TEXTE 1 Bergson, page 29

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TEXTE de Bergson, votre manuel, page 29
L'Évolution créatrice, 1907.
Ce sont les inventions techniques qui déterminent fondamentalement l’histoire des hommes.
Quelle est la manifestation la plus régulière et la plus décisive de l'intelligence humaine ?
L'invention d'objets artificiels. Les hommes sont portés à privilégier d'autres manifestations de
leur culture pour se caractériser : la religion, l’art, la science, la morale, la politique et la
philosophie pour couronner le tout. Pour Bergson, c'est par une sorte d'illusion d'optique que
l'importance de la technique est méconnue : « Nous avons de la peine à nous en apercevoir,
parce que les modifications de l'humanité retardent d'ordinaire sur les transformations de son
outillage. » Il nous invite à la rectifier en prenant vis-à-vis de notre culture le recul de
l'archéologue : « Dans des milliers d'années,... de la machine à vapeur, avec les inventions de
tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la
pierre taillée [...] » Et, de fait, ce sont bien les vestiges d'outils qui attestent de la trajectoire de
l'homme au long des centaines de milliers d'années où aucune écriture ne peut témoigner de
son histoire. C'est à partir de ce constat que Bergson peut légitimement affirmer qu'« en ce qui
concerne l'intelligence humaine, [...] l'invention mécanique a d'abord été sa démarche
essentielle ». Et si le développement d'autres formes d'intelligence a tendance à masquer ce
lieu fondamental de la culture humaine, il ne l'annule pas. Ainsi, c'est par la considération du
type d'outils qu'il maîtrise qu'on peut trouver la plus juste caractérisation de l'évolution de
l'homme. Le véritable moteur de l'histoire est dans l'innovation technique ; et pour s'en
convaincre, il faut prendre garde à quel point « notre vie sociale gravite autour de la fabrication
et de l'utilisation d'instruments artificiels ». Si l'on veut distinguer l'espèce humaine des autres
espèces vivantes, si l'on veut comprendre son évolution, ce sont ses outils qu'il faut regarder.
Par ce texte, Bergson remet en cause une croyance profondément enracinée dans la pensée
occidentale, et qui a sa source dans la philosophie antique : l'homme serait essentiellement
« sapiens », autrement dit, il aurait vocation à connaître et à contempler l'ordre du monde. Cette
croyance, comme toute croyance, procède d'une passion qui gauchit notre perception du réel.
Selon Bergson, c'est par orgueil que l'homme magnifie la connaissance désintéressée. Il est
flatteur, en effet, de penser que notre intelligence nous a été allouée par privilège pour nous
permettre d'avoir en partage avec les dieux le savoir du monde. Cela permet clairement de
placer l'homme au-dessus des autres espèces animales. Les bêtes passent leur vie à chercher
leur herbe, les hommes lèvent la tête et contemplent les cieux. Mais Épictète remarquait déjà
qu'« il est des gens qui, comme les bêtes, ne s'inquiètent de rien que de l'herbe ». L'universalité
du caractère « sapiens » est problématique, et si l'on veut en conserver la valeur essentielle,
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alors on en vient à une interprétation élitiste des destinées humaines : seule une minorité réaliserait sa propre essence. Elle la réaliserait d'ailleurs toujours de manière imparfaite. Car la
science, dont le projet fut formulé il y a bien longtemps, dès les Présocratiques, n'a toujours pas
tenu ses promesses. Toutes les théories sur le monde ont été successivement contestées.
Comme si les constructions de l'intelligence manquaient la substance même de la réalité. Pour
Bergson, cela est tout à fait compréhensible si l'on s'avise que l'intelligence humaine s'est
naturellement constituée, non pas pour rendre compte de l'essence des choses, mais pour
permettre à l'homme d'avoir une emprise pratique sur la matière. Ainsi, l'erreur classique sur la
définition de l'homme se double d'une erreur sur la nature de son intelligence.
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