'avance qu'elle avait sur lui ".
Bergson ajoute : "C'est de quoi Zénon ne tient nul compte quand il recompose le mouvement de la
tortue, oubliant que l'espace seul se prête à un mode de décomposition et de recomposition
arbitraire, et confondant ainsi espace et mouvement".
L'échec des mathématiciens face au problème du mouvement est dû à leur incapacité de saisir les
intervalles comme indivisibles, c'est-à-dire à leur incapacité de les considérer autrement que par une
représentation spatiale, et, par conséquent, de leur incapacité de rendre compte de la continuité :
"C'est toujours à une extrémité de l'intervalle que la mathématique se place, si petit qu'elle le
conçoive. Quant à l'intervalle lui-même, quant à la durée et au mouvement, en un mot, ils restent
nécessairement en dehors de l'équation". Car la continuité ne se trouve pas dans la somme des
intervalles mais dans la durée de chacun d'entre eux. Contrairement à l'espace la durée ne se prête
pas à être infiniment décomposée par le calcul infinitésimal : en effet, le temps n'est pas une somme
d'instants, mais une transformation continuelle. Par conséquent, conclut Bergson, il faut admettre
qu'"on ne fait pas du mouvement avec des immobilités, ni du temps avec de l'espace". Il faut aborder
le problème du mouvement avec des instruments autres que ceux des mathématiques.
2- L'"intuition immédiate" du mouvement
Le mouvement n'est pas réductible à l'espace car nous ne le comprenons sous la forme d'une durée
qui n'est ni mesurable ni représentable en termes spatiaux. L'explication du mouvement fournie par
Bergson pour répondre à Zénon est donc de nature psychologique, puisqu'elle présente le
mouvement comme "un processus psychique et par suite inétendu" : c'est par une synthèse de la
conscience que nous nous représentons l'acte du mouvement. La sensation du mouvement "n'a de
réalité que dans notre conscience".
La révolution épistémologique bergsonienne consiste à affirmer que l'expérience de la continuité, du
mouvement, du temps, puisqu'elle est une donnée immédiate de la conscience, précède la raison et
la représentation spatiale et lui confère ses modalités d'exercice. C'est une intuition immédiate qui
"nous montre le mouvement dans la durée, et la durée en dehors de l'espace". Le mouvement vécu à
l'intérieur de la conscience devient, pour Bergson, le rythme de l'existence et de la pensée.
Bergson reconnaissait, lorsqu'il commentait sa recherche, que le mouvement est "la réalité même"
et que la fixation immobile n'est qu'"une vue de l'esprit sur le flux qu'il arrête". C'est donc par
l'analyse du problème du mouvement que Bergson arrive au problème central de toute sa pensée, le
problème du temps entendu comme durée pure : il est alors nécessaire que la psychologie, rendant
compte de notre expérience intérieure de la durée, de notre manière de vivre dans le temps,
complète notre connaissance.
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La recherche épistémologique de Bergson aboutit donc à la fondation d'une nouvelle modalité de
pensée, le "penser en durée". Il s'agit de savoir écouter les "données immédiates de la conscience" et
de s'en servir pour construire une psychologie des profondeurs.
Cependant, la psychologie de la durée et la critique de la spatialisation du temps opérée par les
sciences ne visent pas à délégitimer la recherche scientifique : le but est de compléter la
connaissance en ajoutant à la compréhension des "choses" que nous fournit la science l'intuition des
"progrès dynamiques" de notre conscience.
III- La durée et la conscience
1- Caractéristiques de la durée
La durée peut être considérée comme un progrès dynamique. L'intuition du mouvement et de la
durée se présente comme une expérience intérieure : le sentiment d'un progrès qualitatif des états
de conscience. Notre existence nous révèle en effet une multiplicité qui n'est pas quantitative
comme celle que nous percevons dans l'espace, mais qualitative : une succession de sentiments qui
surviennent à la conscience non pas distincts l'un de l'autre (car la distinction des unités suppose un
espace homogène), mais se pénétrant l'un l'autre et créant un flux véritablement continu.
Tandis que les éléments d'une multiplicité quantitative sont qualitativement identiques (comme les
unités composant un nombre), et qu'elles ne se différencient que par leur position respective, la
multiplicité qualitative de notre conscience est une succession ininterrompues d'états absolument
uniques. Quand nous passons de la crainte à l'espoir, puis à la joie en l'espace de quelques instants,
par exemple, cette transition ne se fait pas "par sauts" brusques, mais de manière continue, comme
les nuances d'une couleurs se succèdent jusqu'à devenir une autre couleur (comme les teintes ou
couleurs du prisme) Même les mots comme" joie" ou "espoir" ne se prêtent pas à définir les
incessantes modifications qualitatives de note vie intérieure, car "le langage est mal fait pour rendre
les subtilités de l'analyse psychologique" (Essai).
"Ainsi, dans la conscience, nous trouvons des états qui se succèdent sans se distinguer", écrit
Bergson ; "et, dans l'espace, des simultanéités qui, sans se succéder, se distinguent, en se sens que
l'une n'est plus quand l'autre paraît. - En dehors de nous, extériorité réciproque sans succession : audedans, succession sans extériorité réciproque" (Essai).
Pour Bergson, la vie intérieure n'est donc pas l'agrégat de sentiments distincts, juxtaposés dans une
succession spatiale. Elle possède au contraire une unité intime et profonde, car "tous les états de
conscience viennent se mêler à leurs congénères, comme des gouttes de pluie à l'eau d'un étang"
(Essai).
Les états de conscience sont donc nécessairement hétérogènes. A la différence des unités de séries
numériques, qualitativement identiques entre elles, chacun de ces états de conscience porte une
coloration unique. Certes, il nous arrive de dire que nous avons connu la tristesse plus d'une fois dans
notre vie ; mais en réalité, ce n'est pas de la même tristesse qu'il s'agit, et le fait que nous
employions le même mot ne témoigne que d'une vague analogie du sentiment et d'une limite
certaine de la parole communicative. Les expériences de la conscience ne se répètent jamais, et la
durée est une hétérogénéité pure.
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Cette hétérogénéité s'exprime comme hétérogénéité du passé et du présent, donc comme
irréversibilité du temps vécu. En effet, le passage du temps n'est pas autre chose qu'un processus
d'enrichissement graduel du moi" (Essai). C'est un progrès dynamique qui, en s'accumulant, fait
l'histoire de la conscience. On peut alors dire que le temps est intérieur parce qu'il s'identifie à
l'évolution de la conscience et à l'intériorité temporelle, qui "porte la marque du temps écoulé". Sans
l'expérience d'une succession irréversible des états de conscience qui, a posteriori, constitue
l'histoire personnelle, on ne peut affirmer que la durée est réelle.
Par ailleurs, l'hétérogénéité explique le caractère absolument individuel de l'expérience. Puisque
chacun de nos états de conscience s'imprègne de la coloration de tous les autres, un sentiment ne
peut être le même chez des personnes différentes. "Ainsi chacun de nous a sa manière d'aimer et de
haïr", écrit Bergson, "et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le
langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n'a-t-il pu fixer que
l'aspect objectif et impersonnel de l'amour, de la haine, et des milles sentiments qui agitent l'âme."
(Essai).
Mais qu'est-ce que la durée au-dedans de nous ? Bergson répond en disant que la durée est "une
multiplicité qualitative, sans ressemblance avec le nombre ; un développement organique qui n'est
pourtant pas une quantité croissante ; une hétérogénéité pure au sein de laquelle il n'y a pas de
qualités distinctes. Bref, les moments de la durée interne ne sont pas extérieurs les uns aux autres."
(Essai).
2- La durée comme donnée immédiate de la conscience
La durée se donne à nous toujours au présent : ce que nous percevons directement, sans la
médiation de l'intelligence, est le flux temporel qui avance avec le rythme de notre vie et dont nous
n'avons de sentiment pur qu'au présent. C'est quand nous nous "laissons vivre" que nous existons
dans la durée ; dans le souvenir du passé, tout comme dans la narration littéraire, se mêlent déjà des
notions spatiales.
Parce qu'elle est fluide, la durée n'est pas racontable ni descriptible. Elle ne peut qu'être vécue :
l'expérience ne peut être ni condensée - comme peut l'être la narration - ni expliquée comme peut
l'être la raison scientifique. La durée n'existe que comme sentiment individuel et intérieur et toute
représentation qui essaye de la symboliser la trahit. Alors que le temps passé peut être
adéquatement représenté ou narré comme l'a fait Proust dans A la recherche du temps perdu, le
temps présent, "le temps qui s'écoule" se soustrait à toute tentative de cette sorte : en effet, de
même que nous sommes incapables de penser l'instant présent avant qu'il ne se soit enfui, de même
nous n'arrivons pas à nous figurer la durée autrement que par des éléments spatiaux.
Par conséquent, affirme Bergson, bien que la durée ne soit perceptible que comme une donnée
immédiate de la conscience, elle ne peut être saisie que par un effort d'éloignement de la modalité
ordinaire de l'expérience, et elle n'est qu'une conquête tardive de notre connaissance. Habitués
comme nous le sommes à penser dans l'espace, nous voyons notre intériorité comme "voilée" par le
reflet des choses extérieures. C'est pourquoi nous ne parvenons pas à la juste compréhension de
notre psychologie.
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IV- Le temps perçu ordinairement : le concept hybride du "temps homogène"
Les caractéristiques de la durée doivent être considérées par opposition à celles du temps réduit à
l'espace. Pour corriger cette perspective, Bergson propose l'idée d'une durée "pure". Cependant,
Bergson conçoit bien que cette expérience temporelle n'est pas très fréquente. Car nous ne vivons
ordinairement ni dans l'espace dépourvu de temps ni dans la pure durée, mais dans une sorte de
mélange des deux que le sens commun organise afin de satisfaire aux exigences de la vie pratique et
sociale.
De la fusée de ces deux catégories (connaissance du monde à travers l'espace et sentiment
d'existence à travers le temps comme durée) découle donc l'idée d'un temps homogène et
mesurable "qui est espace en tant qu'homogénéité et durée en tant que succession" (Essai). Bergson
considère cela comme un "concept bâtard", mais qui domine notre expérience ordinaire. Il va nous
expliquer comment se produit cette idée trompeuse d'un temps homogène.
1- Perte de la "pureté originelle" de la durée
Cette perte est d'abord due à notre tendance à "spatialiser" nos états de conscience, nos sentiments,
nos émotions, en voulant les distinguer les une des autres : nous leur donnons des noms différents et
finissons par les échelonner, en notre for intérieur, comme s'il s'agissait d'unités qui interagissent
sans se pénétrer ni fusionner entre elles.
Cette conception psychologique induit l'idée d'impénétrabilité des états de conscience et celle de
leur nombre (c'est-à-dire ces mêmes idées qui servent à comprendre le monde extérieur sous la
forme de l'espace). Or, dès que nous nous représentons symboliquement les faits de consciences
comme s'ils se déroulaient dans l'espace, nous en modifions la nature et nous altérons les conditions
normales de la perception interne, autrement l'expérience immédiate de la durée.
Cette altération a pour cause la contamination de l'intérieur par l'extérieur, du temps par l'espace, ce
qui provoque une perte de la pureté originelle de la durée. Nous nous la figurons comme un "milieu
où l'on distingue et où l'on compte" (Essai). Cette confusion est très enracinée dans notre manière de
penser notre psychologie : pour éclairer l'intuition que nous avons de notre multiplicité interne (qui
est purement qualitative), nous utilisons l'idée de multiplicité quantitative.
C'est donc en raison de ces habitudes de perception que nous éprouvons une difficulté énorme à
saisir l'idée d'une durée pure.
Il est évident que pour Bergson le "temps homogène" est une illusion. Cette illusion dérive du fait
que nous sommes habitués à nous considérer nous-mêmes d'un point de vue extérieur, comme des
choses dans le monde, et que nous négligeons le sentiment de la durée qui se présente
immédiatement à notre conscience.
On peut aussi dire que l'effet trompeur de l'idée de temps homogène découle de ce qu'elle nous
cache le clivage entre notre durée psychique et la durée des choses externes. Cette assimilation
inappropriée est la source des erreurs les plus graves de la psychologie et de la philosophie morale,
puisqu'elle rend impossible la compréhension de la liberté de l'action humaine.
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Bergson explique cela ainsi : "l'illusion de la conscience vient de ce qu'elle considère le moi, non pas
directement, mais par une espèce de réfraction à travers les formes qu'elle a prêtées à la perception
extérieure, et que celle-ci ne lui rend pas sans avoir en quelque sorte déteint sur elles" (Essai).
Bergson utilise le terme "réfraction" pour signifier que cette illusion est une sorte d'illusion optique,
qui fausse notre perception de nous-mêmes, que nous percevons comme s'il s'agissait d'une réalité
extérieure.
2- La psychologie du profond contre le sens commun
Bergson souligne que pour évoquer le temps, nous recourons à des métaphores courantes (la ligne,
la chaîne du temps) : c'est parce que nous faisons référence en réalité à la notion hybride de temps
homogène. Ces images, ou "représentations symboliques" donnent lieu à un grave équivoque. Elles
nous habituent à penser le temps non pas comme durée, mais comme simultanéité. Or, rien ne
correspond moins au temps de notre conscience que la simultanéité : la durée ne peut pas être figée
par une image visuelle, car elle est un flux dont le passage continu peut être perçu, mais non pas vu.
Bergson préfère par ailleurs utiliser la métaphore musicale, en comparant la durée à une symphonie,
dont la structure mélodique, pour qu'elle soit perçue, doit être entendue comme une et indivisible,
un ensemble organique. De même, nos sensations s'ajoutent dynamiquement dans la conscience et
se trouvent comme fondues l'une dans l'autre.
Notre habitude d'assimiler les états de conscience aux faits extérieurs vient de notre habitude à les
objectiver, pour entretenir l'illusion de savoir les identifier. Bergson remarque donc qu'en
soustrayant les sentiments au flux, en les isolant les uns des autres, nous répondons à une exigence
d'ordre pratique, celle de leur donner "des noms stables, malgré leur instabilité, et distincts, malgré
pénétration mutuelle". En les objectivant ainsi, nous faisons entrer nos émotions les plus impalpables
"dans le courant de la vie sociale" (Essai).
Ainsi, notre sens commun trahit la réalité de notre dynamique interne pour adapter notre perception
de nous-mêmes aux exigences de la société : de même que la science veut expliquer et prédire les
phénomènes ordinaires, de même le sens commun vise à expliquer et prédire les comportements
humains. Nous pallions notre méconnaissance de la succession qualitative de nos états de conscience
en projetant ces derniers dans un espace de représentation objectif, où le développement de nos
sentiments et de nos actions est expliqué par les mêmes relations de cause-effet que nous croyons
reconnaître dans les phénomènes naturels.
Là est évidemment l'erreur, car il s'agit d'un choix de facilité et d'une commodité : objectiver les
moments de la conscience et les traiter comme des choses du monde en utilisant le langage pour les
caractériser et les définir. Ainsi, le fait d'affecter, pour une raison pratique, un seul mot à chaque état
de conscience, ne doit pas nous faire oublier leur nature essentielle, car les états de consciences ne
sont pas des choses mais des "progrès". Ils vivent et "vivant ils changent sans cesse" (Essai). Quand
par exemple les mêmes noms de sentiments reviennent dans des contextes différents, nous
n'entendons pas tout à fait la même chose : on n'aime pas aujourd'hui comme on a aimé un an
auparavant, et pourtant le langage nous oblige à user du même mot pour évoquer une émotion
nuancée.
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Ces procédés de simplification sont bien entendu inévitables car ils sont nécessaires à la
communication : même la littérature la plus subtile est soumise aux limites du langage et se trouve
contrainte d'objectiver les états de conscience en renfermant chacun d'entre eux dans un nom qui le
caractérise et l'isole. C'est pourquoi il reste une ultime approche, celle de la psychologie, pour
rechercher la vérité de nos dynamiques intérieures sans tomber dans l'illusion du temps homogène.
Selon Bergson, la tâche de la psychologie est de purifier la conception du temps. A l'idée hybride du
temps homogène, la psychologie doit substituer la pure durée et étudier les vicissitudes du moi dans
cette dimension.
Il s'agit là d'une tâche difficile et même révolutionnaire en ce qu'elle consiste à apprendre à penser
"en durée" et implique une révolution de notre manière d'étudier l'intériorité : non plus par analogie
avec le monde extérieur (perçu dans l'espace), mais en s'en servant comme point de départ, comme
base de toute vérité psychique.
V- Le moi et le monde
Bergson veut libérer la psychologie des formes empruntées au monde extérieur pour saisir la logique
spécifique à la conscience. Il accomplit un geste radical, en remettant en question notre idée de ce
qui est immédiat. Il soumet à un doute radical, comme l'a fait Descartes dans ses Méditations
métaphysiques, les apparences qui nous sont familières et que nous sommes habitué à tenir pour
bonnes.
1- La reconquête de l'immédiat
Bergson examine de manière critique notre perception interne et avance le soupçon que les "états
les plus apparents du moi lui-même, que nous croyons saisir directement" ne sont, la plupart du
temps, connus que par l'intermédiaire de catégories dérivées de l'étude du monde extérieur. Ainsi,
affirme-t-il, nous nous trouvons dans la situation paradoxale d'êtres si étrangers à nous-mêmes que
nous n'arrivons à nous connaître que par notre reflet dans le monde, à l'aide des choses extérieures
qui nous rendent les formes que nous leur avons prêtées.
L'image de nous-mêmes que nous nous formons au premier abord n'est donc pas le produit d'un
sentiment immédiat, mais d'une conscience réfléchie et habituée à transposer dans le domaine de
l'intériorité les catégories de connaissance de la réalité externe. L'Essai nous invite ainsi à nous
méfier de la conception de notre moi qui se présente la première à notre esprit : de fait, cette
conception n'est pas immédiate mais nous arrive, selon Bergson, après un détour du moi par le
monde.
La médiation du monde dans la connaissance du moi est tellement habituelle que nous ne nous en
apercevons même plus, et vivons dans la conviction que notre représentation symbolique du moi
correspond à notre dynamique interne ; c'est par un automatisme que nous nous regardons vivre de
l'extérieur.
Le psychologue bergsonien doit alors défaire, dénaturaliser cette attitude pour nous restituer la
conscience de notre vie intérieure et pour diriger notre attention vers notre sentiment de l'existence.
Réellement immédiat, ce sentiment du moi qui se laisse vivre est rarement retrouvé, puisque nous
vivons la plupart du temps immergés dans l'espace et projetés vers le monde. L'immédiateté devient
alors l'objet d'une conquête : le moi doit se débarrasser des entraves d'une expérience ordinaire qui,
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tout en nous paraissant comme première, comme naturelle, porte déjà les marques du monde
extérieur et s'est déjà écartée de la pureté originelle de la conscience.
2- Moi profond et moi symbolique : le problème de la personnalité
Bergson affirme que la superposition de la "marque du monde" à notre expérience intérieure produit
un dédoublement du moi. Au moi réel et profond s'ajoute une représentation superficielle du moi
que l'Essai appelle "moi symbolique" et qui est décrit comme une "ombre qui nous suit" et un
"fantôme décoloré" qui se substitue à notre expérience intérieure. La confusion du moi symbolique
et apparent avec le moi profond et réel a été l'erreur du sens commun. Bergson invite ses lecteurs,
pour remédier à cette erreur, à redécouvrir l'expérience intérieure en s'enfonçant dans les
"profondeurs du moi".
Les termes par lesquels l'Essai décrit cette expérience peuvent rappeler les descriptions des
expériences mystiques : il faut "reprendre possession de soi", dit Bergson, et "renaître à soi-même"
(Essai). Tout comme les extases des mystiques, les moments où nous parvenons à rentrer en nousmêmes sont rares et exceptionnels. Toutefois, l'appel de Bergson ne consiste pas à se séparer du
monde ou à le mépriser comme s'il n'était qu'une apparence vide : bien au contraire, se ressaisir de
l'expérience intérieure sert à mieux comprendre les rapports entre le moi et le monde. Si cette
relation est généralement mal comprise parce que l'on sacrifie la perspective de l'intériorité, Bergson
veut restituer à la psychologie cette approche essentielle, non pour remplacer celle de la science du
monde extérieur, mais pour la compléter.
Dans la pensée bergsonienne, notre sentiment immédiat de l'existence et notre connaissance
scientifique de la vie sont donc deux expériences complémentaires et interdépendantes : chacune
est essentielle pour éclaircir l'autre. La cible polémique de l'Essai n'est pas la conception scientifique
du monde, mais le malentendu de la philosophie moderne qui, comme l'explique la conclusion de
l'ouvrage, "confond succession et simultanéité, durée et étendue, qualité et quantité". Les
contradictions de la philosophie, les impasses d'une métaphysique qui, comme celle de Kant, n'arrive
pas à concilier la détermination causale des phénomènes physiques avec la liberté de l'agir humain,
renvoient toutes, pour Bergson, à une manière erronée de concevoir la personnalité.
Tout au long de sa vie, Bergson considère le problème de la personnalité comme le "problème
central de la philosophie", en ce qu'il résume tous les autres. De la manière dont nous concevons la
structure et la dynamique du moi dépend, en effet, la façon dont nous envisageons nos rapports avec
le monde et notre conception de ce même monde. C'est pourquoi, pour Bergson, toute psychologie
est le corollaire d'une métaphysique2. Cette réciprocité de la psychologie et de la métaphysique se
révèle dans la partie finale de l'Essai, où la solution aux grands problèmes de la causalité et de la
liberté est trouvée lorsque ceux-ci sont tous deux ramenés à la question de la personnalité. Ce n'est
que dans son intégrité que le moi est vrai, profond, libre, détaché des automatismes : l'acte
parfaitement libre est celui qui "émane de l'âme entière". Si, comme objet dans le monde, le moi
nous paraît sujet à la détermination causale, dans la conscience vivante, il se révèle à nous dans sa
vraie liberté.
2
Branche de la philosophie qui étudie les structures ou les systèmes invisibles du monde, ceux inaccessibles à
la simple perception sensuelle : existence et nature de Dieu, ou nature du temps, par exemple.
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