Oubli et conscience, de Freud à Kandel et Dehaene

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Oubli et conscience, de Freud à Kandel et Dehaene
Jacques Boulanger
ab
a : www.jacquesboulanger.com
b : Conférence "Vulpian", SPP, 12/01/2017.
Freud n'a pu connaître ni la théorie de l'information ni la
biologie moléculaire. Le développement considérable de
l'informatique et de la génétique est intervenu après sa
mort. Comment penser la psychanalyse parmi les sciences
? Quels sont les préalables au nécessaire et incontournable
dialogue entre psychanalystes et neuropsychologues,
attendu de la communauté scientifique et de la société ?
Des préalables doivent être posés, philosophiques et
méthodologiques.
Les
avancées
des
sciences
neurocognitives révèlent un fait : les glossaires de ces
deux méthodes d'exploration du fonctionnement mental se
rapprochent, au risque d'une certaine confusion
conceptuelle. Le fonctionnement mnésique et le système
perception-conscience servent ici de points de jonction
entre les deux paradigmes scientifiques. La théorie
freudienne est confrontée ici aux derniers développements
des connaissances neuropsychologiques à travers les
travaux de Kandel, Dehaene, et d'autres. À cet exercice
d'intelligibilité, on découvre des analogies, des exigences
évolutives, mais aussi des incompatibilités et, en définitive,
un seul obstacle majeur au rapprochement conceptuel :
l'épineux problème du refoulement, clé de voûte de l'édifice
freudien.
Traces mnésiques, réminiscence, souvenir, trajet de l'excitation,
investissement,
remaniement
mnésique,
mémoires
inconsciences, acquisition, stockage, rappel, assemblées de
neurones, synchronisation de réseaux, globalisation de
l'information, plasticité synaptique.
I. Écouter le bruit neuronal
Inconscient, information, molécule
Freud est mort dans sa maison de Londres, à
Hampstead, le 23 septembre 1939 à 3h du matin. Cette
nuit-là, à quelques kilomètres au nord-est de Londres, au
centre secret de cryptanalyse de Bletchley Park, Alan
Turing commence à travailler à l'installation de la
machine électromécanique qui craquera le code secret
Enigma de la Kriegsmarine, invention qui donnera
naissance à l'informatique dans les années 50, puis à
l'intelligence artificielle. Cette même nuit, plus au nord, à
Sheffield, Hans Krebs, biologiste d'origine juive, élève de
Warburg, qui a dû comme Freud quitter son pays et se
réfugier au Royaume Uni, découvre le cycle moléculaire
qui fait vivre toutes les cellules du vivant, neurone
compris, et fait basculer la biologie d'un modèle cellulaire
à un modèle moléculaire qui fera naître la génétique dans
les années 50. L'inconscient, l'information, la biologie
moléculaire pour la théorie ; psychanalyse, informatique,
génétique pour les applications. Depuis ces trois épopées
scientifiques, chaque cure analytique vit de la théorie
freudienne, chaque smartphone est l'équivalent de
plusieurs machines de Turing, chaque représentation
mentale, chaque affect est, comme dit Raymond Ruyer,
dans un rapport "d'isomorphisme complémentaire" à une
activation neurale, "une giclée de polypeptides" [1].
Turing, génie intellectuel, fut piégé par son inconscient : il
fut acculé au suicide par des lois criminalisant
l'homosexualité.
Un inconscient continu
Ce clivage entre intellect et affect, Freud en a renouvelé
la compréhension. S'il n'a pas inventé le concept
d'inconscient, nous le verrons avec quelques notes
philosophiques, il fut le premier clinicien à l'actualiser
dans la relation thérapeutique. Il eut le premier l'idée
d'utiliser ce premier réseau social, la parole, pour écouter
ce que Dehaene appelle le "bruit neuronal", produit
"partiellement stochastique" des réseaux corticaux à l'état
de
repos,
de
laisser
parler
les
mémoires,
phylogénétiques et individuelles, afin d'explorer les
inconscients primaire et secondaire. Il suffisait de se
taire, d'inviter le patient à s'allonger et à parler comme ça
vient. Ce bruit de fond du fonctionnement cérébral,
supporte l'activité psychique inconsciente, opère selon
une logique propre, un processus primaire, associatif,
analogique,
partiellement
stochastique,
ouvert,
disséminé, lent et économe en énergie. Il travaille jour et
nuit, sans cesse, sans repos, sans temporalité. Il traite
une somme de données considérable, stockées dans
différentes mémoires disséminées, délocalisées. Il est
généraliste.
Une conscience discontinue
La conscience, elle, est très spécialisée. Elle opère en
association avec le préconscient avec une logique
différente, secondaire, sélective, focalisée, fermée, rapide
et coûteuse en énergie. Elle doit parfois s'éteindre, la
nuit, et laisser les opérateurs inconscients gérer seul,
faire le tri dans un travail récursif nocturne. Dès le réveil,
cette récursivité s'emballe car elle se met aussi au
service de la conscience qui ne cesse de consulter
l'inconscient, comprime ses informations, sélectionne les
plus pertinentes en fonction du désir du jour, planifie les
actions, comme celle, éventuellement, de parler et
transmettre ainsi une part de sa réalité interne à un autre
conscient, lui-même récursif. Ainsi voyagent les
fantasmes, sorte de prions codants cachés dans nos
chaînes associatives. La conscience implémente les
souvenirs en fonction du temps, comme une webcam,
mais, surtout, les discrétise, dégageant pour chaque
événement subjectif une valeur unique en fonction de
l'affect émergeant, du gradient plaisir-déplaisir. Elle
élimine de son faisceau les représentations qui la
ralentissent, indexées d'un trop lourd affect de déplaisir,
et les entrepose provisoirement en mémoire cache, si
bien nommée, qui gère l'asynchronisme entre les
mémoires, par un procédé complexe, le refoulement.
L'incessante récursivité propre au fonctionnement mental
fait qu'un jour, une nuit, de façon associative, analogique,
partiellement stochastique, la représentation refoulée est
pulsée vers le préconscient, réactivée, remobilisée,
cryptée, et parfois décryptée : ce débusquage amorce le
"devenir conscient" et provoque une véritable "avalanche
consciente" [2], laquelle est parfois fracassante comme
l'illustre l'histoire clinique qui suit. Nous parlerons donc
dans cet article de mémoire, d'oubli, de perception, de
conscience, en parcourant les travaux de Freud, Kandel,
Dehaene, et d'autres.
Histoire clinique
Melle V., la trentaine, avait l'allure d'une businesswoman.
Elle était venue me demander "une psychanalyse
allongée". Cadre en entreprise, elle venait d'être mutée à
Toulouse. Elle évoqua lors du premier entretien "une
psychanalyse" qui était en cours à Paris. Je compris, au
décours des entretiens préalables qu'il s'était agi d'une
cure en face à face, à horaires variables. Je proposai de
poursuivre en face à face un certain temps avant
1
d'envisager de répondre à sa demande de divan. Ce
"certain temps" a duré six mois, à raison d'une séance
par semaine. Je pris progressivement connaissance du
fonctionnement mental de la patiente : gestion fluide des
affects, relation d'objet faite d'élans œdipiens dans une
atmosphère au narcissisme facebookien et selfien
insistant, récits confortables de souvenirs infantiles
attestant d'une navigation tranquille entre passé et
présent, irruptions fantasmatiques assez bien négociées
avec un surmoi indulgent, récits de rêves donnant lieu à
exploitation associative appliquée, investissements par
contre peu stables au niveau sentimental et
professionnel, équilibre introjection/projection plutôt
rassurant, capacité de refoulement opérante et productive
comme sembla le montrer un oubli de séance et son
traitement discursif. Bref, je me rassurais à l'idée d'un
contexte d'hystérisation de bon aloi et de transfert
s'annonçant opérationnel. Je proposais la "psychanalyse
allongée". Ce fut un coup de tonnerre dans un ciel trop
serein. À la séance suivante, s'allongeant comme
convenu, la patiente resta silencieuse, ce qui trancha
avec son débit de parole jusque là régulier, ponctué de
silences habités. Ce vide de parole dura, générant chez
moi une inquiétude. De fait, il fut bientôt suivi de
manifestations somatiques, d'une accélération du rythme
respiratoire, d'une crispation de la main sur la poitrine,
d'un balancement de tête. Soudain, la patiente se releva,
s'excusa et quitta précipitamment la scène. Je restai seul
avec ma perplexité. Je me dis que je venais d'assister à
une levée brutale de clivage plus que de refoulement,
contrairement à ce à quoi je m'attendais. Une perception
interne se présenta, sous forme d'un sentiment contre
lequel je me mis à lutter inconsciemment, puis
consciemment : une culpabilité d'avoir abusé d'elle, de
l'avoir mis en danger sans m'en rendre compte. Melle V.
revint la semaine suivante et dit préférer reprendre en
face à face. Elle put me confier que, se retrouver
allongée, immobile, avec un médecin derrière elle, si
proche, et sans pouvoir le localiser précisément, était
insupportable pour elle. Elle me dit aussi que pendant
deux jours après cette tentative de divan, elle vécut un
épisode de sortie du corps, un sentiment aigu de se
déshabiter, de s'observer comme à distance. La patiente
me dit encore qu'au delà de ces deux jours lui revint
subitement un souvenir douloureux, celui d'un
attouchement sexuel subi de la part d'un médecin quand
elle était à peine adolescente. Elle dit qu'elle avait
totalement occulté cet épisode de sa vie, n'en avait
jamais parlé au thérapeute précédent. Cette semaine,
elle avait pu converser avec sa mère, revenir avec elle
sur cette époque, sur le personnage du médecin. Elle
apprit qu'il fut condamné pour de tels faits. Elle dit réaliser
maintenant qu'elle fut victime d'agression sexuelle. Elle
souffrait et ne comprenait pas comment elle avait pu
oublier cet événement, n'en avoir jamais parlé à ses
parents. Elle se demandait pourquoi ce retour brutal du
refoulé, ou du clivé, s'était produit avec moi et non avec le
praticien précédent. De fait, le "devenir conscient",
objectif de la cure qui soulage à terme, ne dispense pas
de tels passages douloureux, voire d'épisodes de
dépersonnalisation.
Perceptions inconscientes, traces mnésiques éclatées en
des mémoires multiples, trajet de l'excitation ou de
l'information, réminiscence comme transition de phase,
ignition du souvenir, oubli comme erreur de codage,
étrange
phénomène
du
refoulement,
supports
neuromusculaires de l'activité mentale : nous avons,
extraits de cette histoire clinique, les marqueurs d'une
approche comparative du fonctionnement de la mémoire
de Freud à Kandel, du système perception-conscience,
de Freud à Dehaene. Entre ce qu'est aujourd'hui, cent
ans après Freud, la psychanalyse et l'évolution récente
du jeune neurocognitivisme, on peut poser l'hypothèse
que s'il s'agit de méthodes d'observation différentes, c'est
bien le même objet qui est étudié : le fonctionnement
mental, dont le support est le cerveau avec ses quelques
modernes opérateurs conscients et ses innombrables et
archaïques opérateurs inconscients.
Préalables au dialogue entre psychanalystes et
neurobiologistes.
Si l'on veut, en tant que psychanalyste, dialoguer
utilement avec les neurobiologistes, il existe des
préalables qu'André Green avait évoqués [3], sans
pouvoir, hélas, les installer dans les faits faute de
partenaire, et que beaucoup, comme René Roussillon
[33] appellent de leurs vœux. Ces préalables sont à la
fois philosophiques et méthodologiques. De nombreux
concepts freudiens ont été forgés à la lumière d’éminents
prédécesseurs philosophes lus par Freud, ou qui étaient
dans l’air de son temps. On sait l'influence sur sa pensée
des dramaturges antiques (Œdipe-roi). Freud apprécia
aussi l'œuvre de Spinoza, juif renégat auquel il s'identifia,
qui a promu ce concept particulier de « conatus », déjà
exploré par Leibniz et Hobbes, notion qui intéresse
Damasio [4]. Il s'agit de cet effort incessant que fait
chaque être vivant pour maintenir son homéostasie,
c’est-à-dire la cohérence de ses systèmes et la fluidité de
ses fonctions. À la fin de sa vie, rédigeant le Moïse,
Freud emprunta aussi à Spinoza cette conviction qu'il
n'existe d'autre maître que la nature ; le style littéraire de
ses observations clinique est naturaliste par l'analyse des
dysfonctionnements, sa philosophie est matérialiste. De
Brentano, catholique aristotélicien et darwiniste, Freud,
qui fréquenta ses cours comme Husserl, retint ce concept
augustinien d'intentionnalité, filiation que Green évoque
quand il parle du couple pulsion-objet, et l'intérêt de
l'introspection comme méthode d'exploration de l'appareil
psychique. Sous l'influence de Kant, Freud reconnut en la
rationalité la source et le moyen de toute connaissance.
La pensée de Schopenhauer confirma cette idée d’un
monde comme représentation inspirée de la raison.
Husserl inspira la distinction entre "mémoire par
rétention" et "mémoires des ressouvenirs", notion qui
préfigure d'une part ce que l'on sait maintenant des trois
temps constitutifs de toute mémoire (acquisition,
stockage, rappel), d'autre part ce constant remaniement
des traces mnésiques. Le développement de la notion
d'inconscient doit beaucoup aux travaux de Von
Hartmann qui publia en 1869 à Berlin son ouvrage
Philosophie de l’inconscient. Hégel fut sans doute à
l'origine de la logique dialectique qui sous-tend la notion
de conflit interne et de toutes ces bipolarités que l'on
rencontre dans l'œuvre freudienne (actif-passif, plaisirdéplaisir, interne-externe, conscient-inconscient, liaisondéliaison, pulsion de vie-pulsion de mort ...). La lecture de
Schelling renforça le naturalisme, l'affirmation d'un
continuum nature-humanité, sorte de monisme absolu
d’inspiration spinoziste. De Nietzsche, enfin et surtout :
dans Le Moi et le Ça (1923), et dans les Nouvelles
conférences sur la psychanalyse (1932), Freud reconnaît
le précédent nietzschéen quant à l’usage du terme
grammatical Es (ça). D'après Rogério Miranda de
Almeida [5], "Les intuitions de ces deux penseurs se
rejoignent sur des questions aussi fondamentales que
2
celles du rêve, de la résistance, du transfert, de la
compulsion de répétition, de la jouissance et des pulsions
de vie et de mort, ... et, la question de la mort du père".
De cet aperçu philosophique on peut extraire les outils
suivants,
indispensables
au
dialogue
entre
psychanalystes et neurobiologiste. Il s'agit d'abord d'un
"matérialisme tempéré" tel que le conseille Denis Collin
[6] qui stipule par méthode que rien n'est immatériel mais
permet à chacun de garder par devers soi ses
éventuelles vérités transcendantales, en les rangeant,
par exemple, dans la même case intime du cerveau que
celle où siègent les préférences sexuelles. Il s'agit
ensuite d'une rationalité à toute épreuve, seule voie qui
soit conforme à la vocation de la connaissance
scientifique, dont relève aussi à terme l'irrationnel en
l'homme. Puis, d'un monisme rigoureux qui fait de
l'activité psychique une application du vivant et relativise
l'interface
psyché-soma.
Il
s'agit
enfin
d'un
évolutionnisme darwinien, qui entend l'humain délesté de
toute valeur téléologique et phénomène issu d'un long
phylum émergeant par "Hasard et nécessité" [7].
Quant aux prérequis méthodologiques nécessaires à ce
dialogue, il y en aurait trois. Il s'agit d'abord de la mise à
jour des glossaires en fonction de l'avancée de l'histoire
des sciences, par exemple, du côté de la psychanalyse
remplacer l'expression "trajet de l'excitation" par
"traitement
de
l'information",
du
côté
du
neurocognitivisme, qui ne se prive pas d'utiliser des mots
freudiens, d'en spécifier leur double usage. Il s'agit
ensuite de la reconnaissance de la méthode
expérimentale propre aux sciences formelles comme
moyen de la recherche scientifique vers laquelle pourrait
ou devrait tendre la méthode empirique ainsi que
l'imaginait Jean Ladrière [8]. Roger Perron [54] a raison
de dire que la psychanalyse ne sera jamais une science
expérimentale au sens de la preuve de la pertinence
clinique. Marianne Robert [55] a fait une intéressante
étude historique des tentatives dans ce domaine et
montré les difficultés. Néanmoins, Daniel Widlöcher a
également raison de souligner "les bénéfices que les
psychanalystes, en tant qu'individus ou comme membres
d'une institution sont en mesure d'attendre" [55] de
recherches quantitatives sur leur pratique. Troisième
prérequis méthodologique : constituer des bases de
données chiffrées. Je pense à l'étonnement de JeanMichel Quinodoz [56] qui chercha à dialoguer avec un
scientifique et s'entendit immédiatement répondre :
"Avez-vous des données mesurables ?". Ces préalables
méthodologiques sont le terrain sur lequel la
communauté scientifique, et peut-être notre société,
attend maintenant les psychanalystes.
II. La mémoire dans l’œuvre de Freud
La période pré-analytique de Freud, de la
recherche à la clinique.
En 1877, Freud, étudiant boursier, a publié le résultat de
ses travaux de dissection des fibres nerveuses de la
lamproie marine (petromyzon). En 1977, Kandel publie
ses travaux sur le fonctionnement neuronal d'une limace
de mer (aplysie). Entre ces deux dates se situent des
innovations technologiques décisives : microscopie
électronique,
électrophorèse,
spectroscopie
UV,
chromatographie. Se produisent également des
innovations conceptuelles capitales : la biologie, on l'a
vu, passa de la théorie cellulaire au modèle moléculaire
qui permit l'émergence de la génétique. Émerge aussi,
dans les années 60, par les travaux de Claude Shannon,
une modélisation mathématique la théorie de l'information
qui permit le développement de l'informatique et ouvrit la
porte à une approche mathématique du vivant. Ce qui
était invisible pour Freud était visible pour Kandel. Près
de dix ans après la rédaction de ce mémoire, durant
l'hiver 1885/86, Freud fut élève de Charcot à la
Salpêtrière. Il fut impressionné par cette figure paternelle,
sa capacité d'écoute clinique, son charisme, sa notoriété
de savant. Il traduisit
en allemand ses écrits sur
l'hystérie, s'intéressa moins à son fameux "schéma de la
cloche", texte neuropsychologique, publié cette même
année. Il est probable que cette rencontre le fit hésiter
entre la recherche et la clinique, la méthode
expérimentale ou la méthode empirique. Cette période
pré-analytique hésitante, entre recherches sur le
fonctionnement neural, traductions des travaux de
Charcot sur l'hystérie, visite à Bernheim, fréquentation de
Fliess, l'amena à tenter un texte de synthèse, dix ans
plus tard, (L’Esquisse, 1895 [9]), où il imaginait comment
le système nerveux central traitait la perception, la
mémoire, l'action. Ce travail précurseur souffrait, non
seulement de l'absence des technologies nécessaires,
mais aussi de celles de la théorie de l'information et de la
biologie moléculaire. Il lui était impossible, à son époque,
de faire le lien entre l'évolution des mathématiques et la
psychologie [10]. Une autre rencontre fut décisive, celle
de Josef Breuer, qui lui permit d'opérer un choix décisif
où il retrouva son goût de la philosophie : sa méthode
d'exploration se déplaça du laboratoire de recherche vers
la clinique, puis l'écoute spécifique de la souffrance
humaine. Il est important de noter qu'il ne s'agit pas d'un
renoncement par Freud à la méthode expérimentale,
mais bien d'un choix contextualisé.
La cure, abord détourné de l'inconscient
Le mot « mémoire » figure peu comme entrée dans les
dictionnaires de psychanalyse. Par contre, l’entrée dans
la théorie freudienne de la mémoire est facile par les
mots « oubli » et « traces mnésiques ». Cet accès
indirect est en soi illustrant de la théorie elle-même : le
génie de Freud fut de codifier cet abord détourné des
souvenirs (voie associative, écoute du "bruit neuronal").
La cure en effet peut être vue comme une « anamnèse
prolongée » [11] : il s’agit de ramener à la conscience
claire et vécue des traces mnésiques (inconscientes). La
mise en place du cadre analytique vise à ce rappel
progressif et déterminé de souvenirs que le patient
croyait perdus. La "guérison", si elle s’appuie sur ce
rappel à la conscience, tient aussi et surtout à l’analyse
du transfert, situation "expérimentale" qui, rappelant de la
mémoire les perceptions causales (traces mnésiques
réassemblées) reproduit les mêmes effets (reliaison
représentation-affect, prise de conscience). Le transfert,
comme Freud face à Charcot, agit comme un
accélérateur de récursivité, du transit bidirectionnel
d'informations entre mémoires implicites et mémoires
explicites. Il facilite considérablement le ré-indiçage
affectif qui permet l'émergence du souvenir oublié,
reliaison percept-affect-représentation (ana-lysis), mixage
indispensable pour que se construise à deux le sens pour
le patient de son histoire individuelle. Ce travail de
subjectivation compare le passé reconnu comme tel
(névrose infantile) au présent reconnu comme répétition
(névrose de transfert). Il existe bien une théorie
freudienne de la mémoire ; elle est complexe, s’appuie
sur des apports antérieurs, philosophiques et médicaux
avant de trouver son propre développement, nourri de
l’observation clinique.
3
Le refoulement, défaut de traduction
Freud, qui a fait du fonctionnement de la mémoire le
cœur de la méthode analytique [12], inséré, comme on l'a
vu, dans le contexte philosophique et scientifique de son
temps, s'éloigne d'une vision unitaire de la mémoire
comme fait la neuropsychologie. Pour lui, loin d’être une
défaillance de l’esprit, l’oubli est une force active dont il
fait une défense psychique contre l'affect de déplaisir lié à
une représentation mentale rappelée des mémoires
inconscientes. L'angoisse est la manifestation clinique de
la déliaison affect-représentation ; elle signale le
refoulement à l'œuvre. Disqualifiée, cette représentation
est rétrogradée en trace mnésique, impossible à rappeler
directement à la conscience mais source d’un désir
inconscient qui produit des rejetons.
Dès les Études sur l’hystérie (1893, avec Breuer) Freud
comprend que l’oubli est signe d’une tension psychique
qui vise à se décharger ; c’est à défaut de le pouvoir que
la coupure de la liaison affect-représentation, phénomène
adaptatif géré par les fonctions cérébrales supérieures,
qui permet le délestage temporaire de la conscience pour
préserver sa nécessaire vitesse récursive, se produit,
témoignant du lien étroit entre devenir de l’affect et
fonction mnésique. Freud comprend, à écouter ses
patients, que le souvenir oublié n’est pas perdu, mais
discrétisé selon un nouveau mode propre à l'espèce
humaine, un statut d'objet perdu en attente de recherche,
stocké en un réseau neuronal codé différemment, hors
d’atteinte car crypté et non synchronisé (processus
primaires) avec les réseaux de la conscience. De s'y
frotter cliniquement, à vouloir forcer le rappel à la
conscience, il découvre la résistance, c’est-à-dire la force
d’inertie de ce réseau neuronal particulier qui s’oppose à
la remémoration. Il nommera ce mécanisme particulier
"refoulement", mot emprunté au langage courant
allemand, non au vocabulaire scientifique, ni
philosophique. Là est son invention : ce refus
d'investissement, cette déconnexion brutale d'une partie
des réseaux de la conscience. Freud comprend que
l'action du refoulement opère comme une balise, au sens
de la programmation informatique [13], balise de danger
qui modifie le code d'entrée en mémoire (inscription,
acquisition) provoquant un rejet de traduction en sortie de
mémoire (restitution, rappel). Nous sommes deux ans
après l'Esquisse, et le vocabulaire dans cette lettre à
Fliess peut évoquer la théorie de l'information :
: « C’est le défaut de traduction que nous appelons,
en clinique, le refoulement » [14].
Ayant abandonné l’hypnose de Charcot, ayant essayé
divers procédés d'inspiration magnétique (comme la
Druckprozedur, pression de la main sur la tête), il saisit le
parti qu’il peut tirer d’une voie indirecte originale d'accès
à la mémoire inconsciente : la pensée associative, qui
utilise des circuits non-logiques, irrationnels, propres aux
processus primaires. La discursivité au service de la
récursivité. Par l'introspection également, il comprendra,
au fil de son auto-analyse, que ces circuits cryptés
dépendent d'une autre logique, d'un gradient quantique :
le quotient plaisir-déplaisir. Jean-Didier Vincent [1]
évoquerait ici l'influence du "cerveau humide" sur le
"cerveau sec", Steven Goldman [15] celle des astrocytes.
L'indiçage de l'inscription en mémoire de la
représentation est sous influence de données affectives,
neurohormonales. C'est un quantum d'affect qui génère
la balise de danger, ce défaut de traduction, erreur de
code, qu'est l'oubli, qui suspend la remémoration. Il s'agit
d'une suspension réversible au gré des remaniements
mnésiques affectant des traces mnésiques éclatées en
différentes mémoires, ce qui favorise d'autant la
réminiscence. Il y a dans la Lettre à Fliess du 6 décembre
1896, ce passage étonnant :
"Tu sais que je travaille sur l'hypothèse que notre
mécanisme psychique est apparu par superposition
de strates, le matériel présent sous forme de traces
mnésiques connaissant de temps en temps un
réordonnancement selon de nouvelles relations, une
retranscription"
Freud n'est pas loin d'une conception moderne, multiple,
de la mémoire, d'une modularité avant l'heure. Il
comprend que la fonction mnésique suppose cette
pluralité d’inscriptions de traces mnésiques « sans
formes et sans images », nous pourrions dire maintenant
stockées selon un code neural numérique.
Dans Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), il
est question d’un oubli spécifique, celui des noms
(Signorelli) : le remaniement périodique des traces
mnésiques dont parle Freud est sensible aux
assonances, c'est-à-dire à la susceptibilité réactive de la
mémoire auditivo-verbale. Freud réalise davantage le
procédé d’isolation propre aux mécanismes inconscients
gardiens des oublis : ce cryptage des données stockées
dans les mémoires inconscientes par condensationdécondensation
(compression-décompression)
et
déplacement (masquage, cryptage). Il avait déjà repéré,
a contrario, comment un souvenir trop présent peut en
cacher un autre trop absent (Sur les souvenirs écrans,
1899) et révéler en background des éléments essentiels
de la vie infantile.
Les traces mnésiques éparses sont un matériel brut,
« sans forme, sans image, sans affect », dans une sorte
d’état quantique, codé, déqualifié, présent-absent tel le
chat de Schrödinger. Dans L’interprétation des rêves,
Freud pose ce cadre conceptuel essentiel : mémoire et
qualités sensorielles s’excluent [16]. Le système
perception-conscience est en effet abondamment doté en
qualités sensorielles (éléments émotionnels et sensoriels,
olfactifs, visuels, sonores, tactiles, voir les qualia
d’Edelman et Tononi [17]) mais il ne les garde pas.
L'inconscient récupère immédiatement ces données
perceptives en les discrétisant, c'est-à-dire en les
transformant en classes mathématiques, algorithmiques,
afin de dispatcher leur stockage. Ainsi numérisées,
dépourvues de qualités, les perceptions sont codées et
éparpillées dans les multiples couches et sous-couches
des réseaux corticaux, associatifs (mémoires explicites),
sous-corticaux (mémoires sensorielle et procédurale). Par
le travail régrédient du rêve, comme par l'activité
fantasmatique ou par le fait de se reposer sur un divan,
ou dans une machine à IRM, il y a remise en formes et
en images (déplacement, condensation, figuration,
dramatisation) des traces mnésiques, réaménagement et
reconstruction de la scène, voire "prise de conscience".
Cette activité hallucinatoire est sous influence d'un
attracteur puissant : le complexe de la perception
combinée aux traces des premières expériences de
satisfaction du besoin qui ont mis fin à l’excitation, aux
besoins primaires, à l'alarme du réseau de survie. Le
rêve est l’espace d’incubation hallucinatoire où circule
cette navette nocturne qu'évoque Christophe Dejours [18]
qui circule entre passé lointain, proche et présent qui
participe à cet incessant réordonnancement des traces
mnésiques évoqué par Freud. Le rêveur retrouve, après
une série de mises à jour récursives, la perception liée à
l’excitation première et, par là, l’affect lié à l’expérience de
4
satisfaction ; il y a identité de perception et
accomplissement du désir.
"C'est ce mouvement que nous appelons désir ; la
réapparition de la perception est l'accomplissement
du désir" [19]
Dans l’Inconscient (1915), Freud revient sur cette
première théorisation du fonctionnement de la mémoire
(trace mnésique-image mnésique-identité de perception)
et la complète avec la notion, nouvelle, de représentation
de chose et, surtout ici, d’investissement.
"Représentations conscientes et représentations
inconscientes ne sont pas, comme nous l'avons
estimé, des inscriptions distinctes du même contenu
en des lieux psychiques distincts, ni même des états
d'investissement distincts du même lieu, mais la
représentation consciente comprend la représentation
de chose plus la représentation de mot afférente,
l'inconsciente est le représentation de chose seule. Le
système Ics contient les investissements de chose
des objets, les premiers et véritables investissements
d'objet" [20]
Les premiers investissements d’objet amorcent le
fonctionnement mnésique individuel, les premières
inscriptions de traces mnésiques, lesquelles ont
maintenant cette caractéristique : elles sont moins
informes et plus "imagées" (représentations de chose).
Freud ne renonce pas ici à la notion initiale de trace
mnésique : il en précise la nature plus imagée qu’il ne le
pensait. Avec la question de l'investissement il explore le
premier temps de la remémoration : la transformation de
la trace en représentation de chose. Son opposé, le
maintien de l'oubli et du refoulement, devient contreinvestissement. Nous verrons, avec les travaux de
Stanislas Dehaene, que nous pourrions ici parler de
synchronisation-désynchronisation. Au passage, Freud
confirme que le but du refoulement est bien d'arrêter le
développement de l'affect de déplaisir. Le deuxième
temps du rappel du souvenir, la liaison avec la
représentation de mot, qui se produit par activation des
réseaux préconscients, devient un surinvestissement,
nous dirions en neurophysiologie une synchronisation
élargie aux aires du langage. Il y a prise de conscience,
et, comme le dit Stanislas Dehaene, déclenchement de
"l'avalanche consciente" [21]. Les travaux de Daniel
Schacter [22] sur le TOT, « l’expérience du bout de la
langue » (Tip of the tongue, TOT des auteurs anglosaxons), découpent ces deux temps du rappel du
souvenir.
Dans Le moi et le ça (1923), Freud reprend cette idée de
trace mnésique et précise les conditions de son retour à
la conscience, notamment du rôle d’attracteur que sont
les impressions auditives relevant du préconscient. Il
reprendra cette réflexion dans la Note sur le bloc-notes
magique (1925), où il imagine nécessairement distinctes
la surface de réception et celle d’inscription.
Dans l’Abrégé de psychanalyse (1938), Freud résume,
en le renforçant, le rôle du moi, instance refoulante : les
représentations refoulées sont mémorisées dans le ça
sous forme de traces mnésiques et exercent leur
influence sur le fonctionnement mental (rejetons,
symptômes, oublis).
Dans l’Homme Moïse et le monothéisme (1939), enfin,
Freud pose la sulfureuse question de la mémoire
collective. Cette question est délicate, celle de l’héritage
archaïque de l’homme. Comment conceptualiser une
transmission phylogénétique de comportements et, plus
encore, de contenus de conscience, de traces mnésiques
d’expériences de générations antérieures ? Quelle
continuité y aurait-il entre Lascaux et Guernica ? La
question posée par ce dernier texte freudien nous amène
aux polarités constitutives de l'expérience subjective, la
culture à une extrémité, la biologie à l'autre. S’il existe
une transmission des caractères acquis, la biologie
moléculaire,
la
neurophysiologie,
mais
aussi
l’anthropologie, la paléontologie, la préhistoire, devraient
progressivement nous en dire plus. Je pense ici, par
exemple, aux travaux du Gretorep [23] et à un ouvrage
récent dont la publication est codirigée par François
Sacco et Éric Robert, préhistorien [24].
Claude Le Guen [25] récapitule ainsi, et nous y
reviendrons en conclusion, les idées directrices de la
théorie freudienne de la mémoire :
"Rien
n’est
radicalement
oublié ;
beaucoup
d’éléments psychiques sont inaccessibles à la
conscience ;
l’oubli
est
la
manifestation
phénoménologique
du
refoulement ;
souvent
inconsciemment intentionnel, l’oubli vise à éviter le
déplaisir et se trouve donc fondamentalement lié à
l’affect
…,
…l’oubli
est
un
phénomène
fondamentalement actif et non une lacune ou une
défaillance de la mémoire".
On peut visualiser cet exposé sous forme du schéma
métapsychologique suivant, librement repris et adapté de
celui d'André Green dans Idées directrices pour une
psychanalyse contemporaine :
Voyons à présent ce que dit la neuropsychologie du
fonctionnement mnésique.
III. La mémoire en neuropsychologie
De Théodule Ribot à Éric Kandel
Pour la neuropsychologie, la description de la mémoire
semble s’inspirer des conceptions matérialistes de
Théodule Ribot (Sorbonne, 1885) contre qui s’insurgea le
vitaliste Bergson. Considéré comme le père de la
psychologie expérimentale par les auteurs anglo-saxons,
fidèle à sa doctrine selon laquelle la physiologie est
première, Ribot sépare « logique affective » et « logique
rationnelle », et imagine en fonction différents systèmes
de mémoire. Réfutant la théorie unitaire de la mémoire, il
parle des différentes mémoires gérées par le système
nerveux, acquises au long de notre existence, comme
l’exprime la neuropsychologue Michèle Mazeau :
« Ce
sont
les
extraordinaires
capacités
d’apprentissage de l’enfant qui permettent cette
spectaculaire accumulation de savoirs et de savoirfaire, apanage des communautés humaines » [26].
5
La compréhension neurophysiologique de la mémoire
doit beaucoup aux travaux d’Eric Kandel sur l’Aplysie,
commencés dans les années 60. L’Aplysie est un
gastéropode au système nerveux simple d’environ 20
000 neurones de taille macroscopique. Kandel a
démontré que le fonctionnement de la mémoire consistait
en une modification au niveau de l’espace intersynaptique. Ces modifications sont de deux ordres :
échanges moléculaires (les enzymes CPK) seuls pour la
mémoire à court terme, création de nouvelles synapses
dans la mémoire à long terme, c'est-à-dire après
suffisante répétition des entrées. Des expériences
d’injection d’un gène d’Alzheimer à la souris ont permis
de démontrer ces mécanismes neurobiologiques de la
mémoire et ont valu à Eric Kandel le prix Nobel de
médecine en 2000. Ces résultats ont entraîné un tournant
décisif en psychologie, en anthropologie, en linguistique,
en intelligence artificielle. Il s’agit bien d’un « changement
de paradigme ». En 1968, R. Atkinson et R. Shiffrin
présentent un modèle de ces différentes applications
mnésiques disséminées dans le cerveau (mémoire
épisodique, procédurale, déclarative, court terme, long
terme), modèle qui opère une synthèse de nombreux
résultats expérimentaux. Les
localisations de ces
différentes
mémoires
apparaissent
multiples,
arborisations qui sont l’héritage phylogénétique
hiérarchisé des situations des différents modules
cérébraux de traitement des perceptions. Le phénomène
de l’oubli est ici rattaché ici soit à un déclin de
l’information (effacement), soit à une interférence avec
les informations nouvellement acquises. G. Edelman [27]
a proposé en 1992 un modèle de fonctionnement
dynamique de la mémoire compatible avec le concept
freudien d’après-coup, ce remaniement des traces
mnésiques. Pour lui, le renforcement des zones
synaptiques crée par frayage un « répertoire
secondaire » renforcé. Il parle de « darwinisme
neuronal ». C’est un modèle qui rappelle le processus de
« sélection par stabilisation synaptique » de JP
Changeux [28].
Les travaux de Kandel, Tulving, Atkinson, Shiffrin,
Baddeley,
Hitch,
sont
contemporains
d'autres
découvertes des neurosciences : la confirmation de ce
cerveau à étages interpénétrants (modèle Mac Lean de
1960 adapté à la modularité), des spécialisations
hémisphériques (Roger Wolcott Sperry, Michaël
Gazzaniga, 1981), la notion de plasticité neuronale
(Edelman, 1970 ; Changeux, 1986), c'est-à-dire de
réseaux effectivement en perpétuel remaniement comme
Freud l'avait imaginé pour la mémoire, la notion de
cerveau modulaire (Jerry Fodor, Noam Chomsky, 1983)
relativisant le localisationnisme de Broca, le concept
d'auto-organisation du vivant (Atlan, 1986) qui amène
une touche d'aléatoire dans cette complexité
surdéterminée.
Une mémoire multiple selon Endel Tulving
À l'origine des mémoires multiples sont, dans les années
1960, les observations cliniques du neuropsychologue
canadien Endel Tulving qui le rapprochent de la pratique
analytique. Il s'agit du résultat d'une expérimentation
originale : lorsque des sujets tentent de se rappeler des
mots liés à des événements de leur passé, ils ont des
résultats beaucoup moins bons que lorsqu'ils essaient de
se souvenir de mots par simple association d'idées. Cette
découverte conduit Tulving à reprendre, en 1972, le
modèle hérité de W. James (mémoire primaire, mémoire
secondaire) avec l'hypothèse qu'il existe plusieurs types
de réseaux cérébraux distincts dédiés à la fonction
mnésique. L'un d'eux gère la mémoire sémantique,
stocke les connaissances générales. Un autre gère une
mémoire baptisée "mémoire épisodique", qui sépare les
faits vécus personnellement, de leur contexte
événementiel et émotionnel, opérant une sorte de
déliaison psychique. Ce second type de réseaux serait le
seul système qui nous permet de nous rappeler nos
expériences antérieures et donc de voyager dans notre
passé. Selon Tulving, cette mémoire autobiographique,
indexée sur le temps, est propre à l'espèce humaine et
s'accompagne d'une conscience du temps subjectif, d'un
sentiment de continuité, à travers lequel les événements
se sont déroulés. Le concept de mémoire épisodique de
Tulving ne s'est pas imposé sans peine à la communauté
scientifique qui le trouvait vague, sans fondement
expérimental suffisant, dans l'esprit de "l'École de Saint
Louis", celle du Missouri, qui inspira la césure du DSM 3,
publié en 1980, qui se voulait "freudo-free". L'idée d'une
fonction mnésique plurielle ne faisait pas l’unanimité : elle
contredisait la théorie unitaire de la mémoire qui fut
dominante et gardait ses adeptes. Mais dans ces années
1980, des tests cliniques plus précis, des expériences
avec des personnes amnésiques, puis l'imagerie
cérébrale confirment l'existence de la mémoire
épisodique. Les travaux de Tulving ont révélé la
complexité de la fonction mnésique, de fait fragmentée et
organisée en différents systèmes et sous-systèmes
hiérarchisés. Aujourd'hui, de nombreux chercheurs
adoptent ce modèle, proposé par Tulving dans sa version
de 1995, selon lequel la mémoire est organisée en cinq
systèmes hiérarchisés : mémoire procédurale à la base,
mémoire sémantique, mémoire de travail et, en haut de la
pyramide, la mémoire épisodique (selon B. Lechevalier
[29] composante fondamentale de la mémoire humaine).
Les travaux de Baddeley et Hitch compléteront cet édifice
devenu la référence en neuropsychologie.
Le système actuel
neuropsychologie
des
mémoires
en
Le schéma des différents systèmes de mémoire
actuellement largement partagé serait donc devenu le
suivant [30].
6
•
Les mémoires sensorielles
Il y a, en bas de l’échelle évolutive, les mémoires
sensorielles, visuelle, auditive, qui peuvent être
conscientes ou inconscientes [31].
Les perceptions
captées par les autres sens (olfaction, toucher) ont perdu
de leur importance chez l’homme comme Freud l’avait
noté [32]. Le premier traitement de l’information
sensorielle est assuré par les aires primaires
correspondantes. Un traitement ultérieur, sériel et
massivement parallèle, combine les informations
perceptives, les distribue aux différentes mémoires,
implicites et explicites, qui, en retour, permettent
l’identification de l’objet perçu. La mémoire sensorielle est
d’une durée très brève (300 ms), possède une grande
capacité et code l’information de façon directe pour les
réseaux primaires.
•
La mémoire procédurale
Seconde dans l'ordre évolutif vient la mémoire
procédurale (savoir comment) qui est la plupart du temps
inconsciente (implicite) et inflexible, sauf en période
d'apprentissage volontaire pour permettre l'acquisition
d'habiletés. Sa part implicite, inconsciente, fonctionne
sans indiçage temporel, également comme Freud l'avait
théorisé. Elle concerne les habitudes, les savoirs,
l’apprentissage et l’amorçage perceptif et sémantique.
Elle se traduit, dans le comportement du sujet, par
l’amélioration progressive de ses performances. Elle est
une mémoire à long terme et stocke les informations pour
toute la vie. D’une capacité de stockage considérable, la
mémoire procédurale, comme les autres mémoires à long
terme (épisodique et sémantique), est dépositaire des
apprentissages, des schèmes de comportements. Sa
nature rétrograde rend compte de l'histoire individuelle et
collective, de la distinction que Freud opère entre
inconscient primaire et secondaire, c'est-à-dire entre la
composante originaire et phylogénétique (succion) et la
composante originelle et individuel (suçotement), donc
originale, de l'inconscient.
•
La mémoire sémantique
Vient ensuite, dans l'arbre évolutif du vivant, la mémoire
sémantique, autre mémoire à long terme. Le
développement de cette mémoire aurait été rendu
nécessaire par l'apparition de la parole articulée apparue
avec Homo Habilis, il y a 2 millions d'années, peut-être
avec la mutation du fameux gène FoxP2 et la position
basse du larynx. Pour Chomsky, l'émergence de la parole
articulée en externe aurait été rendue nécessaire par
l'existence d'un programme évolutif antérieur, celui de la
parole intérieure silencieuse faite d'une grammaire
neurale, le "mentalais". Ce langage intérieur mentalisé
aurait déjà eu accès à la conscience et permis un certain
degré de vie représentationnelle bien avant que la parole
n'autorise une communication verbale avec les autres, un
partage des représentations et des affects. La mémoire
sémantique est celle des mots. Elle est décontextualisée,
indépendante du contexte temporo-spatial, impliquée
dans la connaissance du monde et du langage, sans
référence nécessaire aux conditions d’acquisition.
•
La mémoire de travail
Le développement de la mémoire sémantique aurait
rendu nécessaire l'émergence d'une mémoire à court
terme spécialisée : la mémoire de travail. Comme le moi
et le surmoi prennent leurs racines dans le ça puis s'en
dissocient partiellement pour se spécialiser et se
hiérarchiser, la mémoire de travail prend les siennes
dans des mémoires anciennes et développe un système
composite, stockant brièvement les informations (empan
de 5 à 9 chunks pendant quelques secondes). Alors que
la mémoire à court terme gère les données élémentaires
de la vie mentale de façon analogique, pour une
compréhension de surface, la mémoire de travail traite
les informations destinées à la gestion des activités
supérieures comme la compréhension en lecture et en
mathématiques. Claudia Infurchia [33], comme Stanislas
Dehaene [2], n'hésite pas à faire l'analogie entre mémoire
de travail et préconscient. Unité composite et
hiérarchisée comme le préconscient qui gère, en
référence au cadre temporo-spatial, les sous-systèmes
représentationnels et affectifs, la mémoire de travail
comprend trois sous-systèmes esclaves : boucle
phonologique,
calepin
visuo-spatial
et
tampon
épisodique. Elle procède à la sélection des éléments
nécessaires en fonction du but de l'action, ou de la
pulsion, c'est selon. La mémoire à court terme et la
mémoire de travail, de nature antérograde, effacent les
données aussitôt après leur traitement.
•
La mémoire épisodique
Enfin, tout en haut de l'arbre évolutif siège la mémoire
épisodique, très développée chez les humains,
partiellement présente chez des grands singes. Elle
stocke les données autobiographiques, les événements
personnels, ceux de la veille comme ceux l’enfance. Elle
opère un encodage lié au contexte. Elle est directement
indexée par la quantité et la qualité de l'affect suscité par
l'expérience vécue. La cure psychanalytique, si elle
mobilise toutes le mémoires, opère surtout une
synchronisation entre les données des mémoires,
autobiographique et sémantique.
Dès lors, nous pouvons compléter notre schéma
métapsychologique avec la répartition de ces différentes
mémoires :
7
IV. Monisme et réflexions croisées
L'œdipe, mémoire phylogénétique
Je pense à cette phrase de Pontalis à propos de la
découverte par les patient de l'emprise sur leurs pensées
des fantasmes originaires : "Ainsi, moi aussi, je suis porté
par cette structure !" [34], lorsque mémoires sensorielle,
autobiographique et sémantique se synchronisent dans le
préconscient, jusqu'à arriver au seuil qui déclenche la
conscience d'un souvenir réactualisé. L'œdipe, qui pour
Marty est "la pointe évolutive" [35], est une autre structure
de pensée inscrite dans une mémoire phylogénétique.
L'attaque de cette structure œdipienne (le passage à
l'acte incestueux), pour la patiente dont j'ai parlé, avait
rompu ce lien entre les différentes mémoires, encodé
l'expérience traumatique avec une balise de danger qui
catégorisa l'épisode en traces éclatées non-restituables,
clivées. Pourtant, avec sa demande de "psychanalyse
allongée", elle semblait en besoin de restitution, en
attente d'une situation transférentielle qui, rejouant la
scène, sollicitant les mémoires sensorielle et procédurale,
réévalue la pertinence de cette balise de danger insérée
dans l'algorithme de stockage mémoriel, et puisse
restaurer l'encodage antérieur, celui de "l'avant-coup", du
courant tendre, sans ce "défaut de traduction" évoqué par
Freud à propos du refoulement, ou cette confusion de
langues évoquée par Ferenczi. Cet amorçage
"expérimental" de la remémoration est le propre de la
situation analytique.
Le hiatus du refoulement
Toutes ces mémoires fonctionnent en trois temps :
acquisition, stockage, rappel. En psychanalyse, on
déclinerait ici les aspects topique, dynamique et
fonctionnel de l'inconscient. En neuropsychologie, on
considère que c'est lors du stockage ou phase de
rétention que se produit l’encodage ; c’est sur les qualités
de l’encodage qu’on peut imaginer l’impact du
refoulement, l'attribution d'une balise de danger qui induit
le masquage. C'est aussi lors du stockage que se produit
ce remaniement de l’information que Freud avait perçu.
Mais il se produit aussi en phase de rappel ou phase
d’évocation, de restitution, et peut rendre possible la
neutralisation de l’encodage biaisé par le refoulement.
Lionel Naccache [36] refuse ce mécanisme du
refoulement :
"Le curieux mécanisme de refoulement … ruine
irrévocablement tout espoir de rapprochement
conceptuel".
Un des premiers psychanalystes à avoir avancé une
théorie analytique congruente avec les modèles
neurobiologiques et cognitifs du traumatisme et du
refoulement est Abraham Kardiner, psychanalyste
analysé par Freud à Vienne, contrôlé par Franz
Alexander. Il stipule dans les années 60 [37] que les
perceptions enregistrées pendant un traumatisme sont
engrammées différemment des autres souvenirs et que si
ce traumatisme est sévère il y a destruction de la
symbolisation et de la capacité d’adaptation du moi. Un
autre psychanalyste, Hans Loewald, dans les années 70,
confirme ce point de vue et affirme que les souvenirs
gravement traumatiques ne sont pas accessible à
l’interprétation. Ce que Freud, à la fin de sa vie, avait
reconnu (L’homme Moïse et le monothéisme). Dans les
années 50, il y a eu un intérêt particulier des cognitivistes
pour les mémoires non-déclaratives. On s’aperçu (cas
HM présenté par Scoville et Milner en 1957) que la
destruction des lobes frontaux altère cette mémoire nondéclarative. On découvrit ensuite que cette mémoire
inconsciente est également altérée par un affect intense
qui influence, on l’a vu, l’encodage, le stockage et donc le
rappel du souvenir. Il y avait donc pluralité de réseaux
parallèles dans l’encodage (Rumelhart et McClelland,
1986). En 1981, Boxer rendit compte de passerelles
associatives entre ces réseaux et de la contribution des
émotions comme agent facilitateur ou inhibiteur dans les
liens entre réseaux. Progressivement, un étayage
neurocognitif s’organise autour de la vieille idée
freudienne du rejet motivé du souvenir hors de la
conscience (refoulement), voire d’un échec à être
conscient (réminiscence). Quelle est la fréquence dans la
population générale des souvenirs d’abus sexuels
refoulés ? Linda Meyer Williams, sociologue et
criminologue à l’université du Massachusetts, a tenté une
telle étude par l’étude de dossiers médicaux de femmes
hospitalisées au cours des années 1973-1975 dans le
dossier desquelles un abus sexuel était évoqué. Elle a
interviewé 136 femmes et trouvé que 38% d’entre elles
ne se souvenaient pas de l’épisode traumatique pourtant
répertorié dans leur dossier. Yoram Vovell travaille à
Columbia avec Éric Kandel et à l’Université hébraïque
Hadassah en Israël. Il a travaillé sur le phénomène du
refoulement, savoir et ne pas savoir à la fois, ou "l’oubli
motivé". En 2001, Yoram Vovell conclut une
communication [38] sur les études de neurobiologie sur le
refoulement en affirmant d’une part que les études de
neurobiologie montraient que le phénomène est bien réel,
d’autre part qu’il représente un cadre conceptuel qui
devrait prêter à plus de dialogue entre psychanalystes et
neurocognitivistes.
Monisme bifrons de Daniel Widlöcher
Pour Daniel Widlöcher [39] le rapprochement n'est pas
illusoire,
« Le neurologique doit être repérable dans un
événement de la vie de l’esprit, et réciproquement :
ce qui se passe sur l’un des plans a des
conséquences sur l’autre. Mais cette dépendance
réciproque peut être entendue de deux manières, soit
dans une perspective de réciprocité causale dualiste,
soit dans une perspective moniste à double face ».
Il écrit plus loin :
« L’inconscient du ça « pense » avec les mêmes
neurones que les fonctions cognitives élémentaires.
Mémoire procédurale et mémoire épisodique entrent
en jeu dans les mécanismes de refoulement. Ce
monisme obéit à deux exigences fondamentales que
sont que sont les principes d’intelligibilité et de
compatibilité »
À la lumière de ce parcours comparatif entre mémoire
freudienne et mémoire neurocognitive, il devient possible
de tenter une réflexion croisée. La théorie freudienne de
la mémoire peut se résumer, ainsi que l'a fait Claude Le
Guen, par quelques assertions : tout événement
somatopsychique fait trace mnésique ; aucun n'est effacé
en mémoire ; la plupart de ces événements se produisent
hors de la conscience ; l'oubli et le rêve sont les gardiens
d'une identité changeante et d'une homéostasie
fluctuante par leur administration des traces mnésiques
dont le rappel est possible soit sous forme consciente
(souvenir), soit, le plus souvent, inconsciente
(réminiscence,
symptômes,
compulsions,
actes
manqués, lapsus, TOT, ...). L'administration des oublis et
des rêves s'appuie sur un mécanisme de rétention et de
cryptage opérant en veille permanente : le refoulement.
8
L'activateur de ce dispositif est émotionnel ; l'oubli est
donc un phénomène actif et non une défaillance de la
fonction mnésique qu’au contraire il protège.
L’approche neurophysiologique, parallèlement, affirmerait
ceci : le cerveau humain, avec ses « dizaines de milliards
de toiles d’araignées neuronales enchevêtrées » [40],
« objet le plus complexe de l’univers » (Jeannerod),
aboutissement d’une longue évolution [41], agirait comme
un « cloud » de calculateurs interconnectés lui donnant
des capacités de mémoires et de traitement de
l’information jamais atteintes dans la nature ; ce
connexionnisme computationnel, récursif et "sériel et
massivement parallèle" produit une expérience de
pensée produite par ses immenses, économiques et
durables réseaux inconscients, mais aussi par une
observation consciente du monde et de soi, performance
rendue possible par le dernier cri de l'Évolution : un
réseau spécialisé réverbérant que Stanislas Dehaene
propose d'appeler "l'espace de travail neuronal global",
dont l'activité est coûteuse en énergie, accélérée,
indexée sur le temps, très sélective, facilitée ou inhibée
par l'affect, mais qui, seule, permet le partage global
d'une information, son maintien en ligne le temps d'une
rapide consultation des mémoires et d'une réorientation
(stockage en mémoire, plan d'action, partage en externe
par la parole) ; l'émotion, qui est une composante de
l'activité cognitive, est un originel système de conscience
de soi toujours actif, moins évolué mais recyclé en
système
d'indiçage
et
d'alerte
(encartage
somatognosique de Damasio, embodied cognition de
Gallese).
Notre impression est, alors, que les modèles
neuropsychologiques des catégories de mémoires de
Kandel, d’Atkinson et Shiffrin, de Baddeley et Hich n’ont
pas fondamentalement remis en cause les fondements
de la théorie freudienne de la mémoire, excepté cet
épineux problème du refoulement, pièce capitale de ce
dispositif. Dès lors, aussi loin que soit poussé le travail
comparatif, un hiatus se présente qui rend pour l’heure
les positions inconciliables : ce concept freudien central
de refoulement. Ce constat d’incompatibilité posé, il peut
néanmoins sembler légitime de poursuivre ce regard
croisé qui ne doit se limiter ni à une lecture des ouvrages
des neurosciences pour conforter a priori un freudisme
dogmatique (G. Pommier [42], A. Pellé [43]), ni à une
recherche limitée à l’usage métaphorique des
découvertes scientifiques (S. et G. Faure-Pragier [44]).
Poursuivons cette marche comparative à propos de la
conscience.
V. La conscience, de Freud à Dehaene
Le système perception-conscience de Freud
Si Freud parle de "système", dès l'Esquisse, c'est qu'il
s'agit, comme pour la fonction mnésique, d'un
mécanisme complexe dont certains aspects sont, comme
pour le refoulement, contre-intuitifs. L'ouverture de la
psyché à la réalité extérieure implique ce "complexe de
perception" qui comprend un traitement inconscient, un
travail
de
remémoration,
une
opération
de
reconnaissance, puis de jugement. Ce dispositif est
constitué d'un ensemble d’éléments opérant en réseaux
et exerçant une influence les uns sur les autres. Ces
composants sont la réalité extérieure, les organes
sensoriels, la mémoire, la conscience, la motricité.
L'excitation-information chemine d'une extrémité à l'autre
du système, c'est-à-dire de la capture perceptive à la
décharge motrice finale. L'amorçage est la saisie
sensorielle de la perception. Nous avons vu que la nature
de ces messages peut être modifiée en entrée selon le
gradient plaisir-déplaisir, qu'elle influence dans le même
temps le remaniement des mémoires, qui, elles-mêmes
déterminent ce qu'il en adviendra en cours de traitement.
Vient aussitôt une première inscription, directe, en
mémoire inconsciente car, dit Freud, "le conscient et la
mémoire s'excluent" [45]. Il ne peut y avoir de prise de
conscience sans traitement antérieur inconscient, ce qui
implique, a contrario, que ne peut devenir conscient que
ce qui fut autrefois perception. Au-delà de ce traitement
inconscient, c'est le préconscient, nous l'avons dit, qui
assure le travail de remémoration en relayant et
transformant les processus primaires en processus
secondaires par sa capacité à relier représentation de
chose, de mot, d'action et affect pour proposer à la
conscience une pensée élaborée, idéique et émotive. Il
relaie et met en forme la poussée inconsciente vers le
devenir conscient. La conscience prend ensuite en
charge (surinvestissement) le résultat de ce traitement
inconscient de la perception. Elle serait une sorte
"d'organe perceptif de l'interne" qui synthétise le résultat
des traitements inconscients et catégorise certains
contenus à privilégier. Les sorties sont les processus
secondaires qui assurent la décharge motrice finale (dont
la parole). Ce que produit le système, ce sont des mixtes
d'éléments primaires et secondaires (rêves, lapsus, actes
manqués, discours). La parole est action motrice ; le récit
est un processus mixte. Au début de la vie individuelle,
les premières perceptions, intra-utérines, post-natales,
sont liées à l'objet primaire et inaugurent ce mécanisme
selon
des
voies
relativement
simples.
Puis,
l'accumulation considérable et rapide du stockage
mémoriel va constituer une capacité de plus en plus
importante à partir de laquelle le bébé va inaugurer sa
conscience. Celle-ci est un procédé immédiat et rapide,
nous l'avons dit, qui doit vite passer d'un élément à traiter
au suivant. Elle doit aussi gérer les perceptions venues
de l'intérieur du corps, les sensations et émotions, en
interférence constante avec les données venues de
l'extérieur, et qui, nous l'avons vu aussi, indexent leur
traitement. La conscience dirige la décharge vers le
mode le plus adapté au contexte. En définitive, par ce
processus de mentalisation constitué sous influence des
mémoires inconscientes, la conscience fabrique en sortie
une autre perception (une parole à un autre par exemple)
et vise à retrouver l'impression que lui créa l'objet
perceptif originel perdu.
"C'est dans un mouvement régressif vers
l'hallucination de l'objet perdu, régression interrompue
pour faire le détour d'une quête à l'extérieur de
l'identité de perception que l'objet extérieur
susceptible d'apporter la satisfaction est finalement
perçu" [46].
La théorie de l'espace de travail neuronal global
de Dehaene.
Stanislas Dehaene explore depuis une vingtaine
d'années les bases cérébrales de la numération [47], de
la lecture [48], de la conscience [2] au moyen de
dispositifs expérimentaux ingénieux de psychologie
cognitive, d'imagerie et d'enregistrements médicaux
(IRMf, EEG). Dans son dernier ouvrage, il réhabilite
l'introspection, jusqu'ici considérée par la communauté
cognitiviste comme non-scientifique, séquelle du
behaviorisme. À l'aide de ces outils expérimentaux, il
cherche à suivre le trajet cérébral de la perception
jusqu'au phénomène précis de la prise de conscience, ce
moment soudain où l'invisible devient visible et
9
verbalisable, "ce passage soudain du préconscient au
conscient qui fait accéder une information à la
conscience et la rend disponible à mille et une opérations
mentales". Il identifie un type particulier de neurones, des
cellules nerveuses géantes dont les axones traversent
tout le cortex et constituent un vaste réseau intégré. Il
construit, à partir de ces observations, une théorie de la
conscience, l'hypothèse de "l'espace de travail neuronal
global", système de traitement neuronal de l'information
qu'il schématise de la façon suivante :
Évidemment, en bon élève de Jacques Mehler, il déclare
caduque l'œuvre de Freud, mais utilise le vocabulaire
freudien, évoque le travail statistique incessant de
l'inconscient, son autonomie fonctionnelle, le tri
émotionnel des perceptions effectué par l'amygdale "en
fonction de nos expériences passées", un accès
inconscient au sens des mots, les associations
sémantiques effectuées par les aires du langage. "
L'inconscient propose, le conscient choisit". L'auteur
expose, pour s'en démarquer, ce que la psychologie
cognitive dit habituellement de la conscience : elle
comprime les informations, les transforme en un jeu de
symboles et les transmet à d'autres opérateurs,
enchaînant ainsi les opérations mentales. La vision de
Dehaene se présente autrement : c'est l'inconscient qui
alimente le conscient d'une grande quantité de données,
lequel condense celles-ci en vue de "choisir" le moyen
d'action approprié. Il évoque ce que les sciences
cognitives contemporaines reprennent de "l'inférence
bayésienne", c'est-à-dire un traitement en sens inverse,
depuis le résultat jusqu'à ses origines (inférence inverse,
"bottom up"), une sorte de vérification itérative,
nécessaire du fait des nombreuses ambiguïtés
véhiculées par les messages en provenance des
mémoires inconscientes. Il n'y a pas de vérité dans
l'inconscient où le populisme règne : ce sont les neurones
qui votent. Le traitement des données opéré par ces
giganeurones est donc bidirectionnel, de bas en haut et
de haut en bas, les aires de haut niveau envoyant des
"messages prédictifs" aux aires sensorielles primaires,
comme si elles influençaient en retour le traitement
perceptif. "L'inconscient quantifie, la conscience
discrétise" dit Dehaene. Ce travail incessant de
réverbération, d'allers retours accélérés des données
entre inconscient et conscient lui permet de comparer le
cerveau à un routeur qui distribue les signaux dans une
alternance de traitement inconscient et conscient. Dans
cette activité bidirectionnelle, échange incessant de
données entre mémoires inconscientes et système
perception-conscience, Stanislas Dehaene fait une
constatation qui reste pour lui énigmatique :
"Étrangement, les connexions de bas en haut, qui
transmettent les données sensorielles, sont bien
moins nombreuses que les projections de haut en
bas. Nul ne connaît la raison de cette organisation
contre-intuitive. Se pourrait-il qu'elle joue un rôle dans
la perception consciente ?" ... "Tout se passait
comme si les régions antérieures du cerveau
interrogeaient désespérément les aires sensorielles.
Lorsque leurs questions restaient sans réponse, le
cerveau concluait à l'absence d'une perception
consciente" ... "La conscience réside dans les boucles
du cortex : c'est la réverbération de l'activité
neuronale dans les méandres des connexions
corticales qui cause chacune de nos sensations
conscientes".
Permettons-nous ici une incursion freudienne. Les
observations de Dehaene se rapprochent du constat
freudien d'une part de cet incessant dialogue entre
instances, nous pourrions dire maintenant entre réseaux,
d'autre part de cette constante épreuve de réalité qui
compare projection hallucinatoire et introjection de
l'identité de perception. Dans ce perpétuel échange de
données le préconscient joue le rôle d'un relais filtrant,
répresseur pulsionnel d'un côté (la pression inconsciente
est massive), facilitateur du surinvestissement, nous
pourrions dire de la synchronisation des réseaux) de
l'autre. Après consultation des mémoires inconscientes,
le préconscient recompose une perception transformée
en trois types de représentations : de chose (image), de
mot, d'action, et interroge le conscient sur l'opportunité
d'une prise en charge par son faisceau concentré afin
d'en examiner les qualités et de les transmettre à la
globalité du système pour option finale par les fonctions
exécutives (régions antérieures du cerveau). Ce
fonctionnement mental, travaillé par Freud en termes de
destin de la pulsion dans ses écrits métapsychologiques
(1915), a été complété dans son texte de 1925, La
négation, portant plus précisément sur la fonction
intellectuelle de jugement et du symbole de négation
("absence d'une perception consciente" pour Dehaene).
Pour Freud, là est la fonction essentielle de la conscience
: jauger le différentiel plaisir-déplaisir (jugement
d'attribution) et mener à bien l'épreuve de réalité
(jugement d'existence). Une réalité, pour le kantien qu'il
était, à jamais inconnaissable car reconstruite, virtuelle.
Du fait de la préséance du jugement d'attribution, la
conscience, dans ce modèle, ne se réduit pas à la
rationalité, mais prend en charge l'irrationnel. Ce
jugement d'attribution (jauge du sentiment de plaisir)
précède le jugement d'existence (1/0) par ailleurs
indispensable au traitement de l'information. Ainsi l'ont
perçu les mathématiciens syriens du IIIe siècle inventeurs
du zéro : le un est un bâton de marche (plaisir), le zéro
est un trou (déplaisir).
Revenons à Stanislas Dehaene. Ses expériences à partir
de mots masqués, de perceptions subliminales, lui ont
permis de détecter quatre signatures de ce moment
soudain de la prise de conscience : à l'IRMf la mise en
activité soudaine et concomitante de circuits pariétaux et
frontaux, à l'EEG l'apparition d'une onde appelée P3
(positive, après 300 millisecondes), puis un train d'ondes
10
plus tardives de haute fréquence, enfin une large
synchronisation terminale des signaux que s'échangent
les aires corticales les plus éloignées les unes des
autres. C'est la diffusion de ces échanges à l'ensemble
du cortex qui signe la prise de conscience, "l'ignition de la
conscience", alors que les images subliminales ne
provoquent qu'une synchronie des seules aires
postérieures (traitement primaire des signaux visuels).
Cette diffusion soudaine et large des informations permet
une mise en forme et en image mentale de l'objet à partir
d'éléments fragmentaires géographiquement disséminés,
un peu comme une image orientable en 3D sur un écran.
Cette synchronie neuronale dessine une carte cérébrale
avec des trous : c'est la répartition géographique des
cellules neuronales actives et inactives, leur disposition
en absence/présence qui constitue le code le la
conscience. Pour Dehaene, cette carte cérébrale devrait
contenir un enregistrement complet de l'expérience
subjective : "Si nous savions le décrypter, nous aurions
accès à l'ensemble de la vie mentale d'une personne.
Tout ce qu'elle voit, pense, ou ressent consciemment
devrait s'y trouver inscrit". Plus encore, il devient possible
de craquer ce code de la conscience qui consiste en une
distribution géographique dans tout le cortex de neurones
actifs et inactifs. Car l'objet mentalement reconstruit est
composé d'une forme dessinée par des assemblées de
neurones allumés ou éteints, comme les pixels de nos
écrans dessinent les contours par un jeu de présenceabsence. On pense à ce qu'écrit Freud en 1915 à propos
de l’accès à la conscience d’une représentation :
"La transposition consiste en un changement d’état,
laquelle s’accomplit sur le même matériel et sur la
même localité" [49].
Inversement, écrit Dehaene, si l'on parvenait
techniquement à stimuler par voie externe cette carte
neurale dans le cerveau d'un individu, il devrait percevoir
l'objet correspondant, voire ressentir l'état mental qui
accompagne la perception. Pour lui, c'est ce qui se
produit dans le rêve. Cette expérience a été réalisée par
stimulation cérébrale du rat. " La stimulation cérébrale
démontre que cette relation entre la perception et les
décharges neuronales est causale".
En définitive, pour les disciples de Théodule Ribot et de
William James, la conscience est "la mise en ligne d'une
information", décalée de l'expérience sensorielle,
prélevée "dans les millions de représentation mentales
inconscientes" pour diffusion globale à toutes les
assemblées de neurones qui votent et décident en ligne
de ce que les analystes nomment le destin pulsionnel :
manipulation conceptuelle en interne, transmission aux
aires du langage pour partage externe des données,
stockage en mémoire, intégration aux plans d'action.
Autre constat fait en IRMf : l'inconscient ne connaît pas le
temps. En effet, installer une personne dans la machine,
à l'état de repos, et lui demander de ne penser à rien,
permet de visualiser une activité cérébrale de base, une
production incessante de représentations mentales. Cette
activité cérébrale spontanée démarre dans les aires
corticales du haut de la hiérarchie et se propage vers le
bas. Ce mode de pensée par défaut, ce "bruit neuronal",
produit un langage intérieur, une "réalité interne", qui se
trouve en compétition avec la réalité externe. Si l'on
demande à la personne allongée dans le noir de la
machine à IRM à quoi elle était en train de penser, elle
répond souvent : "À des souvenirs intimes". Sans doute
sont-ils, pense le psychanalyste, agrémentés de
fantasmes.
Dehaene dresse également un "catalogue de
l'inconscient" fait de "préconscient", d'état subliminal,
d'activités somatiques déconnectées en retrait des
réseaux corticaux, d'informations trop diluées pour être
prises en charge par la conscience, de connexions
latentes faites de milliards de cellules dormantes en
attente du signal d'activation.
En conclusion, Dehaene nous propose par cette
hypothèse de l'espace de travail neuronal global pour
modéliser la conscience, de comprendre celle-ci comme
le presse-papier de nos ordinateurs qui permet le partage
de données avec tous les logiciels installés sur le disque
dur. L'intense activité de cette plaque tournante est
rendue
possible
par
un
puissant
algorithme
d'apprentissage et un haut degré d'autonomie. Cet
espace de travail global reste actif sans entrées
perceptives et produit alors un flux constant, partiellement
stochastique, de représentations mentales, issu des
mémoires inconscientes. Cette conscience rend des
décision d'une liberté toute relative, car sous influence
des gènes, de l'histoire individuelle, des valeurs
transmises inscrites dans nos circuits neuronaux. C'est
"un présent remémoré" qui émerge du code neural de la
conscience, une expérience présente intriquée aux
souvenirs, qui projette sur le monde extérieur "le point de
vue subjectif d'une personnalité singulière".
Notre schéma métapsychologique s'enrichit de ce dernier
élément, l'espace de travail neuronal global :
VI. Conclusion
Deux versions du même inconscient ?
J'entends d'ici les contestations d'esprits chagrins :
l'inconscient cognitif n'a rien à voir avec l'inconscient
freudien. Voire les protestations indignées comme celles
d'Arlette Pellé dans son dernier ouvrage, Le cerveau et
l'inconscient [43]. Pourtant, à suivre une stricte ligne
moniste, il est possible qu'il s'agisse, de la machine à
IRM au divan, de deux versions du même inconscient.
L'inconscient de Dehaene est différent de celui de
Naccache [36], limité aux routines cérébrales, très loin de
celui du Changeux de 1983 [28], alors limité à l'héritage
génétique, maintenant épigénétique [50]. Les modèles
cognitifs ont évolué et nous nous trouvons plus proches.
Néanmoins, ces deux versions du même inconscient
gardent bien sûr pour l'heure des différences essentielles.
Elles sont d'abord différentes par leurs lexiques, bien
qu'actuellement, nous l'avons vu, les glossaires se
rapprochent, non sans créer une certaine confusion. Elles
sont surtout différentes par leur mode d'observation,
situation expérimentale d'une part, situation clinique
11
d'autre part. Freud a mis au point en 1900 sa méthode
empirique de recueil des données du fonctionnement
neuronal, l'association libre et verbalisée, tandis
qu'actuellement la psychologie cognitive invente des
protocoles expérimentaux ingénieux, utilise tests,
imagerie et enregistrements médicaux. Mais ces deux
méthodes d'investigation peuvent rendre compte de la
même activité neuronale spontanée "partiellement
stochastique" émergeant des milliards de neurones de
chaque cerveau humain. Quand chaque affect, chaque
représentation mentale, chaque acte, pourra être
visualisé par une cartographie neurale originale, codée,
on l'a vu, par des signaux numériques de présence et
d'absence, ces éléments s'exportent sous forme d'une
parole cliniquement audible et analysable. Il n'y a nulle
aporie ici. Cette bascule vers l'écoute clinique du
fonctionnement cérébral, spontané ou pas, est cette
mutation que réalisa Freud, déçu par les technologies
expérimentales de son temps, si impressionné par sa
rencontre avec Charcot qui vit se confronter la neurologie
germanique avec la clinique française ; un cerveau
expérimental face à un cerveau clinicien. Par le travail
clinique lent, discret, neutre et bienveillant, non-invasif,
obstiné, où la rationalité reste le référent ultime, résultat
d'un long apprentissage professionnel, on découvre bien
sûr dans cette version empirique du même inconscient un
contenu très différent de ce à quoi aboutit le protocole
expérimental du neurophysiologiste. Il n'y a ni
refoulement, ni sexualité infantile dans le modèle
neurocognitiviste, tout simplement parce que ce n'est
pas, actuellement du moins, l'objet de la recherche, tout
au moins au NeuroSpin. On aimerait entendre narrer ces
"souvenirs intimes" des personnes en isolation
sensorielle dans la machine à IRM qu'évoque Dehaene.
L'indexation fortement sexuelle de cet inconscient
freudien n'est pas un problème pour les biologistes qui
connaissent les contraintes du vivant : garantir les
ressources énergétiques et dupliquer l'ADN ad libitum.
"C'est la vie qui est pansexuelle" disait Jean Laplanche.
Cette contrainte expansive a colonisé le mental, donc les
conduites, sous forme d'une "subversion libidinale"
comme dit Christophe Dejours [18]. Il est possible de
penser que la méthode analytique a, sur ce point précis
de la visualisation des contenus de conscience et du
dialogue inconscient-conscient, juste un siècle d'avance
sur l'approche neurocognitiviste qui n'a pas, répétons-le,
vocation à percer cette intimité, quand bien-même celle-ci
peut se voir effectivement comme activité de réseaux
neuronaux.
Au delà de ces divergences de méthode d'investigation et
de résultats, les modèles du fonctionnement mental ont
des convergences. C'est sans doute un des résultats du
passage d'une conception computationnelle à une
conception connectiviste que ce rapprochement récent
des vocabulaires. Les larges réseaux hiérarchisés et
interconnectés, cette activité corticale "sérielle et
massivement parallèle" évoque ce que l'on exprime en
terme d'instances en psychanalyse. Rappelons-nous
l'Esquisse [51] : "Le moi ... un groupe de neurones
chargés de façon permanente" ... "Nous décrirons donc
le moi en disant qu'il constitue à tout moment la totalité
des investissements". Cette totalité peut s'entendre
aujourd'hui comme une synchronisation globale. En
Allemand, Freud, bien sûr, utilise les mots "Gruppe von
Neuronen", ce qui est conforme au langage scientifique
du XIXe, bien avant la théorie de l'information. Sans
doute aujourd'hui utiliserait-il mot Netzwerk et parlerait-il
de réseau ou d'assemblée de neurones. Par ailleurs, le
modèle que propose Dehaene de l'activité de ces
giganeurones aux immenses axones et aux innombrables
épines dentritiques, à la fois redondante, réverbérante,
bidirectionnelle, qui permet un dialogue constant entre
aires préfrontale (fonctions exécutives), pariétales (dites
fort justement "associatives") et un routage de
l'information en incessants aller retours de l'extrémité
sensorielle à l'extrémité motrice du système, en
interrogation en temps réel de toutes les bases de
données disponibles en mémoires, corticales et souscorticales
(Cf.
"boucles
hypothalamo-corticales"
d'Edelman), ce modèle, exprimé cliniquement, peut
correspondre, une fois encore, à cet incessant travail de
filtrage (censure), de discrétisation (déliaison), de requête
analogique (l'affect, la cénesthésie, la somatognosie) et
numérique
(la
représentation,
le
chiffre),
de
reconstruction (reliaison), travail qui s'opère entre
instances psychiques, le préconscient, avec son
épaisseur, sa fluidité, ayant effectivement une fonction de
plaque tournante essentielle dans ces procédures.
Disant cela, je partage et rends hommage à la position de
René Roussillon. Sa préface du livre de Claudia Infurchia
[33] est remarquable de cet humble travail de vigilance et
de
synthèse
qui
astreint
nécessairement
les
psychanalystes à rester connecté à la réalité de l'histoire
des sciences, donc à mettre à jour leur glossaire et à se
décoller de l'identification adhésive à la méthode
empirique. Il regrette autant le manque de culture
scientifique des psychanalystes [52] que l'indigence des
connaissances de la psychanalyse par la plupart des
neuroscientifiques. À lire les jugements péremptoires sur
les travaux de Freud des trois mousquetaires de la
Salpêtrière, on reste parfois sans voix :
" Il ne serait pas exagéré d'affirmer que dans l'œuvre
de Freud, les idées solides ne sont pas les siennes,
tandis que les idées qui sont les siennes ne sont pas
très solides" [53].
René Roussillon se réclame de la démarche
"complémentariste" de Georges Devereux, ou de celle
d'Edgar Morin qui estime que la complexité du vivant est
telle que dans chaque communauté scientifique des
spécialistes doivent un jour se déspécialiser et aller voir
ce que font les autres. René Roussillon had a dream :
des équipes de travail mixtes qui, à partir de questions
soulevées par la clinique, se mettraient au travail. Car
toute science comporte une recherche théorique et une
recherche appliquée. Je rappelle ici les préalables
philosophiques du cahier des charges : matérialisme,
monisme, évolutionnisme. Les accents évangéliques de
Roussillon nous annoncent une bonne nouvelle : les deux
modèles sont compatibles. Je rajouterai : excepté ce
hiatus, cet épineux problème du refoulement.
Finir en clinique
Pour finir, une autre histoire clinique. La scène se passe
lors de la réunion de synthèse de l'équipe d'un hôpital de
jour. Une orthophoniste fait récit d'une séance avec un
garçon de 4 ans en situation d'autisme, maladie
neurodéveloppementale. Cet enfant en retrait massif n'a
pas de langage, mais apparaît relativement calme et
autonome dans les procédures sociales. Il aime
beaucoup les chiffres et la rééducatrice en profite pour
stimuler ses compétences cognitives et créer des
interactions. Cette fois, ce sont des coccinelles et leurs
points noirs sur le dos qui permettent d'inciter l'enfant à
exercer sa compétence numérique. Grave et silencieux, il
parvient même à catégoriser les coccinelles en fonction
12
du nombre de points noirs. Passer du chiffrage à la
catégorisation est un réel progrès pour lui. S'ensuit un
mouvement d'élation partagé, et une récompense : le
droit de manipuler les poupées gigognes. Car c'est une
autre fascination pour ce petit être neurodifférent que ces
objets encastrés les uns dans les autres, de plus en plus
petits. L'acmé jubilatoire est, de façon répétitive, l'arrivée
à la microscopique dernière poupée. Là s'arrête le récit
de l'orthophoniste. "Et alors ?" dit une psychologue au fait
de la curiosité sexuelle infantile et du besoin d'exploration
du corps maternel comme amorçage de l'envie de savoir
et invite à la communication. "Alors quoi ?" répond
l'orthophoniste. "Tu aurais pu lui susurrer à ce moment le
mot maman" - "Ah non. Ça, ça ne sert à rien !". La suite
de la réunion fut une heureuse controverse sur les limites
de chaque méthode, l'approche comportementale et
cognitive d'un côté, l'approche analytique de l'autre. Ainsi
va l'histoire des sciences. Ce fonctionnement cérébral qui
était invisible pour Freud devint, par son génie, cette
intimité de parole audible pour le psychanalyste,
légitimement inaudible, hors sujet pour Kandel et
Dehaene.
___________
Bibliographie
[1] VINCENT, J.D., Biologie des passions, Odile Jacob,
1990.
[2] DEHAENE S., Le code de la conscience, Odile Jacob
2014.
[3] DEJOURS C, FEDIDA, P., GACHELIN, G., GREEN,
A., GUÉDENEY, A., JASMIN, C., STEWART, J.,
THURIN, J.M., VARELA, F., BILLIARD, I., Somatisation,
psychanalyse et sciences du vivant, Eshel, 1994.
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le cerveau des émotions. Odile Jacob 2003.
[5] ALMEIDA, RMD, Freud, Nietzsche : l’énigme du père.
http://leportiquerevuesorg/336 2014.
[6] COLLIN D., La Matière et l’esprit, sciences,
philosophie et matérialisme, Armand Colin, 2004.
[7] MONOD, J., Hasard et la nécessité, Paris, Seuil 1970.
[8] LADRIERE, J., 1992, Les enjeux de la rationalité,
Aubier-Montaigne, 1977.
[9] FREUD, S., 1895, Esquisse pour une psychologie
scientifique, in Naissance de la psychanalyse, PUF,
1969. Les neurones w pour le traitement perceptif,
fournissant un indice de réalité aux neurones y pour le
traitement secondaire et la catégorisation perceptionsouvenir.
[10] Henri Poincaré, précurseur, entre autres, de la
théorie des systèmes dynamiques, est contemporain de
Freud.
[11] TORRIS, G., Penser l’Évolution, Guibert, 2007.
[12] Source : LE GUEN, C. Dictionnaire freudien, PUF,
2009, article L’oubli.
[13]
Voir
les
balises
HTML.
http://www.codeshttp.com/baliseh.htm
[14] FREUD, S., 1897, Lettres à Fliess, in Naissance de
la psychanalyse, Trad. Berman, PUF, 1973, p. 156 :
« C’est le défaut de traduction que nous appelons, en
clinique, le refoulement ».
[15] ROSIER F, La glie, matière à penser, Le Monde des
Sciences, 11/06/2013. Steven Goldman, de l'université de
Rochester (Etats-Unis), dans un article publié le 7 mars
2013 dans la revue Cell Stem Cell affirme : "Notre étude
montre que les cellules gliales sont essentielles à la
transmission des signaux entre neurones".
[16] FREUD, S., L’interprétation des rêves, 1900, Paris,
PUF, 1967, p. 458.
[17] EDELMAN G., TONONI G., Comment la matière
devient conscience, Odile Jacob, 2000.
[18] DEJOURS C, Le corps entre biologie et
psychanalyse, Paris, Payot, 1986.
[19] FREUD, S., L’interprétation des rêves, 1900, Paris,
PUF, 1967, p. 620 ; p. 571.
[20] FREUD, S. L'inconscient, Gallimard 1968, p.171
[21] DEHAENE, S., Le code de la conscience, Odile
Jacob, 2014, p. 167.
[22] SCHACTER, D., Les sept péchés de la mémoire,
comment l’esprit oublie puis se souvient, Actes du
colloque sur la mémoire de la Société de
Neuropsychanalyse, New York, 2001.
[23] Groupe d’études sur l’origine des représentations,
composé
de
préhistoriens,
psychanalystes,
anthropologues, fondé au début des années 80. Fine et
al.,1994; et Sacco et al., 1998.
[24] SACCO, F., ROBERT, E., L’origine des
représentations, regards croisés sur la Préhistoire,
Ithaque, 2016.
[25] LE GUEN, C., Dictionnaire freudien, PUF, 2008,
article L’oubli, p. 1066.
[26] MAZEAU M., Le bilan neuropsychologique de
l’enfant, Masson, 2008
[27] EDELMAN, G., Bright Air, Brilliant Fire. On the Matter
of the Mind, Basic Books, 1992.
[28] CHANGEUX, JP. (1983), L’Homme neuronal, Pluriel,
Paris, 1983.
[29]
LECHEVALIER,
B.,
2001,
Revue
de
Neuropsychologie, Vol 11, n°2, pp. 367-380.
http://rnp.resodys.org/IMG/pdf/vol11n2_367_380_bis.pdf
[30]
Source
:
http://jlchapey.free.fr/troubles%20mem%20travail/la%20
memoire.html
et
http://sebastien.tronel.free.fr/Physiologie/Physiologie%20
des%20Fonctions%20Cognitives.pdf
[31] Ce n'est que récemment, grâce aux progrès
technologiques en informatique, en neurophysiologie et
en neuro-imagerie, que l’existence d’une perception
visuelle sans conscience a été démontrée chez le sujet
sain et chez certains patients cérébro-lésés (expérience
de vision aveugle, blindsight, de Perenin et Jeannerod,
1975). Cette démonstration, d'un intérêt crucial, a ouvert
la voie à l'investigation expérimentale du substrat
cérébral du fonctionnement conscient.
[32] La théorie du refoulement organique fut élaborée tout
au long de l’œuvre freudienne, depuis l’Esquisse (1895)
jusqu’aux Nouvelles Conférences (1932). En 1909 au
cours d’un débat à la Société psychanalytique de Vienne,
Freud affirme "qu’il n’y a pas un refoulement qui n’ait un
noyau organique". Il cite en exemple la régression de
l’olfaction comme premier indice de refoulement, point de
vue repris dans Malaise dans la Civilisation en 1930.
[33] INFURCHIA, C., La mémoire entre neurosciences et
psychanalyse, Erès, 2014.
[34] LAPLANCHE, J., PONTALIS, JB., Fantasme
originaire, fantasme des origines, origine du fantasme,
Hachette Littératures, 1985.
[35] MARTY, P., La psychosomatique de l'adulte, Que
sais-je, PUF, 2011.
[36] NACCACHE L. Le nouvel inconscient, Paris, Odile
Jacob, 2006, pp. 323-330.
[37] KARDINER, A., Mon analyse avec Freud,
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Lyotard-May,
Paris,
P.
Belfond,
coll. Documents pour l'analyse, 1978
13
[38] VOVELL Y., Les sept péchés de la mémoire, une
perspective des neurosciences cognitives, Actes du
colloque sur la mémoire de la Société de
Neuropsychanalyse, New York, 2001.
[39] WIDLÖCHER, D., Vers une neuropsychanalyse ?,
ouvrage collectif avec Lisa Ouss, Bernard Golse, Nicolas
Georgieff. Ed. Odile Jacob, 2009. P. 63.
[40] CHANGEUX, JP, L’homme neuronal, Pluriel, Paris,
1983, p. 160 : « L’encéphale de l’homme se présente à
nous comme un gigantesque assemblage de dizaines de
milliards
de
« toiles
d’araignées »
neuronales
enchevêtrées les unes aux autres et dans lesquelles
« crépitent » et se propagent des myriades d’impulsions
électriques prises en relais ici et là par une riche palette
de signaux chimiques … Cette faculté d’auto-organisation
constitue un des traits les plus saillants de la machine
cérébrale humaine, dont le produit suprême est la
pensée ».
[41] LAZORTHES, G., L’histoire du cerveau, Ellippses,
1999.
[42] POMMIER, G., Comment les neurosciences
démontrent la psychanalyse, Flammarion, Paris, 2004.
[43] PELLÉ A., Le cerveau et l'inconscient, Armand
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[44] FAURE-PRAGIER S., FAURE-PRAGIER G.,
Repenser la psychanalyse avec les sciences, Paris, PUF,
2007
[45] FREUD, S., 1897, Lettres à Fliess, in Naissance de
la psychanalyse, Trad. Berman, PUF, 1973, Lettre du 6
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[46] LEGUEN, C., Dictionnaire freudien, PUF, 2008, p.
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[47] DEHAENE S., La bosse des maths. Odile Jacob
1996.
[48] DEHAENE S., Les neurones de la lecture. Odile
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[49] FREUD, S., 1915, Les pulsions et leurs destins, in
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[50] CHANGEUX, J.P., Du vrai, du beau, du bien, Une
nouvelle approche neuronale, Odile Jacob, 2010.
[51] FREUD, S., 1895, Esquisse d'une psychologie
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1986, p. 341.
[52] FERROUL Y., Les psychanalystes auraient-ils peur
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[53] DEHAENE S., Le code de la conscience, Odile
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